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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 28 février 1871

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)

(Présidence de M. de Naeyer, vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 669) M. de Borchgraveù procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Wouters donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. de Borchgrave présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Louis-Henri-Hubert Gielen, tourneur à Maeseyck, né à Heytheyten (partie cédée du Limbourg), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Les sieurs de Bremaeker, Denayer et Vanderstockt, instituteurs pensionnés, prient la Chambre d'accepter pour base de la liquidation de leurs pensions les statuts de la caisse de prévoyance des instituteurs urbains. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi établissant une caisse générale de prévoyance des instituteurs primaires.


« Le sieur Genonceaux, ancien instituteur, prie la Chambre de décider que les pensions ayant pris cours au 1er janvier dernier jouiront du bénéfice du projet de loi établissant une caisse de prévoyance des instituteurs primaires. »

- Même renvoi.


« Le sieur Creplet, ancien sous-maître de l'école primaire de Florenville, demande que le projet de loi relatif à l'établissement d'une caisse générale de prévoyance des instituteurs primaires lui soit rendue applicable. »

- Même renvoi.


« Le sieur Damseaux demande que le projet de loi instituant une caisse générale de prévoyance des instituteurs primaires contienne une disposition transitoire en faveur des enfants mineurs du sieur Vuidar, décédé instituteur primaire à Saint-Hadelin-Olne. »

- Même renvoi.


« Des habitants d'Anvers demandent une loi décrétant l'enseignement obligatoire pour tous les Belges de 6 à 14 ans. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner la proposition de loi relative à l'enseignement primaire obligatoire.


« Des cultivateurs a Bambrugge demandent la construction immédiate d'une route pavée d'Ottergem, Vleckem à Bambruggc par le hameau Eeghem. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget des travaux publics.


« Le comice agricole a Brecht demande l'achèvement du canal de Turnhout sur Anvers et l'exécution du chemin de fer d'Anvers par Brecht vers Tilbourg et Breda. »

- Même renvoi.


« Le conseil communal de Vieux-Turnhout présente des observations sur le projet de loi portant modification de l'article 132 de la loi provinciale. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.


« Le conseil communal de Norderwyk demande le maintien des commissaires d'arrondissement. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de l'intérieur.


« Des habitants de Lichtervelde demandent le vote à la commune pour toutes les élections. »

« Même demande d'habitants d'Hoeylaert et de Bruxelles. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la réforme électorale.


« Les bourgmestres du canton de Peer demandent que le vote pour les élections provinciales et générales ait lieu à la commune ou du moins au chef-lieu de canton. »

« Même demande d'habitants d'Asch. »

- Même décision.


« Des cultivateurs à Ghlin prient la Chambre de rejeter le projet de loi sur la chasse qui doit être sous peu soumis à son examen. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« L'administration communale de Waesmunster prie la Chambre d'accorder aux sieurs Lefèvre et de Rechter la concession d'un chemin de fer de Gand sur Anvers. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Laeken demandent qu'il soit désormais interdit de renouveler le dépôt de la voirie au centre de l'agglomération de cette commune. »

- Même renvoi.


« Le sieur Bracke, clairon au 3ème régiment de chasseurs à pied, substituant de 1865, réclame l'intervention de la Chambre pour être libéré du service. »

- Même renvoi.


« Le sieur De Kerf réclame contre la révocation des fonctions de commissaire de police de la ville de Binche. »

- Même renvoi.


« Des secrétaires communaux dans le canton d'Alleur demandent que l'avenir des secrétaires communaux soit assuré, que leur traitement soit mis en rapport avec l'importance de leur travail et des services qu'ils rendent aux administrations communales, provinciales et générale. »

M. Lelièvre. - J'appuie la pétition et je prie la Chambre de la renvoyer à la commission, qui sera invitée à faire un prompt rapport. Jamais réclamation ne fut mieux justifiée et il est temps d'y faire droit.

M. Van Renynghe. - J'appuie la demande de M. Lelièvre.

- Adopté.


« Le sieur Vanderstraetfen-Massen prie la Chambre de faire disparaître un barrage établi à Ecke devant un aqueduc par ou s'écoulaient les eaux de deux ruisseaux et de réviser la décision de la députation permanente du conseil provincial de la Flandre orientale qui maintient le sentier n°39 de l'atlas dont il avait réclamé la suppression. »

M. Vander Donckt. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions, avec prière de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« Les membres de l'administration communale de Graide demandent que le gouvernement accorde le plus tôt possible la concession du chemin de fer d'Athus-Givet, que la malle de Dinant à Bouillon passe par Graide et qu'il soit pris des mesures au sujet de l'infection qui menace les environs du champs de bataille de Sedan, »

M. Lelièvre. - Cette requête a un caractère évident d'urgence. La voie ferrée à laquelle elle est relative est d'une utilité incontestable. Je demande, que la pétition soit adressée à la commission spéciale avec prière de faire un prompt rapport.

- Adopté.


(page 670) « Le sieur Van Lokeren, membre de la commission de surveillance des archives de l'Etat, à Gand, demande que le gouvernement fasse l'acquisition de l'hospice des orphelins, situé sur le bas Escaut, pour le destiner au dépôt des archives. »

- Même renvoi.


« Des habitants et propriétaires à Saint-Gilles prient la Chambre de faire retirer aux sieurs Vanderelst les octrois qui leur ont été accordés pour la fabrication de produits chimiques et demandent qu'on leur refuse l'octroi qu'ils sollicitent pour la fabrication d'un engrais artificiel. »

M. De Fré. - Je prie la Chambre d'ordonner un prompt rapport sur cette pétition ; elle a un caractère d'urgence.

- Adopté.


« Les sieurs Daens, président, et Lievens, secrétaire de la société dite Davids genootschap, à Alost, prient la Chambre de s'occuper de la pétition de la société flamande d'Anvers, concernant la langue flamande dans l'enseignement de l'Etat. »

M. Van Wambeke - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions, avec prière de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« Le sieur Van Hoegaerde demande que les citoyens incorporés cette année dans la garde civique soient exemptés de l'obligation de s'équiper en attendant la réorganisation de la garde. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Busiau, soldat au 5ème régiment de ligne, prie la Chambre de statuer sur sa demande tendante à ce que la loi du 2 septembre 1870 lui soit appliquée ou du moins à ce qu'il soit replacé dans sa position de substituant de 1864. »

- Même renvoi.


« Des habitants d'Herck-la-Ville prient la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer de Tirlemont à Diest et d'en fixer le tracé par Oplinter, Neerlinler, Büdingen, Geet-Betz, Rummen, Donck, Haelen et Webbecom. »

« Même demande d'habitants de Haelen, et des membres de l’administration communale de Geet-Betz. »

- Même renvoi.


« Les sieurs Crabbe, président, et Deneens, secrétaire de la société dite de Brabandsche Leeuw, à Elsene, présentent des observations contre l'arrêté ministériel du 26 décembre 1870, relatif aux encouragements à l'art dramatique. »

« Mêmes observations des membres de la société de rhétorique dite Vreugd en deugd, à Lokeren et de la société dite de Ware van Duyses vrienden, à Dixmude. »

- Même renvoi.


« Par messages en date des 18 et 20 février, le Sénat informe la Chambre qu'il a adopté les projets de loi :

« l° Qui ouvre au département des travaux publics un crédit de 6,500,000 francs ;

« 2° Qui alloue au département des travaux publics un crédit complémentaire de 83,000 francs ;

« 3° Qui approuve la convention conclue avec la société anonyme des Bassins houillers du Hainaut pour la reprise du matériel. »

- Pris pour notification.


« M. le gouverneur de la Banque Nationale adresse à la Chambre 130 exemplaires du compte rendu des opérations de cet établissement pendant l'année 1870. »

- Distribution et dépôt.


« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, deux demandes de naturalisation. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


M. le président. - Notre honorable président, retenu chez lui par une indisposition, m'a chargé de vous exprimer ses regrets de ce qu'il ne peut assister à nos travaux ; il prie la Chambre de lui accorder un congé de quelques jours.

- Ce congé est accordé.


M. Coremans, retenu pour affaires administratives, demande un congé.

- Accordé.


M. Vermeire. - On vient de présenter l'analyse d'une pétition des habitants de Waesmunster, relative à la concession du chemin de fer de Gand à Anvers..

Cette pétition a été renvoyée à la commission des pétitions,

Je demanderai qu'elle fasse l'objet d'un prompt rapport.

- Adopté.

Interpellation relative à l’application de la loi réprimant les offenses envers les souverains étrangers

M. De Fré. - Je viens demander à l'honorable ministre de la justice si, depuis l'avènement du nouveau ministère, il y a, en Belgique, des lois qui sont tombées en désuétude, des lois qu'on ne veut plus appliquer ; s'il y a, en Belgique, des citoyens qui jouissent de privilèges, qui sont au-dessus de la loi et que la loi ne peut atteindre. Voici, messieurs, de quoi il s'agit.

Une loi du 20 décembre 1852 punit tous ceux qui, par des écrits, imprimés, etc., se rendent coupables d'offenses envers des souverains étrangers.

Dans l'exposé des motifs de cette loi, est développée cette thèse qu'une offense contre un souverain étranger constitue une attaque contre la chose publique.

Les relations internationales imposent au pays des devoirs vis-à-vis des souverains étrangers.

La loi de 1852 a été appliquée différentes fois ; elle a été appliquée en 1852 contre le Bulletin français : il y a eu poursuite en cour d'assise. Elle a été appliquée en 1856 contre le journal la Nation ; elle a été appliquée en 1858 contre le journal le Crocodile, contre le journal le Drapeau, contre le journal le Prolétaire ; elle a été appliquée enfin en 1869 ; contre un Français nommé Bachelery.

Eh bien, je convie chaque membre de la Chambre d'examiner les écrits incriminés dans ces différents procès ; ils les trouveront au-dessous des injures et des offenses qui, depuis quelque temps, sont répandues en Belgique contre le roi d'Italie. (Interruption.)

M. Janssens. - Ces écrits sont restés au-dessous de la vérité. (Interruption.)

M. de Rossius. - Il faudra que le ministère s'explique. (Interruption.)

M. De Fré. - L'honorable M. d'Anethan, le chef du cabinet, dans une occasion très récente, a fait à la presse une mercuriale très sévère. La presse n'en a pas été satisfaite et cela se conçoit. Comment se fait-il que l'honorable chef du cabinet fasse de pareilles remontrances à l'égard d'une partie de la presse et n'entame pas des poursuites, non pas quand il s'agit d'appréciations politiques, mais quand il s'agit d'offenses à l'égard du chef d'une puissance alliée de la Belgique.

Au point de vue politique, cet exemple est de nature à faire détester la Belgique à l'étranger. (Interruption.)

Nous avons en Italie beaucoup de cœurs sympathiques : l'Italie, pendant longtemps, a regardé la Belgique comme un phare lumineux qu'elle devait chercher à suivre ; pendant longtemps, l'Italie a vécu dans la servitude politique et elle a béni la Belgique pour lui avoir donné l'exemple de la résurrection.

Nous avons donc en Italie un grand nombre d'amis ; aujourd'hui nous allons les perdre ; et cette Belgique qui était si estimée au dehors, cette Belgique qui était entourée de tant de considération, va, grâce à cette politique nouvelle inaugurée depuis quelque temps, perdre son prestige et ses sympathies.

Déjà, M. le ministre des travaux publics est intervenu avec les ressources de l'Etat... (Interruption), avec les faveurs de l'Etat, pour rendre plus solennelle une manifestation contre un souverain étranger.

Au point de vue de notre politique intérieure, il sera donc dit, il sera donc accepté que les lois ne seront pas appliquées à l'égard d'une certaine catégorie de personnes.

Ainsi, à côté de certains privilèges qui existent dans quelques lois et que j'ai toujours combattus, il y aura donc des privilèges qui seront accordés par faveur ministérielle.

Dans les procès qui ont été entamés devant la cour d'assises en 1852, en 1858 et en 1869, quel était le langage du ministère public ? Le ministère public, après avoir justifié l'accusation au point de vue légal et moral, disait « que la répression de ces délits est exigée par les intérêts même matériels du pays dont les relations avec la France sont considérables. »

Eh bien, je vais vous dire quelle est la position de la Belgique à l'égard de l'Italie, en ce qui concerne les intérêts matériels. Il résulte de la statistique que, en 1866,1a Belgique a exporté en Italie pour 46,213,671 francs de marchandises, et croyez-vous que le traité qui a procuré au pays un pareil avantage ne puisse pas être dénoncé demain, si l'on méconnaît, au détriment de l'Italie, une loi qui fait partie de la législation belge ?

Il arrivera donc qu'à côté de la déconsidération dont le pays sera atteint par votre politique cléricale, vous lui ferez subir des perles matérielles considérables.

(page 671) Maintenant l'honorable ministre de la justice appartient à un arrondissement qui exporte énormément en Italie ; eh bien, je ne sais si, en faisant de la politique dont l'Italie a à se plaindre, il ne fait pas un tort grave a ses commettants.

J'appelle donc toute l'attention du gouvernement sur cette situation qui est pleine de périls pour le pays. (Interruption à droite.)

Vous en penserez autrement ; mais il est impossible que vous approuviez le gouvernement qui méconnaît une loi...

M. Dumortier. - C'est un discours ; faites votre interpellation ! (Interruption.)

M. De Fré. - Vous n'ayez pas la police de l'assemblée.

M. le président. Continuez, M. De Fré.

M. De Fré. - Je réponds à mes interrupteurs.

Je dis qu'il est impossible de justifier un ministère qui méconnaît la loi, qui est traître à la loi, à moins qu'il ne déclare que la loi est abolie.

M. Cornesse, ministre de la justice. - Messieurs, l'honorable M. De Fré ne m'a pas prévenu de l'interpellation qu'il m'adresse à la séance de ce jour. Je le regrette vivement, car cela est conforme, je crois, aux usages parlementaires. (Interruption.)

Quoi qu'il en soit, je n'hésite pas à répondre immédiatement à l'interpellation ou plutôt au discours que vient de faire l'honorable député de Bruxelles.

La Chambre aura été certainement étonnée comme moi de voir l'honorable membre, qui se dit un grand ami de la liberté et particulièrement de la liberté de la presse, se porter dans cette enceinte le dénonciateur d'écrits que le ministre de la justice devrait déférer a la cour d'assises.

Messieurs, en ce point, l'honorable M. De Fré est beaucoup plus vigilant, beaucoup plus inquisiteur que tous les parquets du pays, car, a l'heure qu'il est, aucun parquet ne m'a signalé les prétendus délits qui auraient été commis dans les mandements qui vous sont dénoncés.

Cependant, messieurs, si un délit eût été réellement commis, les parquets n'eussent point manqué d'en référer au gouvernement.

On comprend aisément, du reste, qu'ils ne se soient nullement émus des publications qui ont eu lieu.

Depuis longtemps, on discute avec extrêmement de vivacité, dans la presse des deux partis, les événements qui se passent en Italie. Il n'y a donc rien de nouveau dans ce qui a lieu aujourd'hui. Les faits et gestes du gouvernement italien ont été qualifiés dans la presse avec sévérité, des expressions très vives ont été employées, de même que dans la presse contraire ces actes ont été défendus avec beaucoup d'énergie et le gouvernement papal attaqué souvent avec une violence extrême.

Maintenant, messieurs, pour qui connaît nos mœurs politiques et le diapason de notre presse, il n'y a là, à coup sûr, rien d'alarmant.

Le gouvernement, dans la période difficile et critique qu'il vient de traverser, a eu l'occasion de voir, dans bien des journaux, des attaques extrêmement vives qui, peut-être, examinées avec l'œil de lynx qu'apporte dans cette affaire l'honorable M. De Fré, eussent pu donner lieu à des poursuites. Nous avons cru devoir user de tolérance, respecter la liberté ; le gouvernement n'a livré aucun journal à la justice ; il n'a poussé aucun parquet i poursuivre.

La loi de 1852 est restée, pendant ces événements si graves, complètement stérile dans nos mains.

L'honorable M. De Fré nous en fera-t-il un reproche ? Dira-t-il que nous avons eu tort, que nous devions faire poursuivre les journaux ? Evidemment non, car il serait en contradiction flagrante avec tous ses antécédents. Du reste, si nous voulions rechercher tout ce qui s'est dit depuis un grand nombre d'années sur les affaires d'Italie, nous découvririons, je le répète, qu'il n'y a rien de nouveau dans tout ce qui s'est dit en ces derniers temps. L'honorable M. Bara a usé de la même tolérance dont nous usons en ce moment. Dans ces conditions, je crois que l'honorable M. De Fré regrettera lui-même d'avoir engagé le gouvernement à exercer des poursuites contre la liberté de la presse. (Interruption.)

- Voix nombreuses à droite. - La clôture ! L'ordre du jour !

M. Bouvier. - Laissez donc répondre à M. le ministre.

M. le président. - L'ordre du jour est demandé. Je ne puis donc accorder la parole que pour ou contre la clôture.

M. De Fré. - Je demande la parole contre la clôture.

M. le président. - Vous avez la parole contre la clôture.

M. De Fré. - Il est contraire, messieurs, à tous les précédents parlementaires qu'on ne puisse pas répondre à un ministre et, dans l'espèce, ou M. le ministre m'a personnellement attaqué... (Interruption à droite.)

M. De Lehaye. - Allons donc !

M. Bouvier. - Il a dit que M. De Fré est un dénonciateur.

M. De Fré. -... je demande que la Chambre veuille bien m'écouler pour un fait personnel.

- Voix à droite. - Non ! non ! La clôture !

M. le président. - La clôture est demandée, M. De Fré !

M. Bara. - Je demandé la parole contre la clôture.

M. le président. - Vous avez la parole contre la clôture.

M. Bara (contre la clôture). - Messieurs, je ne crois pas que la droite persistera dans sa demande de clôture.

- Des membres à droite. - Si ! si !

M. Bara. - Ecoutez au moins. Je sais fort bien que certains membres de la droite sont disposés à être fort peu tolérants et l'honorable M. De Lehaye, qui m'interrompt sans m'entendre, n'est pas certainement le type de la modération. Qu'il veuille m'écouler quelques instants, et il verra si les raisons que je vais donner contre la clôture ne sont pas admissibles. Au surplus, si l'on ne veut plus nous entendre, je ne sais ce que sera le rôle de représentant.

L'honorable M. De Fré fait une interpellation ; M. le ministre de la justice lui répond, il invoque même mon opinion. M. De Fré veut répondre, au moins moi-même je dois pouvoir m'expliquer sur ce qu'a dit le ministre. La droite crie : « La clôture ! » Ce procédé ne vous fait point honneur.

Je dirai plus. Votre altitude est offensante pour la puissance étrangère dont il a été question. On fait une interpellation qui intéresse nos rapports internationaux, nos relations d'amitié avec l'Italie, et parce que vous êtes partisans de telle ou telle cause en Italie, vous voulez fermer la bouche à ceux qui viennent vous demander des explications. Je dis que vous mettez la Belgique dans une très fâcheuse position ; car la doctrine que vous professez aujourd'hui à l'égard de l'Italie, vous pouvez ne plus devoir et pouvoir la professer à l'égard d'autres puissances. Vous n'agissez ainsi, encore une fois, que parce que vous n'avez pas peur de l'Italie. Vous agissiez tout autrement quand il était question de l'Allemagne et de la France. Vous vous moquez, parce que vous croyez que vous n'avez rien à craindre de la puissance dont on s'occupe.

Eh bien, je vous dis que vous compromettez les plus graves intérêts du pays.

M. le président. - Vous ne discutez plus la question de la clôture.

M. Bara. - Je parle contre la clôture.

M. le président. - Vous entrez dans la discussion du fond, je ne puis permettre cela.

M. Bara. - Je fais remarquer les inconvénients d'empêcher de discuter et je dis à la Chambre : Prenez garde ! Vous voulez empêcher la discussion, mais la question qui se présente aujourd'hui peut se présenter à l'égard d'autres puissances et vous devriez prendre une autre décision que celle que vous prenez aujourd'hui.

Je fais donc voir les dangers de la clôture. Je demande à la Chambre de ne pas clôturer et si la Chambre clôture, je proteste contre la violence qui nous est faite, qui nous empêche de dire notre opinion sur l'interpellation de M. De Fré et sur la réponse de M. le ministre de la justice. (Interruption.)

M. Dumortier. - Messieurs, il est de ces questions qu'il importe de ne pas agiter trop longuement : ce sont les questions qui touchent à nos grandes libertés politiques ; et quand on vient dans cette enceinte appeler la vindicte des lois et l'exercice du gouvernement contre la liberté de la presse, je dis que c'est une de ces questions qu'il importe de ne pas traiter trop longuement.

Comment ! vous voulez éterniser une pareille discussion ? Je dis que vous êtes les ennemis des libertés que vous avez l'air de vouloir protéger.

Je demande donc la clôture pour faire prévaloir contre vous les véritables doctrines de la liberté.

M. Van Humbeeck. - Messieurs, s'il y a un argument à faire valoir contre la clôture, c'est le discours que vient de prononcer l'honorable M. Dumortier. Comment ! l'auteur d'une interpellation est accusé d'être l'ennemi d'une de nos plus grande libertés, alors que tout son passé proteste contre une pareille allégation ; il est accusé d'être inspiré je ne sais par quels motifs inavouables et de vouloir attirer la vindicte publique sur toute une partie de la presse ! Et en présence d'une accusation aussi grave d'une accusation aussi offensante, vous ne lui permettez pas de répondre, vous laisserez l'accusation triompher à la faveur d'une demande de clôture !

(page 672) Eh bien, si vous prononcez la clôture dans de telles circonstances, ce sera un nouveau vote de violence à ajouter à ceux dont vous vous êtes déjà rendus coupables. Nous protesterons de la manière la plus énergique contre de pareils procédés, qui doivent avoir pour résultat inévitable de déconsidérer le gouvernement parlementaire aux yeux du pays.

M. le président. - Je vais mettre la clôture aux voix.

- L'appel nominal est demandé.

M. Bouvier. - C'est ignoble !

M. le président. - Vous venez d'employer, M. Bouvier, une expression qui n’est pas parlementaire ; je vous invite à la retirer ; si vous ne la retirez pas, je serai obligé de vous rappeler à 1' ordre.

M. Bouvier. - Eh bien, rappelez-moi à l'ordre.

M. le président. - Je vous rappelle à l'ordre.

- Il est procédé au vote par appel nominal sur la demande de clôture.

78 membres y prennent part.

43 répondent oui.

\30. répondent non.

En conséquence, la clôture est prononcée.

Ont répondu oui :

MM. Julliot, Kervyn de Lettenhove, Kervyn de Volkaersbeke, Lefebvre, Lelièvre, Magherman, Moncheur, Notelteirs, Simonis, Snoy, Thibaut, Thienpont, Thonissen, Vanden Steen, Vander Donckt, Van Hoorde, Van Outryve d’Ydewalle, Van Overloop, Van Renynghe, Van Wambeke, Vermeire, Amédée Visart, Léon Visart, Wasseige, Wouters, Beeckman, Biebuyck. Cornesse, de Borchgrave, de Clercq, de Haerne, de Kerckhove, Delcour, De Lehaye, de Moerman d'Harlebeke, de Montblanc, de Muelenaere, de Smet, de Theux, de Zerezo de Tejada, Drion, Drubbel, Dumortier, Hayez, Hermant, Jacobs, Janssens et de Naeyer.

Ont répondu non :

MM, Jottrand, Le Hardy rte Beaulieu, Lescarts, Muller, Pirmez, Rogier, Sainctelette, Van Humbeeck, Vleminckx, Bara, Bergé, Boulenger, Bouvier, Braconier, Couvreur, Dansaert, de Baillet-Latour, de Dorlodot, De Fré, Defuisseaux, de Macar, Demeur, de Rossius, Descamps, de Vrints, Elias, Frère-Orban, Hagemans, Houtart et Jamar,

M. De Fré. - Je demande à dire à M. le ministre de la justice qu'il aura ma réponse plus tard.

M. Jacobs, ministre des finances. - Vous aurez une réplique.

M. Bouvier. - Vous désertez la discussion.

Motion d’ordre relative à l’encombrement du service de l’entrepôt à Bruxelles

M. le président. - La parole est à M. Bergé.

M. Bergé. - J'ai demandé la parole pour réclamer une explication de M. le ministre des travaux publics.

M. Bouvier. - Est-ce que vous avez demandé la permission ?

M. Wasseige, ministre des travaux publics. - M. Bergé a eu la politesse de me prévenir.

M. Bergé. - J'ai en effet eu l'honneur de prévenir M. le ministre de l'explication que je comptais lui demander.

Messieurs, toutes les personnes qui s'occupent d'affaires commerciales à Bruxelles ont pu remarquer l'encombrement, le désordre et la désorganisation du service de l'entrepôt et les retards extraordinaires dans l'arrivée de toutes les marchandises vers les gares de Bruxelles et plus particulièrement vers l'entrepôt.

Les exemples que l'on pourrait citer sont des plus,nombreux ; je me bornerai à en signaler quelques-uns qui présentent un caractère des plus saillants.

Une voiture de colis postaux venant de l'Allemagne est arrivée à l'Allée-Verte le 21, elle n'est entrée à l'entrepôt que le 23.

Il s'agissait ici d'une expédition de grande vitesse qui, par conséquent, a mis du 21 au 23 pour arriver de la station de l’Allée-Verte à l'entrepôt.

Une partie de petits colis, envoyés d'Aix-la-Chapelle le 18, ne sont arrivés à destination que le 23. Par conséquent, ces colis ont mis six à sept jours pour faire le trajet.

Des marchandises expédiées par petite vitesse d'Aix-la-Chapelle le 31 janvier, ne sont arrivées que le 15 février et n'ont été distribuées que le 25.

En moyenne, ces marchandises mettent six jours pour passer de la station de l’Allée-Verte à l'entrepôt.

Des colis expédiés de Roubaix le 10 ne sont arrivés à la station de l'Entrepôt que le 18.

Enfin, d'une manière générale, on peut constater que les marchandises expédiées d'Anvers vers Bruxelles mettent quinze jours à franchir cette distance alors qu'elles n'ont besoin que de deux jours pour venir des côtes d'Angleterre.

C'est là, messieurs, une situation exceptionnelle très préjudiciable au commerce et à l'industrie et qui ne s'est jamais présentée, à Bruxelles.

Il y a eu quelquefois des retards dans des circonstances exceptionnelles, mais jamais l'encombrement et les retards n'ont atteint les proportions que l'on constate aujourd'hui.

Cette situation date des premiers jours du mois de novembre et elle ira en grandissant, car il est a remarquer que depuis cette époque nous ne recevons plus de colis de France. Or, dès que les relations vont être rétablies entre Paris et Bruxelles, il y aura un encombrement de plus en plus préjudiciable au commerce.

On a, il est vrai, pris des mesures pour remédier à cette situation, mais sans obtenir de résultat, comme on devait s'y attendre. On a décidé alors qu'a partir du 18 février, on n'expédierait plus ù petite vitesse vers l'entrepôt de Bruxelles.

De cette façon, on a forcé les négociants à recourir au tarif de grand vitesse et on leur a imposé de grandes dépenses.

Le remède n'était cependant pas difficile à trouver, me semble-t-il, Les locaux dont on disposé actuellement sont les mêmes que ceux dont on disposait antérieurement, et alors que l'on avait à faire face à un trafic plus considérable, on se tirait d'affaire.

On aurait pu, messieurs, organiser un service de nuit et donner une indemnité aux employés que l'on aurait chargés de ce travail supplémentaire.

Je sais qu'on n'aime pas à l'entrepôt à faire des travaux à la lumière. Mais quels inconvénients peut-il y avoir à cela ?

On a déballé, la nuit, toutes les marchandises qui ont figuré, aux expositions de Londres et de Paris. Les travailleurs étaient éclairés par des lanternes ou par la lumière électrique.

Dans les mines, on éclaire l'intérieur des galeries au moyen de lampes et souvent ces galeries sont remplies de grisou.

A l'entrepôt de Bruxelles, on ne se trouve pas devant de pareilles difficultés et il serait possible de faire disparaître l'encombrement par un travail extraordinaire. Je le répète, ces plaintes sont très grandes et le préjudice qu'éprouve le commerce bruxellois est énorme,

M. Wasseige, ministre des travaux publics. - Messieurs, je remercie l'honorable membre d'avoir bien voulu me prévenir de l'interpellation qu'il comptait m'adresser aujourd'hui.

Il est très vrai qu'il y a encombrement à l'entrepôt de Bruxelles comme dans d'autres entrepôts du pays.

Cet encombrement est dû à un trafic très considérable qui a fait affluer de tous côtés une quantité de marchandises étrangères tellement considérable et tellement en dehors de toute prévision que l'entrepôt de Bruxelles, comme tous les autres, est devenu insuffisant. Ces faits sont dus aux événements de guerre que nous avons traversés,

Les difficultés qui se présentent à l'entrepôt de Bruxelles proviennent presque exclusivement du défaut de locaux suffisants pour entreposer et vérifier, mais l'honorable membre sait probablement que c'est à la ville de Bruxelles et à la ville de Bruxelles seule qu'incombe l'obligation de fournir ces locaux.

Il y a quelque temps, l'administration communale, de commun accord avec l'administration du chemin de fer et l'administration des douanes, avait agrandi les locaux de l'entrepôt, les bâtiments devaient lui paraître suffisants, mais les événements que nous venons de traverser furent plus, forts que toute prévoyance humaine.

Plusieurs mesures ont cependant été prises pour alléger autant que possible les inconvénients de cette situation.

D'abord, on a fait transférer dans l'entrepôt principal tous les colis qui se trouvaient par tolérance dans la succursale, ce qui rend plus facile la vérification.

On a aussi divisé les opérations de vérification des marchandises de grande et de petite vitesse, lesquelles s'effectuaient sur un même, point.

On a ainsi atténué le mal, mais sans pouvoir le faire disparaître complètement. Il aurait fallu pour cela des locaux plus vastes.

Aussi, depuis quelques jours déjà, j'ai écrit à l'administration des douanes, qui a aussi son mot à dire, pour la prier d'aviser, conjointement avec l’administration du chemin de fer et l'administration communale de Bruxelles, au meilleur remède à appliquer, en attendant que l'on puisse agrandir l'entrepôt, si cela est jugé nécessaire.

Mon honorable collègue des finances et l'administration de Bruxelles (page 673) me viendront on aide et j'espère qu'en joignant nos efforts, nous arriverons bientôt à améliorer cette situation.

M. Bergé. - Messieurs, d'après la déclaration de M. le ministre des travaux publics, satisfaction sera donnée au commerce de Bruxelles. Je suis heureux d'y compter. Toutefois, je regrette de n'être pas d'accord avec l'honorable ministre sur les causes de l'encombrement.

D'après lui, il y aurait eu un trafic extraordinaire ; mais, comme je le disais tout à l'heure, ce trafic ne s'est produit que dans certaines localités, a Anvers, par exemple, où arrivent les marchandises d'Angleterre.

Il y a eu moins d'expéditions sur l'entrepôt de Bruxelles au mois de février 1871 qu'au mois de février 1870.

Je prie l'honorable ministre des travaux publics de vouloir bien fournir des éclaircissements à cet égard.

Puisque l'on a pu jusque dans ces derniers temps faire le service avec les locaux dont on disposait et cela lorsque le trafic était plus considérable qu'aujourd'hui, comment se fait-il que maintenant qu'il n'arrive pas de colis de France, il y ait encombrement ? Pour moi, cela ne peut s'expliquer que par une désorganisation du service.

M. Wasseige, ministre des travaux publics. - Je ne saurais, messieurs, accepter le reproche que vient de formuler l'honorable membre.

Je ne puis pas admettre qu'il y ait désorganisation du service. Bien que la quantité de marchandises à destination de Bruxelles ne soit peut-être pas plus considérable que celle qui est expédiée vers certaines autres villes du pays, pas plus considérable même que celle qui y arrivait les autres années, il est cependant certain qu'il y a ici un grand encombrement, mais cet état de choses provient de la difficulté plus grande que l'administration éprouve à Bruxelles, comme partout, de bien utiliser le matériel. Ainsi, la station de l'Allée-Verte a toujours été l'une des plus encombrées, parce qu'elle doit desservir, pas seulement les différentes lignes qui- aboutissent à Bruxelles, mais encore servir de passage aux trains dirigés vers les Flandres et vers la ligne de l'Est.

Toutefois, je le répète à l'honorable M. Bergér, la situation sera examinée incessamment et à tous les points de vue par la commission dont j'ai parlé tout à l'heure, et il y sera porté remède dans la mesure du possible.

Interpellation relative aux mesures prises pour éviter le développement des épidémies par suite de la bataille de Sedan

M. Jottrand. - Je demande la permission d'adresser au gouvernement une interpellation... (Interruption.) Rassurez-vous, messieurs, elle n'a pas trait a la politique ; elle a un caractère purement hygiénique.

L'opinion publique se préoccupe beaucoup des suites qu'aura nécessairement pour la santé publique la putréfaction des cadavres sur le champ de bataille de Sedan dès que les froids auront cessé.

J'ai vu dans les journaux louer d'avance le gouvernement des mesures énergiques qu'il prendra pour empêcher le développement de la peste bovine ; je crois qu'il y a lieu aussi de prendre des mesures pour empêcher le développement de la peste humaine.

C'est d'une véritable peste que nous sommes menacés ; et je crois que tous les pays dont les frontières touchent au grand foyer d'infection dont je viens de parler sont intéressés à coopérer, par leurs efforts et leur argent, à ce que les travaux nécessaires soient faits, même sur un territoire étranger, pour empêcher les suites funestes que je prévois.

Je demanderai au gouvernement s'il s'est préoccupé de cet état de choses et s'il est disposé à prendre, au besoin, l'initiative de mesures propres à conjurer le mal dont la santé publique est menacée, ces mesures dussent-elles nécessiter le concours pécuniaire de la Belgique.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Déjà, messieurs, dans une séance précédente, j'ai eu l'honneur de faire connaître à la Chambre, en réponse à une interpellation de l'honorable M. Vleminckx, que le gouvernement s'était préoccupé de la situation signalée par l'honorable membre.

Des rapports ont été demandés de différents côtés ; et comme ces rapports étaient de nature à ne pas tranquilliser complètement le gouvernement sur l'état de choses qui vient d'être indiqué, j'ai cru devoir saisir de cette question mon honorable collègue, M. le ministre des affaires étrangères.

Elle présentait, en effet, un caractère tout à fait international. J'ajouterai (et je ne doute pas que mon honorable collègue ne confirme cette déclaration) que non seulement le gouvernement a fait acte d'initiative, mais aussi qu'un commencement d'exécution a déjà été donné aux mesures réclamées par l'honorable préopinant.

- L'incident est clos.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur pour l’exercice 1871

Discussion générale

(page 677) M. de Haerne. - Après les discours prononcés dans de précédentes séances par les honorables MM. de Theux et Delcour, j'avais cru pouvoir me dispenser de prendre la parole ; mais, depuis lors, de nouvelles questions ont surgi, d'anciennes questions ont été reprises, avec de nouveaux aperçus ; c'est ce qui m'engage à présenter le plus succinctement possible quelques considérations à la Chambre.

On a beaucoup critiqué, messieurs, dans des séances précédentes et particulièrement dans la dernière, l'état de l'instruction publique en Belgique. On a produit des critiques d'après lesquelles nous n'aurions fait presque aucun progrès en matière d'instruction publique.

Les premières statistiques officielles qui nous ont été fournies sont très exagérées ; mais je me placerai au point de vue des critiques qui ont été produites, et je tâcherai d'y répondre.

L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu nous a fait de l'instruction publique le tableau le plus sombre. Je crois cependant qu'il y a quelque chose de vrai dans ses appréciations, et je me suis rencontré sur ce terrain dès 1859, en ce sens que j'ai avancé, à cette époque, dans une publication, sur l'enseignement, que la loi n'avait pas produit tous les effets désirés et que la liberté avait réalisé des résultats plus grands en matière d'instruction.

C'est aussi la conséquence qu'on doit tirer des observations présentées par l'honorable M. Le Hardy.

La statistique de l'honorable membre a donc fait ressortir les avantages de la liberté ; avant la loi de 1842, nous étions sous le régime de la liberté. Mais avant de juger cette question au point de vue de l'état intellectuel du pays, comme l'a fait l'honorable député de Nivelles, il faut élargir le débat ; il ne faut pas le circonscrire dans la seule instruction primaire.

En effet, les lumières d'un pays ne s'estiment pas d'après l'instruction primaire seule. Les lumières se répandent dans le pays par d'autres voies, notamment par les écoles moyennes. On n'apprécie pas assez l'influence des écoles moyennes sur l'esprit des nations ; les écoles moyennes représentent l'intelligence proprement dite du pays. En effet, c'est de là que sortent les hommes appelés plus tard à gérer les affaires publiques ; en second lieu, c'est dans ces écoles que se recrutent les élèves de l'enseignement supérieur.

Ce point de vue a été complètement négligé dans la discussion. Cependant on doit en tenir compte lorsqu'il s'agit d'apprécier l'état intellectuel d'un pays.

Cette manière de voir a été comprise à l'étranger, particulièrement par un auteur anglais, commissaire de l'instruction publique, M. Arnold.

Il a publié, en 1869, un ouvrage remarquable sur l'instruction secondaire et supérieure des principaux pays de l'Europe ; il a donné les statistiques de ces divers pays.

Il en résulte qu'en 1869 la Prusse avait dans ses gymnases, progymnases, écoles « réelles » (Realschulen), enfin dans ses instructions moyennes prises en général ; avait, dis-je, 35 élèves par 10,000 habitants, tandis que la France n'en avait que 17 et l'Angleterre 7 1/2 seulement.

Je n'ai pas pu faire un calcul général pour la Belgique, n'ayant pas en ma possession assez de documents à cet égard ; mais j'ai pu me procurer la statistique des Flandres, où j'ai fait entrer les établissements officiels et les établissements libres.

Eh bien, dans les Flandres il y a dans les établissements moyens 30 élèves sur 10,000 habitants. Nous nous rapprochons de la Prusse et nous sommes bien au-dessus de la France et de l'Angleterre. Il y a là, quant à l'intelligence des populations belges, une base d'appréciation qui nous fait honneur.

Je le disais tout à l'heure : il faut aussi envisager l'instruction moyenne dans ses rapports avec les études supérieures.

En Prusse, d'après M. Arnold, on trouve 3 1/2 élèves universitaires sur 10,000 habitants. En France et en Angleterre, il n'y en a que 1 3/4. Chez nous, la proportion est à peu près comme en Prusse, quoique les examens d'admission soient moins rigoureux chez nos voisins de l'Est.

Avant donc de critiquer le régime de notre enseignement général, on doit se placer à ces divers points de vue et voir surtout ce qui se passe ailleurs, et lorsqu'on peut, par des faits, établir que nous sommes au moins sur la même ligne que les pays les plus avancés qui nous entourent, il me semble qu'il n'y a pas lieu d'élever des réclamations.

Messieurs, permettez-moi d'entrer dans quelques détails relatifs à l’instruction moyenne chez nos voisins, pour faire voir que notre manière d'enseigner, nos méthodes, nos programmes ne diffèrent point essentiellement de ce qui se fait à cet égard dans les pays qui nous entourent, particulièrement en Prusse, qu’avec raison on cite toujours en première ligne en tout ce qui regarde l'instruction publique.

Voici, messieurs, le programme prussien qui est en vigueur depuis 1830. Il indique la distribution des matières et des heures d'étude par semaine pour chaque classe : [suit un tableau non repris dans la présente version numérisée].

Voilà le programme qui est actuellement en vigueur en Prusse dans tous les gymnases. Il n'a pas de différences essentielles avec notre programme pour les matières qu'on a particulièrement critiquées ; j'entends parler de l'enseignement religieux, du latin et du grec.

Il est à remarquer qu'en 1837 l'enseignement religieux n'était placé qu'au cinquième rang et qu'on n'y consacrait que deux heures en sixième et en cinquième, tandis qu'aujourd'hui trois heures sont attribuées, dans les deux classes inférieures, à la religion, qui figure en tête du programme dans toutes les classes.

Vous voyez donc que l'on a renforcé, depuis cette époque, l'enseignement religieux.

C'est à quoi l'on vise du reste dans la plupart des pays renommés pour leurs progrès en matière d'instruction publique. Je citerai à cet égard le rapport de 1868, du commissaire américain, M. Barnard. Il parle de l'enseignement au point de vue actuel, car il y a eu de grands changements introduits récemment en Amérique sous ce rapport.

Il dit donc à la page XXI du susdit rapport de la commission sur l'éducation publique, pièce officielle :

« D'après les enquêtes sur l'état des écoles, on peut admettre que la somme de salutaire instruction religieuse reçue actuellement par la jeunesse du pays, dans les écoles et à domicile, ainsi que par l'intermédiaire d'institutions religieuses, bien qu'elle soit susceptible d'un grand accroissement, n'est pas inférieure à celle des pays où l'instruction religieuse est rendue obligatoire par l'Etat.

« Malgré cette instruction religieuse et séculière, dit le même auteur, il reste cependant encore beaucoup à désirer et l'on rencontre encore, dans beaucoup d'endroits et dans une grande proportion, ce qu'il appelle une ignorance absolue et une criminalité déplorable ; la diminution de l'ignorance, des vices et de la criminalité, dit-il, n'a pas été en proportion des efforts faits pour l'éducation. »

Ceci doit être pris en considération lorsqu'il s'agit de porter un jugement sur l'état des choses en Belgique. Ainsi, dans la grande ville de New-York ou plutôt dans la cité, sur 52,000 enfants en âge d'école, il y en a 12,000 qui ne reçoivent aucune instruction.

Les Américains sont d'accord avec les Allemands pour demander l'instruction religieuse. Seulement, à cause des nombreuses divisions religieuses qui existent aux Etats-Unis, on se borne souvent à la Bible ou même aux dogmes qui excluent l'athéisme, le panthéisme et le matérialisme. Les Prussiens et les Allemands en général, pour combattre ces influences pernicieuses dont il s'agit, ont introduit dans les écoles moyennes, aussi bien que dans les écoles primaires, le système qu'ils appellent confessionnel, ou la séparation des établissements d'après les (page 678) divers cultes. Voici dans quelle proportion se trouvent, au point de vue confessionnel, les divers établissements moyens en Prusse : [tableau non repris dans la présente version numérisée]

Quant aux écoles mixtes, messieurs, la religion y est enseignée à part pour chaque culte. Ces établissements d'instruction sont érigés là où la population des cultes respectifs n'est pas suffisante pour permettre la création d'écoles confessionnelles.

C'est au système basé sur la religion qu'on attribue surtout les progrès de l'instruction en Prusse, de même qu'au programme et, il faut bien le dire, au grand nombre d'excellents professeurs dont on dispose.

On peut trouver les détails relatifs à l'enseignement religieux dans les discussions qui ont eu lieu à la chambre des députés de Berlin, particulièrement le 3 et le 4 mars 1863.

Mais, si l'on admet le système confessionnel pour les écoles moyennes, on le regarde, au moins, comme aussi important pour les écoles primaires.

Là, messieurs, le prêtre entre à l'école à titre d'autorité civile, ce qui n'a pas lieu chez nous. L'instituteur a donc plus de liberté chez nous qu'en Prusse. On a cependant représenté nos instituteurs comme des espèces d'esclaves, comme des nègres.

Je ne puis m'empêcher de protester contre de pareilles expressions ; car je crois devoir défendre ici ceux qui se dévouent à cette œuvre sociale, d'autant plus que, comme ancien inspecteur de l'enseignement primaire, j'ai conservé des relations intimes avec un grand nombre de ces honorables fonctionnaires.

Selon l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, nos instituteurs sont plus esclaves que les nègres.

L'honorable membre, qui connaît très bien l'Amérique, doit savoir cependant que les nègres esclaves du Sud ne pouvaient apprendre ni à lire ni à écrire. Cela leur était défendu de par la loi.

Leurs maîtres ne pouvaient les affranchir qu'à la condition de les expatrier.

Et pour ce qui concerne la liberté de conscience dont l'honorable membre a parlé, il n'ignore pas que ces malheureux étaient parqués à part, dans les églises, comme un bétail.

L'esclave était au moins libre, la nuit, dit l'honorable membre ; mais, qu'on me permette de le dire, comme le bœuf que l'on conduit à l'étable le soir pour qu'il reprenne mieux le joug le lendemain sous le fouet de son maître.

Qu'on ne fasse donc pas de pareilles comparaisons ; elles sont blessantes pour ceux qui appartiennent à cette honorable carrière.

Qu'on ne perde pas de vue que la grande majorité des instituteurs tant belges qu'allemands sont des hommes religieux. S'il leur était défendu d'enseigner la religion dans leurs classes, seraient-ils libres ? Certes ce serait tout le contraire ; ils seraient bâillonnés et devraient faire sans cesse violence à leurs convictions.

A entendre certaines personnes, on dirait que les instituteurs ne sont pas faits pour les écoles, mais que les écoles sont faites pour une certaine classe d'instituteurs et que ceux-ci sont faits pour une certaine opinion politique.

Dans le système allemand, c'est tout le contraire ; on a recours à toutes les opinions, à toutes les influences, à toutes les forces sociales et c'est ainsi qu'on y est parvenu à construire ce magnifique édifice de renseignement qui fait l'objet de notre admiration.

Puisque j'ai cru devoir me placer sur ce terrain, la Chambre me permettra de faire encore quelques réflexions au sujet de l'enseignement congréganiste, qui a été particulièrement attaqué. Cet enseignement est respecté chez les nations les plus civilisées, même protestantes, et les congrégations dont les pépinières existent en Belgique y sont particulièrement en honneur.

M. Delcour nous a fait voir que les filles de la Croix, dont la maison mère est à Liège, sont très répandues en Prusse. J'ajouterai qu'elles s'y distinguent par leurs succès et que d'autres ordres belges y florissent également.

Puisqu'on s'est tant appesanti sur cette question, permettez-moi de vous donner lecture de l'extrait d'une lettre que j'ai reçue de Prusse et qui émane d'un homme très compétent, M. Hessing, le président de la commission de l'instruction publique, à Emmerich, chargé en même temps de l'inspection des écoles.

Voici ce que je lis dans celle lettre :

« Quoique personne ne puisse donner l'enseignement en Prusse sans être muni d'un diplôme, cependant l'Etat n'érige pas d'écoles supérieures de filles, lesquelles sont considérées comme des écoles privées ; seulement il faut l'autorisation du gouvernement pour en ériger une (comme il faut cette autorisation pour ériger un journal, exercer une profession, ouvrir un cabaret, etc.). Ces écoles sont soumises à l'inspection ; mais aucun programme ne leur est prescrit. Dans toutes ces écoles on enseigne la langue française, dans quelques-unes aussi l'anglaise. L'autorité permet de joindre à ces écoles des classes inférieures.

« C'est un fait connu qu'il n'y a dans le district de Düsseldorf pas de ville, quelque petite qu'elle soit, qui n'ait pas une école de demoiselles (Töchterschule).

« Les filles de la Croix (dont la maison-mère est à Liège) jouissent, pour leur capacité pédagogique, d'une confiance toute spéciale, tant auprès du gouvernement que dans les communes. Elles ont des écoles normales à Rath et à Aspel pour former des institutrices. L'établissement pour la formation d'institutrices séculières à Düsseldorf se trouve sous la direction spirituelle des filles delà Croix. Si la commission de l'instruction publique donne l'autorisation, elles sont placées sans difficulté dans les écoles de l'Etat. L'enseignement, qui prend environ trente heures par semaine, embrasse la religion, l'histoire sainte, l'histoire de l'Eglise, la lecture, l'écriture, l'arithmétique, la grammaire, la composition, la géographie, l'histoire universelle et particulière, l'histoire naturelle, le chant, le dessin, la langue française et les ouvrages de main. On ajoute parfois à ces branches la langue anglaise, la littérature et la physique pour les élèves les plus avancées. »

Quant aux statistiques des écoles de filles et des écoles normales pour filles, sous la direction des filles de la Croix de Liège, je me réfère au discours de M. Delcour du 18 février.

« Pour ce qui regarde la capacité de ces institutrices (qui dépendent de la maison-mère de Liège, d'où elles sont sorties), il est à remarquer qu'en Prusse elles doivent toutes subir un examen d'admission.

« La meilleure preuve de leurs succès, dit M. Ressing, est dans le fait de l'extension que leurs écoles ont acquise dans le court espace de quinze ans. Dans un rapport du 4 janvier 1856 fait au gouvernement par l'inspecteur (Schulpfleger) Hartmann sur l'état des écoles dans le district de Rees, les écoles sont classées d'après les résultats qu'elles ont obtenus et qui sont désignés par les mots : « très satisfaisant ; satisfaisant ; passablement satisfaisant ; pas satisfaisant. » Dans ce document officiel, l'école privée de demoiselles tenue à Emmerich par les filles de la Croix, ayant 53 élèves divisées en deux sections, est désignée la première comme se trouvant dans un état « très satisfaisant. »

« Ce qui précède, ajoute M. Ressing, ne regarde que le district de Düsseldorf ; mais il en est de même dans tous les autres districts. On trouve à peu près partout des sœurs qui dirigent les écoles de demoiselles (Töchterschulen), et celles qui avaient été précédemment tenues par des institutrices séculières sont confiées peu à peu aux mains des religieuses. Les parents, les enfants, les inspecteurs et le gouvernement, tous voient qu'ils sont bien servis par elles dans ce qu'ils regardent comme un grand intérêt social.

« Il est évident aussi, dit encore le même fonctionnaire, d'après ce qui précède, que les communes et les commissions d'instruction publique tâchent de remplacer peu à peu, dans les écoles publiques, les institutrices laïques par des religieuses. Notre gouvernement place tout aussi bien des religieuses que des séculières dans les écoles publiques ; il ne se soucie que de. la qualification des institutrices, sans avoir égard à l'habit qu'elles portent. »

Permettez-moi, messieurs, d'ajouter encore un mot quant à la capacité de ces institutrices, qu'on a révoquée en doute.

Il est à remarquer qu'en Prusse ces institutrices doivent toutes subir un examen de capacité ; c'est la règle générale, et il n'est pas à croire qu'on (page 679) accorde des privilèges, dans un pays protestant, à des institutrices catholiques.

En Angleterre et aux Etats-Unis on ne fait pas moins de cas de ces établissements, comme l'honorable M. Delcour, encore une fois, vous l'a déjà fait connaître. J'ajouterai quelques détails relatifs surtout quant à la capacité des institutrices congréganistes.

Sur les treize écoles normales qui existent en Angleterre, il y en a deux qui sont tenues par des religieuses. Celle de Liverpool est dirigée par les sœurs de Notre-Dame de Namur. Quant au nombre des institutrices à y former, le gouvernement lui accorde une très grande latitude ; le nombre des normalistes n'est limité que par celui des demandes d'institutrices.

Les écoles primaires et secondaires qui, en Angleterre, relèvent directement ou indirectement de l'école normale de Liverpool, comptent une population de plus de 24,800 élèves.

Ce chiffre est assez éloquent pour répondre aux objections qui ont été faites par rapport à l'instruction congréganiste.

L'école dont il s'agit prospère à tel point que le gouvernement anglais vient d'autoriser l'établissement d'une succursale. Il y aura dès lors trois écoles normales catholiques tenues par des religieuses. La troisième est établie à Saint-Léonard sur Mer. Il y aura ainsi deux fois autant d'écoles normales catholiques que de protestantes, proportionnellement à la population respective des cultes.

Il y a, dans la Grande-Bretagne, plus de 50 couvents de femmes qui donnent l'instruction.

Une autre preuve du crédit dont jouissent ces institutions congréganistes, c'est le nombre considérable d'élèves protestantes qui les fréquentent. Ce fait est très remarquable en Angleterre. Il se produit également et surtout aux Etats-Unis. Dans les institutions de ce genre qui y existent, on compte un tiers d'élèves protestantes. Certes, s'il en est ainsi, c'est que les protestants ont beaucoup de confiance dans ces institutions, et si nos religieuses, répandues en Prusse, en Angleterre et aux Etats-Unis, y jouissent d'un tel crédit, comment ne mériteraient-elles pas la même confiance chez nous, alors surtout que la Belgique possède les maisons-mères, qui font à l'étranger l'honneur de notre pays, reconnu partout comme éminemment catholique.

Voyons comment on apprécie aux Etats-Unis l'instruction donnée par les religieuses. M. Barnard, dans son ouvrage : The national éducation in Europe, fait l'éloge de l'éducation congréganiste. Voici comment s'exprime à ce sujet cet auteur, qui est protestant, à propos de la Suisse.

« L'éducation des filles, dit-il, est peut-être plus satisfaisante dans les cantons catholiques que dans les cantons protestants. Elle est confiée au soin spécial de religieuses, et je puis attester l'esprit délicat, patient et religieux avec lequel ces excellentes femmes travaillent affectueusement aux progrès de leurs élèves. »

Cet auteur, qui certes mérite le titre de libéral dans la bonne acception du mot, est loin, on le voit, de trouver dans l'enseignement congréganiste quelque chose qui soit contraire à la liberté de conscience, à la liberté individuelle.

En Suisse, en Allemagne et en Belgique, messieurs, les honorables fonctionnaires de l'enseignement savent ce qu'ils font en embrassant cette carrière ; s'ils contractent des obligations comme les titulaires de toutes autres fonctions, ils le font librement et restent libres ; il n'y a donc rien qui puisse porter atteinte à la liberté.

C'est donc à tort que l'honorable M. Le Hardy a critiqué nos instituteurs et nos institutrices au point de vue de la liberté. Mais il y a, messieurs, un point sur lequel je me rapproche de l'honorable membre, c'est que l'influence de la liberté en matière d'enseignement a été très grande et que la loi seule serait incapable d'arriver à ce résultat.

C'est ce que j'ai exposé dans un ouvrage que j'ai publié, en 1859 : « La charité dans ses rapports avec la civilisation du peuple en Belgique. »

Mais je ne suis pas allé aussi loin que l'honorable membre, parce que, je le répète, les statistiques qu'il a citées ne sont pas très exactes, comme le gouvernement l'a démontré. J'ai fait voir alors toute l'influence, tout l'avantage produit précédemment par la liberté. Depuis 1832, j'ai soutenu dans cette enceinte qu'il faut donner à la liberté tout ce qu'on peut lui donner en matière d'enseignement, et que l'Etat doit venir au secours de la liberté en comblant les lacunes et en érigeant des établissements modèles.

L'honorable député de Nivelles trouve une différence de 45 à 40 p. c. entre les illettrés existant avant la loi de 1842 et ceux de la génération qui a été formée sons le régime de cette loi.

Eh bien, en partant de cette différence, si petite qu'elle soit, je ne puis admettre la conclusion que l'honorable membre en tire, car il faut bien remarquer une chose ; c'est qu'à partir de 1840 surtout, le paupérisme s'est développé partout parallèlement aux progrès de l'industrie. C'est à partir de cette époque que de grandes crises industrielles, commerciales et alimentaires ont exercé partout leurs ravages, et il est prouvé que les crises sociales engendrent toujours des crises scolaires. C'est ce qu'on a remarqué dans tous les pays, même aux Etats-Unis, à propos de la dernière guerre.

Ainsi je vous rappelle encore, messieurs, le chiffre significatif de la cité de New-York : sur 52,000 enfants à l'âge d'école, il y en a 12,000 qui ne reçoivent pas l'instruction. Mais à Londres c'est bien pis, là on compte 150,000 enfants qui ne reçoivent pas l'instruction sur 500,000 enfants en âge d'école.

Voilà ce que prouvent les statistiques anglaises. Cette proportion de Londres est donc plus forte que celle qui se rapporte à New-York, et cela peut s'expliquer d'une manière bien simple : c'est que les calamités sociales se renforcent, se condensent, pour ainsi dire, en proportion de l'immensité des cités. Ce n'est pas en proportion arithmétique, mais en proportion géométrique que ces maux augmentent dans les grandes cités.

Faudrait-il, en citant ces faits relatifs à l'Amérique et à l'Angleterre, en conclure que les lois d'enseignement, que les immenses sacrifices que ces pays se glorifient d'avoir faits pour l'éducation, n'ont, pour ainsi dire, produit aucun effet ? Certainement non. Mais il faut en conclure que, si ces lois n'existaient pas, si l'on n'avait pas fait ces immenses sacrifices, la situation serait beaucoup plus mauvaise.

Il en est de même de notre pays dont, remarquez-le bien, la position sociale a une grande analogie avec celle de l'Angleterre.

Si j'étais systématique, je pourrais demander l'abrogation de la loi de 1842, en me fiant à la liberté qui, il faut bien le dire, a rendu de grands services ; mais dans cette question importante qui touche au cœur de la nation, qui concerne les intérêts les plus sacrés de la population, je ne veux pas être exclusif. Je n'oserais pas prendre sur moi cette responsabilité ; car le mal qu'il s'agit de combattre est si grand, si profond, si étendu, que je pense que pour l'extirper, ou du moins pour le diminuer dans une forte proportion, il faut non seulement l'élan de la liberté, qui est certes très efficace, comme le prouve toute l'histoire de la Belgique, mais en même temps le concours de la loi. Il faut le concours sympathique de toutes les forces sociales, de toutes les influences dont nous pouvons disposer.

Voilà, messieurs, dans quel sens j'entends le maintien de la loi de 1842, parallèlement à l'influence qu'on doit donner à la liberté, en matière d'instruction.

(page 673) M. Thonissen. - Messieurs, dans une des dernières séances, l'honorable M. Julliot a prononcé un discours qui ne renferme pas seulement une critique de l'enseignement supérieur tel qu'il existe en Belgique, mais qui constitue, en réalité, une injure, un véritable outrage pour tous ceux qui ont l'honneur d'appartenir à cet enseignement.

Voici les paroles prononcées par l'honorable député de Tongres :

« Il est une vérité trop souvent constatée et qui n'est plus discutable, a savoir que, malgré toutes les modifications introduites dans la formation des jurys d'examen, l'abaissement de l'enseignement supérieur est constant ; on a reconnu que le programme dans lequel on renferme l'élève l'éloigné du but le plus noble de l'instruction universitaire pour l'emprisonner dans un enseignement inflexible, exclusif et routinier ; on n'étudie plus pour acquérir la science, mais on applique toute son aptitude à la mémoire pour pouvoir le plus tôt possible passer son examen et attraper une place du gouvernement. Aussi quand je découvre sur les bancs de l'université un élève à face de perroquet, je me dis qu'il a chance d'être primus ; c'est un lauréat en herbe, et je ne me suis pas trompé ; car je connais de ces profils très haut perchés.

« Malheur donc au jeune homme qui a trop d'initiative pour se renfermer stoïquement dans ce cercle de fer, car il est perdu ! »

Ainsi l'enseignement supérieur est, chez nous, constamment en décadence. C'est un enseignement routinier, un enseignement qui ne tient compte que d'une seule faculté de l'homme, la mémoire. C'est un enseignement qui déteste l'initiative et enferme les jeunes intelligences dans un cercle de fer.

J'ai longtemps hésité, messieurs, sur le point de savoir s'il convenait de relever de telles attaques. J'avais, pour hésiter, une raison sérieuse. Une commission a été instituée pour s'occuper de la révision du programme des examens. Son rapport sera bientôt, je l'espère, transmis à M. le ministre de l'intérieur, et il nous sera présenté ensuite un projet de loi à l'occasion duquel nous pourrons amplement nous prononcer.

Mais cette commission même, composée non seulement de professeurs, mais de magistrats de l'ordre le plus élevé, d'hommes éminents à tous égards, a été elle-même attaquée par l'honorable membre. Il n'a pas craint d'avancer que les membres de cette commission, au lieu d'élucider la question, pourraient être animés du soin de grossir leur importance personnelle !

M. Julliot. - Je n'ai pas tenu ce langage.

M. Thonissen. - Voici, messieurs, le passage du discours de l'honorable membre :

« La commission, messieurs, est composée d'hommes éminents, de professeurs distingués, la plupart membres des jurys, pénétrés à bon droit de leur haute mission civilisatrice et quelque peu juges et parties.

« Or, sans blesser qui que ce soit et en reconnaissant que cette confiance anticipée dans leur œuvre honore ces honorables savants, d'autant plus qu'ils vont se trouver devant deux principes irréconciliables, à savoir : la liberté d'enseignement pour une moitié et le monopole de l'Etat pour l'autre, je me permettrai de penser que l'homme, en général, éprouve peu d'attraction à amoindrir son rôle dans ce bas monde et, pour ma part, je crains que cette savante commission ne nous éloigne, encore un peu plus de la Constitution en centralisant davantage cette matière. »

Est-ce bien cela ? (Interruption.)

Les membres de la commission seraient donc capables de maintenir des abus, pour ne pas laisser amoindrir leur importance personnelle ! Eh bien, messieurs, n'est-ce pas injurier des hommes d'honneur, des hommes consciencieux, que de leur dire qu'ils seraient capables de tenir compte de leur intérêt personnel, capables d'envisager une position plus ou moins amoindrie, quand on leur soumet une question qui intéresse l'avenir intellectuel de leur pays ?

J'ai cru que je devais immédiatement protester contre ce langage.

J'avais une seconde raison de m'expliquer sans tarder.

Certains préjugés existent dans le pays a l'égard de l'enseignement supérieur ; on rend cet enseignement responsable d'une situation qui n'est pas son œuvre. Ces préjugés existent même dans cette enceinte, et, qui plus est, ils se sont manifestés dans plus d'un document officiel. C'est pour ce motif surtout que je n'ai pas voulu attendre la présentation d'une nouvelle loi sur l'enseignement supérieur.

D'abord, est-il bien vrai que, depuis vingt-cinq ans, l'enseignement supérieur soit constamment en décadence ?

Je sais un peu ce qui se passe dans les universités. J'ai suivi leur (page 674) marche depuis trente années, et j'ai soigneusement étudié l'époque antérieure. Or, je nie de la manière la plus formelle qu'il y ait décadence. Que l'honorable M. Julliot veuille bien étudier les thèses de 1820 ; qu'il consulte les œuvres académiques de 1820, qu'il remonte à 1830, qu'il examine les faits qui se rattachent à 1810, et, s'il n'est pas égaré par des préjugés insurmontables, il reconnaîtra qu'il y a eu, au lieu de décadence, un progrès constant dans l’enseignement supérieur.

Cela ne veut pas dire assurément que tout soit bien ; qu'il n'y ait rien à changer ; que l'on ne se dispense pas d'enseigner des choses qu'on devrait enseigner et que l'on n'enseigne pas des choses que l'on ne devrait pas enseigner. Je ne vais pas jusque-là. On peut améliorer et beaucoup améliorer. Mais il est inexact, complètement inexact qu'il y a décadence constante depuis la chute du gouvernement hollandais.

On me dira peut-être que je ne suis pas assez désintéressé dans la question pour en parler avec impartialité. Mais, messieurs, il y a un moyen bien simple de s'éclairer, c'est de s'adresser à des hommes qui, sans appartenir à l'enseignement, font partie de jurys d'examen.

Nous avons ici même l'honorable M. Vleminckx qui, depuis un grand nombre d'années, préside des jurys d'examen avec le soin le plus scrupuleux, avec la plus haute distinction. Demandez-lui s'il est vrai que, depuis vingt-cinq ans, nous avons constamment reculé, constamment marché en arrière. Notre honorable collègue vous répondra, j'en suis sûr, que le niveau, au lieu de descendre, s'est constamment élevé. Et si des hommes aussi éclairés et aussi distingués tiennent ce langage, comment prétendrez-vous encore que notre enseignement supérieur est en décadence depuis un quart de siècle ?

Il y a, messieurs, un fait malheureusement vrai ; c'est qu'en Belgique l'esprit scientifique n'est pas ce qu'il devrait être. Je ne prétends pas que, même sous ce rapport, il y ait eu reculade depuis la révolution de septembre. Non, ici encore l'homme non prévenu doit constater un progrès sensible.

Mais, il faut bien en convenir, malgré ce progrès, l'esprit scientifique n'est pas encore développé chez nous autant qu'il pourrait l'être. Ce fait est incontestable ; mais est-ce bien à l'enseignement supérieur qu'il faut s'en prendre ? Non, messieurs, c'est à l'esprit qui domine dans la presque totalité des classes supérieures, c'est aux tendances qui se manifestent de plus en plus dans le public lettré, qu'on doit imputer le peu de zèle qu'on remarque chez nous pour les études spéciales qui ne conduisent pas à des résultats matériels immédiats. En Belgique, messieurs, on lit des journaux et quelques romans ; mais on dédaigne les livres sérieux.

Je pourrais citer à l'appui de cette assertion des faits très curieux. Ainsi, il y a tel ouvrage belge qui, à l'étranger, a eu trois éditions et dont en Belgique l'auteur n'a pas vendu six exemplaires. Il y a tel autre ouvrage couronné par l'Académie royale de Belgique, dont l'auteur a vendu 2,000 exemplaires à l'étranger et pas un seul en Belgique ! On avouera, j'espère, que, dans un pays où la science est si peu encouragée, où les livres sérieux sont si dédaignés, il est bien difficile que la science purement théorique fasse des progrès rapides.

Les choses en sont venues à ce point que l'auteur belge, quel que soit son savoir, s'il n'est pas connu en pays étranger, est certain de ne pas couvrir les frais d'impression de ses ouvrages. Il ne trouvera pas même un éditeur qui veuille courir la chance de leur publication.

Il est vrai que, à côté de la cause que je viens d'indiquer, il en est une autre qui, malheureusement, se rattache à l'exiguïté de notre territoire, à l'exiguïté des ressources qu'un pays aussi petit que le nôtre peut offrir à la haute science.

En France, par exemple, il y a une foule de positions honorables et même brillantes offertes à ceux qui se livrent à l'étude des sciences élevées. Il y a là une foule d'emplois attachés aux grandes bibliothèques de France. Le gouvernement y dispose d'une foule de chaires, à Paris et dans les facultés de province. Vous y avez le Collège de France pour les hautes études spéciales ; vous y trouvez, à l'Institut même, des fonctions salariées, destinées aux savants ; on y donne enfin de fréquentes missions scientifiques bien rétribuées.

En un mot, les savants trouvent en France une multitude de positions que la Belgique ne saurait leur offrir, et cette cause, jointe au désir de trouver immédiatement une application lucrative des connaissances acquises, explique parfaitement que les études spéciales sont plus délaissées chez nous que chez nos voisins.

Voulez-vous, messieurs, juger, par un exemple, des conséquences de cet état de choses ?

Il y a quelques années, un jeune homme vint me trouver et me prouva qu'il avait une aptitude remarquable pour les études orientales. A mon grand regret, j'ai dû l'engager à quitter le pays ; je lui ai dit qu'il n'y avait pas d'avenir pour lui en Belgique ; il s'est rendu à Paris pour y suivre les cours du Collège de France. Il réussit, et, au moment où la dernière guerre éclata, il allait être attaché à une ambassade française en Orient, avec un traitement de 18,000 francs.

Est-ce que l'honorable M. Julliot dira que c'est l'enseignement supérieur qui nous a fait cette position ?

L'enseignement supérieur est-il cause qu'en Belgique il n'y a pas d'établissements analogues au Collège de France ? L'enseignement supérieur est-il cause qu'il n'existe dans le pays que quatre chaires pour chaque branche de l'enseignement supérieur ? Evidemment ce ne serait pas sérieux.

Il n'en est pas moins vrai, je le répète, qu'en Belgique l'esprit scientifique ne se développe pas dans d'assez larges proportions. Et cependant la Belgique, sous ce rapport, n'est pas incapable de lutter avec les autres nations. Nous avons, sous ce rapport, un admirable passé. Je ne remonterai pas jusqu'à la cour des ducs de Bourgogne qui était cependant, à cette époque, la cour la plus brillante de l'Europe.

Je ne citerai que le règne de Charles-Quint, le règne d'Albert et d'Isabelle, et même le règne de Philippe IL Alors la Belgique avait une haute position scientifique ; c'était la période glorieuse où Vésale créait l'anatomie ; où Mercator posait les véritables bases de la science géographique ; où Gabriel Mudée transformait complètement l'enseignement du droit ; où Cleynaerds brillait au premier rang parmi les Orientalistes ; où la réputation de Juste Lipse faisait pâlir celle de Scaliger et de Casaubon ; où Simon Stevin s'immortalisait par ses admirables découvertes dans la sphère des sciences mathématiques.

Evidemment c'était là une époque glorieuse, et la Belgique d'aujourd'hui devrait et pourrait marcher sur les traces de la Belgique d'alors.

Mais, messieurs, les encouragements nous font défaut ; la science pure n'a pas chez nous un stimulant assez efficace.

Il me serait facile d'ajouter bien d'autres causes à celles que j'ai déjà indiquées. Ainsi, par exemple, nous n'avons pas en Belgique une presse vraiment littéraire. Où sont les comptes rendus impartiaux ? Quand vous êtes du bord du journal, il vous prône, il vous loue, il vous exalte ; quand vous êtes son adversaire politique, il vous critique sévèrement, injustement ; il vous humilie même. Il existe, je le sais, quelques exceptions ; mais elles sont rares.

A la Chambre même, au sein de la représentation nationale, que se passe-t-il ? Quand un Belge voyage en pays étranger et qu'il visite une grande bibliothèque, que fait le conservateur ? Il conduit. Le Belge devant l'immense recueil des Bollandistes. Il le félicite de ce que les Bollandistes modernes ont su dépasser encore la science de leurs glorieux devanciers ? Et comment a-t-on traité ces derniers dans cette enceinte ? On les a traités d'ignares...(Interruption), le mot a été prononcé, de moines fanatiques ; on s'est moqué de leur œuvre, on en a parlé avec mépris !

A l'étranger, on vous montre cette œuvre comme un titre de gloire pour notre pays. On ne se doute pas qu'en Belgique cette œuvre est conspuée.

Et qu'a-t-on fait pour la biographie nationale ? Parmi plusieurs centaines de biographies, on en a trouvé deux ou trois qui étaient mal écrites et on s'est écrié que toutes étaient écrites de cette manière. On a découvert deux ou trois biographies insignifiantes, et l'on a proclamé que toutes l'étaient. On y a mis la main sur quelques biographies de saints et, oubliant que pendant plusieurs siècles les vies des saints sont l'une des sources principales de notre histoire, on a triomphalement annoncé qu'il n'y avait dans le recueil que des biographies de saints, que ce recueil était plus digne d'un couvent de capucins que d'une Académie belge !

Mais, encore une fois, si l'esprit scientifique ne se développe pas dans ces conditions, si l'esprit de dénigrement, à l'égard des grandes publications nationales, existe toujours, est-ce la faute de l’enseignement supérieur ?

J'arrive maintenant, messieurs, à quelques points particuliers cités par l'honorable M. Julliot, et c'est ici surtout que je vous prie de me continuer votre bienveillante attention.

L'honorable M. Julliot a soutenu que les examens étaient une cause d'abaissement pour les études.

Messieurs, si, en Belgique, l'esprit scientifique était tellement développé, si on aimait tellement les sciences qu'on pût se passer d'examens oh ! certainement, j'applaudirais à une telle situation de toutes mes forces ! Mais il y a, malheureusement, une vérité incontestable, un fait à l'égard duquel toute dénégation est impossible : c'est que, sur 100 élèves, il y en a 90 au moins qui n'étudient qu'en vue de l'examen et uniquement en vue de l'examen.

(page 675) Je ne puis donc pas être d'accord avec l'honorable M. Julliot, lorsqu'il nous dit qu'il faut supprimer les examens ou tout au moins n'en maintenir qu'un seul. (Interruption de M. Julliot.) Je vais vous prouver, mon honorable collègue, que vous n'avez pas étudié la question, et qu'en Belgique supprimer les examens, c'est supprimer les études mêmes.

Il y a toujours, il est vrai, quelques jeunes gens d'élite, qui aiment la science pour la science elle-même et qui l'étudient avec passion ; mais je déclare de nouveau qu'ils sont rares, et je ne pense pas que, dans nos quatre universités, ils s'élèvent à plus de 5 p. c. Tous ceux qui connaissent la jeunesse savent que, pour la plupart des étudiants, suivre le système de M. Julliot, supprimer les examens, ce serait supprimer le travail et l'étude.

Voici, à cet égard, deux faits bien saisissants, bien convaincants : Il y a quelques années, l'honorable M. Vandenpeereboom appela à Gand un jeune savant donnant les plus belles espérances, espérances qui, depuis lors, se sont réalisées, M. Kékulé. Ce savant célèbre, en arrivant à Gand, vit que les élèves belges, dans les études de chimie, ne faisaient pas de manipulations. Il leur dit qu'il ne fallait pas uniquement se remplir la tête de formules péniblement apprises par cœur ; qu'il était indispensable de joindre la pratique à la théorie ; qu'en procédant de la sorte, leur intelligence serait beaucoup plus lucide, leurs connaissances beaucoup plus exactes et beaucoup plus positives. On nous demanda alors un crédit supplémentaire de 30,000 francs pour agrandir le laboratoire de chimie de l'université de Gand et nous votâmes ce crédit avec empressement.

M. Kékulé eut la bonté de faire savoir aux étudiants que désormais, pendant deux heures par jour, il irait au laboratoire pour enseigner aux élèves les manipulations chimiques ; il s'y rendit plusieurs jours de suite, et qu'est-ce qui arriva ? Les élèves ne vinrent pas ; ils se disaient que les manipulations ne rentraient pas dans le cadre des examens !

Voilà un fait qui a eu lieu à Gand. En voici un autre qui s'est passé à Louvain et qui vous prouvera si ceux qui demandent la suppression des examens en vue de relever les études scientifiques sont dans le vrai.

Vous savez tous, messieurs, que, dans les exploitations minières, on découvre une foule de plantes d'une flore qui n'existe plus chez nous, d'une flore qui, depuis des siècles, a disparu de la surface du sol.

Eh bien, cette flore... (Interruption de Ml. Julliot) cette Flore, messieurs, présente une importance considérable ; elle jette une vive lumière sur les problèmes les plus importants de la géologie ; elle contribue puissamment à élucider les questions qui se rattachent aux modifications qu'a subies notre climat ; elle fait indirectement connaître les changements survenus dans la composition de notre sol.

Il y a quelque temps, le recteur de l'université de Louvain, tenant compte de tous ces avantages, créa un cours de paléontologie botanique, et il confia cette chaire a l'abbé Coemans, un savant que la Belgique entière connaît et dont elle déplore la perte récente.

Ici encore que vit-on arriver ? Deux élèves se présentèrent et c'étaient deux étrangers ! Les Belges se dirent que la paléontologie botanique n'était pas requise pour l'examen.

Messieurs, je déplore cette situation. Certainement elle n'est pas belle ; elle est, à certains égards, déplorable. Mais, soyez-en bien persuadés, n'écoutez pas les hommes inexpérimentés, supprimer les examens c'est, pour 95 p. c, supprimer les études.

Messieurs, l'honorable membre a parlé d'opinions émises par certains professeurs. Ces professeurs, je les connais. Ce sont des hommes éminents, mais qui ne se doutent pas de ce qui avait lieu en Belgique avant leur arrivée. On fait venir, par exemple, un homme éminent de l'Allemagne. Ce savant arrive dans notre pays ; il compare ce qu'il voit chez nous à ce qui existe en Allemagne. Il se dit qu'en Allemagne l'esprit scientifique est complètement développé, tandis que la situation est loin d'être aussi brillante dans nos provinces.

Il suppose que l'enseignement a reculé et que, si le niveau scientifique n'est pas plus élevé, ce fait provient uniquement de ce que l'enseignement supérieur est organisé suivant tel ou tel système. Il se trompe complètement sur la cause et sur l'effet.

On ne fera pas grandir l'esprit scientifique chez nous, aussi longtemps que le public belge n'encouragera pas mieux ceux qui cultivent la science, aussi longtemps que les classes supérieures se borneront à lire des journaux et des romans.

Messieurs, l'honorable M. Julliot a émis une autre idée, et celle-ci a au moins le mérite d'être positive. S'inspirant de certains rapports très bien rédigés, il a parlé du jury professionnel. Ce jury professionnel compte des partisans très éclairés. J'en parlerai en détail quand nous aurons à nous occuper de la loi sur l’enseignement supérieur. Pour le moment, je ferai simplement connaître mon opinion.

Messieurs, ce jury professionnel serait pour la Belgique un véritable malheur au point de vue de la science. En Allemagne, il fonctionne très bien et cet exemple fait une grande impression ; mais on oublie, messieurs, que l'esprit scientifique de l'Allemagne ne tient pas au jury professionnel. Cet esprit y règne et s'y développe admirablement, parce que la nation tout entière aime la science, honore et encourage les savants. Mais en Belgique, où le même esprit ne règne pas, ayez le jury professionnel, qu'arrivera-t-il ? Vous aurez des élèves qui n'étudieront plus qu'en vue de l'examen professionnel, or l'examen professionnel sera un examen purement pratique. Par conséquent les élèves ne feront plus que des études pratiques, toute leur attention se dirigera vers le jury professionnel.

Il y a plus, messieurs, les professeurs seront forcés de modifier leurs cours, de manière à aboutir à des résultats favorables devant le jury professionnel. Un tel jury, je ne crains pas de le dire, serait la mort de la science en Belgique ; le peu d'esprit scientifique qui y règne disparaîtrait, et alors on arriverait inévitablement à cet enseignement routinier dont parlait l'honorable député de Tongres. Toutes les grandes théories scientifiques seraient écartées ; vous n'auriez plus, en quelque sorte, que de la matière.

Un dernier mot.

J'ai été très sensible au reproche qui a été fait par l'honorable M. Julliot, non seulement à moi, mais à tous mes collègues de l'enseignement supérieur, à ceux de Liège comme à ceux de Gand, à ceux de Louvain comme à ceux de Bruxelles. Malheur, a-t-il dit, au jeune homme d'initiative qui tombe entre vos mains ! Or, messieurs, que faisons-nous depuis le commencement de l'année jusqu'à la fin ? Que disons-nous aux élèves ?

Nous leur disons : N'étudiez pas machinalement. N'apprenez pas vos matières par cœur, consultez votre intelligence, ayez de la spontanéité, volez de vos propres ailes, lisez les bons auteurs ; et, quand un jeune homme veut bien suivre ce conseil, quand il montre de l'initiative, de la spontanéité, nous l'encourageons de toutes nos forces ; nous lui prêtons des livres et nous lui accordons notre concours le plus dévoué. Cependant l'honorable membre plaint le jeune homme qui tombe entre nos mains !

Il est vrai que l'honorable M. Julliot a une manière toute simple de juger l'enseignement supérieur. Il regarde la figure de l'élève. Si le jeune homme a un nez aquilin qui se rapproche du bec du perroquet, c'est un élève universitaire belge modèle. Il apprendra par cœur et ne saura jamais rien. S'il avait un nez canard, il serait peut-être l'aigle des aigles.

Projets de loi portant les budgets de dépenses pour l’exercice 1872 (à l’exception de ceux des ministères de l’intérieur et de la guerre)

Dépôt

M. Jacobs, ministre des finances. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre l'exposé de la situation du trésor au 1er'janvier dernier et, d'après les ordres du Roi, les projets de lois contenant les budgets des dotations, de la dette publique, de la justice, des affaires étrangères, des non-valeurs et remboursements, des recettes et dépenses pour ordre, des finances et des travaux publics pour l'exercice 1872.

- La séance et levée à 4 heures trois quarts.