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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 25 avril 1871

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)

(Présidence de M. Vilain XIIII.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1047) M. de Vrints fait l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. de Borchgrave présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Les secrétaires communaux du canton de Maeseyck demandent une loi fixant le minimum du traitement des secrétaires communaux. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des propriétaires, industriels et négociants à Moll prient la Chambre d'accorder au sieur Maréchal la concession d'un chemin de fer d'Ans à Bréda avec embranchement d'Herenthals sur Moll. »

- Même décision.

M. Nothomb. - Je prie la Chambre d'ordonner un prompt rapport sur cette pétition, son objet intéresse à un haut degré l'arrondissement que je représente et même le pays.

M. Coomans. - Ainsi que sur les autres pétitions tendantes au même but. Il en est déjà parvenu plusieurs à la Chambre.

- Uri prompt rapport sera demandé sur ces diverses pétitions.


« Le sieur Pierrefils présente des observations sur le projet de loi de réforme électorale et propose la création d'électeurs civils. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Des habitants de Dison, Andrimont, Petit-Rechain et Hodimont demandent que la Chambre alloue au gouvernement le crédit dont il a besoin, afin de créer des écoles en nombre suffisant pour satisfaire aux nécessités de l'enseignement primaire étendu à toutes les classes de la société.

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Colson, ancien directeur d'hôpital, demande d'être mis en jouissance de sa pension. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Molendorp demandent que ce hameau de la commune de Breedene en soit séparé et forme une commune spéciale. »

M. Van Iseghem. - Je demande le renvoi à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.

- Accordé.


« Le bourgmestre de Saint-Gérard transmet copie d'une délibération du conseil communal qui propose que la commune ne soit plus divisée en sections lors des opérations électorales. »

M. Lelièvre. - J'appuie la pétition et je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.

M. le président. - Il s'agit d'ordonner le dépôt de la pétition sur le bureau.

M. Lelièvre. -Je fais observer à M. le président qu'il ne s'agit pas d'une mesure qui se rapporte directement au projet de loi, mais bien d'une disposition sollicitée relativement à la commune de Saint-Gérard et applicable aux élections de cette commune. Il s'agit donc d'une mesure dont l'initiative appartient au gouvernement, après information et enquête administratives. C'est pour ce motif que je persiste à demander le renvoi de la requête à la commission des pétitions. Elle est d'ailleurs soumise à l'examen de la Chambre.

- La pétition est renvoyée à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.


« Le sieur Jean-Henri Lutter, professeur à l'école moyenne communale de Jumet, né à Ahlen (Westphalie), demande la naturalisation ordinaire.»

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Le sieur Herman-Joseph-Mathias-Christian Muller, industriel à Engis, né à Solingen (Prusse), demande la naturalisation ordinaire. »

- Même renvoi.


« Des habitants d'une commune non dénommée demandent que la loi consacre le principe de l'obligation en matière d'enseignement primaire. »

« Même demande d'habitants de Bruxelles. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner la proposition de loi relative à l'enseignement primaire obligatoire.


« Le sieur Clément demande qu'avant d'être admis à voter, tout électeur prouve qu'il a fréquenté avec assiduité une école légale pendant deux ans au moins ou qu'il sait couramment lire et écrire. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.


« Le sieur Colson propose des mesures pour constater le degré de capacité des électeurs. »

- Même décision.


« Le sieur David propose de constater le savoir lire et écrire de l'électeur par une dictée qui leur serait faite. »

- Même décision.


« Des habitants d'Alsemberg demandent pour toutes les élections le vote à la commune. »

- Même décision.


« Les membres du conseil communal de Meensel-Kieseghein demandent que la langue flamande soit, en tout, mise sur le même rang que la langue française.’

« Même, demande d'habitants de Binderveld, Desschel et de membres de la société de Eendracht, à Ruggenhout. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions identiques.


« Des membres du conseil communal de Cortryek-Dulzel déclarent adhérer aux demandes ayant pour objet la construction d'un chemin de fer direct de Louvain vers Diest et de cette ville au camp de Beverloo, par Beeringen. »

- Même décision.


« M. Bouvier demande un congé motivé par un voyage auquel il est tenu. »

« M. de Smet demande un congé pour cause d'indisposition. »

- Ces congés sont accordés.

Projet de loi relatif aux délimitations des communes d’Anvers et de Merxem

Rapport de la commission

M. Delaet. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission spéciale qui a examiné le projet de loi sur la nouvelle délimitation des communes d'Anvers et de Merxem.

- La Chambre ordonne l'impression à la distribution de ce rapport et met le projet à la suite des objets à l'ordre du jour.

Interpellation relative à la peste bovine

M. Julliot. - Je demande à faire une interpellation à M. le ministre de l'intérieur, sur un arrêté royal du 24 avril relatif à la peste bovine. Cet arrêté lève la prohibition de la tenue des foires et marchés au bétail (page 1048) dans tout le Limbourg, excepté pour Tongres, qui possède le marché hebdomadaire le plus considérable du pays après Malines.

Vous savez, messieurs, qu'il y a eu un cas isolé de peste bovine, il y a plus de cinq semaines, dans un hameau dépendant de Tongres. Depuis il n'y a plus rien eu et il n'y a pas plus de raison d'excepter Tongres que toute autre localité de la mesure réparatrice qu'on vient de décréter.

On se fait difficilement une idée des pertes considérables que la défense de ces marchés occasionne au commerce de cette ville. D'ailleurs, en présence de cette défense, le bétail sera réuni dans une commune voisine de Tongres et ce sera tout un quant à l'effet que l'on veut éviter.

Le Tongrois a du bon sens, il est raisonnable, paye ses dettes et ses impôts et ne refuse pas le sacrifice qu'on lui demande dans l'intérêt général, mais aussi quand le danger a disparu, il demande à rentrer dans ses droits et cela n'est que juste.

Je ferai remarquer que le Limbourg ne donnant jamais d'insomnies à MM. les ministres, quelle que soit leur couleur, nous avons droit aux égards que la chose comporte et j'espère que l'arrêté du 24 avril sera suivi d'un autre, qui complétera la mesure et ne se fera pas attendre.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, l'arrêté auquel fait allusion l'honorable préopinant, a paru dans le Moniteur de ce matin, et si cet arrêté fait une exception en ce qui concerne la ville de Tongres, elle s'explique par un arrêté de 1867 rendu en exécution de la loi du 7 février 1866.

D'après les dispositions formelles de cet arrêté, la circulation du bétail ne peut être permise que trente jours après la date où un cas de typhus contagieux a été constaté, et l'introduction même du bétail étranger à la commune n'est autorisée que quarante-cinq jours après.

Ce n'est donc que le 4 mai prochain que la circulation pourra être permise, et j'espère, grâce aux renseignements favorables qui me sont transmis de la province de Limbourg, que rien n'empêchera le gouvernement de prendre, dans le plus court délai possible, selon le vœu exprimé par l'honorable membre, la mesure qu'il sollicite.

M. Julliot. - Je remercie l'honorable ministre des assurances qu'il vient de me donner et j'en prends acte.

Projet de loi de réforme électorale

Discussion des articles

Chapitre premier. Elections communales

Article premier

La discussion générale continue.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, je ne prends point la parole pour exposer l'importance du projet soumis aux délibérations de la Chambre : cette importance a été reconnue par tous les orateurs.

Ce qu'il m'importe de démontrer, c'est que le projet de loi de réforme électorale présente le double caractère de toute mesure utile et durable ; qu'il allie l'accomplissement d'un progrès sérieux, à la sagesse et à la prudence ; en un mot, qu'il justifie l'initiative prise par le gouvernement et qu'il mérite également le vote favorable que nous demandons à la législature.

La discussion a offert, jusqu'à ce moment, ceci de remarquable que le projet du gouvernement a été tour à tour combattu par des orateurs qui invoquaient, dans leur critique, les thèses les plus opposées, les arguments les plus contradictoires. C'est ainsi qu'on vous a dépeint successivement ce projet comme insuffisant ou exagéré, comme pusillanime ou téméraire, comme stérile ou menaçant dans ses résultats.

Nous croyons, messieurs, que ces reproches ne sont pas plus fondés les uns que les autres et qu'il faut accorder au projet du gouvernement l'honneur de s'être placé entre ces points extrêmes et d'avoir su, à la fois, rendre hommage aux exigences de l'opinion, à des besoins sérieux, à des intérêts nettement déterminés, sans avoir compromis, en aucune manière, ni l'ordre, ni la liberté.

La réforme électorale dont la Chambre est saisie en ce moment, répond, selon nous, à ce que réclame le pays. La Belgique a su, par la sage pratique de ses libertés, continuée pendant un grand nombre d'années, se montrer capable d'exercer, dans la limite constitutionnelle, des droits électoraux plus étendus. Notre expérience, notre patriotisme, nos mœurs calmes et prudentes garantissent l'usage que nous en ferons, non pour ébranler mais pour fortifier nos institutions.

Et quand on se place à un autre point de vue, quand on considère les droits électoraux comme étant en rapport direct avec le développement des intérêts du pays, qui doivent être représentés d'une manière sérieuse et dans une large mesure, il est évident encore que, dans cet ordre d'idées, la réforme électorale était pour le gouvernement un devoir impérieux.

Lorsqu'on jette un coup d'œil, messieurs, sur la situation actuelle et lorsqu'on porte ensuite ses regards en arrière, il est impossible de ne pas se féliciter, de ne pas revendiquer, avec un légitime orgueil, les grands progrès réalisés par le pays dans ces dernières années, et néanmoins, dans nos lois électorales, on n'avait point tenu compte de ces progrès.

En ce qui touche notamment les élections communales, la situation est restée à peu près la même qu'en 1836 ; or, il est impossible de contester que, de 1836 à 1871, la situation du pays s'est modifiée dans des proportions si considérables que l'extension des droits électoraux, en matière communale et en matière provinciale, répond à des droits incontestables fondés sur des intérêts nouveaux.

Je demande à la Chambre la permission de placer sous ses yeux quelques chiffres qui expriment de la manière la plus nette et, en même temps, la plus éloquente ces progrès réalisés pendant les trente dernières années, progrès auxquels la réforme électorale doit apporter une légitime satisfaction.

Vous savez, messieurs, que la loi de 1848 n'avait rien modifié pour les communes ayant moins de 15,000 habitants.

Il en résultait que sur 2,551 communes il y en avait plus de 2,520 (2,526) qui appartenaient à cette catégorie. Pendant trente-cinq ans, aucune réforme n'avait profité à ces 2,526 communes. Nous pouvons donc constater qu'en ce qui touchait l'élection communale, cette sphère où l'électeur peut le mieux apprécier ce qu'il a à faire, où la mission qu'il a à remplir touche à des intérêts qui lui sont parfaitement connus, il y avait eu une immobilité à peu près complète. Il n'y avait eu, pour l'abaissement du cens, que de rares exceptions, puisque les modifications des lois électorales n'avaient porté que sur un bien petit nombre de communes, 25, je pense, sur 2,551.

Je sais bien qu'à différentes reprises on a invoqué dans cette Chambre cet argument qu'il existait un mouvement tout naturel de la prospérité publique qui avait accru le nombre des électeurs, que ce mouvement était considérable, qu'il y avait lieu d'en tenir compte, mais qu'il ne fallait rien faire de plus.

Voyons, messieurs, de quelle importance est ce mouvement résultant du développement de la prospérité publique. En 1836, il y avait pour les villes et les communes 187,000 électeurs ; en 1848 il y en avait 194,000 ; en 1854 len ombre en est porté à 206,000 ; il atteint 230,000 en 1868, de sorte que de 1856 à 1868, dans une période de 32 ans, l'augmentation a été de 43,000, c'est-à-dire un peu moins de 25 p. c.

Ici, messieurs, il est bon de noter, en passant, une situation qui ne remonte qu'aux dernières années et qui s'explique, je pense, par l'influence de la loi du 8 septembre 1865, qui a exigé une garantie plus sévère pour le payement du cens électoral.

En 1866, il y avait 112,551 électeurs provinciaux ; en 1868, le nombre. en était descendu à 111,461, c'est-à-dire qu'il y avait une différence en moins de 1,090. En ce qui touche les électeurs communaux, le nombre qui s'élevait, en 1866, à 236,955, était descendu, en 1868, à 230,422 : ce qui constitue une diminution qui n'est pas au-dessous de 6,535 électeurs.

Messieurs, la situation du pays ne condamne-t-elle pas les chiffres de cette statistique ? Evidemment. Comme je le disais tout à l'heure, dans ce tiers de siècle qui vient de s'écouler, la Belgique, par son application à l'industrie, au commerce, à l'agriculture, a réalisé des progrès incessants, des progrès qui ont créé de nombreux intérêts, et si la réforme électorale n'était pas votée par la législature, on aurait le droit de dire qu'il y a dans le pays une quantité considérable de ces intérêts qui ne sont pas représentés.

En effet, lorsqu'on étudie le résumé statistique de ces dernières années, on constate un développement qui a dépassé toutes les espérances, qui a dépassé toutes les prévisions.

Je sais bien, messieurs, que des lois différentes ont pu exercer une influence sur les chiffres de la statistique, mais en rapprochant ceux-ci les uns des autres, en en formant un tableau complet, on a le droit de proclamer bien haut que, dans cette période, la Belgique a réalisé des progrès qu'il est impossible de perdre de vue.

Ainsi, messieurs, en ce qui touche les contributions directes, dans la période de 1859 à 1868, le produit s'est élevé de 30 p. c. (de 28,648,058 à 37,170,000 francs).

En ce qui touche les patentes, le produit s'est élevé de 34 p. c. (de 3,134,453 à 4,211,114 francs) ; en ce qui touche les douanes, de 64 p. c. (de 8,910,413 à 14,673,000 francs) ; en ce qui touche les accises, de 52 p. c. (de 18,557,399 à 28,285,000 francs) ; en ce qui touche l'enregistrement et le timbre, de 124 p. c. (de 18,071,574 à 40,322,000 francs).

Lorsqu'on s'arrête aux articles spéciaux qui se rapportent au commerce, on voit que, dans la période de 1840 à 1869, le chiffre des importations s'est élevé de 340 p. c. (de 205,600,000 à 903,600,000 francs) et celui (page 1049) des exportations de 395 p. c. (de 139,600,000 à 691,600,000 francs). La même progression se retrouve dans toutes les branches de l’activité commerciale et. industrielle.

Dans les houillères, pendant cette même période, le nombre des ouvriers s'est augmenté de 156 p. c. (de 39,1530 à 89,928 francs) et la valeur des produits de 195 p. c. (de 46,345,285 à 136,116,070 francs).

Dans les mines, le nombre des ouvriers s'est accru de 322 p. c. (de 2,075 à 8.52G francs) et la valeur des produits de 400 p. c. (de 2,298,030 a -12,890,870 francs).

Dans l'agriculture, il faut signaler d'autres progrès. La valeur vénale des terres s'est accrue de 75 p. c. (de 2,582 à 4,175 francs) et la valeur locative de 74 p. c. (de 62 à 108 francs).

Le revenu cadastral, qui en 1840 n'était que de 148 millions, était en 1870 de 286 millions, soit une augmentation de 93 p. c.

Voyons, messieurs, quelle influencé cette situation a exercée, ou a dû exercer sur la composition du corps électoral ?

De 1839 à 1870 (je prends pour base la statistique où il y a, je pense, quelques doubles emplois), le nombre des propriétaires s'est élevé de 683,000 à 1,366,000, c'est-à-dire que, dans cette période de trente et une années, il y a eu une augmentation de 100 p. c. représentée par 683,000 nouveaux propriétaires, symptôme heureux qu'il faut signaler, car plus le nombre des propriétaires augmente, plus nous rencontrons, à côté de ces signes extérieurs de la richesse publique, des garanties nouvelles du maintien de l'ordre social.

Dans cette période, messieurs, où. le nombre des propriétaires s'était accru de près de 700,000, quelle avait été l'élévation du chiffre des électeurs communaux ? Moins de 50,000 (1840-1870), c'est-à-dire à peine un neuvième du chiffre attribué par la statistique au développement des éléments de propriété.

Sans remonter si haut, en 1845, il y avait 196 électeurs sur 1.000 propriétaires. En 1869, il n'y en avait plus que 176. Donc il y avait une diminution de 2 p. c.

Mais, messieurs, à côté de cette base, il y en a une autre que l'on ne peut pas davantage perdre de vue dans la discussion, je veux parler du nombre des habitations..

Nous avons toujours considéré l'habitation, c'est-à-dire le foyer, c'est-à-dire le domicile, comme une garantie sérieuse de stabilité et d'ordre public, et nous avons toujours été enclins à penser que cette garantie se liait à un certain droit d'intervenir dans la gestion des intérêts de la commune.

Or, de 1846. à 1866, 167,000 habitations nouvelles ont été construites, 167,000 foyers ont été ouverts, 167,000 familles se sont créées.

Et toutefois, dans cette période, nous ne trouvons que 43,000 nouveaux électeurs, c'est-à-dire à peu près un sur quatre habitations construites.

Voici ; messieurs, quels sont les résultats de cette situation : c'est qu'en 1848 il y avait 426 électeurs sur 1,000 habitations ; en 1866 il n'y en avait plus que 416 ; en 1869 ce chiffre s'abaissait à 411, de sorte qu'en même temps que la richesse et la prospérité du pays se développent, nous rencontrons une décroissance marquée dans le chiffre proportionnel des électeurs.

J'ajouterai, quant aux patentes, qu'en 1840 le nombre des patentés était de 242,000 et qu'en 1869 ce nombre, s'était élevé à 320,000, soit une augmentation de près de 78,000.

Or, dans cette même période, nous trouvons, en recherchant quelle a été l'augmentation du corps électoral, à peine 58,000 électeurs.

Il en résulte, messieurs, qu'à quelque point de vue qu'on examine la question, on peut constater que le développement dans le corps électoral communal n'a pas été en rapport avec les progrès de la richesse publique.

Mais, messieurs, cette question n'est pas simplement matérielle. Il y a eu aussi dans le pays un- mouvement intellectuel considérable. Si le pays a été le théâtre d'un développement matériel et intellectuel ; si, à la fois, les citoyens ont eu un intérêt plus considérable au maintien de l'ordre public et s'ils sont devenus plus capables, par leurs lumières, de concourir à la gestion des intérêts communaux, n'est-il pas évident qu'il y a là des éléments dont nous avons à tenir compte ?

Il est bon de rappeler, dans toutes les occasions, les sacrifices considérables que l'Etat, que les provinces, que les communes se sont imposés pour le développement de l'instruction.

Dans cette période dont je parle, c'est-à-dire de 1848 à 1868, dans cette période de vingt années, l'Etat a consacré 51 millions à la diffusion de l'enseignement primaire. La part des communes a été de 58 millions ; celle des provinces s'est élevée à 17 millions, de sorte qu'en réunissant tous les éléments de sacrifices faits dans ce but, les dépenses totales se sont élevées, pendant ce terme de vingt années, à 136 millions.

M. Sainctelette. - Sous l'administration libérale.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je rappellerai que, dans cette Chambre, tous les membres de la législature, sans exception, ont toujours voté les crédits demandés dans ce but, et, en ce qui touche les provinces et les communes, il n'y a pas plus de distinction à faire : il n'y a eu qu'un sentiment unanime pour répandre l'instruction du peuple.

Il était donc évident, en présence de cette situation, qu'une réforme était indispensable ; qu'elle était commandée par la situation des choses ; qu'il fallait tenir compte d'intérêts nouveaux qui s'étaient produits ; qu'il y avait des besoins sérieux auxquels il fallait satisfaire.

Tel a été le point de départ de la proposition dont la Chambre est saisie.

Cette réforme, messieurs, devait présenter un caractère large ; elle devait être, en même temps, une mesure équitable ; elle devait se placer au-dessus des intérêts de partis. Ce caractère équitable, nous nous sommes efforcés de le lui assurer et de le consacrer par les dispositions nouvelles.

C'est ainsi, messieurs, que nous avons inscrit dans la réforme électorale le principe de l'uniformité du cens qui place sur le même rang les plus grandes villes et nos plus humbles hameaux. Et, en même temps, nous trouvant devant une disposition ancienne qui assurait au fermier le bénéfice de. la délégation d'une partie de l'impôt foncier, nous avons cru qu'il fallait aller plus loin ; et, acceptant jusqu'aux dernières limites les conséquences de ce sentiment de justice et d'impartialité, nous avons assimilé pour la première fois le domaine urbain et le domaine rural.

Nous pensions que cette mesure, destinée à étendre la représentation communale, à développer, par conséquent, les libertés communales, aurait obtenu un assentiment complet et empressé sur un grand nombre de bancs de cette Chambre et surtout chez un de nos honorables collègues qui dans une séance précédente, a cru pouvoir dépeindre ce projet comme plein de menaces et de périls. Il nous paraissait que l'honorable M. Dumortier, plus que personne, devait applaudir à cette mesure. En effet, qui peut avoir oublié combien de fois, dans cette enceinte, il a pris la parole pour soutenir la liberté communale, combien de fois il a rappelé que la loi communale était, dans une large mesure, son œuvre, et que, dans toutes les occasions, il s'en montrerait l'énergique défenseur ?

Je regrette vivement que l'honorable M. Dumortier se soit placé à un autre point de vue et surtout qu'il ait introduit dans ce débat un amendement qui, loin de consacrer et de maintenir le principe de la liberté communale, le modifie profondément en l'assujettissant à des divisions de castes ou de catégories qui ne sont conformes, ni à nos principes constitutionnels ni à nos mœurs,

L'honorable M. Dumortier a trouvé, il est vrai, un document joint au rapport de la section centrale et dans lequel M. Nothomb, notre ambassadeur à Berlin, rappelle ce qui se passe en Prusse, dans ce pays où la législation communale est essentiellement variable, où, d'après les provinces, on applique telle ou telle mesure, où les usages féodaux se sont perpétués dans une foule de localités.

Dans ce document, notre ambassadeur signale la situation comme étrange et bizarre ; il va jusqu'à dire que, s'il était Prussien, il aurait le droit de former à lui seul le tiers du conseil communal.

Et néanmoins, l'honorable M. Dumortier a cru qu'il pouvait introduire chez nous une situation semblable, oubliant que l’article 2 de la loi communale, dont il est en quelque sorte le père ou, tout au moins, l'un des auteurs, consacre une assemblée et non pas trois assemblées.

Je crois qu'il est assez inutile de m'arrêter sur cette question. Il est évident qu'en Belgique personne ne comprendra l'existence de ces catégories différentes, pas plus que celle des ordres proscrits par la Constitution. Il ne peut y avoir de différence de droits entre des électeurs plus ou moins imposés.

On arriverait à ces étranges résultats que j'ai constatés moi-même pour une de nos villes, qu'il y aurait 50 électeurs appartenant à la première catégorie, 1,200 appartenant à la seconde catégorie, et 1,500 électeurs appartenant à la troisième catégorie, et que néanmoins les 50 électeurs de la première catégorie pèseraient autant dans la balance électorale que les 1,200 ou 1,500 électeurs des deux autres catégories. Assurément cette situation ne pourrait être justifiée aux yeux de personne.

Et quand l'honorable M. Dumortier s'est préoccupé vivement des intérêts de l'ordre public et de la crainte de voir l'anarchie pénétrer dans le conseil communal, il a oublié sans doute que la première conséquence de. la mesure qu'il propose serait précisément l'anarchie du conseil communal ou les éléments émanés de la catégorie supérieure seraient aussitôt combattus par ceux qui proviendraient de sources complètement différentes.

(page 1050) J'attendrai, pour insister sur ce point, que l'amendement de l'honorable M. Dumortier ait été appuyé par d'autres membres : ce qui pour le moment est assez peu vraisemblable.

Un amendement d'un caractère différent a été présenté par l'honorable M. Nothomb. Il y a quelques années, cet honorable membre avait déjà saisi la législature de la même question.

Mais, à cette époque sa solution était complètement différente ; aujourd'hui il l'a simplifiée et c'est là un mérite dont il faut tenir compte.

D'après l'honorable M. Nothomb, l’abaissement du cens ne profitera qu'à ceux qui sauront lire et écrire. Cette présomption existera au profit de l'inscrit jusqu'au moment où elle lui sera contestée et alors ce seront les pouvoirs établis par la loi pour connaître de ces contestations, ce seront les collèges communaux, puis les députations permanentes, puis les cours d'appel, qui auront à statuer sur des réclamations fondées sur le défaut de capacité des électeurs.

Je reviendrai tout à l'heure, messieurs, sur ce point. Je me borne à constater en ce moment que l'amendement de M. Nothomb s'éloigne profondément du système qu'il avait soutenu dans une autre discussion. J'ajouterai que, dans ce système nouveau, la présomption qu'il y fait figurer peut avoir ce double inconvénient : s'il n'y a pas de réclamations, de faire figurer dans le corps électoral des hommes qui ne réuniraient pas les conditions requises, et, au contraire, s'il y a des plaintes, de voir ces réclamations dictées par des sentiments étroits, partiaux, envieux, qui troubleraient ainsi l'organisation du corps électoral.

L'amendement de M. Jottrand, appuyé récemment par l'honorable M. Demeur, offre un caractère différent. En 1865 et en 1867, d'honorables orateurs avaient soutenu dans cette enceinte que la capacité pouvait être ajoutée au cens, qu'on pouvait même, dans certains cas, admettre qu'à raison d'une patente fictive qui n'était pas payée, le cens était supposé exister, et c'est ainsi qu'on permettait à la capacité de réclamer son inscription sur les listes électorales.

Depuis lors, messieurs, cet ordre d'idées s'est considérablement élargi. Les honorables MM. Jottrand et Demeur, avec une franchise dont je les remercie, ont déclaré que c'était la capacité, qui devait, seule, former la base du droit électoral et néanmoins dans leur amendement on retrouve encore quelques traces de la préoccupation du cens. En effet, il porte que l'électeur qui sera en retard de payer l'impôt perdra son droit électoral.

Je ne m'explique pas, messieurs, la différence qu'il peut y avoir entre cet électeur qui n'a pas payé son impôt et celui qui n'est pas tenu au payement de l'impôt. Il y a lieu, je. le veux bien en ce cas, pour un agent fiscal de le frapper d'une amende ; mais au point, de vue des garanties offertes à la société, il me semble qu'il ne peut y avoir aucune différence entre celui qui est en retard de payer l'impôt et celui qui n'est tenu au payement d'aucun impôt.

Nous rencontrons d'ailleurs dans l'amendement de l'honorable M. Jottrand une de ces questions de principe sur laquelle la Chambre n'est pas disposée à revenir.

Il est évident que, dans l'opinion de l'honorable M. Jottrand et de l'honorable M. Demeur, ce qui est bon et utile pour les élections provinciales et communales doit s'appliquer également aux élections législatives, que c'est là un point de départ, que le jour où le cens aura disparu en matière d'élections provinciales et communales on sera bien près de le faire disparaître ailleurs et de demander la révision de la Constitution.

Or, il y a quatre mois à peine, la Chambre a eu à se prononcer sur ce point et les trois quarts de ses membres ont décidé qu'il n'y avait pas lieu de toucher à notre pacte fondamental.

La Chambre s'est prononcée au point de vue des principes ; mais, en prenant cette résolution, elle avait devant elle des exemples qu'elle empruntait aux événements du dehors.

Ces exemples, messieurs, n'ont rien perdu aujourd'hui de leur valeur et ne peuvent que justifier de plus en plus notre ferme résolution de maintenir intactes les bases de nos lois constitutionnelles.

Quant à nous, messieurs, nous sommes convaincus, nous restons convaincus que le cens est une garantie qu'il faut strictement maintenir, que c'est à côté d'une charge qu'il faut placer un droit, que celui-là qui supporte cette charge est réellement intéressé à la chose publique, que seul il s'occupera avec soin, avec zèle, de tout ce qui peut l'affermir et la garantir.

Nous croyons qu'il y a là non seulement un grand intérêt pour la sécurité de l'Etat, mais aussi un intérêt supérieur pour la sincérité de l'élection. Nous ne pouvons séparer la dignité de l'électeur de son indépendance. Nous ne comprenons la liberté de son vote que s'il est placé en

dehors de toutes ces nécessités, on dehors de toutes ces tentations qui pourraient un jour peut-être, le conduire à vendre son suffrage. Nous trouvons cette garantie dans le cens et non dans cette présomption de la capacité, qui sera toujours vaine.

J'avoue toutefois, messieurs, qu'en écoutant l'honorable M. Demeur, il y a des arguments qui m'ont paru de nature à frapper notre attention. Je reconnais que lorsqu'il nous a dit qu'en vain on chercherait, dans la plupart des industries, à arriver à une position honorable, même à se placer à la tête d'une exploitation commerciale, que même, dans cette hypothèse, on n'arriverait pas encore à l'électorat ; je reconnais que lorsqu'il a ajouté que l'instituteur auquel nous confions le soin d'élever la jeunesse ne pourrait pas, alors qu'il exerce dans la société cette grande mission, intervenir comme électeur dans son propre village, ces considérations m'ont vivement touché et je me suis demandé si, en supposant qu'il dût en être ainsi, notre but serait atteint.

Aussi je me sens heureux de pouvoir rassurer aujourd'hui l'honorable M. Demeur et de donner à la Chambre la preuve que cette situation qu'il a prévue ne peut pas se réaliser.

Je me suis hâté de m'adresser à mon honorable ami, M. le ministre des finances qui a fait de ces questions une étude toute spéciale, et grâce aux renseignements que je lui dois, j'ai pu constater que toutes les fois qu'un ouvrier arrivera, par son travail, à un degré d'aisance tel que celui de chef d'industrie, de meunier, de boulanger (je prends les hypothèses présentées par l'honorable préopinant dans l'une de nos dernières séances), il atteindra par cela même le droit électoral communal. L'instituteur sera aussi dans tous les cas, ou dans presque tous les cas, électeur communal.

Mon honorable ami, M. le ministre des finances, présentera sans doute, à cet égard, des explications plus. complètes. Mais je désire toutefois donner, par quelques chiffres, à l'honorable M. Demeur la preuve que les appréhensions qui ont été manifestées ne sont aucunement justifiées.

Je pense que le premier exemple cité par l'honorable M. Demeur se rapportait aux meuniers. Je citerai donc les meuniers.

La patente de meunier est aujourd'hui de 8 fr. 16 c. au minimum ; de sorte qu'il est évident qu'en réunissant à cette patente de 8 fr. 16 c. l'impôt personnel le plus réduit, on arrivera, dans tous les cas, à l'impôt de 10 francs, nécessaire pour être électeur à la commune.

En ce qui touche l'instituteur, la valeur locative à 4 p. c. calculée sur une base de 100 francs donne 4 francs ; le mobilier valant 200 francs, on payera 2 francs ; trois fenêtres à 84 centimes, 2 fr. 64 c ; un seul foyer, 84 centimes.

En ajoutant 10 p. c. additionnels, nous arrivons à un total de 10 fr. 42 c.

II en résulte que dans l'une et l'autre de ces hypothèses, je puis rassurer l'honorable membre. Le meunier et l'instituteur participeront l'un comme l'autre au droit de suffrage communal.

Ici, messieurs, se présente une question sur laquelle s'est portée toute l'attention de la Chambre, question grave, importante, difficile, je veux parler des conditions auxquelles on peut subordonner l'exercice du droit électoral, le cens étant réduit à 20 francs en matière d'élections provinciales et à 10 francs en matière d'élections communales.

Y a-t-il lieu, à mesure qu'on étend ce droit, qu'on le met à la portée d'un plus grand nombre de citoyens, d'y attacher des conditions spéciales, notamment celle de savoir lire et écrire ? Cette question, messieurs, n'est pas nouvelle ; elle a été fréquemment agitée dans cette Chambre, et malgré les sympathies qui l'ont toujours accueillie, on s'est toujours vu arrêté lorsqu'on a cherché des mesures sérieuses d'application.

Moi-même, au mois de juillet 1865, répondant à l'honorable M. Orts, j'exprimais les mêmes sympathies et je m'adressais vainement à l'orateur pour trouver une formule simple, facile et de nature à amener une solution équitable.

La situation, messieurs, ne s'est guère modifiée depuis cette époque. Nous nous trouvons en présence de plusieurs amendements. J'ai déjà dit quelques mots de celui de l'honorable M. Nothomb. Un autre amendement, présenté par l'honorable M. Couvreur, forme en quelque sorte un supplément à celui de l'honorable M.t, qui ne l'a pas signé, toutefois : j'ignore pour quel motif. Là l'obligation de savoir lire et écrire se trouve portée à un degré bien plus élevé. Il ne s'agit plus d'une simple étude, il s'agit d'un acte d'intelligence ; il faut savoir comprendre la pensée d'autrui quand elle est exprimée dans un texte imprimé, il faut savoir exprimer sa propre pensée ; et lorsque l'honorable M. Couvreur expliquait quel serait le texte imprimé, il indiquait tour à tour et la Constitution et les lois organiques qui forment le complément de la Constitution.

(page 1051) Je ne sais si l'honorable M. Couvreur s'est rendu un compte exact de la situation des choses.

Pouvons-nous oublier, messieurs, que ces dispositions régleront l'exercice du droit électoral dans un grand nombre de localités où, à coup sûr, on peut demander aux électeurs de savoir lire et écrire, mais où l'on ne peut rien leur demander de plus ? Ne perdons pas de vue, messieurs, que le cinquième de nos communes en Belgique n'ont pas 500 habitants, et dans une de nos provinces, dans la province de Namur, sur 348 communes, il en est 207 qui n'ont pas 1,000 habitants.

Eh bien, messieurs, dans ces communes demander à l'électeur un examen sur la Constitution, un examen sur nos lois organiques, exiger de lui qu'il sache comprendre dans ces textes de loi la pensée d'autrui, c'est, si l'examen est sérieux, rendre impossible l'exercice du droit électoral.

Mais pourquoi tant exiger et de quoi s'agit-il dans ces communes ? De questions bien simples, pour lesquelles on confère un mandat de confiance à des hommes au milieu desquels on vit et qui, à leur tour, ne seront appelés à se prononcer que sur les questions les plus simples.

L'amendement de l'honorable M. Funck présente un autre caractère. Dans cet amendement nous trouvons en présence deux situations qui sont placées au même rang, mais qui, à coup sûr, ne sont point identiques.

L'honorable M. Funck exige chez l'électeur la fréquentation pendant six ans de l'école primaire et cependant, il considère comme dispensant de cette fréquentation, comme l'équivalent de cette fréquentation, la simple écriture d'une page en présence de trois membres de l'administration communale.

M. Frère-Orban. - La demande d'être inscrit sur la liste électorale.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Voici ce que porte l'amendement :

« Une requête rédigée et écrite en entier par l'électeur en présence de trois membres de l'administration communale ou de ses délégués et tendante à obtenir son inscription sur la liste électorale. »

Que cette requête soit plus ou moins développée, peu importe : il me semble qu'elle ne peut, en aucun cas, représenter six ans de fréquentation de l'école primaire. Ou cette requête n'est pas assez, ou cette fréquentation de l'école, continuée pendant six années, c'est trop.

Lorsqu'on examine ces systèmes différents, il est évident que l'on se trouve placé devant les difficultés les plus considérables.

Cette déclaration, cette formule, quelle qu'en soit l'étendue, quelle qu'en soit la forme, comment constaterez-vous la manière dont elle aura été remplie ?

J'ai compris successivement qu'on voulait constituer un jury soit politique, soit littéraire, pour apprécier cette situation. L'un et l'autre n'offriront-ils pas les plus graves inconvénients ?

S'agit-il de confier ce soin au collège échevinal ? n'oubliez pas que l'électeur qui comparaît dans son sein sera bien souvent un adversaire politique et, dans ce cas, quelle impartialité trouverez-vous dans ce collège échevinal ?

N'oubliez pas non plus que c'est à un corps purement administratif que vous remettrez le soin de déterminer une capacité littéraire.

Mais ce collège échevinal appartient peut-être au plus humble village, et vous voulez qu'il sache apprécier jusqu'à quel point l'électeur est instruit.

Voilà donc un collège échevinal, dont rien ne garantit la composition, appelé à apprécier une position où rien, à coup sûr, ne présente un caractère administratif.

D'un autre côté, si comme le demande l'honorable M. Couvreur, ce jury est composé de membres tirés au sort parmi les instituteurs communaux de la province, parmi le personnel enseignant des écoles normales et moyennes de l'Etat et parmi les membres des conseils communaux du canton, ne remarquez-vous pas que cette fois c'est à un corps littéraire qu'il appartient, par une nouvelle confusion d'attributions, de créer des électeurs ?

Cependant il faut aussi prévoir les discussions qui s'élèveront. On écrira plus ou moins bien, plus ou moins mal. Il faudra tenir compte de l'orthographe, de la grammaire. Mille questions surgiront et il y aura des contestations nombreuses.

Dans ce cas, comment, dans le système de l'honorable M. Nothomb, les portera-t-on jusqu'à la cour d'appel ? Cette cour d'appel qui occupe une si grande place dans la magistrature, devra-t-elle, sans compromettre sa dignité, s'occuper de questions si infimes et si multiples ?

Mais il y aura lieu aussi d'organiser l'appel des décisions du jury littéraire organisé par l'honorable M ; Couvreur. L'honorable membre ne nous a pas appris quelle serait l'organisation de la juridiction supérieure, appelée à prononcer dans ce cas.

Après avoir eu recours à un professeur de l'enseignement moyen, s'adressera-t-on à des professeurs de l'enseignement supérieur, ou bien dépendrait-il de trois membres (un délégué de l'administration communale, un instituteur de l'enseignement primaire et un professeur de l'enseignement moyen) de se prononcer souverainement, de décider, sans appel, des droits d'un électeur ?

Cela n'est pas admissible ; il faut que l'électeur ait le moyen, aussi bien en matière de connaissances littéraires qu'en toute autre matière, de se pourvoir et de faire réviser une exclusion dont il aurait été injustement l'objet.

Messieurs, j'examine cette question avec calme, avec impartialité, sans idée préconçue ; je ne pense pas qu'il soit de l'intérêt d'aucune opinion et encore moins qu'il soit de l'intérêt du gouvernement de faire entrer dans le corps électoral des hommes qui ne seraient pas capables de remplir les devoirs que comporte l'électoral. Si une opinion, si un gouvernement pouvaient pendant quelques jours profiter de l'existence dans le corps électoral d'électeurs incapables et ignorants, cet avantage serait bien éphémère.

Au temps où nous vivons, il ne peut y avoir d'influences durables que celles qui sont attachées au développement des lumières et de la capacité du corps électoral.

Il y aurait donc pour le gouvernement un intérêt sérieux à donner la preuve que ces nouveaux inscrits qu'il appelle à la vie électorale, sont tous capables de remplir leurs devoirs. J'ajoute que, selon moi, la démonstration serait complète ; je suis convaincu qu'on établirait que presque tous ces nouveaux électeurs possèdent les connaissances élémentaires réclamées par plusieurs des honorables préopinants. C'est même l'un des aspects les plus tristes de cette question que de révoquer sans cesse en doute, devant la Belgique et devant l'Europe, le degré d'instruction et de lumières du nouveau corps électoral.

L'ignorance, messieurs, diminue chaque année, et toutes les fois que l'aisance se développe chez un citoyen et qu'il voit, grâce à ses efforts, s'améliorer sa situation, sa première préoccupation, soyez-en convaincus, c'est de développer son instruction, afin de ne pas avoir à rougir devant ceux parmi lesquels il prend place.

Si une exception devait se rencontrer, ce serait celle de l'ouvrier, dont l'honorable M. Reynaert parlait, au début de cette discussion, en termes si. chaleureux ; ce serait celle de l'ouvrier qui serait lentement arrivé par le travail à acquérir l'aisance, mais que vous excluriez du droit de suffrage par ce motif que, dans sa jeunesse, il n'a pas reçu le bienfait de l'instruction.

En est-il toujours coupable ? La responsabilité ne remonte-t-elle pas à sa famille ? Etes-vous certains que de son temps il y avait à sa portée une école primaire ?

Certes, messieurs, l'ouvrier comprend combien il lui importe d'être instruit. Mais en tenant compte des obstacles contre lesquels il aura eu à lutter, aurons-nous le droit de l'éloigner du comice électoral, si son instruction n'est pas complète ?

Dans une des dernières séances, l'honorable M. Demeur insistait longuement sur la situation de l'ouvrier ; il vous rappelait quelle grande place l'ouvrier occupe dans la société moderne, et il se plaignait, à ce titre, de ce que le projet de loi ne lui ouvrait pas, en dehors du cens, peut-être aussi en dehors de la capacité littéraire, les portes de l'arène électorale.

Il y a, messieurs, entre l'honorable M. Demeur et nous, cette notable différence que l'honorable préopinant considère l'ouvrier dans sa situation actuelle, bon ou mauvais, actif ou paresseux, habile ou ignorant. Nous, au contraire, nous voulons dire à l'ouvrier qu'après la journée pénible qu'il traverse, après le travail incessant auquel il se livre, il y a un but auquel il peut atteindre par l'honnêteté, par le travail. Ce but c'est l'aisance, et le jour où l'aisance récompensera ses efforts, elle lui donnera aussi entrée dans la vie politique.

Adressons sans cesse ce langage à l'ouvrier ; mais si parmi ces ouvriers qui écoulent nos conseils et qui arment ainsi à l'aisance, il en est quelques-uns qui, par suite de circonstances fortuites, n'ont pu se procurer les bienfaits de l'instruction, la société serait bien sévère si elle leur refusait l'entrée des comices électoraux.

Un dernier mot, messieurs, sur cette question.

Les amendements qui ont été déposés, nous paraissent offrir, au point de vue de l'application, les difficultés les plus sérieuses.

Nous considérons cette question comme étant encore ouverte ; mais nous tenons à déclarer aux honorables auteurs des amendements que, (page 1052) dans l'opinion du gouvernement, toute mesure qui pourrait être inscrite dans la loi doit présenter trois principaux caractères : il faut que l'accès du corps électoral soit facile ; il faut que les mesures qui en permettront l'accès soient simples ; il faut aussi qu'elles soient équitables.

Lorsqu'il s'agit d'appeler à la vie politique un grand nombre de citoyens, il ne faut rien faire qui crée des entraves ; il faut, au contraire, convier à l'exercice de ce droit tous ceux qui en sont dignes.

Il faut, d'autre part, que les mesures auxquelles les nouveaux électeurs auront à se soumettre soient simples, afin qu'il n'y ait personne qui ne puisse profiter de cette extension des droits électoraux.

Il faut enfin que ces mesures présentent un caractère d'équité ; car, si l'application de la loi ne devait pas être la même partout, si elle devait varier, selon des influences et des intérêts de parti, selon la composition de tel ou tel collège, de tel ou tel jury, la réforme perdrait son principal caractère, l'équité. Elle deviendrait inefficace et stérile, et bientôt elle ne répondrait plus à cet intérêt général inséparable de toute mesure destinée à conférer les mêmes droits à ceux qui présentent les mêmes garanties et auxquels nous imposons les mêmes devoirs.

M. le président. - J'ai reçu de M. Tack un amendement ainsi conçu :

« Ajouter à l'article premier le paragraphe suivant :

« Cependant quiconque aura été secouru par un bureau de bienfaisance, pendant l'année de la révision ou pendant l'année antérieure, ne pourra être inscrit sur la liste des électeurs communaux. »

M. Tack développera cet amendement à son tour.

M. Dupont. - Arrivant assez tard dans cette discussion, je n'ai que la prétention de motiver le plus brièvement possible les votes négatifs que je compte émettre et sur les amendements qui ont été présentés et sur le projet de loi du gouvernement.

Il est une observation qui frappe tout le monde ; c'est que le pays suit, en définitive, avec assez d'indifférence les débats du projet de loi soumis en ce moment à vos délibérations.

Sans doute, cette indifférence s'explique tout d'abord par les événements extérieurs.

Ces événements ont vivement surexcité l'opinion publique et à l'heure qu'il est ils tiennent encore l'Europe en éveil. Cependant, il est, à mon avis, deux autres raisons qui sont la cause de cette indifférence. La première, c'est qu'à l'heure actuelle, bien que des critiques très vives aient été, dans cette assemblée même, dirigées contre le système du cens, on n'est pas encore parvenu à justifier cette proposition que, dans notre pays, sous le système censitaire, des abus graves se seraient produits.

Si nous examinons la position du pays depuis quarante ans, nous constatons sans contestation possible que toutes les libertés dont nous sommes si fiers, dont nous nous enorgueillissons, sont restées intactes ; que personne ne les a entravées.

Quant à ces classes moyennes dont on s'est plaint, elle ne se sont montrées, quoi qu'on en ait dit, ni avides, ni égoïstes ; elles ont été toujours prêtes à tendre une main fraternelle, une main secourable aux classes moins favorisées de la société. Ces classes moyennes, messieurs, dont la plupart d'entre nous sont issus, ces classes moyennes, pendant ces dernières années, se, sont toujours recrutées et fortifiées par l'adjonction de l'élite des classes ouvrières, par l'adjonction de ces hommes qui par leur travail, par leur intelligence, sont parvenus à conquérir sinon la fortune, du moins une modeste aisance, une position honorable dans la société.

On comprend, s'il en est ainsi, jusqu'à un certain point, l'indifférence publique.

En effet, notre pays est un pays pratique ; et lorsqu'on est en possession du but à atteindre, des conquêtes qu'on veut obtenir, on se préoccupe moins des moyens à l'aide desquels on veut parvenir à ce résultat.

Les masses se disent que quand même on arriverait à une extension de suffrages, leur position n'en serait ni plus brillante, ni plus avantageuse que celle dont elles jouissent aujourd'hui.

Voilà le premier motif de l'indifférence publique.

La seconde raison est une raison en quelque sorte de circonstance : c'est que la plupart des hommes qui s'occupent des affaires du pays, qui considèrent le projet de loi actuel comme funeste, comme préjudiciable à l'avenir de nos institutions, sont en ce moment profondément découragés.

En effet, messieurs, il ne faut pas nous le dissimuler, quelles que soient les précautions oratoires dont M. le ministre de l'intérieur a entouré tout à l'heure la panacée politique qu'il nous présente sous forme d'un projet de loi, celui-ci ne sera pas amendé ; il est certain, pour moi, que le projet de loi passera tel qu'il est présenté, ou ne passera qu'avec des modifications qui n'en altéreront ni le sens, ni la portée ; et que d'ici à peu de mois le projet sera entré dans l'arsenal de nos lois.

J'en ai pour garant ce qui s'est passé avant la présentation du projet de loi et la manière violente dont l'opinion catholique a toujours exercé le pouvoir après avoir fait preuve de la même violence dans l'opposition.

Qu'avons-nous vu avant la présentation du projet de loi ? Dans les assemblées catholiques et dans la presse de cette opinion, on a développé avec ardeur cette idée qu'il fallait chercher des électeurs dans les couches inférieures de la société ; qu'il fallait y trouver des éléments plus souples, plus accessibles à l'influence du clergé ? N'avons-nous pas vu également nos adversaires se préoccupant d'un résultat qui est pour eux de la plus haute importance ?

Le parti catholique songe à rester au pouvoir ; il est décidé à ne plus en descendre. Il veut, dans un intérêt de parti, s'emparer des administrations communales ; il veut les décapiter ; le projet de loi actuel lui en donne la moyen. En vertu de ce projet de loi, toutes les administrations communales seront dissoutes ; le gouvernement aura à procéder à la nomination de nouveaux collèges échevinaux dans toutes les communes du pays ; et alors on pourra mettre à la tête de ces administrations des bourgmestres qui seront les serviteurs du clergé et qui se chargeront d'appliquer, en matière d'enseignement et de sépulture, les principes que le gouvernement actuel représente au pouvoir.

Cependant ne vous y trompez pas : cette indifférence semble ne pas devoir persister. Déjà deux des grandes communes du pays, les villes de Liège et de Gand, se sont prononcées contre la loi ; la ville de Gand s'est adressée récemment à vous pour vous demander le rejet du projet de loi. Une autre grande ville du pays que j'ai l'honneur de représenter plus particulièrement dans cette enceinte, la ville de Liège vient d'adresser à la Chambre une pétition conçue en quelques lignes, et comme elle est très courte, je me permets de vous la lire :

Voici le texte de cette pétition :

« Le conseil,.

« Considérant que s'il est éminemment désirable de voir admettre un plus grand nombre de citoyens au droit électoral pour la province et la commune, ce n'est qu'à la condition que les électeurs nouveaux puissent émettre un vote intelligent ;

« Considérant que, parmi les personnes payant un cens minime, il en existe malheureusement encore un grand nombre qui ne jouissent pas d'une instruction suffisante pour émettre un tel vote ;

« Considérant qu'en abaissant le cens électoral à 20 francs pour la province et à 10 francs pour la commune, sans demander à l'électeur aucune garantie sérieuse de capacité, le projet de loi présenté par le gouvernement aurait pour conséquence inévitable, s'il était adopté, d'accroître considérablement, dans le corps électoral, la proportion d'éléments incapables d'exercer leurs droits d'une manière entièrement intelligente ;

« Prie la Chambre des représentants de ne pas adopter le projet de loi sur la réforme électorale présenté par le gouvernement et soumis actuellement à ses délibérations. »

Vous le voyez, messieurs, le conseil communal de Liège, dans la requête qu'il vous a adressée, déclare qu'à son avis il y a lieu à une extension de suffrage ; que, d'après lui, cette extension de suffrage ne doit pas se faire par l'adjonction d'éléments ignorants au corps électoral ; mais que cette réforme doit être basée sur la capacité et l'intelligence.

Messieurs, comme le conseil communal de Liège et plus encore que lui, nous avons, quel que soit le découragement involontaire qui s'impose à notre esprit en présence de la résolution bien arrêtée de la droite, à examiner la question qui nous est soumise et à rechercher la solution qui doit lui être donnée.

Nous parlons ici pour le pays.

En examinant cette question, messieurs, nous avons à rechercher deux choses : la première est de savoir si une réforme est dans les vœux de la nation, si elle est nécessaire, si elle est utile.

La seconde, c'est celle de savoir comment cette réforme doit s'opérer, dans quel sens, d'après quelles bases, elle doit être obtenue et réalisée.

Je crois que la première de ces questions doit, d'un avis unanime, recevoir une réponse affirmative. Nous avons, en effet, vu successivement le gouvernement précédent et le cabinet actuel se ranger à l'opinion qu'une réforme était nécessaire par suite des événements qui se sont produits depuis la confection de nos lois électorales. En effet, messieurs, depuis 1848, l'honorable ministre nous le signalait tout à l'heure, la situation du pays s'est considérablement modifiée.

Je ne vous parlerai pas, parce que je ne crois pas qu'il y ait entre ces (page 1053) événements et la déduction qu'on en tire une relation immédiate, des développements matériels du pays. Mais quant à son développement intellectuel, il est certain que depuis 1848 la vie politique a pris un grand essor en Belgique et la raison en est simple : depuis 1848 et à la suite de deux réformes qui émanent du cabinet libéral, la presse s'est considérablement répandue dans le pays.

J'entends parler de l'abolition du timbre et de la réduction à un centime du port des journaux par la poste.

Il en est résulté, messieurs, qu'aujourd'hui dans les plus humbles hameaux, dans les plus petits villages parvient un journal ; l'enseignement populaire, qui a également, depuis 1848 surtout, fait l'objet des préoccupations du gouvernement, a donné des lecteurs à ces journaux : on s'est intéressé davantage à l'administration du pays et un grand nombre d'hommes ont été en quelque sorte initiés à la vie politique. Nous pouvons donc, par suite des progrès réalisés depuis vingt-deux ans, entrer dans la voie d'une large extension du droit de suffrage. Nous avons pour garant de la nécessité d'une réforme non seulement l'opinion du cabinet précédent et l'opinion du cabinet actuel, mais nous avons encore vu successivement les conseils provinciaux et les conseils communaux du pays réclamer une réforme électorale.

Comment cette réforme doit-elle se faire ? Elle peut se faire, messieurs, de trois manières. Elle peut se faire par l'abaissement du cens, par l'adjonction des capacités et par la réunion du cens réduit et de la capacité.

Examinons si elle doit se réaliser par l'abaissement du cens.

Je déclare tout d'abord, qu'en ce qui me concerne, je suis un adversaire décidé de l'extension du droit de suffrage par l'abaissement du cens. J'y suis opposé parce que le cens n'est réellement une garantie de capacité, d'ordre et d'indépendance que pour autant qu'il soit élevé.

On a argumenté, messieurs, des discussions du Congrès ; il est bien certain que lorsqu'il s'agit d'un cens tel que celui que le Congrès avait établi, le cens est une présomption sérieuse, vraie de capacité. En effet, celui qui paye un cens élevé a l'occasion de développer son intelligence, et, d'autre part, il est rattaché aux institutions existantes par des liens très puissants qui sont pour la société des garanties d'ordre. Il a une certaine fortune, il est libre, il est indépendant des différentes influences qui se disputent le pays. Mais du moment que le cens n'est plus élevé, cette présomption devient menteuse et cela est vrai surtout lorsqu'on arrive à un cens aussi bas que celui dont il est question dans le projet de loi qui nous est soumis. Un cens de 10 francs ne peut être, à coup sûr, ni une présomption de capacité ni une garantie en faveur de l'ordre public.

Comment un cens de 10 francs pourrait-il être une présomption de capacité ? Comment admettre que, parce que l'on paye 10 francs d'impôts, on va consacrer une partie de sa jeunesse à acquérir l'ensemble des notions qui sont indispensables pour que l'on puisse coopérer avec intelligence a l'exercice du droit de vote ? Comment soutenir sérieusement qu'il y a là une preuve que ces connaissances existent encore quand on est appelé à l'électorat ?

Et quant à la garantie d'ordre, je voulais faire allusion à un amendement qui a été déposé dans la première section et qui y avait été voté à l'unanimité. Je puis d'autant plus en parler que cet amendement vient d'être reproduit par un honorable membre de la droite et par un de ses membres les plus autorisés, l'honorable M. Tack. On comprend tellement que le cens de 10 francs n'est pas une garantie d'ordre, qu'on considère comme nécessaire d'ajouter un tempérament ; c'est que les électeurs payant le cens seront rayés des listes électorales s'ils sont portés sur les listes de secours du bureau de bienfaisance. Il est évident qu'un semblable amendement, présenté dans la première section, voté à l'unanimité par tous les partisans du projet et reproduit aujourd'hui à la Chambre, est la condamnation du cens de 10 francs, au point de vue de la garantie d'ordre et d'indépendance qu'on croit y voir.

Je dis que le cens n'est une garantie d'intelligence que lorsqu'il est élevé. Je vais vous en donner une preuve immédiate. A propos d'une loi que vous avez votée, il n'y a pas bien longtemps, cette question s'est également produite. Je veux parler de la loi d'organisation judiciaire. On s'est demandé alors quel devait être le cens pour être juré ? Eh bien, vous avez fixé un cens très élevé, en moyenne, 150 francs ; et, comme il n'y avait pas là de question politique, personne n'est venu demander que le cens pour être juré fût abaissé. Tout le monde a compris qu'il fallait maintenir un cens très élevé, parce qu'il fallait, pour exercer les fonctions de juré, une intelligence réelle et sérieuse.

S'il en est ainsi, je ne puis me rallier au principe du projet du gouvernement. Je crois que ce projet doit être écarté et qu'il faut, tout en conservant la base actuelle du cens, adopter, pour l'extension du droit de suffrage, la base de la capacité. La capacité est la réalité qui se substitue à la fiction ; à la fiction dont vous ne pouvez plus faire usage, parce que, arrivé à la limite que je vous indiquais tout à l'heure, le cens ne peut plus indiquer quels sont ceux qui possèdent des connaissances suffisantes pour faire partie du corps électoral. Si la nécessité d'étendre le corps électoral est reconnue, vous ne pouvez y arriver que par la capacité, et en établissant ce mode, vous êtes complètement d'accord, avec la cause qui vous détermine à accorder une extension du droit de suffrage. S'il y a lieu d'étendre le droit de suffrage, c'est qu'il y a dans le pays un développement intellectuel plus grand.

Dans ce cas, il faut mettre en rapport le mode d'extension du droit de suffrage avec la cause de cette extension. Pourquoi faire entrer dans le corps électoral des censitaires ignorants, parce qu'ils payent un cens dérisoire, alors que vous vous basez sur le développement de l'intelligence dans le pays pour demander l'extension du droit de suffrage ? Il faut mettre en rapport avec l'extension du droit de suffrage, le moyen que vous employez pour connaître les personnes qui sont dignes d'exercer ce mandat.

Ce point étant admis, je crois que les objections qu'on a fait valoir ne peuvent vous toucher.

Les deux objections principales qui ont surgi contre ce système sont les suivantes : on a invoqué la tradition historique, l'opinion du Congrès, et l'on a dit que ce système conduisait au suffrage universel.

On a invoqué la tradition du Congrès, je crois que c'est à tort. M. le rapporteur a reproduit dans son travail les discussions qui avaient eu lieu au Congrès. Il résulte de ces discussions que, dans la pensée de cette illustre assemblée, au moins dans la pensée de la majorité, le cens devait être la base exclusive du droit électoral en ce qui concerne les Chambres législatives. Cela est incontestable. Mais nulle part, vous ne trouvez, dans les annales des discussions du Congrès, cette pensée que le cens soit nécessaire, soit indispensable en ce qui concerne la commune. En effet, messieurs, les dispositions de notre pacte fondamental qui sont relatives aux élections communales indiquent les principes d'après lesquels ces élections doivent avoir lieu et que la loi communale future était appelée à consacrer.

Le Congrès a pris la peine de les indiquer dans l'article 108 de la Constitution. Il a pris la peine de dire que les élections communales seraient notamment basées sur le principe de l'élection directe, si, dans sa pensée, il avait été arrêté qu'a côté du principe de l'élection directe se trouverait cet autre principe de l'élection par des censitaires et rien que par des censitaires, comme le dit l'article 47 de la Constitution pour les élections législatives, il n'eût pas manqué de le dire expressément.

L'article 108, rapproché de l'article 47, démontre donc que la pensée du Congrès n'a jamais été d'entraver, sous ce rapport, la liberté du législateur.

Sans doute, le Congrès n'a pas pensé que, dix-sept années après la promulgation de la Constitution, on serait déjà arrivé au minimum constitutionnel ; mais il a eu la sagesse de laisser les élections communales parfaitement libres : il ne pouvait pas faire autrement, à moins d'être inconséquent.

Pendant que le Congrès se réunissait et longtemps encore après cette époque, jusqu'en 1836, les élections communales en Belgique étaient régies par l'arrêté du gouvernement provisoire du 8 octobre 1830, qui établissait non seulement un cens extrêmement élevé, un cens qui variait de 100 à 30 florins, si je ne me trompe, mais qui donnait le droit électoral à tous ceux qui exerçaient des professions libérales, les professeurs, les instituteurs, etc.

Si la pensée du Congrès avait été qu'on ne pouvait pas admettre les capacités dans le corps électoral, il est évident qu'il eût rapporté cet arrêté ; le Congrès se serait mis au surplus en opposition flagrante avec le corps électoral qui l'avait lui-même élu, s'il avait poussé jusque-là l'exclusion des électeurs venant au scrutin sans condition de cens en vertu de leur capacité ; en effet, d'après l'arrêté du 10 octobre 1830 ce corps contenait les mêmes éléments.

Nous disons donc, messieurs, que ce premier argument est sans valeur.

Quant au deuxième, il consiste à prétendre que, dans l'opinion qui admet l'adjonction des capacités aux censitaires, on prépare l'avènement du suffrage universel.

Cette objection ne peut m'être opposée ; je la renvoie, au contraire, aux partisans de l'extension indéfinie du droit de suffrage par l'abaissement du cens.

Dans ce système, on doit en effet logiquement arriver au suffrage universel ; aujourd'hui on abaisse le cens électoral à 10 francs ; demain, en présence du développement continu de l'instruction, l'on vous demandera, (page 1054) un nouvel abaissement, et vous serez obligés de descendre encore de 5 francs ; vous marcherez ainsi dans une voie où vous vous trouverez acculés au suffrage universel.

Si, au contraire, vous procédez par l'adjonction des capacités de manière a exiger une capacité sérieuse, vous n'avez rien à craindre, car si le mouvement intellectuel du pays se propage encore, si la vie politique continue à se développer, le corps électoral s'adjoindra constamment de nouveaux éléments par suite de la législation que vous aurez établie, et si la règle adoptée est bonne, aucune demande nouvelle d'extension du droit de suffrage ne pourra surgir.

La seule difficulté, à mon point de vue, c'est de rencontrer une formule qui soit pratique et qui évite les écueils signalés tout à l'heure d'une manière très complète par M. le ministre de l'intérieur.

Divers amendements ont été présentés à l'assemblée. Le premier de ces amendements est celui de l'honorable M. Nothomb.

Bien qu'il émane d'un ancien ministre, je ne puis, pour ma part, le considérer comme sérieux. En effet, exiger la seule connaissance de la lecture et de l'écriture, et dire : Tout le monde sera présumé posséder cette connaissance ; dire, il faudra la constater et ne pas indiquer quels seront les moyens auxquels pourront recourir ceux qui voudront faire usage de ce droit de révision, c'est, en définitive, présenter un système dénué de garantie, c'est se rallier purement et simplement au projet du gouvernement. J'ai dit que je n'en veux point.

Deux autres amendements ont été produits.

Celui des honorables MM. Demeur et consorts et celui de l'honorable M. Couvreur.

La formule que l'on présente est celle-ci : Il faut, pour savoir lire et écrire, comprendre la pensée d'autrui dans un texte imprimé, et savoir rendre compte de sa propre pensée par écrit.

J'admets en théorie que, si l'on prend à la lettre cette formule, elle est de nature à satisfaire ceux qui veulent une instruction sérieuse et qui n'entendent pas se contenter de la simple lecture et de la simple écriture.

Mais dans l'application, messieurs, se présentent des difficultés considérables. En effet, que faut-il entendre par comprendre la pensée d'autrui et par rendre compte de sa propre pensée ?

On peut se montrer plus ou moins difficile et, comme il s'agit de constituer un très grand nombre de jurys, il faut avoir une règle uniforme d'après laquelle ces jurys devront rendre une justice impartiale et égale pour tous ; sinon vous arriverez à l'arbitraire le plus absolu, ce qui est surtout regrettable lorsqu'il s'agit de la collation des droits politiques.

Je dis qu'il est impossible de trouver une règle uniforme, de la rencontrer, de la formuler. Je dis que cette condition qui, en théorie, est très séduisante, ne pourra passer dans la pratique et je partage, à cet égard, les appréhensions de l'honorable ministre de l'intérieur.

Messieurs, je crois cependant que pour tous ceux qui pensent avec moi que l'on ne doit pas procéder par l'abaissement du cens, que l'on doit procéder, au contraire, en se plaçant sur le terrain de la capacité, je crois que pour tous ceux-là il y a un moyen d'arriver à un résultat pratique, c'est de se rallier à un système qui est déjà réalisé aujourd'hui, c'est celui de la loi du 30 mars 1870, - c'est celui du cabinet libéral.

D'après cette loi, sont électeurs tous ceux qui ont suivi pendant trois années les cours d'une école moyenne ou les cours de la division supérieure d'une école d'adultes.

Pour ma part, je crois que ce système qui est entré dans la pratique et auquel on ne peut opposer les objections dont je parlais tout à l'heure, répond aux vœux des membres qui ont présenté les amendements dont je me suis occupé.

Ils demandent l'instruction sérieuse et ils veulent qu'elle soit constatée au moment où il s'agit de conférer la capacité électorale.

Or, elle sera sérieuse, car, pour suivre les cours d'une école moyenne ou ceux de la division supérieure d'une école d'adultes, il faut avoir fait des études primaires complètes et en avoir retiré des fruits ; l'époque où l'on sortira de ces cours se rapprochera beaucoup de celle où l'on sera appelé à remplir les fonctions d'électeur.

Si l'on pouvait se rallier à cette manière de voir, on obtiendrait ce résultat avantageux que l'on déposerait dans la législation un principe salutaire et auquel on ne pourrait faire les objections que présentait tout à l'heure l'honorable ministre de l'intérieur.

Il est vrai que l'on me dira que les écoles moyennes ne sont pas nombreuses et que les divisions supérieures des écoles d'adultes ne sont pas encore organisées dans le pays.

Mais il s'agit d'abord d'une loi d'avenir et il est bien entendu que, lorsque je défends l'amendement que je présente, je ne me place pas au point de vue de son application par le gouvernement actuel. Je suis convaincu, en effet, qu'il ne voudra pas de mon amendement et que l'amour immodéré que le ministère porte aux écoles normales... du clergé ne se manifestera pas avec la même ardeur lorsqu'il s'agira de la création des écoles moyennes de l'Etat ; je suppose donc une situation qui n'est pas la situation actuelle ; je suppose un gouvernement ami de l'enseignement de l'Etat, un gouvernement libéral ; et je crois que ce gouvernement aura pour devoir de multiplier le nombre des écoles moyennes, de créer une école moyenne dans chaque canton du pays et de pousser au développement des écoles d'adultes. Dans une situation pareille, le système que je. présente à la Chambre serait de nature à rallier tous ceux qui sont les partisans d'une capacité sérieuse comme base de l'extension du droit de suffrage, de tous ceux qui ne veulent pas, tout en conservant le cens actuel, l'abaisser de manière à introduire des éléments ignorants dans le corps électoral.

Je crois aussi que ce système aurait l'avantage de revenir, en quelque sorte, aux traditions du Congrès, puisque, comme je le disais tout à l'heure, les électeurs qui ont nommé les membres du Congrès étaient tout à la fois des censitaires et des électeurs, appelés sans conditions de cens en vertu de leur capacité. (Interruption.) Je dis que nous nous inspirerons aussi des traditions de l'époque du Congrès ; j'ai tout à l'heure expliqué ma pensée et j'ai rappelé que, comme l'arrêté du 8 octobre 1830 avait été maintenu en ce qui concerne les élections communales et provinciales jusqu'en 1836, on pouvait présumer que le Congrès n'était pas hostile à l'adjonction des capacités aux censitaires pour les élections communales.

Je rencontre ici la loi que nous avons votée en 1867 ; cette loi a pour base le troisième système dont je parlais tout à l'heure, le système de la combinaison du cens et de la capacité ; pour moi, je considère cette loi comme une loi de transaction ; le gouvernement libéral de cette époque a fait ce qu'il a fait toujours, et je le dis à son honneur : il a été modéré ; il a voulu concilier les différentes opinions. Il était en présence d'une grande fraction de cette assemblée qui considère toujours le cens comme devant être la base exclusive de notre édifice politique sans adjonction de capacités ; il se trouvait en même temps en face d'une autre partie de la Chambre qui croyait qu'il y avait lieu d'admettre à l'exercice du droit électoral, outre les censitaires, tous ceux qui avaient les capacités suffisantes.

Le gouvernement libéral a fait une loi de transaction ; mais il faut dire cependant que la loi de 1870 est basée avant tout et essentiellement sur le principe de la capacité, puisque, d'après le projet de loi, comme d'après les amendements de la section centrale, une série de personnes était admise à exercer le droit électoral sans avoir à payer un cens quelconque. Cette loi est basée sur la capacité, car le cens de 7 fr. 50 c. est tellement réduit qu'il ne peut être considéré que comme un simple hommage rendu à l'opinion de ceux qui croyaient le cens indispensable.

D'après les idées que je viens d'exprimer, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau un amendement ainsi conçu :

« Sont en outre électeurs provinciaux et communaux, sans condition de cens, par dérogation au n° 5 de l'article premier de la loi électorale et au n°5 de l'article 7 de la loi communale, tous ceux qui justifient qu'ils ont suivi un cours d'enseignement moyen de trois années au moins, dans un établissement public ou privé. Cette justification se fera conformément à la loi du 30 mars 1870. »

Messieurs, un mot encore avant de me rasseoir. Je voudrais faire encore un appel, bien que je craigne fort qu'il ne soit pas entendu, à la sagesse de la droite. Le projet de loi qui lui est soumis est, on n'a cessé de le répéter, un projet de la plus haute importance pour l'avenir du pays. Ce n'est pas, en effet, une loi de circonstance destinée à disparaître avec les faits qu'elle est appelée à régir ; ce n'est pas même une loi organique, c'est-à-dire une loi destinée à régler certains intérêts permanents essentiels de notre ordre social ; c'est une loi qui s'attaque aux fondements mêmes de notre édifice constitutionnel ; c'est une loi que vous ne pouvez plus retirer. Et dès lors, je ne suis pas du tout de l'avis de cet orateur qui vous a dit, il y a quelques jours, qu'il fallait savoir faire un saut dans l'inconnu.

Je suis, au contraire, d'avis, comme le disait l'honorable rapporteur de la section centrale, qu'en pareille matière nous ne devons marcher en avant qu'après avoir sondé le terrain et nous être assurés qu'il ne s'effondrera point sous nos pas. Et cette opinion, vraie dans tous les pays libres, l'est surtout dans le nôtre. En effet, nous ne sommes pas dans la position des grands peuples qui nous avoisinent ; ces pays ont le droit de faire des expériences ; nous n'avons pas ce droit. Nous ne sommes pas pour cela assez puissants.

Nous avons pu, grâce à d'heureuses circonstances, grâce surtout à la (page 1055) manière sage et loyale dont avons pratiqué nos institutions, traverser plusieurs crises redoutables qui ont ébranlé l'Europe jusque dans ses fondements. Mais le jour où, dans un intérêt de parti, vous aurez admis dans le corps électoral un grand nombre d'électeurs ignorants sur lesquels vous croyez pouvoir compter aujourd'hui, mais qui peut-être dans un avenir prochain passeront dans le camp démagogique, le jour où par votre imprudence l'ordre qui règne aujourd'hui fera place à l'anarchie, le jour où la licence viendra prendre la place de la liberté, ce jour-là, notre indépendance, ce bien précieux, que nos pères ont à peine connu, sera mise en péril ; et si une tourmente venait encore agiter l'Europe, si les événements des dernières années venaient à se représenter, les sympathies dont nous avons été entourés pourraient nous faire défaut ; vous auriez peut-être, mais trop tard, le regret d'avoir compromis, par une réforme aventureuse, et nos institutions et notre nationalité.

- L'amendement est appuyé. Il sera imprimé et distribué, il fait partie de la discussion.

M. Hagemans. - Messieurs, j'ai adhéré à l'amendement de l'honorable M. Jottrand, et j'adhère à celui de l'honorable M. Couvreur, parce que je les trouve basés sur un principe juste et légitime, la capacité.

Ce principe est si juste, si légitime, qu'on ne peut le contester, aussi se contente-t-on de se retrancher, pour le combattre, derrière de prétendues difficultés pratiques, soi-disant insurmontables.

L'honorable comte de Theux déclarait l'autre jour que ce système était impraticable, parce qu'il lui paraissait très difficile, sinon impossible, de constater la capacité.

L'honorable rapporteur de la section centrale, M. Royer de Behr, en critiquant les dispositions de l'amendement de M. Jottrand, a également argué de l'impossibilité de constater cette capacité.

Il semble cependant n'avoir pas renoncé complètement à l'espoir qu'on pourrait trouver une formule pour écarter du scrutin les masses ignorantes qu'y appelle le projet de réforme du gouvernement.

« Peut-être, disait-il, cette formule surgira-t-elle de la discussion à laquelle nous nous livrons. Je le souhaite, car j'attache du prix à ce que nous n'ayons pas même l'apparence d'appeler aux votes les ignorants. »

M. le ministre de l'intérieur vient de déclarer à son tour qu'au point de vue de l'application, les amendements déposés offrent des difficultés sérieuses, difficultés qui frappent également l'honorable M. Dupont.

Je crois que ces difficultés ne sont pas aussi grandes qu'on le pense.

Ce que donc surtout on nous oppose, c'est de ne pas présenter un moyen simple et pratique de constater la capacité. Je crois en avoir trouvé un qui, plus ou moins développé, pourra convenir ou à ceux qui se contentent de la simple constatation de savoir lire et écrire, ou à ceux qui exigent une preuve de capacité plus grande.

Voici mon système, qui peut s'adapter à tous les projets qui introduisent la nécessité pour l'électeur de savoir lire et écrire, et qui s'adapte surtout à l'amendement de M. Couvreur. Il pourrait servir de commentaire au paragraphe premier de l'article 3 de cet amendement.

« La justification de cette connaissance se fera par l'intéressé, dans la quinzaine qui précédera la formation des listes électorales, par une épreuve publique subie devant un jury de trois membres tirés au sort, pour chaque commune, l'un parmi les conseillers communaux du canton, un deuxième parmi les instituteurs communaux de la province, un troisième parmi le personnel enseignant des écoles normales et moyennes de l'Etat. »

Voici comment j'entends qu'il serait procédé par ce jury à cette épreuve publique.

Un certain nombre de questions, nombre plus ou moins étendu, mille si l'on veut, serait rédigé d'avance par une commission nommée ad hoc. Ces questions seraient formulées en français et en flamand. Elles seraient simples, clairement exprimées, et, pour qu'il n'y ait pas inégalité, toutes conçues dans un même ordre d'idées à la portée de ceux auxquels elles seraient destinées.

Les unes, par exemple, concerneraient tout ce qui intéresse les cultivateurs, se rattacheraient à tout ce qui leur est familier ; les autres seraient appropriées aux travaux, aux habitudes des artisans.

Je reviendrai sur ce point quand j'aurai expliqué l'ensemble de mon système.

Ces questions, imprimées, séparées les unes des autres, formeraient autant de billets qui, pliés, seraient mis dans une ou plusieurs urnes. Je reviendrai également sur ce point.

Le candidat électeur, se présentant devant le jury d'examen pour son inscription sur les listes électorales, puiserait un billet dans l'urne, et s'il sait le lire, il ne lui resterait qu'à répondre par écrit à la question qui lui est échue par le sort.

Par la réponse qu'il remettra au jury, il sera facile à celui-ci de juger si le candidat électeur sait lire et écrire et s'il comprend ce qu'il lit et ce qu'il écrit. L'épreuve de capacité sera donc complète.

Toutefois, s'il y a doute, l'épreuve pourrait être renouvelée trois fois pour éclairer complètement le jury ou satisfaire le candidat électeur, qui aurait le droit, de son côté, d'exiger le renouvellement de l'épreuve. Cette nouvelle épreuve pourrait même tenir lieu de recours en appel, sur place.

Comme par ce moyen nous aurions une preuve suffisante de la capacité du candidat, je ne me préoccuperais naturellement pas des fautes d'orthographe qui pourraient se trouver dans la réponse, ni du plus ou moins de perfection de l'écriture. Il suffirait que celle-ci fût lisible.

L'ensemble du système étant exposé, revenons aux détails.

Ces questions dont je viens de parler, quelles seraient-elles?

Vous pouvez les rendre aussi simples ou aussi importantes que vous le voudrez, selon le degré de capacité que vous croirez, messieurs, devoir exiger.

Pour ma part, il me semble qu'il faudrait commencer par les rendre de la plus grande simplicité possible. Tout campagnard qui sait lire et écrire saura, par exemple, répondre à celte question. « A quoi sert une charrue ? » Tout ouvrier, dans le même cas, à celle-ci « Quel est votre salaire ? »

Celui qui aurait répondu par écrit à ces questions aurait, selon moi, fait preuve d'une capacité suffisante.

Mais rien n'empêche - et j'espère que cela deviendrait possible dans quelques années, grâce au développement intellectuel des masses, développement auquel notre devoir est de travailler sans cesse, et mon. système le provoquerait même, - rien n'empêche, dis-je, que dans un certain temps, on n'arrive à une série de questions d'un ordre plus élevé.

Rien n'empêcherait de composer un véritable catéchisme politique sur les droits et les devoirs des citoyens, questions d'une part, réponses de l'autre. Ce répertoire mis entre les mains des jeunes gens commencerait par développer leurs idées, les préparerait à devenir des citoyens utiles et bientôt on aurait à honneur et émulation de passer avec distinction son examen politique. Ceci est pour l'avenir, pour le moment nous pouvons nous contenter de moins.

Et à propos d'examen, j'ai lu bon nombre de critiques sur cette nécessité de soumettre les candidats électeurs à passer cet examen. On va jusqu'à dire qu'ils ne se prêteraient pas à pareille exigence. Et pourquoi?

Est-ce qu'avant d'être entré dans la vie pratique, chacun de nous n'a pas dû passer une foule d'examens, examens à l'école, examens à l'athénée ou au collège, examens pour entrer dans l'université, pour obtenir ses grades, pour devenir avocat, médecin, ingénieur, officier ; examen dans la garde civique, examen partout, et pourquoi n'y en aurait-il pas, quand-il s'agit de l'exercice d'un droit aussi important que celui du suffrage, d'un droit public et politique qui peut avoir de si grandes conséquences ?

Revenons-en à nos questions. Celles-ci formulées par une commission dont la besogne ne serait ni longue ni bien difficile et qui, une fois son travail fait, n'aurait plus à y revenir avant longtemps, ces questions, dis-je, concernant, les unes, spécialement les cultivateurs, les autres, les artisans des communes industrielles, seraient placées, comme je l'ai dit, d'après leur destination, dans des urnes différentes, sur lesquelles se liraient des inscriptions en français et en flamand, d'une part, par exemple, le mot « culture », de l'autre le mot « industrie. »

Les candidats électeurs, prévenus d'avance de ce que contiennent les urnes et de ce qu'ils ont à faire, ce serait déjà une présomption de capacité relative de voir le candidat plonger la main dans l'une ou l'autre des urnes d'après ses aptitudes et d'après la langue qu'il parle. Le reste, je l'ai dit.

Je finis, messieurs, en disant que je crois ce système facile, pratique, à l'abri de toute fraude, et détruisant les craintes que l'on pourrait ressentir de voir tel jury plus exigeant que tel autre car l'épreuve serait égale pour tous, et l'arbitraire impossible.

Je livre, messieurs, ce système à votre appréciation.

M. Tack. — Messieurs, voici le texte de l'amendement que J'ai eu l'honneur de présenter à la Chambre :

« Ajouter à l'article premier le paragraphe suivant :

« Cependant quiconque aura été secouru par le bureau de bienfaisance pendant l'année de la révision ou pendant l'année antérieure ne pourra être inscrit sur la liste des électeurs communaux. »

Il suffira de peu de mots pour justifier mon amendement.

Au sein de la section centrale, on a agité la question de savoir s'il fallait inscrire sur les listes électorales le censitaire qui aurait obtenu des secours de la bienfaisance publique. On y a été d'accord sur ce principe, (page 1056) qu'il était impossible d'admettre sur les listes électorales un censitaire qui aurait été secouru par un bureau de bienfaisance, on a été unanime pour dire que celui qui puise dans la caisse communale ou, ce qui revient au même, dans la caisse du bureau de bienfaisance, ne doit point participer à la nomination de ceux qui votent les dépenses communales.

Mais la section centrale a jugé qu'il était inutile d'introduire une disposition à ce sujet dans le projet de loi, car elle a trouvé qu'un censitaire secouru par un bureau de bienfaisance était une chose extrêmement rare en Belgique, dont il ne fallait pas se préoccuper.

Je n'aurai pas songé moi-même à présenter un amendement, pour prévoir ce cas exceptionnel, si dans une séance précédente on n'avait pas fait observer, que le fait s'était présenté même sous l'empire de la loi actuelle. Je comprends que la chose est possible ; car, aujourd'hui nous avons des électeurs communaux à 15 francs ; l'abaissement du cens réduira cette somme à 10 francs.,

M. Snoy. - Je connais une commune où il y a au moins une vingtaine d'électeurs communaux qui sont secourus par le bureau de bienfaisance.

M. Tack. - L'honorable M. Snoy nous apprend qu'un grand nombre, d'électeurs dans une commune qu'il connaît reçoivent des secours publics ; cela me paraît assez extraordinaire, car jamais je n'ai rencontré des électeurs de ce genre dans l'arrondissement que je représente dans cette enceinte. Si ce que dit l'honorable député de Nivelles est vrai, et je n'ai aucune raison de douter de son affirmation, c'est un motif de plus pour que mon amendement soit voté par la Chambre ; à ce point de vue, il ne fait que remplir une lacune de la loi existante.

L'honorable M. Couvreur a attaqué le projet de loi sous ce rapport ; il a reproché au gouvernement de n'avoir pas comblé cette lacune, il s'est prévalu de la loi anglaise qui contient une disposition en vertu de laquelle ceux qui participent aux secours publics ne peuvent figurer sur les listes électorales.

Nous pouvons, sans, inconvénient, imiter la loi anglaise : puisque le cas d'un électeur secouru par le bureau de bienfaisance s'est présenté, rien n'empêche d'introduire dans le projet de loi une disposition qui le rende désormais impossible.

L'amendement porte exclusion à l'égard de celui qui a été secouru, soit pendant l'année de la révision des listes, soit pendant l'année antérieure.

J'ai pris ces deux périodes parce qu'elles concordent avec la disposition de la loi concernant les conditions relatives à la possession du cens... (Interruption.)

M. Van Wambeke. - Et la preuve ?

M. Tack. - La preuve en devra être donnée par des documents à fournir par le bureau de bienfaisance ou par tout autre moyen.

Je crois inutile d'en dire davantage pour développer mon amendement ; il se justifie, comme je l'ai dit en commençant, par lui-même, et je ne pense pas qu'il puisse rencontrer une objection sérieuse.

- M. de Naeyer remplace M. Vilain XIIII au fauteuil.

- L'amendement de M. Tack est appuyé et il fera partie de la discussion.

M. Rogier. - Je voudrais demander d'abord une explication à l'honorable auteur de l'amendement qui vient d'être déposé, et. dont le discours mérite, il me semble, toute l'attention de la Chambre.

L'honorable membre, propose un nouveau système qui, étendant les principes de la loi de 1870, admet l'instruction primaire supérieure comme base suffisante du droit électoral.

D'après l'amendement important qui a été déposé, serait électeur de plein droit tout citoyen qui justifierait d'une instruction égale à celle qu'on acquiert dans les écoles d'adultes. Je demanderai d'abord s'il entend exclure les électeurs censitaires proprement dits ou s'il maintient, pour le présent et pour l'avenir, comme électeurs tous ceux qui payent le cens fixé actuellement par la loi.

M. Dupont. - Evidemment, ils sont tous maintenus.

M. Rogier. - Ce sont donc des électeurs nouveaux à adjoindre aux électeurs qui tiennent aujourd'hui leurs droits de la loi électorale.

Je demanderai aussi à M. le ministre de l'intérieur un supplément d'explication relativement aux amendements qui concernent l'instruction primaire. Je n'ai pas bien saisi si le gouvernement combattait d'une manière absolue le principe de l'adjonction comme électeurs de tous les citoyens qui donneraient la preuve qu'ils savent lire et écrire. Repousse-t-il cet amendement d'une manière absolue comme principe ?

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - J'ai eu l'honneur d'exposer à la Chambre notre conviction que le moyen dont elle est saisie ne peut recevoir aucune application utile.

M. Rogier. - C'est donc une question ouverte ; c'est donc une question réservée. (Interruption.)

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - L'honorable M. Jacobs a expliqué les intentions du gouvernement à cet égard.

M. Couvreur. - Il a repoussé les amendements, mais il a déclaré que la question restait ouverte. (Interruption.)

M. Rogier. - M. le ministre de l'intérieur a commencé son discours en disant que le projet de loi que nous discutons était commandé par les circonstances, par les règles de la sagesse et de la prudence ; il aurait pu ajouter, par l'impatience du pays. En lisant son exposé des motifs, j'ai appris, en effet, qu'au 10 novembre 1870, le besoin d'une réforme immédiate s'était révélé au cabinet et qu'il fallait, sans perdre de temps, réformer notre législation électorale. Or, nous avons réformé notre législation électorale ; il existait, en date du 30 mars 1870, une loi qui renfermait une réforme électorale. N'était-ce rien ?

M. Coomans. - Rien du tout.

M. Rogier. - Que dire de l'honorable M. Coomans, qui voulait alors, si je ne me trompe, aller jusqu'au suffrage universel ? Ce n'était rien. On a cependant voulu étouffer cette loi au berceau.

M. Coomans. - Elle est morte toute seule.

M. Rogier. - Veuillez ne pas m'interrompre.

On a voulu l'étrangler et l'on a dit : A quoi bon cette loi ? Elle ne signifiait rien ; elle n'amenait aucun résultat ; c'était à peine si elle augmentait la classe électorale de quelques individus. Mais cette loi, pourquoi n'en a-t-on pas continué l'expérimentation ? Etait-il possible de juger des effets d'une loi du 30 mars qui, dès avant le mois de novembre de la même année, était condamnée à l'impuissance ?

En avait-on fait l'expérience pendant une certaine période ? Nullement. Elle a été condamnée sans avoir pu faire ses preuves.

Mais cette loi qu'on vient dénoncer comme insignifiante dans ses effets, était-elle considérée, à son origine, par l'opposition d'alors comme si insignifiante ? Nullement, elle excitait une grande émotion sur plusieurs bancs.

Après trois semaines de discussion, un membre important de l'opposition d'alors venait proposer l'ajournement, non point parce que cette loi n'était pas assez réformiste, mais parce qu'elle poussait la réforme trop loin.

Messieurs, ceci est curieux et permettez-moi de vous lire un passage d'un discours qui est bien fait pour nous édifier. Voici comment s'exprimait l'auteur de la proposition d'ajournement :

« Qu'est-ce qui nous presse ?

« Aucune émotion n'existe dans le pays quant à la réforme électorale ; le pays au contraire ne se trouve nullement impatient de changer le régime existant, et sauf quelques entrepreneurs de meetings dans la capitale toujours les mêmes, toujours peu nombreux et qui cherchent à provoquer une agitation qui leur échappe, le vrai public reste calme et parfaitement disposé à attendre. »

M. Wasseige, ministre des travaux publics. - C'était vrai alors.

M. Rogier. - L'honorable interrupteur m'a compris ; il m'épargnera le petit embarras de le citer par son nom. Donc, l'honorable M. Wasseige, parlant au nom de plusieurs de ses amis, s'expliquait de la façon que je viens de rappeler. Il ajoutait :

« Dans cette situation, quel est le parti le plus sage à prendre ? Réfléchir et examiner de nouveau. Convenons-en d'ailleurs, savons-nous bien ce que nous voulons ? Savons-nous où nous allons ? »

Il fournissait dès lors à l'auteur d'une spirituelle brochure, qui est à l'adresse de M. le ministre des finances, ce titre dont on s'est un peu égayé : « Où allons-nous ? » C'était un plagiat.

Qui demandait l'ajournement ? C'est l'honorable ministre des travaux publics actuels.

L'ajournement fut mis aux voix par appel nominal et l'ajournement fut voté par M. le ministre de l'intérieur, son honorable collègue, qui, à la date du 10 novembre, en présence d'une catastrophe sans exemple peut-être dans l'histoire, venait réclamer, non pas la suppression de loi de 1870, dont il avait voté l'ajournement comme inopportun et trop avancé, mais son remplacement par une loi nouvelle qui affectait des allures beaucoup plus avancées. Il était temps de tenir compte de l'instruction et des mœurs politiques qui ont créé des aptitudes nouvelles, auxquelles correspondent des droits ; ce serait une faute et une injustice d'en redouter ou d'en refuser le développement naturel et progressif. Enfin l'on faisait une profession de foi telle que nous en lisons dans les discours des meetings auxquels M. Wasseige avait fait une allusion un peu sanglante.

(page 1057) M. Coomans. - Elle ne nous blesse pas le moins du monde.

M. Bara. - Vous ne vous blessez de rien.

M. Rogier. - N'ayant rien dans les mains à mettre en avant, ne trouvant pas le moyen, paraît-il, de mettre en pratique les principes qu'on avait pu proclamer dans l'opposition, ne voulant pas non plus essayer de renverser cet horrible système de législation inauguré par les libéraux, on imagina une espèce de dérivatif. On proposera une réforme électorale dans un sens prétendument progressif, on agitera politiquement le pays au milieu d'une guerre étrangère terrible qui sévit à nos portes ; à cette guerre en succède une autre bien plus redoutable, bien plus propre à faire réfléchir tous les hommes sensés ; il se révèle une situation qui doit inspirer des sentiments de vulgaire prudence, que fait-on ?

Au lieu d'ajourner cette loi et les discussions qu'elle doit soulever, sans aucun motif sérieux, on vient proposer d'urgence de mettre cette loi en discussion. On fait cela lorsque tous les esprits sont préoccupés des questions les plus graves qui puissent se présenter, lorsque ceux qui sont pénétrés de l'importance de ces questions ne peuvent pas s'associer d'un cœur libre à la discussion, c'est au milieu de ces événements et de ces préoccupations si graves qu'on vient mettre cette discussion à l'ordre du jour !

Au sortir d'une discussion politique interminable, celle du budget de l'intérieur, on vient, sans motif, nous jeter dans une nouvelle discussion politique, et M. le ministre des travaux publics, lui qui avait trouvé, à une autre époque, qu'il y avait lieu d'ajourner la loi sur la réforme électorale, lui qui avait son budget en souffrance, ne dit un mot, pas plus que ses collègues, pour faire traiter d'abord les affaires courantes du pays.

Ils ne disent point : Nous sommes dans une position irrégulière ; traitons d'abord les questions à l'ordre du jour, ne nous lançons pas dans une nouvelle discussion interminable à propos d'une réforme électorale dont personne ne parle dans le pays.

Voilà où nous en sommes.

Nous voilà relancés dans une discussion politique qui n'est pas à la veille de finir.

Vous ne pensez pas, n'est-il pas vrai, messieurs, que vous allez nous imposer d'office le projet tel qu'il nous est proposé ? Nous discuterons encore longtemps. Eh, messieurs, permettez-moi de le dire, il vous manque une chose : c'est la confiance. Il y a bien de temps en temps quelques résolutions énergiques. On se dit : Il faut en finir ; votons la loi, la loi quand même sans amendement. Mais en y réfléchissant, je crois que cette assurance s'ébranle un peu.

Je ne pense pas qu'il y ait un grand fanatisme sur les bancs de la droite en faveur de la loi. Sans vouloir interroger les membres de la droite individuellement, j'en aperçois au moins deux qui sont de mon avis...-(Interruption.)... et ce ne sont pas vos plus faibles soldats, ce ne sont pas les moins considérables ni les moins considérés.

J'en citerai un qui est plus qu'un soldat, un chef vénérable, estimable, convaincu, patriote.

Je veux admettre que l'honorable M. Dumortier a donné à l’expression de sa pensée un caractère peut-être un peu exagéré, que les alarmes dont il est atteint et qu'il a exprimées avec beaucoup de verve et de sincérité, ne se réaliseront pas, mais vous reconnaîtrez, messieurs, qu'au fond elles doivent donner lieu à réfléchir et empêcher la précipitation dans la discussion de la loi.

Du reste, la voie des amendements continue d'être ouverte. L'honorable M. Dupont vient d'en présenter un qui, à lui seul, mérite un examen approfondi.

Je ne veux pas, comme l'honorable M. Wasseige, proposer l'ajournement, mais je verrais l'ajournement avec une grande satisfaction.

Messieurs, la loi votée sous l'ancien ministère avait été présentée en 1866.

On a laissé à chacun le temps de la réflexion ; la loi votée par la Chambre en 1867 ne l'a été au Sénat qu'en 1870.

Nulle part on n'a témoigné une grande impatience. L'opposition était enchantée de voir rester dans les carions du Sénat ce projet réformiste qui lui répugnait. A peine est-elle devenue majorité qu'elle imagine un nouveau régime soi-disant plus avancé, sans trop savoir ce que l'on veut ni où l'on va, comme le disait l'honorable M. Wasseige et comme l'honorable M. Dumortier vous l'a énergiquement répété l'autre jour.

Si je ne me trompe, ce n'est pas seulement le cœur du patriote qui est alarmé chez M. Dumortier, c'est le cœur du catholique, et je vais vous dire pourquoi.

Aujourd'hui nos querelles politico-religieuses restent élevées à un certain niveau dans la société ; elles ne sont pas encore descendues dans les habitudes des discussions des classes qui viennent en dessous. Du jour où vous aurez été chercher dans ces classes des censitaires à 10 francs, les discussions politiques, religieuses, les discussions philosophiques y descendront en même temps.

On dit bien que le clergé est seul influent sur ces électeurs à 10 francs ; mais ces électeurs seront travaillés par d'autres électeurs qui viendront leur répéter chaque jour, en vue des luttes électorales : N'ayez donc pas cette confiance dans vos curés, vos curés ne vous donnent pas de bons conseils. (Interruption.) Ce que je dis là est très pratique.

M. de Moerman d’Harlebeke. - C'est ce que le parti doctrinaire dit tous les jours : N'ayez pas confiance dans vos curés...

M. Rogier. - Le parti doctrinaire, puisque parti doctrinaire il y a ; j'accepte le mot, quoique je ne sache pas au juste ce qu'il veut dire ; le parti doctrinaire dit cela aujourd'hui à certaines classes du pays, mais lorsque vous aurez fait descendre les questions politico-religieuses dans les classes où elles n'ont pas encore pénétré, je ne crois pas que ce sera, en définitive, au profit du clergé ni de la religion. Vous me direz : Qu'est-ce que cela vous fait ? Je n'ai pas ici à vous dire mes sentiments ; je vous rends compte des sentiments qui animaient sans doute M. Dumortier.

Messieurs, la loi de 1870, en elle-même, est très bonne et, à mon sens si l'on voulait à toute force y mettre la main, il ne fallait pas pour cela la renverser. La loi de 1870 repose sur la base traditionnelle de notre état politique, elle repose sur le cens et sur la capacité.

Le cens actuel est réduit de moitié pour tous ceux qui peuvent faire preuve de capacité, et dans le projet de loi on admettait même l'adjonction des capacités présumées, ce qui est dans nos traditions.

Le gouvernement provisoire, en même temps qu'il fixait le cens à un taux très élevé, admettait comme capacités présumées un grand nombre de professions.

En 1846, le congrès libéral demanda l'adjonction des capacités avec la réduction au minimum du cens constitutionnel, et cette adjonction fut proposée par nous en 1847.

Dans le projet de loi de 1866, devenu la loi de 1870, nous admettions également les capacités prouvées ou présumées, avec le cens réduit de moitié.

Veut-on rétablir et même étendre maintenant la liste des adjonctions ? Eh bien, rien ne serait plus simple. Voudrait-on réduire un peu les conditions relatives à l'instruction ? Eh bien, cela serait à examiner. Les adjonctions sont dans nos traditions ; ce qui est encore dans nos traditions, c'est le cens différentiel.

Le cens différentiel existait sous le régime des Pays-Bas ; il fut maintenu par les arrêtés du gouvernement provisoire, il prévalut sous le régime de la Constitution, il passa dans les lois électorales qui ont été faites après la Constitution : loi communale, loi provinciale. Je n'ai pas besoin de justifier ce système-là ; je me borne à constater qu'il est de tradition dans notre pays.

Et voilà que, tout à coup, on découvre qu'il faut absolument le cens uniforme, qu'il faut supprimer cette base de nos lois électorales pour la remplacer par le cens uniforme.

Pourquoi ? Jusqu'à présent je n'ai pu en découvrir les motifs et je ne les ai entendu énoncer par aucun des ministres.

La loi de 1870 était conservatrice et progressiste. La vôtre, je ne sais comment la qualifier, ni ce que vous en attendez, mais il me serait impossible de la voter telle qu'elle est, s'il n'y est point apporté des amendements qui la corrigent. Je croirais rendre un très mauvais service au pays et au gouvernement lui-même en votant une pareille loi. Je me réserve de m'expliquer sur les amendements présentés.

M. Wasseige, ministre des travaux publics. - Lorsque l'honorable M. Rogier m'a fait l'honneur de me mettre en cause, en citant des paroles que j'ai prononcées dans cette Chambre le 5 avril 1867, c'est-à-dire, non pas il y a quelques mois, il y a plus de quatre ans, il s'est arrêté un peu trop tôt dans sa citation. Il me permettra donc de la compléter.

La Chambre comprendra parfaitement ainsi : d'abord les raisons que j'avais alors de proposer l'ajournement de la discussion, ensuite, pourquoi, ces raisons n'existant plus aujourd'hui, je suis décidé à voter la projet de loi en discussion au lieu d'en demander l'ajournement.

Voici ce que j'ajoutais aux paroles qu'a citées l'honorable M. Rogier. Il s'est arrêté à celles-ci : « Savons-nous bien ce que nous voulons, savons«-nous surtout ou nous allons ? »

(page 1058) Il a même appuyé sur ces derniers mois, et accusé Boniface de n'avoir été qu'un plagiaire en les donnant pour titre à sa récente brochure. Voici, messieurs, ce que j'ajoutais :

« Aucun des auteurs des projets de loi de réforme et des amendements en discussion pas plus le gouvernement que les honorables membres de cette assemblée, n'a pu jusqu'à présent nous fournir le moindre renseignement statistique sur la portée des changements qu'ils proposent. Quel sera le nombre d'électeurs nouveaux dans l'un ou l'autre système ? Dans quelles couches sociales seront pris ces nouveaux électeurs, quel sera leur rapport avec le nombre des électeurs actuellement existants ?

« Aucune réponse n'est donnée à ces différentes questions.

« L'honorable ministre des finances l'a reconnu lui-même dans son premier discours. La question n'est pas suffisamment étudiée, il vous l'a dit, je le répète, renvoyons-la donc à l'étude...

« Et d'ailleurs, comment agit-on en semblable matière dans le pays dont nous sommes toujours forcés de citer l'exemple en fait de régime constitutionnel, en Angleterre ?

« Lorsqu'un bill de réforme est présenté au Parlement, dans ce moment encore, à propos du projet du ministère Derby, les tableaux les plus complets sont joints au projette loi, pour en expliquer le résultat et en faire apprécier l'importance, dans son ensemble et dans toutes ses parties.

« Chacun peut les examiner, les comparer avec la loi soumise à son examen et se décider en parfaite connaissance de cause.

« Sommes-nous dans les mêmes conditions ?

« Nullement, toute espèce de renseignements nous manque et nous agissons un peu en aveugles dans une des matières les plus importantes qui puissent être soumises à nos délibérations. »

Vous le voyez, messieurs, je ne proposais pas un ajournement sur le principe même de la réforme ; cet ajournement était basé exclusivement sur le défaut absolu de renseignements propres à en faire apprécier la portée et les conséquences.

Si j'avais cherché à faire écarter le projet, comme l'honorable membre l'insinue, ce n'est pas l'ajournement, mais le rejet que j'aurais conseillé. Or, mes dernières paroles étaient tellement explicites, qu'il n'y avait pas moyen de se tromper sur mes intentions.

Sommes-nous dans les mêmes conditions aujourd'hui ? Je vous en fais juges.

D'abord sur le fond. Quatre ans se sont écoulés depuis que j'ai prononcé les paroles que l'on exhume et qui oserait nier que depuis lors la question de la réforme électorale n'ait fait de grands progrès dans l'opinion du pays ?

Et puis-je être accusé d'inconséquence pour appuyer, proposer si vous le voulez, en 1871, un projet de loi sur l'opportunité duquel il pouvait y avoir quelques hésitations en 1867 ?

II est, d'ailleurs, à remarquer que les principes de la réforme que nous soumettons à vos délibérations sont complètement différents de ceux que consacrait le projet de nos prédécesseurs.

Voilà pour le fond ; quant à la forme, qui était l'objet principal, sinon la seule cause de ma motion de 1867, il est constant que nous n'avions, il y a quatre ans, aucun renseignement pour nous prononcer avec discernement. Je pouvais donc parfaitement dire : « Où allons-nous ? »

Nous ignorons complètement quel serait le nombre des électeurs nouveaux à provenir de l'adoption de la réforme et quel serait le milieu qui les fournirait.

Nous ne sommes plus dans les mêmes conditions aujourd'hui. Je ne pense pas que jamais projet de loi ait été appuyé de documents statistiques plus complets que le projet en discussion.

Nous connaissons positivement le nombre et la qualité des électeurs nouveaux que le projet doit appeler au scrutin ; rien n'est inconnu, rien n'est laissé au hasard et il ne serait plus possible de se demander « Où allons-nous ? » On peut ne pas nous suivre dans la voie où nous vous convions d'entrer avec nous ; mais, je le répète encore, on ne peut plus dire : « Où allons-nous ? »

Et à ce point de vue, le reproche de plagiat que l'on fait à Boniface n'est qu'une fausse application des mêmes paroles à deux situations tout à fait distinctes.

Messieurs, je viens d'expliquer l'attitude que j'ai prise il y a quatre ans, en complétant la citation tronquée, bien involontairement, par l'honorable M. Rogier. Je suis convaincu que mes explications le satisferont, d'autant plus que sa générosité et sa délicatesse lui auraient fait regretter d'avoir, sans préméditation et lorsqu'il n'en était rien, fait croire qu'un de ses collègues se trouvait en désaccord avec lui-même.

M. Rogier. - Messieurs, je comprends très bien que M. le ministre des travaux publics ait senti la nécessité d'essayer de concilier son attitude actuelle avec l'attitude qu'il avait prise en 1867, dans la discussion de la loi sur la réforme électorale.

J'avais lu parfaitement tout son discours de 1867 ; je n'ignorais pas qu'il eût parlé d'un défaut de renseignements ; mais ce n'est pas seulement sur cette absence de renseignements que l'honorable M. Wasseige s'est appuyé pour demander l'ajournement.

Il invoquait un motif beaucoup plus grave ; il nous disait : Est-ce que le pays demande une réforme ? Ce sont des meetinguistes et toujours les mêmes qui la demandent. Devons-nous nous occuper des meetinguistes ?

Voilà ce que disait l'honorable M. Wasseige ; il prétendait que le pays ne demandait pas la réforme ; que c'étaient quelques meetinguistes qui agitaient le pays ; et il prétend aujourd'hui que le pays demande une réforme électorale.

- La séance est levée à 5 heures.