(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Vilain XIIII.)
M. de Vrints procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
Il donne lecture du procès-verbal de la dernière séance. La rédaction en est approuvée.
M. Reynaert présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« La dame Roubard demande un congé pour Joseph Rouhard, artilleur au 6ème régiment, 43ème batterie de siège. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Godard prie la Chambre de voter le crédit nécessaire à la création d'écoles en nombre suffisant pour satisfaire aux nécessités de l'enseignement primaire étendu à toutes les classes de la société. »
- Même renvoi.
« Le sieur Flauchoit demande l'abolition du serment religieux. »
- Même renvoi.
« L sieur De Kerf prie la Chambre de statuer sur sa réclamation contre la révocation de ses fonctions de commissaire de police de la ville de Binche. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Budingen prient la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer de Tirlemont à Diest et au camp de Beverloo par Oplinter, Neerlinter, Budingen, Geet-Betz, etc. »
- Même renvoi.
« Des bateliers à Tamise se plaignent du préjudice causé à leur industrie par suite de l'abolition de la loi du 5 janvier 1844 et de la libre entrée des sels raffinés et demandent une indemnité pour faire changer leurs bateaux de construction spéciale au transport de l'eau de mer en bateaux de transport ordinaires. »
M. Lelièvre. - Comme cette requête doit soulever diverses questions relatives au batelage en général, je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.
- Adopté.
« Le sieur Colignon présente des observations contre le projet de loi de réforme électorale. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Le sieur Van Herck demande que la loi déclare électeurs pour la Chambre, la province et la commune tous citoyens, âgés de 25 ans, payant 12 francs d'impositions directes et indirectes, additionnels compris, et pouvant produire un certificat constatant qu'ils ont fait un cours primaire complet. »
- Même décision.
« Des électeurs de l'arrondissement de Bruxelles demandent le vote à la commune pour toutes les élections. »
- Même décision.
« Par quatre pétitions, des habitants de l'arrondissement de Bruxelles demandent le volt à la commune pour toutes les élections et le fractionnement du collège électoral en circonscriptions de 80,000 âmes. »
- Même décision.
« Des habitants de Wyngene demandent que la langue flamande soit, en tout, mise sur le même rang que la langue française. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions identiques.
« Des habitants de Spa, auxquels se joignent l'administration de cette ville et celles de Stoumont, La Gleize, La Reid, Francorchamps, Theux, Polleur et Sart, présentent des observations sur le projet de loi ponant suppression des jeux de Spa. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Le sieur Embert EIzewyck, ouvrier batelier à Molenbeek-Saint-Jean, né à Rosendaal (Pays-Bas), demande la naturalisation. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
« M. Clément fait hommage à la Chambre d'un exemplaire :
« 1° De sa fluidométrie approuvée à Saint-Pétersbourg, dans le but d'améliorer la ventilation des houillères de l'empire russe ;
« 2° De son aperçu général de la constitution géologique et de la richesse minérale du Luxembourg. »
- Dépôt à la bibliothèque.
MM. Royer de Behr, Le Hardy de Beaulieu, de Haerne et Van Outryve demandent des congés.
- Ces congés sont accordés.
Il est procédé au tirage des sections pour le mois de mai.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Messieurs, le gouvernement n'a pas à intervenir dans les débats, en quelque sorte personnels, qui ont divisé l'opposition dans vos dernières séances.
Ce sont là des querelles de ménage où noirs n'avons que faire. Je veux, cependant, signaler à ce propos un fait que l'histoire enregistrera et dont la moralité politique pourra faire son profit, ainsi que s'exprime l'honorable M. Frère.
Ce fait, messieurs, le voici :
L'honorable M. Demeur, que l'on vous a représenté comme partisan du suffrage universel, comme un révolutionnaire émérite, a été choisi, au 2 août, pour être le candidat des doctrinaires de l'arrondissement de Verviers.
C'est lui que MM. les doctrinaires verviétois, les soutiens et amis de l'ancien ministère, sont venus chercher à Bruxelles pour me l'opposer, en société de l'honorable M. David. Oui, les doctrinaires, partisans de l'ancien cabinet, n'ont pas reculé, dans cette occasion, devant ce qu'on a appelé si souvent une monstrueuse coalition avec cet affreux radical que l'honorable M. Frère vous a dépeint sous de si sombres couleurs. Et, lorsque la conciliation fut établie et l'accord conclu, un journal que l'honorable M. Frère-Orban ne désavouera certainement pas, le Journal de Liège s'empressa d'annoncer cette bonne nouvelle au monde libéral et à la Belgique attentive.
« Comme nous l'annoncions, disait le Journal de Liège du 26 juillet 1870, l'entente entre les progressistes et les libéraux est faite.
« Ils portent pour le Sénat M. Laoureux. Pour la Chambre MM. David, Muller et... Demeur, avocat à Bruxelles !! »
Messieurs, en présence de ce qui s'est passé à votre dernière séance, ne puis-je dire aux amis de l'ancien ministère, sans vouloir blesser en quoi que ce soit l'honorable M. Demeur : Ah ! quel serpent vous réchauffiez là au foyer doctrinaire ! (Interruption.)
Je n'insiste pas, messieurs, je signale le fait, sans tirer toutes les conséquences qu'il comporte, et j'aborde immédiatement l'objet soumis à l'examen de la Chambre.
Messieurs, je n'ai pas la prétention d'apporter de nouvelles lumières dans une matière qui occupe la Chambre depuis quinze jours et qui déjà précédemment en 1864, 1865 et 1866, a donné lieu dans cette enceinte à des discussions longues et approfondies.
(page 1104) Je viens purement et simplement, messieurs, répondre le plus rapidement possible aux objections qui ont été formulées contre le projet du gouvernement.
Messieurs, on a contesté l'opportunité du projet de loi, son utilité, sa nécessité.
On a été plus loin.
On est allé jusqu'à dire que le pays n'en voulait pas, que le pays, consulté à deux ou trois reprises, avait répudié notre réforme électorale, qu'aujourd'hui encore le pays était indifférent, que les dernières élections n'avaient en aucune façon porté sur cet objet, qu'à droite même on n'en voulait pas, que le gouvernement l'imposait à sa majorité, et l'on ajoutait cependant, d'un autre côté, que le projet devait favoriser les influences territoriales et cléricales, ce qui expliquerait peu comment le cabinet aurait besoin de. l'imposer à sa majorité. M. Rogier disait que le projet était né le 10 novembre 1870, M. Sainctelette lui a donné pour berceau le congrès de Malines et pour pères les Philidors de ce congrès.
Les honorables membres qui ont présenté les observations ont trouvé, au sein même de fa gauche, des contradicteurs qui ont reconnu avec le gouvernement l'utilité, la nécessité, l'urgence de la présentation du projet de loi sur la réforme électorale.
MM. Demeur, Couvreur, Guillery, Van Humbeeck et d'autres membres de la gauche sont tous d'avis que le gouvernement a répondu à un besoin social, à une véritable nécessité en présentant le projet de loi et il n'est pas jusqu'à l'honorable M. Dupont lui-même qui, certes, ne sera pas suspect au cœur de la fraction doctrinaire et prétendument modérée de la gauche, qui n'ait proclamé devant la Chambre la nécessité de la réforme et qui n'ait déclaré haut et clair qu'elle était dans les vœux du pays.
Et comment serait-il possible de contester que la réforme électorale soit dans les aspirations nationales ? Dès 1848, comme on vous l'a déjà dit, la réforme électorale était prévue et annoncée, comme une suite de l'abaissement uniforme du cens au minimum constitutionnel. Cet abaissement était venu rompre l'harmonie, la gradation, l'équilibre de notre législation.
Dès cette époque, M. Castiau demandait l'abaissement du cens pour la commune ; M. de Brouckere, très compétent en cette matière, reconnaissait que le système électoral des communes était susceptible de modifications larges et importantes ; enfin, l'honorable M. Rogier lui-même, sans admettre, il y a vingt-trois ans, le cens uniforme de 10 francs pour toutes les communes, le considérait comme une des dernières limites de ce que pouvait espérer le progrès de l'opinion libérale.
Plus tard la réforme provinciale et communale a figuré au programme présenté par le ministère qui devait se constituer en 1864, elle a fait l'objet de propositions émanant de l'initiative parlementaire.
Le gouvernement précédent lui-même a obéi à une nécessité politique en présentant, en 1867, le projet de loi qui forme aujourd'hui la loi du 30 mars 1870. Mais le tort de ce projet a été de ne contenter absolument personne, sauf ses auteurs ; il n'a satisfait ni la droite ni la gauche, et j'en fournis immédiatement la preuve.
Lors des dernières élections, la réforme électorale a été le programme commun des partis ; partout, dans presque toutes les associations catholiques, comme dans les associations libérales, partout ou presque partout la réforme électorale a été à l'ordre du jour. A Gand, M. d'Elhoungne en faisait un article du programme du libéralisme.
Permettez-moi de vous citer quelques mots du discours qu'il prononçait le 9 juillet à l'association libérale de Gand :
« L'association libérale et constitutionnelle de Gand attend des mandataires futurs du libéralisme aux conseils de la nation, la prompte réalisation :
« 1° De la séparation de l'Eglise et de l'Etat, et comme mesure d'application immédiate de ce principe, la révision de la loi de 1842.
« 2° De la réduction des charges militaires, en tant qu'elle soit compatible avec les nécessités de la défense nationale.
« 3° D'une large extension du droit de suffrage, par la substitution de la capacité au cens, dans les limites de la Constitution.
« Telles sont, messieurs, les résolutions sorties, pour ainsi dire spontanément, de la conférence entre les membres délégués du comité central et MM. les jeunes membres de notre association, qui sont les forces vives de l'opinion libérale, et sur l'énergie desquels le libéralisme peut compter dans la grande lutte prochaine. »
Au convent libéral convoqué à Bruxelles sur l'initiative de l'association d'Anvers, convent présidé par M. Van Humbeeck et auquel assistaient des délégués de la plupart des associations libérales du pays, le même programma était adopté.
Pour rendre hommage à la vérité, messieurs, je dois dire qu'au milieu de ce concert unanime demandant une large extension du droit de suffrage, une voix discordante s'est élevée : c'est celle de l'honorable M, Frère-Orban, au sein de l'association libérale de Liège.
« Nous n'irons pas, disait-il, à l'imitation des Grecs du Bas-Empire, sonder dès aujourd'hui les mystères de la substitution de la capacité au cens, d'où tant de choses sont sorties déjà et d'où tant de choses sortiront encore. »
Voilà, messieurs, quelle était l'altitude du parti libéral, à la veille des dernières élections, sur la question de la réforme électorale.
Que faisait-on, messieurs, du côté des catholiques ? La question était également posée devant les électeurs et il me sera permis, je pense, quoique le mot soit odieux, de faire ici un emprunt à un discours que j'ai prononcé le 2 juin 1870 devant l'association conservatrice de Verviers et dont il a déjà été question, dans cette Chambre, dans un autre débat.
« La première et la plus importante question, disais-je le 2 juin, est, sans contredit, la réforme électorale. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'elle est débattue devant l'opinion ; j'ai déjà eu l'occasion de l'examiner lors d'une discussion soulevée, en 1864, au sein du conseil provincial de Liège, où j'avais l'honneur de siéger.
« A cette époque, je me déclarais partisan d'une large extension du droit de suffrage pour les élections provinciales et communales.
« Je disais alors :
« Pour ma part, je crois que, depuis 1856, l'instruction primaire a fait assez de progrès ; je crois que la presse, depuis la suppression du timbre des journaux surtout, a suffisamment répandu ses lumières dans les couches inférieures de la société ; je crois que la vie politique circule assez dans toutes les parties du pays social pour qu'un abaissement du cens soit devenu nécessaire et puisse être introduit sans inconvénient ; je le crois surtout depuis qu'en 1848, le cens électoral pour les Chambres, qui était antérieurement, dans certaines villes, de 80 florins, a été abaissé au minimum constitutionnel. Pour établir l'harmonie dans les lois électorales, on doit abaisser également le cens pour les élections communales et provinciales. Il y a là une anomalie qu'il faut faire disparaître.
« Ce n'est certes pas pour l'opportunité de la cause et en vue des élections actuelles que je tenais ce langage en 1864. Mes convictions sur la nécessité d'une large réforme électorale, par un notable abaissement du cens pour la province et la commune, n'ont fait que se fortifier depuis lors.
« Prenez-y garde, messieurs ! Ceux qui mettent en avant le principe de la capacité pour se refuser à l'abaissement du cens, introduisent une nouveauté qui sourit à première vue, mais qui, en réalité, ne peut avoir d'autre effet que d'ajourner indéfiniment, toute réforme sérieuse...
« Si l'on adopte, en effet, la capacité comme seul fondement du droit de suffrage, on sape, par la base, la Constitution et nos institutions.
« Si on combine la capacité avec le cens, les résultats pratiques seront nuls, l'augmentation des électeurs est insignifiante.
« Puis, qu'entend-on par capacité ? Est-ce une capacité sérieuse, réelle, une véritable capacité politique, un diplôme, l'exercice d'une fonction ? Dans ce cas, vous constituez une véritable oligarchie, une caste : la caste des mandarins lettrés.
« Que deviennent, dans ce système, les petits industriels, les petits négociants, les agriculteurs, les artisans qui contribuent certes autant que les diplômés à la prospérité nationale et au développement de la richesse publique ?
« Si l'on n'exige pas le diplôme ou l'exercice d'une profession, si l'on n'exige que la condition de savoir lire et écrire, quelle garantie cette condition présente-t-elle au point de vue politique et social ?.,.
« Je préfère le suffrage universel purement et simplement.
« Je ne puis entrer plus avant dans l'examen de cette question si vaste, si complexe.
« Selon moi, messieurs, tant que la Constitution est debout, il faut, dans la poursuite d'une réforme électorale, en respecter l'esprit et le texte : appelons au suffrage provincial et communal le plus grand nombre de citoyens qu'il est possible d'y appeler sans dommage pour la chose publique ; ces nouveaux appelés deviendront des hommes d'ordre, intéressés à la conservation d'institutions qui leur attribueront un rôle dans la gestion des affaires. Faisons une expérience, dans les limites constitutionnelles, pour la province et la commune et les résultats de cette expérience décideront de notre conduite pour l'avenir.
« En cette matière, qui touche aux intérêts vitaux, essentiels de la société, il faut se défendre de ce qu'un grand orateur appelait récemment l'esprit néfaste de la France, l'esprit d'imprudence et de précipitation révolutionnaire. Il faut procéder graduellement, progressivement.
(page 1105) « Mais ce qu'il y a de plus détestable, c’est de ne rien faire, c’est de ne vouloir de la réforme électorale ni en un acte, ni en deux actes, c'est de produire un projet analogue à celui que le gouvernement a récemment fait voter et qu'il n'a pas encore promulgué, tant il est dérisoire dans ses résultats. Ne rien faire, se croiser les bras, c'est fournir des armes aux hommes de désordre.
« Rien n'est plus dangereux et plus anticonservateur que la résistance aveugle, obstinée aux aspirations légitimes de tout un pays. »
La question de la réforme électorale dans les limites constitutionnelles était donc posée en termes explicites devant les électeurs de l'arrondissement de Verviers.
L'honorable M. Malou la posait, à son tour, en des termes non moins précis et formels devant les électeurs de Saint-Nicolas. Voici ce qu'il disait :
« Nous voulons aussi, messieurs, le progrès politique. Nous, les rétrogrades, nous demandons une large extension du droit de suffrage. Je ne me préoccupe pas de rechercher qui profitera de cette réforme, je me préoccupe de l'intérêt et du droit du pays. Nous demandons cette réforme dans les limites constitutionnelles.
« Eh quoi ! lorsqu'on a sacrifié des millions à l'enseignement, après quarante ans de discussion et de vie constitutionnelle, pourrait-on refuser la participation plus large du peuple aux affaires du pays ? Ce serait une erreur, une faute, une impossibilité, et j'aimerais à en découvrir la source ailleurs que dans les calculs intéressés des partis.
« Mais, je l'ai dit, cette réforme je la restreins aux limites constitutionnelles. Je ferai tous mes efforts pour empêcher que, sous un prétexte quelconque, on touche à notre pacte fondamental. Toute mesure qui aurait ce caractère nous mènerait dans une voie fatale. Un membre éminent de la législature le disait naguère dans une réunion de la droite : « La Constitution est notre lien national le plus fort, c'est presque la nation elle-même... » Si nous trouvons là une barrière, respectons-la, car franchir celle-ci ce serait nous exposer à en voir tomber d'autres qui protègent et conservent nos libertés les plus chères, nos droits les plus précieux. Dieu sait tout ce que nous perdrions si jamais on touchait d'une main imprudente à l'œuvre du Congrès. Cette limite est un droit du pays, c'est le gage de sa sécurité comme de son avenir : il faut la respecter.
« Mais, dans ces termes, je demande une large réforme ; je n'en ai pas peur, et, fussé-je tenté de m'effrayer, la peur de nos adversaires suffirait pour me guérir. »
Je demande pardon à la Chambre de ces citations un peu longues ; mais elles ont une haute importance ; elles prouvent que jamais question n'a été soumise plus nettement au pays.
Les corps électoraux de Verviers et de Saint-Nicolas l'ont résolu dans le sens du projet du gouvernement. Ils se sont déclarés partisans du développement des libertés publiques par une large extension des droits de suffrage.
Et remarquez-le, messieurs, je ne cite ici que des localités essentiellement industrielles, sur le sort futur desquelles on a manifeste les plus vives alarmes. Il s'agit de deux arrondissements, Saint-Nicolas et Verviers, l'un flamand, l'autre wallon.
Dans l'un et l'autre les censitaires industriels ne se sont pas alarmés de ce projet de réforme ; au contraire, ils l'ont approuvé, sanctionné de leur vote ; Flamands et Wallons se sont donné la main sur la réforme dont il s'agit, et c'est à tort qu'on est venu parler ici de la division du pays en deux camps à propos du projet que nous avons eu l'honneur de soumettre à vos délibérations.
Ainsi, messieurs, le pays veut une réforme ; le pays la réclame ; il veut une large extension du droit de suffrage, et le gouvernement, en la proposant, a répondu à une véritable nécessité publique, il se conforme à la règle des pays libres : le gouvernement du pays par le pays.
Messieurs, plus le débat avance, plus il est évident que tous les esprits impartiaux, dégagés de prévention, doivent se rallier à la formule simple, claire, logique, impartiale, proposée par le gouvernement. En dehors de cette formule, vous n'avez que confusion, obscurité, difficultés pratiques insurmontables.
Il y a, à gauche, autant de projets, autant d'amendements que de têtes. C'est une véritable tour de Babel ; c'est la confusion des panacées. On ne s'entend absolument sur rien.
Nous, au contraire, nous avons un projet simple, clair, logique, comme je le disais, appréciable par tout le monde, un projet dont les conséquences pratiques, certaines et positives sont démontrées par des documents officiels. (Interruption.)
Je ne parle pas des conséquences politiques de la réforme dans l'intérêt d'un parti. Notre projet n'a pas été conçu pour fixer la suprématie d'une opinion ; c'est une œuvre juste, impartiale, nationale. (Interruption.) Le projet n'a été présenté que dans un seul but, dans le but de donner satisfaction au sentiment du pays, clairement manifesté. C'est une œuvre désintéressée de conservation par le progrès.
On est allé jusqu'à représenter les auteurs et les partisans du projet comme des ennemis de nos libertés publiques.
C'est une vieille accusation contre laquelle proteste notre histoire nationale. On oublie que ce sont les catholiques qui ont fait la Constitution de 1831. Ils étaient en grande majorité au Congrès national. Ils n'ont pas reculé alors devant l'établissement des libertés les plus larges. Et aujourd'hui, par esprit de prévoyance et sans préoccupation d'intérêt de parti, ils n'hésitent pas à élargir les bases de nos libertés publiques, en appelant un plus grand nombre de nos concitoyens à l'exercice du droit précieux d'élire leurs mandataires à la commune et à la province.
- Des membres. - Très bien !
M. Cornesse, ministre de la justice. - Messieurs, une chose qu'on perd trop de vue dans ce débat, c'est que nous vivons sous l'empire d'une Constitution qui nous domine tous. Nous ne sommes pas dans un congrès d'idéologues et de penseurs, où toutes les théories peuvent être émises et développées.
Nous ne sommes pas une assemblée constituante pouvant bâtir sur terrain nu et y édifier à nouveau.
Nous sommes une assemblée de législateurs dont la liberté est restreinte, limitée par une loi supérieure, la Constitution, à laquelle nous ne pouvons porter atteinte dans son texte ni dans son esprit. La Constitution détermine la sphère dans laquelle nous devons nous mouvoir et nous ne pouvons en sortir sans violer notre serment.
Lorsqu'une proposition a été faite au début de la session pour réviser les articles 47 et 53 de notre pacte fondamental, il s'est élevé de tous les bancs d'unanimes et éloquentes protestations contre l'inopportunité et les dangers de pareille proposition. Il est donc essentiel, dans la réforme que le pays a voulue, de rester dans les limites constitutionnelles.
Messieurs, il est une chose incontestable, c'est que la Constitution a établi le cens comme base du droit électoral, que le cens est la pierre angulaire de tout notre édifice politique.
Je sais bien que le texte, la lettre n'existe pas pour les élections à la commune et à la province, mais le texte est formel pour les Chambres législatives. Peut-on admettre que le Congrès national, si sage, si prévoyant, ait consacré comme une règle nécessaire le cens pour les élections à la Chambre des représentants et au Sénat, et qu'il ait permis d'en faire table rase pour les élections provinciales et communales ?
M. Frère-Orban. - C'est M. d'Anethan qui dit cela.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Il n'est pas possible de l'admettre ; contestez vous ce point ? En ceci, je pense, nous sommes d'accord.
M. Frère-Orban. - Je dis que c'est l'honorable M. d'Anethan qui a dit cela.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Vous êtes dans l'erreur, et votre interruption est étrange et ne se justifie pas ; car enfin, j'abonde, en ce moment, dans un ordre d'idées que vous avez vous-même développé ici.
M. Frère-Orban. - Je parle de votre collègue.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Il vous prouvera aisément que vous êtes dans l'erreur.
Je continue et je dis que ce serait prêter au Congrès une véritable absurdité, passez-moi le mot, que de supposer qu'établissant le cens pour les élections législatives il eût eu la pensée de permettre qu'on en fit table rase dans les élections provinciales et communales.
Que résulterait-il, en effet, messieurs, de cette dualité de notre régime électoral ? Le gâchis, l'anarchie, rien autre chose. Les pouvoirs électifs émanant de sources radicalement différentes, ce serait le désordre, le chaos, et le Congrès, si sage, si pratique, si logique, n'a pu vouloir pareille énormité. C'est faire outrage à sa mémoire que de le supposer. Aussi, pour rester dans l'esprit de la Constitution, il faut que toute réforme provinciale et communale soit basée sur le cens. Tant que la Constitution sera debout, on ne pourra faire autre chose.
Le cens, remarquez-le, n'est pas seulement à la base de nos institutions, il est aussi au sommet : le sénat, la première chambre, est composée de censitaires.
- Un membre. - Le sommet !
(page 1166) M. Cornesse, ministre de la justice. - Oui, le Sénat est, à coup sûr, avec la Chambre des représentants, le sommet de notre système représentatif.
M. Coomans. - Il peut bien y avoir deux sommets, comme il y a deux tours à l'église Sainte-Gudule. (Interruption.)
M. Cornesse, ministre de la justice. - Le Congrès national, messieurs, a t-il bien fait en choisissant le cens comme la pierre angulaire de notre édifice politique ?
Je dis, oui, messieurs, et nous serions ingrats envers le Congrès, si nous attaquions aujourd'hui son œuvre admirable, qui nous a donné quarante années d'une prospérité sans égale, tandis que tant de malheurs et de calamités désolaient les nations voisines.
Le cens est comme le ciment de nos institutions démocratiques. En dehors du cens et de la royauté héréditaire, il n'y a rien qui fasse contrepoids à l'élément si profondément démocratique de nos institutions nationales.
Le Congrès a donc fait acte de sagesse et de prévoyance en choisissant comme base le cens, qui est le signe matériel, sensible, palpable de l'intérêt à la chose publique.
Il n'a pas été introduit exclusivement comme présomption d'instruction, de capacité, mais comme présomption d'ordre, d'indépendance, d'intérêt à la bonne gestion des affaires publiques.
L'avantage du cens, c'est d'être un signe positif, certain ; ce n'est pas une qualité ou condition dépendant du jugement des. hommes, pouvant recevoir des applications arbitraires, restrictives ou extensives.
Sans doute le cens, à certains égards, est également une garantie de discernement et d'intelligence, car celui qui possède quelque chose est mieux à même de s'instruire que ceux qui ne possèdent rien.
Le cens a un autre avantage au point de vue démocratique, il est accessible à tous ; chacun peut y arriver par le travail, par la moralité. Il est un stimulant pour le travail, pour la prévoyance, pour l'économie, pour l'épargne.
Le législateur constituant a dit à l'ouvrier : Lorsque vous arriverez à posséder tel bien, à exercer telle profession qui vous fera payer un impôt direct, vous serez associé à la vie politique active !
Le Congres a ainsi encouragé le développement de la richesse et de la prospérité publique.
Mais pour que le cens soit réellement démocratique, pour qu'il produise les résultats que je viens d'indiquer, il faut qu'il ne soit pas trop élevé, qu'il soit facilement accessible.
Le cens élevé n'a jamais rien sauvé. Sous la Restauration, le cens était de 300 francs pour l'électeur et de 1,000 francs pour l'éligible ; eh bien, ce cens élevé n'a pas empêché le trône de Charles X de tomber dans un jour d'émeute.
Sous la monarchie de Juillet, il fallait payer 200 francs pour être électeur et 500 francs pour être éligible.
Les réformistes, il vous en souvient, réclamaient une réforme parlementaire et un abaissement du cens. Vous n'avez pas oublié les fameux banquets et les manifestations qui précédèrent la révolution de février. On resta sourd à toutes les réclamations, on se boucha les oreilles ; on prétendit que le régime dont jouissait la France était l'idéal, qu'il n'y avait rien à y changer.
Eh bien, malgré les qualités éminentes d'un grand ministre qui est l'une des gloires de la France, la monarchie de Juillet fut renversée et Louis-Philippe alla mourir en exil. Le cens élevé ne sauva ni les institutions ni la dynastie.
Et alors, messieurs, la France passa d'une extrémité à l'autre ; elle ne sut pas prendre un juste milieu ; elle supprima complètement le cens.
On brisa le frein. On établit un régime dont les conséquences se déroulent aujourd'hui sous nos yeux.
Nous, messieurs, nous n'avons pas eu ces embarras, ces malheurs et ces chutes. La Belgique s'est maintenue forte, honorée, respectée au milieu des conflagrations extérieures les plus graves. Elle a échappe aux dangers et surmonté tous les obstacles.
Pourquoi ? Quelle est l'une des causes et peut-être la principale de cette heureuse fortune ? Ah ! c'est que le Congrès avait créé le cens et qu'au milieu de la crise on a pu abaisser cette barrière sans avoir le pouvoir de la supprimer complètement. Le minimum du cens a été en quelque sorte comme une digue qui a empêché la vase démagogique de submerger notre pays et ses institutions.
Le cens, messieurs, ne doit donc pas être l'objet de nos malédictions ; les Belges qui aiment leur pays doivent reconnaître que l'œuvre du Congrès était sage, qu'elle a assuré notre bonheur et notre prospérité.
Nous avons donc dû maintenir le cens, et nous l’avons maintenu en l’abaissant considérablement ; et en ce faisant, nous n'avons fait que rétablir l’équilibre rompu dans notre législation.
Aujourd'hui, messieurs, si le projet de loi du gouvernement est admis, on sera électeur à la Chambre en payant 42 fr. 32 c., électeur au conseil provincial en payant 20 francs, électeur au conseil communal en payant 10 francs.
Il y a donc une hiérarchie d'après l’importance des mandats que les électeurs sont appelés à conférer.
Et c'est à tort que l'honorable M. Sainctelette, dans une de vos dernières séances, est venu contester la bonté et la justesse de cette gradation que le projet de loi établit.
L'honorable M. Sainctelette a dit : Nous n'avons, en Belgique, que deux personnes civiles nécessaires, l'Etat et la commune. La personne intermédiaire, la province, pourrait être supprimée sans aucun inconvénient. Ses attributions sont moins importantes que celles des communes, et l'on ne conçoit pas pour la province un cens plus élevé que celui qui est fixé pour la commune.
L'honorable M. Sainctelette n'y a, évidemment, pas réfléchi.
La province nomme la députation permanente.
Les députations permanentes sont les tutrices des communes. Elles exercent dans notre régime politique des attributions extrêmement importantes, et, par conséquent, ceux qui nomment les tuteurs doivent offrir plus de garanties que ceux qui nomment les pupilles.
Cela est dans l'ordre ; il en a toujours été ainsi. Le cens provincial a toujours été chez nous le même que le cens pour les élections générales. Aujourd'hui nous le diminuons, nous le réduisons à 20 francs.
Si donc l'honorable M. Sainctelette a développé une idée dans laquelle il a foi, ce dont je suis convaincu, il doit admettre notre système et reconnaître que nous abondons dans son sentiment en fixant le cens provincial à un taux moins élevé que celui du cens législatif.
Messieurs, le cens législatif est le même partout. Le cens communal, au contraire, varie selon les localité. Ainsi, dans 2,021 communes, le cens est aujourd’hui de 15 franc. Dans 21 communes, il est de 42 fr. 32 et dans les autres, il varie de 20 à 40 francs.
Pourquoi cette anomalie. Je voudrais que l'on me donnât une explication un peu plausible de cette inégalité entre les Belges.
Je suis étonné de voir nos adversaires plaider aujourd'hui la cause du cens différentiel.
Ce que nous faisons aujourd'hui est favorable aux villes.
Pour les 2,021 communes rurales, la réforme n'a guère d'importance. C'est seulement une diminution de 5 francs. Le cens est réduit de 15 à 10 francs. Aussi, personne ne s'en effraye. L'honorable M. Dumortier lui-même ne s'est pas le moins du monde alarmé de cette partie de la réforme. Je crois qu'à gauche personne ne s'en émeut davantage.
Dans les villes, le cens descendra au niveau du cens des campagnes. Tous les Belges seront égaux devant la loi. Quiconque versera telle quotité d'impôts sera électeur dans le pays entier. Le cens sera le même à Bruxelles que dans le dernier village du pays.
Nos adversaires nous disent : Prenez garde, vous allez atteindre dans les villes des couches dangereuses.
Vous allez toucher à un élément mauvais, ignorant, un élément où l'Internationale pourra faire ses recrues.
C'est de la population de nos grandes villes que l'on parle ainsi !...
Mais, messieurs, c'est la répudiation de tout ce qu'a toujours soutenu la gauche jusqu'aujourd'hui.
J'avais toujours entendu répéter dans les rangs de la gauche que les villes sont des foyers de lumières, que c'est là que règne l'intelligence, que l'instruction est répandue ; c'est là que circule la vie politique.
On a même été jusqu'à classer quelquefois les représentants dans cette Chambre en deux catégories : les représentants du pays intelligent, ceux des villes et les représentants de l'ignorance, les ruraux, comme on dit ailleurs. (Interruption.) Dans les campagnes, il n'y a que des charrues croyant en Dieu, des gens soumis à toutes les influences cléricales et territoriales, les serfs de la noblesse et du clergé.
Les villes, au contraire, sont des foyers de lumière. Et aujourd'hui parce que le gouvernement présente une réforme toute dans l'intérêt des villes, nous voyons nos adversaires retourner la thèse, prétendre qu'on peut descendre dans les campagnes, sans aucun dommage pour la chose publique, mais que si l'on descend au même niveau dans les villes, l'anarchie et le désordre vont s'établir en maîtresses dans nos cités, nous n'avons qu'à nous voiler la face, tout est perdu !
- Une voix à gauche. - C'est M. Dumortier qui dit cela.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Etes-vous d'un avis contraire ?
(page 1107) M. Bara. - Mais certainement.
M. Cornesse, ministre de la justice. - Nous sommes donc d'accord.
M. Bara. - Pas du tout.
M. Cornesse, ministre de la justice ; - Et vous n'avez plus à critiquer la réforme que nous présentons. De deux choses l'une : ou bien tout ce qui a été dit de l'élévation intellectuelle des villes n'était que pure tactique ou les alarmes qu'on affecte aujourd'hui sont vaines !
Notre réforme est donc libérale, elle est démocratique dans le bon sens des mots ; elle est conçue surtout dans l'intérêt des villes, c'est là qu'elle produira les résultats les plus féconds, et il est étrange, vraiment, que ce soit sur les bancs de la gauche qu'elle rencontre le plus grand nombre d'opposants. (Interruption.)
Notre réforme a un autre avantage considérable, c'est celui de proportionner le nombre des électeurs à celui de la population.
Messieurs, jusqu'aujourd'hui notre système électoral communal présente cet étrange anomalie que les communes en dessous de 2,000 urnes ont par mille habitants un nombre d'électeurs plus considérable que les villes ; il y a dans les communes au-dessous de 2,000 âmes 58 électeurs par 1,000 habitants ; dans les grands centres, au contraire, il n'y en a que 39.
Eh bien, cela est-il juste ? Est-il juste que la population des grands centres, des grandes communes, des grandes villes compte moins d'électeurs, proportion gardée, que les communes d'une importance moindre ? Non, il y a là une anomalie qu'il faut faire disparaître et le projet de loi du gouvernement tend précisément à ce but. L'égalité complète ne peut être établie. Malgré l'abaissement da cens à 10 francs dans les grands centres, les communes rurales conserveront encore l'avantage.
La proportion entre la population et le nombre des électeurs restera, après la réforme, plus considérable dans les petites communes que dans les grands centres.
On a de fausses idées sur les cotes de contribution ; ou pensait généralement, non dans cette Chambre, tout le monde y connaît trop bien la question ; mais en dehors de cette enceinte, on pensait généralement que le cens étant réduit des trois quarts, les corps électoraux de Bruxelles et des vingt et une principales communes allaient être doublés, triplés, quadruplés. Eh bien, rien n'est plus inexact...
Les petites cotes dans les grands centres diminuent considérablement ; les cotes entre 42 fr. 32 c. et 10 francs sont en petit nombre. Et les effets de la réforme à Bruxelles seront d'adjoindre au corps électoral environ 2,000 électeurs nouveaux.
Voilà quels seront les résultats de notre réforme ; ce n'est donc pas, comme on se l'imagine, l'appel d'un nombre d'électeurs double ou triple de celui qui existe aujourd'hui. Ce n'est donc pas un corps électoral énormissime que nous allons constituer.
A Bruxelles, 2,000 électeurs de plus sur un corps électoral qui en compte aujourd'hui 7,000 ! Voilà, messieurs les conséquences exactes du projet de loi. Y a-t-il là de quoi s'effrayer, de quoi redouter la prépondérance des masses ignorantes ou serviles, de quoi présager un avenir gros de périls ?
Nos adversaires sont assez gênés de la situation qui leur est faite : on est toujours mal venu à s'opposer à l'extension des libertés publiques ; ce n'est certes pas une cause populaire que celle qui consiste à venir dire : Vous ne pouvez pas appeler une certaine catégorie de citoyens à l'exercice du droit de suffrage. Pour justifier une pareille thèse, il faut des raisons graves, et l'on en cherche, messieurs, des raisons. On dit : Mais vous allez appeler le prolétariat, vous allez appeler la plèbe à exercer le droit de suffrage.
Mais, messieurs, rien de tout cela n'est vrai : nous appelons, par notre projet, au droit de suffrage la partie la plus intéressante de toute notre population, nous appelons les petits négociants, les petits commerçants, les petits industriels, les cultivateurs, les fermiers, les petits pensionnés ; enfin toute une classe de gens qui payent un petit tribut à l'Etat ; mais qui, par nécessité de position, sont conservateurs, moraux, économes, et ne peuvent se maintenir et s'élever que par le travail et la bonne conduite.
Il n'est donc pas vrai de dire que nous jetons les bases dit suffrage universel, que le pas que nous faisons soit un acheminement vers le suffrage universel ; il n'en est absolument rien. (Interruption.)
Comment ! messieurs, sur 1,400,000 citoyens mâles et majeurs, nous n'en appelons que 355,000 à l'exercice des droits électoraux ; il y en aura encore 1,045,000 qui ne seront pas appelés à l'exercice du droit de citoyen dans ma sphère la plus humble ! Qu'on ne dise donc pas que nous marchons au suffrage universel ; qu'on ne dise pas que nous appelons à l'électorat des éléments anarchiques ; que nous sommes des insensés... Mais, messieurs, Si cela était vrai, il faudrait en conclure que notre pays est bien malade. Si la nouvelle couche de citoyens que nous appelons à l'électoral était tellement gangrenée qu’elle dût faire crouler nos institutions, nous conduire à l'anarchie, on aurait le droit de dire que notre pays n'est plus digne de ses institutions.
Et c'est devant l'Europe attentive à nos débats, qu'on vient nous tenir un pareil langage ! Au milieu de la dernière crise que nous avons traversée, l'Europe s'est préoccupée, anxieuse et attentive, du sort que les événements pouvaient réserver à la Belgique. En ce moment même nous avons reçu un témoignage éclatant de la sympathie et de l'estime dont notre pays jouit à l'étranger, par le choix de notre capitale pour la réunion des plénipotentiaires chargés de signer le traité de paix entre nos deux puissants voisins. (Interruption.)
Et c'est dans un pareil moment qu'on vient représenter notre pays tantôt comme un foyer d'anarchie, un nid de démagogues ; tantôt comme un foyer de réaction. Eh bien, je dis que c'est calomnier notre pays devant l'Europe que de tenir un pareil langage.
- Voix à droite. - Très bien !
M. Cornesse, ministre de la justice. - Nous pouvons faire appel a la classe moyenne, à la petite bourgeoisie : nous pouvons l'émanciper, l'appeler au droit de suffrage, sans compromettre aucun intérêt vital, essentiel, sans compromettre l'ordre public et la marche régulière de nos institutions.
Je ne sais pas quel est le parti politique qui profitera le plus de la réforme. Mais ce que je sais, c'est qu'aucun intérêt social ne sera par elle mis en péril.
La Belgique sera après la réforme ce qu'elle est aujourd'hui ; une nation sage, modérée, ayant la conscience de ses devoirs et ne donnant à personne de prétexte pour lui susciter de mauvaises querelles et mettre en doute son attachement à la cause de l'ordre et de la liberté. Il n'y aura de plus que quelques milliers de citoyens associés plus activement à la vie publique.
- Voix à droite. - Très bien !
M. Cornesse, ministre de la justice. - On nous dit encore que notre réforme est favorable à l'ignorance ; on dit que nous appelons les ignorants au scrutin, les ignorants et les fanatiques probablement. Cela est complètement inexact, messieurs, et il me suffira d'un chiffre pour le prouver. Dans les 1,400,000 citoyens mâles et majeurs que compte la Belgique, il en est environ un quart d'illettrés. Les trois autres quarts savent lire et écrire. Les statistiques les plus pessimistes ne vont pas au delà.
Eh bien, de ces 1,400,000 citoyens mâles et majeurs, un quart seulement va être appelé au droit de suffrage communal ; il restera donc en dehors du droit électoral une moitié de tous les citoyens sachant lire et écrire.
Voilà la vérité vraie. Voilà un chiffre brutal qui prouve clairement que les citoyens que nous appelons savent réellement lire et écrire, ne sont pas des ignorants ; ce sont des citoyens qui ont profité du bienfait de l'instruction, qui ont profité des sacrifices énormes que le pays s'est imposés ; car s'il était vrai que les citoyens que nous appelons à l'exercice du droit de suffrage ne savent ni lire ni écrire, je dirais que les fonds de la Belgique ont été gaspillés ; que les allocations énormes qu'elle a consacrées à l'enseignement primaire ont été des fonds absolument perdus.
Les citoyens que nous appelons à exercer leur droit sont donc des citoyens instruits, offrant des garanties d'ordre, d'indépendances et de' lumières.
Mais on nous dit : « Il faudrait du moins la capacité ; il faudrait une capacité particulière. »
Messieurs, ce mot de capacité fait bon effet. Ceux qui l'emploient se posent volontiers en grands amis des lumières et de l'instruction, tandis que leurs adversaires sont représentés comme les partisans de l'ignorance. Mais si l'on va au fond des choses, ce mot de capacité, cette capacité prétendue est un mirage trompeur qui séduit à la première vue, qu'on suit volontiers, mais qui, en dernière analyse, conduit à la restriction et au privilège. Vous allez le voir.
D'abord, nos adversaires ne savent pas trop ce qu'ils veulent faire de la capacité.
Trois systèmes sont en présence :
Les uns veulent faire de la capacité la base exclusive du droit électoral. C'est un système radical et révolutionnaire. Il a, je crois, été développé par l'honorable M. d'Elhoungne à l'association libérale de Gand et c'est celui qui a été exposé par plusieurs orateurs dans cette enceinte. En d’autres termes, c’est la substitution de la capacité au cens ; dans ce système, on fait litière du cens et la capacité le remplace.
A côté de cette opinion, il y a ce que j'appellerai la juxtaposition de la (page 1108) capacité au cens, c'est-à-dire qu'on maintient le cens comme source du droit de voter en faisant produire le même effet à la capacité sous la réserve d'en définir utilement les conditions.
Il y a une troisième opinion : c'est celle qui, a côté du cens, exige, comme complément du cens, une certaine mesure de capacité.
Voilà les trois opinions qui se sont produites.
Quant aux deux premières, il est évident qu'elles violent ouvertement la Constitution, il est évident que le jour où l'on aura introduit pour la commune. t pour la province le droit de la capacité seule, il faudra nécessairement ouvrir les portes à une capacité pour les élections législatives.
C'est donc une proposition qui tend nécessairement et fatalement à une révision de la Constitution. C'est le bélier avec lequel on la battra en brèche ; c'est un germe de décomposition que l'on veut introduire dans notre système politique, c'est une véritable révolution constitutionnelle.
Je comprends cette opinion de la part de ceux qui sont partisans de la révision de la Constitution, je comprends que les vingt-trois membres qui regardent cette révision comme une nécessité, je comprends, dis-je, que ceux-là demandent la substitution de la capacité au cens.
Mais ceux qui sont d'avis que toucher à la Constitution serait un véritable danger public ; que c'est un édifice sur lequel nous devons nous garder de porter la main ; que notre Constitution est notre sauvegarde à tous et qu'elle consacre, en définitive, des principes que tout le monde doit défendre ; que notre Constitution est la meilleure, la moins imparfaite de toutes les Constitutions du continent ; ceux, dis-je, qui pensent ainsi commettraient la plus lourde faute en préconisant la substitution de la capacité au cens dans les élections communales ou provinciales.
Mais, dit-on, on peut au moins, à côté du cens, exiger une condition de capacité.
La capacité, qu'est-ce donc ? On ne s'entend pas sur sa définition, on ne peut en donner la mesure.
Les uns la font consister dans un diplôme, les autres dans un examen. D'autres la font dériver de la fréquentation d'une école moyenne, d'autres encore la font dériver de la fréquentation d'une école primaire.
Il en est enfin qui ne veulent que la condition de savoir lire et écrire. Et qu'est-ce que savoir lire et écrire ? N'est-ce que l'opération purement mécanique ? Si c'est cela, il est inutile d'introduire cette disposition dans la réforme que nous présentons, je viens de vous démontrer par des chiffres que les nouveaux électeurs sauront probablement tous lire et écrire.
Savoir lire et écrire !... Si ce n'est pas l'opération purement mécanique, il faudra alors bien préciser ce que l'on entend par là.. Si c'est le système de l'honorable M. Couvreur, on aboutit à une restriction considérable du nombre des électeurs, et au lieu d'avoir fait une réforme pour l'extension du droit de suffrage, nous aurons fait une réforme qui éloignera un grand nombre de citoyens de l'urne électorale.
Si, abandonnant la théorie, on se transporte sur le terrain de l'application, on rencontre des difficultés tellement considérables qu'il est impossible d'aboutir. Nous ne pouvons donc entrer dans cette voie où certains esprits voudraient engager le gouvernement.
Au début de cette discussion, messieurs, nous avons cru que l'on pourrait arriver à une formule pour déterminer exactement ce que c'était que savoir lire et écrire, mais aujourd'hui chacun doit être convaincu qu'une formulé exacte et pratique est introuvable.
Messieurs, les droits de la capacité, je comprends qu'on les réclame comme tempérament d'un cens élevé. Je comprends jusqu'à un certain point, par exemple, l'idée du congrès libéral, qui demandait, en 1846, le minimum du cens constitutionnel pour les capacités, parce que le cens était alors fort élevé ; il était de 80 florins dans les villes.
Mais avec le cens bas, avec le cens de 10 francs, où seront donc les capacités destituées du droit électoral ? L'honorable M. Frère, dans une circonstance solennelle, disait lui-même que la réforme réclamée par le congrès libéral ne devait avoir que des conséquences assez restreintes, que le nombre des capacités ne payant pas le cens n'était pas considérable, que, par conséquent, on ne devait pas s'alarmer le moins du monde d'une pareille réforme.
Le nombre en sera infiniment restreint. On demande donc d'établir un système dangereux dans un but problématique et sans utilité réelle, puisqu'il résulte de tous les documents qui vous ont été fournis, que tous ceux que nous appelons seront dans la condition voulue de capacité nécessaire, c'est-à-dire sauront parfaitement lire et écrire.
Messieurs, le projet du gouvernement, à tous égards, donne satisfaction aux aspirations légitimes du pays. Il est sage, il est modéré, il est juste, désintéressé ; il est constitutionnel surtout. Il ne doit donner d'inquiétudes à personne. Les éléments que nous appelons sont des éléments excellents ils offrent toute garantie à l'ordre, à la conservation sociale : nos grandes communes ne seront pas désorganisées ; il n'y a rien à craindre à cet égard.
Le citoyen quand il est appelé à exercer son droit, quand on lui remet son bulletin et qu'il doit se rendre au scrutin, a le sentiment de sa dignité ; vous l'élevez ; vous lui donnez une haute idée de lui-même. Eh bien, tous ceux que vous allez appeler se sentiront la dignité du citoyen et deviendront de fervents défenseurs de nos institutions.
Messieurs, je ne crois pas devoir entrer dans l'examen détaillé de tous les amendements qui ont été produits. Ces amendements ont été successivement démolis par les orateurs qui se sont succédé ; il n'en reste plus rien.
Je terminerai par un appel à tous ceux qui veulent réellement une large extension du droit de suffrage. Ceux-là doivent se rallier au projet du gouvernement.
En dehors de ce projet, rien de pratique, rien de précis, rien de net ; tout est obscurité, confusion ; et par conséquent, messieurs, ceux-là qui ont réellement dans l'âme des sentiments démocratiques, des sentiments libéraux, qui veulent faire un pas en avant, en sachant parfaitement bien ce qu'ils font, ceux-là se rallieront au projet du gouvernement et voteront les mesures que nous avons l'honneur de vous proposer.
- Des membres. - Très bien ! très bien !
- M. de Naeyer remplace M. Vilain XIIII au fauteuil.
M. Couvreur. - Messieurs, en face du projet du gouvernement, dont la Chambre vient d'entendre la défense, se présente un contre-projet délibéré et signé par un certain nombre de membres de la gauche, lesquels, quoi qu'on en ait dit, sont parfaitement d'accord sur toutes les prémisses et sur toutes les conséquences de ce contre-projet.
Je suis un des signataires de ce contre-projet, et comme, dans les séances antérieures, il a été attaqué et critiqué autant à gauche qu'à droite, je vais essayer de répondre, à ces attaques et à ces critiques.
J'ai d'abord une observation à présenter pour écarter un malentendu qui a été fort exploité.
Dans sa forme, l'amendement relatif à la constatation de la connaissance de la lecture et de l'écriture, que j'ai présenté, se rattache au projet du gouvernement ; c'est, en effet, avant l'adoption de l'article premier de ce projet, que nous comptons le soumettre au vote de l'assemblée ; mais il ne s'y adapte qu'en ordre subsidiaire. En réalité l'amendement est le complément du contre-projet développé déjà par MM. Jottrand et Demeur.
Cet amendement, je l'ai développé lorsque les signataires du contre-projet ont été mis en demeure par l'honorable ministre de l'intérieur et par l'honorable M, Coomans, d'expliquer comment ils entendaient organiser le paragraphe de leur proposition relatif à la connaissance de la lecture et de l'écriture. Il n'y a donc pas de contradiction entre les deux propositions, l'une complète l'autre.
Ces deux amendements, messieurs, portent la signature d'hommes qui croient représenter les aspirations et les besoins de la génération à laquelle ils appartiennent.
Et cependant, si nous devons nous en rapporter à un discours prononcé, il y a quelques jours, dans cette enceinte, ces hommes ne seraient, en réalité, que de grands enfants, ne sachant pas trop ce qu'ils veulent, en désaccord entre eux, groupés autour d'une phrase cabalistique que chacun d'eux interprète à sa façon, allant au suffrage universel sans le savoir, de bonne foi, et préconisant comme une réforme empruntée à l'Angleterre un projet qui n'a rien de commun avec les institutions électorales qui gouvernent ce grand pays.
Il y a parmi eux autant d'avis que de bonnets, je ne dis pas de têtes, car il est entendu qu'il n'y a pas de têtes dignes de formuler des idées politiques et de chercher à les faire prévaloir.
Je me trompe, il y a une tête parmi ces étourneaux. Mais celle-là se cache, dissimule ses pensées et ses intentions. Donc, d'un côte des naïfs, de l'autre un démagogue de la pire espèce qui les pousse aux abîmes : Voilà les signataires du contre-projet.
L'honorable M. Demeur, car c'est lui qui nous a induits en tentation, l'honorable M. Demeur a déjà répondu, pour ce qui le concerne, à ces allégations, et il l'a fait avec ces convictions énergiques et cette rude franchise qui l'ont placé si haut dans l'affection de ses amis, qui lui vaudront quelque jour l'estime même de ses ennemis politiques.
Il me reste à parler pour ces prétendues victimes, à démontrer que nous savons parfaitement ce que nous voulons, que notre programme est parfaitement défini, que c'est bien la réforme anglaise que nous préconisons, enfin que nous n'introduisons pas le suffrage universel en Belgique.
(page 1109) En développant ces différents points, j'aurai, en même temps, l'occasion de répondre aux parties principales du discours que vient de prononcer l'honorable ministre de la justice, ainsi qu'aux observations qui ont été présentées antérieurement par M. le ministre de l'intérieur et par l'honorable rapporteur de la section centrale.
Nous sommes, dit-on, de bonne foi, les partisans en Belgique du suffrage universel, tout au moins nous l'introduisons subrepticement dans nos institutions.
Tout d'abord, messieurs, je voudrais demander à ceux qui usent et, abusent de cet argument, quel bénéfice ils s'en promettent, quel but ils poursuivent ?
Qu'auront-ils gagné quand ils auront démontré qu'il y a au parlement belge tout un groupe d'hommes importants par les positions qu'ils occupent, par le travail auquel ils ont dît se livrer pour atteindre à ces positions, par les collèges électoraux qu'ils représentent, qu'il y a, dis-je, au parlement un groupe d'hommes voulant le suffrage universel ? Quel avantage découlera de cette démonstration pour le pays, pour sa dynastie, pour leur avenir ? Et si je ne parviens pas à découvrir cet avantage, ne suis-je pas en droit de conclure que l'argument est à la fois perfide et dangereux ?
Perfide, parce qu'on n'ignore pas que la masse éclairée et intelligente de la nation considère, avec raison, dans le suffrage universel exercé par des masses ignorantes et brutales, un instrument de despotisme et d'affaiblissement social ; dangereux parce qu'il encourage l'espérance de ceux qui comptent sur cet instrument pour établir leur domination et affaiblir les résistances que nous leur opposons..
C'est par la même tactique qu'en 1847 et 1848 un homme d'Etat illustre de France fit éclore le suffrage universel et paralysa les efforts des réformistes qui ne voulaient pas aller jusque-là, qui espéraient même, par la réforme, établir des digues à l'envahissement du danger prévu par eux.
Cette tactique, messieurs, je l'excuse au dehors, dans la presse. Il faut être indulgent envers ceux que le corps électoral a écartés de la représentation. J'avais espéré qu'on nous épargnerait dans cette enceinte... (Interruption.)
J'avais espéré ne plus la rencontrer dans cette enceinte ; je regrette de m'être trompé.
L'honorable M. Demeur a déjà fait justice de l'argumentation. Je n'ai rien à ajouter, messieurs, à sa profession de foi ; je n'ai rien à en retrancher.
Comme lui, nous disons que le droit de suffrage est un droit naturel, un droit inhérent à l'individu. Nous nions que ce soit une fonction selon la théorie imaginée par un législateur français, mais qui n'a jamais été admise dans aucun pays libre : ni en Amérique, ni en Angleterre...
M. Sainctelette. - Excepté par Stuart-Mill.
M. Frère-Orban. - C'est trop fort !
M. Couvreur. - Toutes les constitutions américaines proclament les principes qui ont été développés par l'honorable M. Demeur, et la parole de M. Gladstone citée par lui n'a été contestée par personne au parlement anglais. Mais, à côté de cette parole contemporaine, je puis en citer une autre dite par un des fondateurs des institutions du Royaume-Uni telles qu'elles sont sorties, il y a deux siècles, de la révolution de 1688 ; lord Somers, car c'est de lui que je veux parler, disait déjà à cette époque : « Aucun homme n'a droit, en vertu de sa naissance, à des dignités, à des fonctions, mais il apporte avec lui le droit de suffrage. L'exercice de ce droit est même pour l'Anglais la garantie légale de la protection due à ses biens et à sa vie. »
Cette théorie est aussi la nôtre ; elle est celle des véritables institutions représentatives. L'honorable M. Bara lui-même, quoi qu'il en ait dit, lui a rendu hommage le jour où il a déclaré, dans cette enceinte, qu'il était partisan du suffrage universel et, quoiqu'il s'en soit défendu, M. Frère lui a rendu un hommage implicite lorsqu'il a déclaré que la participation de tous à la puissance publique était l'idéal à atteindre. Je dis plus : tous, tant que nous sommes ici, nous nous inclinons devant ce principe, lorsque nous prêtons serment à la Constitution.
Le Congrès ne s'est pas expliqué sur la nature du droit de suffrage ; niais il a proclamé que tous les pouvoirs émanaient de la nation. Or, que je sache, la nation ne comprend pas seulement les censitaires, mais le peuple tout entier.
L'origine du droit ainsi fixée, je me hâte d'ajouter que ce droit peut être limité, selon l'intérêt social, par le législateur. Il l'est, il l'a été dans tous les pays, sauf dans les cantons de la Suisse où tous les citoyens, non seulement, savent lire et écrire, mais sont aussi assez au courant des règles d'une bonne organisation politique pour pouvoir statuer dans leurs comices, par le référendum, sur les principes des lois qui leur sont soumises. Partout le droit de suffrage, illimité dans son principe, a été limité dans ses applications, de différentes façons, par différents procédés. Les femmes, les mineurs, les incapables, les non-censitaires, les illettrés, les nomades, les serviteurs à gage ont été écartés des urnes.
Le législateur peut, d'une façon plus ou moins juste, plus ou moins conforme à l'intérêt social, établir les restrictions ; mais de ce qu'il établit ces restrictions, il ne s'ensuit pas que le droit de suffrage ne soit pas un droit naturel, et il faut se garder surtout d'élever ces conditions d'exception à la hauteur d'un principe. C'est là, cependant, ce que font ceux qui cherchent à établir que le droit électoral est une fonction et ne peut être que cela.
Dans notre législation électorale comme dans le projet qui nous est soumis, la restriction résulte surtout du cens ; dans le contre-projet que nous avons présenté, la limite est tracée par la connaissance de la lecture et de l'écriture, combinée non pas avec le cens, mais avec la base du cens, c'est-à-dire avec le foyer domestique, avec la maison, avec la famille constituée, avec tous les intérêts qui se groupent autour du clocher de la commune natale.
Voilà, messieurs, la différence essentielle qui existe entre le projet du gouvernement et le nôtre.
A laquelle de ces deux restrictions faut-il donner la préférence ?
M. le ministre da la justice vient de faire valoir, en faveur du projet du gouvernement, que seul il a le mérite de s'accorder avec le texte et l'esprit de notre Constitution et de nos lois organiques.
Je ne veux pas, messieurs, revenir sur les avantages que M. le ministre de la justice a entrevus dans cette espèce d'arrangement symétrique du cens électoral : 42 fr. 32 c. pour les Chambres, 20 francs pour la province, 10 francs pour la commune. J'avoue que cette espèce d'échelle, quand il s'agit d'apprécier la capacité de l'électeur, ne me paraît ni très rationnelle ni très sérieuse.
Un argument de plus de valeur est celui tiré de la nécessité de respecter les prescriptions constitutionnelles relatives au cens. Ici, je serais même tenté de louer le gouvernement des scrupules qu'il a manifestés.
Oui, messieurs, il est bon que les agents du pouvoir exécutif soient pénétrés de vénération pour notre loi fondamentale. Je les en loue, surtout si ce sentiment guide toujours leurs actes.
Mais on voudra bien reconnaître qu'il y a dans la Constitution des dispositions essentielles et des dispositions secondaires, et que par rapport à ces dispositions secondaires, le législateur, le représentant du peuple, organe des aspirations et des besoins de ses commettants, doit avoir plus de latitude d'action que les représentants de la couronne. Ils doivent avoir le droit de marquer les jalons de leur route future, ils doivent pouvoir signaler ce qu'il y a de défectueux dans la Constitution et préparer l'introduction de changements nécessaires : notre contre-projet n'a pas d'autre but, et nous avons pris soin de le faire précéder d'une proposition de révision de la Constitution que vingt-trois membres de cette assemblée ont consenti à prendre en considération.
Pour nous, messieurs, le cens a vécu : il doit disparaître ; il doit être remplacé par une base plus rationnelle. C'est cette base que formule notre contre-projet.
L'honorable ministre de la justice a fait tantôt un grand éloge du cens. Mais cet éloge s'adresse, en réalité, non pas au cens, mais à ce qui fait la base du cens, la capacité réelle, le travail, l'habitation, c'est-à-dire la réalité des choses et non leur signe représentatif.
Pour nous, le cens est une importation étrangère, française. Dans nos anciennes communes, le bourgeois, reconnu comme tel, le poorter, était électeur, non pas à raison des impôts directs ou indirects qu'il payait, mais à raison de l'habitation qu'il occupait, du métier qu'il exerçait, des services qu'il rendait à la communauté et qu'il en recevait. C'était son domicile, son foyer domestique, son travail indépendant qui le faisaient électeur.
Le cens est une idée française, née de la révolution de 1789. Son origine est moderne. Il repose sur cette idée juste, mais trop restreinte longtemps dans son application, que celui-là seul peut participer à la gestion des intérêts publics qui participe aux charges de la communauté. Cette théorie n'annulait pas le droit individuel. A l'époque où on l'introduisit dans la législation, elle fut dirigée par le tiers Etat contre le clergé et la noblesse qui prétendaient se dispenser de payer l'impôt et servir l'Etat l'un par ses prières, l'autre par ses armes.
Plus tard, le tiers Etat retourna la restriction non plus contre la noblesse et contre l'Eglise, qui s'étaient soumises à la loi commune, mais (page 1110) contre les classes populaires. Elles furent exclues comme ne participant pas aux charges directes de la nation.
Le cens est donc la preuve d'une participation aux charges directes, cela est vrai. Mais est-ce une raison suffisante pour exclure les classes qui ne payent que les impôts de consommation ? Est-ce que celles-ci ne participent pas aux charges publiques ? Et si le principe, base du cens, est vrai, n'y a-t-il pas lieu également de leur conférer le droit électoral ?
Voyez combien tout cela est illogique. Les classes populaires payent la plus grosse part des impôts : elles sont exclues ! L'impôt se répercute, celui qui en fait l'avance se fait rembourser, il est électeur. Ajoutez à cela tous les vices, tous les abus, toutes les imperfections de notre système fiscal, vices qui deviennent d'autant plus sensibles que le cens tombe plus bas.
Les patentes joueront désormais un bien plus grand rôle dans les listes électorales que par le passé. Qui ne connaît les iniquités et l'arbitraire de leurs classifications ? L'impôt personnel n'est pas non plus à l'abri de critiques. Il favorise le locataire au détriment du sous-locataire. Celui-ci ne figure pas sur les rôles. En réalité, il acquitte la contribution. Il la rembourse dans son loyer. Cependant il n'est pas électeur.
Tout à l'heure M. le ministre de la justice disait qu'avec le cens à 10 francs aucune capacité ne resterait en dehors du droit de suffrage. C'est une erreur ; M. Demeur l'a démontré. Cela pourrait être vrai si vous admettiez la division des rôles de la contribution personnelle ; mais dans nos villes, avant comme après votre loi, le magistrat, l'artiste, l'avocat, le médecin, l'employé, l'ouvrier aisé locataire d'un appartement, continueront à ne pas être électeurs. Ils payent l'impôt, mais par intermédiaire, et ne figurent pas sur les rôles.
A mesure que la fortune publique monte et que le prix des terrains s'élève dans les villes, cet inconvénient se fait sentir plus vivement. Les bons éléments du corps électoral en disparaissent ainsi, en revanche le système favorise ceux qui louent des maisons par spéculation pour vivre des sous-locations.
Pas plus tard qu'hier, voici ce que je constatais dans l'un de nos faubourgs. Le fait devrait frapper les auteurs et les partisans du projet de loi.
Le rez-de-chaussée d'une maison est occupé par un petit ménage. Le mari est ignorant et illettré, il s'adonne à la boisson ; sa femme gagne la vie du ménage par un commerce d'épicerie et la sous-location de ses appartements. Cet homme sera électeur. A l'étage habite un citoyen instruit, avec sa femme et deux enfants : un contre-maître habile et intelligent en qui j'ai une confiance absolue.
C'est un homme honnête et loyal, un excellent citoyen, s'intéressant à là vie publique ; je n'hésiterais pas à lui confier sa part dans la gestion dès intérêts généraux. Il n'est pas électeur, il ne le sera pas en vertu de vôtre système.
Il est un autre fait dont ne tiennent pas compte les partisans du cens : c'est la transformation que subit l'industrie. Les petites industries disparaissent, absorbées par la grande industrie, et avec elles disparaissent les petits électeurs.
Visitons les vallées de la Meuse et de la Sambre, comme les campagnes de nos Flandres.
Que constatons-nous ? Partout où naît un progrès industriel, le petit atelier meurt. L'application du coke à la fusion du minerai de fer a tué les hauts fourneaux au bois ; les marteaux qui, jadis, battaient sur le moindre cours d'eau, ont fait place aux laminoirs ; dans nos Flandres, le tisserand qui travaillait chez lui, indépendant, entouré de sa famille, en dehors de toute action trop directe sur sa personne, est devenu un ouvrier manufacturier ; ainsi le veut la marche de l'industrie.
Je ne dis pas que ce soit un mal. C'est un fait. Le petit fabricant devient salarié soit d'une société, soit d'un patron plus riche que lui. Il n’a plus, besoin d'un établissement indépendant. La maison peut devenir un appartement. L'impôt direct ne l'atteint plus. La patente non plus. Une fraction notable de la bourgeoisie rentre ainsi dans le peuple et ne figure plus sur les listes électorales. De là vient que l'augmentation du nombre des électeurs ne suit pas proportionnellement l'accroissement de la population. Et cependant, ces exclus ont toutes les qualités de la bourgeoisie. Ils sont sobres, patients, honnêtes, amis de l'épargne, attachés à leurs devoirs, à la vie de famille, à l'ordre social.
Pendant que les transformations de l'industrie font ainsi disparaître des listes électorales une partie de la bourgeoisie au grand détriment de l'intérêt social, une autre catégorie de citoyens, par la diffusion de l'instruction, monte jusqu'à la bourgeoisie et vient partager ses vertus. L'impôt direct, par son assiette, ne l'atteint pas... Cependant, c'est encore là un élément très digne d'entrer dans le corps électoral, car il en comprend les devoirs et les droits.
Le projet de loi en discussion, a dit M. le ministre de la justice, augmentera de 2,000 le nombre des électeurs à Bruxelles. Mais ces 2,000 électeurs seront-ils pris dans ces éléments qu'il importe d'ajouter au corps électoral ? Seront-ce des électeurs éclairés qui ont intérêt à la conservation de l'ordre social ? Voilà ce que nous avons à examiner.
Or, je maintiens que votre loi ne profitera pas à l'élite de nos classes ouvrières, à nos contre-maîtres, à nos chefs ouvriers. En d'autres temps, ils eussent été maîtres établis à leur compte, travaillant avec quelques compagnons ; ils eussent été électeurs. Aujourd'hui, ils dirigent des ateliers de cinquante, de cent ouvriers. Ils ne payent pas l'impôt direct : ils ne sont pas jugés dignes de participer à la puissance publique. En revanche, le cens à 10 francs y admet le débitant de boisson, et jusqu'au saltimbanque nomade qui est soumis à la patente.
Remarquez encore cette fâcheuse conséquence du projet de loi, c'est qu'il décrète en réalité la fixité de nos lois d'impôts. Il ne sera plus possible de toucher ni à l'impôt personnel, ni à l'impôt de patentes sans enlever le droit électoral à une foule de citoyens.
Vous liez ainsi les mains à la représentait nationale. Or, nous sommes ici non seulement pour voter les impôts, mais aussi pour en modifier les bases si elles sont mauvaises.
A l'avenir, nous serions dans l'impossibilité d'apporter des améliorations à l'impôt des patentes, à l'impôt personnel, à l'impôt foncier. Nous y regarderions à deux fois avant de toucher aux bases du droit électoral. Voilà un des fruits du système qui nous est proposé.
Mais, dit-on, le système que vous préconisez en opposition avec celui du gouvernement est, en réalité, le suffrage universel, moins les restrictions d'âge et de sexe admises partout, moins aussi l'ignorance.
Qui n'a pas un toit sous lequel, il repose ? a dit l'honorable M. Royer de Behr ; vous allez faire entrer dans le corps électoral au moins un million d'individus. Les habitants de tous les bataillons carrés y figureront, eux et leurs descendants. Cela est-il sensé ? Cela est-il raisonnable ?
MM. Sainctelette et Frère reprennent l'argument et le poussent à ses dernières conséquences.
Je pourrais y répondre, messieurs, que l'objection n'a pas arrêté le législateur anglais, dont nous copions les décisions ; mais ici encore, je suis retenu par l'honorable M. Sainctelette, qui nous a fait tout un cours de droit sur la législation anglaise pour nous prouver que nous ne la comprenons pas.
Voyons les faits. L'honorable député de Mons nous a dit que l'Angleterre est divisée en comtés et en bourgs ; que, dans les comtés, la puissance publique est entre les mains des représentants de la couronne ; que dans les bourgs, par contre, le droit électoral est limité d'une part par les conditions mises à l'éligibilité des représentants de la commune, de l'autre, par l'obligation, pour l'électeur, de payer la taxe des pauvres, ce qui créerait une espèce de corps électoral privilégié.
Son argumentation a assimilé la taxe des pauvres à notre impôt foncier. Or, messieurs, il n'en est rien.
M. Sainctelette. - J'ai dit que la taxe des pauvres était le principal impôt communal, qu'elle constituait une taxe directe sur le revenu net des immeubles et que le mode de possession auquel elle était affectée était l'occupation fructueuse d'une propriété foncière visible, située dans la commune.
M. Couvreur. - Nous verrons tout à l'heure quelle est, en Angleterre, la conséquence de la législation et ce qu'est, en réalité, la taxe des pauvres. Il faut juger l'arbre d'après ses fruits.
Il est très vrai, messieurs, que, dans les comtés, la couronne est représentée par des officiers spéciaux ; mais ce qui n'est pas moins vrai, c'est que, dans les communes rurales, les vestrées, c'est-à-dire la représentation locale de la paroisse, élue par tous les habitants payant le droit des pauvres, ont les mêmes attributions que nos conseils communaux, sauf les droits de police. Nous n'avons donc pas à nous en occuper.
Quant aux bourgs, j'en compte d'abord non pas 200, comme l'a dit l'honorable M. Sainctelette, mais 500. Il y a 200 bourgs, ayant le droit d'élire au parlement ; mais il y a, en réalité, 500 bourgs jouissant d'une organisation municipale.
Voyons quelle est cette organisation :
L'honorable M. Sainctelette a attaché une grande importance aux restrictions apportées à l'action des conseils municipaux par le cens d'éligibilité. Il a vu là une barrière à l'action trop puissante des suffrages démocratiques.
(page 111) Il y avait autrefois des restrictions très étroites imposées à l'éligibilité. On ne pouvait être élu conseiller municipal dans un bourg municipal qu'à la condition de posséder une fortune de 25,000 francs, Mais ultérieurement, à mesure que les idées ont progressé, cette restriction a été abaissée. Aujourd'hui, on peut être élu conseiller municipal moyennant un revenu de 15 livres, de 375 francs, dans les bourgs de moins de 20,000 âmes.
Or, je vous le demande, messieurs, le moindre ouvrier ne jouit-il pas d'un revenu de 375 francs, un franc par jour ?
Dans les bourgs plus importants, divisés en quatre wards ou plus, dans les bourgs de plus de 20,000 âmes, le revenu de l'élu doit être doublé ; il doit être de 30 livres, c'est-à-dire de 750 francs. Je le demande, est-ce là une barrière aux envahissements du socialisme ? Dans la cité de Londres même, il suffit d'être propriétaire d'une maison rapportant 10 livres, 250 francs, pour pouvoir être élu conseiller municipal.
Lorsque la condition de l'éligibilité descend jusqu'à des chiffres aussi bas, elle n'existe plus en réalité.
Voyons maintenant quelles sont les conditions de l'électoral. L'honorable M. Sainctelette est allé chercher ses renseignements dans un ouvrage allemand de grand mérite, mais un peu vieilli. Il en avait un autre sous la main, très connu en Belgique, qui eût pu mieux l'éclairer..
Je veux parler du livre de MM. Fisco et Vanderstraeten sur les Institutions et taxes locales de la Grande-Bretagne. S'il l'avait lu, il m'eût dispensé de traiter cette matière, il se fût épargné la peine de rectifier à tort mes honorables collègues, MM. Jottrand et Le Hardy de Beaulieu.
M. Sainctelette nous a dit que la taxe des pauvres est un impôt direct ; c'est très vrai, mais voyons quelle est la nature de cette taxe et qui elle atteint. Là est la véritable question.
Qu'est-ce que la taxe des pauvres ? L'ouvrage de M. Fisco et Vanderstraeten va nous répondre :
« La taxe des pauvres est un impôt général des paroisses plutôt qu'une taxe spéciale pour le soulagement des pauvres. Elle a pour base le revenu net annuel des terres (lands), maisons (houses), dîmes (tilhes), houillères (coak mines) et bois taillis (saleable under woods) situés sur le territoire de la paroisse. On comprend sous la dénomination de lands, indépendamment des terres proprement dites, les carrières, les sablonnières, les marnières, les sources d'eau salées et autres, les bois autres que taillis. L'on entend par maisons (houses), toutes constructions permanentes servant à abriter l'homme, les animaux, les marchandises.
« Les édifices du culte, les écoles et autres établissements servant à un but charitable sont seuls exempts de la taxe. » (pages 67 et 68.)
Par qui la taxe est-elle due ?
Je lis encore le texte du livre : « La taxe est due par tous les habitants de la paroisse ou union de paroisses, occupant des biens soumis à l'impôt. L'expression occupant (occupier) s'applique à quiconque a l'usage, la jouissance ou la possession réelle du bien, n'importe où il réside. Lorsque le locataire est imposé, le propriétaire est exempt, la même propriété ne pouvant être taxée deux fois. » (page 68.)
Il suit déjà de ces renseignements qu'en réalité personne n'échappe à la taxe des pauvres, sauf les indigents secourus, ainsi que l'a dit l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, malgré les dénégations qui lui ont été opposées.
Quels droits donne la taxe ?
« Le droit : 1° d'élire les maîtres des pauvres ; 2° de faire partie du corps des électeurs municipaux, à condition d'avoir occupé, pendant trois années consécutives, une maison, un magasin ou un comptoir dans le bourg, avec résidence réelle dans son enceinte ou dans un rayon de sept milles. » (page 108.)
Voilà pour l'Angleterre et le pays de Galles.
En Ecosse, la taxe des pauvres a pour base le revenu des terres et héritages situés dans la paroisse. La moitié est due par les propriétaires, l'autre moitié par les tenanciers ou occupants. Les propriétés imposables sont divisées en classes d'après leur nature et une quotité différente est assignée à chaque classe.
Cette législation est relativement récente. Jusqu'en 1861, la répartition de la taxe pouvait se faire d'après quatre modes différents renseignés dans l'ouvrage de MM. Fisco et Vanderstraeten, à la page 276 de leur livres. Parmi ces modes, il y en avait un qui atteignait les habitants d'après leurs revenus (means and subsistance), au-dessous d'un minimum de 30 livres (750 francs).
En Irlande, les bases de la taxe et les droits qu'elle crée sont analogues à ce qui existe en Angleterre et en Ecosse. Là aussi, les taxes sont dues par l'occupant, mais une exception est faite pour l'occupant d'un bien d'une valeur annuelle au-dessous de cent francs dans les comtés, et de deux cents francs dans les bourgs, s'il n'en est pas le propriétaire.
Vous voyez, messieurs, par ces renseignements, que MM. Le Hardy de Beaulieu et Jottrand ont pu dire avec raison que tout le monde, en Angleterre, paye la taxe des pauvres. Tout le monde occupe une maison, tout le monde paye, du chef de cette maison, la taxe des pauvres, c'est-à-dire l'impôt communal.
D'ailleurs en voulez-vous la preuve irréfutable ? C'est le chiffre considérable des rôles de cette taxe. Il y a, en Angleterre et dans le pays de Galles, 4,430,000 rôles pour la taxe des pauvres, soit 2,220,000 rôles acquittés parles occupants, et 2,210,000 payés par les propriétaires, soit à titre d'occupant, soit à la décharge de l'occupant.
La population de ces deux pays est de 20 millions, ce qui fait, les familles étant nombreuses, environ 5 millions de ménages. Sur ces 5 millions de ménages, il y en a donc 4,450,000 qui sont taxées et environ 700,000 qui ne le sont pas. Cet écart vous donne le nombre des indigents. Il correspond assez bien aux chiffres de la statistique anglaise sur le paupérisme du pays.
D'ailleurs, messieurs, voulez-vous une dernière preuve de l'inanité des objections tirées de l'organisation de la taxe des pauvres en Angleterre ? Je la trouve dans l'histoire de la dernière réforme électorale en Angleterre, histoire curieuse et qui offre plus d'un point de ressemblance avec ce qui se passe dans notre pays. Ici, tous les développements dans lesquels je dois entrer viennent si bien à l'appui de ma thèse, que je demande à m'y arrêter quelque temps.
Lorsque la nécessité d'une réforme électorale se fit sentir pour la première fois en Angleterre, trois systèmes se trouvèrent en présence :
The manhood, le suffrage réclamé par les chartistes ;
The household suffrage, le suffrage basé sur le foyer domestique - c'est celui que nous préconisons - recommandé par les réformistes ayant à leur tête M. Hume d'abord, puis les hommes de l'école de Manchester ;
Les différents systèmes, imaginés par les torys, systèmes à catégories, à expédients qui rappellent assez bien, par leurs complications et l'absence de tout principe, la loi décrétée dans cette enceinte en 1867.
Ce fut le 20 juin 1848, peu de temps après les agitations créées à Londres par les démonstrations des chartistes, que M. Hume proposa au Parlement la première réforme électorale. Il demandait que le droit de suffrage fût accordé à tout householder, c'est-à-dire à tout occupant de maison.
Cette proposition fut rejetée par 321 voix contre 84 ; mais elle fit son chemin dans le pays, appuyée par les hommes de l'ancienne ligue pour la réforme des lois sur les céréales. Dès 1851, à la veille de la guerre contra la Russie, M. Cobden, dans un meeting à Manchester, s'exprimait comme suit : « Le household suffrage est le vieux droit de notre pays. Les anciennes communautés étaient formées par les householders. Le chef de la famille représentait la famille, les chefs de toutes les familles représentaient toute la communauté. Avec l'addition d'une clause donnant à ceux qui ne sont pas householders (occupants de maisons), mais qui peuvent le devenir, le droit d'exiger d'être taxés pour les pauvres, je pense que les listes électorales de ce pays peuvent devenir aussi légitimes qu'elles l'étaient du temps des Saxons, nos ancêtres. »
Dans cette dernière phrase perce déjà la préoccupation constante des réformistes, à savoir de faire entrer dans le corps électoral les éléments de la classe laborieuse qui, par le mode même de leur habitation, échappaient à la taxe des pauvres. Ils rencontraient chez eux, pour l'application de leur système, exactement les mêmes difficultés que soulève chez nous le cens.
Dans beaucoup de localités, en effet, les collecteurs de la taxe des pauvres, pour s'épargner la peine de toucher des taxes trop basses, s'étaient arrangés avec des propriétaires ou des locataires principaux qui payaient à la décharge de leurs locataires ou de leurs sous-locataires et se remboursaient ensuite sur le loyer.
Si l'on s'était contenté de dire que seraient électeurs ceux qui payaient la taxe des pauvres et qui occupaient un appartement de 10 liv. sterl. Net de loyer, soit 250 francs, une foule de locataires ouvriers n'auraient jamais pu arriver au droit électoral.
C'est pour résoudre cette difficulté qu'on a créé, en Angleterre, le compound householder, c'est-à-dire l'occupant pour lequel le propriétaire paye la taxe des pauvres et qui est électeur, pourvu que, comme locataire en garni, il ait occupé dans le même bourg, séparément comme locataire distinct, le même logement pendant douze mois précédant le 31 juillet de (page 1112) l’année des élections, pourvu aussi que ce logement fasse partie d'une maison et qu'il rapporte, non meublé, un loyer net de 10 livres au moins.
Comment la loi constate-t-elle le payement du loyer et de la taxe des pauvres ?
Par un moyen bien simple et que je recommande à la méditation de ceux qui trouvent si impossible la constatation de la science de la lecture et de l'écriture.
Lorsque les collecteurs de la taxe des pauvres s'occupent de dresser la liste des électeurs, ils adressent aux contribuables une invitation pour qu'ils aient à justifier d'avoir acquitté la taxe dans les délais voulus, sous peine de perdre leur droit d'inscription.
L'électeur, saisi de cet avertissement, est obligé de remplir une demande d'inscription. Il constate, dans cette demande, son nom et ses prénoms en toutes lettres, son état ou sa profession ; il spécifie le logement qu'il occupe, la maison dont dépend son logement, avec le numéro et le nom de la rue ; enfin, il donne la qualité et le domicile du propriétaire ou de l'ayant droit auquel le loyer est payé. S'appuyant sur cette déclaration, il la fait certifier, ainsi que sa signature, par un témoin et c'est en vertu de ce document qu'il acquiert le droit électoral.
Je n'ai pas besoin d'ajouter, messieurs, qu'un homme qui, en Belgique, saurait remplir lui-même, de sa main, un pareil document serait un homme sachant parfaitement lire et écrire.
Je recommande l'argument à mon honorable ami, M. Funck. Il pourra l'en servir pour la défense de son amendement et trouvera peut-être quelques indications utiles dans le texte de la formule anglaise. Je la ferai insérer aux Annales avec l'avertissement qui se donne à l'électeur. [inséré à la page 1112 et non repris dans la présente version numérisée.]
Or, pami ces bourgs qui ont droit à être représenté au Parlement, figure la ville de Londres avec des « Louffers » et ses [un mot illisible] ; Liverpool et Bristil avec ses Irlandais fanatiques, ignorants et passionnés ; les bourgs des centres houillers habités par une population de mineurs rudes et incultes ; Nottingham et ses tisserands républicains ; Sheffield et ses socialistes membres des Trade Unions qui salariaient l'assassinat pour maintenir les salaires. (Interruption.)
Voila donc, messieurs, le résumé de la législation anglaise.
L'honorable M. Sainctelette s'effraye beaucoup de l'Internationale. En Angleterre où il y avait, en 1859, 2,000 Trade's Unions, comptant 600,000 membres et disposant d'un revenu annuel de 7 1/2 millions, cette formidable organisation et les abominations engendrées par elle n'ont pas arrêté le législateur.
Est-ce à dire, cependant, que ces réformes, si hardies, si radicales, n'aient pas rencontré, en Angleterre même, de vives craintes et d'énergiques oppositions ? Loin de là. Ici encore, l'histoire de la réforme électorale en Angleterre rappelle les faits qui se passent chez nous.
Le premier signal de la résistance fut donné par une fraction de l'opinion libérale. C'était en 1866. M. Gladstone, d'accord avec lord Russell alors chef du cabinet, avait proposé une réforme libérale conforme aux principes préconisés par les réformistes de Manchester. Une partie du ministère fit scission. Les dissidents, conduit par M. Lowe, aujourd'hui chancelier de l'échiquier, faisant cause commune avec les torys, contribuèrent au rejet du bill.
Le débat fut mémorable par les attaques des scissionnaires aussi bien contre M. Gladstone que contre les effets de la loi présentée par lui. Voici notamment un passage d'un discours de M. Lowe :
« J'ai eu l'occasion de connaître quelques-uns des collèges électoraux de notre pays. S'il vous faut la vénalité, l'ignorance, l'ivrognerie, l'intimidation ; s'il vous faut des électeurs obéissant à la première impulsion, agissant sans réflexion, passionnés, où irez-vous les chercher ? Sera-ce à la tête on au fond du monde social ? Il est ridicule de masquer ce fait, que, depuis la réforme électorale de 1832, la plus grande corruption a surtout régné parmi les électeurs payant un loyer de 20 à 10 liv. st. : les cabaretiers et les gens qui louent des appartements. Mais on nous dit : Admettez l'artisan, et vous verra la différence.
« Le premier effet de la loi sera d'augmenter la corruption, l'intimidation, tous les maux qu'engendre tout système électoral. Puis les ouvriers anglais constateront qu’ils forment la majorité dans les collèges électoraux ; ils s’éveilleront avec le sentiment de leur puissance. Ils diront : Agissons pour nous-mêmes ; ne nous laissons plus séduire aux élections. Ouvrons boutique pour nos propres intérêts ; ils sont autres que ceux de nos compatriotes. Associons-nous pour notre avantage. Nous avons déjà le mécanisme, nous avons nos sociétés ouvrières ; nous avons déjà des chefs, nous avons la puissance d’organisation, nous en avons donné plus d’une preuve. Mettons la en œuvre, maintenant que, pour atteindre le but que nous poursuivons, nous allons avoir à notre disposition un instrument dix fois plus puissant que par le passé. »
Voilà le langage que tenait, dans le parlement anglais, l'honorable M. Lowe pour combattre le projet de M. Gladstone.
Ce même discours, vous l'avez plus d'une fois entendu dans cette enceinte.
Et comment M. Bright répondait-il à cette argumentation ? Ecoutez-le. :
« Tels sont les sentiments que j'ai entendu énoncer et qui furent reçus avec une approbation enthousiaste par le grand corps du parti tory et par les défenseurs du gouvernement actuel. Remarquez bien ce que cela signifie en réalité. C'est que des électeurs qui payent aujourd'hui des loyers entre 20 liv. st. et 10 liv. st. sont si mauvais, que si vous descendez au-dessous, il n'en peut résulter que la ruine ; qu'il y aura plus de vénalité, d'ignorance et d'ivrognerie. Puis s'adressant à la chambre des communes - dans laquelle les propriétaires terriens ou la majorité d'entre eux ont toujours agi comme agissent les Trade's Unions, élevant le prix du pain et en diminuant le poids, tant que le peuple les a laissés faire - l'orateur dit que les ouvriers monteront des combinaisons pour atteindre le but qui les intéresse ; voilà pourquoi - car telle est sa conclusion - excluez ces ouvriers à jamais ; barrez la porte ; dites à haut, et intelligible voix, vous, Parlement d'Angleterre, avec 5 ou 6 millions qui n'ont pas de vote maintenant : Celui qui parmi vous ne peut pas payer un loyer de 10 liv. st. n'aura pas le droit de parler par son mandataire direct dans les murs de chambre.
« Voilà la politique que recommande M. Lowe. »
Le cabinet de M. Gladstone ayant dû donner sa démission, en présence de la coalition des torys et de ceux que M. Bright avait flétris du nom (page 1113) d'Abdulamites, un gouvernement tory vint aux affaires. Poussé par la nécessité, et grâce surtout à l'influence de M. Disraeli, lord Derby présenta le projet qui est devenu loi aujourd'hui. Ce projet fut voté à la chambre des communes, avec le concours de tous les partis ; mais, lorsqu'il arriva à la chambre des lords, un ancien collègue de lord Derby, chef du parti ministériel parmi les pairs, adversaire de la réforme et, comme l'honorable M. Dumortier, fort récalcitrant aux évolutions de ses amis, lord Cairns, un beau soir que son chef de file, lord Derby, était absent et que la plupart des membres de la majorité n'étaient pas à leur poste, proposa un amendement qui élevait de 10 à 15 liv. sterl. de loyer la base du droit électoral. Pour justifier son amendement, il invoqua précisément les arguments que M. Lowe avait fait valoir antérieurement contre le bill Gladstone.
Grand émoi au ministère, à la chambre des communes. Le lendemain lord Derby accourt à la chambre haute et par une vive pression exercée sur ses coreligionnaires, il obtient d'eux qu'ils reviennent sur leur voie de la veille et ramènent le chiffre du loyer à 10 livres sterl.
Quelle fut la principale considération qu'invoqua lord Derby ? C'est qu'avec un loyer de 15 liv. sterl., l'élite de la classe ouvrière n'obtiendrait pas le droit de représentation que le gouvernement désirait lui donner. Dans les développements de son discours, il dit que désormais le droit électoral appartiendrait à tout ouvrier anglais gagnant un salaire de 33 shillings par semaine, ces 33 shillings, dans notre pays, représentant environ 30 francs, c'est-à-dire précisément le salaire de l'ouvrier intelligent et habile auquel nous voulons ouvrir les portes de nos comices, pourvu qu'il réunisse les garanties de capacité exigées par nos propositions.
- Un membre. - 33 shillings pour 40 francs.
M. Couvreur. - Je le sais, mais le membre qui m'interrompt perd de vue que la valeur de l'argent en Angleterre est au moins d'un quart plus bas qu'en Belgique. Je dis donc bien 30 francs, et non pas 40 francs.
Vous voyez, messieurs, jusqu'où est descendue la législation anglaise, et combien l'honorable M. Sainctelette avait tort de nous la représenter comme une réforme aristocratique. (Interruption.) Je vais vous citer un fait plus frappant encore. La loi votée, on n'a pas méconnu ses dangers.
Aucune exclusion n'avait été prononcée contre l'ignorant : il allait entrer dans le corps électoral. Comment se prémunir contre cette menace ?
Sous la pression de la nécessité, le cabinet libéral, à peine arrivé aux affaires, présente un bill introduisant l'instruction obligatoire. Des commissions scolaires furent instituées pour représenter les pères de famille dans l'application et l'exécution de la loi, et l'on considéra comme pères de famille tous ceux qui étaient électeurs au Parlement.
Les ouvriers figurèrent donc en très grand nombre dans ce corps électoral d'un nouveau genre. La preuve en est dans ce fait que la première fois qu'ils furent convoqués à Londres, il y a un mois environ, pour exercer leurs droits, ils accoururent en foule et se plaignirent amèrement que, dans quelques districts, on avait fermé les scrutins à huit heures, les empêchant ainsi de faire triompher leurs candidats. A huit heures, disaient-ils, ils ne pouvaient être rentrés de leur travail pour exercer leurs droits
Quoi qu'il en soit de ces réclamations, beaucoup d'ouvriers votèrent, et ce corps électoral, où ils sont si largement représentés, a constitué, pour Londres, une commission scolaire qui, par la valeur morale et intellectuelle de ses membres, peut marcher de pair avec tous les parlements d'Europe. On y voit siéger, à côté de l'ancien gouverneur général des Indes, à côté du prébendier de Saint-Paul, à côté des hommes les plus illustres dans la science, un ouvrier internationaliste, M. Lutcraft, le même qui a représenté, au bureau du congrès de l'Internationale tenu à Bruxelles, ses compagnons d'Angleterre.
J'ajoute que, par son instruction et sa conduite, il est digne de l'assemblée dont il est membre, et que sa parole y est respectée au même titre que celle de tous ses collègues.
L'honorable M. Sainctelette est fort effrayé de l'entrée de l'élément ouvrier dans le corps électoral.
Le législateur anglais n'a pas partagé cette crainte. Il a vu, au contraire, dans l'accession de l'ouvrier au droit électoral, un très grand avantage. Je crois qu'il a eu raison. Non pas qu'il faille admettre d'emblée tous les ouvriers sans distinction ; mais il faut ouvrir la porte aux plus dignes, aux plus intelligents, aux plus capables, et cela dans notre intérêt, dans l'intérêt social.
Jusqu'ici, messieurs, l'ouvrier a été tenu beaucoup trop en dehors de nos luttes politiques. Comme il n'est pas électeur, les partis ne s'inquiètent pas de lui, ne le courtisent pas, ne l'instruisent pas, ne l'éclairent pas. Comme il est intelligent, comme il cherche à s'instruire, comme il voit se développer autour de lui tous les avantages de la puissance publique, il espère prendre sa part de ces avantages. Abandonné par les partis militants, il n'en devient que plus facilement la proie de ceux qui lui prêchent chaque jour et sans contradicteurs que l'organisme social est gangrené ; que les lois, les tribunaux, l'armée, tout cela ne fonctionne qu'au profit des riches et des bourgeois ; que l'heure de la revanche viendra pour lui, et qu'il pourra, alors, se retourner contre ses oppresseurs. Il faut, messieurs, que les hommes politiques s'habituent à voir plus haut et plus loin que les élections de demain et leur prépondérance dans les corps représentatifs de la nation. -.
Le jour où nous aurons fait entrer dans le corps électoral l'élément ouvrier, cette habitude naîtra. Les représentants de tous les partis auront intérêt alors à aller dans les meetings pour combattre les influences néfastes des théories subversives qui n'agissent que trop sur les classes laborieuses.
M. Jottrand, d'ailleurs, l'a dit avec raison : la vérité, la logique, le bon sens, ont des alliés dans ces masses ouvrières ; il y a là des divisions autant que dans nos rangs : on y distingue, comme parmi nous, des réactionnaires, des conservateurs, des progressistes et des révolutionnaires.
Notre intérêt, l'intérêt social bien entendu veut que nous appelions à nos côtés les ouvriers les plus éclairés et les plus intelligents. Il faut leur donner voix au chapitre, entendre leurs griefs. Le jour où ils siégeront dans les assemblées communales, ils ne seront plus dangereux. Les exclure, au contraire, c'est les rejeter dans le camp ennemi et perpétuer les divisions qui, faute de solution légale, aboutissent aux coups de fusil et à la guerre sociale.
- La séance est levée à 5 heures.