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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 20 avril 1871

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)

(Présidence de M. Vilain XIIII.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1006) M. Wouters procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Reynaert donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre :

« Par trois pétitions, des habitants d'Anvers demandent qu'il y ait un cours de gymnastique dans toutes les écoles et que la loi le déclare obligatoire. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le conseil communal de Spa présente des observations sur le projet de loi portant suppression des jeux de Spa. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi portant suppression des jeux de Spa.


« Les membres de la société dite : de Eendracht, à Meulestede, demandent que la loi consacre le principe de l'obligation en matière d'enseignement primaire. »

-- Renvoi à la commission chargée d'examiner la proposition de loi relative à l'enseignement primaire obligatoire.


« Les sieurs Lefebvre et Piette, membres de la Ligue pour la réforme électorale, demandent l'adjonction au corps électoral de tous ceux qui savent lire et écrire, sans aucune condition de cens. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.


« Des habitants de Meerhout demandent que la langue flamande soit, en tout, mise sur le même rang que la langue française. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions identiques.

Projet de loi de réforme électorale

Discussion des articles

Chapitre premier. Elections communales

Article premier

M. le président. - J'ai reçu de M. Hagemans deux lettres : par la première, il demande un congé pour cause d'indisposition ; je vais donner lecture à la Chambre de la seconde ; la voici :

« Monsieur le président,

« Retenu chez moi par une indisposition, ainsi que j'avais l'honneur de vous l'écrire hier, en demandant un congé de quelques jours, je n'ai pu signer avec mes amis, comme j'en étais convenu avec eux, le contre-projet de réforme électorale présenté hier par l'honorable M. Jottrand et consorts.

« Mon état de santé ne me permettant pas encore de sortir aujourd'hui, je vous prie, M. le président, de bien vouloir donner lecture de cette lettre, par laquelle j'adhère complètement à ce contre-projet.

« Veuillez agréer, etc.

« Signé : Hagemans. »

M. Defuisseaux. - Mon nom ne figure pas non plus au bas de l'amendement de MM. Jottrand et consorts. Je déclare que j'y eusse apposé ma signature si j'avais été présent hier à la séance.

M. le président. - J'ai reçu un amendement proposé par M. Nothomb ; il est ainsi conçu :

« Ajouter à l'article premier, après le n°3, ce qui suit :

« 4° Savoir lire et écrire. Cette disposition n'est pas applicable aux citoyens qui ont été inscrits sur les listes antérieures, ni a ceux qui payent le cens prescrit pour la composition des Chambres législatives. »

« Art... (nouveau). La justification préalable de la condition indiquée au n°4 n'est pas requise pour l'inscription sur la liste provisoire dressée en vertu de l'article 1er de la loi du 5 mai 1869.

« Toutefois, les réclamations de ce chef contre toute omission ou inscription indue sont admises, et seulement lors de la révision, où celui contre qui l'on réclamé figure pour la première fois sur la liste ; elles sont instruites et jugées conformément aux règles établies en matière électorale.

« (Signé) A. Nothomb. »

M. Nothomb aura tout à l'heure la parole pour développer son amendement ; la parole est maintenant à M. Jottrand pour développer celui qu'il a déposé hier.

M. Jottrand. - La proposition que vous soumettent douze membres de cette assemblée et dont j'ai eu l'honneur de vous communiquer le texte hier est l'expression d'idées anciennes déjà et auxquelles, avant l'explosion des événements grandioses qui, depuis un an, ont attiré l'attention de l'Europe, s'étaient ralliés un grand nombre d'esprits libéraux.

Ce fait est incontestable : que les idées que consacre notre amendement fussent depuis longtemps dans l'esprit d'un grand nombre de nos concitoyens, que le désir de les réaliser les travaille depuis plusieurs années, cela est incontestable. On peut le regretter, le déplorer, affecter vis-à-vis de cette marée montante l'attitude d'un roc inébranlable, mais on ne peut nier la réalité de ce que j'affirme.

A quoi ce mouvement est-il dû ? En grande partie à l'exemple qu'ont donné à la Belgique depuis plusieurs années la plupart des peuples de l'Europe qui, presque sans exception, ont établi chez eux un système électoral appelant à participer à la constitution de l'autorité communale un nombre de citoyens beaucoup plus considérable que celui que nous constatons chez nous. A cette puissance de l'exemple, il faut joindre la puissance de la logique.

Il est évident que, dans un pays où toute autorité repose sur le principe de la souveraineté nationale, sur le principe de l'élection, il est dérisoire d'espérer qu'on empêchera ce principe de porter ses fruits ; qu'on empêchera qu'il ne s'applique à un nombre de plus en plus considérable de citoyens ; qu'on empêchera ceux qui ne participent pas à la constitution des pouvoirs publics et qui voient leurs semblables y participer de désirer monter au rang des privilégiés.

Enfin, une troisième cause, aussi puissante que les deux premières, a fait naître le phénomène que je constate : c'est le sentiment inné de la justice et de l'égalité qui, par quelque belle et habile théorie qu'on essaye de l'étouffer, quelque appel qu'on puisse faire, pour le comprimer, aux intérêts qu'il peut menacer, se redresse toujours, reparaît toujours et finit par triompher de tous les obstacles.

C'est, messieurs, dans cet état de l'opinion publique que, dans le courant de l'année dernière, l'Association libérale de Bruxelles, après des discussions sérieuses et graves, inscrivait dans son programme le principe suivant, en quelque sorte comme un phare à la lumière duquel elle devait dorénavant se diriger.

« L'Association a pour but de faire triompher le programme du congrès libéral et d'en poursuivre la réalisation par le développement des principes suivants :

« L'attribution du droit de suffrage sans condition de cens pour les élections provinciales et communales aux citoyens possédant un degré d'instruction déterminé par la loi. »

Ce principe était un principe transactionnel entre les tendances diverses qui s'étaient manifestées au sein du libéralisme bruxellois. Ce principe eut l'heureuse fortune de recevoir de la part, non pas de tous, mais du plus grand nombre des libéraux, une adhésion, une approbation sympathique.

(page 1007) C'est l'application de ce principe que nous avons tenté de formuler dans l'amendement qui vous est soumis ; c'est ce programme que nous livrons aux discussions de la Chambre et à l'appréciation du pays dans là circonstance solennelle où nous nous trouvons et pour répondre aux propositions émanées du gouvernement.

Nous ne croyons pas, en effet, qu'on puisse se contenter de critiquer les propositions émanées du banc ministériel sans proposer d'y substituer quelque chose et sans dire ce qu'on voudrait en fait de réforme, à moins qu'on ne déclare en principe qu'on ne veut d'aucune espèce de réforme et que l'on considère toute extension du droit de suffrage, quelle qu'elle soit, en Belgique, comme un danger. Or, telle n'est pas notre pensée.

Certes, mieux eût valu cependant discuter dans d'autres conditions.

L'opinion publique s'était incontestablement agitée autour de la question d'une extension de suffrage avant la guerre ; agitée comme on s'agite dans notre pays, sans émeutes, sans banquets, sans manifestations à grand orchestre, avec ce flegme germanique qui a caractérisé le peuple belge à toutes les époques de son histoire. Mais aujourd'hui, l'opinion publique est devenue relativement silencieuse.

Ce silence s'explique : l'attention des populations surexcitée ù un point inouï, pendant ces derniers mois, par les coups gigantesques que frappe l'histoire sous leurs yeux, est aujourd'hui fatiguée, blasée, malade, et quelque effort qu'on fasse pour la réveiller, pour la faire parler, elle restera dans sa torpeur ; quelque appel qu'on lui fasse, l'opinion publique gardera le silence.

Or, ce n'est pas là une bonne condition pour procéder à une réforme grave, quelque convaincus que nous puissions être de son utilité. Il est bon alors d'avoir auprès de soi, parlant et s'expliquant, ceux au nom desquels on agit où l'on prétend agir. Mais quels que soient les défauts de la situation générale sous ce rapport au moment actuel, la majorité de cette assemblée a jugé à propos de marcher en avant et force nous est de la suivre.

D'ailleurs, si le besoin de réforme est aujourd'hui assourdi, si des sensations plus violentes le dominent, lorsque la fièvre temporaire qui attire forcément nos regards au delà des frontières, et qui mène chacun à se désintéresser plus ou moins des affaires intérieures, sera passée, il est incontestable que le besoin réel reparaîtra dans toute son intensité.

Quoi qu'il y paraisse, il existe toujours ; or, les législateurs n'ont pas uniquement pour devoir de se préoccuper de ce qui fait du bruit, mais de ce qui est sérieux, bien que peu bruyant.

Cela dit, je passe à l'exposé des motifs pour lesquels nous ne pouvons pas nous rallier au projet du gouvernement.

La réforme proposée par le ministère a deux vices ; elle est à la fois trop large sous certains rapports et trop étroite sous d'autres.. J'examine d'abord le vice d'étroitesse.

Cette réforme électorale persiste à exclure du droit de vote toute une grande catégorie sociale : la catégorie des travailleurs, travailleurs du bras ou de l'esprit, qui n'ont pour tout capital que l'honnêteté, l'habileté et l'intelligence ; qui ne possèdent que peu ou point de capital matériel, et surtout qui ne possèdent point ce capital sous la forme immobilière.

Ce vice du projet gouvernemental est la suite inévitable du principe fondamental du projet : le maintien du cens comme seule et unique condition du droit électoral ; le maintien du cens comme seule et unique porte par laquelle le citoyen in posse puisse arriver à l'état de citoyen in actu. Le citoyen dont je viens de parler, avec le système de nos lois fiscales, n'arrive jamais à payer le cens tant qu'il reste ce qu'il est, tant qu'il ne devient pas ce, qu'on appelle un membre de la bourgeoisie, ou du moins tant qu'il ne s'arrange pas de façon à avoir l'apparence d'un bourgeois ; car, le cens quand on le fait descendre très bas, ne répond plus du tout à une réalité ; il ne fait que donner à une position qui bien souvent est toute différente, l'apparence d'une position aisée, l'apparence de la position de capitaliste.

C'est, messieurs, du maintien de cette barrière qui sépare absolument, sans qu'il y ait jamais possibilité de la franchir, les deux grandes catégories dans lesquelles se divise la société, c'est du maintien de cette barrière que nous, nous plaignons. Nous croyons qu'il n'est pas bon, surtout en présence de l'abîme qui tend tous les jours à se creuser de plus en plus entre la classe qui possède ou paraît posséder et celle qui ne possède point, de maintenir une séparation légale entre ces deux classes. Cette séparation fait craindre à plusieurs une guerre sociale. De tous les côtés, on entend signaler cette menace qu'on voit poindre à l'horizon.

Une société, née du droit incontestable, qu'ont les travailleurs d'obéir à l'instinct qui les porte à se grouper et à réunir leurs efforts pour défendre leurs intérêts, a, surtout depuis quelque temps, attiré l'attention de ceux qu’assiègent ces préoccupations. Je veux parler de la société Internationale des travailleurs.

En maintenant la barrière légale dont j'ai constaté tantôt l'existence, vous prêtez à cette société une force incroyable ; vous vous désarmez vis-à-vis d'elle. L'abattre au moyen de la force, vous ne le pourrez jamais, le voulussiez-vous faire. Vous devez donc tendre à la vaincre par la justice. Elle ne résistera pas à votre justice. Laissez l'ouvrier être quelque chose dans la société et l'Internationale ne pourra plus lui dire : Viens à moi, lu n'es rien, je te ferai tout-puissant. Donnez à l'ouvrier des moyens légaux de peser dans la balance sociale et l'Internationale ne pourra plus lui prêcher la violence et la révolte comme les seules armes par lesquelles il puisse défendre ses droits et ses idées.

Il est plus que jamais d'intérêt urgent que toutes les catégories sociales puissent se rencontrer, se connaître, se mêler, s'éclairer mutuellement sur un terrain commun.

En est-il un meilleur que celui des affaires publiques ? Pourquoi persister à en défendre l'entrée à l'ouvrier, à moins qu'il ne se dépouille de son caractère propre et qu'il ne prenne l'apparence, souvent fausse, d'un capitaliste ?

Craignez-vous qu'entré sur ce terrain des affaires publiques, l'ouvrier n'y constitue un groupe animé d'une seule et unique idée, qu'il se montre réfractaire au raisonnement et à la persuasion ?

Crainte chimérique ! Elle est démentie par les faits. Les classes ouvrières, comme les autres, ont leurs conservateurs et leurs réformateurs ; et je n'ai pas constaté sans plaisir, en suivant, en Angleterre, la marche de la constitution des comités scolaires dans les différentes villes du Royaume-Uni, que, parmi les candidats présentés aux suffrages des électeurs, on voyait en même temps figurer des candidats sous l'appellation de candidats des ouvriers réformateurs et d'autres sous le nom de candidats des ouvriers conservateurs. Le fait que je constate est d'ailleurs général, chacun n'a qu'à regarder autour de soi et il constatera l'existence de partis politiques opposés au sein des classes ouvrières aussi distincte qu'elle l'est au sein des classes dont nous faisons partie.

Nous voulons donc, sous ce rapport, réparer le vice du projet de loi gouvernemental, en ouvrant toutes larges les portes des comices aux classes ouvrières. Nous voulons qu'on ne soit pas obligé d'être propriétaire ou locataire d'un immeuble dans lequel on installe un petit commerce, ce qui est le procédé le plus infime par lequel on peut arriver aujourd'hui à être électeur, pour exercer dans les affaires publiques l'influence à laquelle tout homme a droit, pourvu qu'il soit honnête et suffisamment éclairé.

Pour faire ce que nous désirons, il faut que le cens disparaisse et que d'autres conditions y soient substituées ; il faut que ces conditions, tout en constituant une garantie suffisante pour la société, ne soient pas cependant tellement sévères et tellement dures, qu'elles ne puissent être accomplies par la classe ouvrière.

La première de ces conditions légitimes est la possession du développement intellectuel que la société juge elle-même indispensable à tout homme ; je veux parler des éléments de l'instruction primaire.

Quand il s'agit de réforme électorale, on fait souvent fi de cette capacité modeste que donne la possession de l'instruction primaire ; on en fait fi parce que l'on considère ou que l'on semble considérer comme dérisoire cette capacité.

Mais alors pourquoi ces lois dans lesquelles nous reconnaissons comme indispensable l'instruction primaire, en en faisant un objet de première nécessité, que nous offrons gratuitement à tous les citoyens qui ne peuvent le payer ?

L'instruction primaire est, d'après nos lois, d'une absolue nécessité, et nous irions conférer le droit électoral à ceux qui ne jouissent pas de ce bienfait !

Après avoir déclaré que savoir lire et écrire, ce qui est en somme le résultat final de l'instruction primaire, est un attribut sans lequel l'homme n'est point complet, nous irions ne pas nous préoccuper du point de savoir si le citoyen que nous appelons à voter le possède ! Ce serait illogique !

C'est surtout, messieurs, dans le siècle où nous sommes, le siècle que la postérité appellera peut-être le siècle du papier imprimé, c'est surtout dans ce siècle que, sans la connaissance de la lecture et de l'écriture, l'homme est un être atrophié. Et ce n'est pas aller trop loin que d'affirmer qu'aujourd’hui, celui qui ne sait ni lire ni écrire est, au milieu du mouvement d'idées qui constitue la vie sociale moderne, comme un sourd et comme un muet.

D'ailleurs, n'est-il pas illogique au suprême degré de donner à l'électeur le droit de voter en secret et par bulletin écrit, de considérer ce droit comme une garantie suprême de son indépendance et de sa sincérité et de (page 1008) le conférer cependant à des hommes pour lesquels cette garantie n'existerait point, parce que, ne sachant pas écrire, ils seraient obligés de recourir à un tiers pour exprimer leur volonté et publier ainsi leur vote et que, ne sachant pas lire, ils ne pourraient vérifier si leur volonté est réellement exprimée.

La nécessité donc d'exiger de l'électeur la possession de cette quintessence de l’enseignement primaire qui consiste à savoir lire et écrire est incontestable et il importe pour le législateur de la consacrer dans son œuvre lorsqu'il procède à une réforme électorale qui descend assez profondément dans les diverses couches sociales pour risquer d'y rencontrer encore intacte l'ignorance native.

En Belgique, c'est surtout en matière d'élections communales que la chose importe à un autre point de vue.

Nous constatons tous les jours, avec regret, que les communes auxquelles nos lois imposent le devoir d'organiser chez elles, sur une échelle large et sérieuse, l'enseignement primaire, y sont rétives, négligentes ou tièdes.

Le meilleur moyen d'excitation pour remédier à cette négligence, à cette tiédeur, n'est-il pas de déclarer que l'autorité communale ne pourra jamais être confiée qu'à des gens sachant lire et écrire ?

On montrerait ainsi, par les faits, quelle importance la société attache à ces deux éléments de science et quels avantages elle confère à ceux qui les possèdent.

Mais parmi ceux qui reconnaissent l'utilité de cette science élémentaire comme supplément de garantie, beaucoup la jugent insuffisante à elle seule comme preuve de capacité.

Je ne saurais être de cet avis. Pour savoir lire de façon à comprendre une pensée, même ordinaire, vulgaire, pour exprimer, par écrit, sa pensée, de façon à la faire comprendre à son semblable, il faut déjà un développement intellectuel sérieux.

Or, quand nous parlons de connaître la lecture et l'écriture, nous ne voulons pas mettre au rang de ceux qui savent lire et écrire ceux qui ne sont capables que d'épeler d'un ton monotone quelques gros caractères, et ne sauraient expliquer le sens de ce qu'ils ont épelé ou qui parviennent à dessiner péniblement leur nom au bas d'un acte notarié ou d'un certificat.

Quand nous parlons de la connaissance de la lecture et de l'écriture, nous entendons la connaissance efficace dont j'ai défini tantôt les éléments essentiels.

Eh bien, quant à moi, je considère celui qui se trouve en possession de la science élémentaire ainsi définie si pas comme ayant une capacité de premier ordre, au moins comme n'étant plus incapable, comme étant au contraire sur le chemin de toutes les. capacités ; je le considère comme ayant en mains l'instrument d'une élévation sans limites, mais sans lequel il ne saurait faire un pas.

Quand on confère au docteur en droit, par cela seul qu'on lui délivre un diplôme, le droit de plaider devant les tribunaux, est-ce parce qu'on le considère comme possédant toutes les connaissances nécessaires pour plaider fructueusement et sans compromettre les intérêts de ses clients ? Non ; il est évident que la pratique et l'expérience doivent venir se joindre au diplôme pour que le docteur en droit puisse être réputé complètement capable dans sa profession.

Il n'en est pas autrement de l'électeur. Je crois qu'on peut se contenter de la certitude que l'électeur, s'il veut s'éclairer, est en position de le faire, pour lui conférer un droit auquel sa qualité d'homme seule lui donne un commencement de titre. Et le cens, le cens réduit surtout au point où veut le réduire le ministère, est-il donc une garantie et une preuve de capacité plus sérieuse que celle dont nous déclarons vouloir nous contenter ? Qui de vous oserait soutenir qu'un censitaire de 21 ans entrant dans la carrière électorale à raison de la possession d'un immeuble de 150 fr. de revenu cadastral, ce qui en ferait un électeur communal, mais tout à fait illettré, sera par cela seul plus capable d'exercer librement et consciencieusement son droit que celui qui, ne possédant pas d'immeuble, possède sérieusement les connaissances élémentaires dont je traitais il y a un instant 7

Je crois que la réalité est que celui des deux qui, à son début dans la carrière électorale, sera le plus capable d'exercer son droit, c'est le second.

Si, prenant la capacité pour base du droit électoral, on voulait exiger plus que les capacités élémentaires, où s'arrêterait-on ? Si l'on voulait exiger des électeurs de la Belgique une capacité complète au point de vue des appréciations politiques, maïs il n'y a pas 10 p. c. de votre corps électoral et de tous les corps électoraux du monde qui résisteraient à l'épreuve ;

Ne trouveriez-vous en moyenne cette haute capacité dont parlent quelques-uns ? J'entends la capacité qui dérive d études spéciales, de la pratique d'affaires variées, de la lecture assidue des journaux et du soin minutieux mis à s'enquérir de tout ce qui se passe dans les différents pays.

Il est évident que la capacité politique complète ne s'acquiert qu'au prix des efforts que je viens de décrire. Connaissez-vous beaucoup d'électeurs qui la possèdent ? Et si vous ne voulez pas aller jusque-là, dites-moi, je vous prie, où vous vous arrêterez ; dites-moi où se trouve, parmi les nombreux échelons de la grande échelle qui conduit de la capacité élémentaire à la capacité complète, celui auquel vous vous arrêterez.

Pour moi, messieurs, j'en suis profondément convaincu, la connaissance de la lecture et de l'écriture, sérieusement et sainement comprise, est de toutes les conditions de capacité la moins arbitraire, celle sur l'existence de laquelle on peut se fixer le plus sûrement, c'est un simple fait à constater ; je vous ai dit tout à l'heure de quels éléments il se compose.

Mais si la connaissance de la lecture et de l'écriture doit suffire à constituer la capacité intellectuelle de l'électeur, je reconnais qu'elle ne suffit pas à suppléer d'autres garanties non moins essentielles ; je veux parler de celles qui dérivent du caractère et de la conduite, de celles qui constituent la moralité en général.

Eh bien, notre projet nous semble avoir, sous ce dernier rapport, établi des conditions d'électorat telles, que leur existence entraîne nécessairement pour la société la certitude la plus absolue que le citoyen qui les réunira aura, à ce point de vue, tout ce qu'on peut exiger de lui.

Nous exigeons, en effet, outre la connaissance de la lecture et de l'écriture, les conditions suivantes :

« Avoir son domicile réel dans la commune et y avoir occupé, dans le cours des deux années qui précèdent la révision des listes électorales, à titre de propriétaire, d'usufruitier ou de locataire distinct, la même maison ou partie de maison pendant douze mois consécutifs. »

En résumé, nous ne voulons accorder le droit électoral qu'à ceux dont la possession fixe et continue d'un foyer personnel, d'un chez-soi, a fait des hommes véritablement libres et véritablement responsables.

Nous ne voulons par cela accorder le droit électoral qu'à ceux qui ont la pleine possession d'eux-mêmes ; nous excluons aussi ceux qui sont en état de domesticité et ceux qui vivent d'une vie nomade.

Or, cette dernière catégorie, composée de gens qui n'ont de domicile que fictivement, est malheureusement trop nombreuse dans notre pays comme dans tous les pays, du reste, où certaines industries ont pris un grand développement.

C'est là la base d'une plainte uniforme formulée par tous les rapports qui constituent l'enquête à laquelle il a été procédé par les soins de l'honorable M. Jamar, ancien ministre des travaux publics, sur la situation des classes ouvrières dans nos pays houillers et métallurgistes ; l'ouvrier attaché à ces industries n'a, en général, pas assez de fixité de domicile ; il est, en réalité, à l'état nomade.

Le but que nous voulons atteindre, nous l'atteignons avec plus de précision encore, en n'exigeant pas seulement la possession d'un domicile séparé et distinct, d'un foyer, d'un home, comme dit l'Anglais, mais en exigeant encore que cette possession ait eu une certaine durée, une certaine continuité.

Par cette dernière exigence, nous acquérons la garantie de l'existence, chez l'électeur, des capacités spéciales que doit avoir l'électeur communal, en même temps que nous acquérons la garantie de sa moralité et de la possession par lui d'un certain degré d'aisance.

L'ouvrier qui conserve pendant une année continué le même logement où il est chez lui, est un ouvrier d'humeur paisible, un ouvrier dont le salaire est assuré, et qui est autant que possible à l'abri, par le prix qu'on attache à son assistance, des brusques fluctuations et des chômages trop fréquents dans l'industrie. Dans sa modeste position, c'est un homme éminemment pratique et aussi solvable qu'il peut jamais le devenir.

En exigeant chez l'électeur pareille continuité de résidence, nous sommes plus sévères que le gouvernement ; mais nous croyons aussi être plus pratiques. En effet, dans le système actuel que veut maintenir le ministère, il suffit, pour être électeur communal au lieu de son domicile, qu'on ait payé le cens pendant l'année qui précède l'élection, n'importe où ce payement s'est effectué, n'importe où l'on a résidé. Celui qui est arrivé hier dans une commune, qui n'y connaît ni les hommes ni les choses, pourra demain jeter son vote dans la balance des intérêts locaux, pourvu qu'il soit censitaire. Nous disons que, dans ces conditions, on ne peut être qu'un mauvais électeur communal, quelque cens que l'on puisse payer.

(page 1009) On pourra peut-être avoir l'appréciation des intérêts généraux du pays, mais on ne pourra pas avoir l'appréciation précise et exacte des intérêts de la localité dans laquelle on se trouve appelé à agir : on ne connaîtra de cette localité ni le passé, ni le présent ; on ne connaîtra rien : ni les hommes ni les choses. C'est sous ce rapport que nous trouvons le projet ministériel trop large.

Nous prétendons que l'électeur réunissant les conditions que nous exigeons, mais ne payant pas le cens, sera, sans conteste possible, un électeur communal de beaucoup supérieur en valeur à un grand nombre des électeurs que va créer le gouvernement.

Je ne m'attacherai pas, messieurs, à démontrer par de plus longs exemples le caractère pratique de notre idée ; je me contenterai d'indiquer à la Chambre qu'elle est tirée du droit électoral anglais. Ce sera pour elle une présomption suffisante de praticabilité et d'utilité.

En effet, nous lisons à l'article 4 de la loi électorale anglaise du 15 août 1867, qu'entre autres conditions peut devenir électeur dans les bourgs « tout homme qui, comme locataire en garni (lodger), a occupé dans le même bourg, séparément et comme locataire distinct, le même logement pendant les douze mois précédant le 31 juillet de l'année des élections, pourvu que ce logement fasse partie d'une maison qui, si elle n'était pas meublée, serait d'un revenu net de dix livres au moins, » et les renseignements que nous a remis le gouvernement nous apprennent que l'une des conditions imposées à l'électeur dans les bourgs pour pouvoir participer à l'élection du conseil municipal est une résidence effective depuis trois ans.

Ces dispositions sont, d'après nous, des plus sages et il importe de les introduire dans notre législation. Remarquons du reste, messieurs, que la condition que nous proposons ainsi d'imposer à l'exercice du droit électoral n'est point de nature à enlever aux censitaires leur droit, car les censitaires, j'entends les censitaires sérieux, sont généralement des gens résidant d'une façon continue dans la même localité, dans la même habitation.

Ayant ainsi justifié, messieurs, les deux conditions principales auxquelles nous proposons de soumettre, à l'exclusion de tout cens, l'exercice du droit électoral, il importe que j'explique à la Chambre pourquoi nous ayons introduit dans notre projet quelques autres dispositions de détail.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Il serait utile de nous apprendre comment, dans votre système, vous établirez que l'électeur sait suffisamment lire et écrire.

M. Jottrand. - La manière dont il faudra procéder fera l'objet d'une proposition à joindre à celle que nous avons présentée pour le cas où l'on émettrait des doutes sérieux sur la possibilité de constater pratiquement et sans chance d'arbitraire qu'un homme majeur sait lire et écrire.

Il n'entre pas dans le plan que je me suis tracé d'indiquer ces moyens ; mais si l'on conteste la possibilité de les établir et de les mettre en pratique, le doute sera levé ; la question sera résolue.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Nous désirons nous éclairer.

M. Jottrand. - Une des dispositions accessoires sur lesquelles je dois m'expliquer maintenant est celle-ci : Nous proposons d'assimiler à celui qui possède un logement distinct, à titre de locataire : 1° celui qui habile chez ses parents ou alliés en ligne directe ; 2° celui qui, à raison de ses fonctions, jouit d'une habitation particulière à laquelle il a droit, indépendamment de son traitement.

La première stipulation est faite pour ceux qui, arrivés à l'âge de leur majorité, continuent à demeurer auprès de leurs parents pour les assister de leur travail, s'ils appartiennent à la classe ouvrière ; pour attendre que leur profession leur fournisse des ressources personnelles, lorsqu'ils appartiennent à la classe aisée. Nous mettons encore sur le même rang le père qui, à la fin d'une longue carrière, se voit remplacé par son fils et continue à habiter avec celui-ci ; c'est une prime à l'esprit de famille.

La seconde assimilation que nous proposons d'établir a pour raison d'être l'existence de nombreux employés qui, outre un traitement fixe, ont, comme complément de leur traitement, droit à une habitation ; qui ne peuvent pas être considérés comme locataires puisqu'ils ne payent pas de loyer, mais qui cependant se trouvent absolument dans la même situation qu'un locataire véritable. Je ne citerai comme exemple que les instituteurs qui, outre leur traitement, ont droit à un logement, et les chefs de station qui sont dans le même cas que les instituteurs.

Par un texte formel, nous proposons de ne pas donner le droit électoral a ceux qui sont assistés par une institution de bienfaisance, parce que nous ne leur reconnaissons pas les garanties d'indépendance et de dignité que nous considérons comme nécessaires chez tout électeur.

Nous proposons enfin, messieurs, de retirer le droit électoral à tout contribuable qui aurait été en défaut de payer ses contributions, taxes ou patentes dans l'année antérieure à celle de l'élection, parce que nous ne croyons pas que celui qui, tenu d'accomplir un devoir envers la société, se soustrait à ce devoir, puisse constituer un électeur d'une moralité irréprochable.

Enfin, nous maintenons le droit électoral à tous ceux qui en jouissent actuellement, parce que, en cette matière comme en toute autre, noua croyons qu'un principe fondamental est le respect des droits acquis, qu'il faut toujours se garder de donner aux lois un effet rétroactif.

En matière d'élections provinciales, nous proposons de ne donner le droit de suffrage qu'à ceux qui, dans les limites de la province, sont électeurs communaux, parce qu'en réalité la province n'a d'autres intérêts que les intérêts des communes qui la composent et qu'il est fort difficile, pour ne pas dire impossible, d'arriver à apprécier d'une façon saine et sérieuse les intérêts d'une province si l'on n'est point en mesure d'apprécier sainement les intérêts d'une des communes qui s'y rencontrent.

Dans toutes ces conditions, nous sommes convaincus, que nous obtiendrions un corps électoral communal et provincial, nombreux il est vrai, mais parfait à tous les points de vue.

Si la réforme que nous proposons arrivait à être réalisée, nous ne nous trouverions point en avant des autres peuples de l'Europe, nous nous trouverions, au contraire, même en matière d'élections communales, seulement au niveau de la plupart d'entre eux et en arrière de quelques-uns.

Ainsi en Angleterre, sont électeurs en matière communale tous ceux qui payent une taxe quelconque, et qui réunissent certaines conditions de continuité de résidence ; or, qui paye les taxes et notamment la taxe des pauvres ? Quiconque n'est point dans l'indigence et occupe un logis séparé.

En Italie, le système du cens existe, mais le cens est réduit à 5 francs et l'on y joint la condition de savoir lire et écrire. En Prusse, tout habitant d'une commune qui y possède une maison ou y payer un loyer et qui ne reçoit pas de secours publics est électeur direct pour la commune, sans même les conditions de résidence que nous proposons.

En Espagne, tout individu majeur non assisté par la bienfaisance et qui a résidé pendant une année est électeur pour la commune.

En Autriche, il suffit de payer une taxe, même communale, de 2fr. 62 c, pour être électeur à la commune.

Dans le Wurtemberg, le suffrage universel, sans condition de capacité ni de résidence, existait dès avant 1868, époque où l'on a appliqué ce système aux élections générales.

En Bavière, le suffrage est universel depuis 1869.

En Suisse et en France, il en est de même depuis 1848.

Et le régime dont jouissent ces pays, régime qui, chez eux, ne met en danger ni l'ordre ni la bonne administration des intérêts communaux, ce régime nous serait interdit, tout serait compromis si nous faisions même la moitié du chemin qui doit y mener !

C'est ce que l'on ne parviendra jamais à faire admettre à des esprits impartiaux.

Le système que nous proposons sera-t-il mortel au succès des idées politiques qui nous sont chères ? Sera-t-il mortel à l'opinion libérale ?

Pour ma part, je ne le crois pas ; il la forcera peut-être à se modifier, à se transformer et à adopter des tendances plus franchement démocratiques que celles qui jusqu'à présent lui ont été familières.

Ce ne sera pas un mal, et elle n'en mourra pas. Quant à moi, je ne saurais admettre que le régime que nous proposons doive faire exclusivement les affaires du cléricalisme et de la vieille aristocratie foncière, à moins que ce cléricalisme et cette aristocratie ne se modifient, ne se démocratisent, ne respectent les droits, les exigences et les intérêts de la masse de la nation.

En définitive, la vérité est, comme le rappelait hier l'honorable M. Frère-Orban, que dans toute réforme électorale large et sérieuse, on ne saurait prédire les résultats qui seront produits.

Toute réforme de ce genre est, pour employer l'expression d'un homme d'Etat anglais, un saut dans l'inconnu.

Cela n'empêche pas que quand la justice parle, il faille faire ce saut. Nous nous trouvons, je crois, dans cette situation.

Le saut doit être fait, mais il faut que nous le fassions avec plus d'audace et de largeur que ne le propose le ministère actuellement au pouvoir.

J'ai confiance d'ailleurs, même au point de vue des idées qui me sont (page 1010) le plus chères, et bien qu'elles ne soient pas partagées actuellement, je le reconnais, par la majorité numérique du pays, dans le succès final.

J'ai confiance dans les instincts de liberté, d'indépendance en même temps que d'ordre et de régularité de nos populations, et pour exprimer ma confiance par un proverbe populaire flamand, je m'écrie, réformons ; olie zal boven komen.

M. le président. - L'amendement étant signé par dix membres, il n'a pas besoin d'être appuyé et fait partie de la discussion.

M. Nothomb. - Messieurs, je désire justifier brièvement la proposition que j'ai eu l'honneur de soumettre à l'examen de la Chambre.

Hier, en terminant son discours, mon honorable ami, M. le ministre des finances, caractérisant le projet de loi avec une grande élévation de langage, nous montrait qu'il s'inspire d'une pensée large, loyale et désintéressée. Il faisait mieux que de le dire, il le prouvait, car il conviait chacun de nous à apporter dans la discussion toutes les idées et à proposer toutes les mesures que nous croirions de nature à améliorer le projet.

Je réponds d'autant plus volontiers à cet appel, que mes antécédents, dans cette question, m'y portent naturellement et, pour ainsi dire, m'y obligent.

Je n'ai pas besoin de dire à la Chambre que j'approuve le projet dans son principe, dans ses dispositions essentielles. En effet, je suis de ceux qui, dans cette assemblée, dans la presse, dans les réunions publiques, ont, depuis de longues années, demandé, à chaque occasion, une large et sérieuse extension du droit de suffrage, dans les limites de la Constitution, et spécialement pour la province et pour la commune.

Je trouve que la réforme proposée est juste, opportune, prudente.

Elle est juste, car il faut associer aux avantages politiques de la société ceux qui aident à en supporter les charges ; c'est un principe élémentaire de justice. Elle est opportune ; car chez les peuples qui vivent sous le régime démocratique, les questions qui touchent à l'exercice du droit de suffrage préoccupent toujours et agitent parfois l'opinion publique. On peut dire qu'elles y sont toujours à l'ordre du jour. Il ne saurait en être autrement ; car ces questions touchent à l'essence même des institutions politiques.

Le jour où un peuple serait infidèle ou seulement indifférent à son principe fondamental, en ne cherchant pas à le perfectionner, à l'étendre, à le féconder, ce jour-là, ce peuple courrait le risque de ne plus rester longtemps un peuple libre.

Enfin, la mesure proposée est prudente ; car elle élargit les bases sur lesquelles repose l'édifice politique de la nation et elle prépare pour les événements qui peuvent surgir un plus grand nombre de citoyens à manier le droit de suffrage, qui dans certaines circonstances peut devenir une arme redoutable.

Je n'insiste pas davantage sur ces points, que je crois surabondamment démontrés...

Si j'ai toujours réclamé une extension sérieuse et considérable du droit électoral, dans les limites constitutionnelles, j'ai aussi toujours conseillé une certaine restriction, ou, si l'on aime mieux, un certain correctif ; j'ai désiré qu'à côté de la signification du nombre se plaçât aussi la puissance de l'intelligence, la valeur de la capacité.

C'est cette pensée qui m'a constamment guidé dans toutes les discussions de cette Chambre et qui notamment m'a inspiré quand, il y a quatre ans, je lui ai proposé divers amendements. J'estime qu'un électeur doit savoir lire et écrire, c'est-à-dire posséder, au moins, les éléments de l'instruction primaire indispensable à l'exercice du droit de vote. Selon moi, un citoyen qui ne sait ni lire ni écrire n'est pas digne d'exercer des droits politiques. Sous ce rapport, je suis de l'avis de l'honorable M. Jottrand, quand il parle de la nécessité, je ne dis pas de l'utilité, mais de la nécessité pour l'électeur de posséder, au moins, la connaissance de la lecture et de l'écriture. Je partage son avis à cet égard et je ne veux pas revenir, après lui, sur ce sujet qu'il a, d'après moi, parfaitement développé.

La question spéciale qui nous occupe est ancienne dans cette Chambre, puisqu'elle remonte à 1865 ; elle doit son origine à une proposition de l'honorable M. Guillery qui, désirant abaisser le cens pour la province et la commune, inscrivait comme condition de l'électorat l'obligation de savoir lire et écrire. C'est depuis ce moment que la question est agitée dans cette Chambre et qu'elle y a été l'objet de longues discussions en 1865, en 1866, en 1867. Je constate, en passant, que c'est là une preuve évidente de l'importance que les pouvoirs politiques depuis de nombreuses années ont attribuée à la réforme que nous discutons.

Qu'il soit désirable pour les uns, nécessaire pour les autres (et je suis de ceux-là avec l'honorable M. Jottrand) que l'électeur sache lire et écrire, cela n'est pas contestable : tout le monde, même ceux qui attachent moins d'importance à cette faculté, reconnaîtra cependant qu'il est convenable, sinon désirable, que l'homme appelé à choisir des mandataires pour gérer les intérêts de la commune et de la province, sache au moins lire et écrire et puisse, dans une certaine mesure, apprécier la valeur des hommes qu'il se propose d'investir de sa confiance politique.

A cet égard, il n'y a pas de doute : tout le monde est unanime ; c'est une vérité en quelque sorte banale. Seulement, les uns attachent à cette condition une importance plus ou moins grande que les autres : de la part des uns, c'est un simple désir ; pour les autres, c'est une nécessité.

Mais, il faut l'avouer, les opinions se modifient singulièrement quand il s'agit de mettre ces idées en pratique, en d'autres termes, de constater la capacité.

Chacun reconnaît qu'il est utile de savoir lire et écrire ; mais comment le constater ? Comment éviter les erreurs ? Comment empêcher l'arbitraire, prévenir les abus ? La difficulté est réelle, je le reconnais ; mais il m'a toujours paru que, quelque grande qu'elle soit, il ne fallait pas reculer devant elle et renoncer à donner une solution au problème.

L'intérêt social est ici tellement engagé, qu'il faut nécessairement travailler à résoudre cette difficulté. Elle ne me paraît pas insurmontable, et, dans tous les cas, il y aura du mérite pour tout le monde à rechercher sérieusement, loyalement et de bonne foi la solution du problème.

C'est ce que nous avons fait dans cette Chambre, sans esprit de parti, depuis 1865. A cette époque, je me trouvais d'accord avec l'honorable M. Orts pour proposer l'institution d'une commission d'examen.

Plus tard, l'honorable M. Funck en proposait une également ; j'ai sous les yeux le texte de la proposition qu'il formula dans la séance du 19 mars 1867.

Pour peu qu'on y réfléchisse, on ne tarde pas à reconnaître combien sont grandes les difficultés qui se présentent quand on veut organiser ces commissions d'examen. Il y a une différence radicale entre le système que préconise l'honorable M. Jottrand, ceux que proposaient l'honorable M. Orts en 1865, et plus tard l'honorable M. Funck et celui que je vais avoir l'honneur de développer.

Tous ces systèmes partent de l'idée qu'il faut un examen préalable pour constater la capacité de l'électeur ; qu'il faut un jury d'examen agissant préalablement à l'inscription sur la liste. Ici les difficultés deviennent énormes ; en pratique on n'en sortirait pas ; on se heurterait partout à des incertitudes, à des gênes, à des vexations devant lesquelles réellement il faut reculer, pour peu qu'on y réfléchisse. Où serait la limite dans un pareil système ? On accorderait à ce jury le pouvoir exorbitant de faire des électeurs à son gré. En réalité, ce jury deviendrait le grand électeur du pays.

Ensuite ce serait dégoûter les citoyens de l'exercice du droit électoral : plutôt que de courir les chances d'un examen public devant une commission, beaucoup d'électeurs renonceraient à la revendication de leur droit, ce qui conduirait au pire des maux politiques, à l'indifférentisme, au non-exercice du droit électoral.

Ce danger, messieurs, il faut l'éviter ; il importe de faciliter l'exercice du droit électoral, de le rendre accessible au plus grand nombre. C'est ce résultat que j'ai cherché à produire, et le moyen que je préconise me paraît pratique.

Je reconnais qu'en 1865, moi aussi, j'ai proposé d'établir une commission d'examen.

Mais, en y réfléchissant mûrement, j'ai reconnu mon erreur et j'ai renoncé à ce système, sans toutefois abandonner la pensée qui me l'avait dicté.

C'est alors que mon honorable ami, M. de Haerne et moi, nous avons eu l'honneur de présenter à la Chambre un système différent ; nous avons cherché à prouver la capacité par un certificat de fréquentation d'une école primaire ; nous avons admis que lorsqu'on aura fréquenté avec fruit pendant trois années une école primaire, et qu'on produira un certificat qui l'atteste, on aura en quelque sorte fourni la preuve qu'on sait lire et écrire. Notre amendement déposé à la séance du 2 mai 1866, était conçu en ces termes :

« Ajouter à l'article 2 du projet du gouvernement la disposition suivante :

« Par dérogation au n°3 de l'article premier de la loi électorale, sont comptés également les centimes additionnels perçus au profit de la province et dont la quotité est fixée par la loi du 12 juillet 1821 (article 14). »

« Art. 1er. Par dérogation au n°3 de l'article premier de la loi électorale, sont électeurs provinciaux ceux qui versent au trésor de, l'Etat, de la (page 1011) province ou de la commune, en contributions directes, patentes comprises, la somme de 15 francs.

« Art. 2. Par dérogation au n°3 de l'article 7 de la loi communale, sont électeurs communaux ceux qui versent au trésor de l'Etat, de la province ou de la commune, en contributions directes, patentes comprises :

« a. Dans les communes au-dessus de 2,000 habitants, la somme de 15 francs.

« b. Dans les communes de 2,000 habitants et au-dessous, la somme de 10 francs.

« Art. 3. A dater de 1870, nul électeur nouveau ne sera inscrit sur la liste électorale, s'il ne justifie qu'il sait lire et écrire.

« Art. 4. Cette justification se fera par l'intéressé, au moment de la formation de la liste, par la production d'un certificat de fréquentation, pendant trois années au moins et avec fruit, d'un établissement d'enseignement primaire, public ou privé.

« Ce certificat sera délivré lors de la sortie de l'établissement.

« Le double en sera conservé dans un registre tenu ad hoc dans l'établissement. »

Enfin, prévoyant l'hypothèse où ce certificat ne pouvait pas être produit, nous ajoutions :

^ « Art. 5. A défaut de production de ce certificat, l'intéressé pourra, sur sa demande, subir une épreuve devant une commission composée d'un membre du collège échevinal de sa commune, de l'inspecteur cantonal de l'enseignement primaire et d'un membre de la députation permanente provinciale, lequel présidera.

« Les frais sont à la charge de l'Etat. »

Je croyais, je l'avoue, qu'on pouvait se contenter du certificat de fréquentation d'une école primaire, et, si le certificat n'était pas suffisant, d'un examen sommaire. Mais je n'ai pas tardé à reconnaître que ce système présentait d'assez grandes difficultés pratiques.

D'abord, il fallait comprendre les écoles privées dans les établissements aptes à délivrer le certificat. C'était ouvrir la porte à l'inconnu, et peut-être à l'arbitraire. Je pouvais encourir le reproche de m'entendre dire : « Vous permettez au premier venu, à celui qui aura l'air d'avoir une école, de faire ou de ne pas faire à sa volonté des électeurs. »

Cette considération m'a amené à abandonner notre premier système.

Cependant, le principe que nous cherchions à faire prévaloir me paraît tellement important que je me suis attaché à rechercher une autre formule.

Déjà, en 1866, j'expliquais la persistance que mon honorable ami et moi nous mettions à faire prévaloir notre pensée par des considérations que je vous demande la permission de répéter. Je disais, dans la séance du 2 mai 1866, ce qui suit :

« ... Néanmoins, il y a, selon moi, un si grand intérêt à faire de cette condition un préliminaire, si je puis parler ainsi, de la vie politique, qu'il ne faut pas aisément l'abandonner. Il y a en présence un double et grave intérêt social, celui d'avoir le plus grand nombre possible d'électeurs et celui d'avoir des électeurs intelligents et nous les voulons intelligents parce que nous les voulons libres. Ces deux intérêts sont immenses et il faut les concilier pour la sécurité de l'avenir. »

Voilà, messieurs, mon langage en 1866 ; je le crois aujourd'hui plus vrai que jamais et c'est ce qui m'enhardit à vous soumettre la proposition que j'ai eu l'honneur de déposer.

Ce qu'il faut chercher avant tout, selon moi, c'est le moyen d'éclairer, d'épurer, en quelque sorte, le corps électoral en l'affranchissant, par les moyens les moins gênants possible, des éléments ignorants et des éléments illettrés.

Il est presque superflu, messieurs, de faire observer que mon amendement s'éloigne d'une manière absolue et radicale de l'amendement de l'honorable M. Jottrand. Loin d'abolir le cens, je le maintiens en le réduisant. Il est sinon dans les termes au moins dans l'esprit de la Constitution. Il est aussi une présomption d'ordre et en quelque sorte d'intelligence et je ne voudrais pas consentir à le supprimer aujourd'hui d'une manière radicale. Je le maintiens donc tel que le projet le fixe, et j'ajoute comme quatrième condition : savoir lire et écrire.

II va de soi, messieurs, que cette disposition ne peut et ne doit pas avoir d'effet rétroactif ; il faut respecter les droits acquis ; il est impossible de faire disparaître d'une liste électorale ceux qui actuellement y sont inscrits ; il me paraît également impossible de faire l'application de cette disposition aux électeurs qui votent pour les Chambres législatives.

Il y a évidemment dans le fait de payer un cens de 42 fr. 32 c. une présomption de capacité tellement forte, tellement évidente, qu'on ne peut pas douter que celui qui paye un cens aussi élevé ne sache au moins lire et écrire.

J'éprouverais d'ailleurs un certain scrupule constitutionnel à imposer une nouvelle condition à ceux qui, d'après les termes de la Constitution, sont électeurs aux Chambres législatives.

Ma proposition est donc ainsi conçue :

« 4° Savoir lire et écrire.

« Cette disposition n'est pas applicable aux citoyens qui ont été inscrits sur les listes antérieures, ni à ceux qui payent le cens prescrit pour la composition des Chambres législatives. »

Article nouveau : « La justification préalable de la condition indiquée au n°4 n'est pas exigée pour l'inscription sur la liste provisoire dressée en vertu de l'article premier de la loi du 5 mai 1869.

« Toutefois, les réclamations de ce chef contre toute omission ou inscription indue sont admises, et seulement lors de la révision où celui contre qui l'on réclame figure pour la première fois sur les listes ; elles sont instruites et jugées conformément aux règles établies en matière électorale. »

L'idée dominante de mon amendement est celle-ci : je pars de la présomption que l'homme qui paye un cens de 10 francs et de 20 francs sait lire et écrire et je lui applique le bénéfice de cette présomption. L'instruction, messieurs, est déjà très répandue en Belgique et nous avons l'espoir, l'espoir légitime qu'en continuant, qu'en redoublant les efforts que nous faisons pour la diffusion de l'enseignement, il viendra un temps peu éloigné où tout le monde en Belgique saura lire et écrire. Mais à l'heure qu'il est, je tiens que l'homme qui paye 10 et 20 francs, doit jouir d'office du bénéfice de cette présomption qu'il sait lire et écrire.

Tout notre système électoral en définitive repose en quelque sorte sur des présomptions. De même que le cens électoral est une présomption d'attachement à l'ordre, on peut y voir, à bon droit, une présomption de cette capacité élémentaire qui consiste dans la connaissance de la lecture et de l'écriture.

On inscrira donc, sur les listes provisoires, tous les citoyens qui sont dans les conditions ordinaires de payement du cens et l'on supposera chez eux la connaissance de la lecture et de l'écriture.

Mais cette présomption peut être contestée ; elle peut disparaître devant la preuve contraire. J'accorde donc le droit de réclamation en cette matière comme en toute autre. Cela est parfaitement logique. Je fais de la condition de savoir lire et écrire une condition nouvelle. Au 1° qui parle de l'âge et des conditions de nationalité ; au 2° qui parle du domicile ; au 3° qui parle du payement du cens, j'ajoute un 4°, savoir lire et écrire, et je permets qu'on réclame sur ce point comme sur tous les autres.

Que voulons-nous, nous qui de bonne foi désirons introduire ce grand principe dans notre législation ?

Nous voulons éloigner du corps électoral ceux qui ne sont pas dignes d'y entrer, ceux qui n'ont pas acquis les connaissances élémentaires que tout homme, selon nous, peut et doit posséder, ceux qui répudient les fruits des efforts que fait le pays depuis tant d'années pour mettre l'instruction primaire à la portée de tout le monde. Eh bien, pour éloigner du scrutin les citoyens qui ont négligé un des éléments exigés, je permets contre eux la réclamation qui sera jugée comme toutes les réclamations en matière électorale.

Donc, après avoir dit que l'inscription provisoire se fera d'office, parce qu'on doit supposer, chez celui qui paye le cens, la connaissance de la lecture et de l'écriture, je permets les réclamations et j'ajoute : Toutefois, les réclamations de ce chef contre toute omission ou inscription indue seront admises seulement pour le cas où celui contre qui on réclame figure pour la première fois sur les listes électorales. On ne peut permettre que, longtemps après avoir figuré sur les listes électorales, on vienne, par passion, par rancune ou par tout autre motif peu avouable, chercher à vexer ou à éliminer un citoyen des listes électorales.

Ensuite, je trouve que rien n'est plus simple que de faire examiner les réclamations en cette matière comme toutes les autres et de la même façon. Ce seront la députation permanente et la cour d'appel qui apprécieront en vertu de la législation que nous avons nouvellement introduite en 1869 et qui règle la procédure à suivre. Je ne nie pas qu'il peut y avoir à cela quelques inconvénients. On me fera, par exemple, cette objection : Vous allez imposer aux cours d'appel la singulière mission de décider qui sait lire et écrire. Je réponds à cela qu'il eût peut-être mieux valu conserver l'ancienne législation en vertu de laquelle les questions de ce genre étaient du ressort de la juridiction administrative, c'est-à-dire des conseils communaux, juges en premier ressort, et de la députation (page 1012) permanente, en dernier ressort. C'eût été certainement plus logique ; mais vous avez changé la législation ; je l'accepte telle qu'elle est ; j'applique les dispositions de la loi de 1869, et je fais juger les contestations du chef de la condition nouvelle comme toutes les autres en matière électorale.

Telle est, en quelques mots, l'économie du système que je me permets de soumettre à votre examen. Il me paraît qu'il sauvegarde le double intérêt dont j'ai parlé plusieurs fois ; d'un côté, l'extension régulière, sage, loyale du droit de vote et, de l'autre côté, la dignité électorale. Il faut que l'électeur soit digne, il faut qu'il sache lire et écrire, car s'il ne sait pas lire et écrire, il n'est ni moralement libre, ni même responsable.

Ce système sera aussi un stimulant sérieux pour l'instruction. Aujourd'hui, il arrive qu'après l'âge de 12 ou de 13 ans, on oublie et on désapprend, et à 20 ans on ne sait plus lire ; eh bien, on se perfectionnera parce qu'on aura à exercer une prérogative politique qui est un honneur civique et on voudra en rester digne en accomplissant la condition que la loi aura établie.

Ce sera donc, d'un côté, une récompense pour celui qui aura conservé et perfectionné son instruction, et de l'autre, une déchéance pour celui qui n'a pas voulu se maintenir dans sa dignité de citoyen libre et d'homme qui se respecte.

Je ne présente pas encore ce mode de constatation comme parfait ; s'il en est proposé un meilleur, je serai heureux de l'accueillir, mais en terminant je prie tous mes amis et tous les membres de la Chambre de. se rallier au principe que nous voulons faire prévaloir, principe élevé, supérieur à tout intérêt de parti, principe véritablement libéral dans la bonne acception du mot.

J'ose dire que c'est ce principe qui assurera à la réforme son vrai et noble caractère et en fera la force morale.

M. Royer de Behr, rapporteur. - Je pense, messieurs, que les amendements des honorables membres pourraient être utilement renvoyés à la section centrale. Il nous serait difficile, ainsi qu'à tous les membres de la Chambre, de nous prononcer immédiatement.

M. Guillery. - Messieurs, il me semble bien difficile, alors que le rapporteur de la section centrale demande le renvoi, c'est-à-dire lorsque la section centrale désire examiner, désire se rendre compte de la question de savoir si ces amendements peuvent être utilement introduits dans la loi, il me semble difficile, dans cette situation, que la Chambre ne permette pas même à la section centrale d'examiner la question et de nous soumettre le résultat de son examen.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Je ne vois pas d'inconvénients au renvoi à la section centrale, mais il devrait être bien entendu qu'elle ferait son rapport dans la séance de demain.

La suite de la séance actuelle pourrait être utilement employée si l'un des signataires de l'amendement développé par l'honorable M. Jottrand voulait bien nous faire connaître comment ils en comprennent l'application.

L'honorable M. Jottrand nous a promis des explications à cet égard, et ces explications pourraient aussi faire l'objet de l'examen de la section centrale.

M. Royer de Behr, rapporteur. - Messieurs, j'aurai l'honneur de faire observer à la Chambre que les développements des amendements qui ont été présentés par les honorables MM. Jottrand et Nothomb ne paraîtront aux Annales que demain matin. Il sera peut-être difficile à la section centrale de faire son rapport et surtout de le faire imprimer… (Interruption.) à moins que la Chambre n’accepte un rapport verbal.

(page 1016) M. Coomans. - L'observation de l'honorable ministre me paraît très juste. Pour que la section centrale puisse examiner utilement un amendement et pour que la Chambre puisse à son tour s'en rendre compte, il faut que tous les systèmes soient produits ensemble.

Ce sera un examen comparatif à faire.

J'engage donc fort, non seulement les signataires de la proposition de l'honorable M. Jottrand, mais tous les autres membres de la Chambre qui ont une idée quelconque au sujet de la mise en pratique du système de savoir lire et écrire, à faire connaître immédiatement ce qu'ils proposent.

Ne nous le dissimulons pas, tout gît ici dans la forme, C'est la forme qui emporte le fond.

En fait, nous sommes tous d'accord qu'il est convenable, désirable, utile même, que les électeurs sachent lire, écrire et même quelque chose de plus, si c'est possible.

Quant à moi, je reste disposé à voter le principe de toutes les propositions de ce genre, mais il faut, à tout prix, que l'on trouve un système pratique au point de vue de la justice et de la suppression de tout arbitraire.

Quand vous présenterez un système simple et facile qui ne vexe pas les électeurs, qui ne les éloigne pas et qui, en même temps, inspire confiance à tous les partis, ce système aura beaucoup de chances d'être adopté ; mais, aussi longtemps que l'on se bornera - et on le fait depuis quelques années - à recommander, en thèse générale, le système du savoir lire et écrire, je doute fort que l'on aboutisse.

Je dois le déclarer ; la thèse d'application développée par l'honorable M. Nothomb ne me satisfait pas. (Interruption.) J'y vois de grandes difficultés ; je vais en indiquer une, c'est que la réclamation pourra être dirigée contre tous les électeurs à peu près, si vous ne décrétez pas une amende contre ceux qui auront indûment chicané les électeurs. (Interruption.)

M. Nothomb. - Il y a les frais de justice.

M. Coomans. - Si une Association veut sacrifier quelques milliers de francs pour vexer et enrayer une foule d'électeurs, il y aura beaucoup de gens qui, pour se soustraire à un examen humiliant ou vexatoire, m voudront pas se faire inscrire, et renonceront aux honneurs du scrutin par pour d'être busés, comme on dit en argot universitaire.

Je m'en prends à tous les systèmes qui se sont produits jusqu'à présent.

Au fond, je suis des vôtres. Je ne demande pas mieux que de voter cela, mais sortons des nuages, mettons pied à terre, rentrons dans le domaine de nos lois, de nos mœurs et des faits et nous avancerons bien plus ainsi qu'avec de beaux discours et de vagues théories,

Je conclus donc derechef qu'avant de renvoyer une proposition de ce genre à la section centrale ; il faut qu'elles soient toutes produites afin que la section centrale puisse juger entre toutes et que nous puissions accomplir le même devoir.

Je fais donc un appel à tous : vidons le sac, examinons de bonne foi et entrons dans la réalité au lieu de nous borner à des phrases.

(page 1012) M. De Fré. - Je demanderai que la section centrale ne présente son rapport sur les amendements qu'après-demain et que demain la Chambre examine les prompts rapports. J'ai déjà eu l'honneur de réclamer la discussion de ces prompts rapports, parmi lesquels se trouve une pétition du conseil communal de Saint-Gilles, qui a un grand caractère d'urgence.

M. Vermeire. - Je viens répondre à l'appel qui a été fait à tous ceux qui croiraient pouvoir indiquer un moyen de constater la connaissance de la lecture et de l'écriture. Je crois qu'on s'exagère beaucoup la difficulté de faire cette constatation.

Comment procède-t-on lors de l'inscription des miliciens ? On leur demande simplement : Savez-vous lire et écrire ? Ils répondent par un oui ou un non. Eh bien, ne pourrait-on pas se borner à demander aux candidats électeurs au moment de leur inscription s'ils possèdent ces connaissances. (Interruption.) On pourrait établir des pénalités contre ceux qui feraient de fausses déclarations. (Interruption.) Pourquoi pas ?

J'entends faire à côté de moi cette objection que le candidat électeur pourrait ne pas être présent au moment de son inscription. Mais, dans ce cas, s'il y avait des doutes sur ce point, on pourrait lui en adresser la demande de toute autre manière pratique.

Il n'y a rien de plus simple.

M. Couvreur. - Je viens appuyer la proposition de l'honorable M. De Fré, de nous occuper demain des prompts rapports et même des rapports ordinaires de pétitions. Ce sera un hommage légitime rendu au droit de pétition, droit trop souvent méconnu. Depuis plusieurs semaines, nous n'avons pas examiné les demandes qui nous ont été adressées.

Il s'en trouve, parmi elles, plus d'une qui est digne de l'attention de la Chambre. Je comprends à la rigueur que la majorité ait suspendu les droits des pétitionnaires pendant la discussion du budget de l'intérieur ; mais je ne pense pas qu'elle veuille toujours mettre à l'arrière-plan les intérêts divers de nos concitoyens, ni qu'il y ait si grande hâte à terminer un jour plus tôt ou un jour plus tard la discussion du projet dont nous sommes saisis.

J'ai un motif encore pour insister sur cette proposition, de discuter demain les rapports des pétitions : c'est de laisser à la section centrale le temps d'examiner la proposition de MM. Jottrand et consorts, plus l'amendement de M. Nothomb et celui que je vais avoir l'honneur de développer, qu'on le rattache soit au projet de loi du gouvernement, soit au projet nouveau basé sur une location continue dans la même commune pendant un terme de douze mois.

Je réclame naturellement pour les auteurs des amendements le droit d'être entendus par elle et de concerter éventuellement avec elle le meilleur mode de constater la capacité électorale.

La mise en demeure qui nous est adressée par M. le ministre de l'intérieur et par l'honorable M. Coomans n'a rien que de légitime. Les auteurs du contre-projet de réforme électorale se sont naturellement préoccupes du mode de constater une des conditions essentielles de leur système. S'ils ne l'ont pas encore fait connaître, c'est parce qu'ils n'ont pas voulu compliquer le débat avant l'heure.

Nous aussi, messieurs, comme l'honorable M. Nothomb, nous proclamons la nécessité d'inscrire l'obligation de savoir lire et écrire, soit dans le projet du gouvernement, soit dans tout autre projet abaissant ou supprimant le cens. Pour ne parler que de moi, je ferai de l'adoption d'me disposition de cette nature, une condition essentielle, sine qua non, d'un vote favorable à la loi.

La connaissance de la lecture et de l'écriture doit être d'autant plus sérieuse, d'autant plus strictement observée que nous étendons davantage les bases du droit de suffrage. Nous ne pouvons pas, comme l'honorable M. Nothomb, nous contenter d'une formule vague ou d'une simple présomption de capacité. Nous voulons que l'épreuve soit sérieuse, que ce soit, pour ceux que nous appelons à l'exercice de nouveaux droits, un honneur d'être inscrits sur les listes électorales.

Aussi, nous voulons que la loi détermine ce qu'il faut entendre par savoir lire et écrire. C'est là le but du premier article de notre amendement.

Voici comment nous le libellons : « Savent lire et écrire ceux qui peuvent comprendre la pensée d'autrui dans un texte imprimé et rendre par écrit leur propre pensée. » (Interruption.)

Je ne comprends pas les interruptions qui se produisent. J'ai toujours cru que l’écriture avait été inventée pour communiquer aux autres sa pensée et que celui qui ne sait pas comprendre la pensée d'autrui ne sait pas lire.

J'ajoute que, pour éviter toute tracasserie quant à l'interprétation de cette définition, l'épreuve de la lecture pourrait se faire sur l'un ou l'autre article soit de la Constitution, soit d'une loi organique. Point n'est besoin d'inscrire cela dans la loi. Tous les Belges doivent connaître les principales dispositions de la Constitution et des lois organiques. (Interruption.)

Est-ce que la loi ne doit pas être connue de tout le monde ? (Interruption.) Est-ce trop demander à celui qui va devenir citoyen et participer à la puissance publique ? Est-ce trop lui demander que de comprendre le sens de quelques articles de nos lois les plus importantes ? (Nouvelle interruption.)

Encore une fois, messieurs, je ne comprends pas pourquoi la droite devient si nerveuse devant la pensée si simple que je viens d'exprimer. Dois-je en conclure qu'elle préfère l'électeur ignorant à l'électeur instruit ? Ou bien aimerait-elle mieux que nous fissions porter l'examen non pas sur la Constitution, mais sur le catéchisme, qu'on ne comprend guère, mais que l'on sait par cœur ?

(page 1013) Nous ajoutons que nous ne pouvons pas nous contenter d'une simple présomption, lorsqu'il s'agit de conférer le droit électoral. La justification doit être réelle, et constitue une véritable épreuve ; cependant, nous désirons écarter de cette épreuve les tracasseries qui pourraient déterminer l'ayant droit à ne pas se présenter devant le corps spécial chargé de constater ses connaissances.

L'examen ne doit être ni difficile, ni compliqué. Une constatation sommaire suffira. La difficulté ne gît pas là. Elle consiste plutôt dans la composition du corps spécial qui aura véritablement en son pouvoir de créer des électeurs. Il faut que ce corps spécial offre toutes les garanties possibles d'impartialité ; il ne faut pas qu'il puisse être suspecté de faire ou de défaire des électeurs dans l'intérêt de l'un ou de l'autre parti.

Il faut encore que ce corps spécial soit facilement accessible à l'électeur et ne lui impose pas par sa composition ; il ne faut pas exiger que l'électeur se déplace pour aller faire apprécier ses connaissances.

C'était là un des reproches qu'on pouvait adresser à l'amendement présenté, il y a trois ans, par les honorables MM. Nothomb et de Haerne. Leurs commissions étaient des commissions provinciales. Nous entendons que la commission d'examen soit une commission communale, à la portée de l'électeur.

M. Bouvier. - Ce sont des espèces de jurys.

M. Couvreur. - Ce sera en effet un jury, un jury communal débarrassé de toutes les influences locales qui pourraient fausser ou faire suspecter ses verdicts. A cet effet, nous demandons que ces jurys soient tirés au sort sur trois listes distinctes dressées par les députations permanentes.

La première liste comprendrait les conseillers communaux du canton ; sur la deuxième liste seraient inscrits les instituteurs communaux de la province ; la troisième comprendrait le personnel enseignant des écoles normales et des écoles moyennes.

C'est sur ces trois listes que le sort désignerait pour chaque commune un conseiller communal, un instituteur communal et un membre de l'enseignement moyen ou de l'enseignement normal devant lesquels l'intéressé constaterait qu'il sait lire et écrire. Je le répète, l'examen serait des plus sommaires.

Le jury désignerait lui-même son président et son secrétaire. Le résultat de ses investigations serait transmis aux autorités communales.

Dans les communes urbaines, il y aurait autant de jurys qu'il y a de sections.

Les frais qu'entraînerait le déplacement des membres de ces jurys devraient être mis à la charge de l'Etat.

Tous les intéressés devront-ils passer devant ce jury ? La proposition en a été faite. Mais il nous a semblé qu'il fallait simplifier autant que possible les constatations exigées par la loi, surtout en faveur des citoyens pour lesquels les fonctions ou les occupations qu'ils exercent entraînent nécessairement la connaissance de la lecture et de l'écriture ?

Il y a évidemment des circonstances ou la présomption équivaut à une certitude. Il serait puéril d'exiger d'un docteur en droit la preuve qu'il sait lire et écrire.

Pour répondre à cette objection, les auteurs de l'amendement ont repris la pensée de MM. Nothomb et de Haerne en la restreignant un peu.

Ils déclarent que : seront dispensés de la preuve devant le jury les citoyens pourvus d'un diplôme scientifique ou professionnel délivré par un établissement d'instruction reconnu par la loi ; non seulement tous les docteurs en droit, tous les avocats, tous les médecins, tous les pharmaciens, tous les hommes qui, par un titre scientifique, se rattachent à l'exercice des professions libérales, mais encore tous les ouvriers d'élite qui ont passé par nos écoles d'application.

Un certificat de fréquentation d'un établissement d'enseignement moyen ou d'enseignement primaire supérieur, et dont le double serait consigné dans les registres de l'établissement, suffirait également pour dispenser les citoyens de l'examen.

Nous n'avons pas cru pouvoir nous contenter du certificat de fréquentation d'une école primaire. Sorti de l'école primaire à onze ou douze ans, l'homme peut avoir, à l'âge de vingt et un ans, oublié la lecture et l'écriture.

Messieurs, en réalité, la matière n'offre pas tant de difficultés pratiques qu'on semble le craindre. Remarquons qu'en fait il n'y aura de tiraillements qu'à la première application de la loi, lorsque les droits d'un grand nombre d'intéressés devront être constatés sur une échelle plus ou moins grande.

Une fois les listes établies, les inscrits conservant les droits qu'ils tiennent de la capacité électorale, - un homme qui sait lire et écrire à vingt et un ans ne l'oublie plus - le nombre des inscriptions sera réduit au nombre des ayants droit qui atteignent chaque année leur majorité politique. La tâche des jurys sera, dès la seconde année, bien simplifiée.

Les appels contre les inscriptions du chef de la capacité ne doivent pas être rendus trop faciles.

L'amendement de l'honorable M. Nothomb me paraît trop large sous ce rapport, sinon dans son système, au moins dans le mien. Le jury offrant toutes les garanties d'impartialité désirables, grâce à sa composition, il me semble qu'il convient, pour cette matière spéciale, de ramener le droit d'appel à son ancienne juridiction et de ne l'ouvrir qu'à l'intéressé qui le croirait injustement repoussé.

Enfin, messieurs, dans notre pensée, comme dans celle de l'honorable M. Nothomb, seraient maintenus sur les listés électorales tous ceux qui sont électeurs en vertu des droits acquis aujourd'hui ; non seulement ceux qui sont électeurs en vertu des anciennes lois électorales, mais aussi ceux qui le sont devenus ou qui peuvent encore le devenir en vertu de la loi de 1870.

Voilà, messieurs, les dispositions que nous avons formulées pour les ajouter soit à la proposition nouvelle développée par l'honorable M. Jottrand, soit au projet de loi du gouvernement. Nous non plus, nous n'avons pas la prétention de présenter une combinaison parfaite, à l'abri de tout reproche. Nous avons moins en vue de faire une œuvre complète qu’une œuvre de bonne foi. Nous examinerons sans parti pris tontes les modifications raisonnables, sensées, qu'on voudra bien nous suggérer. Notre seule ambition est d'inscrire dans la loi une disposition d'une haute portée morale et politique, destinée à améliorer sensiblement notre législation électorale et si bien caractérisée déjà par les honorables orateurs qui ont parlé au début de cette séance que je n'ai pas besoin d'insister davantage sur ses mérités.

M. de Theux. - Je croîs, messieurs, qu'il est inutile de renvoyer les amendements à la section centrale. En voici les motifs :

La section centrale en a été saisie par les sections particulières ; elle a fait son rapport ; nous connaissons son opinion ; ce n'est donc pas une question nouvelle qui se présente. On a déjà rappelé, dans le cours de la discussion actuelle, combien la question a été approfondie en 1864 et dans d'autres circonstances, et la Chambre, me semble-t-il, a toujours montré assez d'intelligence pour n'avoir pas besoin de renvoyer successivement les mêmes questions à une section centrale.

Je ne demande pas, messieurs, qu'on passe au vote, aujourd'hui même ; il faut que les amendements soient étudiés, examinés ; c'est de droit. Mais je crois qu'il n'y a aucune difficulté à ce que la Chambre continue la discussion demain.

Si cependant la Chambre hésitait, j'appuierais alors la proposition de l'honorable M. De Fré qui consiste à avoir demain des rapports de pétitions et à aborder plus à fond, après-demain, la discussion qui nous occupe en ce moment.

Je compte, messieurs, prendre la parole dans cette discussion pour exprimer mon opinion, qui est contraire à celles qui ont été émises par MM. Nothomb et Jottrand. Je pense donc que le plus simple pour donner satisfaction à tout le monde serait de nous occuper demain de rapports de pétitions et de reprendre la discussion après-demain.

M. Coomans. - Je crois avec l'honorable M. de Theux que le renvoi à la section centrale est inutile. Je pense que la section centrale partagera l'embarras que nous éprouvons un peu tous, et que nous ne serons guère plus éclairés après qu'elle aura déposé un nouveau rapport. (Interruption.)

Je dis cela en l'honneur de la section centrale, car, comme on vient de le faire remarquer, ces questions sont vieilles, même pour la section centrale et surtout pour son honorable rapporteur, qui en a fait une étude spéciale. Je suis donc persuadé que les conclusions qu'il pourra nous apporter demain ne différeront guère de celles dont nous sommes saisis en ce moment.

La section centrale ne se déjugera pas, je le dis en son honneur, je le répète.

Je ne suis pas d'accord avec l'honorable M. de Theux qu'il faille ajourner le débat.

Il me semble que les rapports de pétitions ne pressent pas, que cette question-ci domine toutes celles dont nous sommes saisis en ce moment. D'ailleurs, puisque l'honorable M. Guillery veut surtout rendre hommage au droit de pétition, je trouve que cet hommage, nous le rendons aujourd'hui.

Nous sommes saisis depuis de longues années de centaines de pétitions relatives à la réforme électorale. Nous examinons aujourd'hui ces pétitions (page 1014) et en les examinant encore demain vendredi, jour pétitionnaire, nous rendons un hommage digne et complet au droit de pétition.

Du reste, je tiens surtout à ce qu'il n'y ait pas d'interruption dans nos débats.

Voilà une première réflexion que je tenais à vous présenter. Mais j'en ai une seconde. Je rendrai la Chambre, toutes les fractions de la Chambre attentives à ce point de vue : c'est qu'il s'agit, dans la pensée de la plupart d'entre nous, d'appeler dans le corps électoral la classe des ouvriers, des vrais ouvriers, des honnêtes ouvriers, qui s'en trouvent exclus aujourd'hui. Eh bien, nous n'atteindrons pas ce but louable, nécessaire, si nous rendons trop difficiles et les matières du programme et l'examen lui-même.

D'après ce que j'entends depuis quelques jours et d'après ce que je crois avoir entendu encore dans la bouche de l'honorable M. Couvreur, il s'agirait d'exiger beaucoup des nouveaux électeurs. Le programme succinct énoncé par l'honorable membre me paraît trop rigoureux. La moitié de nos électeurs législatifs ne pourraient pas satisfaire au programme que vous voulez exiger des électeurs communaux. (Interruptions.)

j'en demande pardon à l'honorable M. Demeur qui m'interrompt ; j'ai cru entendre que l'honorable M. Couvreur désirait que l'électeur pût exposer par écrit sa pensée et comprendre la pensée d'autrui. Messieurs, cela est énorme.

Il y a non seulement des électeurs à 100 et 200 francs d'impôts, mais il y a des hommes diplômés qui ne sauraient pas satisfaire à ce programme. (Interruption.)

Messieurs, il n'y a rien de plus difficile que de comprendre non seulement la pensée d'autrui, mais quelquefois la sienne propre. (Nouvelles interruptions.)

En obligeant à un examen rigoureux sur cet objet, vous ouvrez les portes toutes larges à l'arbitraire, portes que je veux tenir closes.

Je vous demande la permission d'être excessivement net. Je me rallie à l'amendement de savoir lire et écrire. Pourquoi ? Non que le principe me plaise ; je le trouve injuste. J'ai des doutes très graves sur le point de savoir si nous pouvons imposer cette condition à nos concitoyens. Mais je voterai ce mauvais principe, parce qu'il procurera un grand avantage, à mon point de vue, parce qu'il élargira considérablement les bases du corps électoral. C'est parce que, par ce système, nous marchons rapidement vers le suffrage universel, c'est-à-dire vers l'admission de tous les citoyens honnêtes dans le corps électoral, que je me rallie à ce système ; de même je voterai de tout cœur pour le projet du gouvernement qui augmente aussi, dans une proportion satisfaisante, quoique insuffisante, selon moi, le corps électoral. Mais mon but n'est pas le vôtre. Je ne me place pas à votre point de vue, qui est fictif et exclusif.

Je n'admets pas avec vous qu'on n'est citoyen sensé et vertueux que lorsqu'on sait lire et écrire ; je ne vous accorde point que quiconque sait lire et écrire est intelligent, indépendant et ami de l'ordre. Les vrais révolutionnaires sortent de la classe des lettrés ; je n'en connais guère d'autres, grands et petits. C'est au point de vue de la justice que je me place. Je le répète, il est juste de permettre à tous les citoyens belges qui supportent les inconvénients de la société de participer à ses avantages et je dirai même à ses honneurs. C'est un honneur social d'être électeur, et c'est un déshonneur pour le citoyen que de ne pas l'être, en vertu d'une loi d'exclusion. (Interruption.)

Oui, vous déshonorez tous ceux que vous n'admettez pas dans le corps électoral sous prétexte d'ignorance.

Quant à savoir lire et écrire, c'est peu de chose pour moi en politique ; la grande condition qu'il faudrait imposer, mais elle est impossible, c'est la moralité. S'il était possible d'admettre le certificat de moralité, je le préférerais de beaucoup au certificat de savoir lire et écrire. Le certificat de moralité serait la véritable garantie sociale contre le suffrage universel, qui est mon idéal, je ne cache pas ma pensée.

M. Nothomb. - La condition de savoir lire et écrire sera le frein et la garantie du suffrage universel.

M. Coomans. - Je suis convaincu, moi, que la plupart des meneurs communistes de Paris savent beaucoup mieux lire et écrire que les citoyens, dits ruraux, qui ont, pour la troisième fois, sauvé la France au moyen du suffrage universel.

Les hommes d'ordre (vous l'êtes tous) qui trouvent une garantie suffisante dans l'instruction simplement littéraire du peuple, seraient très fâchés que tous les députés de la France ressemblassent aux élus des intelligents communistes de Paris. Quant à moi, je n'admets pas une telle base, tout aussi arbitraire et fausse que le cens. L'instruction est désirable sans doute, mais c'est surtout la bonne instruction qui l'est. L'autre est, sinon superflue, du moins trompeuse.

En définitive, le cœur l'emporte ou devrait toujours l'emporter sur ce qu'on appelle la raison ; c'est le caractère qui constitue la valeur d'un homme et d'un peuple. Les gens dits instruits méconnaissent souvent la morale, la justice et même leur intérêt. Les Parisiens, si fiers de leur esprit, le prouvent à cette heure avec une triste éloquence.

Messieurs, continuons demain ce débat ; d'ici à demain, les membres qui auront des idées à nous soumettre pourront les formuler. D'ailleurs il y a, dans l'article premier, bien d'autres choses que la condition de savoir lire et écrire. Il y a le cens à 10 francs et à 20 francs que beaucoup de membres repoussent. Cette question seule peut nous occuper un jour encore.

M. Rogier. - Je voulais appuyer la proposition de M. le rapporteur de la section centrale. Je ne comprends pas qu'une telle proposition rencontre de l'opposition ; les questions soulevées par les amendements sont très sérieuses, elles sont pour ainsi dire fondamentales dans la loi.

Les amendements ne sont pas même imprimés ; on demande avec beaucoup de raison qu'ils soient renvoyés à la section centrale et que là les auteurs des amendements soient appelés à s'expliquer. Dans un grand nombre de lois on renvoie à la section centrale des amendements ayant beaucoup moins d'importance. Je ne pense pas qu'on veuille renouveler le spectacle qui a été donné au moment où la Chambre allait se séparer ; je ne pense pas qu'on ait aujourd'hui la prétention de forcer la main à la Chambre. (Interruption.)

Je dis qu'on a décidé à l'improviste la mise à l'ordre du jour de ce projet, et je regrette qu'on paraisse, aujourd'hui encore, vouloir agir avec la même précipitation.

Vous devez avoir confiance dans la section centrale puisque vous l'avez nommée. L'honorable rapporteur demande lui-même le renvoi. Pourquoi s'y opposer ? Vous vous exposez à perdre ainsi beaucoup de temps dans des discussions de détail interminables, tandis qu'il est possible que la section centrale vous apporte une solution à laquelle un grand nombre de membres se rallient.

Quant à moi, je proteste contre la marche que l'on veut imprimer à la discussion, que je tiens d'ailleurs pour inopportune.

M. Royer de Behr, rapporteur. - Messieurs, ma proposition a été inspirée purement et simplement par un sentiment de déférence pour les honorables membres qui, dans ce moment encore, je pense, ne se sont pas prononcés sur la valeur de cette proposition.

Quant à moi, je ne tiens pas à m'infliger la besogne d'un second rapport. Je laisse à la Chambre le soin de décider.

J'ai cru, du reste, que le renvoi des amendements à la section centrale ne devait pas interrompre la discussion et que nous pourrions nous occuper demain de l'article premier, voire même de l'adjonction du cens à la capacité.

Donc si la Chambre désire la continuation de la discussion pour demain, j'aurai l'honneur de la suivre.

M. De Lehaye (pour un fait personnel). - Messieurs, l'honorable M. Rogier vient de m'imputer un fait qui, certainement, a été loin de ma pensée.

Il a dit que j'ai agi par surprise.

M. Rogier. - Je ne vous ai point parlé.

M. De Lehaye. - C'est au moins une insinuation à mon adresse.

Je suis extrêmement étonné de cette sortie de l'honorable membre.

Il a été si loin de mes intentions de vouloir surprendre la Chambre que, quinze jours avant que ma proposition se produisît, les journaux libéraux annonçaient qu'elle serait faite.

A quelle époque la motion pouvait-elle être faite ?

Evidemment après le vote sur le budget de l'intérieur. Il était impossible de choisir un meilleur moment.

L'honorable M. De Fré avait demandé la mise à l'ordre du jour des rapports de pétitions.

Qu'ai-je fait, de mon côté ? J'ai voulu prévenir mes honorables collègues qu'à notre rentrée des vacances nous aurions, comme premier objet à l'ordre du jour, la réforme électorale.

Mon but en agissant ainsi a été de donner à tous les membres le moyen d'étudier pendant notre séparation un projet qu'ils avaient eu le temps d'examiner déjà, mais dont leur attention avait été détournée par la discussion du budget de l'intérieur.

Il est donc impossible de prétendre qu'il y ait eu surprise pour, qui que ce soit.

Nous avons agi loyalement et je suis étonné que l'honorable M. Rogier, (page 1015) un des vétérans de cette Chambre que je respecte infiniment, ait pu croire que nous ayons voulu agir d'une pareille manière.

Ce que nous avons voulu, c'est que la Chambre pût examiner mûrement le projet et prendre des résolutions en connaissance de cause.

M. le président. - Il s'agit de décider si l'on enverra les amendements à la section centrale et si demain on s'occupera des pétitions. Je consulte la Chambre sur le premier point.

- Il est procédé au vote par assis et levé.

L'épreuve étant douteuse est renouvelée.

La Chambre décide que les amendements ne seront pas renvoyés à la section centrale.

M. le président. - La Chambre veut-elle s'occuper demain des rapports de pétitions ?

- Voix à gauche. - Oui, oui.

- Voix à droite : Non, non.

M. Bouvier. - Le vendredi est le jour consacré...

M. le président. - Il y a longtemps que la Chambre ne s'est occupée de pétitions.

M. Coomans. - Il me paraît que le motif allégué pour nous occuper demain des pétitions vient à disparaître. J'aurais compris jusqu'à un certain point cette motion dans le cas où la section centrale eût été chargée de nous faire un rapport, mais puisque ce rapport ne sera pas fait, puisque nous en sommes réduits à nos propres lumières, nous pouvons continuer la discussion demain, car enfin il nous importe à tous de ne pas prolonger inutilement ce débat.

M. Van Humbeeck. - Je comprendrais de la part de la majorité une certaine défiance contre la proposition de remise s'il s'agissait d'un terme éloigné ou indéterminé, mais il s'agit simplement d'un délai de vingt-quatre heures et le vote même de la Chambre, sur le renvoi des amendements à la section centrale, prouve que ces amendements sont importants ; ils sont nouveaux, ils viennent de soulever une question pratique ; il n'est que juste que l'on puisse les examiner sérieusement. En mettant à l'ordre du jour de demain la discussion des prompts rapports, nous ne ferons d'ailleurs que donner satisfaction à des réclamations qui s'étaient élevées déjà même avant le vote du budget de l'intérieur et par lesquelles on réclamait la discussion de plusieurs prompts rapports.

Il est, je crois, dans le règlement et, dans tous les cas, il est dans les traditions constantes de la Chambre de consacrer toutes les semaines une séance à l'examen des pétitions ; cette séance est celle du vendredi. Nous demandons simplement qu'on respecte cet usage, nous demandons simplement le bénéfice du droit commun. En fixant à demain la discussion des prompts rapports, nous aurons cette double satisfaction de nous occuper de réclamations en souffrance et de nous donner vingt-quatre heures de plus pour méditer des amendements importants.

M. de Theux. - Puisque la Chambre a décidé de ne pas renvoyer les amendements à la section centrale, il n'y a pas de motif de s'occuper des pétitions demain et de distraire la Chambre de la discussion qui l'occupe en ce moment.

M. Guillery. - Nous assistons à un spectacle étrange... (Interruption.)

II y a à droite une majorité qui impose sa volonté et qui est décidée à rejeter tout ce qui n'émanera pas d'elle. (Nouvelle interruption.) J'attendrai le silence avant de continuer, si la droite est décidée à faire du bruit.

Si la droite est décidée à faire du bruit, je suis décidé, moi, à attendre qu'elle soit fatiguée de son bruit, pour continuer. J'ai le droit d'être entendu.

Je dis que nous assistons à un spectacle étrange. Il est étrange, en effet, qu'on ne puisse pas se lever à gauche, pour dire un mot, sans être interrompu par les vociférations de la droite. (Interruption.)

L'honorable rapporteur de la section centrale vient de faire une proposition ; M. le ministre de l'intérieur l'appuie, et le gouvernement qui, paraît-il, est ici pour subir la loi de la majorité et non pour donner le mot d'ordre, le gouvernement s'abstient, après avoir consenti au renvoi à la section centrale, après que le rapporteur de la section centrale a lui-même demandé ce renvoi.

Où marchons-nous, messieurs, avec une discussion ainsi conduite ou ainsi subie ? Hier, M. le ministre des finances, au nom du cabinet, a fait une déclaration que nous devions prendre au sérieux ; il nous a dit : Il n'y a point de parti pris de notre part ; notre texte, ne nous est point arrivé ne varietur, faisant ainsi allusion, sans doute, à d'autres textes célèbres.

M. de Borchgrave. - Sous l'ancien ministère, (Interruption.)

M. Guillery. - Non, monsieur, pas sous l'ancien ministère. (Interruption.)

M. Bouvier. - Vous tirez sur les vôtres !

M. Guillery. - M. le ministre des finances nous a annoncé que le gouvernement était disposé à accepter tous les amendements qui pourraient améliorer la loi, qui pourraient faire de la loi une émanation de la nation et non une œuvre de parti.

Et voici, dès le lendemain de cette déclaration, comment la majorité prouve que M.. le ministre des finances a été son organe, en n'acceptant pas même le renvoi à la section centrale des propositions soumises à la Chambre. Les premiers amendements qui sont produits à la suite de l'initiative de M. le ministre des finances sont rejetés, condamnés d'avance. (Interruption.)

- Voix à droite. - Pas du tout.

M. Coomans. - Vous êtes dans l'erreur, puisque j'ai déclaré que je voterais le vôtre.

M. Guillery. - Je trouve qu'en présence d'une pareille conduite, nous n'avons qu'une chose à faire, au lieu de proposer le renvoi à la section centrale, au lieu d'examiner sérieusement la proposition soumise à la Chambre, c'est de passer immédiatement aux voix. Si les votes sont arrêtés d'avance, si tout est décidé d'avance, à quoi bon discuter ? Ne faisons pas à ceux qui ne veulent pas nous écouter l'honneur de leur parler encore. (Interruption.) Il ne suffit pas, à l'exemple du chœur antique, d'accueillir par des vociférations toutes les observations qui partent des bancs de la gauche... (Interruption.) il faut nous donner le moyen d'examiner, de discuter sérieusement.

Oh ! messieurs, je ne suis pas étonné de votre intolérance. Puisque vous ne permettez pas même à vos ministres de parler, il n'est pas surprenant que vous ne le permettiez pas à vos adversaires. Puisque l'honorable rapporteur de la section centrale n'a pas assez d'influence sur vous pour obtenir le renvoi d'une proposition à cette section, je ne suis nullement surpris que vous soyez aussi intolérants à notre égard.

De quoi s'agit-il, en définitive ?

D'une proposition sur la manière de constater si l'électeur sait lire et écrire. Ce qu'on avait reproché à cette proposition jusqu'à présent, c'était de ne pas être pratique. Or, pour tous ceux qui veulent étudier de bonne foi cette question, il s'agissait d'avoir une réunion de la section centrale pour que les auteurs des différentes propositions puissent y développer leurs systèmes et tâcher de s'entendre et d'arriver à introduire le principe dans la loi, si ce principe n'est pas condamné d'avance.

Eh bien, la majorité nous refuse ce seul moyen d'arriver à une entente. Cette conduite nous prouve qu'il y a, de sa part, un parti pris de ne pas accepter le principe que nous proposons. Il est inutile de décider qu'on examinera ou qu'on n'examinera pas demain la loi. Il n'y a rien à faire, si ce n'est de passer au vote de la loi.

M. Coomans. - Messieurs, il m'est impossible de ne pas présenter deux remarques sur ce que vient de dire l'honorable M. Guillery. D'abord l'honorable membre me paraît avoir une hâte extrême de passer au vote de la loi, parce qu'il ne peut pas répondre à la question que je lui ai posée tout à l'heure, et par laquelle je l'invitais à discuter le moyen pratique d'arriver à la constatation qu'on sait lire et écrire.

Voilà ma première remarque.

A la seconde remarque est celle-ci : c'est qu'il y a, dans le langage de l'honorable M. Guillery, un outrage tout à fait inattendu, au moins par moi, à la majorité de cette Chambre.

C'est un outrage que de dire à une majorité qu'elle est décidée d'avance à rejeter ce qu'elle ne connaît pas.

C'est un outrage encore que de qualifier de vociférations les bruits très inoffensifs qui se produisent constamment dans cette Chambre.

Je ne vois autour de moi aucune animation insolite. Ce n'est pas notre faute si on se bat inutilement les flancs pour paraître indigné.

Messieurs, cent fois, dans ma carrière parlementaire, qui est déjà longue hélas ! j'ai vu repousser des propositions pareilles à celle que la majorité de la Chambre n'a pas accueillie tout à l'heure ; cent fois, l'ancienne majorité a repoussé nos propositions de renvoi à la section centrale.

Maintenant l'honorable AM Guillery paraît se plaindre du joug que le ministère subit de notre part.

Je crois qu'il nous fait trop d'honneur et qu'il n'en fait pas assez au ministère. Je me plains, moi, d'être trop peu écouté du ministère.

Ah ! si c'était vrai, si la majorité dominait le ministère, ce serait une situation inverse de celle de l'année dernière. (Interruption.)

(page 1016) La majorité recevait alors des textes ne varietur et les votait disciplinairement ; aujourd'hui, c'est nous qui en imposons au ministère, dit-on ! Je vaudrais bien qu'on m'indiquât ce texte ne varietur, dont je n'ai aucune connaissance.

La majorité a prouvé jusqu'ici qu'elle est indépendante et tolérante, qu'elle l'est certes bien plus que sa devancière.

Donc les reproches de l'honorable M. Guillery sont complètement injustes, et, je le répète, son désir de passer au vote paraît inspiré par l'embarras où il est de motiver une proposition sérieuse au sujet du savoir lire et écrire.

Si l'on nous fait une proposition sérieuse, je déclare que je la voterai et de bon cœur ; mais je demande qu'elle soit conçue de manière à ne pas faire de l'hypocrisie politique, à ne pas convier les honnêtes ouvriers à entrer dans le corps électoral, sauf à leur fermer à. tous la porte au nez, sous prétexte qu'ils ne sont pas des académiciens chinois, (Interruption.)

Pour moi, je veux que le programme soit très simple, à la portée de tous. L'ouvrier ne peut s'élever au-dessus de l'instruction primaire ; nous devons donc nous en contenter.

En terminant, je dois protester encore une fois contre le langage injurieux, ou tout au moins très désagréable que l'honorable M. Guillery nous a tenu, et qui m'a d'autant plus étonné et froissé qu'il est sorti de sa bouche à lui.

- La Chambre décide qu'elle ne s'occupera pas demain de pétitions et qu'elle continuera l'ordre du jour.

M. Lelièvre. - Il est bien entendu que les amendements seront imprimés et distribués immédiatement.

- La séance est levée à 5 heures.