(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Tack, vice-président.)
(page 1545) M. de Borchgrave procède à l'appel nominal à 2 heures et Un quart.
M. Reynaert donne lecture du procès-verbal de la séance de samedi ; la rédaction en est approuvée.
M. de Borchgrave présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Des habitants de Bruxelles demandent qu'il soit pris une mesure pour fixer l'heure de la fermeture des cabarets. ».
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants d'une commune non dénommée prient la Chambre de rejeter les augmentations de la contribution foncière proposées par le gouvernement. »
« Même demande d'habitants de Sauvenière et de Huy. »
- Même renvoi.
« Les membres du conseil communal et des habitants d'Amonines demandent le rétablissement : 1° de la malle-poste faisant le parcours de Hotton à Erezée ; 2° de la seconde levée de la boîte aux lettres à Amonines. »
M. Lelièvre. - Cette requête a un caractère d'urgence ; je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions qui sera priée de faire un prompt rapport.
M. Pery de Thozée. - J'appuie la demande de M. Lelièvre.
- La proposition de M. Lelièvre est adoptée.
« Le sieur Summers demande qu'il soit donné suite au projet d'exécuter à Bruxelles un boulevard circulaire. »
- Même renvoi.
« La députation permanente du conseil provincial de Limbourg demande que le projet de loi de travaux publics comprenne une allocation pour construction de routes dans le Limbourg au moins équivalente à celle proposée en faveur du Luxembourg. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner ce projet de loi.
« Les sieurs De Vriesse, président, et Keureels, secrétaire d'une société flamande à Gand, demandent que. la langue flamande soit, en tout, mise sur le même rang que la langue française. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur les pétitions relatives au même objet.
« Le sieur Boogaerts, vérificateur des douanes de première classe, pensionné, demande que les employés civils pensionnés avant 1865 soient compris dans le projet de loi relatif aux pensions militaires. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Le sieur D'Hanen demande que l'abolition de la contrainte par corps ne soit prononcée que sous réserve des droits acquis. »
M. Lelièvre. - Je demande que cette pétition soit déposée sur le bureau pendant la discussion du projet de loi. J'appuie, du reste, la mesure relative à la contrainte par corps telle qu'elle est énoncée au projet du gouvernement.
-- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la contrainte par corps.
« Le sieur Rutgeers présente des observations sur les modifications qu'il conviendrait d'apporter à la loi du 12 juin 1816, soit sous le rapport des formalités à observer pour la vente des biens des mineurs, soit sous le rapport des honoraires alloués aux officiers publics. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les membres du conseil communal d'Oostkerke demandent l'exécution de travaux pour mettre cette commune à l'abri des inondations. »
« Même demande des membres du conseil communal de Boitshoucke. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi de travaux publics.
« Des propriétaires et cultivateurs de l'arrondissement d'Arlon, se plaignant d'une décision par laquelle l'administration remet en vigueur la loi du 7 ventôse an XII, concernant la largeur des jantes de voilures, prient la Chambre de faire disparaître ou de modifier cette loi. »
M. Pery de Thozée. - Messieurs,, par une décision récente, l'administration des ponts et chaussées a remis en vigueur la loi du 7 ventôse an XII, concernant la largeur des jantes des voitures. La requête dont vous venez d'entendre l'analyse demande l'abrogation d'une mesure surannée, et la question qu'elle soulève intéresse vivement les cultivateurs. J'ai l'honneur d'en proposer le renvoi à la commission des pétitions, en l'invitant à faire un prompt rapport.
- Cette proposition est adoptée.
« Des habitants de Jupille demandent que le gouvernement ne relève point les tarifs des chemins de fer pour le transport des voyageurs. »
« Même demande d'habitants de Bruxelles et d'un grand nombre de communes du pays. »
- Même renvoi.
M. David. - Messieurs, la question traitée dans ces pétitions est de la plus haute importance. Elles seront suivies d'un très grand nombre d'autres pétitions sur le même objet.
Les pétitionnaires, qui sont déjà au nombre à peu près de 1,500, demandent que les tarifs actuels du chemin de fer ne soient pas relevés. C'est une question palpitante d'intérêt pour tout le pays. Je demande que la Chambre invite la commission des pétitions à en faire l'objet du rapport le plus prompt possible. La session ne sera plus très longue et il serait intéressant, au plus haut point, de connaître ce rapport avant notre séparation.
M. de Macar. - J'appuie la proposition de l'honorable M. David. Mais je crois que la Chambre ne pourra s'occuper de la discussion du rapport dans cette session. Je demande donc que la commission des pétitions soit autorisée et invitée à envoyer son travail à M. le ministre des travaux publics assez promptement et directement. Il est certain qu'en ce moment il se produit une véritable émotion dans le pays par suite des mesures annoncées. Il est intéressant que M. le ministre connaisse l'opinion des pétitionnaires avant de réaliser la fâcheuse réforme qu'il projette.
- Les propositions de M. David et de M. de Macar sont adoptées.
M. Pery de Thozée. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi qui ouvre au département des affaires étrangères, pour l'exercice 1870, un crédit supplémentaire s'élevant à la somme de 155,884 fr. 75 c. pour couvrir les excédants de dépense constatés sur diverses allocations du budget.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et met le projet à la suite des objets à l'ordre du jour.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je prie la Chambre de vouloir mettre en tête de son ordre du jour le projet de loi (page 1456) relatif à la suppression des jeux de Spa. Ce projet présente une grande urgence.
- Cette proposition est adoptée.
Il est procédé au scrutin secret pour cette nomination.
M. le président. - Avant de proclamer le résultat du scrutin, je constate qu'il avait été établi au bureau que 110 membres ont pris part au vote. M. le greffier, qui a compté les bulletins, en a trouvé 110 dans l'urne. Cependant d'après le dépouillement, il y aurait eu 111 bulletins.
La majorité absolue reste la même dans les deux cas, c'est-à-dire, 54,
M. Moreau, ancien membre et vice-président de la Chambre des représentants, a obtenu 57 voix.
M. Gisler, chef de la division du contrôle à la cour des comptes, 54.
En conséquence, M. Moreau est proclamé conseiller de la cour des comptes.
M. Frère-Orban. - Messieurs, je ne viens pas entretenir la Chambre d'une question de personnes, je viens l'entretenir d'un acte ayant un caractère politique et qui sert à dégager l'une des énigmes du programme du cabinet. Au point de vue des personnes, j'aurais hésité à porter cette question à la tribune.
Je ne serais pas venu, pour des faits plus ou moins discutables, défendre des professeurs contre le ministre de l'intérieur, qui avait cru devoir prendre une mesure à leur égard.
J'aurais d'autant plus hésité que j'aurais craint, en prenant la défense de ces professeurs, de les exposer peut-être à des mesures de rigueur, si ce n'est à les rendre victimes de vengeance.
L'acte est grave, selon moi, en ce qu'il révèle l'attitude que prend, que gardera le gouvernement dans ses rapports avec le clergé. La Chambre se souvient que, dans la discussion du budget de l'intérieur, j'ai porté le fait à sa connaissance ; il n'était pas alors accompli, il n'était qu'en projet ; j'ai fait connaître que trois professeurs de l'école moyenne de Rochefort étaient menacés dans leur position, parce que le clergé ne consentait à faire donner l'enseignement religieux dans cet établissement, qu'à la condition que ces trois professeurs fussent déplacés.
M. le ministre de l'intérieur a contesté le fait. Je ne connaissais point les personnes, je ne les avais jamais vues ; nul ne m'avait parlé en leur faveur.
J'avais appris par la presse les circonstances de l'affaire ; je m'étais renseigné ensuite, enfin des communications m'avaient été faites, qui ne laissaient aucun doute sur la nature de l'acte ; ces communications m'avaient été faites par un membre de la Chambre, et depuis elles ont été corroborées et complétées par une autre voie.
M. le ministre de l'intérieur a contesté l'exactitude de l'exposé que j'avais soumis à la Chambre. Voici comment il s'est exprimé :
« Au mois d'octobre 1869, il y eut une élection communale à Rochefort ; des désordres eurent lieu dans la ville. Les élèves parcoururent les rues en criant : A bas la crapule ! à bas la calotte !
« Une enquête fut faite et elle engagea la responsabilité de trois professeurs.
« Le. bureau administratif se réunit, et s'il ne saisit pas immédiatement le gouvernement d'une plainte, c'est qu'il espérait que ces professeurs comprendraient que leur maintien à Rochefort n'était plus possible et qu'ils demanderaient eux-mêmes leur déplacement.
« Au mois d'août 1870, le bureau administratif s'est occupé de nouveau de cette question ; il a adressé une plainte au gouvernement ; la voici, telle qu'elle résulte du rapport officiel :
« MM... ayant pris une part active aux divisions et aux luttes locales, leur position est devenue impossible, beaucoup de parents ne pouvant leur confier l'éducation de leurs enfants, il est donc nécessaire, dans l'intérêt de l'école, de la commune et des professeurs eux-mêmes, que leur changement de résidence leur soit accordé. »
« Cette plainte, le bureau administratif l'a renouvelée au mois de novembre ; il rappelait que ces professeurs se montraient hostiles à l'autorité communale ; qu'ils avaient eu avec un membre de cette administration, qui, de plus, faisait partie du bureau administratif, une altercation inconvenante ; qu'enfin, par leurs discours et par leurs actes, ils avaient affiché en plusieurs circonstances et publiquement des principes irréligieux.
« Le bureau administratif insistait énergiquement pour obtenir le déplacement de ces professeurs, qui, par leurs antécédents, s'étaient aliéné sa confiance et celle de la plupart des parents, qui n'osaient pas leur confier leurs enfants. »
Je rappelle à la Chambre que cette réponse, catégorique comme vous l'entendez, ne m'a pas été faite instantanément par M. le ministre de l'intérieur.
J'avais fait mes questions et n'avais point reçu de réponse.
Ce n'est que sur de nouvelles instances de ma part et six jours après, lorsque M. le ministre de l'intérieur avait réfléchi, qu'il avait lu les pièces et qu'il les citait, qu'il faisait la réponse que je viens de rappeler.
Je ne me déclarai point satisfait, mais, ne voulant pas prolonger la discussion du budget de l'intérieur qui avait déjà été fort longue, je fis mes réserves, en annonçant, dès ce moment-là, que je saisirais le premier moment opportun pour reporter la question devant la Chambre.
La. Chambre sait également qu'à une époque postérieure, j'ai insisté pour que M. le ministre de l'intérieur voulut bien déposer les pièces de cette affaire, afin que la discussion pût être plus complète, plus utile et plus fructueuse pour tout le monde.
J'ai fait de grands efforts pour obtenir la communication de certaines pièces, notamment de l'enquête dont avait parlé M. le ministre de l'intérieur et qui aurait été faite à la suite des élections du mois d'octobre 1869.
L'honorable ministre de l'intérieur n'a point déposé de pièce ayant le caractère d'une enquête.
J'insistai pour obtenir la communication du rapport du bureau administratif de l'école de Rochefort, qui avait été adressé à. M. le ministre de l'intérieur depuis cinq ans.
M. le ministre s'y est refusé.
J'insistai pour obtenir la communication de la correspondance échangée avec les bureaux administratifs des écoles moyennes où les professeurs ont été ensuite envoyés.
M. le ministre n'y a pas davantage consenti.
Il a annoncé qu'il communiquerait certaines pièces qui ont en effet été déposées quelques jours après.
C'étaient trois documents : l'un, une simple lettre d'envoi, les deux autres étaient des pièces qui avaient été citées ou analysées par M. le ministre de l'intérieur.
Messieurs, pour bien comprendre les faits relatifs à l'école moyenne de Rochefort, il est nécessaire que la Chambre sache un mot des luttes qui existent dans cette localité.
Indépendamment des querelles locales habituelles que les partis exploitent, il y a une question qui divise depuis un quart de siècle la commune de Rochefort, c'est la question de l'enseignement.
Elle a eu pour point de départ une fondation d'enseignement qui existe dans cette localité et qui est connue sous le nom de fondation Jacquet.
Le clergé est arrivé, par des moyens qu'il est inutile de rappeler, qui sont étrangers à la discussion, à s'emparer d'une manière plus ou moins complète des biens de cette fondation.
Le conseil communal avait projeté, en 1843 ou 1845, de faire diriger l'école de la fondation par les frères de la doctrine chrétienne ; il révoqua sa décision avant qu'elle eût reçu un commencement d'exécution. Les frères prirent néanmoins possession de l'école, malgré le vœu du conseil.
Le gouvernement, de son côté, a fondé ultérieurement à Rochefort une école moyenne, d'accord avec la commune.
Vous voyez d'ici la situation : catholiques et libéraux sont en présence ; les catholiques défendent l'école des frères établie à l'aide des ressources de la fondation Jacquet, les libéraux défendent l'école moyenne qui a été établie par le gouvernement. Les attaques dirigées contre cette école moyenne ont été persévérantes, nombreuses, mais aussi elles ont été infructueuses ; l'école moyenne bien dirigée, ayant un bon personnel enseignant, a eu un très grand succès. Pendant de longues années l'administration communale étant restée libérale, l'école a été maintenue. En 1866, aux élections communales du mois d'octobre, un certain revirement s'est manifesté ; la majorité a été déplacée au conseil communal, mais cependant la situation n'a pas été telle qu'elle ait permis aux catholiques de prendre la direction des affaires.
Au mois d'octobre 1869, nouvelle lutte électorale, très vive, très ardente, portant spécialement sur la question de l'école moyenne : les libéraux représentaient l'école moyenne comme étant menacée, les catholiques reprochaient à l'école moyenne d'être dépourvue d'enseignement religieux, déclaraient qu'il fallait poursuivre ce but d'y faire donner l'instruction religieuse par un prêtre.
Les documents électoraux, je les ai là sous la main ; je ne les lis pas ; je (page 1547) crois qu'ils ne seront pas contestés, ils ne peuvent pas l'être. Pour montrer cependant l'esprit dans lequel on agissait, je cite une délibération du conseil communal de Rochefort à la date du 31 août 1868 et certains documents postérieurs précédant immédiatement les élections,
Au 31 août 1868, le compte de l'école moyenne est soumis au conseil communal ; il est approuvé par les libéraux, les catholiques s'abstiennent et donnent pour motif « qu'ils ne veulent pas voter pour, tant que l'école moyenne n'adoptera pas la convention d'Anvers et qu'ils ne votent pas contre parce qu'ils croient qu'avec le directeur actuel, l'école peut marcher convenablement. »
Le bourgmestre fait consigner au procès-verbal les motifs suivants au nom des membres qui ont voté le budget :
« Il est de notre devoir de faire insérer au procès-verbal de la séance qu'aux termes de l'article 8 de la loi du1er juillet 1850, c'est au gouvernement qu'appartient le droit de demander au clergé catholique de donner l'enseignement religieux dans les écoles moyennes.
« La législature a confié cette mission au gouvernement qui s'en est acquitté, ainsi qu'on peut s'en assurer en consultant le premier rapport triennal sur l'enseignement moyen, pages 411 à 433, où on trouve reproduites les correspondances échangées à cette fin entre M. le ministre de l'intérieur et M. le cardinal archevêque de Malines.
« En fait, le clergé catholique ne pas cru convenable de faire donner le cours de religion par un prêtre dans les communes où il existe des écoles sous son patronage, et c'est le cas à Rochefort.
« En droit, le bureau administratif n'a pas les pouvoirs pour s'occuper directement de cette question et, quant à nous, conseillers communaux, nous n'aurions à nous en occuper que dans le cas où le gouvernement soumettrait à notre approbation une convention faite avec le clergé et ayant pour but d'obtenir la participation financière de la commune dans les traitements et émoluments à donner à un professeur spécial de religion. Ce n'est qu'alors que nous pourrions utilement examiner les conséquences d'une semblable convention et voir s'il est de l'intérêt communal de l'accepter ou de la refuser.
« Si nous jugeons cette question par ce qui s'est passé à ce sujet à Rochefort avec le clergé, nous croyons pouvoir affirmer que jamais celui-ci ne consentira à nommer un prêtre pour donner le cours de religion à l'école moyenne sans imposer des conditions onéreuses à la commune et dangereuses pour la prospérité de cette école, par la simple raison qu'il tient beaucoup plus à l'école des frères mise sous son patronage, qu'à l'école moyenne fondée par l'Etat et la commune. »
Vous voyez, messieurs, que la division des esprits se dessine parfaitement ; et vous voyez sur quoi se porte la lutte communale et quel sera bientôt l'objet principal de la lutte électorale.
En 1869, en effet, à la veille des élections, cette question se représente et l'on voit renaître les griefs imputés aux libéraux de Rochefort de ne pas vouloir faire donner par un prêtre l'enseignement religieux à l'école moyenne.
L'administration communale s'était prémunie contre cette attaque. Elle s'était adressée à l'autorité supérieure ; elle avait écrit au gouverneur de la province et le gouverneur charge le commissaire d'arrondissement de Dinant, à la date du 19 février 1869, de répondre ce qui suit :
« M. le gouverneur me mande ce qui suit par dépêche du 5 de ce mois :
« Comme suite à votre lettre du 8 octobre dernier, première direction, n°11,671, j'ai l'honneur de vous informer que M. le ministre de l'intérieur vient de m'écrire en ces termes :
« Suivant le désir exprimé par M. le bourgmestre de la ville de Rochefort, je vous prie de lui faire savoir qu'il a exposé exactement, dans la délibération du 3i août dernier, la marche à suivre et qui a été suivie pour arriver à l'exécution de l'article 8 de la loi du 1er juin 1850, en ce qui concerne l'enseignement religieux dans les établissements d'instruction moyenne dirigés par l'Etat.
« Je dois ajouter que d'après des explications qui ont été données aux Chambres par le gouvernement, il ne peut plus être question de nouvelles applications de la convention dite d'Anvers ; qu'on se bornera à l'exécuter dans les établissements où elle existe. »
Ainsi, les libéraux de Rochefort essayaient de faire tomber les griefs dirigés contre eux et disaient avec raison : Cela même ne nous regarde pas ; la convention d'Anvers ne pourrait pas être introduite à l'école moyenne de Rochefort, parce que le gouvernement a déclaré qu'elle ne serait plus mise en vigueur dans les établissements où elle n'existait pas jusqu'alors.
Le directeur de l'école avait signalé que les locaux étaient insuffisants et malsains.
Le conseil communal avait voté une somme de 4,500 francs pour des travaux d'agrandissement et d’assainissement des locaux ; le collège échevinal dispose du crédit et soumet au conseil l'acte d'adjudication. La majorité, par cinq voix contre quatre, prononce l'ajournement de ces travaux le 24 septembre 1869.
C'est en cette situation que se firent les élections d'octobre 1869. A cette époque, les catholiques obtinrent encore la majorité et l'administration libérale de Rochefort fut définitivement et complètement renversée. Une nouvelle administration fut donc installée le 1er janvier 1870 ; un nouveau bureau administratif fut, en conséquence, également installé vers le même temps.
Cependant, la nouvelle administration catholique ne changea absolument rien aux errements précédents ; elle ne fit aucune tentative quant à l'école pour y réaliser les projets qu'elle avait annoncés et qui faisaient partie de son programme électoral. Aucune plainte, sauf un fait sur lequel je m'expliquerai plus tard, aucune plainte ne fut formulée contre les professeurs.
Viennent les élections du mois de juin, puis la retraite du ministère libéral, l'avènement du nouveau cabinet et les élections du mois d'août.
Les élections eurent lieu le 2 août ; immédiatement on décide que des démarches seront faites pour obtenir le concours du clergé.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Vous vous trompez.
M. Frère-Orban. - Je ne me trompe pas du tout, et à moins que M. le ministre de l'intérieur n'ait encore d'autres pièces que celles qu'il a lui-même apportées dans le débat, je maintiendrai les indications qui m'ont été données.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - C'est le 7 août que le bureau administratif s'est adressé au gouvernement.
M. Frère-Orban. - Je le sais parfaitement. C'est le 7 août que le bureau s'est adressé au gouvernement pour obtenir le déplacement des professeurs,
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Vous parlez de l'enseignement religieux. Le 7 août, il ne s'agissait pas d'enseignement religieux, il s'agissait du déplacement de trois professeurs.
M. Frère-Orban. - Je dis au contraire qu'il était question de l'enseignement religieux ; mission a été donnée à un membre du bureau administratif de pressentir les intentions du clergé.
C'est donc dès ce moment qu'on acquiert la certitude que le clergé ne consent à donner l'enseignement religieux qu'à la condition que les trois professeurs soient déplacés.
Le clergé doit faire sentir son autorité ; il ne faut pas que ceux qui ont été les défenseurs de l'école contre la majorité nouvelle puissent impunément rester dans l'école. Et alors, messieurs, on cherche les griefs que l'on pourrait invoquer contre les professeurs.
M. le ministre de l'intérieur a contesté la concordance de ces faits ; il y a grand intérêt et l'interruption qu'il vient de faire prouve que sa défense va reposer sur cette supposition qu'à une époque antérieure, bien antérieure, comme il l'a déjà dit, il y avait des griefs à charge des professeurs et que leur déplacement est indépendant de la résolution prise par le clergé.
C'est là le thème de M. le ministre de l'intérieur ; c'est ce qu'il a déclaré à la Chambre :
« Ce qui s'est passé à l'école moyenne de Rochefort remonte, a-t-il dit, à une époque bien antérieure au moment où il a été question d'y introduire la convention d'Anvers. »
Il cite ensuite les élections du mois d'octobre 1869 et il continue ainsi :
« Une enquête fut faite et elle engagea la responsabilité de trois professeurs ; le bureau administratif se réunit et s'il ne saisit pas immédiatement le gouvernement d'une plainte, c'est qu'il espérait que les professeurs comprendraient que leur maintien à Rochefort n'était plus possible et qu'ils demanderaient eux-mêmes leur déplacement. »
Ainsi la dénégation était bien formelle : c'est à une époque fort antérieure à celle où il fut question de l'introduction de la convention d'Anvers à l'école de Rochefort que remontent les faits que l'enquête a établis à charge des professeurs. Et cela est bien précisé : « Le bureau administratif se réunit », et puis vient, par la succession des dates, la réunion du mois d'août.
Voilà bien ce qu'a dit M. le ministre de l'intérieur ; je le cite textuellement. Or, si une enquête a été faite après l'élection de Rochefort, on devrait la produire. Elle a dû émaner du conseil communal, du bureau administratif où du gouvernement.
Du gouvernement, il n'en est pas question ; du conseil communal, pas (page 1548) davantage. Le ministre de l'intérieur vous a dit que c'était le bureau administratif qui avait fait cette enquête.
Or, jusqu'au 1er janvier 1870, c'était encore le bureau administratif ancien qui était en fonctions et voici, de sa part, une déclaration qui est péremptoire :
« Nous soussignés, anciens bourgmestre et échevins de Rochefort, certifions :
« 1° Qu'à la date du 1er janvier 1870, époque de l'expiration de nos mandats, aucune plainte n'a été faite, ni au bureau administratif, ni au conseil communal où siégeaient cinq catholiques, soit à charge du corps professoral actuel de l'école moyenne, soit à charge des élèves ;
« 2° Qu'ainsi aucune enquête n'a eu lieu sur les prétendus faits portés à la connaissance de la Chambre par M. le ministre de l'intérieur, faits qui se reportent, dit-on, à une date où l'administration communale nous était confiée ;
« 3° Qu'à l'élection de 1869 il n'y a eu d'autres désordres que ce qui a été fait par nos adversaires politiques. Après le triomphe, le parti catholique fit voyager une bande d'ouvriers ivres, conduites par quelques électeurs ; ils parcouraient les rues, allaient de cabaret en cabaret, vociféraient et hurlaient devant les habitations des libéraux et finissaient par se battre entre eux ;
« 4° Que les directeur et professeurs de l'école moyenne ont fait la bonne renommée de celle-ci par leur bonne conduite, leurs capacités, leurs soins pour les élèves et leur dévouement à cette institution qu'ils ont contribué à placer au premier rang des écoles moyennes de Belgique ;
« 5° Que pour atteindre ce but et pour combattre les arguments du parti catholique, ces professeurs ont bien voulu, à notre demande, conduire les élèves de l’école à l'église, les y surveiller pendant les offices ; ce qu'ils font encore aujourd'hui. »
Cette pièce est signée par M. Moreau, ingénieur civil, propriétaire, ancien bourgmestre de Rochefort ; par M. Biron, hôtelier et propriétaire et ancien échevin de Rochefort de 1852 à 1870 et par M. Delcour, industriel, échevin à Rochefort et conseiller communal de 1861 à 1870.
M. le ministre de l'intérieur nous dira sans doute : C'est à une époque postérieure que l'enquête a eu lieu ; c'est le nouveau bureau administratif qui a fait l'enquête dont j'ai parlé.
Que M. le ministre de l'intérieur veuille bien nous donner cette enquête ; qu'il nous indique les témoins qui ont été entendus, qu'il nous montre la défense que les professeurs inculpés ont été appelés sans doute à présenter.
Il n'y en a pas ; il n'y en a pas davantage de la part du nouveau bureau administratif que de l'ancien ; il n'y a pas eu d'enquête. M le ministre a dit une chose inexacte et je m'étonne qu'un ministre du Roi vienne apporter à la tribune des affirmations de ce genre qu'il lui est impossible de justifier.
Le 7 août seulement, pour la première fois, dans son rapport sur la situation de l'école de l'Etat à Rochefort pour 1869-1870, on trouve ce qui a été cité par M. le ministre de l'intérieur : « En ce qui concerne le corps enseignant, MM. les professeurs tel et tel ayant pris une part active aux divisions, aux luttes locales, leur position à Rochefort est devenue impossible ; beaucoup de parents ne pouvant leur confier l'éducation de leurs enfants. Il est donc nécessaire, dans l'intérêt de l'école, de la commune et des professeurs eux-mêmes que leur changement de résidence leur soit accordé. »
Voilà, messieurs, ce qu'a cité M. le ministre de l'intérieur de cette pièce qu'il invoque et qu'il nomme une plainte. Mais il a oublié de citer autre chose.
Il avait la pièce sous les yeux. Il y avait là un témoignage donné en faveur de l'école. Il devait nécessairement s'abstenir de le communiquer à la Chambre dans l'intérêt de la justice et de la vérité.
Voici ce que porté le rapport sur la situation de l'école, rapport fait par des adversaires politiques triomphants, ceux qui arrivaient au conseil communal et qui venaient à peine d'y entrer.
Voici ce qu'ils écrivent :
« L'école moyenne a continué à prospérer pendant l'année 1869-1870. La tenue et la discipline intérieure de l’établissement n'ont rien laissé à désirer. »
Vous verrez tout à l'heure l'importance de cette attestation : « Le résultat du concours général des écoles moyennes a été très avantageux pour l'école de Rochefort : sur sept élèves nouveaux qu'elle a présentés, cinq ont été proclamés lauréats ; les deux autres ont obtenu plus de la moitié des points. »
Eh bien, ce témoignage qui se trouve dans ce dernier rapport, c'est ce que je cherchais à constater, lorsque j'ai réclamé la production des pièces. Dans tous les rapports antérieurs, cette excellente situation est invariablement attestée.
C'est pourtant ce que M. le ministre de l'intérieur a nommé la « plainte » qu'il a reçue. La plainte ! c'est cet acte hypocrite dans lequel, après avoir mentionné que les professeurs ont pris part aux luttes locales, le bureau demande que leur changement de résidence leur soit accordé. Ce qu'ils n'avaient assurément pas demandé ; ce qu'ils ne voulaient pas.
On leur reprochait la part qu'ils avaient prise aux luttes locales ! vous avez vu sur quoi portaient ces luttes ; il s'agissait, à leurs yeux, de la question de l'existence de l'école. Je ne sais ce qu'ils ont fait. Il est attesté par des personnes en qui j'ai confiance que sous le rapport politique ils n'ont rien fait qui puisse être blâmé ; mais ils ont voté en faveur des libéraux. S'ils n'avaient pas pris la défense de l'école dans la situation où ils se trouvaient, lorsqu'ils croyaient que leurs adversaires politiques devraient changer les conditions de l'école (et ils l'ont en effet annoncé), lorsque ceux qui avaient contribué au succès de l'école la voyaient menacée, ils eussent été indignes de la confiance du gouvernement s'ils n'avaient pas défendu l'école.
M. le ministre de l'intérieur a ajouté que la plainte fut renouvelée au mois de novembre. Mais quelque chose s'était passé dans l'intervalle. Des communications ont dû être faites au gouvernement.
Il y a eu des communications, soit verbales ,soit écrites officieusement ; cela est indubitable. Il suffit de lire les deux pièces qui ont été communiquées, pour en être convaincu. L'une de ces pièces contient la mention suivante :
« Vu la dépêche de M. le ministre de l'intérieur du 30 novembre, par laquelle il invite le bureau administratif à préciser les faits sur lesquels repose la plainte qu'il a portée contre trois professeurs de l'école moyenne. »
Cette plainte où est-elle ? Vous ne pouvez pas prétendre sérieusement que ce soit le rapport du bureau administratif du 7 septembre qui constitue la plainte.
Cette lettre du 30 novembre, où est-elle ? M. le ministre de l'intérieur a cru utile, prudent pour lui de ne pas la communiquer. Aujourd'hui même, et vous savez quelles ont été mes instances pour avoir communication des pièces ; aujourd'hui même à la séance, au moment où j'arrive, M. le ministre de l'intérieur me dit : Voici une pièce qui n'a pas été déposée et qui est à mon dossier, mais que je crois utile de vous communiquer.
Et, en effet, je comprends qu'il y avait un certain intérêt à ne pas la communiquer ; mais comme il était impossible qu'elle n'arrivât pas à la lumière, M. le ministre...
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Pas d'insinuations.
M. Frère-Orban. - Ce n'est pas une insinuation, c'est une assertion très directe : vous aviez des motifs pour ne pas communiquer cette pièce.
Et pourquoi en était-il ainsi ? Par une raison très simple, c'est que cette pièce constate que, si le bureau administratif avait demandé, le 7 août, qu'on accordât aux professeurs le changement de résidence qu'ils n'avaient pas demandé, ils décidaient, quatre jours après, que l'instruction religieuse serait donnée par un prêtre. Or, M. le ministre de l'intérieur avait intérêt à contester que le déplacement des professeurs se rattachât à la question de l'enseignement religieux.
M. Dumortier. - Ce n'est rien que cela ?
M. Frère-Orban. - Commencez par comprendre l'objet de à discussion.
Cette lettre est du 19 novembre ; elle est adressée, par l'administration communale, à M. le ministre de l'intérieur. Elle prouve que c'est dans le même temps et non à une époque bien antérieure que l'on demandait le déplacement des professeurs et l'enseignement religieux dans l'école. Avant les actes officiels, il y avait eu des relations officieuses qui avaient parfaitement établi les intentions du clergé.
« Monsieur le ministre,
« L'administration communale de Rochefort me charge de vous exposer que dans son rapport annuel sur l'école moyenne, en date du 7 août 1870, le bureau administratif sollicite le déplacement de trois professeurs qui, ayant pris une part active aux luttes et aux dissensions locales, ont rendu leur position à Rochefort impossible, beaucoup de parents ne pouvant leur confier l'éducation de leurs enfants ;
« Qu'en outre, le bureau administratif, d'accord avec le conseil communal, a décidé, à l'unanimité, dans sa séance du 11 août 1870, que l'instruction religieuse serait dorénavant donnée par un prêtre ;
(page 1549) « Qu'enfin, dans la même séance, le bureau administratif a fixé à la somme de 10 francs les rétributions scolaires annuelles des élèves solvables (l'instruction a été jusqu'à ce jour gratuite pour tous les enfants de la commune indistinctement) et a demandé qu'il soit statué d'urgence sur sa décision, afin qu'elle soit applicable à l'exercice 1870-1871 ;
« Que jusqu'à ce jour non seulement les trois professeurs dont le déplacement a été sollicité sont encore à Rochefort, mais qu'aucune réponse n'a fait connaître au bureau administratif la résolution que le gouvernement se propose de prendre relativement à ces questions dont l'urgence est bien évidente.
« Vous voudrez bien observer, M. le ministre, que l'administration communale désire, avant tout, le bien de l'école moyenne et qu'elle a résolu de s'imposer tous les sacrifices pour construire des locaux plus spacieux, plus convenables ; mais qu'elle ne peut tolérer la présence dans cette école de professeurs qui, par les principes et l'esprit d'opposition qu'ils affichaient, nuisent à la prospérité de l'école en empêchant bon nombre de parents d'y amener leurs enfants.
« Je vous prie donc, M. le ministre, de prendre en sérieuse considération la réclamation de l'administration communale et de lui faire connaître, le plus tôt possible, la résolution que vous aurez prise à ce sujet.
« Recevez, etc.
« Le bourgmestre de Rochefort,
« F. Delvaux. »
Et M. le ministre de l'intérieur a écrit quelque chose en réponse à cette lettre. Il était saisi de la prétendue plainte depuis les premiers jours du mois ; il n'agissait pas ; au lieu de se prononcer pendant les vacances, il laissait commencer l'année scolaire, époque fâcheuse pour opérer des changements dans le personnel enseignant. Il hésitait, il n'osait pas frapper les professeurs, alors qu'aucun fait précis n'était articulé à leur charge. Il écrit donc, le 30 novembre : Précisez les faits ; il y a été contraint par l'évidence.
Pourquoi cette lettre n'est-elle pas communiquée ? C'est qu'elle contient autre chose encore, et qui ferait ressortir de plus près la faiblesse de la défense de M. le ministre de l'intérieur.
M. le ministre est obligé de demander que l'on précise les faits.
Et il y avait eu une enquête antérieure, bien antérieure, à l'époque où il a été question de la convention d'Anvers. Et ni le bureau administratif ni le conseil communal ne pensent à l'invoquer. Il faut, après trois mois, une invitation formelle de préciser les faits.
Et c'est alors pour la première fois que l'on tente une justification jugée nécessaire par M. le ministre de l'intérieur lui-même, et on le fait dans les termes suivants :
« Le bureau, après avoir pris connaissance d'une dépêche de M. le ministre de l'intérieur en date du 30 novembre dernier, n°37,856, ayant rapport au changement des professeurs, est d'avis de lui adresser la réponse suivante :
« Vu la dépêche de M. le ministre de l'intérieur en date du 30 novembre dernier, n° 37,856, par laquelle il invite le bureau administratif à préciser les faits sur lesquels repose la plainte qu'il a portée contre trois professeurs de l'école moyenne.
« Le bureau administratif croit devoir faire connaître à M. le ministre de l'intérieur :
« 1° Que ces trois professeurs se sont immiscés dans les affaires communales en prenant fait et cause pour le parti libéral formant alors la minorité du conseil ; en faisant publiquement une active propagande électorale ; en autorisant, par leur manière d'être, les élèves de l'école moyenne à outrager la majorité des électeurs. Ces élèves, en effet, lors de l'élection d'octobre 1869, ont parcouru les rues en proférant des cris de : A bas les calotins, à bas la crapule, etc.. Qu'ils ont enfin voulu continuer à se montrer hostiles à la nouvelle administration et qu'ils eurent un jour une altercation très inconvenante avec un conseiller communal, membre du bureau administratif.
« Le bureau saisi de cette affaire dans sa séance du 14 mai dernier, n'a pas voulu porter plainte à cette époque, dans la crainte de nuire à l'avancement de ces professeurs et dans l'espoir que sentant eux-mêmes, comme il leur a été dit, combien leur position est fausse à Rochefort, ils demanderaient leur déplacement.
« 2° Ces professeurs ont, en outre, par leurs discours et leurs actes, affiché en plusieurs circonstances et publiquement des tendances et des principes irréligieux.
« Le bureau administratif insiste donc fortement auprès de M. le ministre de l'intérieur pour obtenir le déplacement de ces professeurs, qui, par leurs antécédents, se sont aliéné sa confiance et celle de la plupart des parents, qui n'osent leur confier leurs enfants. En outre, leur présence est incompatible avec celle d'un prêtre, réclamé pour donner l’enseignement religieux, et constituerait un affront sanglant pour le bureau administratif et les autorités communales,
« Fait en séance, à Rochefort, le 8 décembre 1870. »
M. le ministre de l'Intérieur, analysant cette pièce le 26 mars, a eu soin d'omettre ces derniers mots, car, il lui serait difficile, de soutenir, comme il l'a fait alors, que le déplacement des professeurs n'était pas lié à la question du concours du clergé.
Maintenant, messieurs, reprenons ces faits.
Les professeurs se sont immiscés dans les affaires communales ; ils ont pris fait et cause pour le parti libéral. Je n'en sais rien.
Mais, s'ils ne l'avaient pas fait, s'ils n'avaient pas, de leurs votes, soutenu les libéraux qui défendaient l'école, assurément M. le ministre de l'intérieur ne saurait pas les estimer.
Pourquoi M. le ministre de l'intérieur irait-il frapper ces professeurs pour avoir pris part à cette lutte communale dans de pareilles conditions ?
Que les vainqueurs à Rochefort essayent d'écraser les vaincus, je le comprends. Qu'ils essayent de se venger, je l'admets, mais que M. le ministre de l'intérieur, le chef de ces professeurs, leur défenseur naturel, vienne les frapper, les accabler, cela est d'autant plus inconcevable que le gouvernement avait, dans une circulaire fameuse, annoncé qu'il n'entendait pas revenir sur les actes antérieurs à son entrée aux affaires :
« Ils ont fait une active propagande en autorisant par leur manière d'être les élèves de l'école moyenne à outrager la majorité des électeurs ! »
Mais, messieurs, les membres du bureau administratif ont oublié, chose inouïe, ce qu'ils écrivaient à M. le ministre de l'intérieur, le 7 août 1870. Qu'ont-ils écrit dans ce passage du rapport que, par prudence, M. le ministre de l'intérieur a omis de communiquer à la Chambre ? Ils ont dit que la tenue et la discipline de l'établissement ont été irréprochables. Comment ! la tenue et la discipline de l'établissement sont irréprochables et les professeurs, par leur manière d'être, autorisent les élèves à outrager la majorité des électeurs ! Cela est il concevable, et qui le croira ?
« Les élèves ont parcouru les rues, dit-on, en poussant des cris inconvenants à l'égard des catholiques. »
A supposer que le fait soit vrai, et il est nié et aucune preuve ne l'atteste, depuis quand les professeurs sont-ils responsables de ce que les élèves se sont permis d'être inconvenants dans la rue ?
Il n'y a eu d'autres troubles à Rochefort que ceux qui ont été constatés par une enquête judiciaire ; un individu qui se trouvait dans des groupes, déblatérant contre des libéraux, s'est permis d'y ajouter l'envoi de quelques pierres dans les fenêtres d'un électeur libéral. Il a été condamné pour ce fait par les tribunaux.
Voilà le seul trouble qui ait été constaté régulièrement à Rochefort.
« Ils ont, dit-on, manifesté publiquement des tendances et des principes irréligieux. »
Je ne parle pas du vague de toutes ces accusations ; mais en quoi ces tendances se sont-elles manifestées ? Vous savez ce qui en est des tendances et des principes, ce que l'on peut dire en pareil cas. Ceux qui n'ont pas arboré des drapeaux avaient, aux yeux de certaines personnes, des tendances et des principes irréligieux. Il est vrai que les membres du cabinet ont pu être, au moins dans leur position officielle, accusés de tendances et de principes irréligieux. Il est vrai qu'en regardant leurs maisons privées, on pouvait peut-être les absoudre. Mais tout le monde n'a pas autant d'habileté.
Le bureau, qui a été bien peu précis jusqu'à présent et fort en pénurie de griefs sérieux, énonce que les professeurs ont eu une attitude inconvenante vis-à-vis d'un membre de l'administration locale, et ils rappellent que le bureau s'en est occupé le 14 mai 1870.
Il y a eu, en effet, une plainte dirigée à cette époque contre deux professeurs.
Elle a donné lieu, le 14 mai, à une séance du bureau administratif. Voici les faits :
Deux des professeurs et non pas trois, deux des professeurs incriminés se sont rencontrés dans un lieu public, avec l'un de leurs adversaires politiques, conseiller communal et membre du bureau administratif. Ce conseiller communal était passablement ému ; les professeurs ont essayé de se soustraire à la discussion ou à la conversation que l'on peut avoir en pareille circonstance.
(page 1550) Ils ont été retenus, ils ont été contraints d'assister à cette conversation.
Le lendemain, ce membre du bureau administratif et conseiller communal, essayant de rassembler ses souvenirs qui, probablement, étaient un peu vagues, un peu confus, s'imagina que, dans la conversation qu'il avait eue avec ces deux professeurs, ceux-ci s'étaient permis des attaques très inconvenantes contre un tiers, également membre du conseil communal et du bureau administratif.
Et il conta à ce tiers ce que ses souvenirs lui rappelaient de cette conversation.
Le tiers, irrité, forma une plainte et l'adressa au bureau administratif ; c'est la seule dont on ait connaissance. La voici :
« J'ai l'honneur de porter a votre connaissance que le dimanche huit mai courant, MM..., professeurs à l'école moyenne de cette ville, se trouvant à la soirée chez M..., audit Rochefort, ont tenu des propos qui ne peuvent être tolérés, et sur lesquels j'appelle votre sérieuse attention.
« Le premier nommé a déclaré publiquement qu'il se f......(textuel) de M. P., faisant fonction d'échevin et membre du bureau administratif de l'école moyenne.
« Le second a publiquement déclaré et répété à différentes reprises qu'il se moquait du bureau administratif de l'école moyenne, et il a ajouté après ce propos grossier, en s'adressant à M..., conseiller communal et membre du bureau administratif, que, si les membres de ce bureau se permettaient de venir visiter sa classe sans être accompagnés du directeur de l'école, il les f... à la porte à coups de pied.
« Ces deux messieurs se sont ensuite vantés d'avoir pris part à la rédaction d'un pamphlet anonyme qui parut il y a quelques semaines et dans lequel étaient violemment attaqués tous les membres de l'administration communale. Ces paroles ont été tenues publiquement à haute et intelligible voix, en présence de plusieurs personnes, parmi lesquelles je puis citer, etc.
- « Il est notoirement connu que ces messieurs ne laissent échapper aucune occasion de dénigrer en public l'administration actuelle de Rochefort, dont ils sont les salariés ; il est plus que probable qu'ils s'efforcent de faire pénétrer dans l'esprit de leurs élèves ces tendances d'opposition et de dénigrement envers les autorités communales.
« Il importe, dans l'intérêt bien entendu de l'école moyenne, que la conduite de ses professeurs soit en tous points digne du mandat qui leur est confié. Les pères de famille de la localité doivent pouvoir envoyer leurs enfants à l'école avec toute confiance en la doctrine, les tendances et la moralité des maîtres ; il est suffisamment connu que le précité déclare à qui veut l'entendre qu'il ne va à la messe que quand il est obligé d'y conduire les élèves ; que pour lui la religion est une bêtise et que la morale lui suffit. Je crois de mon devoir, et comme conseiller communal et comme membre du bureau administratif, de vous déclarer qu'en présence de cet état de choses, il me devient impossible de siéger dorénavant à ce bureau si une juste et sévère répression n'est exercée contre ces maîtres indignes de diriger l'éducation de notre jeunesse. J'ose vous prier de vous entendre avec M. le directeur de l'école pour qu'il soit pourvu le plus tôt possible au remplacement de ces deux messieurs.
« Si les pouvoirs du bourgmestre président du bureau administratif n'allaient pas jusqu'au droit de provoquer le remplacement de ces messieurs, je demanderai au conseil, pour le cas où MM... ne comprendraient pas qu'il est de leur dignité de demander eux-mêmes leur changement, de faire une demande officielle au ministre compétent, me réservant d'adresser la même demande au bureau administratif. »
Cette fois-ci, le bureau administratif fit une enquête ; cette fois-ci, il entendit les professeurs inculpés. Les professeurs inculpés firent une défense à laquelle il était impossible de résister ; ils produisirent des témoignages qui furent tellement concluants que les professeurs, quoique se trouvant en présence de ce bureau administratif composé, sauf une voix, d'adversaires politiques, décida ce qui suit :
« Après échange d'explications entre MM. les membres du bureau et les professeurs, M. P. s'est retiré. Ensuite il a été proposé par M. Poncelet-Gufflot de laisser la plainte sans suites. Cette proposition a été adoptée à l’unanimité et les pièces ont été brûlées. »
Eh bien, messieurs, à la séance d'aujourd'hui, M. le ministre de l'intérieur m'a communiqué une nouvelle pièce portant la date du 24 juin 1871 qui, d'après ce qu'il m'a déclaré, vient de lui être transmise...
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je l'ai reçue hier ; elle porte la date du 24 juin 1871.
M. Frère-Orban. - Et vous allez voir reparaître dans cette pièce tous les faits qui étaient signalés dans la plainte du mois de mai, laquelle a été déclarée inadmissible par le bureau administratif, à l'unanimité, et a été anéantie. Voici cette pièce :
« Monsieur le ministre,
« Une interpellation devant être faite mardi à la Chambre des représentants par M. Frère-Orban, à l'effet de savoir du gouvernement si le déplacement de trois professeurs de notre école moyenne est dû aux influences du clergé. Nous avons fixé, dans la dernière séance du bureau administratif, une réunion dans le but de rappeler les motifs qui nous ont forcés à demander le changement de résidence de MM.... Nous n'apprendrons rien à qui que ce soit, ni à Rochefort, ni ailleurs (dans les localités qui nous envoient leurs enfants), en disant que ces messieurs, depuis plusieurs, années, s'occupaient très activement de nos dissentiments politiques et locaux et dénigraient de toute façon la majorité du conseil communal.
« Cette ingérence dans nos affaires, de personnes qui doivent rester étrangères et supérieures aux questions de parti, cette hostilité contre la majorité du conseil, se manifestant sous toutes les formes, avaient fini par exaspérer même la partie la plus calme de la population, et tout le monde était surpris de ce que nous ne réclamions pas du gouvernement le déplacement de ces professeurs. Très opposés à toute mesure administrative qui aurait pu devenir pénible et vexatoire pour eux, malgré de nombreux motifs de mécontentement, nous les avons engagés à se montrer plus conciliants ; nos efforts furent inutiles. Pendant plus de six mois, nous avons pris patience. M. le bourgmestre, président du bureau administratif, les engagea par l'entremise de M. le directeur de l'école moyenne à solliciter leur nomination dans d'autres établissements. Un refus catégorique fut toute leur réponse.
« En présence de cette situation, nous avons officiellement demandé leur déplacement le 7 août 1870, à l'époque du rapport annuel sur l'école moyenne.
« Afin de conserver à ces messieurs l'honorabilité complète nécessaire aux institutions de la jeunesse, la majorité des membres du bureau administratif n'a jamais voulu mentionner, dans ses rapports, les écarts de conduite qui leur étaient reprochés, quoique la chose fût de notoriété publique.
« Et cependant ces écarts étaient tout à fait incompatibles avec la gravité et la dignité qui doivent caractériser la carrière professorale. Si le gouvernement veut ouvrir une enquête, il sera prouvé que ces jeunes gens ont été souvent vus dans les établissements publics et dans les rues en état d'ivresse. Ils ne se gênaient nullement pour courir certains cabarets mal famés des environs.
« Une enquête établira que, sous leurs auspices, un bal fut donné à Rochefort au mois de juillet dernier, lequel bal dégénéra en une orgie véritable qui scandalisa à juste titre toute la population et qui obligea M. le bourgmestre à envoyer vers le matin le garde de ville pour maintenir l'ordre, et imposer silence.
« Une enquête établira clairement que les professeurs... ont dit en plein cabaret qu'ils se f... (sic) du bureau administratif. Ils ont répété ce propos à différentes reprises s'adressant à haute et intelligible voix à un membre du bureau administratif. M.... a même ajouté que si le membre en question se présentait jamais pour visiter sa classe, il le f..., à la porte à coups de pieds.
« M...., échevin et membre du bureau administratif, certifiera que, se trouvant un soir à l'hôtel de M...., il y rencontra le professeur..., qui, devant une société assez nombreuse, blasphémait à haute voix avec une telle énergie et une telle impudence que tout le monde était indigné.
« L'enquête démontrera que le même... disait à des pères de famille que pour lui la religion ne signifiait rien, que la morale lui suffisait.
« Citerons-nous les disputes, altercations dans lesquelles ces messieurs se sont trouvés si souvent ? Qu'il nous suffise de mentionner l'affaire de la kermesse de Rochefort en 1865 ; celle de... avec un professeur de l'école moyenne de Marche en 1869 ; celle de..., même année. Ces deux dernières ont été suivies de procès-verbaux. La première ne l'a pas été ; mais de nombreux témoins existent qui prouveront la part active que ces messieurs ont prise dans la bagarre.
« Rappellerons-nous encore les promenades avec accompagnement de gourdins qu'ils firent à la veille des élections du mois d'octobre 1869 ? les tournées électorales qu'ils firent dans tous les cabarets ? Nous croyons que c’est inutile.
« Après leur déplacement, la conduite de ces messieurs, loin de s'amender, ne fit que s'accentuer et devenir plus violente à l'égard surtout des (page 1551) membres du bureau administratif. Deux de ces membres, MM..., ont eu grandement à se plaindre de leur insolence.
« Ajoutons, pour finir, que le professeur de musique qui ne convenait pas à l'ancien bureau administratif parce qu'il donnait des leçons à l'école des frères de la doctrine chrétienne, fut, sans autre formalité, remplacé par son fils. Celui-ci donna les leçons de musique pendant près d'un an. Le père n'était pas électeur, le fils avait un vote à donner. Soupçonné d'avoir voté selon sa conscience, il fut renvoyé de l'école moyenne dès les premiers jours qui suivirent l'élection du mois d'octobre 1869 et le non-électeur fut repris.
« Et les messieurs déplacés applaudissaient à tout rompre à la mesure.
« Pour empêcher le renouvellement des faits reprochés à MM..., faits qui ne peuvent que nuire au progrès des études des élèves, en même temps qu'à la considération du personnel enseignant, nous avons engagé vivement les professeurs récemment nommés à s'abstenir d'une manière complète de toute manifestation pour ou contre l'état de choses existant dans la commune.
« Inutile de dire que chacun de nous assume la pleine et exclusive responsabilité de la demande relative au changement de résidence de MM....
« Fait en séance, à Rochefort, le 24 juin 1870. »
Le jugement à porter sur cette pièce n'est pas difficile à formuler. On a demandé le déplacement de trois professeurs pour complaire au clergé. Les faits allégués étaient à ce point vagues et insignifiants que, malgré toute sa bonne volonté, M. le ministre a dû demander qu'on les précisât. La tentative en a été faite au mois de décembre et la faiblesse des griefs articulés est si manifeste, qu'au moment d'affronter un débat public, on a senti le besoin de chercher à incriminer la conduite de ceux qu'on accuse et l'on a été réduit à rééditer une plainte jugée inadmissible que le bureau administratif lui-même a été contraint de laisser sans suite et qu'il avait anéantie.
Je savais qu'on s'était avisé de rechercher de la manière la plus inquisitoriale possible quelque fait, quelque peccadille si facilement commise par des jeunes gens, pour en faire des crimes mis à charge des professeurs. Je le savais, mais les personnes les plus honorables, les membres de l'ancien bureau administratif, l'ancien bourgmestre, tous ont signé une attestation que la conduite des professeurs a toujours été irréprochable.
« Nous soussignés anciens membres du bureau administratif de Rochefort, certifions que MM....., professeurs déplacés par le gouvernement, ont toujours été d'une conduite irréprochable ; que leur attitude digne, leur capacité ont attiré, à juste titre, des élèves à l'école ; qu'ils n'ont cessé de contribuer par leurs actes à établir la bonne renommée de cette institution. »
Et, enfin, messieurs, pour couronner l'œuvre, lorsque ces professeurs ont été déplacés, quarante pères de famille, ce qui est bien considérable pour une aussi petite localité, quarante pères de famille exposés à toutes les vengeances qui peuvent résulter de pareils actes, quarante pères de famille ont spontanément exprimé leurs regrets aux professeurs déplacés parce que ces professeurs avaient contribué à faire de l'école de Rochefort une des meilleures écoles moyennes du pays.
Je pense, messieurs, avoir établi d'une manière irrécusable qu'un seul but a été poursuivi : celui d'obtenir le déplacement des professeurs pour satisfaire aux exigences du clergé. Jamais avant l'époque où il a été question d'introduire la convention d'Anvers dans l'école de Rochefort, aucun fait n'avait été articulé à charge de ces professeurs ; aucune plainte n'avait été formulée contre eux, ni par l'ancien bureau administratif, ni par le nouveau, installé depuis le mois de janvier 1870, sauf celle du mois de mai, dont il a été fait une éclatante justice. C'est au mois d'août, c'est-à-dire au moment où ont commencé les négociations pour obtenir le concours du clergé, c'est à ce moment seulement qu'on cherche à incriminer les professeurs.
Ainsi, M. le ministre de l'intérieur a sacrifié, dans cette circonstance, trois professeurs à une exigence qui n'est pas soutenable. et que, j'en suis convaincu, la conscience de M. le ministre de l'intérieur lui-même réprouve. Ses longues hésitations le prouvent assez. Il est impossible d'admettre que le gouvernement puisse, vis-à-vis des professeurs des établissements qu'il dirige, tenir une conduite aussi faible, pour ne pas me servir d'une autre expression, soit pour des griefs locaux, des rancunes personnelles, des vengeances politiques et bien moins encore pour céder à des exigences du clergé, qui tient à marquer sa suprématie dans la commune et dans l'enseignement.
Le gouvernement ne doit pas sans motifs légitimes sacrifier les professeurs que lui-même est chargé de défendre.
Il y a quelques années, lorsqu'on livrait à la publicité la correspondance qui avait été échangée autrefois sous les anciennes administrations, avec le clergé, pour l'organisation de l'enseignement primaire, et qu'on vit, dans cette correspondance, quelles exigences étaient formulées, quelles prétentions avaient été énoncées, quelles concessions il avait fallu faire, comment des pères de famille avaient été sacrifiés pour complaire au clergé, un long frémissement d'indignation parcourut le pays.
Ce que l'on fit alors, on le fait encore aujourd'hui ; ce sont des professeurs qui sont sacrifiés aux prétentions du clergé ; c'est pour donner satisfaction à celui-ci que des professeurs sont renvoyés d'une école dont ils ont fait la prospérité.
M. le ministre de l'intérieur oublie ses déclarations et ses principes dans l'affaire de Cherscamp ; il avait déclaré qu'il résisterait aux injustes exigences ; il ne voulait pas abandonner les professeurs aux caprices des administrations locales.
Il s'agissait alors, d'un subordonné direct de la commune, d'un instituteur primaire.
Il s'agit ici de professeurs qui relèvent de l'Etat, et vous voyez comment les défend M. le ministre de l'intérieur !
Dans une autre circonstance, M. le ministre a fait les déclarations les plus solennelles, promettant, aux applaudissements de la droite, de ne jamais envoyer dans les provinces flamandes des fonctionnaires qui ne connaissent pas le flamand, et, dans son empressement à satisfaire aux exigences qui ont été manifestées, il envoie, dans une école moyenne d'une province flamande, un professeur qui ne connaît pas un mot de flamand.
M. le ministre de l'intérieur va maintenant essayer d'incriminer ces professeurs en reprenant les faits que j'ai discutés. Eh bien, j'aurais voulu que M. le ministre de l'intérieur déposât sur le bureau la correspondance qu'il a échangée avec les bureaux administratifs des écoles où ces professeurs ont été envoyés.
Je suis certain qu'elle serait la condamnation de la défense de M. le ministre de l'intérieur ? Nous y lirions que ces professeurs sont recommandâmes à tous les titres ; et, sans redouter la contradiction, il va faire des efforts qui, s'ils étaient justifiés, établiraient que les professeurs auraient du être révoqués.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, j'ai peut-être été coupable de quelque faiblesse, mais ce n'est pas dans le sens que l'honorable M. Frère indiquait tout à l'heure en terminant son discours. Peut-être aurais-je dû faire plus ; mais assurément je n'ai rien fait de trop, et j'espère que la Chambre, après m'avoir entendu, voudra bien reconnaître que j'ai obéi, en tout et toujours, aux seules inspirations de ma conscience.
J'avoue, messieurs, que je suis quelque peu étonné du retentissement que l'honorable M. Frère-Orban veut donner à cette affaire. Le 22 du mois de mars, il l'introduisait dans la discussion du budget de l'intérieur. Six jours après, il m'adressait une interpellation plus directe ; je répondais à l'instant même.
Trois mois se sont écoulés, et l'honorable M. Frère, avant que cette session soit close, veut provoquer à ce sujet je ne sais quel grand et solennel débat.
De quoi s'agit-il pour l'honorable membre ? Il s'agit, messieurs, de chercher à démontrer encore une fois que le gouvernement obéit à une pression secrète. Nous avons déjà répondu à cette accusation. Nous ne relevons que de nos appréciations et de nos convictions. Nous mettons au même rang notre pleine liberté, notre entière responsabilité.
Etait-ce donc le moment de renouveler une discussion religieuse, et cela sur ce terrain de l'instruction publique où les membres les plus éminents de la gauche, où l'honorable M. Frère lui-même, ne sauraient se résoudre à prononcer la déchéance de l'enseignement religieux ? S'agit-il aussi, sous ce prétexte, d'introduire l'anarchie dans le corps enseignant, dans ce corps qui a pour mission de soumettre aux règles de l'ordre moral la précoce ardeur des jeunes intelligences et de fonder sur de saines et vigoureuses études les espérances de la patrie ?
L'honorable M. Frère-Orban, qui a eu l'honneur de siéger dans les conseils du gouvernement, devrait être le premier, dans une semblable situation, à nous prêter son appui.
Messieurs, j'aborderai avec calme l'examen des faits, et j'espère qu'il en résultera, pour la Chambre et pour le pays, la conviction que la cause du déplacement des professeurs de Rochefort n'est pas là où M. Frère-Orban a voulu la placer, et que lorsqu'il a déclaré qu'il n'y avait à élever contre eux ni reproche ni grief, il n'a pas tenu compte des faits graves qui sont établis à toute évidence.
L'honorable M. Frère-Orban fait grand bruit d'une déclaration de (page 1552) l'ancien bureau administratif en faveur de ces professeurs, déclaration constatant que, tant que ce bureau administratif a existé, il n'a eu qu'à se louer d'eux.
Cela se comprend parfaitement, puisque ce bureau administratif était favorable aux professeurs ; mais dès que le nouveau bureau administratif a été installé, son devoir, en vertu de la loi de 1850 et en vertu d'un arrêté de 1852, dont je parlerai tout à l'heure, était de rechercher si la conduite des professeurs avait donné lieu à des plaintes légitimes. C'est de cette recherche, qui commence au mois de janvier 1870 et que je persiste à appeler une enquête, qu'est résultée cette délibération du 14 mai 1870 où, à propos d'un fait spécial, on a rappelé d'autres faits, où, après quelques vives explications, le. bureau administratif a été amené à croire que ces messieurs solliciteraient spontanément leur déplacement, et où, sous l'empire de cette pensée, afin qu'il ne restât aucune trace de ce conflit, toutes les pièces ont été anéanties. (Interruption.)
Je citerai tout à l'heure des documents où vous verrez, messieurs, que le bureau administratif déclare que depuis le jour où il a pris l'administration de l'école, il a eu sans cesse à s'occuper de ces professeurs. Il espérait toutefois que leur conduite s'améliorerait ; et si, au mois de mai 1870, il n'a pas donné suite à cette affaire, c'est qu'il pensait que ces professeurs reconnaîtraient eux-mêmes que leur déplacement était nécessaire.
Messieurs, j'insiste sur cette date de 14 mai 1870 ; car elle suffît pour établir que la pression à laquelle l'honorable M. Frère a fait allusion, n'a pu être la cause du déplacement des trois professeurs de Rochefort.
Le 14 mai 1870, l'ancien cabinet était encore aux affaires, et néanmoins, dès ce moment, le bureau administratif, qui savait bien que, sous ce cabinet, il n'obtiendrait pas l'enseignement religieux, invitait les professeurs à chercher une autre résidence. (Interruption.)
Si l'honorable M. Frère conteste le fait, je suis prêt à établir que, le 14 mai 1870, le bureau administratif invita les professeurs à demander eux-mêmes leur déplacement, et en voici immédiatement la preuve.
Ceci est emprunté à une des déclarations du bureau administratif de Rochefort :
« Le bureau, saisi de cette affaire dans sa séance du 14 mai dernier (1870), n'a pas voulu porter plainte à cette époque, dans la crainte de nuire à l'avancement de ces professeurs et dans l'espoir que, sentant eux-mêmes, comme il leur a été dit, combien leur position est fausse à Rochefort, ils demanderaient leur déplacement. »
M. Frère-Orban. - Cela a été dit dans la lettre du 24 juin.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Ceci se trouve dans la déclaration du bureau administratif du 8 décembre 1870.
L'honorable M. Frère a insisté, à différentes reprises, sur l'honorabilité de l'ancien bureau administratif ; il me permettra d'insister à mon tour sur l'honorabilité du bureau actuel.
M. Tesch. - Il y a une pièce du 14 mai.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Les pièces ont été annihilées le 14 mai, parce qu'on espérait que ces professeurs demanderaient eux-mêmes leur déplacement.
Dans l'intérêt de ces professeurs qui sont instruits et capables, on voulait leur laisser cette initiative, pour ne pas nuire à leur avancement.
M. Frère-Orban. - Cela n'est pas exact. Les pièces ont été brûlées parce que les allégations ont été démontrées fausses.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur.- Pas le moins du monde.
M. Frère-Orban. - J'en ai la preuve.
M. Jacobs, ministre des finances. - Vous savez tout.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Le 7 août, le rapport annuel sur la situation de l’école moyenne de Rochefort fut présenté, selon l’usage, par le bureau administratif.
Il y a, messieurs, deux choses dans ce rapport, et il constate, ce me semble, l'impartialité du bureau administratif.
On rend hommage à la capacité, à l'instruction et au zèle des professeurs.
On reconnaît qu'à l'intérieur de l'école les progrès sont rapides et que la discipline règne.
Mais, en même temps, on reproche à ces professeurs ce qui se passe à côté de l'enseignement intérieur : on leur reproche non pas de voter pour tel du tel candidat, c'est là évidemment leur droit, mais de prendre part à des manifestations extérieures, à des manifestations turbulentes qui nuisent a leur considération et qui éloignent de l'école un grand nombre d'enfants.
Voilà, messieurs, quelle est la situation au mois d'août.
Par une lettre du 19 novembre, le bureau administratif renouvelle ses plaintes.
Qu'ai-je fait alors ?
Dans une dépêche adressée au gouverneur de la province de Namur, se trouvent les lignes suivantes :
« Quant à la demande de déplacement de trois professeurs, je vous prie d'inviter le bureau à préciser les faits sur lesquels sa plainte repose. »
Cette communication, à coup sûr, messieurs, ne peut donner lieu à aucune appréciation malveillante ; il était du devoir du gouvernement de s'éclairer.
M. Frère-Orban. - C'est toute la lettre ?
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - C'est le seul point qui se rapporte aux professeurs de Rochefort.
M. Frère-Orban. - La convention d'Anvers y est aussi.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - En ce moment, nous n'avions devant nous que le vœu exprimé par le bureau administratif. Nous n'avions reçu aucune communication officielle ni officieuse de l'évêque de Namur ; nous ignorions même encore s'il était disposé à donner l'enseignement religieux à l'école de Rochefort, et par conséquent nous ne pouvions savoir qu'il l'eût subordonné à l'éloignement de ces professeurs.
Je mettrai sous les yeux de l'honorable M. Frère, s'il en doute, une lettre de M. le gouverneur de Namur, transmettant une lettre de l'évêque, qui n'est arrivée au ministère que le 5 décembre.
C'est, du reste, l'unique communication qui m'ait été faite par l'évêque de Namur.
Je me résume : au mois de mai 1870, première délibération du bureau administratif tendant au déplacement des professeurs ; au mois d'août, transmission d'un rapport qui le réclame formellement ; au mois de novembre, envoi d'une lettre plus vive, plus pressante, où l'on se plaint de l'inaction du gouvernement, et c'est alors que le gouvernement invite le bureau administratif de Rochefort à faire connaître quels sont les faits qui justifient les mesures à prendre.
L'honorable M. Frère-Orban a vivement insisté sur la question de l'enseignement religieux à Rochefort. Il y a là une certaine connexité qui réside plutôt dans les dates, dans les circonstances que dans le fond même des choses. Cependant je me trouve obligé d'en dire quelques mots.
Vous savez, messieurs, que l'enseignement religieux est dans le vœu du législateur de 1850, et je-pense que la Chambre est résolue à maintenir les dispositions de cette loi qui considère l'enseignement religieux, dans les écoles moyennes, comme hautement désirable, comme incontestablement utile.
Mais depuis un grand nombre d'années la situation de l'enseignement religieux dans l'enseignement moyen ne répond ni à ces vœux ni à ces espérances. Aujourd'hui, sur dix athénées l'enseignement religieux n'existe plus que dans deux ; sur cinquante écoles moyennes, il n'existe plus que dans vingt-six ; sur dix-sept collèges communaux subsidiés, il n'existe plus que dans huit ; enfin on ne le trouve que dans cinq des treize écoles moyennes communales subsidiées.
Cette situation a donné lieu à des correspondances administratives nombreuses.
Les écoles moyennes surtout ont vivement insisté sur l'introduction de l'enseignement religieux ; je citerai notamment Gosselies, Boom, Visé, Saint-Hubert, qui, à diverses reprises, ont vainement demandé l'enseignement religieux. A Rochefort. il en était exactement de même sous l'administration libérale. En 1868, sur neuf membres du bureau administratif, il y en avait cinq qui réclamaient déjà l'introduction de l'enseignement religieux ; mais ils ne réussirent pas à l'obtenir. Une lettre ministérielle du 28 janvier 1869 leur fit connaître que le gouvernement n'appliquerait plus la convention d'Anvers.
Le 11 août 1870, le bureau administratif de Rochefort renouvela sa demande et elle donna lieu à une lettre de l'évêque de Namur, adressée le 25 novembre au gouverneur et arrivée à Bruxelles le 3 décembre, où il déclare que tant que les professeurs à l'égard desquels les plaintes les plus vives s'étaient élevées feraient partie de l'école moyenne de Rochefort, il ne pourrait y introduire un professeur de religion.
J'ai déjà eu l'honneur de faire connaître à la Chambre que, bien longtemps avant le mois de décembre 1870, des plaintes avaient été exprimées par le bureau administratif et transmises au gouvernement. Cette question de l'enseignement religieux se présentait donc lorsque celle de (page 1553) l'éloignement des professeurs était depuis longtemps soulevée par le bureau administratif. Et la Chambre voudra bien remarquer que plusieurs mois se passèrent encore avant que les professeurs de Rochefort fussent déplacés.
Le gouvernement que tout à l'heure on dépeignait comme plein de rigueur, comme capable même de vengeance, qu'a-t-il fait vis-à-vis de ces professeurs ? Deux ont été envoyés dans d'autres établissements avec un traitement parfaitement égal, et le troisième a obtenu une légère augmentation de traitement.
Voilà ce que M. Frère signalait tout à l'heure, sinon comme une mesure de vengeance, tout au moins comme une mesure de rigueur.
Ce que le gouvernement avait à faire, et j'insiste sur ce point, c'était de tenir compte des représentations du bureau administratif.
Il y a, dans la loi de 1850, un article qui attribue au bureau administratif le droit d'être consulté sur toutes les nominations de professeurs, et personne n'a jamais contesté que les bureaux administratifs n'ont pas seulement le droit d'être consultés sur ces nominations, mais qu'ils ont, de plus, une surveillance à exercer sur le personnel du corps enseignant.
Cela résulte, messieurs, d'un arrêté royal que la Chambre connaît sans doute, mais qu'il n'est peut-être pas inutile de rappeler.
Cet arrêté, portant la date du 10 juin 1852, investit le bureau administratif de tout ce qui concerne la discipline dans les établissements d'enseignement moyen ; il lui attribue la mission de surveiller partout l'exécution des règlements ; il le charge de recueillir les faits, de les soumettre à ses délibérations ; et c'est alors que le bureau administratif décide s'il est nécessaire, soit d'adresser des observations au directeur, soit de recourir au gouvernement.
C'est là, messieurs, la tache du bureau administratif, et le gouvernement, soit qu'il tienne compte des observations présentées, soit qu'il juge qu'elles ne sont pas fondées, engage, dans les deux cas, sa responsabilité.
Eh bien, la Chambre jugera s'il n'y avait pas pour le gouvernement un sérieux devoir de tenir compte ici des observations du bureau. Quelle était la portée des faits cités ? S'agissait-il uniquement d'opinions politiques ? Et d'abord, je voudrais m'expliquer en deux mois sur la question politique.
J'ai eu l'honneur de déclarer à différentes reprises que le droit de vote était un droit qui ne relevait que de la conscience et que les membres du corps enseignant ne devaient compte à personne de leurs opinions. Mais j'ai eu aussi l'honneur d'ajouter que je ne pouvais point admettre que des membres du corps enseignant se livrassent à des manifestations publiques et qu'en se montrant favorables aux uns ils se rendissent hostiles aux autres.
Je ne pense pas que ce soit là une nouvelle doctrine dans le gouvernement. L'honorable M. Piercot, il y a quelques années, la recommandait dans les termes les plus sévères aux instituteurs primaiires ; et ce qu'il disait aux instituteurs primaires, s'applique à coup sûr aux professeurs de l'enseignement moyen. Voici ce que disait l'honorable M. Piercot :
« Il faut que l'instituteur soit tout entier à ses fonctions. La tâche qui lui est dévolue doit lui suffire amplement ; pour bien s'en acquitter, il a besoin de s'y consacrer sans réserve et sans relâche, et d'être aidé dans ses efforts par les sympathies tant du public en général que des pères de famille et des autorités locales en particulier. Par suite, il importe beaucoup, et c'est même pour lui un devoir, de ne pas se mêler de politique et surtout de ne point intervenir activement dans les luttes électorales. Outre que cela aurait pour effet de le distraire de ses occupations, il ne tarderait pas, en prenant fait et cause pour l'un ou l'autre parti, de se trouver en face de difficultés ou même en butte à des tracasseries de nature à rendre sa position difficile, et à l'empêcher de remplir convenablement sa mission. »
Or, vous savez déjà, messieurs, si ces professeurs ne sont point intervenus activement dans les luttes électorales.
« Sans doute, l'instituteur peut vaquer à l'exercice de ses droits politiques. En entrant dans la carrière de l'enseignement, il n'a point abdiqué son titre de citoyen. Mais il est avant tout, il est même exclusivement l'homme de l'école, et il doit s'attacher à rester tel, dans son propre intérêt, aussi bien que dans l'intérêt de l'instruction. L'un et l'autre sont inséparables pour un bon instituteur, et il les compromet tous deux en voulant sortir de sa sphère. On ne saurait donc trop lui recommander de ne pas faire de la propagande politique. »
Ainsi, messieurs, bien longtemps avant ma circulaire de juillet 1870, il était reconnu, dans les régions du gouvernement, que ceux qui appartiennent à l'enseignement avaient le devoir de ne pas se mêler aux luttes actives de la politique.
Mais il y a, dans cette affaire de Rochefort, bien autre chose que des discordes politiques : il s'agit de savoir si ces hommes, capables et instruits, je le veux bien, ont rempli ce devoir, plus impérieux encore, de maintenir la dignité du corps professoral.
Pour justifier ces professeurs, on a accusé leurs juges.
On a incriminé vivement tout à l'heure les appréciations du bureau administratif actuel. Je pense que l'honorable M. Frère regrettera lui-même des attaques qui ne sont en aucun point justifiées.
Le bureau administratif n'a pas cherché à détruire l'école moyenne. Il a cherché au contraire à la maintenir et à l'améliorer. Depuis quelques mois des enfants appartenant aux familles de deux ou trois membres du bureau administratif y sont entrés, c'est à coup sûr un gage de sympathie. Mais tout ce qu'ils ont fait a-t-il un autre caractère, et pouvaient-ils agir autrement, dès qu'ils reconnaissaient qu'il y avait des professeurs qui éloignaient de l'école de Rochefort un grand nombre d'enfants, parce qu'ils n'inspiraient pas une confiance suffisante aux familles ? Ils ont rempli leur devoir en appelant sur ce point l'attention du gouvernement.
Il n'est pas inutile de mettre de nouveau sous les yeux de la Chambre quelques extraits des rapports du bureau administratif.
Le 7 août, après avoir reconnu les capacités des professeurs, le bureau administratif ajoute :
« En ce qui concerne le corps enseignant, MM. les professeurs... ayant pris une part active aux divisions et aux luttes locales, leur position à Rochefort est devenue impossible, beaucoup de parents ne pouvant leur confier l'éducation de leurs enfants. Il est donc nécessaire, dans l'intérêt de l'école, de la commune et des professeurs eux-mêmes, que leur changement de résidence leur soit accordé. »
Et ici, qu'on ne cherche point à s'arrêter sur ces dernières expressions : « leur soit accordé. » Lorsque le bureau administratif constate une nécessité, il ne peut la subordonner à la spontanéité de la demande de permutation à formuler par les professeurs eux-mêmes.
Mais qu'ajoute le bureau administratif le 19 novembre ?
« L'administration communale de Rochefort me charge de vous exposer que dans son rapport sur l'école moyenne, en date du 7 août 1870, le bureau administratif sollicite le déplacement de trois professeurs, MM... qui, ayant pris une part active aux luttes et aux dissensions locales, ont rendu leur position à Rochefort impossible, beaucoup de parents ne pouvant leur confier l'éducation de leurs enfants ;
« Qu'en outre, le bureau administratif, d'accord avec le conseil communal, a décidé à l'unanimité, dans sa séance du 11 août 1870, que l'instruction serait dorénavant donnée par un prêtre ;
« Que jusqu'à ce jour non seulement les trois professeurs dont le déplacement a été sollicité sont encore à Rochefort, mais qu’aucune réponse n'a fait connaître au bureau administratif la résolution que le gouvernement se propose de prendre relativement à ces questions dont l'urgence est bien évidente.
« Vous voudrez bien observer, monsieur le ministre, que l'administration communale désire avant tout le bien de l'école moyenne et qu'elle a résolu de s'imposer tous les sacrifices pour construire des locaux plus spacieux, plus convenables... »
L'honorable M. Frère reproche au bureau administratif de ne pas avoir voulu assainir ces locaux.
M. Frère-Orban. - J'ai même lu cela.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - « Mais qu'elle ne peut tolérer la présence dans cette école de professeurs qui, par les principes et l'esprit d'opposition qu'ils affichaient, nuisent à la prospérité de l'école en empêchant bon nombre de parents d'y amener leurs enfants.
« Je vous prie donc, M. le ministre, de prendre en sérieuse considération la réclamation de l'administration communale et de lui faire connaître le plus tôt possible la résolution que vous aurez prise à ce sujet. »
Le 8 décembre, le bureau administratif, en réponse à ma dépêche, fournit en ces termes les éclaircissements qui lui avaient été demandés :
« Le bureau, après avoir pris connaissance d'une dépêche de M. le ministre de l'intérieur, en date du 30 novembre dernier n° 37,856, ayant rapport au changement des professeurs, est d'avis de lui adresser la réponse suivante :
« Vu la dépêche de M. le ministre de l'intérieur en date du 30 novembre dernier, n°37,856, par laquelle il invite le bureau administratif à préciser les faits sur lesquels repose la plainte qu'il a portée contre trois professeurs de l'école moyenne ;
(page 1554)
« Le bureau administratif croit devoir faire connaître à M. le ministre de l'intérieur :
« 1° Que ces trois professeurs se sont immiscés dans les affaires communales en prenant fait et cause pour le parti libéral formant alors la minorité du conseil ; en faisant publiquement une active propagande électorale ; en autorisant, par leur manière d'être, les élèves de l'école moyenne à outrager la majorité des électeurs. Ces élèves en effet, lors de l'élection d'octobre 1869, ont parcouru les rues en proférant des cris de : A bas les calotins, à bas la crapule, etc. ;
« Qu'ils ont enfin voulu continuer à se montrer hostiles à la nouvelle administration et qu'ils eurent un jour une altercation très inconvenante avec un conseiller communal, membre du bureau administratif.
« Le bureau, saisi de cette affaire dans sa séance du 14 mai dernier (1870), n'a pas voulu porter plainte à cette époque, dans la crainte de nuire à l'avancement de ces professeurs et dans l'espoir que, sentant eux-mêmes, comme il leur a été dit, combien leur position était fausse à Rochefort, ils demanderaient leur déplacement ;
« 2° Ces professeurs ont, en outre, par leurs discours et par leurs actes, affiché en plusieurs circonstances et publiquement des tendances et des principes irréligieux.
« Le bureau, administratif insiste donc fortement, auprès de M. le ministre de l'intérieur pour obtenir le déplacement de ces professeurs qui par leurs antécédents se sont aliéné sa confiance et celle de la plupart des parents, qui n'osent leur confier leurs enfants.
« En outre, leur présence est incompatible avec celle d'un prêtre, réclamé pour donner l'enseignement religieux et constituerait un affront sanglant pour le bureau administratif et les autorités communales. »
Eh bien, messieurs, en présence de réclamations semblables du bureau administratif, quelle est l'administration qui n'en tiendrait compte ? N'y avait-il pas un devoir impérieux pour le gouvernement de s'occuper du déplacement de ces professeurs ? Cela pouvait se faire sans bruit, sans nuire à leur carrière ; ils pouvaient profiter de cette leçon, se borner désormais à se consacrer à leurs études, à l'instruction de la jeunesse. Il en a, été autrement : il fallait que cette affaire prît un grand retentissement. Il fallait que ces professeurs se considérassent comme des martyrs, alors que le gouvernement les avait traités avec bienveillance sans aggraver en rien leur situation.
Et lorsque ces professeurs ont quitté Rochefort, il y a eu en leur honneur, une manifestation, manifestation que je regrette, car c'était un défi à l'autorité ; on est venu non seulement leurs donner des sérénades, mais on leur a adressé des discours, et dans ces discours on leur disait : Vous êtes persécutés par le gouvernement, mais vous trouverez à la Chambre des amis qui vous soutiendront et qui vous ramèneront en triomphe. (Interruption.)
M. de Rossius. - Vous autres, vous laissez tout faire.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Eh bien, messieurs, si cela a été dit, je regrette profondément ces paroles ; car, si jamais ce triomphe était réservé aux professeurs de Rochefort, ce serait un jour de deuil à inscrire dans les annales de l'instruction publique. (Interruption.)
L'honorable M. Frère-Orban a lu, tout à l'heure, quelques lignes d'un document que je lui ai communiqué au commencement de la séance. IIla devancé la lecture que je voulais faire, probablement pour en contester la valeur et l'autorité.
Si l'on tient compte de ces déclarations du bureau administratif de Rochefort qu'il n'a pas voulu nuire à l'avenir des professeurs, qu'il espérait qu'on pourrait les placer ailleurs, qu'il voulait à la fois le bien de l'école de Rochefort et nuire le moins possible à ces professeurs, on comprend aisément qu'il ait usé de certains ménagements.
Eh bien, messieurs, en présence de ce que j'appellerai presque un appel à l'insurrection dans le corps professoral, le bureau administratif a cru qu'il lui appartenait de s'expliquer nettement, complètement sur les faits, et de justifier devant l'opinion publique le recours qu'il avait adressé au gouvernement en demandant le déplacement des professeurs.
Tel est, messieurs, l'objet de la lettre du 24 juin, dont M. Frère-Orban vous a cité quelques passages.
M. Frère-Orban. - Je l'ai lue en entier.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Pardon.
M. Frère-Orban. - Tout entière.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je ne pense pas que vous l'ayez lue tout entière,
M. Frère-Orban. - J'ai l'habitude de lire correctement.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Quoi qu'il en soit, voici cette lettre :
« Une interpellation devant être faite mardi à la Chambre des représentants par M. Frère-Orban, à l'effet de savoir du gouvernement si le déplacement de trois professeurs de notre école moyenne, est dû aux influences du clergé, nous avons fixé, dans la dernière séance du bureau administratif, une réunion dans le but de rappeler les motifs qui nous ont forcer à demander le changement de résidence de MM... Nous n'apprendrons rien à qui que ce soit, ni à Rochefort, ni ailleurs (dans les localités qui nous envoient leurs enfants), en disant que ces messieurs, depuis plusieurs années, s'occupaient très activement de nos dissentiments politiques et locaux et dénigraient de toute façon la majorité du conseil communal.
« Cette ingérence dans nos affaires, de personnes qui doivent rester étrangères et supérieures aux questions de parti, cette hostilité contre la majorité du conseil, se manifestant sous toutes les formes, avaient fini par exaspérer même la partie la plus calme de la population, et tout le monde était surpris de ce que nous ne réclamions pas du gouvernement le déplacement de ces professeurs. Très opposés à toute mesure administrative qui aurait pu devenir pénible et vexatoire pour eux, malgré de nombreux motifs de mécontentement, nous les avons engagés a se montrer plus conciliants ; nos efforts furent inutiles. Pendant plus de six mois nous avons pris patience. M. le bourgmestre, président du bureau administratif, les engagea par l'entremise de M. le directeur de l'école moyenne à solliciter leur nomination dans d'autres établissements. Un refus catégorique fut toute leur réponse.
« En présence de cette situation, nous avons officiellement demandé leur déplacement le 7 août 1870, à l'époque du rapport annuel sur l’école moyenne.
« Afin de conserver à ces messieurs l'honorabilité complète nécessaire aux institutions de la jeunesse, la majorité des membres du bureau administratif n'a jamais voulu mentionner dans ses rapports les écarts de conduite qui leurs étaient reprochés, quoique la chose fût de notoriété publique.
« Et cependant, ces écarts étaient tout à fait incompatibles avec la gravité et la dignité qui doivent caractériser la carrière professorale. Si le gouvernement veut ouvrir une enquête, il sera prouvé que ces jeunes gens ont été souvent vus dans les établissements publics et dans les rues en état d'ivresse. Ils ne se gênaient nullement pour courir certains cabarets mal famés des environs.
« Une enquête établira que sous leurs auspices un bal fut donné à Rochefort au mois de juillet dernier, lequel bal dégénéra en une orgie véritable qui scandalisa à juste titre toute la population et qui obligea M. le bourgmestre à envoyer vers le matin le garde de ville pour maintenir l'ordre et imposer silence. »
Ce n'est pas là, je pense, le véritable rôle des professeurs qui appartiennent à l'instruction publique.
« Une enquête établira clairement que les professeurs... ont dit en plein cabaret qu'ils se f... (sic) du bureau administratif. Ils ont répété ce propos à différentes reprises, s'adressant à haute et intelligible voix à un membre du bureau administratif. M... a même ajouté que si le membre en question se présentait jamais pour visiter sa classe, il le f... à la porte à coups de pieds.
« M. Michaux-Raucroix, échevin et membre du bureau administratif, certifiera que se trouvant un soir à l'hôtel de M... il y rencontra le professeur qui, devant une société assez nombreuse, blasphémait à haute voix avec une telle énergie et une telle impudence que tout le monde en fut indigné.
« L'enquête démontrera que le même... disait à des pères de famille que pour lui la religion ne signifiait rien, que la morale lui suffisait.
« Citerons-nous les altercations dans lesquelles ces messieurs se sont trouvés si souvent ? Qu'il nous suffise de mentionner l'affaire de la kermesse de Rochefort en 1865 ; celle de... avec un professeur de l'école moyenne de Marche en 1869 ; celle de..., même année. Ces deux dernières ont été suivies de procès-verbaux. La première ne l'a pas été ; mais de nombreux témoins existent, qui prouveront la part active que ces messieurs ont prise dans la bagarre..
« Rappellerons-nous encore les promenades, avec accompagnement de gourdins, qu'ils firent à la veille des élections du mois d'octobre 1869 ? les tournées électorales qu'ils firent dans tous les cabarets ?_ Nous croyons que c'est inutile.
« Après leur déplacement, la conduite de ces messieurs, loin de s'amender, ne fit que s'accentuer et devenir plus violente à l'égard surtout des membres du bureau administratif. Deux de ces membres, MM. Barneux (page 1555) et Michaux-Raucroîx, ont eu grandement à se plaindre de leur insolence...
« Pour empêcher le renouvellement des faits reprochés à MM..., faits qui ne peuvent que nuire au progrès des élèves, en même temps qu'à la considération du personnel enseignant, nous avons engagé vivement les professeurs récemment nommés à s'abstenir d'une manière complète de toute manifestation pour ou contre l'état de choses existant dans la commune.
« Inutile de dire que chacun de nous assume la pleine et exclusive responsabilité de la demande relative au changement de résidence de MM....
« Fait en séance, à Rochefort, le 24 juin 1871. Présents : MM. Delvaux-Orban, Poncelet-Lecocq, Michaux, Filaine, Barneux et Crépin. »
Voici donc, messieurs, une nouvelle déclaration qui précise les faits, et en présence de l'appui donné aux professeurs déplacés, on comprend que le bureau administratif n'ait pu s'abstenir plus longtemps d'entrer dans ces tristes détails.
L'honorable M. Frère conteste tous les rapports. Les rapports du conseil communal élu par la majorité du corps électoral, les rapports du bureau administratif, choisi dans le conseil communal, tout cela pour lui est non avenu. Il s'agit uniquement de justifier ces professeurs. La notoriété publique même que l'on invoque est contestée par l'honorable M. Frère. Il maintient que ces professeurs jouissaient de l'estime publique à Rochefort et que tout ce qu'on dit d'eux n'est qu'une misérable invention, une calomnie suscitée par leurs adversaires politiques.
Eh bien, j'ai ici un document que je regrette de devoir lire, mais il constate que les professeurs oubliaient le soin de leur dignité à ce point que leurs paroles imprudentes étaient relevées jusque dans les rapports de gendarmerie. (Interruption.)
- Des membres. - Lisez !
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Le bureau administratif reproche, vous venez de le voir, aux professeurs d'avoir été mêlés à des affaires suivies de procès-verbaux. Mais leurs noms n'y figurent pas ; mais ce qui est certain, c'est que, d'après la rumeur publique, ils passaient les soirées et parfois les nuits dans les estaminets de Rochefort à attaquer l'autorité communale.
Voici ce qu'écrit un brigadier de gendarmerie :
« J'ai bien entendu dire plusieurs fois que les sieurs... étaient restés très tard dans les estaminets, et même qu'ils y avaient passé les nuits en critiquant les membres actuels de l'administration communale de Rochefort ; mais comme la fermeture des cabarets et leurs critiques ne nous atteignaient pas, je ne m'en suis jamais occupé. »
M. de Rossius. - C'est une infamie !
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - J'entends prononcer autour de moi une expression que je ne puis laisser passer ni comme membre du gouvernement, ni comme membre de la Chambre. (Interruption.)
- Un membre. - Quelle est cette expression ?
- Plusieurs membres : Citez-la ! citez-la !
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - J'ai entendu le mot infamie.
M. le président. - Ce mot n'est pas venu jusqu'au bureau.
M. de Rossius. - Cette pièce est un acte administratif, j'ai le droit de la qualifier et je la qualifie d'infamie.
M. Jacobs, ministre des finances. - Le terme n'est pas parlementaire.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Il n'y a en ceci qu'une seule chose à déplorer ; c'est de voir abaissée à ce point la dignité du professeur. (Interruption.)
M. le président. - Veuillez faire silence.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, il y a dans ce débat un aspect très sérieux : c'est qu'il importe de maintenir dans le corps enseignant ces traditions d'ordre qui sont indispensables à l'accomplissement de sa mission ; car, si jamais on pouvait y introduire l'anarchie, il y aurait là un grand danger social.
Je termine, messieurs, en répondant à l'appel que l'honorable M. Frère Orban m'a adressé. Non seulement j'ai agi librement et selon ma conscience, mais je crois aussi qu'il y a pour le gouvernement un devoir dont il ne saurait assez peser la gravité. C'est celui de maintenir l'ordre dans le corps professoral ; et s'il lui appartient de faire tout ce qui est en son pouvoir pour reconnaître combien est utile la mission du professeur, il est tenu plus fortement encore de veiller à ce qu'il n'oublie jamais quel en est le but et quels en sont les devoirs.
(page 1557) M. Frère-Orban. - Je constate avec peine l'approbation que donne la majorité au discours qu'elle vient d'entendre ; elle est regrettable sous plus d'un rapport.
M. le ministre de l'intérieur vient de vous dire qu'il fallait maintenir la moralité et la dignité dans le corps enseignant et M. le ministre de l'intérieur ne trouve rien de mieux, pour y réussir, que de placer les professeurs tous la surveillance de la police !
M. le ministre de l'intérieur a une étrange manière de respecter, au point de vue de la dignité, les légitimes susceptibilités du corps enseignant. Des professeurs sont dénoncés par leurs adversaires politiques ; le clergé exige leur déplacement ; M. le ministre de l'intérieur, qui doit frapper, trouve les griefs tellement vagues, qu'après mûre réflexion, il demande que les faits soient précisés. On fait à ce sujet de vains efforts, néanmoins M. le ministre de l'intérieur se soumet ; il exécute la sentence que d'autres ont prononcée et, après coup, lorsqu'il s'agit de se justifier, il charge la gendarmerie de rechercher si elle n'a pas constaté quelque fait qui pourrait être imputé aux condamnés !
Voilà la position odieuse, je dois le dire, que prend M. le ministre de l'intérieur. Il ne pouvait pas inculper sérieusement les professeurs ; il le sentait ; il ne pouvait pas surtout se disculper de l'acte de complaisance dont il s'est rendu coupable en cédant aux prétentions du clergé ; ne trouvant pas dans les faits rapportés par le bureau administratif lui-même des éléments suffisants pour justifier la mesure qu'il a prise, il s'est adressé à la gendarmerie pour savoir... (Interruption.) C'est ce que constate la pièce que M. le ministre de l'intérieur vient de lire, pour savoir si, par événement, des procès-verbaux n'avaient pas été dressés du chef de quelque délit ou de quelque contravention, à charge des professeurs.
Et M. le ministre de l'intérieur vient vous lire cette pièce, en vous exprimant le regret qu'il éprouve de devoir mettre sous les yeux de la Chambre un pareil acte !
A ne juger que par la mise en scène et les précautions oratoires, il semble que M. le ministre, après les déceptions que lui a causées le manque absolu de précision des reproches du bureau administratif, a enfin quelque révélation accablante à produire contre les inculpés.
Et cette pièce constate que le brigadier de gendarmerie, interpellé, déclare qu'il ne sait rien, qu'il n'a rien vu, mais qu'il a ouï dire que les professeurs s'étaient trouvés, à l'époque électorale, dans les cabarets.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Pas à l'époque électorale.
M. Frère-Orban. - Soit, à une époque quelconque ; il a entendu dire qu'ils s'étaient trouvés dans les cabarets et qu'ils déblatéraient contre l'autorité communale actuelle, mais que, n'ayant pas la police des cabarets dans ses attributions, il ne s'en était pas autrement occupé !
Voilà ce que l'honorable ministre de l'intérieur trouve très grave.
M. Beeckman. - Ils donnent cet exemple dans beaucoup de localités.
M. Frère-Orban.- Je suis heureux de n'avoir, dans aucune circonstance, M. le ministre de l'intérieur pour chef et pour juge.
Comment ! il lui suffit qu'on articule, qu'on dénonce des faits quelconques par ouï-dire, pour que les faits soient considérés comme vrais ! Il n'a pas besoin d'entendre les témoins !
- Une voix à gauche. - Il est infaillible.
M. Frère-Orban. - Il n'a pas besoin d'entendre les accusés ! Ceux qu'on accuse ne peuvent se défendre ; M. le ministre de l'intérieur leur ferme la bouche.
- Une voix à droite. - Et les rapports antérieurs ?
M. Frère-Orban. - Est-ce que des rapports suffisent pour condamner un homme sans l'avoir entendu ?
Ainsi point d'enquête, point de discussion ; les adversaires politiques sont crus sur parole. Il suffit qu'ils affirment ; M. le ministre de l'intérieur est là ; il exécute les hautes œuvres ; il frappe.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Les a-t-on frappés ? Ils n'ont pas perdu la moindre partie de leur traitement.
M. Frère-Orban. - Qu'importe ! Si vous les dénoncez, comme vous l'avez fait à cette tribune, si vous les représentez comme des gens d'une conduite équivoque et telle que vous devriez les destituer si les faits étaient vrais, comment pouvez-vous croire que vous ne les frappez point ?
- Plusieurs membres à droite. - On aurait dû les destituer.
M. Frère-Orban. - C'est entendu !
Voilà votre justice : Accusé, pas de défense, condamné !
M. le ministre de l'intérieur avait compris qu'il n'en pouvait être ainsi, et c'est pourquoi il avait apporté à la tribune cette assertion qu'une enquête avait eu lieu à la suite de l'élection du mois d'octobre et que cette enquête avait engagé la responsabilité de trois professeurs ; mais cette enquête était de pure invention ; elle n'a jamais existé.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Ce que j'ai dit est exact.
M. Frère-Orban. - Il n'y a pas eu d'enquête.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Elle a eu lieu avant le 14 mai.
M. Frère-Orban. - Je vais parler de votre enquête du 14 mai. C'est votre échappatoire ; mais elle ne vous servira pas, soyez-en sûr. (Interruption.)
Ai-je donc dit quelque chose qui puisse soulever dés réclamations ?
M. Van Wambeke. - Non ; mais le ton fait la chanson.
M. Frère-Orban. - C'est le ton ? Ce n'est jamais le vôtre que je prendrai.
M. Van Wambeke. - Ni moi le vôtre. Je n'ai jamais dit à qui que ce soit : « Vous en avez menti ! »
M. Frère-Orban. - Je cite un fait porté à la tribune par l'honorable ministre de l'intérieur pour justifier son acte. Il a déclaré qu'une enquête, faite à la suite des élections du mois d'octobre sur les faits allégués, avait engagé la responsabilité des professeurs inculpés.
Voilà le fait ; eh bien, il était inexact ; il n'y a pas eu d'enquête.
Que dit M. le ministre de l'intérieur ? Il y a eu une enquête au mois de mai 1870. Vous l'ignoriez donc lorsque, après six jours de réflexions, vous avez donné vos premières explications ; vous ignoriez donc qu'il y avait eu une prétendue enquête au mois de mai 1870, car vous vous êtes bien gardé d'en parler ; pas un mot dans vos explications n'a trait à cette enquête.
Il ne pouvait pas en être question ; et la raison en est simple.
(erratum, page 1575) J'ai expliqué dans quelles circonstances une plainte avait été formulée par un tiers, un membre du conseil communal et du bureau administratif, à qui un autre avait rapporté de prétendus propos tenus sur son compte, non pas par les trois professeurs, mais par deux des professeurs incriminés.
Cette enquête a été faite par le bureau administratif ; là, la défense a pu se faire entendre. Les inculpés ont été admis à discuter les faits qui leur étaient reprochés ; ils ont produit des témoignages écrits ; je les ai là, des témoignages écrits de personnes citées comme témoins et qui ont démenti les propos prétendument tenus par les professeurs ; ils n'ont rien laissé subsister des accusations dont ils étaient l'objet ; et ce bureau composé, à une voix près, des adversaires politiques des professeurs, a déclaré à l'unanimité qu'il n'y avait pas lieu de donner suite à la plainte. (Interruption.) (erratum, page 1575) Vous niez, M. le ministre ?
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je me borne à dire que c'est en imposant aux professeurs la condition de s'éloigner, qu'on n'a pas donné suite à la plainte.
M. Frère-Orban. - Voici la pièce elle-même qui vous condamne :
« Après échange d'explications entre MM. les membres du bureau et les professeurs, M. P... s'est retiré. Ensuite il a été proposé par M. Poncelet-Gofflot de laisser la plainte sans suite. Cette proposition a été adoptée à l'unanimité et les pièces ont été brûlées. »
Où trouvez-vous la condition de s'éloigner imposée aux professeurs pour laisser la plainte sans suite ? Et pourquoi, s'il y avait une condition à remplir, s'empressait-on de brûler les pièces ? Enfin et surtout, comment cette enquête qui concerne deux professeurs sert-elle à en frapper trois ?
Ni la plainte, ni l'enquête n'étaient relatives aux divers faits que vous avez cités touchant les élections de 1869 ; c'est prétendument au sujet de ces faits qu'il y aurait eu une enquête engageant la responsabilité des trois professeurs ; c'étaient cette fois des faits personnels à un particulier et dont il se plaignait.
La plainte ne concernait que deux professeurs, et trois ont été frappés. Et c'est cette enquête, suivie d'une sentence non équivoque, émanée de juges non suspects, déclarant que la plainte doit rester sans suite, qui sert à (page 1558) M. le ministre de l'intérieur pour déclarer que la mesure qu'il a prise est ainsi suffisamment justifiée !
Le point capital, c'est d'établir la concordance entre les accusations dirigées contre les professeurs et la demande de concours du clergé à l'enseignement religieux dans l'école.
Depuis le mois d'octobre 1869 jusqu'au mois d'août 1870, abstraction faite de la plainte personnelle qui a donné lieu à l'enquête du 14 mai, il n'y a pas eu de griefs articulés contre les professeurs. Et remarquez-le : au mois d'octobre 1869, les catholiques étaient en majorité au conseil communal, ils y étaient à l'unanimité à peu près, après le 1er janvier ; c'est donc l'unanimité de ce conseil communal, l'unanimité de ce bureau administratif qui garde le silence ; il n'y a pas d'accusation contre les professeurs, ou, s'il se produit une plainte comme au 14 mai, le bureau est unanime pour déclarer qu'elle doit rester sans suite. Mais le jour où l'on va demander au clergé d'intervenir, de donner un prêtre pour l'enseignement religieux, alors les accusations commencent ; alors on va chercher tout ce que l'on peut imaginer, indépendamment des rapports de gendarmerie pour incriminer les professeurs.
M. le ministre de l'intérieur prétend qu'il remplissait son devoir en cherchant à faire donner l'enseignement religieux dans l'école. Le législateur l'a voulu par la loi de 1850. Soit ! mais lorsque le clergé mettait pour condition de son acceptation l'expulsion de certains professeurs de l'école, - prétention qu'il avait manifestée en diverses circonstances, - votre devoir était de résister.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Cela était demandé depuis longtemps.
M. Frère-Orban. - Quoi ?
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Le déplacement était demandé depuis le mois d'août.
M. Frère-Orban. - Et c'est à la même époque...
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - C'est le 3 décembre que j'ai reçu la lettre de l'évêque de Namur.
M. Frère-Orban. - M. le ministre, je vous en prie, ne niez pas des faits notoires, incontestables. Il est connu de tous, à Rochefort, qu'à l'époque où le déplacement des professeurs a été demandé, les intentions du clergé avaient été pressenties.
Une lettre a été écrite par l'évêque au doyen de Rochefort qui confirme que le déplacement des professeurs était la condition du concours du clergé et cette lettre a été lue par les membres du conseil communal et du bureau administratif.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je n'ai reçu aucune lettre de l'évêque avant le mois de décembre.
M. Frère-Orban. - C'est possible ; mais au mois d'août le bureau administratif demandait, le 7, le déplacement des professeurs ; le 111, le concours du clergé ; il connaissait les intentions de l'évêque. (Interruption.) Il est, au surplus, incontestable que le clergé mettait cette condition à son concours ; M. le ministre de l'intérieur a lu tout à l'heure une pièce attestant qu'il exigeait le renvoi de l'école de trois professeurs. Or, c'est là tout ce que j'avais à constater. Le clergé exigeait l'éloignement des trois professeurs et vous avez cédé à cette prétention. Voilà ce que je constate et ce que je condamne.
Eh ! messieurs, cette prétention n'est pas nouvelle : autrefois quand on a voulu introduire la convention d'Anvers à Bruxelles, qu'avons-nous vu ? Le clergé a exigé l'expulsion de M. Altmeyer. Mais on a compris que l'on ne pouvait pas céder ; les membres du bureau administratif ont senti tout ce qu'il y aurait d'indigne à sacrifier un honorable professeur aux exigences du clergé. On a résisté ; c'est ce que n'a pas fait M. le ministre de l'intérieur actuel ; c'est ce que je lui reproche.
Je l'accuse d'avoir cédé aux exigences du clergé et d'avoir sacrifié trois personnes parfaitement aptes, honorables et capables... (Interruption.) Mais M. le ministre l'a dit lui-même.
Vous l'avez entendu tout à l'heure encore se défendre du soupçon d'avoir voulu leur nuire, en disant que deux avaient été maintenus dans leur position et que le troisième avait obtenu une position meilleure. Peut-il essayer de persuader, après cela, que ces professeurs étaient indignes, qu'ils devaient être frappés ?... (Interruption.)
M. Dupont. - Il a dit lui-même qu'ils étaient capables, dévoués et honorables.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - J'ai dit capables.
M. Dupont. - Et dévoués.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Dévoués à l'instruction. (Interruption.)
M. d'Andrimont. - C'est déjà quelque chose.
M. Frère-Orban. - Et ces hommes capables, dévoués à l'instruction, dont l'honorabilité est. attestée par les anciens magistrats de Rochefort, qui ont en leur faveur les témoignages de quarante pères de famille non suspects qui leur ont confié leurs enfants, M. le ministre les sacrifié aux exigences du clergé.
Il ne s'agit pas ici d'une question religieuse ; il s'agit d'une prétention depuis longtemps formulée par le clergé : il réclame une part d'intervention dans la nomination des professeurs et maîtres des écoles et des collèges. Voilà sa prétention ; il l'a hautement avouée. (Interruption.)
Mais cela est imprimé, M. le ministre ! Cela est imprimé et signé par les évêques. Si vous voulez relire la correspondance qui a été échangée à propos de l'exécution de la loi de 1850, vous y verrez que, sous prétexte de la nécessité de l'homogénéité du personnel enseignant, le clergé a toujours réclamé une part d'intervention dans la nomination des professeurs. Eh bien, c'est à cette prétention que vous cédez. Le clergé vous notifie qu'il n'entrera dans votre école que si vous sacrifiez trois professeurs qu'il désigne ; vous avouez avoir connu cette exigence et il est maintenant constaté que vous l'avez subie.
(page 1555) M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je demande à la Chambre, aussi bien à mes adversaires qu'à mes amis, si, en supposant qu'il n'eût pas été question de l'enseignement religieux, en présence des plaintes du bureau administratif, un ministre, quel qu'il fût, eût hésité un instant à y faire droit ? (Interruption.)
Comment ! les fails n'ont pas été précisés ! Il y a trois plaintes du bureau administratif ; on y expose que ces professeurs dénigrent les autorités communales ; qu'ils ont pris part à des manifestations turbulentes ; qu'à leur exemple les élèves se sont promenés dans les rues en criant : « A bas la crapule ! A bas la calotte ! » Cela est constaté par les rapports du bureau administratif, et je le demande encore à mes adversaires comme à mes amis : le gouvernement pouvait-il, en présence de pareils faits, hésiter un seul instant à faire droit à ces plaintes ?
- Voix à droite. - Non ! non !
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Voilà ce que l'on ne saurait contester, et si l'honorable M. Frère insinue aujourd'hui que le gouvernement, dans les nominations de professeurs, obéit à des injonctions secrètes, je déclare que depuis que je suis à la tête du département de l'intérieur, je n'en n'ai connu aucune. Mais je déclare aussi que je comprends parfaitement que l'évêque de Namur n'ait pas voulu introduire un professeur de religion à Rochefort, s'il était vrai que dans cette même école se trouvaient des professeurs qui disaient qu'ils respectaient la morale, mais qu'en ce qui touchait la religion ils la mettaient de côté.
Si la Chambre est convaincue qu'il faut qu'il y ait dans les écoles moyennes comme dans les écoles primaires une atmosphère religieuse, il est évident que ces professeurs ne pouvaient rien faire qui ne contrariât l'enseignement religieux.
Oui, comme je le disais tout à l'heure, à l'intérieur de l'école, ces professeurs étaient instruits, zélés, dévoués à l'instruction ; mais à côté de cela, il y avait quelque chose de plus à leur demander, c'était qu'ils fussent les dignes interprètes de ces leçons morales qui forment la base de l'éducation publique, et j'aimerais mieux un professeur ayant moins de science et donnant de meilleurs exemples. (Interruption.)
M. de Rossius. - Le moins de science possible ; voilà votre idéal.
M. de Borchgrave. - Le plus d'impiété possible, voila le vôtre. (Interruption.)
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je crois, messieurs, que le sentiment qui doit animer la Chambre et qui doit se répandre d'ici dans fout le pays, c'est que, dans les temps que nous traversons, l'éducation du peuple est un grand devoir social. Si nous ne la comprenons pas telle qu'elle doit être, si nous ne faisons pas en sorte qu'elle exerce une influence salutaire, nous ne nous préparerons que des abîmes et des révolutions.
M. de Rossius. - Donc, pas de science, et la moralité des petits frères.
M. d'Andrimont. - Mieux vaut, d'après vous, l'éducation que donnent les petits frères de la doctrine chrétienne.
- Voix à droite. - La clôture !
M. Bara. - Je demande la parole.
M. le président. - M. Bara, je ne puis pas vous accorder la parole maintenant ; il y a d'autres orateurs inscrits avant vous.
- Des membres. - A demain !
M. Thibaut. - J'ai demandé la parole pendant le discours de M. Frère ; mais comme j'en ai pour assez longtemps et que je suis un peu souffrant en ce moment, je demande également à ce que la suite de la discussion soit remise à demain.
- La séance est levée à 5 heures et un quart.