(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)
(Présidence de M. Thibaut, vice-président.)
(page 681) M. Reynaert procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Vrints donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. Reynaert présenté l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre/
« Des habitants de Liège prient la Chambre de décréter que désormais la gymnastique fera partie du programme des établissements d'instruction soumis à la loi du 25 septembre 1842 et à celle du 1er juin 1850, que les cours de gymnastique seront obligatoires et qu'il sera créé un cours normal de gymnastique. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de l'intérieur.
« Les membres de l'administration communale et des habitants de Mouzaive demandent que le département des travaux publics accorde au sieur Grangier la concession du chemin de fer projeté d'Agimont sur Athus. »
'« Même demande des membres de l'administration communale et d'habitants d'Alle, sous réserve de l'établissement d'une gare dans cette commune. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Manfroid demande que l'avenir des secrétaires communaux soit assuré, que leur traitement soit mis en rapport avec l'importance de leur travail et des services qu'ils rendent aux administrations communales, provinciales et générale. »
M. Van Renynghe. - Je demande qu'un prompt rapport soit fait sur cette pétition.
- Adopté.
« Des commerçants en charbon, à Bruxelles, demandent que les canaux-embranchements du canal de Charleroi soient placés, sous le rapport des péages, sur la même ligne que les autres voies navigables du pays. »
« Même demande des bateliers naviguant sur le canal de Charleroi à Bruxelles. »
- Renvoi à là commission permanente d'industrie.
M. Brasseur demande un congé de huit jours pour affaires de famille.
M. de Borchgrave, obligé de s'absenter, demande un congé.
- Ces congés sont accordés.
La discussion générale continue.
M. Elias. - J'ai hésité quelque temps, je l'avoue, avant de me résoudre à répondre à l'honorable M. Delcour. Cet honorable membre, après avoir énuméré les titres de M. Kervyn à la considération publique et s'adressant à quelques-uns de mes honorables collègues qui avaient critiqué ses actes ministériels, vous a dit :
« Lorsqu'on jouit dans le monde scientifique de la haute considération qui est attachée au nom de M. Kervyn de Lettenhove, lorsqu'on a mérité le nom populaire d'historien des Flandres, lorsqu'on a l'honneur de faire partie de l'Institut de France, une des premières sociétés scientifiques du monde, lorsqu'on a été appelé par le choix libre de ses collègues à présider la classe des lettres de l'Académie royale de Belgique, on peut rire des accusations portées par des hommes bien peu connus encore dans le monde des lettres. »
M. Delcour jouit d'une aussi haute considération que M. Kervyn. Comme lui, il pourrait se rire de mon infériorité, à moi qui n'ai pas plus de titres que mes collègues. J'affronte cette position.
Je me crois en droit de lui répondre, parce que le seul titre à considérer ici est le mandat qui nous a été conféré par nos électeurs.
Messieurs, l'honorable M. Delcour a combattu les affirmations qu'avaient apportées dans cette Chambre mes honorables collègues de Liège. A ces affirmations il a opposé d'autres affirmations. Seulement, à la différence de mos honorables amis, il a oublié de prouver, d'apporter une preuve quelconque de ce qu'il affirmait.
Mes honorables collègues avaient dit que, lorsque en 1864, la députation permanente de Liège avait donné son avis sur la demande d'adoption de l'école normale Habets... Je demande pardon à la Chambre d'être encore obligé de lui parler de cette affaire.
M. Bouvier. - Non ! non ! parlez !
M. Elias. - Mes honorables collègues avaient dit que cette école n'existait pas en 1864, et pour preuve de leur affirmation, ils avaient apporté, l'honorable ministre de l'intérieur lui-même avait apporté à cette tribune, une lettre de l'honorable M. Vandenpeereboom qui constatait le fait. Voici la partie de cette lettre qui y a trait : « Il est à observer au surplus que M. Habets a réclamé l'adoption d'une école qui n'existait pas. »
M. Delcour, répondant à cette affirmation si nette, bien qu'il fût tenu de prouver ce qu'il avançait, ne nous a apporté aucune preuve de son affirmation contraire. Il déclare dans son discours que l'école existait et que, dès lors, l'agréation était possible ; il prononce ces paroles : « Non, messieurs, l'école existe et son existence remonte à une époque déjà éloignée. »
Pour étayer cette affirmation, il rapporte le fait suivant : « Lorsque la loi de 1842 fut promulguée, M. Habets, qui était, comme je l'ai dit, le fondateur de la congrégation des filles de la Croix à Liège, déclara soumettre son école au régime de la loi de 1842. L'école a été inspectée jusqu'en 1848 et à diverses reprises par l'inspecteur provincial M. Pelletier et par l'inspecteur cantonal M. Lemoine. Ces messieurs ont assisté aux leçons données par les religieuses. Tout cela est constaté, établi. »
Aucune preuve de cette constatation, aucune preuve de cette existence, bien que cela fût nécessaire en strict droit.
Messieurs, j'ai cru devoir faire rechercher dans les dossiers qui se trouvent au gouvernement provincial de Liège, ce qui en était des faits rapportés à cette tribune par l'honorable M. Delcour,
Un de mes amis, conseiller provincial, a bien voulu faire pour moi cet examen.
Il en résulte qu'il n'existait pas, lorsque ces inspections ont été faites, d'école normale à l'institut Habets. Voici ce qu'il m'écrit et cela suffira, je pense, pour vous convaincre qu'il n'y a pas eu d'école normale inspectée :
« Je me suis rendu au greffe provincial, où il m'a été donné communication de trois dossiers relatifs à l'inspection des écoles dirigées par les filles de la Croix à Liège.
« Voici quelle a été la nature comme l'origine de cette inspection :
« Le 27 mai 1845, le sieur Habets, curé de Sainte-Croix et supérieur des filles de la Croix, à Liège, s'adresse au ministre de l'intérieur pour obtenir une subvention de l'Etat en faveur des établissements créés et dirigés par ces religieuses, savoir : une école gratuité dans la paroisse de Saint-Barthélemi, quartier du Nord, fréquentée par 140 filles. »
Suit une énumération de ces écoles. Il continue : « Le 11 juin 1841, la demande est transmise au gouvernement provincial de Liège, pour renseignements et avis. Consulté par le collège, l'inspecteur de renseignement primaire transmet son avis sous la date du 22 juillet. Malgré un avis favorable, la demande ne fut pas accueillie. »
Le rapport constate qu'elle fut renouvelée et que la subvention fut encore (page 682) refusée par la députation et le gouvernement. Aucun subside ne fut accordé.
M. le conseiller provincial termine ainsi :
« Tel est le résumé fidèle des dossiers que j'ai compulsés. Il n'y est nulle part question d’une école normale. L'inspecteur provincial n'a eu à visiter que des écoles primaires proprement dites, des écoles d'adultes, des écoles dominicales, des écoles gardiennes pour lesquelles on réclamait des subsides et uniquement à l'occasion de cette demande. »
Cette pièce est signée Victor Robert, avocat et conseiller provincial.
Ainsi, messieurs, cette inspection que l'on prétendait se rapporter à une école normale, ne se rapporte qu'à des écoles primaires ou gardiennes. Pas un mot d'école normale. Vous pouvez juger par là de la valeur des affirmations apportées à cette tribune par l'honorable M. Delcour.
M. Delcour. - Je vous répondrai. Je vous donnerai mes preuves.
M. Elias. - Eh bien, j'en serai content pour l'honneur du Parlement.
L'honorable M. Delcour, terminant son discours, nous a engagés à faire une enquête pour constater si réellement l'école existait en 1864 ou avait existé. Cette enquête, nous ne pourrions la faire. M. Delcour sait aussi bien que moi que nous ne serions pas accueillis, que nous serions repousses par un vade retro bien caractérisé.
Cette enquête cependant est nécessaire. Je demande que la Chambre l'ordonne, je demande qu'elle soit faite par une commission de cinq membres, nommés par le bureau et choisis n'importe sur quels bancs de la Chambre.
Il est temps que la lumière se fasse sur les affirmations contraires qui se produisent ici relativement à cette affaire. Il est temps que le pays sache de quel côté est la vérité.
Les faits sur lesquels doit porter cette enquête ne sont pas difficiles à déterminer. Il est évident que l'école devait exister en 1864, au moment où la députation permanente était invitée à donner son avis. La commission d'enquête parlementaire examinera si réellement l'école existait en 1864.
Vous remarquerez combien il est nécessaire que l'école existât alors. C'est même pour cela que M. Delcour a apporté ses affirmations à cette tribune, car si cette existence n'était pas prouvée, il est bien évident que l'avis lui-même n'existerait pas et qu'ainsi l'arrêté de M. le ministre de l'intérieur serait contraire à l'arrêté royal en vertu duquel il a été porté.
Cette commission examinera également si l'école Habets existe actuellement, si elle est organisée. Car encore faut-il bien qu'elle soit née au moment où on l'adopte.
Enfin, comme l'existence même de l'école de Pesches a été contestée, elle pourrait vérifier ce fait.
Il ne serait pas indifférent non plus de connaître le nombre des élèves et des institutrices qui sont actuellement dans les écoles.
Ces divers points éclaircis, le pays pourrait définitivement se faire une opinion sur les contestations qui se sont produites ici.
Pour expliquer l'arrêté soumis au Roi par M. le ministre de l'intérieur, les honorables MM. de Theux et Delcour ont eu recours à un autre argument. Ils ont dit que l'agréation d'une école normale n'était pas nécessaire aux termes de l'article 10 de la loi de 1842, que l'agréation d'une école normale pouvait résulter d'un de ces faits que l'école s'était soumise au régime de la loi depuis deux ans, qu'elle était inspectée depuis lors.
Cette théorie n'a pas été articulée ici d'une manière nette, précise, formelle. Elle a été présentée sous la forme d'un doute. C'est, du moins, ce qu'a fait M. Delcour.
• Messieurs, j'ai recherché l'esprit dans lequel cet article avait été voté par la Chambre et j'ai trouvé que la nécessité d'une agréation avait été formellement reconnue par le ministre de l'intérieur d'alors, l'honorable M. Nothomb.
« Voici ce qu'il disait, dans la séance du 25 août 1842, en réponse à un orateur qui venait de proposer, par amendement, d'exiger l'agréation de tous les instituteurs nommés par les communes, qu'ils fussent diplômés ou non ;
« Je ne cherche pas, messieurs, les garanties en bas (dans l'agréation par l'Etat des instituteurs sans diplômes nommés par les communes), c'est en haut que je les cherche et c'est là que je les trouve. Je les trouve dans l'exécution du contrat qui se forme avec les écoles normales libres qui acceptent l'inspection de l'Etat. C'est là que je trouve les garanties, garanties de tous les jours, de tous les instants, garanties qui ne deviendront pas illusoires dans la pratique. » Et pour bien déterminer la nature de ce contrat, il ajoutait plus loin : « Je dis que cette agréation des établissements vaut mieux, qu'elle s'exercera d'une manière plus efficace que l'agréation individuelle de chaque instituteur. »
Enfin, pour mieux préciser encore, il disait :
« Il y aura des arrêtés organiques instituant des jurés chargés de délivrer des diplômes. »
Ainsi donc, messieurs, il ne peut y avoir de doute sur ce point. Il faut une agréation préalable faite aux conditions que le gouvernement est en droit de déterminer. Des arrêtés organiques détermineront comment les diplômes seront délivrés aux élèves de ces écoles.
Il est utile de relever la théorie nouvelle au moyen de laquelle on semble aujourd'hui ne plus reconnaître la nécessité de l'agréation préalable des écoles normales libres, parce que, dans l'application de la loi de 1842 que nous promet le ministère actuel, toutes les dispositions favorables aux droits des pouvoirs publics seront, autant que faire se pourra, écartées et toutes celles qui seront favorables au clergé, aux corporations qui ont fondé des écoles libres seront affirmées et appliquées sans scrupule.
L'honorable M. Delcour, dans ce même discours, ajoutait qu'il n'était pas nécessaire que l'école normale fût complète au moment de l'agréation, qu'il suffisait qu'il y eût des intentions de fonder une école, des plans, un commencement d'exécution.
M. Delcour. - Qu'il y eût des cours normaux.
M. Elias. - Je comprends parfaitement ; une seule classe par exemple, deux élèves, et c'est cette école qu'on pourra agréer !
Voyons si, en 1842, c'est ainsi que le gouvernement entendait interpréter devant la Chambre l'article qu'il voulait faire accepter et ce principalement par le parti libéral dont quelques membres faisaient de l'opposition.
A cette époque, il ne s'agissait pas d'une école incomplète.
L'honorable M. Devaux avait critiqué l'article 10 précisément à ce point de vue. Il disait : Votre inspection ne nous offre aucune garantie. Il suffira que l'inspecteur soit admis dans une école, que cette école soit telle quelle, pour que de cette inspection faite pendant deux ans dérive pour elle le droit de former des instituteurs qui pourront être nommés sans aucun contrôle par les communes.
Eh bien, voici ce que répondait M. Dechamps, le rapporteur de la loi, à cette allégation de M. Devaux :
« L'inspection à laquelle l'établissement libre voudra bien se soumettre permettra, a-t-on dit, à l'inspecteur de se présenter dans l'école, de prendre des notes et de s'en aller.
« C'est là une erreur :
« Lorsque vous accordez au gouvernement le droit d'inspection dans une école, droit qui résulte de ce qu'une école déclare se soumettre au régime de la loi, vous décidez que l'inspecteur a droit de déclarer que telle école n'est pas une école normale, que les conditions de la loi ne sont pas remplies. L'inspection aura ce résultat. Ainsi le contrôle est réel, ce n'est pas un contrôle nominal. »
Et plus loin il ajoutait :
« Messieurs, vous remarquez que quand je parle d'écoles normales, je parle d'établissements complets. Je ne parle pas d'établissements qui se formeraient du jour au lendemain, et qui se prétendraient être des établissements normaux sans offrir aucun des éléments qui constituent ce genre d'institution. Il y aura examen de la part du gouvernement pour savoir si tel établissement, qui se présente comme établissement normal, présente ce caractère.
« En cas d'affirmative, il y aura ce jour-là contrat entre le gouvernement qui doit inspecter et l'établissement qui demande, en retour de ce droit d'inspection, l'exemption de l'agréation pour les élèves-maîtres qui sortent de son sein. »
Ainsi donc, vous le voyez, à cette époque il ne s'agissait pas d'agréer des établissements en projet ; à cette époque il s'agissait d'établissements complets, et non de cours normaux, je m'étonne en vérité de l'opposition que rencontrent aujourd'hui des conditions imposées à l'agréation des écoles normales privées, par un arrêté royal pris sur la proposition de M. Rogier, si je ne me trompe ; il y a de cela plus de dix ans.
L'honorable M. Delcour entre autres a eu depuis occasion de manifester son opinion sur l'interprétation donnée à la loi de 1842 par le parti libéral, et à cette époque il ne faisait pas les critiques que l'on entend aujourd'hui, il reconnaissait que la loi avait été loyalement interprété par le parti libéral, (Interruption.)
M. de Rossius. - C'est positif.
(page 683) M. Elias. - Voici en effet ce que disait M. Delcour à la séance du 21 décembre 1864 :
« Un dernier mot, messieurs. M. le ministre a sollicité une augmentation de crédit en faveur de l'instruction primaire. Prenant la parole pour la première fois sur le chapitre du budget relatif à l'instruction publique, je tiens à déclarer que j'appuie la proposition du gouvernement. Personne n'apprécie avec plus de reconnaissance que moi les services que rendent à la société nos bons instituteurs. Je voterai toujours les sommes qui me seront demandées pour assurer l'exécution de la loi de 1842 dans sa lettre et dans son esprit. Le gouvernement, quel qu'il soit et dans ces conditions, peut compter sur mon concours.
Jusque-là donc la loi avait été loyalement appliquée.
En 1864, M. Delcour reconnaissait que les arrêtés royaux relatifs à l'adoption des écoles normales privées étaient conformes à la loi. Ses doutes ne sont venus qu'après.
M. Delcour. - Il n'y a pas un mot dans mon discours qui se rapporte aux écoles dont vous parlez.
M. Elias. - Votre approbation est générale. Enfin, messieurs, on invoque l'article 17 de la Constitution ; on dit que la Constitution ayant établi la liberté d'enseignement, les communes doivent pouvoir choisir leurs instituteurs n'importe où, parmi les congréganistes entre autres ; on ajoute que l'article 10 de la loi de 1842 n'a eu qu'un seul but, celui d'organiser ce droit des communes. Eh bien, je pense qu'on fausse la portée de l'article 17 de la Constitution, que c'est lui donner une portée, un sens qu'il n'a pas.
Cet article 17 de la Constitution n'a eu qu'un seul but : faire disparaître de la législation les entraves que le gouvernement hollandais avait apportées, notamment par ses arrêtés de 1823, à la liberté d'enseignement, à l'établissement des écoles libres.
Cet article 17 ne se rapporte nullement à l'enseignement communal ni au choix des instituteurs à faire par les communes.
Si l'on contestait que cet article 17 de la Constitution doit être interprété ainsi, il me suffirait, pour justifier celle interprétation, d'invoquer la lettre qu'écrivait au Congrès l'archevêque de Malines d'alors. Vous retrouverez cette lettre dans l'ouvrage qu'a publié sur les travaux du Congrès un de. nos honorables collègues, et vous vous convaincrez, en le lisant, que c'était principalement contre les entraves que les arrêtés de 1823 avaient apportées a l'érection d'écoles libres, qu'une disposition était demandée au Congrès.
Celte disposition est le paragraphe premier de l'article 17. Il n'a nullement en vue les conditions qui peuvent être mises à la nomination des instituteurs, pas plus qu'à celle des autres fonctionnaires publics.
L'article 10 de la loi de 1842, fruit de cet article 17, n'est pas obstatif aux conditions que peut mettre le gouvernement à l'agréation des écoles normales libres aussi bien qu'au choix des instituteurs par les communes.
Après ces considérations, je désire examiner les réponses qui ont été faites par MM. Delcour et de Theux, aux diverses questions qu'a soulevées dans cette discussion mon ami M. de Rossius.
Il est cependant, messieurs, un point que je désirerais vous signaler avant cela. Tout le monde reconnaît aujourd'hui que l'organisation de notre enseignement primaire n'est pas parfaite, que les résultats de cet enseignement ne sont pas complètement satisfaisants
L'honorable M. d'Anethan se plaignait, il y a quelques jours, au Sénat, du peu de progrès que, depuis quelques années, l'instruction publique a fait en Belgique, et qualifiant cette situation par un mot très expressif, il disait que, depuis quelque temps, on constatait que les progrès de l'instruction publique avaient été stationnaires. Je crains fort que, sous la direction du ministère actuel, ces progrès stationnaires ne se convertissent bientôt en progrès réactionnaires.
Messieurs, pour remédier à l'état actuel, pour rendre l'instruction du peuple aussi générale que possible, but vers lequel nous tendons tous, trois systèmes nous sont présentés.
D'après un système, le remède consiste tout simplement dans l'instruction décrétée obligatoire.
M. Bouvier. - C'est le meilleur.
M. Elias. - Le second système tend à chercher dans une organisation complète, aussi parfaite que celle que nous présentent les peuples parvenus à cette instruction générale. Ce moyen de rendre l'instruction publique générale en Belgique est de beaucoup la plus difficile à établir, mais c'est le seul qui, avec ou même sans l'obligation scolaire, puisse nous faire atteindre le but.
Le troisième système, celui que préconisent les catholiques, consiste à abandonner à l'initiative privée le soin de l'instruction aux enfants qui ne peuvent être admis dans les écoles publiques.
Les partisans de ce système disent que la situation actuelle résulte des entraves qui ont été apportées par le ministère précédent à l'action de la liberté en cette matière et pensent que quand ces entraves auront disparu l'enseignement prendra un vaste essor.
Ils disent que l'on a abusé des ressources des communes, lorsqu'on a imposé à celles-ci l'obligation de créer des écoles communales, alors qu'il existait des écoles libres, qu'on pouvait reconnaître par l'application de l'article 2 de la loi de 1842, ou bien que la commune aurait pu adopter. Par là, par la concurrence inutile de l'école communale, on a apporté des obstacles à l'érection des écoles libres.
Tels sont les trois systèmes en présence.
Comme l'honorable M. d'Anethan, je reconnais que l'organisation actuelle laisse à désirer. Avec des efforts aussi grands que dans des pays voisins, nous n'avons pas obtenu les mêmes résultats.
Ainsi, nos dépenses scolaires sont certainement égales à celles que fait la Hollande.
Elles sont supérieures à celles de l'Allemagne.
Nous sommes loin d'avoir autant d'écoles.
Pour l'Allemagne cependant, force m'est de reconnaître que nous ne pouvons comparer les traitements de nos instituteurs, parce que, dans ce pays, les mœurs sont telles que le gouvernement peut obtenir de bons fonctionnaires avec des traitements minimes.
La fréquentation de nos écoles est plus complète que celle des écoles de la Hollande.
Dans ce dernier pays, on trouve que le nombre des écoliers n'est que de 11 1/2 p. c. de la population totale. En Prusse, je le reconnais, la fréquentation des écoles communales est beaucoup plus générale qu'en Belgique. Là, sur 100 habitants, 16 fréquentent les écoles. Mais il est à remarquer que ce n'est qu'une moyenne, qu'à Berlin et dans presque tous les grands centres industriels, 15 p. c. seulement de la population fréquentent les écoles.
Et cependant personne ne soutiendra que l'instruction soit répandue en Belgique comme elle l'est dans ces différents pays.
Il est un fait digne de remarque, c'est qu'à Berlin, où existe l'instruction obligatoire, 2,000 enfants, en âge de fréquentation des écoles, ne s'y rendent pas. Les pénalités scolaires n'y sont appliquées que très rarement. Et cependant dans tous ces pays, l'instruction est plus répandue et donne des résultats plus satisfaisants qu'en Belgique.
Cet effet doit avoir des causes. Il faut, si nous voulons obtenir des résultats plus favorables, les rechercher avec soin, car il est urgent d'y porter remède. Je me propose de revenir sur ce point lors de la discussion de la proposition de l'honorable M. Funck.
Aujourd'hui, nous avons à nous occuper des moyens proposés par le parti qui est au pouvoir, pour remédier à la situation actuelle ; ces moyens, je l'ai dit tantôt, dérivent tous de l'initiative privée.
L'histoire nous apprend que, lorsqu'on abandonne l'enseignement primaire à l'initiative privée, presque toujours cet enseignement arrive dans les mains du clergé, se concentre presque tout entier dans les mains du clergé.
Ainsi donc, ici, il semblerait qu'on veut le livrer tout entier au clergé.
Messieurs, ma proposition est peut-être trop absolue pour la Belgique. Personne, je pense, ne veut livrer tout l'enseignement à l'initiative privée, et par conséquent au clergé. Mais on veut augmenter sa part ; il y a une tendance vers une extension, il semble utile d'examiner dès à présent les conséquences qu'on peut en attendre.
li est tout simple que l'enseignement libre arrive dans les mains du clergé !
L'instruction du peuple ne peut faire l'objet d'une spéculation ; elle demande du dévouement, et, en thèse générale, elle est peu rémunératoire.
Aussi, que voyons-nous ? C'est qu'aujourd'hui presque toutes les écoles libres laïques ont disparu.
Il en reste un certain nombre, mais ce sont celles qui sont destinées à recevoir les enfants des classes moyenne et riche. Ces écoles sont réellement des écoles payantes. Les écoles libres gratuites sont toutes aujourd'hui dans les mains des corporations religieuses. Ce sont donc celles-là que nous aurions pour remplacer les écoles communales. Examinons quels sont les moyens dont disposent ces congrégations pour donner l'enseignement, et quel est le nombre d'enfants qu'elles reçoivent dans leurs écoles. Nous saurons ainsi ce qu'il faut attendre de leur développement.
(page 684) Messieurs, les statistiques publiées par le minière de l'intérieur nous fournissent exactement le chiffre des enfants qui suivaient les cours des écoles libres en 1865. Ce chiffre est de 107,000 enfants, et le nombre des instituteurs qui y enseignent est de 3,651. Il en résulte que chaque instituteur donne, en moyenne, l'enseignement à 29 enfants.
Dans les écoles communales, au contraire, chaque instituteur donne l'enseignement à 76 enfants, chiffre plus que double par conséquent de celui des enfants des institutions libres.
Pour ces 107,000 enfants, on trouve 1,353 instituteurs laïques et 2,298 religieux. Les membres des corporations donnent donc l'enseignement à 67,000 enfants, si l'on admet que leur activité est égale à celle des instituteurs communaux, supposition qui, d'après les chiffres que nous avons donnés, est loin d'être exacte.
Messieurs, on a beaucoup vanté, dans cette enceinte, les résultats obtenus au moyen de l'enseignement par les congrégations ; M. Delcour nous a cité, comme il l'avait déjà fait en 1864, une série de faits particuliers, desquels il semblerait résulter que cet enseignement donne des résultats remarquables ; à ces faits particuliers, dont aucune preuve n'est apportée, je veux répondre par des faits généraux, par des chiffres puisés aux statistiques officielles, et j'espère pouvoir démontrer que cet enseignement des corporations ne produit pas un résultat quelque peu proportionné avec les moyens qui sont employés pour l'obtenir.
Voici le nombre d'enfants qui sont enseignés par les congrégations religieuses dans les écoles adoptées et dans les écoles communales. Dans les premières, 1,298 religieux et religieuses donnent l'enseignement à 67,000 enfants. Dans les secondes, un peu plus de 300 à 25,000 ; total, 147,/000 enfants.
Dans ces chiffres, j'ai supposé qu'un instituteur congréganiste instruisait un même nombre d'enfants qu'un instituteur primaire. Nous avons vu cependant qu'il y avait une différence notable.
Lorsqu'on tient compte de cette différence, on arrive à des résultats tout différents. Nous avons vu 3,900 religieux et religieuses donner l'instruction à 147,000 enfants. En rétablissant la proportion exacte, on ne trouverait plus que 91,000 enfants, chiffre rond, c'est-à-dire qu'un instituteur des congrégations n'aurait en générai que 25 écoliers au plus au lieu des 76 que l'on rencontre dans les écoles communales.
Il ne produit donc que le tiers de l'effet utile des instituteurs communaux, de telle sorte que si aujourd'hui vous abolissiez l'enseignement officiel et si vous vouliez livrer votre enseignement public, l'enseignement des enfants du peuple aux congrégations religieuses, il vous faudrait un chiffre de 30,000 religieux et religieuses pour donner cet enseignement, nombre réellement exorbitant. La Belgique ne pourrait que difficilement l'entretenir.
Il en faudrait même davantage, car si des documents statistiques fournis par M. le ministre de l'intérieur sur l'enseignement, nous passons aux documents fournis par le même département sur la population qui existait en Belgique en 1865, nous trouvons un nombre bien différent. Ces documents donnent la profession que prétend exercer chaque citoyen belge.
Il résulte des déclarations faites alors qu'en 1865, au 31 décembre, nous avions le bonheur de posséder en Belgique 15,203 religieux et religieuses et sur ce chiffre, 11,475 prétendaient se livrer à l'enseignement.
C'était la profession que ces religieux prétendaient exercer.
On pourrait objecter que les religieux s'occupent également d'enseignement moyen. Je l'accepte. Mais vous remarquerez aussi que le nombre des religieux augmenté chaque année dans une proportion notable.
Le nombre des religieux et des religieuses, dans la période décennale de 1856 à 1866, a augmenté chaque année de 357, et je suis certain qu'il y a de très nombreuses omissions.
Je donne ici les déclarations que l'on a été obligé de faire, lorsque les administrations communales se sont présentées. Mais je suis certain qu'en réalité les chiffrés sont beaucoup dépassés.
Je suppose que le nombre des religieux et des religieuses se vouant à l'enseignement ait augmenté dans la même proportion que le chiffre général et alors on trouve que plus de 12,000 religieux et religieuses ont dû avoir la prétention de se livrer à l'enseignement, le 31 décembre 1870.
Je veux être très large. Je suppose que 2,000 se livrent à l'enseignement moyen ; il n'en reste pas moins 10,000 religieux et religieuses pour l'enseignement primaire.
Vous avez déjà vu, par le chiffre que j'ai puisé dans la statistique sur l'enseignement, que le nombre réel n'est que de 3,900. Il en résulte donc que plus de 8,000 vivent sous le pavillon respecté de l'enseignement primaire et en réalité dans l'oisiveté et la paresse des couvents.
Si vous livrez votre enseignement public aux congrégations religieuses, savez-vous quel nombre il vous en faudrait ? Il vous en faudrait 75,000. Si l'honorable M. Kenya permet ce développement extraordinaire du monachisme, il sera certainement acclamé au prochain congrès de Malines.
Peut être sera-t-il canonisé ; mais certainement il n'enrichira pas le pays. L'enseignement livré aux congrégations coûterait beaucoup plus cher que l'enseignement actuel.
Ainsi, messieurs, disons que l'initiative privée est peu efficace, quand il s'agit d'enseignement à donner aux enfants du peuple, à tous les enfants d'une nation. L'enseignement officiel seul, l'enseignement organisé et surveillé par le pays peut seul remplir cette grande tâche.
Mais, au moins, cet enseignement donné par des congrégations religieuses, s'il ne s'étend pas à un grand nombre d'enfants, au moins doit-il-être parfait ; les enfants doivent sortir de l'école primaire parfaitement instruits. J'ai le regret de le dire, il n'en est rien ; partout où l'on a pu constater quel était l'état de l'enseignement dans ces écoles, partout on a reconnu qu'il était tout à fait défectueux.
Ainsi dans la ville d'Ostende on a eu, il y a quelques années, l'occasion de voir quel était l'état d'instruction non pas seulement des enfants, mais des instituteurs eux-mêmes. On a constaté qu'il n'était guère développé. Dernièrement à Mons la ville a repris une école dirigée par des petits frères. Cette école a été rendue communale et livrée à des instituteurs laïques. L'administration communale a voulu s'assurer de l'état de l’enseignement dans cette école ; elle a organisé un concours entre cette école et d'autres écoles de la ville, notamment une école recevant des enfants appartenant à la même classe sociale, une école gratuite.
Eh bien, dans ce concours qui portait sur les mathématiques et le français, le résultat a été extrêmement satisfaisant pour l'école gratuite tandis que les enfants de l'école de petits frères ont fait preuve de la plus complète ignorance, dans l'école gratuite. Pour la composition française, la moyenne des fautes commises par chacun de ces enfants était de 9 et dans l'école qui avait été tenue par les petits frères, cette moyenne était de 45 !!
Pour les mathématiques, les enfants de l'école gratuite avaient obtenu en moyenne 24 points ; ceux de l'école des petits frères n'en avaient obtenu que 2 et demi.
Ces renseignements, messieurs, m'ont été fournis par un honorable collègue, ils sont reconnus exacts par un membre de l'administration communale ; je né demande pas qu'on me croie sur parole, je mets le document à votre disposition et je demande qu'on l'examine.
Dernièrement encore, messieurs, par suite de l'application de la loi nouvelle sur les fondations, plusieurs écoles ont passé de l'administration des fabriques d'église sous l'administration des communes.
La plupart des écoles de ces fondations étaient des écoles congréganistes. D'autres étaient tenues par un instituteur laïque nommé par la fabrique.
J'ai pu connaître par mes relations particulières la situation de deux de ces écoles lors de leur reprise par les administrations communales.
La première est à Flemalle-Haute. Elle avait eu pour fondatrice une dame de Blier.
Elle a, si je ne me trompe, je n'ai pas les pièces sous les yeux, 1,200 francs de revenus, plus un bâtiment d'école. Elle était desservie par des sœurs.
L'état de l'école n'était guère favorable, le mobilier classique faisait défaut, toutes les choses essentielles à l'enseignement manquaient. Les religieuses elles-mêmes déclaraient qu'elles étaient découragées pour l'enseignement. L'enseignement devait nécessairement se ressentir de cet état de choses.
Les renseignements détaillés me. manquent. Mais j'en ai eu de beaucoup plus complets sur une autre école de fondation. Je les crois instructifs pour le pays à divers points de vue. On reconnaîtra que ces fondations, qui sont faites dans l'intérêt public, aboutissent, lorsqu'elles sont mal administrées, à un résultat tout opposé, à la perte de l'instruction dans une commune. Je veux parler d'une école fondée à Mons, province de Liège, en 1741, par un sieur Barthélémy.
Cette école est restée sous l'administration de la fabrique jusqu'en 1868. L'école communale qui doit la remplacer n'est pas encore organisée. Cette fondation était faite en même temps pour des services religieux.
Elle rapportait, en 1821 et en 1822, 2,500 florins. Cela est constaté par des comptes de cette époque. Actuellement, et l'honorable M. Cornesse pourrait dire si ce que j'avance est exact, elle ne rapporte plus que 2,500 francs. Il y a donc eu perte, par ces administrations paternelles, de la moitié au moins des biens de la fondation.
(page 685) L'école de cette fondation, lorsque la commune la reprit, était dans l'état le plus déplorable. En 1868, elle a été inspectée par l'inspecteur provincial de Liège et je me permettrai de vous lire le rapport qu'il a fait à cette occasion.
Voici quelle était cette situation :
« Liège, le 27 juillet 1868.
« Monsieur le gouverneur,
« J'ai visité, il y a quelques jours, l'école de fondation de Mons et je crois qu'il est de mon devoir de vous faire connaître la situation de l'enseignement primaire dans cette commune.
« Le bâtiment ne comprend que la salle d'école ; il n'y a ni vestiaire, ni latrines pour les élèves ; ni habitation, ni jardin pour l'instituteur.
« La salle d'école est faite d'une ancienne grange et appartient à la fondation ; elle est vaste, mais elle se trouve dans un état complet de vétusté. Le pavé est cassé en beaucoup d'endroits, au point qu'on ne peut plus nettoyer la classe convenablement ; le plafond s'est effondré à plusieurs places et de la salle on voit facilement le toit qui, lui-même, est dans le plus mauvais état. Les fenêtres sont brisées et plusieurs ne se ferment plus ; l'une d'elles n'a plus aucun des quatre carreaux inférieurs.
« La salle ne peut être chauffée convenablement.
v Les élèves pauvres ne reçoivent pas de livres classiques. Il manque plusieurs planches noires ; celles qui sont là sont trop petites et mal faites.
« Les bancs-pupitres sont vieux, incommodes, désarticulés. Il n'y a pas de collection de poids et mesures. Les cartes géographiques manquent également, ainsi que les tableaux nécessaires aux exercices d'instruction.
« Ajoutez à ce tableau, M. le gouverneur, un instituteur profondément découragé, abandonné par la commune, parce que l'institution est placée exclusivement sous le patronage de la fondation, et abandonné aussi par cette dernière administration qui ne lui donne pour tout émolument que six cents francs de traitement, sans jardin ni habitation, et vous aurez une idée de l'école des garçons de Mons, la seule qui existe dans la commune. »
Le tableau est complet. Inutile d'y ajouter un mot.
Voilà donc une commune qui se trouvait dans une situation exceptionnelle, puisqu'elle avait des revenus particuliers, et cette commune est restée jusqu'aujourd'hui n'ayant pour école que celle que je viens de décrire.
Sa population est dans un état d'ignorance que l'on ne trouve que rarement en Belgique. Aussi les crimes s'y multiplient ; depuis quelques années quatre grands crimes y ont été commis. Ainsi, vous le voyez : l'enseignement religieux, qu'il soit surveillé par les fabriques d'église ou donné par les congrégations, produit peu de résultat.
Permettez-moi de vous donner encore quelques détails sur cette fondation de Mons ; une solution est très urgente ; je la recommande tout spécialement à l'attention de M. le ministre de l'intérieur.
Les revenus de cette fondation se montent à 2,500 francs ; pendant ces dernières années, il y a eu contestation, entre la fabrique et la commune, sur le partage de ces revenus ; la commune prétendait avoir les 11/25 des revenus soit, dans l'état actuel, 1,100 francs ; la fabrique ne voulait accorder que 1,100 francs fixes. Elle voulait conserver pour elle le bénéfice de l'accroissement des revenus.
Il y a quelque temps, la commune et la fabrique se sont mises d'accord. De guerre lasse, la commune a été obligée d'accepter les 1,100 francs fixes, de telle sorte, que malgré l'augmentation des frai .de l'enseignement primaire, l'augmentation des revenus doit profiter aux services religieux. (Interruption.)
C'est là un contrat draconien que, je le répète, la commune a été obligée d'accepter, parce que sans cela elle était menacée d'un procès qui pouvait durer longtemps. Et vous savez s'il était de remédier à l'état de l'enseignement primaire.
Eh bien, cette convention présentée par le conseil de fabrique, acceptée par le conseil communal, recommandée, mais avec de justes modifications, par l'honorable ministre de la justice, est de nouveau mise en question.
Dernièrement, la commune a reçu, par l'entremise de M. le ministre de la justice, une lettre de Mgr l'évêque de Liège, dont je vais vous donner lecture. Cette lettre est arrivée à Mons par l'intermédiaire de l'honorable M. Cornesse.
Je m'étonne que le ministre de Ila justice serve ainsi de boîte aux lettres pour les correspondances que les évêques adressent aux conseils de fabrique, aux communes.
Mais nous vivons dans un temps où l'on voit des choses réellement extraordinaires.
M. Bouvier. - Les évêques sont leurs maîtres.
M. Elias. - Les faits sont là, moi je livre toutes les pièces.
M. Bouvier. - Ce n'est pas comme M. le ministre de l'intérieur.
M. Elias. - Voici quelques passages de cette lettre :
« Vu la délibération du conseil de fabrique de l'église de Mons proposant de fixer à 1,100 francs, c'est-à-dire aux 11/25 du revenu total actuel cette part proportionnelle à payer à la commune pour l'instruction de 50 enfants ;
« Considérant que la fondation Barthélémy est essentiellement pieuse, et que l'obligation d'enseigner « à lire et à écrire » à cinquante enfants de Mons et des hameaux, est tout à fait secondaire dans l’intention du testateur qui ne l'impose qu'en dernier lieu et dans le but de donner de l'occupation au prêtre attaché à la chapelle. »
Veuillez remarquer, messieurs, qu'il y a accord entre la fabrique et la commune. Dans ce cas, je ne sais jusqu'à quel point on peut invalider une convention ainsi faite, mais l'évêque de Liège estime qu'il n'y a pas lieu de valider.
« J'estime que ce serait méconnaître les intentions du fondateur et sacrifier les intérêts de l'église de Mons que d'approuver la proposition de verser annuellement 1,100 francs ou les 11/25 du revenu total dans la caisse de la commune comme part afférente au service de l'instruction primaire, et que la fabrique satisfera complètement à l'obligation, imposée par l'arrêté royal prémentionné et répondra équitablement à la volonté du testateur en payant à l'administration communale l'écolage de 50 enfants, soit 50 francs par mois scolaire et en affectant à l'instruction de ces enfants l'usage de l'ancien bâtiment d'école laissé par le fondateur. »
Vous venez de voir dans quel état se trouve l'école.
Cet état s'empirerait encore.
La minime partie du revenu est consacrée à l'enseignement, et la plus forte part est consacrée à la célébration d'offices religieux. Tout l'accroissement des revenus profitera encore à ceux-ci. Je vous demande si cela est juste, si cela est conforme au but de la fondation, s'il est permis de vouloir ainsi réduire l'instituteur à la portion congrue. Et comme, en définitive, la partie du revenu consacrée à l'enseignement vient en déduction de la part qui incombe à l'Etat dans les frais de l'instruction primaire, j'estime que M. le ministre de l'intérieur doit, en cette circonstance, défendre les droits de la commune de Mons et les soutenir énergiquement. En le faisant, c'est l'intérêt du trésor public, de l'enseignement qu'il soutiendra.
Ainsi. quelques-unes des écoles libres dont nous venons de parler n'étaient pas sans recevoir quelque chose des deniers publics. C'étaient des écoles de fondation. Plusieurs reçoivent des subventions que leur allouent de grands établissements industriels. Oh ! ceux-ci sont libres d'employer leurs bénéfices comme ils l'entendent. Cependant, plusieurs de ces établissements, au lieu de puiser ces subventions dans leur propre caisse, les prélèvent sur la caisse de prévoyance de leurs ouvriers, de sorte que ce sont les ouvriers eux-mêmes qui subventionnent l'enseignement des Petits-Frères.
Il me semble qu'il y a là abus, car, veuillez-le remarquer, messieurs, si, au lieu d'écoles de Petits-Frères ces établissements avaient aidé à créer des écoles communales, les ouvriers auraient eu le droit d'envoyer leurs enfants à ces écoles sans devoir payer aucune rétribution scolaire. Ils auraient reçu l'instruction tout à fait gratuitement. Par ces écoles des Frères ignorantins, on empêche la création d'écoles communales gratuites et l'on y substitue des écoles privées qui sont subventionnées au moyen de prélèvements faits sur les caisses de prévoyance alimentées par les ouvriers eux-mêmes. Si l'on contestait la réalité de ce fait, je pourrais à l'instant même l'établir en fournissant plusieurs tableaux extraits des comptes de caisses de prévoyance, d'où résulte manifestement la preuve qu'un grand nombre de caisses de prévoyance donnent des subsides considérables aux écoles de Petits-Frères. Ces subsides ont été fournis jusque dans ces dernières années. Rien ne me prouve que, depuis un ou deux ans, ils aient été supprimés.
Et ce n'est pas dans les parties de notre pays où l'instruction est donnée par les Petits-Frères que les grèves sont le moins fréquentes ; ce n'est point là que l'on constate le moins d'actes de violence, le moins de tendance à troubler l'ordre public !
Maintenant, messieurs, qu'il me soit permis de dire quelques mots des écoles libres soumises à inspection en vertu de l'article 2 de la loi communale et du reproche, adressé au gouvernement, de ne pas avoir assez tenu compte de leur existence et d'avoir obligé les administrations communales à établir, en concurrence avec elles, des écoles primaires.
D'après des tableaux publiés, ces écoles libres n'ont jamais été (page 686) excessivement nombreuses. En 1845, au moment où la loi de 1842 recevait son exécution la plus conforme à vos principes, ces écoles ne comptaient que 13,000 élèves au plus. Aujourd'hui, le chiffre est de 3,500. Du reste, les cas d'application de l'article 2, de l'aveu même des auteurs de la loi, sont extrêmement rares. Ce qui a été dit des écoles adoptées mérite quelques mots de réponse.
On reproche au gouvernement libéral d'avoir été hostile à l'adoption des écoles privées, d'avoir obligé les communes, contrairement à la Constitution et à la loi, à créer des écoles communales, alors qu'elles auraient pu, plus économiquement, adopter une école libre. Et cela est vrai.,
Le ministère libéral suivait le principe que l'école primaire est la règle, l'école adoptée, l'exception.
On dit que cette interprétation n'est pas conforme aux idées qui ont présidé à la rédaction de la loi de 1842 ; que cette loi est une transaction entre le parti libéral et le parti catholique ; on dit que ce dernier parti n'a consenti à cette loi, qui organise l'enseignement primaire officiel, qu'à la condition que les écoles privées seraient toujours très largement adoptées. Je ne puis me rallier à cette opinion. Les causes qui ont amené l'adoption de la loi sont bien différentes.
Je me rappelle qu'à cette époque un des prélats les plus savants que la Belgique ait eu, M. Van Bommel, déclarait qu'il était temps que le parti catholique songeât à l'organisation de l'enseignement primaire ; qu'on voyait, dans beaucoup de communes, s'établir un enseignement mixte, enseignement que l'on croyait, qu'on croit encore, contraire aux intérêts du parti catholique. Il demandait l'adoption immédiate d'une loi d'organisation : par ce moyen, disait-il, on empêcherait les grandes communes de continuer à marcher dans cette voie. On assurerait à l'influence religieuse une prépondérance très large dans les écoles communales, et, la loi une fois adoptée, il serait difficile de revenir sur les principes qui y auraient été inscrits. Le parti libéral arrivé au pouvoir, et son avènement était prévu par lui, pourrait très difficilement changer une loi organique.
Ce savant prélat ne voyait que trop juste ; ainsi, l'instruction primaire serait livrée pour longtemps à l'influence salutaire des idées catholiques : c'est donc un autre but qu'une transaction qui avait voter la loi.
Le principe sur lequel s'appuyaient les honorables MM. de Theux et Delcour n'est pas complètement exact. Il faut aussi recourir aux discussions qui ont eu lieu sur les articles 3 et 4. II résulte des paroles prononcées alors par MM. Nothomb et Deschamps que, loin que l'école adoptée pût devenir la règle, ces honorables membres croyaient que l'école adoptée ne serait que l'exception.
Vous savez qu'il existait alors un grand nombre d'écoles libres, surtout dans les Flandres.
Ces honorables membres disaient que les écoles libres passeraient du régime de liberté au régime d'adoption, pour devenir bientôt des écoles communales.
C'était donc l'école communale qu'ils avaient en vue.
Il est certain que le ministère actuel laissera adopter une quantité d'écoles de Petits-Frères et que tout ce que nous pourrons dire à ce sujet ne peut avoir un grand effet, si ce n'est sur l'opinion publique.
Mais il est une autre question, plus intéressante, que mon honorable ami, M. de Rossius, a posée à M. le ministre de l'intérieur. Il n'a pas obtenu réponse, même des honorables MM. de Theux et Delcour.
Je crois utile de rappeler sa demande ; il a demandé au ministère s'il maintiendrait l'interprétation donnée au paragraphe 3 de l'article 6 de la loi par le parti libéral pendant les longues années qu'il a été au pouvoir ?
Voici comment on était arrivé à formuler cette interprétation.
Lors de la discussion de la loi, en 1842, il avait été soutenu que les dissidents seuls pouvaient dispenser leurs enfants de suivre le cours de religion ; que les catholiques n'avaient pas ce droit. Les enfants des citoyens belges n'appartenant pas à un autre culte reconnu que le culte catholique devaient suivre les cours de religion.
Cette prétention était tout à fait contraire au principe de la liberté de conscience inscrit dans la Constitution belge.
Ce fut un des griefs les plus forts articulés dans cette Chambre et dans le pays contre la loi elle-même. L'existence en fut déniée et il fut admis que tout citoyen belge avait le droit de dispenser ses enfants de suivre ces cours.
L'honorable M. Frère déclara que la loi ne pouvait être interprétée que de cette manière, que toute interprétation autre était formellement inconstitutionnelle.
Cette déclaration ne souleva pas de protestation. Je demande s'il en sera encore de même sous ce ministère.
Il est une autre question qui se rattache précisément à celle-ci, qui découle de cette interprétation du même article 6.
Sur ce point, sans espoir d'obtenir une réponse cependant, je me permettrai de poser, à mon tour, une question à M. le ministre de l'intérieur.
Lors d'une discussion qui a eu lieu en 1868 dans cette Chambre, il a été admis que, du moment que l'existence d'un dissident, et vous savez ce qu'il faut entendre par ce mot « dissident », serait constatée dans une école, l'enseignement, dans cette école, deviendrait mixte, c'est-à-dire que l'enseignement de ce qu'on appelle les lettres humaines, de ce que Grégoire XVI lui-même appelait les lettres humaines, serait séparé totalement de l'enseignement religieux ; en d'autres termes que, dans l'enseignement littéraire et scientifique, il ne serait plus fait allusion à aucun dogme, à aucune croyance positive. Cette manière d'exécuter la loi fut promise par M. Pirmez. Elle fut acceptée par les honorables MM. de Theux et Delcour.
Je demande si cette interprétation sera maintenue, si c'est ainsi que l'honorable ministre de l'intérieur compte faire exécuter la loi ? J'en doute quelque peu ; la présence sur le banc ministériel de M. Wasseige me rend très incrédule sur ce point.
La Chambre doit se rappeler que si l'espèce de transaction que je viens de rappeler fut alors acceptée par MM. Pirmez, de Theux et Delcour, elle ne put obtenir le suffrage de M. Wasseige. Ce dernier protesta, déclarant vouloir rester dans les véritables principes, dans les principes qui, selon lui, forment la base de la loi de 1842 : le maintien de l'école confessionnelle, de l'atmosphère religieuse dans toute école.
Il est un autre motif qui me fait douter que cette interprétation soit maintenue : c'est le langage que tiennent dans cette Chambre les honorables MM. de Theux et Delcour. Ces honorables membres ont aujourd'hui complètement changé d'opinion et déclarent que la loi de 1842 doit être maintenue d'une façon ferme et énergique, qu'il faut en revenir à l'interprétation première.
On laisse de côté les idées de transaction ; elles sont mises au rancart ; aujourd'hui, il n'en est plus question. MM. Malou et Casiers, dans une des dernières séances du Sénat, ont fait la même déclaration, et l'honorable M. Vilain XIIII, allant plus loin qu'eux, a formellement déclaré que le parti catholique interpréterait la loi comme il l'entendrait !
Ainsi donc, messieurs, nous allons en revenir à l'interprétation sérieusement cléricale de la loi de 1842. Cette interprétation, je ne suis pas fâché de la voir pratiquer, elle soulèvera contre la loi des adversaires beaucoup plus nombreux et me fait espérer que, lorsque le parti libéral reviendra au pouvoir, il pourra en obtenir la révision immédiate.
M. de Macar. - Messieurs, lorsque j'ai demandé la parole, mon intention n'était pas d'intervenir dans le grave débat qui s'agite en ce moment.
Puisque mon tour d'inscription m'y amène, j'en dirai cependant un mot. Ce mot sera l'expression d'un regret réel de voir que ce soit sur le terrain de l'enseignement que l'honorable ministre de l'intérieur ait forcé l'opposition à se placer.
Il est de ces questions qui doivent être dégagées de toutes préoccupations politiques, ce sont celles qui touchent directement au salut de la patrie ou de la société. Parmi celles-là, je place la question d'extension et de propagation de l'enseignement en première ligne, et cependant, par ses réserves, par ses défiances, par la suppression inopportune et mesquine du budget d'une partie des fonds alloués à l'enseignement de l'Etat par son prédécesseur, l'honorable ministre a trop dénoté ses tendances, en ce qui concerne cet enseignement, pour que ce ne soit pas notre devoir de les signaler au pays et de les combattre.
Je crois qu'au point de vue de la politique intérieure, il reste peu de chose à dire ; les discours que vous avez d'entendus, celui notamment si complet, si brillant de mon honorable ami, M. de Rossius, ont trop complètement rempli cette partie de la tâche, pour qu'il soit utile d'y revenir. Mais au point de vue social, l'honorable ministre de l'intérieur a-t-il bien songé à ce qu'il faisait ?
On l'a dit plusieurs fois dans cette enceinte : l'Europe est malade moralement ; des éventualités graves peuvent se présenter.
Dans la crise que nous traversons, qui peut affirmer que le suffrage universel, malgré ses emportements et ses passions, malgré ce qu'il a fait de la France, ne viendra pas nous atteindre ? Notez-le bien, c'est la conséquence extrême, et qui pourra être légitime un jour, du principe de la souveraineté populaire.
Eh bien, dans ce cas, qu'est-ce qui pourra sauvegarder la civilisation et le pays, si ce n'est une très grande extension de l'enseignement ? Est-ce dans de telles circonstances qu'il faut montrer de la défiance pour l'enseignement officiel, paralyser, par conséquent, son action ? Est-ce dans (page 687) un pareil moment qu'il faut faire des économies que j'ai qualifiées tout à l'heure de mesquines, et que je, crois non seulement mesquines, mais coupables ?
Oh ! je le sais, M. le ministre me dira, et je suis tout disposé à le croire, qu'on ne doit pas douter de ses dispositions en faveur de l'enseignement, qu'il est aussi dévoué qu'aucun de nous à la propagation de l'instruction. Je le crois, mais ce qui l'égare, ce qui le fait engager dans la voie où il marche, c'est sa trop grande affection pour l'enseignement libre, c'est sa crainte que la prépondérance du clergé dans l'enseignement ne soit pas assez entière, que la concurrence de l'enseignement de l'Etat ne vienne lui enlever quelques élèves, et je ne doute pas que le ministère préfère voir la jeunesse belge sous le régime de l'enseignement des congrégations religieuses que sous le régime de l'enseignement légal.
Eh bien, je n'hésite pas à le dire, je crois ces craintes chimériques et je les crois coupables ; chimériques, parce que jamais l'enseignement, n'a prospéré autant que sous le régime de la concurrence ; coupables, parce que, si, comme moi, M. le ministre voit se dresser à l'horizon ces points noirs que je vous signalais tout à l'heure, il sacrifie à ses préférences de parti une partie, la partie essentielle, des ressources de défense que possède la société : l'enseignement de l'Etat.
Me plaçant à un point de vue plus général, messieurs, je demande si le ministère a l'intention de pratiquer cette politique du mystère et du silence qu'il a inaugurée depuis qu'il est entré au pouvoir. Je le déclare franchement, je crois que jamais cette politique ne réussira. Elle n'a jamais été pratiquée jusqu'ici ; il semble cependant que ce soit le mot d'ordre de la majorité actuelle. C'est le silence qu'on nous oppose, lorsque nous demandons la production de certains dossiers ; c'est le silence qu'on nous oppose, lorsque nous demandons d'interpeller le ministère sur certains faits politiques ; le silence le plus complet et le plus prudent, lorsque nous vous interrogeons sur vos idées, sur votre programme, sur vos principes.
Je doute que le conseil d'un adversaire soit favorablement accueilli et cependant je le donne très loyalement. Abandonnez ce système, confiez largement vos actes, vos projets, vos tendances à la loyauté publique ; vous recueillerez quelques attaques de plus, mais vous gagnerez de semer en moins la défiance publique. Vous n'avez rien à perdre au change, croyez-le bien.
Vous prétendez que la Belgique est un pays catholique, et si vous vous posez uniquement au point de vue religieux, je suis prêt à l'admettre avec vous ; jamais la gauche n'a, du reste, refusé satisfaction à ces aspirations. Mais le pays aussi ne veut à aucun prix de l'ingérence du clergé dans les affaires de l'Etat ; et le jour où cette ingérence sera bien constatée, où par votre silence vous aurez permis de croire qu'elle existe, le jour où vous donnerez ce spectacle, unique en Europe en ce moment, d'un gouvernement théocratique, soyez-en persuadés, te vieux sentiment, libéral du pays se réveillera tout entier, ce sentiment que des dissentiments de personnes, des divergences sur certains faits pratiques bien plus que des divisions de principe ont pu paralyser, se montrera avec plus de vigueur, plus de vitalité que jamais, et le jour où tous, enfants de la même cause, nous serons réunis pour combattre vos idées, vos doctrines, croyez-le bien, votre présence sera bien éphémère sur ces bancs où les hasards seuls d'un scrutin vous ont fortuitement amenés.
Messieurs, j'en viens aux points que je voulais traiter lorsque j'ai demandé la parole. Je profite d'un moment de. tolérance de la droite en matière d'interpellations, pour poser à M. le ministre de l'intérieur trois questions ; comme ces questions sortent complètement du domaine politique, je ne désespère pas que M. le ministre veuille bien y répondre.
La première question est relative au code rural. Je voudrais savoir si nous pouvons nous attendre au dépôt prochain d'un projet de loi sur ce sujet.
Je sais que l'honorable ministre a consulté, sur un avant-projet, les principales sociétés d'agriculture du royaume et je l'en félicite. Je sais aussi que le conseil supérieur d'agriculture a été appelée à s'en occuper. A ce sujet même, je demanderai pourquoi les procès-verbaux de ses séances restent secrets ; je crois qu'il y aurait grand avantage à ce que la discussion fût publique ; la presse spéciale pourrait en rendre compte, et traiter, avec grand profit pour l'agriculture, les divers points qui y auraient été soulevés.
Quoi qu'il en soit de ce point, je signale deux choses à la sollicitude de M. le ministre ; d'abord la nécessité de renforcer la police rurale. Je désire savoir si l'on juge impossible l'intervention du gouvernement, soit pour rémunérer les gardes champêtres directement, soit pour subsidier
les communes dans le but spécial de rendre les traitements des gardes champêtres suffisants pour empêcher le cumul de leurs fonctions avec d'autres ou la pratique d'un état.
J'en appelle aux membres de cette Chambre qui connaissent les campagnes. La plupart des gardes champêtres ne sont-ils pas dans le cas de ne pouvoir remplir convenablement leurs devoirs faute d'une rémunération suffisante ? L'exécution de ce devoir est cependant la question primordiale en matière de code rural. Vous ferez tel code que vous voudrez, vous n'obtiendrez pas de résultat si vous n'avez pas des agents sérieux qui sachent le faire exécuter.
La police rurale mérite autant de sollicitude que la police urbaine et cependant, messieurs, elle est infiniment moindre parce que le gouvernement intervient pour l'une et ne fait presque rien pour l'attire.
Le deuxième point à signaler est la suppression de certaines coutumes très nuisibles au développement agricole. Je pense au reste que toutes les autorités agricoles sont d'accord à cet égard.
Je demande à l'honorable ministre de vouloir nous dire s'il peut prendre l'engagement de présenter un projet de cde rural dans le cours de la session actuelle.
Je l'y engage vivement.
Ma première question m'amène assez naturellement à la seconde. Quelles sont les propositions qui nous seront faites au sujet de la loi sur la chasse ?
Un projet de loi a été déposé dans la session dernière. Un rapport très intéressant a été fait depuis par l'honorable M. De Lexhy. Jusqu'à présent le gouvernement n'a pas fait connaître quelle était son intention.
Je présume que l'honorable ministre de l'intérieur doit être partisan de ce projet, puisqu'il a fait partie de la section centrale, et que je ne sache pas qu'il y ait fait opposition.
Je signalerai néanmoins deux points à l'honorable ministre : le premier a trait à la chasse de nuit, le second à la proportionnalité à établir entre les délits et les peines.
Il est souverainement injuste de frapper de la même peine le pauvre diable qui aura tiré un lièvre au coin de son champ et le maraudeur, voleur véritable, qui détruit en une nuit le produit en gibier d'une année.
Notez-le bien, la chasse est devenue une véritable richesse publique. Beaucoup de communes louent leurs chasses à des prix très élevés, les prix des terres se ressentent de la plus ou moins grande abondance de gibier qui s'y trouve.
Si l'on ne porte remède à l'extension du braconnage, la chasse deviendra bientôt un plaisir exclusivement réservé aux personnes très riches et aux très grands propriétaires ; le petit, celui qui ne possède qu'une fortune moyenne, ne pourra espérer dorénavant de ne pas trouver buisson creux. Vous voyez que ma thèse est réellement démocratique. Je crois donc qu'à tous les points de vue la question que je viens de soulever mérite toute l'attention de M. le ministre de l'intérieur.
Le troisième point dont je voulais occuper la Chambre est la question des jeux de Spa.
Une convention a été signée par l'ancien cabinet. Cette convention, très favorable aux concessionnaires, acceptée par la ville de Spa, donnait raison, raison tardive mais complète, à ceux qui croient que la moralité publique exige la suppression d'un odieux monopole. Le cabinet actuel entend-il maintenir cette convention ?
Je comprends parfaitement qu'il puisse y avoir eu hésitation sur les mesures transitoires à adopter ; je comprends qu'il faille sauvegarder la ville de Spa. Je ne comprendrais pas qu'il pût y avoir doute sur la question de savoir si les jeux doivent disparaître.
En 1870, pendant quatre mois d'été, on a demandé aux passions, à l'avidité, à la soif du gain un bénéfice qui s'est élevé à 2,500,000 francs. Il faut se demander combien de misère, combien de douleurs, combien de deuils de famille sont représentés par ces deux millions et demi.
Rappelons-nous que le code pénal commine non seulement la prison et l'amende, mais encore la perte des droits civiques et de famille contre ceux qui tiennent des maisons de jeu. Peine infamante, décrétée à juste titre contre les auteurs d'un délit essentiellement nuisible à la société.
Eh bien, l'Etat non seulement tolère le jeu, mais il en consacre le monopole, il en exploite le bénéfice.
Je m'adresse avec confiance à la législature de la libre Belgique, de ce pays aux mœurs honnêtes et laborieuses, afin que nous déclarions que tous, dans notre conscience, nous repoussons et ce lucre et la part que l'Etat vient y revendiquer.
Je dois ajouter encore, messieurs, que je ne veux pas de ce spectacle (page 688) du tapis vert, ni pour celui qui s'y dégrade, ni pour celui qui est témoin de cette dégradation.
Messieurs, j'espère obtenir l'approbation complète de la droite en m'exprimant comme je viens de le faire. Les paroles que vous venez d'entendre sont presque textuellement extraites de divers discours de l'honorable ministre de l'intérieur. La forme dans laquelle ces idées vous ont été présentées a pu vous tromper, et je dois le regretter, mais le fond est bien à M. le ministre et, à mon avis, il lui fait honneur.
J'espère que la possession d'un portefeuille qui, on l'assure, peut modifier si consciencieusement tant d'opinions si consciencieusement émises avant de jouir de ses douceurs, ne modifiera en rien cette fois les idées bien connues de l'honorable ministre.
Je ne puis le croire et j'ai cependant un doute. L'on prétend, la malignité publique, de méchantes langues, sans doute, je ne prends pas la. responsabilité de l'accusation, que, dans le courant, de l’été dernier, M. le ministre aurait laissé concevoir quelques espérances aux habitants de Spa. On ne supprimerait pas les jeux ; tout au moins, dès lenteurs, des remises, des examens nouveaux pourraient être obtenus.
M. Bouvier. - Des enquêtes.
M. de Macar. - La nomination d'une commission peut-être, ce moyen assez facile de se débarrasser des questions désagréables.
En principe, suppression ; la morale le commande ; en fait, maintien provisoire ; l'intérêt, une sage prudence le conseille.
M. Bouvier. - C'était avant les élections.
M. de Macar. - Je me suis borné à dire que c'était dans le courant de l'été.
je me hâte de le redire, je n'ai qu'un soupçon de doute. Comment admettre, en effet, que, dans un ministère aussi homogène, aussi foncièrement catholique, il puisse y avoir deux morales : une pour M. le ministre de la justice, une autre pour M. le ministre de l'intérieur, et dès qu'il s'agit de morale, on le sait, toute transaction est impossible.
Cependant, malgré tout ce qu'il y a d'extravagant dans une pareille supposition, une déclaration du cabinet ne me semble pas inutile, ne fût-ce que pour dissiper les illusions que l'intérêt personnel se crée si facilement, à Spa comme ailleurs ; ne fût-ce que pour ne pas laisser l'honorable ministre de la justice sous le poids d'un reproche non d'immoralité, le mot est trop fort, mais de manque de moralité, au dire de son honorable collègue de l'intérieur. Je demande une réponse formelle, catégorique au cabinet ; je la crois indispensable surtout parce que le fait de la suppression, en 1872, ayant été accepté, il est nécessaire que le pays sache si le ministère actuel entend profiter de la position qui lui a été léguée par l'ancienne administration, ou si, dans un but que je ne veux pas qualifier, le système des temporisations va renaître.
M. Bergé. - Messieurs, il s'est produit dans la discussion du budget de l'intérieur et dans les discussions qui l'ont précédé un fait remarquable. Quand on attaque le cabinet, quand on lui demande compte de tout ce qu'il a fait, il se retranche avec une étonnante facilité derrière les actes de ses prédécesseurs ; il invoque les précédents, il prétend que ce qu'il fait maintenant on l'a déjà fait. Cela n'est pas précisément exact et en ce qui concerne la façon d'interpréter la loi de 1842, cela paraît même n'être nullement vrai.
Je veux bien reconnaître que la gauche a fait trop souvent des concessions à la droite ; mais si réellement des concessions si nombreuses ont été faites par les libéraux, pourquoi attaquiez-vous le ministère précédent, pourquoi cherchiez-vous à provoquer sa chute ?
Vous dites : Mais M. Vandenpeereboom voulait agréer ces écoles du clergé, il. avait même promis d'agréer celles que nous agréons maintenant. Que faisons-nous donc ? Rien que de très naturel. Soit ; mais alors pourquoi vous attaquiez-vous à M. Vandenpeereboom ?
L'honorable ministre de l'intérieur nous fait des déclarations pompeuses en faveur du développement de l'instruction publique, dont il est partisan, et, la droite s'associe à ces déclarations. C'est qu'en effet les temps sont changés, où les réactionnaires de toutes couleurs s'attaquaient à l'enseignement et déclaraient que le développement de l'instruction publique ne devait avoir qu'un résultat, celui d'amener les révolutions et les bouleversements sociaux.
- Une voix à droite. - Qui a dit cela ?
M. Bergé. - Les réactionnaires ont soutenu cette thèse en Belgique à toutes les époques comme ils l'ont soutenue à la chambre des pairs.
Les paroles que Martin Luther a lancées dans le monder ont été accueillies, et ces paroles sont assez remarquables pour que nous examinions ce qu'elles étaient.
Voyons ce que disait ce grand réformateur à l'époque où l'on ne se doutait pas encore de l'importance du développement de l'enseignement. Ces paroles, les voici :
« L'instruction est chose sacrée. Si les parents la négligent, c'est à vous, magistrats, qu'appartient le devoir de le leur rappeler et d'empêcher le retour des mœurs dont nous souffrons. Est-ce le défaut d'argent qui vous arrête ? On dépense chaque année tant de sommes pour les arquebuses et les digues, pourquoi n'en dépenserait-on pas quelque peu pour donner a la pauvre jeunesse quelques maîtres d'école ? Ce qui fait la prospérité d'une cité, ce n'est pas les trésors qu'on y assemble, les forts remparts qu'on y bâtit, les riches maisons qu'on y élève, ni les armes brillantes qu'on y amasse. Ce qui fait son bien véritable, son salut et sa force, c'est qu'on y compte beaucoup de citoyens instruits, et si de nos jours les citoyens pareils sont si rares, à qui en revient la faute, si ce n'est à vous, magistrats, qui avez laissé croître la jeunesse comme le bols sauvage dans les forêts. » (Lettre à Mélanchton.)
Voilà ce que Luther disait ; ses paroles ont porté leurs fruits et aujourd'hui les partisans de l'enseignement se rencontrent dans tous, les camps ; alors même qu'au fond de sa conscience on en redoute peut-être le développement, on n'oserait pas le confesser publiquement. Mais s'il y a unité de vues en ce qui concerne la nécessité de développer l'enseignement, il y a discordance quant aux moyens de le développer.
Je suis heureux des discussions qui se sont produites dans cette Chambre, car elles ont enfin dissipé quelque peu les ténèbres et il était temps. En effet, nous ne savions pas trop où nous marchions ; nous voyions un gouvernement et un cabinet sans programme, comme on l'a dit et répété. Sa politique est souvent si insaisissable qu'il est impossible de la combattre, de la qualifier même parce qu'elle n'a rien de précis, parce qu'elle n'est pas exactement définie et qu'elle échappe ainsi à la critique. Il est vrai qu'on trouvait parfois des circulaires, mais elles étaient désavouées au lendemain !
J'ai le droit de dire, messieurs, que pareille situation ne s'est jamais vue.
Mais on nous dit, et c'est la majorité qui parle ainsi, on nous dit : Le pays a jugé le parti libéral ; il nous a donné raison.
Il est vrai, vous avez la majorité ; mais la conclusion est peut-être un peu forcée ; car, si j'examine les hommes qui occupaient les bancs ministériels, je vois qu'à une exception près, ils ont été réélus ; je constate aussi que d'autres, qui ont soutenu le parti libéral, qui ont accepté la charge.de diriger le gouvernement au nom de ce parti, siègent encore sur ces bancs.
Parmi les vôtres, il en est que je ne trouve plus dans cette enceinte.
Je cherche en vain certains hommes qui occupaient une position influente dans votre parti, qui ont occupé des portefeuilles ; et si je voulais conclure de leur absence, je pourrais dire aussi que le pays a jugé votre politique.
Vous ne pouvez pas vous prévaloir de l'échec du parti libéral en faveur de votre opinion, car il n'est dû, vous le savez bien, qu'aux divisions du parti libéral. Il n'y avait pas dans le parti libéral, dans ce parti du libre examen et de la libre discussion, la discipline qui régnait dans vos rangs, alors qu'il avait à lutter contre un parti solidement organisé, bien discipliné ; alors qu'il avait à lutter contre une coalition d'intérêts divers, mais tous voulant aboutir au même résultat.
Votre avènement, messieurs, il est dû à une équivoque. Et, en effet, que disiez-vous ? Vous parliez de réforme d'impôts, de diminution d'impôts et aujourd'hui vous déclarez que cette diminution serait une faute idiote. Vous parliez de la réforme de l'armée, de la diminution des dépenses militaires ; vous avez fait miroiter, à Anvers, la question des indemnités pour les servitudes ; vous avez parlé de réforme électorale à ceux qui trouvaient que le système actuel laisse à désirer. Vous avez profilé de tout cela.
Et aujourd'hui lorsqu'on vient vous demander si-c'est encore là votre programme, vous avez changé. II est vrai que vous avez une excuse : la guerre 1 La guerre, qui a semé tant de maux, a eu du moins ce bon côté pour le cabinet, c'est de lui servir d'excuse en toute circonstance. Quoi qu'on lui demande, il répond : C'est la guerre ! Y a-t-il une critique quelconque contre un service administratif ? C'est la guerre ! Y a-t-il un changement dans la politique suivie ? C'est la guerre ! Et le changement que votre politique a subi est tellement considérable, que je vois au banc ministériel un homme qui, à une autre époque, professait bien peu de respect pour la dynastie.
M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. -Comment, monsieur !
M. Bergé. - Oui, je me rappelle les événements anversois ; je me (page 689) rappelle ce qui s'est passé depuis quelques années dans cette ville et je sais combien le mouvement anversois avait l'approbation de l'homme politique auquel je fais allusion.
- Voix à gauche. - Très bien !
M. Bergé. - Il est vrai qu'aujourd'hui on cherche a se faire pardonner les attaches qu'on avait jadis avec les auteurs du mouvement d'Anvers en faisant du zèle à propos d'un citoyen qui s'est permis de pousser un cri antidynastique ! (Interruption.)
Vous avez profité de nos divisions de toute espèce et les préoccupations extérieures ont été d'un grand poids dans le résultat des dernières élections.
Et puis, certains esprits se disaient : Ce ne sont plus nos adversaires d'autrefois, ce ne sont plus nos anciens catholiques ; nous avons devant nous une jeune droite qui poursuit le progrès social dans toutes les sphères d'idées, nous allons voir ces hommes chercher à faire prévaloir leurs idées nouvelles.
Eh bien, messieurs, cette jeune droite, je la cherche en vain dans cette Chambre. Si je juge la majorité par la nature de ses propositions ; si je la scrute dans son attitude à la Chambre, j'y retrouve les mêmes principes, les mêmes manières de voir qu'autrefois ; j'y trouve la réaction dans ce qu'elle avait de plus accentué, dans ce qu'elle avait de moins tolérant.
Voilà la situation actuelle ; quant à la jeune droite, elle est dispersée et anéantie.
On a essayé des situations fausses, On a tenté l'alliance du libéralisme et du cléricalisme, ces deux principes qui hurlent d'être ensemble ; on a cherché à s'attirer certaines sympathies, on a été jusqu'à tendre la main aux hommes professant des idées avancées ; souvent ces alliances ont été repoussées avec indignation.
Si l'on examine le résultat des élections, on se demande si cette majorité des membres qui siègent sur ces bancs est bien une majorité réelle ou si ce n'est pas seulement une majorité d'occasion. En effet, on vous l'a dit, la gauche représente 186,057 suffrages, tandis que la droite ne représente que 181,833 suffrages ; vous profitez de cette situation, vous avez raison, mais elle vous commande certaine modestie.
Remarquez que cette majorité que vous avez, vous la devez en grande partie à l'ignorance de certaines parties de la population, vous la devez surtout aux campagnards, qui sont des gens très respectables sans doute, mais qui peuvent très difficilement se rendre compte du but que vous voulez poursuivre, de la politique que vous voulez faire prévaloir ; ils n'ont pas, la presse, ils n'ont pas les journaux, et, par conséquent, vous profitez de cette situation.
Et c'est ce qui explique votre mauvaise humeur à l'endroit de la presse, jamais une discussion un peu importante ne se produit ici sans que j'entende des membres de la droite se plaindre de la presse ; il y a des doléances de toute espèce.
Ainsi l'honorable M. Julliot disait dans son dernier discours :
« Abandonnons les colères et les intempérances de langage à la presse décommande, payée d'après le diapason où elle parvient à élever ses invectives et ses injures. »
L'honorable M. Delcour disait :
« On ne doit pas puiser ses inspirations dans je ne sais quel journal qui écrit sans responsabilité. »
L'honorable M. Lelièvre parle de presse passionnée.
M. le ministre des affaires étrangères, dans son discours au Sénat, ne montrait guère de bienveillance à l'égard de la presse, ainsi qu'on l'a déjà fait remarquer.
Dans les cérémonies publiques, on parle de la liberté de la presse, on la représente par des statues ; cela fait bien, mais au fond cette liberté de la presse, on l'a subit comme quelque chose de gênant, parce que c'est un contrôle permanent. On veut bien faire une distinction entre la bonne et la mauvaise presse, mais qu'est-ce que cette bonne et cette mauvaise presse ? La bonne presse, pour vous, c'est celle qui soutient vos intérêts et la mauvaise presse, c'est celle qui soutient les nôtres.
On parle des intempérances de langage, mais ne voit-on pas, dans les journaux qui représentent l'opinion de la droite, cette même intempérance de langage et bien autrement forte que celle qu'on peut rencontrer dans les journaux de notre opinion ? Lorsque nous voyons ces expressions dont on parlait dans la séance d'hier, lorsqu'on voit appeler le roi d'Italie un brigand, un voleur, quand on le voit comparé à Dumolard, lorsque appréciant ce qui se passe dans cette enceinte à propos d'un discours d'un des anciens ministres, l'honorable M. Bara, on lui dit qu'il a une éloquence de carrefour, pouvez-vous dire que c'est là le ton véritablement modéré qu'on peut désirer ?
Eh bien, laissons la presse et me médisons pas continuellement d'elle. La presse a le pouvoir de nous juger ; c'est son droit ; laissez-le entier et ne manifestez plus de mauvaise humeur à son égard.
L'une des causes qui ont grandement contribué à l'avènement de la majorité actuelle, c'est cette espèce de terrorisme administratif qui est dû aux circulaires de l'honorable ministre de l'intérieur.
En effet, lorsqu'il s'est agi d'élections, qu'a-t-on fait ? A-t-on laissé le pays manifester librement, complètement son opinion en disant à tous les citoyens : Choisissez entre les opinions qui peuvent diviser les partis et envoyez les hommes que vous croyez les plus dignes de représenter le pays et l'opinion que vous défendez ? Pas du tout ; on a eu peur de toute espèce d'intervention de la part des éléments intelligents, et l'on a envoyé une circulaire qui a semé véritablement la terreur dans les consciences.
Qu'a-t-on dit ?
Voici, messieurs, les termes de la circulaire :
« Quelle que soit la part que plusieurs ont prise aux luttes politiques du passé, nous n'aurons point recours à des révocations ; elles ne seraient justifiées et ne deviendraient immédiatement nécessaires que dans le cas (nous aimons à ne pas le prévoir) où des fonctionnaires chercheraient à exercer sur le corps électoral, soit directement, soit indirectement, soit par eux-mêmes, soit par leurs agents, cette pression que nous n'invoquerons jamais pour nous, que nous ne tolérerons jamais contre nous. »
Ainsi, à tous ceux qui occupaient une position quelconque de l'Etat, on disait : Abstenez-vous ; s'il n'y a pas une abstention complète de votre part, prenez-y garde ! Il y a la révocation et cette révocation, nous vous le disons d'avance, elle sera justifiée.
On ne permet plus à tous les fonctionnaires de l'Etat de faire de la politique ; on la défend aux militaires, on la défend aux professeurs ; on enlève le droit de faire de la politique aux commissaires de police ; on descend jusqu'au garde champêtre, à qui, à l'occasion, on fait sentir ce qu'il en coûte de faire de la politique libérale.
On défend aux magistrats de s'occuper de ces choses ; on ira jusqu'à le défendre à ces hommes qui, volontairement, exercent une fonction dans la magistrature, les juges du tribunal de commerce. On ira jusque-là, et alors je me demande ce que devient la manifestation libre des opinions dans le pays. Vous ne l'abandonnerez qu'aux classes qui, par leurs occupations ou par leur manque d'instruction, seront hors d'état, à quelques exceptions près, de pouvoir se former une idée saine sur l'appréciation des choses.
Cependant, lorsque vous défendiez à toutes ces catégories de fonctionnaires de faire de lâ politique, est-ce que vous vous êtes adressé au clergé ?
Est-ce que vous avez dit au clergé : Abstenez-vous, n'usez pas de votre influence au confessionnal ; n'usez pas surtout de cette liberté de la chaire que vous avez.
M. Dumortier. - C'est la vieille rengaine.
M. Bergé. - Avez-vous dit au clergé : Abstenez-vous de rien dire ou de rien faire qui soit contraire à nos adversaires ; abstenez-vous de donner le mot d'ordre ?
- Une voix à droite. - Nous n'avons pas d'ordre à donner au clergé.
M. Bergé. - Non, sans doute ; c'est lui, au contraire, qui vous en donne. Mais vous savez bien que vous n'avez pas besoin de stimuler son zèle et que tout ce qu'il fait est en votre faveur.
En agissant comme vous l'avez fait, en semant l'intimidation...
M. Dumortier. - C'est une mauvaise plaisanterie, l'intimidation !
M. Bergé. - ... vous avez amoindri les droits de là nation et vous avez affaibli cette grande prérogative que l'on doit respecter dans tous les pays libres : le droit du citoyen, quelle que soit sa position sociale, d'exprimer son opinion en toutes choses et de combattre en faveur de toutes les idées qu'il croit bonnes.
Abordons un point capital qui a déjà fait l'objet d'un grand débat ; la question de l'enseignement.
Vous dites : La loi de 1842, nous l'observerons, nous l’interpréterons comme nous l'entendons, nous tâcherons de faire en sorte que, par notre interprétation, elle soit le plus favorable possible à notre parti. Car cette loi de 1842, ajoutez-vous, est une véritable loi de transaction. « La loi de 1842 est une loi de transaction, disait l'honorable M. d’Anethan au Sénat ; le parti catholique, en l'acceptant, a fait beaucoup de concessions. » Et au Sénat encore, M. le vicomte Vilain XIIII disait : « Les catholiques ont été mis hors la loi par l'opinion libérale ; mais la majorité actuelle n'a pas l'intention d'user de représailles. »
(page 690) Le cabinet libéral avait donc, à entendre nos adversaires, interprété la loi de 1842 de telle façon qu'il a opprimé le parti catholique, et cette loi de 1842 est un acte de concession de la part du parti catholique. Un acte de concession ! une loi qui fait de tout l'enseignement public une dépendance directe du clergé ; une loi qui déclare que l'enseignement religieux est la base de l'enseignement, une loi qui place le prêtre dans l'école à titre d'autorité, qui lui donne l'inspection, le choix exclusif des livres quand il s'agit de livres religieux, qui lui donne le droit d'examen, lorsqu'il s'agit des autres livres ; qui lui donne des nominations de faveur dans les jurys ; qui place les écoles normales tout à fait sous sa domination en ce sens que les écoles normales de l'Etat elles-mêmes sont, depuis qu'elles fonctionnent, placées sous la direction d'un ecclésiastique !
Cette loi de 1842, qui a eu pour effet, à son avènement, de faire reconnaître, de donner un caractère légal à sept écoles normales dirigées par les évêques, et qui a fait tomber les onze écoles normales provinciales, vous dites que c'est une loi de transaction de la part de votre parti ! Eh bien, Vous avez raison. Oui, c'est une loi de transaction, parce que votre parti est toujours insatiable, parce que, quelque concession qu'on lui fasse, il n'en tiendra jamais compte, il ne sera jamais satisfait ; parce que tout ce qui peut ressembler à un contrôle de l'autorité civile, tout ce qui a pour effet d'assurer un peu d'indépendance à l'autorité civile, sera toujours représenté comme une atteinte aux libertés, à l'indépendance et au monopole de l'Eglise !
Ce monopole de l'Eglise, vous l'avez réclamé pour l'enseignement, dans toutes les circonstances ; vous pouvez déguiser votre pensée sous certaines formes, mais vous le revendiquez toujours à l'occasion.
À peine la loi de 1842 fonctionnait-elle, que les villes de Liège, de Gand et de Bruxelles, qui possédaient des écoles normales, virent supprimer ces établissements.
Il y avait à Liège une école normale qui était à la fois une école normale de filles et une école normale de garçons ; elle rendait des services importants ; n'importe, il fallait la supprimer.
Eh bien, messieurs, tous ceux qui siègent sur vos bancs n'ont pas toujours pensé ainsi. Je me rappelle avoir lu le compte rendu du Congrès libéral de 1846 et là j'ai vu les paroles prononcées par différents orateurs et auxquelles se ralliaient des nommes qui aujourd'hui ont changé de politique. Il me suffira de citer l'honorable M. De Lehaye et l'honorable M. Lelièvre.
Ils trouvaient, à cette époque, que la loi de 1842 qui venait d'être faite était une loi monstrueuse, parce que cette loi de 1842 enlevait au pouvoir civil l'autorité qu'il devait avoir, parce qu'elle laissait entrer le prêtre dans l'école à titre d'autorité.
Il est bien vrai que sous les ministères libéraux qui se sont succédé, sous MM. Rogier, Vandenpeereboom et Pirmez, on a cherché d'atténuer la loi de 1842, on a essayé de l'interpréter dans un sens libéral, mais tous ces efforts ont été impuissants.
En 1859, on défendait aux prêtres d'interroger à chaque instant les élèves sur des matières religieuses, on bornait leur intervention à l'interrogatoire des élèves pendant les heures réglementaires.
On a abaissé les privilèges qui existaient d'une manière exorbitante en faveur des écoles normales du clergé, on les a obligées de prendre le programme imposé aux écoles normales de l'Etat. L'honorable M. Vandenpeereboom a fait remarquer dans le rapport triennal de 1862, XXI, 24, que lorsque le clergé s'occupait des écoles laïques, c'était non pas pour leur être utile, mais, bien au contraire, pour les faire tomber.
En 1858, l'honorable M. Rogier présentait des observations au sujet des retraites ecclésiastiques imposées aux instituteurs par les évêques. Ainsi, dans la province de Luxembourg, on a imposé une retraite de quinze jours dans un séminaire.
L'inspecteur ecclésiastique y conviait les instituteurs laïques et cette invitation équivalait à un ordre. Et ces actes d'empiétement du clergé se passaient sous les ministères libéraux. On cherchait à réprimer ces abus, mais la persistance du clergé était souvent victorieuse et, comme le déclarait un des vôtres, Mgr Van Bommel, au conseil provincial du Brabant, cette loi qui donnait au clergé un pouvoir si étendu, elle est restée debout.
Il ne s'est pas trouvé une majorité assez compacte pour en opérer la révision. Aujourd'hui le parti libéral subit la peine de ses hésitations et de ses défaillances.
En 1859, que voyons-nous comme application de la loi de 1842 ? Pour se faire une idée de ce que vaut cette loi au point de vue des principes de tolérance, examinons les questions mises au concours. Nous voyons par exemple celles-ci sous la rubrique : Morale :
« Comment faut-il se conduire à l'égard des hérétiques et des impies qu'on est obligé de fréquenter ?
« Prouvez la sévérité de Dieu a l'égard des impies. Prouvez que tout ce que l'Eglise enseigne est infaillible. »
Voilà ce qu'on demandait aux élèves. Voilà les questions qu'on avait la prétention de considérer comme des questions de morale, des questions d'histoire sainte. Voilà dans quel ordre d'idées on marchait.
Dans plusieurs concours, l'autorité religieuse a même refusé de communiquer les questions qu'elle avait posées aux élèves.
On s'est demandé quelles pouvaient être ces questions qu'une autorité si puissante aux termes de la loi de 1842 refusait délivrer à l'autorité civile.
Ces motifs, je ne veux pas essayer de les deviner ; mais il est étrange que ce clergé, auquel on donne tant de pouvoirs, soit encore en état de rébellion contre une autorité si bienveillante.
Vous voyez de quelle façon on appliquait cette loi de 1842 : c'est là ce que vous dites : Mettre les catholiques hors la loi !
En 1859, un délégué de l'épiscopat, un inspecteur ecclésiastique est venu se plaindre que des instituteurs s'occupaient d'élections. Plus tard, il se plaignait que les instituteurs se faisaient affilier à certaines sociétés, à la Ligue de l'enseignement ; on leur reprochait d'écrire dans des journaux d'éducation ou de donner des conférences.
Ah ! si ces instituteurs avaient été aux retraites ecclésiastiques, à la bonne heure ! Passer quinze jours dans un séminaire, voilà qui est parfait !
Mais faire partie d'une société à la tête de laquelle se trouvent des hommes du parti libéral et qui a pour but le progrès de l'enseignement, cela n'est pas permis. Les instituteurs qui font partie de cette société, il faut les poursuivre et les blâmer.
El la loi de 1850 ! encore une loi que la droite regrette.
Et cependant s'il faut se reporter aux paroles de l'honorable M. Delcour, il l'acceptera. Pourquoi ? Parce qu'il sait que cette loi de 1850 a pour corollaire la convention d’Anvers du 7 février 1854 et parce qu'il espère que, grâce aux événements, cette heureuse convention pourra fleurir et prospérer dans le pays.
Il y avait l'article 8 de la loi de 1850 sur lequel on a beaucoup discuté et qui ouvrait déjà la porte à l'épiscopat ; mais l'épiscopat ne veut entrer que par la grande porte ; celle de la convention d'Anvers lui convient assez. Cela ne suffira peut-être pas. On interprétera, on trouvera un moyen d'aggraver encore cette situation.
Cette convention a déjà été appliquée jusqu'aux écoles normales du degré supérieur.
Elle l'est à l'école normale de Liège. L'enseignement de la religion y est obligatoire, la messe à 8 1/2 heures du matin est obligatoire ; aussi l'étude des langues ne l'est pas.
Le traitement du professeur de religion est de 2,500 francs, celui des autres professeurs ne dépasse pas 1,500 francs. Le professeur de grammaire générale n'a même que 1,000 francs.
C'est dans l'espoir que ces principes pourront être introduits à l'école normale de Gand, que la loi de 1850 sera acceptée. C'est aussi avec l'espoir de biffer le peu de philosophie qui s'y enseigne.
En effet, à partir de 1859, on a introduit un peu de psychologie et de logique au programme des études, mais pas d'anthropologie. Peut-être aurait-on agrandi ces études sous un cabinet libéral. On l'espérait.
Mais, le ministère a changé et il est probable que tout ce qui est un peu libéral dans ces écoles sera bientôt changé ou interprété dans le sens de l'Eglise.
M. Delcour nous a dit dans la séance du 18 février que la prospérité de la Belgique était due aux femmes chrétiennes que le pays avait le bonheur de posséder.
M. Wasseige, qui paraît être un peu sceptique, n'est pas tout à fait de cet avis, car j'ai lu dans le compte rendu d'une séance du Sénat que M. Wasseige se défie un peu de la femme. (Interruption.) Il a peur de lui confier le service du télégraphe parce qu'il ne croit pas assez à sa discrétion.
Les catholiques veulent que la religion soit la base de l'enseignement. Ils trouvent les écoles confessionnelles excellentes et leurs résultats admirables ; ils trouvent que, le clergé ayant la direction des écoles, tout est pour le mieux ; que l'enseignement est parfait dans les écoles ecclésiastiques.
Mais il y avait un petit coin dans le monde où vous étiez les maîtres de faire ce que vous vouliez : les Etats pontificaux. Qu'est-ce qu'on y a fait en matière d'enseignement ? J'ai examiné à l'Exposition universelle tout ce qui (page 691) se rapporte à l’enseignement dans ce pays et franchement il n'y avait pas grand-chose, ou plus exactement, je n'y ai rien vu.
C'était cependant le cas ou jamais de nous donner un modèle à suivre. (Interruption.)
Quand, vous regrettez l'occupation de Rome par l'Italie, j'ai presque envie, MM. les catholiques, de la regretter avec vous, car il y avait là un petit coin où l'on pouvait voir où menait la politique sacerdotale, c'était un petit échantillon ; les Romains n'en étaient pas satisfaits, ils étaient les victimes de la situation, mais enfin quand on voulait se dégoûter de cette politique cléricale, il suffisait d'aile voir à Rome.
On parle beaucoup des petits frères, de leur dévouement à l'enseignement. M. Solyyns, au Sénat, a déclaré qu'il espérait que le gouvernement ne ferait plus une concurrence ruineuse à l'enseignement libre ; j'ai relu plusieurs fois cette phrase dans les Annales parlementaires :
« J'espère que le gouvernement ne fera plus une concurrence ruineuse à l'enseignement libre. »
Est-ce donc la charité des frères de la doctrine chrétienne qui se plaint d'un concurrence ruineuse ? Cela ne se comprend pas.
A-t-on jamais-vu un homme charitable reprocher à l'administration des hospices ou aux bureaux de bienfaisance de lui faire une concurrence ruineuse ? Mais pas du tout ; l'homme charitable est heureux qu'on lui vienne en aide pour soulager la misère.
Il y a au fond de ces plaintes une petite idée de monopole de l'enseignement, que l'Eglise a toujours revendiqué.
Je me souviens d'avoir lu dans un travail, très remarquable du reste, qui a été publié par les soins du gouvernement à la suite de l'Exposition universelle, le rapport De Boe, un petit fait plein d'intérêt qui date de bien loin, de l'an 1417.
A cette époque-là comme de nos jours, l'Eglise revendiquait aussi le monopole de l'enseignement, mais il y avait à Termonde une concurrence, il y avait les écoles libres, ces écoles recevaient des élèves et le magistrat de Termonde, sur les plaintes du doyen et du chapitre, a fait fermer ces écoles.
Il a fait fermer les écoles de garçons ; quant aux écoles de filles, il s'est montré plus tolérant et s'est borné à exiger le payement de six deniers par élève ; un petit impôt perçu au profit du doyen et du chapitre.
Je crains fort, messieurs, qu'il y ait quelque accointance entre la politique d'alors et la politique d'aujourd'hui.
Dans toute cette discussion relative à l'enseignement, on a énormément parlé de l'étranger. On a parlé de la Prusse. Eh bien, en Prusse, l'enseignement est donné de façon à ne froisser aucune des deux communions principales. Ni les livres, ni l'enseignement ne heurtent en aucune façon les deux grandes communions religieuses.
Le clergé ne donne pas d'enseignement religieux dans l'école ; il y a une inspection exercée par un prêtre protestant et un prêtre catholique. Mais pour pouvoir devenir inspecteur de l'enseignement, il faut qu'il offre certaines qualités, il faut qu'il présente des garanties. Pour être nommé par le gouvernement, il faut que l'inspecteur ait pris des grades spéciaux, il faut qu'il soit homme capable en matière d'enseignement.
Par conséquent, on cherche, dans la mesure du possible, à atténuer les inconvénients que pourrait présenter cette inspection du clergé dans les écoles.
On a fait miroiter à nos jeux l'importance extraordinaire qu'auraient certaines institutions religieuses chargées de l'enseignement en Prusse. J'ai voulu, messieurs, me renseigner à cet égard ; j'ai recherché ce qu'est l'enseignement de l'Etat comparé à l'enseignement privé, lequel ne comprend pas seulement l'enseignement donné par les corporations, mais encore celui qui est aux mains de particuliers.
Voici les chiffres ; ils datent de dix ans, il est vrai, mais je ne pense pas que la situation se soit beaucoup modifiée.
Il y avait en Prusse 2,875,836 élèves fréquentant les écoles publiques et 84,021 élèves fréquentant les écoles privées ! Ainsi, près de 3 millions d'un côté, 84,000 de l'autre ; ce rapprochement dispense de tout commentaire.
La Hollande nous offre le modèle d'une excellente loi d'enseignement : là, les consciences ne sont pas froissées ; là, on n'a pas reculé devant la séparation de l'enseignement dogmatique d'avec l'enseignement des lettres.
L'honorable M. d'Anethan disait, il est vrai, que cette législation ne tiendrait pas, qu'elle serait modifiée ; que le nouveau cabinet aurait à s'en préoccuper. C'est possible : les tentatives de la réaction sont très grandes, je le sais, on trouve des réactionnaires dans tous les pays. Cependant, il y a un fait significatif ; c'est qu'on n'a pas hésité en Hollande à donner la préférence aux hommes qui représentaient les principes de la loi de 1857. Ainsi, récemment à Amsterdam, deux candidats, M. Bosscha et M. Jani-uns, étaient en présence.
Le premier était inspecteur de l'enseignement ; le second occupait une grande position commerciale ; c'était un grand armateur qui était le promoteur d'un service de navigation à vapeur entre Amsterdam et New-York.
Eh bien, M. Janssens, malgré ses grandes relations, malgré sa position importante, malgré son mérite personnel, a succombé ; c'est M. Bosscha qui a été nommé à cause de sa qualité d'inspecteur de l'enseignement et parce qu'il était partisan de la loi de 1857.
L'honorable M. de Haerne nous a dit avec raison qu'à Londres, le nombre des illettrés était considérable. Eh bien, cet exemple, je l'invoque, à mon tour, en faveur de ma thèse.
En effet, à Londres, c'était précisément l'enseignement confessionnel qui était en vigueur : la non-intervention de l'Etat d'une part et l'enseignement confié aux corporations religieuses d'autre part. Eh bien, malgré cet état de choses, malgré l'esprit d'initiative qui caractérise les Anglais, l'ignorance était profonde ; et avant que l'honorable M. de Haerne nous eût signalé cette situation, les Anglais s'en étaient déjà préoccupés, et ils espéraient arriver à une réforme par l'intervention directe des pouvoirs publics, par la sécularisation de l'enseignement.
Et effectivement, en Angleterre, dans ce pays où cependant l'élément religieux est toujours prédominant, on agite déjà l'importante question de savoir s'il ne convient pas de mettre hors de l'école le prêtre, à quelque religion qu'il appartienne ; la question n'est pas encore résolue, mais elle fait l'objet des préoccupations les plus constantes de tous ceux qui prennent intérêt à l'enseignement.
On nous a cité les Etats-Unis et notamment la ville de New-York ; mais New-York est une ville tout à fait exceptionnelle, elle ne peut pas être citée comme modèle quand on parle des Etats-Unis. New-York est un port général qui reçoit chaque année, de tous les coins du globe, une population flottante qui vient y chercher fortune avant tout. Cette ville se trouve donc dans des conditions toutes particulières. Il est évident que, recevant annuellement cette population nombreuse qui lui arrive surtout de la vieille. Europe, elle doit renfermer dans son sein une classe considérable de personnes illettrées.
Mais puisqu'on nous parle des Etats-Unis, voyons ce qui s'y passe. L'instruction religieuse n'y existe pas dans les écoles ; la loi défend d'enseigner dans les écoles les dogmes d'une religion quelconque.
Ce n'est pas que l'enseignement y soit antireligieux, antichrétien ; mais on a compris, aux Etats-Unis, que là où il y a tant de sectes différents qui se heurtent, qui viennent développer leurs principes, il fallait éloigner de l'école toutes ces querelles de secte, pour n'y enseigner que les principes de la morale universelle.
L'honorable M. de Haerne a cité des chiffres relatifs aux Etats-Unis ; je vais vous en citer d'autres ; je vous citerai, par exemple, l'Etat de l’Illinois, qui compte une population de 2,250,000 habitants ; on y voit 574,000 enfants fréquentant l'école gratuite, l'école commune à tous, où il n'y a pas d'enseignement religieux ; et 29,300 enfants seulement y fréquentent les écoles privées.
L'intervention des pouvoirs publics y est si large, qu'à l'époque même de la lutte formidable des Etats du Nord contre les Etats du Sud, nous voyons l'Illinois consacrer dans son budget 12 millions à l'enseignement.
L'honorable M. de Haerne ne comprend pas l'école sans prêtres ; il ne comprend pas qu'on défende l'enseignement du dogme, d'une religion dans les écoles ; l'instituteur, d'après sa théorie, ne serait pas libre, s'il ne pouvait pas enseigner la religion.
Mais c'est là une étrange argumentation. Comment ! l'instituteur ne serait pas libre, s'il ne pouvait pas enseigner la religion ! Que doit-on respecter ? Est-ce la liberté du professeur ou celle de ses élèves ? Pour qui l'instituteur est-il fait ? C'est pour ses élèves, je pense.
Je le répète : c'est une étrange argumentation. En effet, si l'honorable M. de Haerne se trouvait sur la place publique, et qu'il plût à quelqu'un de l'arrêter pour lui faire prendre à toute force une chose dont il ne voudrait pas, l'honorable M. de Haerne soutiendrait-il alors que ce perturbateur de son repos doit jouir de la liberté de lui faire accepter ce dont il ne veut pas ?
Respecte-t-on la liberté lorsque, comme cela s'est passé et comme cela a été dénoncé, on donne à une élève juive qui avait obtenu un prix, un livre, approuvé par l'archevêque de Tours, et qui a pour but de démontrer la nécessité de se convertir du judaïsme au catholicisme ? Est-ce respecter la liberté des cultes que de donner en prix à une élève protestante (page 692) un livre où l'on démontre qu'il faut se convertir du protestantisme au catholicisme ? Voilà ce qui s'est fait. Est-ce là le respect de la liberté de conscience ?
Mais, dit l'honorable M. de Haerne, l'instituteur qu'on oblige à enseigner la religion, si cela ne lui plaît pas, est libre de ne pas être instituteur. Cela est très vrai. Je me rappelle qu'il y a quelques années, en Espagne, on poursuivit quelqu'un qui était protestant et qui distribuait la Bible ; il fut condamné parce qu'il portait atteinte à la liberté des Espagnols, à leur liberté religieuse en venant ainsi prêcher une religion qui n'était pas celle de l'unanimité des Espagnols.
Et lorsqu'il vint revendiquer pour lui la liberté de penser comme il le voulait, on lui dit : Non. Mais vous avez le droit de quitter le pays.
Ce n'est donc pas là, encore, une argumentation sérieuse.
L'honorable M. de Theux nous disait : A Paris, on a adopté les écoles ecclésiastiques avec reconnaissance. Je ne sais pas cependant si l'honorable M. de Theux a lieu d'être bien satisfait de cet enseignement qui a été donné à Paris par les frères de la Doctrine chrétienne, car, au Sénat M. le vicomte Vilain XIIII disait : « Quand l'école sera sans religion, que ferez-vous ? Des jeunes gens sans foi. Quand nous voyons ce qui se passe autour de nous et dans les pays voisins, nous pouvons dire que l'influence religieuse est meilleure que celle des gendarmes, même contre l'explosion des révolutions. Qu'avons-nous vu à Paris ? Vous connaissez les nominations déplorables qu'on vient d'y faire, etc. »
Eh bien, à Paris, là où l'on a accepté avec tant de reconnaissance les écoles ecclésiastiques, vous voyez que les vôtres se plaignent de ce qui s'y est passé.
Messieurs, je suis très satisfait d'avoir occasion de parler un peu de l'enseignement à Paris et de l'enseignement en France.
Sous la première république, on a proposé, en France, un programme très vaste, très large, qui n'a pas tenu longtemps. La réaction est venue ; le décret de 1808 a complètement bouleversé la situation ; l'article 109 de ce décret était ainsi conçu : « Les frères des écoles chrétiennes seront brevetés et encouragés par le grand maître de l'université. »
La restauration a été un peu moins cléricale que l'empire, c'est une justice à lui rendre ; mais l'enseignement a été bien négligé. Le gouvernement de Juillet a eu l'honneur de proposer une loi sur l'enseignement, la loi du 25 juin 1833 qui est due à M. Guizot et qui établissait en France les bases de l'enseignement public.
Je n'ai pas, messieurs, l'intention de me constituer ici le défenseur de la loi de 1833 ; cette loi, je devrais la critiquer à bien des égards, comme je critique la loi de 1842, niais enfin eu égard à ce qui existait, c'était un progrès et cela est tellement vrai, que cette loi, qui cependant ne donnait pas toute satisfaction au parti libéral, qui pouvait même être considérée comme une œuvre entachée de réaction, dut être modifiée en 1850, pour plaire au clergé. C'est alors que la moitié des écoles de France furent données aux congrégations. Les garanties sont devenues illusoires ; les diplômes ont été remplacés par des lettres d'obédience et pour les obtenir, ces lettres d'obédience, il s'agissait tout simplement de montrer une soumission aveugle à l'évêque.
Et cependant la modification de 1850 ne suffit pas encore ; la réaction devenait plus violente et en 1854, on enlevait aux inspecteurs de l'enseignement mêmes l'autorité, on la reportait aux préfets, on la reportait aux agents politiques, on donnait une plus large part encore aux écoles ecclésiastiques et au clergé.
Eh bien, la France a été dans un état déplorable au point de vue de l'enseignement ; on n'y trouve pas de livres dans les campagnes, et malgré l'enseignement donné par les corporations, on y rencontre l'ignorance la plus profonde Et ce ne sont pas seulement certains esprits avancés qui soutiennent cela, ce sont aussi des hommes qui étaient attachés au gouvernement impérial, des hommes que, par leurs actes, par leurs idées politiques, on ne pouvait considérer comme appartenant à l'opinion libérale, surtout à l'opinion libérale progressive.
L'évidence des faits était telle, qu'ils devaient reconnaître que l'enseignement public était dans un état déplorable et que M. Charles Robert, un conseiller d'Etat, s'exprimait ainsi : Nos écoles sont dans un étal te, qu'autour de ces établissements nous voyons régner la barbarie. Cette situation déplorable de l'enseignement s'aggrava tellement qu'un écrivain de grand mérite prononçait ce paroles qui n'ont été pour la France que trop réalisées :« Avant deux ans, la France sera un peuple actif de citoyens libres, si l'on reforme l'enseignement public ! Sinon, la France ne sera plus composée que d'une foule inerte de barbares corrompus et impuissants devant l'étranger. »
L’enseignement donné par les corporations n'a pas empêché cette situation fatale d'une ignorance complète répandue sur toute la France, malgré les efforts de ceux qui s'élevaient contre la domination cléricale.
C'est que l'on voyait, en effet, cette influence du clergé s'infiltrer dans toute l'administration en France. Elle était tellement forte que, pour les salles d'asile de Paris, on ne voyait dans les programmes que prières, qu'histoire sainte, qu'exercices religieux. Dans les écoles dirigées par l'administration municipale, la même influence agissait. Elle était plus considérable encore dans les écoles dirigées par les petits frères. Au lieu de chercher à élever l'homme et le citoyen, on faisait trembler les élèves devant les peines de l'enfer ; on leur parlait de Dieu et de l'empereur, que l'on mettait sur la même ligne. C’était l'abaissement moral que l'on préparait, et un inspecteur dévoué au clergé, faisant son rapport sur l'enseignement, disait de certains instituteurs qui voulaient s'élever ou qui voulaient s'instruire et sortir de leur position infime : « Et dire qu'il y a de ces instituteurs communaux qui veulent s'élever, oubliant ainsi l'humilité chrétienne ! »
L'enseignement des filles n'a pas été plus heureux que l'enseignement des garçons.
Cet enseignement, en France, presque entièrement aux mains des corporations religieuses, a été sévèrement qualifié. Il y a une femme qui s'est occupée d'enseignement et dont le nom fait autorité, c'est Mme Pape-Carpentier.
Elle a examiné ce qu'était cet enseignement des filles dans les écoles françaises ; elle a vu, à l'Exposition universelle entre autres et dans les différentes expositions organisées en France, les produits présentés par les écoles appartenant aux corporations religieuses, et elle y a vu de petits chefs-d'œuvre ; seulement, pour me servir de son expression, elle en a été terrifiée.
Elle a voulu savoir comment on avait pu produire toutes ces choses et elle a obtenu une enquête ; voici comment elle s'exprime à ce sujet, qu'elle désigne sous le titre de : « Un nouveau chapitre au martyrologe des enfants. »
« On y trouve avoué, que disons-nous ! proclamé, avec un naïf contentement de soi-même, que de pauvres petites filles de cinq ans, au lieu de s'employer à pousser et à fleurir, de s'ébattre en gaieté, au grand air, pour se faire, selon le vœu de la nature, des muscles et du sang et se constituer les éléments indispensables de la santé qui sera pour elles, plus tard, le point d'appui de la fermeté morale aussi bien que de la force physique ; que ces pauvres petites, disons-nous, pour gagner dès son début l'entretien d'une vie qui leur rapportera toujours si peu, sont, dès l'âge de cinq ans, clouées au travail pendant une durée de sept heures par jour ! Qu'à six ans, il y en a qui travaillent dix à douze heures !
Mme Pape-Carpentier signale particulièrement les écoles congréganistes à l'indignation publique ; ici c'est une dentelle exécutée par une petite fille de quatre ans, ayant une année d'apprentissage ; là des pantoufles en tapisserie faite par des enfants de trois ans et demi ! On voudrait croire à une erreur ou à une tromperie ; mais malheureusement tout cela est certifié. L'esprit a de la peine à croire à de telles choses et on cherche un nom pour les qualifier. Pauvres petits enfants chez qui on écrase toutes les forces vives que la nature a mises en eux ! Est-ce par ignorance ou par manque de réflexion que les religieuses abusent ainsi des innocentes créatures confiées à leurs soins ? Non, ces institutrices, nous allions dire ces bourreaux de l'enfance, prétendent par ce moyen maintenir la jeune fille dans la bonne voie.
L'honneur et la moralité de la femme consisterait donc dans l'anéantissement de toute vitalité ? Mais la spéculation ne paraît pas étrangère a cette odieuse organisation des travaux forcés dans certaines écoles ; on y négocie la dentelle et la tapisserie ; moyennant ce revenu, la petite élève est admise gratuitement ! Est-ce assez barbare ? Autant vaudrait exiger de la terre qu'elle produise avant d'être cultivée. « Non, dit Mme Pape-Carpentier, l'enfant ne peut pas équitablement devenir producteur ; « est-ce que le ver à soie file avant de s'être nourri des feuilles d'où il tire son tissu précieux ? »
Voilà ce qu'écrivait Mme Pape-Carpentier au sujet de l'enseignement donné par les corporations religieuses.
Il y a à Paris une école que l'on peut considérer comme un modèle, mais c'est précisément une de celles où le principe adopté en Angleterre, en Hollande et aux Etats-Unis est appliqué, c'est l'école professionnelle dirigée par Mlle Marchef-Girard. C'est là un établissement dont l'organisation est remarquable et où l'on ne saurait méconnaître la bonté de l'enseignement donné.
Les membres de la droite qui ont eu l'occasion de prendre la parole dans le débat n'ont pas manqué d'exprimer leur répugnance, j'allais (page 693) presque dire leur horreur, pour la femme qui a été élevée en dehors des écoles où l'on enseigne le dogme, pour la femme qui serait dégagée des préjugés, des superstitions, et ils nous ont représenté les catastrophes terribles qui devraient survenir si jamais le monde allait se convertir au principe du libre examen. Cependant il faudra bien s'habituer à subir les manifestations de la pensée libre, il faudra bien laisser s'épanouir et se développer les droits de la conscience.
Vous nous représentez dans cet avenir des malheurs publics si votre enseignement orthodoxe allait sombrer ; c'est qu'en effet vous avez la prétention au monopole de toutes les vertus ; cela n'est pas nouveau ; cela a été dit à toutes les époques, cela a été dit par un des vôtres, que vous teniez en très grande estime, par M. de Gerlache :
« Hors du catholicisme, disait-il au congrès de Malines, il ne peut y avoir que barbarie. Le catholicisme, c'est la condition nécessaire à la civilisation moderne. »
On ne s'en serait jamais douté ni en Allemagne, ni en Angleterre, ni aux Etats-Unis ; mais cette maxime n'en est pas moins votre programme.
Et cependant qu'a fait le catholicisme ? Quel est son passé ? Vous nous opposez des suppositions et vous raisonnez d'après vos appréciations. Mais le catholicisme existe depuis longtemps, l'histoire en est connue et nous y voyons pas mal de hontes et de crimes.
Cette histoire, nous pourrions l'écrire tout entière avec un glaive trempé dans le sang des martyrs de la liberté et aux lueurs blafardes de vos bûchers.
Michelet nous a montré l'influence du prêtre dans la famille. Nous savons parfaitement quel est le rôle que joue l'institution des Jésuites. Nous connaissons l'histoire des captations et des turpitudes de toute espèce dont se sont rendus coupables les hommes appartenant aux corporations religieuses.
Lorsqu'on a un passé semblable, on devrait, regarder vers l'avenir, demander l'oubli et l'indulgence et s'efforcer de marcher dans des voies meilleures.
Quant à nous, nous demandons la sécularisation de l'enseignement et nous voulons l'enseignement gratuit donné à tous comme une obligation de l'Etat, de la collectivité sociale.
Nous demandons que l'école soit neutre, qu'elle soit étrangère à l'influence de tout dogme, qu'elle ne soit plus placée sous la direction des corporations religieuses de toute espèce.
Certains membres de la gauche sont partisans du système des transactions.
Soyez-en convaincus, ils renonceront bientôt à ce système en vous voyant appliquer la loi de 1842.
La vue de votre politique corrigera leur manière de voir et alors il n'y aura plus qu'une voix dans votre parti pour réclamer la révision de la loi de 1842, dans le sens de la sécularisation de l'enseignement et de la liberté complète du pouvoir civil.
Je fais, pour ma part, les vœux les plus ardents pour le succès du libéralisme qui assurera le développement des idées, qui amènera les réformes fécondes et qui empêchera d'une façon sérieuse les réactions cléricales de l'avenir, faisant taire d'un seul coup les luttes stériles qui ont divisé les partis jusqu'ici. Aujourd'hui, nous sommes minorité, mais j'ai foi dans l'avenir.
Le progrès peut se trouver pour quelque temps entravé. C'est un moment de halte.
Il est bon pour les partis de se retremper dans l'opposition, afin de reprendre ensuite avec plus de vigueur et d'énergie leur marche dans la voie du progrès.
- Il est procédé au tirage des sections du mois de mars.
La séance est levée à 5 heures et un quart.