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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 25 novembre 1870

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1870-1871)

(Présidence de M. Vilain XIIII.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 191) M. Wouters procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Reynaert donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. Wouters présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre :

« Le secrétaire communal de Grand-Metz demande que l'avenir des secrétaires communaux soit assuré, que leur traitement soit mis en rapport avec l'importance de leur travail et des services qu'ils rendent aux administrations communales provinciales et générale. »

« Même demande du secrétaire communal de Sinay. »

M. Van Renynghe. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« Les bourgmestre, échevins, conseillers communaux et des habitants de Mussy-Ia-Ville demandent que M. le ministre des travaux publics examine d'urgence les propositions de la compagnie du chemin de fer de Virton et qu'en attendant il n'oblige pas celle-ci à exécuter le tracé de l'administration des ponts et chaussées. »

« Même demande des bourgmestre, échevins, conseillers communaux et d'habitants de Virton. »

« L'administration de Mussy-la-Ville déclare appuyer cette demande, à la condition que les deux lignes soient construites simultanément. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur de Courchant demande quels sont les travaux effectués pour le monument élevé à la mémoire de feu S. M. Léopold Ier. »

- Même renvoi.


« Les sieurs Alvin, Boneydt et autres délégués des membres de l'imprimerie bruxelloise demandent que la Chambre porte à un prochain ordre du jour la discussion des articles du projet de loi relatif aux sociétés coopératives. »

- Renvoi à la commission pour la révision du code de commerce.


« Des habitants de Chaîneux prient la Chambre de prendre en considération la proposition de réviser les articles 47, 53 et 56 de la Constitution. »

M. Demeur. - Je demande le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion sur la prise en considération de la proposition.

- Adopté.


« Le sieur Robert Stohl, commerçant à Bruxelles, né à Goldenberg (Prusse), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.

Proposition de loi proposant de déclarer qu’il y a lieu à réviser les articles 47, 53 et 56 de la Constitution

Prise en considération

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, après les discours qui, depuis trois jours ont été prononcés dans cette enceinte, après l'interpellation de l'honorable M. Pirmez et celle de M. Guillery, plus directe encore, qui a terminé la séance d'hier, il m'est impossible de ne pas intervenir de nouveau dans ce débat.

J'aurai l'honneur de présenter à la Chambre les explications les plus nettes, les plus précises, les plus catégoriques sur la position que le gouvernement entend conserver dans cette grave discussion.

Qu'il me soit permis de faire remarquer d'abord que cette attitude que nous prenons sans hésiter, nous ne l'avons pas rencontrée chez les signataires de la proposition déposée sur le bureau.

Dès le premier moment, nous avons reproché à cette proposition un caractère d'incertitude et de doute qui était inconciliable avec sa gravité, et, après trois jours de discussion, nous avons le droit de dire que ce caractère ne s'est pas modifié.

Il est inutile, messieurs, d'insister sur la gravité de la proposition ; il n'y a, à cet égard, qu'un sentiment dans la Chambre. Est-ce à dire, toutefois, que nous proclamions, d'une manière générale, à raison du respect que nous professons pour notre pacte fondamental, qu'il n'existe jamais de situations où l'on puisse déroger à des prescriptions constitutionnelles ? Lorsque le pacte fondamental reproduit des passions passagères, lorsqu'il n'est que l'image de sentiments étroits et d'ambitions illégitimes, il n'a évidemment qu'une vie limitée, et le jour où ces intérêts s'évanouissent, où ces ambitions s'effacent, le pacte fondamental disparaît en même temps.

Mais si, au contraire, la Constitution a proclamé tous les grands principes de liberté, si, au lieu de faire prévaloir des idées d'oppression, elle consacre l'action individuelle dans toute sa fécondité et dans toute son activité, oh ! alors, messieurs, cette Constitution a le droit de vivre ; il faut les motifs les plus sérieux, les plus incontestable s pour porter la, main, comme le disait l'honorable M. Dumortier il y a deux jours, sur ce qui est l'arche sainte des peuples.

C'est ainsi que M. Lebeau déclarait, la veille du jour où l'on allait promulguer la Constitution, qu'il fallait en rendre les modifications sinon impossibles, du moins les plus difficiles possible.

Si la révision de la Constitution doit être bornée à des cas si rares, si exceptionnels, où découvre-t-on aujourd'hui ces grandes conditions qu'on ne peut mettre de côté : où se trouve la nécessité, où se trouve l'opportunité ?

Hier, j'ai entendu avec quelque étonnement l'honorable M. Couvreur se servir de ces expressions : « Nous disons nettement ce que nous voulons. » Et cependant l'honorable membre se défendait en même temps de toute sympathie pour le suffrage universel. Ce suffrage que nous avions à peine aperçu dans quelques paroles prononcées, soit pour le combattre, soit pour dire qu'on y adhérait tout au plus théoriquement, nous ne l'avons guère rencontré que dans le discours de l'honorable M. Pirmez, discours dont le but principal a été de combattre le suffrage universel alors que personne ne l'avait formellement préconisé.

Selon nous, messieurs, la nécessité de la révision d'un pacte constitutionnel doit se révéler par une formule nette et précise.

Il faut que cette révision soit revendiquée par un mouvement incontestable de l'opinion publique qui la proclame absolument nécessaire. Il ne suffit pas de dire que des dispositions ont vieilli ; il faut affirmer nettement, catégoriquement, sans ambages ce qu'on veut faire et par quoi l'on veut remplacer les dispositions déclarées surannées.

Or, je le déclare sans détour, j'aperçois dans la proposition dont la Chambre est saisie une certaine force pour détruire ; je n'aperçois aucune puissance pour réédifier.

(page 192) Et, lorsque j'arrive à la question d'opportunité, cette même incertitude se révèle d'une manière encore beaucoup plus marquée.

L'honorable M. Couvreur croit a l'opportunité de la révision proposée,. Mais, l'honorable M. Houtart, il y a deux jours à peine, la révoquait en doute ; il semblait même admettre qu'elle n'existait pas.

L'honorable député de Bruxelles, pour justifier cette opportunité, est allé jusqu'à dire (et de son propre aveu cette assertion touchait au paradoxe) que c'était précisément parce que l'Europe était aujourd'hui profondément troublée, que la Belgique devait abdiquer sa fidélité à une Constitution qui lui a valu quarante années de paix et de prospérité.

Si, en 1848, l'honorable M. Couvreur avait siégé dans cette enceinte et s'il était venu dire alors comme aujourd'hui : « l'Europe est profondément troublée ; donc il y a lieu, à cause même de cette situation, à réviser la Constitution, » croyez-vous, messieurs, qu'une révision de la Constitution, accomplie sous cette influence, eût été entourée jusqu'à présent du respect que nous accordons à notre Constitution de 1830 ?

Cette question, messieurs, je n'hésite pas à la résoudre négativement. Mais je vais plus loin et je me demande si la proposition des honorables membres est complète. Il me semble résulter clairement des discussions auxquelles nous assistons depuis quelques jours, qu'elle ne l'est pas.

Trois articles ont été signalés comme pouvant être modifiés. L'honorable M. Balisaux, dans un langage franc et loyal auquel je rends hommage, nous en a signalé un plus grand nombre et je crois en avoir aperçu d'autres encore dans quelques-uns des discours que nous avons entendus. Eh bien, s'il en est ainsi, qu'il me soit permis de le dire, il faudrait aller plus loin et demander une révision complète de la Constitution.

Si les constitutions doivent s'inspirer des idées et des mœurs qui se modifient, des progrès qui se transforment, il ne suffit pas d'y recoudre quelques lambeaux ; il faut avoir le courage de dire que la Constitution doit être révisée tout entière. Mais s'il en devait être ainsi, si ces principes devaient prévaloir, je me demanderais et non sans quelque inquiétude quelle serait cette révision, si elle constituerait une œuvre meilleure, si elle serait inspirée par des sentiments aussi profonds de concorde et d'union, par un feu aussi vif de patriotisme. Je ne crois pas, je le répète, que notre Constitution, révisée en 1870, trouverait en 1871, le respect de toutes les opinions qui entoure encore aujourd'hui le pacte glorieux de 1831.

Messieurs, ce qui me démontre à toute évidence que cette nécessité n'existe pas, qu'il n'y a pas d'argument sérieux pour demander la révision de la Constitution, c'est qu'on a voulu rendre le gouvernement et notamment le ministre de l'intérieur responsables du dépôt de la proposition dont la Chambre est saisie en ce moment.

Certes, messieurs, s'il y avait nécessité pour la révision de la Constitution, la question de la réforme électorale ne jouerait qu'un rôle très accessoire, et toutefois j'ai entendu plusieurs membres parmi ceux qui ont signé la proposition, vous affirmer sans hésiter que, si la question de la réforme électorale n'avait pas été déférée à la Chambre, il eût été inutile de déposer cette demande de révision de la Constitution, ou que, tout au moins, on aurait pu l'ajourner. S'il en est ainsi, la nécessité n'existe pas, et l'opportunité n'est pas démontrée.

C'est ici, messieurs, que j'entre dans le domaine des explications que je dois à la Chambre.

Je pourrais faire remarquer d'abord qu'il y a une différence profonde entre les dispositions qui se rapportent aux élections provinciales et communales, et celles qui concernent les élections législatives.

L'article 108 de la Constitution a nettement déterminé le caractère des élections provinciales et communales qui sont renfermées dans le cercle restreint et en quelque sorte administratif des intérêts provinciaux et communaux.

Quant à l'élection qui fait le législateur, elle a évidemment un autre caractère. Je comprends parfaitement que lorsque le pouvoir constituant de 1831 a créé des libertés illimitées, il a voulu charger de la surveillance de ces libertés un pouvoir qui offrît les garanties d'un intérêt direct à la conservation de l'ordre dans le pays ; je comprends aussi parfaitement que lorsqu'il a déclaré que, pour les mandataires du pays qui siégeaient dans cette Chambre, on ne pourrait réclamer aucune condition d'éligibilité ; qu'il suffisait du mandat conféré par le corps électoral au citoyen le plus obscur et le plus pauvre, pour qu'il eût le droit de siéger dans cette enceinte ; je comprends, dis-je, qu'à côté de cette Chambre ainsi élue, le pouvoir constituant ait exigé des conditions de fortune ou d'aisance chez les sénateurs qui avaient une mission pondératrice à remplir. Telle fut la pensée du pouvoir constituant de 1831. Je ne veux pas examiner si elle est à l'abri de toute discussion ; mais assurément elle mérite notre respect. Ce fut une œuvre de sagesse et de prudence dont vous devez tenir compte.

Quoi qu'il en soit, il reste incontestable et incontesté qu'il y a une différence immense entre le mandat provincial ou communal qui se restreint à des intérêts locaux, et le mandat législatif qui investit les mandataires du pays de la garde et de la protection de nos libertés.

Selon moi, l'honorable M. Couvreur s'est complètement trompé lorsqu'il a dit que les peuples les plus heureux étaient ceux qui ne possédaient pas de Constitution. Selon moi, les peuples n'ont des droits assurés à la stabilité politique que lorsqu'ils possèdent une Constitution, c'est-à-dire lorsqu'ils placent au-dessus de leurs passions mobiles une règle devant laquelle ils savent s'humilier et s'incliner.

Le législateur lui-même n'a droit au respect de ceux auxquels il impose la loi, que lorsqu'il reconnaît au-dessus de lui cette même règle supérieure qu'il accepte et à laquelle il obéit.

Dans tous les temps, et je pourrais multiplier les exemples, on a vu les peuples qui n'avaient pas de Constitution, se précipiter dans une suite de réformes sans terme et sans but, et, alors qu'ils cherchaient la liberté, ne rencontrer que l'anarchie. Toutes les grandes nations libres ont possédé une Constitution. Eh bien, messieurs, s'il en est ainsi, il faut proclamer fort haut que toute idée de stabilité politique est inséparable de la durée même assignée à une Constitution ; il faut savoir reconnaître que les nations les plus heureuses, qui s'appuient le plus sur le passé, qui se confient le plus dans l'avenir, sont celles qu'anime un sentiment de respect plus profond pour leur pacte fondamental.

L'honorable M. Couvreur a comparé la Constitution à un édifice, et selon son expression, si tout un peuple joint les mains pour le soutenir, on peut impunément en renverser une colonne. D'après l'honorable M. Rogier qui, selon moi, a emprunté avec plus d'exactitude la même image, il s'agit d'une brèche qui pourrait être une cause de ruine. Puisque cette comparaison a été introduite dans cette discussion, permettez-moi, à mon tour, de l'invoquer et de vous dire que, pour nous, la Constitution est une base pour toutes nos institutions, pour toutes nos libertés. Plus cette base sera solide et stable, plus elle pourra porter de réformes utiles et de progrès sérieux.

Oui, messieurs, nous nous croyons liés par la Constitution ; mais dans les termes de la Constitution, dans l'esprit de la Constitution, nous voulons donner la main à toutes les réformes et à tous les progrès.

Ah ! messieurs, si nous tenions un autre langage, si nous n'apportions pas ici un projet de réforme électorale, on viendrait nous dire, sans doute, que nous sommes animés de pensées réactionnaires, que nous sommes hostiles à toutes les réformes et à tous les progrès. Après avoir déposé ce projet de réforme électorale, nous avons le droit de protester plus haut de notre respect inviolable pour la Constitution.

Voilà, messieurs, le langage que nous tenons, et nous convions la Chambre à nous suivre. Plus la Constitution sera respectée, plus nous pourrons marcher dans cette voie de réformes utiles et de progrès sérieux, dans laquelle nous entendons continuer à marcher d'un pas sûr et prudent.

L'honorable M. Pirmez, dans la séance d'hier, nous disait : « Qu'entendez-vous donc par ce que vous appelez la règle fondamentale des Etats libres : le gouvernement du pays par le pays ? »

Notre réponse à cela est bien simple et bien facile : nous croyons que le gouvernement doit rechercher, dans le pays, toutes les pensées généreuses, toutes les aspirations patriotiques ; que le gouvernement n'a pas la mission de s'imposer au pays, mais de l'interroger et de l'écouter. Lorsqu'une réforme et un progrès sont indiqués par l'opinion, appuyée sur la raison et sur les véritables intérêts des populations, le gouvernement doit en être l'interprète et les introduire dans la législation.

Dans la séance d'hier, l'honorable M. Pirmez, si j'ai bien compris ses paroles, nous disait qu'il n'avait pas confiance en nous. Messieurs, la confiance en telles ou telles personnes n'est pas un dogme constitutionnel ; nous ne la demanderons jamais à aucun membre de cette Chambre, pas même à nos amis. Nous appelons au contraire de tous nos vœux la discussion de nos actes, et si ces actes sont utiles, éclairés, dictés par un sage esprit de progrès et de réforme, nous espérons qu'ils trouveront un écho, une approbation sur tous les bancs de la Chambre.

Lorsque l'honorable M. Pirmez affirmait hier que lorsque notre programme avait été soumis au pays, le pays ne l'avait pas compris, je crois que l'honorable M. Pirmez s'est profondément trompé. Nous disions au pays ce que nous répétons aujourd'hui : c'est que le gouvernement doit s'inspirer de son esprit, de ses mœurs, de ses vœux, de ses tendances vers les réformes fécondes et utiles. Nous voulions, ajoutions-nous, que le gouvernement n'exerçât plus cet ascendant absolu que nous reprochions au cabinet précédent ; nous voulions que, dans toutes les carrières, dans toutes les positions, dans toutes les situations, il cherchât à servir les (page 193) intérêts du pays plutôt que les siens propres ; et, comme témoignage de cette conviction, dans cette matière si importante des élections législatives, alors qu'allaient se créer par le mandat populaire des législateurs qui devaient être aussi les juges des ministres, les juges du gouvernement, nous déclarions sans hésiter que le gouvernement ne devait pas intervenir.

Aussi, dès le moment où nous nous sommes trouvés appelés à cette noble mission de gérer les intérêts publics, nous sommes-nous abstenus de toute action dans les élections ; c'était le premier hommage rendu à ce principe du gouvernement du pays par le pays. Et lorsque l'honorable M. Pirmez vient nous dire que le pays n'a pas parlé, qu'il vote et n'a pas de voix, nous répondons : Oui, le pays a parlé ; oui, le pays a une voix, et c'est cette voix du pays qui nous a maintenus sur ces bancs.

En un mot, nous croyons, dans le cours de ce débat, être restés fidèles à deux pensées fondamentales : nous voulons l'ordre, la stabilité par la Constitution ; le progrès par toutes les réformes qui répondent à l'esprit de la Constitution.

C'est dans cette voie que nous continuerons à marcher.

(page 199) M. De Fré. - Si la discussion qui a été soulevée par l'honorable M. Demeur et ses amis est inopportune, si elle est dangereuse, comme le soutient le ministre de l'intérieur, la faute en est au gouvernement-. C'est lui qui a provoqué cette discussion. Sans son projet de loi sur la réforme électorale, la proposition de révision n'aurait pas encore vu le jour.

La politique du cabinet conservateur, c'est de ne tenir compte, pour le droit de suffrage, ni de l'intelligence, ni de l'instruction, de donner le plus de droits à ceux qui savent le moins. Voilà la politique qui a été suivie depuis 1830, lorsque le parti conservateur est devenu majorité. Depuis lors, on a refusé le droit électoral à la capacité.

Nous, ce que nous demandons, et c'est ce qui nous distingue du gouvernement, c'est de donner autant de droits à l'instruction qu'à la fortune. Si vous pouviez donner le droit électoral pour les Chambres à ceux qui ne payent que 20 francs, vous le feriez, parce que pour votre politique vous avez toujours trouvé plus d'appui parmi les petits électeurs censitaires que parmi les électeurs instruits ; nous libéraux, nous avons demandé qu'on rendît hommage à l'intelligence en même temps qu'au capital.

Vous ne voulez pas de la réforme de l'article 47 parce que vous dites : L'article 47 a fait la situation actuelle et cette situation actuelle nous a donné le pouvoir ; pourquoi chercherions-nous à défaire un article qui nous a mis au pouvoir et qui nous y maintiendra très longtemps, aussi longtemps qu'on ne parviendra pas à donner le même droit à la capacité.

Quant à l'article 56, vous dites : Le Sénat, tel qu'il est composé, a toujours été plus défavorable que favorable au gouvernement libéral et lorsque le Sénat a empêché beaucoup de lois libérales de passer, vous voudriez que nous, gouvernement conservateur, gouvernement catholique, nous prêtions les mains à la réforme de l'article 56 ! Et, en effet, il vaut mieux, dans l'intérêt de votre politique, donner le droit de suffrage sans instruction, sans capacité aux électeurs à 10 francs ; avec ce système, vous êtes certain de bouleverser toutes les administrations communales du pays.

Messieurs, je tiens à motiver mon vote sur la prise en considération ; je tiens à dire à la Chambre de quelle manière j'entends la modification de l'article 47 et la modification de l'article 56 de la Constitution.

Ce qui m'a surtout déterminé à prendre la parole dans cette discussion, ce sont les interpellations qui ont été faites. L'honorable M. Rogier, avec toute la bienveillance qui le caractérise, a dit aux signataires de la proposition : Que voulez-vous mettre à la place ? Voulez-vous le suffrage universel ?

L'honorable M. Pirmez a dit : C'est le suffrage universel que l'on veut mettre à la place de l'article 47 ; moi je le sais mieux que les signataires de la proposition ; je l'affirme. Et partant de cette hypothèse, il a fait une charge à fond contre le suffrage universel, que personne n'avait défendu.

- Plusieurs membres. - Si, si.

- Un membre. - M. Defuisseaux l'avait défendu.

M. De Fré.- Cette affirmation de M. Pirmez fait penser à ce personnage de la fable qui, pour faire dévorer quelqu'un qui lui déplaît, le charge de tous les crimes imaginables. Quant à moi, j'ai combattu le suffrage universel alors que le suffrage universel était tout-puissant et qu'il menaçait l'indépendance de la Belgique.

Aujourd'hui M. Pirmez a fait une histoire posthume, et quand il veut attribuer à ceux qui ont signé la proposition et à ceux qui viennent la défendre, l'intention de vouloir introduire le suffrage universel qui doit amener le despotisme, je dis que c'est manquer de charité envers ses collègues que de venir les dénoncer comme de mauvais citoyens.

M. Coomans. - Je ne suis pas mauvais citoyen parce que je suis partisan du suffrage universel.

M. Bouvier. - Il n'y a rien de personnel là dedans.

C'est M. Pirmez que l'on attaque.

M. Coomans. - Bon.

M. De Fré. - Je demande la permission à la Chambre de lui lire un tout petit passage d'un opuscule écrit il y a dix ans et dans lequel je caractérisais ce que c'était que le suffrage universel, dont l'honorable M. Pirmez a fait une peinture à la fois si sinistre et si vraie.

« Le suffrage universel ! quelle merveilleuse théorie et quel merveilleux instrument au profit de la tyrannie, lorsqu'il n'a pas pour corollaires une discussion libre et une instruction suffisamment répandue !

« On appelle les infirmes, les aveugles, et on leur donne un bulletin que les uns ne savent pas lire et que les autres ne savent pas voir ; un sacristain est là qui leur dit : En mettant ce bulletin dans l'urne, vous gagnerez le paradis. Et ils déposent le bulletin dans l'urne.

« On appelle les travailleurs, gens simples et honnêtes qui croient que les mots sont des choses, et on leur dit : A l'aide de ce bulletin que vous mettrez dans l'urne, vous ferez fleurir le travail national, et ils déposent le bulletin dans l'urne.

« On appelle aussi les hommes prudents, et on leur dit : Vous, vous savez de quoi il s'agit ; mais vous auriez tort de résister au courant. On vous ferait un mauvais parti. Le mieux, c'est de voter avec la masse ; voici un bulletin, et ils le mettent dans l'urne.

« Reste enfin la dernière catégorie. C'est l'héroïque phalange des gens de cœur ; elle n'empêche pas Néron de ceindre la pourpre impériale ; mais elle ne l'acclame pas. Elle proteste au nom du droit ; elle se fait décimer par la force ; elle ne se livre pas et remplit dans l'histoire le rôle glorieux de conserver et de garder dans son âme le feu sacré de la justice et de la liberté. Quand tout a croulé, elle reste debout comme la colonne d'un temple antique qui rappelle la beauté grandiose du monument détruit ; c'est chez cette minorité que s'est toujours réfugiée la vie immortelle de la nation. C'est d'elle que doit jaillir plus tard cette vive lumière qui réveille les masses assoupies sous le despotisme.

« Le suffrage universel, sans discussion libre et sans instruction généralement répandue, est un excellent moyen de sacrer la tyrannie qui trouve ainsi tout le monde complice de ses attentats. Si quelqu'un s'en plaint, ou lui répond : Tu l'as voulu, Georges Dandin. » (La Belgique indépendante, 1860).

Messieurs, l'honorable M. Rogier vous a dit, dans une des dernières séances, que le suffrage universel est un idéal lointain qui, comme la paix universelle, comme le bien-être universel, doit être une chose enviable. Mais, comme, en politique, nous traitons des choses du jour, des choses pratiques, nous avons à examiner si dans tous les pays le suffrage universel peut fonctionner au profit de la liberté.

Dans les pays où l'instruction n'est pas descendue dans les masses et où il existe de vieux préjugés ou de vieilles superstitions, le suffrage universel ne peut amener que le despotisme militaire ou le despotisme théocratique.

Or, le despotisme militaire, dans tous les pays et dans tous les temps, amène l'invasion, et le despotisme théocratique, dans tous les pays et dans tous les temps, amène la mort morale d'un peuple.

L'éducation des masses se fait d'une manière lente et pénible et lorsque dans un pays qui a été écrasé soit par le despotisme militaire, soit par le despotisme théocratique, un gouvernement libéral vient à luire, qu'il s'y maintienne pendant un quart de siècle, ou même pendant un demi-siècle, si l'éducation n'est pas descendue dans les masses, si de vieux préjugés ou de vieilles superstitions continuent à subsister, le jour où on y proclamerait le suffrage universel, le suffrage universel ramènera la vieille servitude.

Permettez-moi, à l'appui de cette théorie, de vous citer la France.

En 1815, nous voyons s'établir en France un gouvernement libéral ; il s'y fait un mouvement politique, littéraire et philosophique très considérable ; mais jusqu'en 1848, ce mouvement a passé par-dessus la tête des masses ; les masses n'en ont pas profité, elles sont restées avec leurs vieux préjugés, avec leurs vieilles superstitions (interruption) qui, au lieu de les faire voter pour la liberté, les ont toujours fait voter pour le despotisme. Les masses sont retournées jusqu'en 1815 pour retrouver le vieux sillon, les vieilles traditions despotiques.

Le mouvement intellectuel, politique, littéraire et philosophique n'avait pas eu d'effet sur elles, parce qu'on les avait négligées ; l'instruction leur faisait défaut.-

La Belgique a été sous le joug théocratique pendant des siècles ; depuis 1815 nous ne sommes plus sous ce joug ; depuis 1830 surtout, un grand mouvement s'est fait dans le pays ; l'instruction a été répandue ; le pays a gagné en intelligence, en influence politique, mais comme les masses ne sont pas affranchies de leurs vieilles superstitions, le jour où vous proclameriez, en Belgique, le suffrage universel, les masses vous ramèneraient à la vieille servitude, au vieux despotisme théocratique.

Voilà pourquoi le suffrage universel qui est un bel idéal comme la paix universelle, si on l'applique à des pays qui ne sont pas complètement affranchis de leurs vieux préjugés et de leurs vieilles superstitions, au lieu de vous conduire vers la liberté et de vous faire faire un pas vers le progrès, vous ramène vers l'esclavage ; voilà aussi pourquoi je ne veux pas remplacer l'article 47 de la Constitution par le suffrage universel.

(page 200) Que s'agit-il donc de mettre à la place de l'article 47 ?

L'article 47 crée un privilège au profit du capital ; l'intelligence est méconnue, elle est humiliée ; le capital et l'intelligence sont deux grandes forces, il faut leur rendre un égal hommage, leur donner le même droit.

C'est l'union de ces deux forces qui produit tout ; toute production est le résultat de ces forces combinées. Une société sans capital, comme une société sans intelligence, ne ferait que des œuvres imparfaites.

Je ne demande pas qu'on substitue la capacité au cens ; je demande qu'on adjoigne la capacité au cens. Est-ce là, messieurs, une proposition dangereuse ? Est-ce une chose injuste ? Mais qu'était-ce donc que notre Congrès national, ce Congrès que nous entourons de tant d'hommages ? Qu'était-ce que cette illustre assemblée de 1830 ?

Mais, messieurs, elle est sortie non pas d'un corps électoral composé exclusivement de censitaires, mais d'un corps électoral composé à la fois de censitaires et de gens capables (décret du 10 octobre 1830). Et c'est pour cela qu'elle a été si grande ; c'est pour cela qu'elle laissera dans l'histoire un sillon radieux ; c'est pour cela que la plus grande partie de ses dispositions sont empreintes d'un caractère d'immortalité.

Jusqu'en 1836, la capacité constituait pour les élections provinciales et communales une des bases du droit électoral ; mais à cette époque, le parti catholique s'est formé, est arrivé au pouvoir et la capacité a été repoussée. Le cens seul est resté.

En sorte, messieurs, que quand nous demandons aujourd'hui l'adjonction des capacités, nous ne demandons qu'à revenir à un régime qui a été pour nous un régime de grandeur, un régime de liberté vraie. Nous ne demandons donc pas une chose périlleuse, mais une chose sage et nécessaire, un progrès en même temps qu'un acte de justice.

Il est arrivé qu'il y a eu des ministères qui étaient plus avancés que la majorité qui l'appuyait. Nous avons vu, en effet, apporter dans cette enceinte des projets de lois réalisant des réformes nécessaires et qui cependant n'ont pas réuni la majorité de cette assemblée.

Il en a été ainsi des projets de lois abolissant la contrainte par corps, et abrogeant la disposition de l'article 1781 du Code civil. Sur ces questions, messieurs, le gouvernement libéral s'est trouvé plus avancé que sa majorité.

Dans le projet de loi sur la réforme électorale que nous avons voté en 1867, il y avait une disposition qui rendait hommage à la capacité, elle admettait au suffrage pour la province et la commune, une catégorie de citoyens, en vertu de leur capacité et sans payement d'aucun cens.

Eh bien, la majorité de cette assemblée n'a pas voté cette disposition.

Laissez-moi, messieurs, vous dire franchement pourquoi.

La première cause, c'est que le corps électoral n'est composé que de censitaires. J'ai la conviction que de pareilles déceptions ne se seraient point produites, si, à côté du nombre d'électeurs en vertu du cens, vous aviez un autre nombre en vertu de la capacité, un autre corps électoral.

Il y a une seconde cause : c'est que tous ceux qui aiment leur pays et qui doivent venir de la province, de quelque intelligence qu'ils puissent être doués, s'ils sont pauvres, ne peuvent pas arriver dans cette assemblée.

En effet, vous avez beau dire que tous les citoyens sont éligibles en Belgique ; non, n'est pas éligible et ne peut arriver dans cette enceinte, celui qui n'a pas de fortune et qui doit abandonner son état, pour venir ici défendre les intérêts du pays.

Il peut arriver que, dans telle ville, dans telle commune, un homme dévoué à son pays, intelligent, progressif, apte aux affaires, ne doive céder la place à un plus riche que lui ; alors même que ce riche, serait moins intelligent, moins apte aux affaires et moins capable de faire progresser son pays. Mais il est écarté, parce qu'il est pauvre et que la Constitution, qui ne paye pas les fonctions législatives, fait ainsi la guerre à la pauvreté !

Messieurs, j'arrive à l'article 56, Il est incontestable que tous ceux qui ont suivi la politique belge depuis 1830 reconnaissent que l'article 56 renferme un grand vice, celui d'être une disposition aristocratique. J'admets qu'il soit utile d'avoir deux Chambres ; je crois qu'il est bon que les lois soient soumises à une révision ; je veux laisser subsister les trois branches du pouvoir législatif.

Un second débat sur un projet donne à la loi un plus grand prestige. En allant de la Chambre des représentants au Sénat, il se peut qu'on découvre dans un projet de loi une lacune quelconque. Cela est vrai, surtout pour des lois d'une grande étendue.

Mais, messieurs, l'expérience l'a démontré ; il est utile que les deux assemblées sortent de la même source démocratique.

En Angleterre, vous trouvez une vieille aristocratie qui a toujours marché d'accord avec la chambre des communes pour toutes les réformes, qu'elles soient religieuses, économiques ou politiques.

Jamais elle n'a arrêté l'élan de la chambre des communes. Mais en Belgique il est autrement. Ici nous voyons des conflits nombreux qui tiennent à la formation du Sénat, au cens élevé d'éligibilité.

C'est par suite de cette différence d'origine que nous avons eu tant de conflits : En 1841,conflit entre la Chambre des représentants et le Sénat, à propos du ministère Lebeau-Rogier. En 1849, conflit à l'occasion d'un excellent projet de loi qui avait été présenté par l'honorable M. Frère-Orban sur le crédit foncier. En 1851, conflit à l'occasion du droit de succession. En 1854, conflit à propos de la loi sur les fondations de bourses, En 1868, triple conflit à l'occasion des projets de lois relatifs a la contrainte par corps, et conflit à l'occasion de l'abrogation de l'article 1781 du code civil.

Messieurs, il n'est pas bon qu'il y ait de pareils conflits ; il ne faut pas un pareil spectacle ; il ne faut pas à tort arrêter de nouvelles lois qui ont été votées jusqu'à deux fois par la Chambre des représentants. Il y a là pour un corps législatif une cause de discrédit qui est de nature à ôter un certain prestige au pouvoir législatif.

Je n'attaque pas les hommes : ce ne sont pas les hommes qui sont mauvais, ce sont les principes qui les inspirent, qui les rendent hostiles au progrès, ce sont les principes qui leur font faire obstacle au progrès. Eh bien, si vous aviez la même origine démocratique pour les deux Chambres, il est certain que ce conflit n'existerait pas.

J'ai une dernière observation à faire et j'avais oublié un argument à opposer à M. le ministre des finances, relativement à l'article 47.

L'honorable ministre des finances a soutenu que, dans tous les temps, la base du droit électoral s'est trouvée inscrite dans la Constitution ; que tous les pouvoirs constituants ont voulu ainsi rendre cette base immuable. L'honorable ministre des finances s'est trompé ; ni dans la charte de Louis XVIII, ni dans la charte de Louis-Philippe, ne se trouvent inscrites les bases du droit électoral.

L'honorable ministre peut voir l'article 35 de la charte de Louis XVIII l'article 30 de la charte de Louis-Philippe ainsi que la loi du 19 avril 1831 qui déterminait à quelle condition on était électeur en France, avant l'introduction du suffrage universel.

Messieurs les signataires de la proposition ont pensé que c'était le lendemain de la retraite du parti libéral qu'il fallait chercher à remédier à l'organisation qui avait produit pour le pays un effet désastreux et funeste à son développement politique. Mais ceux mêmes parmi nos amis, en dehors des signataires, qui seraient favorables à la modification de l'article 47 en tant qu'il s'agit d'adjoindre au cens la capacité, trouvent que le moment n'est pas venu.

L'Europe est en armes ! Mais en 1830 lorsque vous avez fait cette Constitution, l'Europe était-elle tranquille et la Belgique était-elle bien assise ? La Belgique ressemblait alors à un navire battu par les flots et battu par la tempête ; à cette époque la France n'était pas encore affermie ; elle était ravagée, à l'intérieur, par la guerre civile, par un ennemi commun : les républicains et les Vendéens. La sympathie de l'Angleterre n'était pas encore très vive pour nous, la Pologne et l'Italie étaient soulevées et toutes les grandes puissances nous étaient hostiles. Et alors il y a eu assez de virilité, assez d'énergie, assez de courage et assez de témérité pour faire cette Constitution de 1831 et pour y inscrire ces principes que nous savions d'avance déplaire aux grandes puissances qui nous menaçaient dans notre existence.

Eh bien, je dis : Honneur à ces grands patriotes qui ont bravé les périls !

Je dis que c'est grâce à cette énergie morale que cette œuvre immortelle a été faite. Mais j'ajoute : Aujourd'hui, nous n'avons plus cette témérité, nous n'avons plus ce courage. Et cependant nous donnerions à l'Europe un beau spectacle, si, au milieu de ces luttes sanglantes que nous voyons autour de nous, la Belgique poursuivait avec calme et courage le développement de ses destinées.

Vous ne voulez pas, messieurs, donner ce spectacle au monde ; vous ne voulez pas faire ce qui, selon moi, serait un acte de grande virilité et de nature à provoquer davantage les sympathies des peuples libres. Mais j'ai la conviction que, à un moment donné, la modification de ces deux articles deviendra une question de salut public. J'ai la conviction qu'un jour, un ministre montera à cette tribune et viendra demander, au nom du roi, la révision de ces deux dispositions, que vous combattez aujourd'hui.

(page 193) M. Brasseur. - Messieurs, ma première impression a été de voter pour la prise en considération, tout en votant contre la révision de la Constitution. Mais, après avoir entendu les discours de l'honorable M. Balisaux et de l'honorable M. Coomans, je n'ai plus hésité. Je voterai contre la prise en considération. C'est ce qui m'engage à prendre la parole pour motiver mon vote en quelques mots.

Il y a trois questions à examiner.

La première, que veulent les auteurs de la proposition ?

La seconde, le pays réclame-t-il réellement ce que veulent les auteurs de la proposition. ?

En troisième lieu, est-ce le moment de procéder à une révision de notre pacte fondamental ?

Messieurs, quant au premier point, si nous avions à faire une constitution, si le terrain était vierge, je crois que nous serions vite d'accord ; nous serions, je pense, tous du même avis qu'il y a dans notre pacte fondamental des dispositions qui devraient être révisées et qui le seraient. Mais la question n'est pas là. Il s'agit de savoir si la Constitution actuelle, telle que nous l'avons, doit être révisée, et si l'on doit toucher à notre édifice politique tel qu'il est établi depuis quarante ans.

L'honorable M. Demeur propose deux changements à la Constitution. Il propose notamment de conférer au législateur le droit de déterminer les conditions électorales. Sous ce rapport, l'honorable M. Rogier s'est donné beaucoup de peine pour demander aux signataires de la proposition en qu'ils veulent.

M. Rogier. - Je ne me suis pas donné beaucoup de peine.

M. Brasseur. - Pardon, vous avez demandé itérativement aux auteurs de la proposition ce qu'ils voulaient, vous leur avez dit de se mettre d'accord, et l'honorable M. Demeur vous a dit que vous ne l'aviez pas compris.

De plus, l'honorable M. Pirmez a fait une longue analyse pour prouver aux auteurs de la proposition qu'ils veulent le suffrage universel.

Eh bien, cette analyse était complètement inutile.

Les signataires de la proposition veulent le suffrage universel, et ils veulent plus, puisqu'ils exigent qu'à l'avenir le législateur fixera les conditions de l'électoral, et que ce législateur pourra stipuler ce que bon lui semblera.

Il pourra donc admettre le suffrage universel, comme il pourra prendre pour base de l'électorat le cens plus ou moins élevé ou la capacité.

Il aura carte blanche ; il aura un pouvoir omnipotent. C'est une véritable boîte de Pandore, d'où pourra sortir tout ce que le caprice variable et mobile d'une assemblée délibérante voudra dicter à la nation belge. Et vous croyez que j'irai conférer à un corps, assujetti à des passions politiques, à des entraînements irréfléchis, le pouvoir de décider une des questions vitales de notre existence politique ?

Savez-vous quelle pourrait être la conséquence d'un pareil système ? C'est qu'à un moment donné une majorité mal inspirée fixerait pour toujours le pouvoir entre ses mains par une loi électorale, qu'elle pourrait faire comme elle l'entendrait par cela même qu'elle serait la majorité. Ce serait un malheur pour la Belgique. j

Mais il ne s'agit pas seulement de changer deux articles de la Constitution.

Une fois que vous serez entrés dans cette voie, vous iriez forcément plus loin, vous ne pourrez pas vous arrêter à deux articles, et ce qui le prouve, c'est le discours de l'honorable M. Balisaux.

L'honorable M. Balisaux demande à son tour la révision d'autres articles du pacte fondamental, et son discours fixe parfaitement le terrain de la discussion. Parlant dans un langage figuré, il nous a dit :

« II y a dans ce monument des pierres qui sont vermoulues, mais dont l'enlèvement ne peut nuire, en aucune manière, à la solidité de l'édifice qui vivra encore des siècles. Permettez-nous de faire les réparations nécessaires pour que ce monument, qui a un aspect de vétusté à cause de ces pierres qui le déparent, reprenne un aspect de jeunesse. »

Messieurs, je n'aime pas les arguments par comparaison ; ils sont très dangereux et un dicton populaire dit avec beaucoup de justesse :« comparaison n'est pas raison. » L'honorable M. Balisaux a versé dans une erreur : Sans doute, il n'y a rien de plus simple que de réparer une maison quand elle appartient à un seul et unique propriétaire, surtout quand il ne s'agit que de remplacer quelques pierres vermoulues et qu'il ne s'agit pas de porter atteinte à la solidité de l'édifice.

Mais lorsque cet édifice appartient à des millions d'individus qui en sont tous copropriétaires, - et c'est ici le cas, puisque la maison politique qu'on appelle la Constitution, appartient en propriété aux cinq millions de Belges, - alors la question est tout autre.

En admettant que ces millions de citoyens soient d'accord pour opérer un changement...

M. Bouvier. - C'est une question d'architecture.

M. Brasseur. - C'est l'image dont on s'est servi dans cette discussion.

En admettant qu'on soit d'accord sur le principe du changement, il faudra encore se mettre d'accord sur la question de savoir quelles pierres on ôtera : là est la grande difficulté. Les auteurs de la proposition en ont indiqué deux ; M. Balisaux trouve qu'il y en a d'autres.

- Un membre. - Il en a trouvé cinq.

M. Brasseur. - Cela fait déjà sept.

M. Bara. - Il faudra une carrière.

M. Brasseur. - Certains membres viendront en proposer d'autres, et ils auront le même droit que les honorables MM. Demeur, Balisaux et Coomans.

Les uns demanderont franchement le suffrage universel.

Les autres trouveront qu'il y a lieu de réformer l'article 63 qui stipule l'inviolabilité du roi. Ils viendront soutenir que l'inviolabilité du roi est une fiction politique, et que la thèse que le roi ne peut mal faire est un véritable dogme qui n'est plus à la hauteur du siècle.

D'autres encore et l'honorable M. Balisaux l'a soutenu, si je ne me trompe, contesteront au roi le droit de commander les armées de terre et de mer. Là déjà il trouvera des contradicteurs. L'honorable membre a fourni lui-même l'objection, puisque, d'après lui, cet article n'a plus de signification depuis le traité de 1839 qui stipule notre neutralité.

Mais alors, pourquoi un changement à une Constitution pour un article qui, en définitive, est anodin et devient sans portée, comme l'a fait remarquer l'honorable M. Bouvier ?

D'autres citoyens viendront discuter le droit de grâce du roi. Ils diront que quand la justice a prononcé, la peine doit être appliquée, en se basant sur des motifs d'ordre social.

D'autres repousseront, avec l'honorable M. Balisaux, l'article 84 qui ne permet pas de réviser la Constitution pendant la régence. II se trouvera encore des personnes qui ne partageront pas leur manière de voir et qui soutiendront que le législateur constituant a été très sage, en défendant une révision pendant la régence.

C'est qu'en effet, messieurs, pendant la régence, un peuple ne se trouve pas dans sa situation normale ; c'est, pour un peuple, une époque de crise que celle où il y a un roi mineur et à côté de lui un régent : L'histoire prouve que cette situation n'est pas exempte de danger.

M. Balisaux. - Le peuple est mineur alors.

M. Brasseur. - Le peuple est majeur et le roi est mineur et, pour compléter la personne mineure, on doit recourir à une régence.

Dans de pareilles conditions, dira-t-on, et avec raison, il ne faut pas greffer une difficulté plus grande sur le danger de la régence, d'autant plus que dans la vie d'un peuple, dix-huit ans ne sont pas plus qu'une heure dans la vie d'un individu.

D'autres encore ne voudront pas de l'article 99, et diront avec raison que la nomination des présidents et vice-présidents des tribunaux de première instance ne devrait pas dépendre des conseils provinciaux et que (page 194) le Sénat n'a aucune compétence pour intervenir dans la nomination des conseillers de la cour de cassation.

Vous le voyez, une fois que l'on entame une disposition, vous ne pouvez plus vous arrêter.

Chaque citoyen ayant le droit d'attaquer une disposition de la Constitution, d'entamer une pierre du monument, tout l'édifice y passera.

Je demanderai à l'honorable M. Balisaux s'il est encore convaincu qu'il restera une pierre de l'édifice dont on ne veut ôter que quelques pierres vermoulues.

Il y a plus, messieurs. L'honorable M. Pirmez nous l'a dit : Nous avons en Belgique une société puissante par son nombre et dangereuse par ses principes, c'est l'Internationale.

Du moment que vous mettrez en discussion les différents articles de notre pacte fondamental, l'Internationale pourra venir dire qu'elle aussi prétend s'asseoir au banquet de la vie politique, et invoquant le droit de souveraineté nationale, soutenir qu'elle doit avoir son mot à dire dans les réformes que vous avez en vue.

Et alors, messieurs, ce ne seront pas des discussions politiques auxquelles vous assisterez, vous aurez à examiner à fond toutes les questions sociales. On viendra vous rappeler avec Proudhon que la propriété est un vol et on reproduira les arguments qu'on a toujours invoqués à l'appui de cette thèse. On viendra soutenir que le premier possesseur n'a pas pu acquérir la propriété, que le fait brutal de la possession ne pouvait pas constituer un titre, et que dès lors les successeurs n'ont pas pu recevoir de leur auteur un droit qu'il n'avait pas lui-même. On viendra vous dire que l'hérédité n'est pas légitime, parce qu'un homme qui meurt, rompt les rapports qui existent entre lui et ses biens, que dès ce moment ces biens n'ont plus de propriétaire, deviennent vacants et doivent, par conséquent, faire retour à la société.

On ajoutera qu'il n'y a pas de motif de les donner à des parents, et que dès lors le système de l'hérédité n'est qu'une fiction absurde. On viendra attaquer la famille ; on viendra attaquer tous ces grands principes qui forment aujourd'hui la base de toute organisation sociale, l'honneur, la force et la gloire des sociétés modernes : tout y passera. Oseriez-vous me garantir qu'il restera encore une pierre de l'édifice politique et social ?

Il est vrai que l'honorable M. Balisaux ne veut pas aller aussi loin ; il se borne à réclamer quelques modifications constitutionnelles ; il ne veut pas qu'on touche à certains articles ; il est même prêt à voter la peine de mort contre tous ceux qui n'admettraient pas les vingt-quatre premiers articles de la Constitution.

M. Balisaux. - C'est donc un procès au discours de M. Balisaux que vous faites ? (Interruption.)

M. Brasseur. - Du tout, je discute vos opinions.

M. Bara. - Vous avez cependant le même programme politique.

M. Brasseur. - Je puis avoir politiquement les mêmes opinions que M. Balisaux et ne pas partager sa manière de voir dans une question déterminée. Voulez-vous donc que tout le monde soit placé sous le même joug ?

- Des membres à gauche. - Qui dit cela ?

M. Brasseur. - Parce que j'ai le même programme politique que M. Balisaux, vous voulez que je parle comme lui sur toutes les questions ?

- Des membres à gauche. - Mais personne ne dit cela.

M. Brasseur. - Pardon, M. Bara me le reproche.

M. Bara. - Je ne vous fais pas de reproche.

M. Brasseur. - M. Balisaux ne veut pas que l'on touche aux 24 articles de la Constitution... sous peine de mort. Le procédé est un peu illibéral, mais enfin, en admettant ce système, M. Balisaux devrait permettre également à d'autres de maintenir, sous peine de mort, les articles pour lesquels ils ont une prédilection marquée. Quant à moi, je défendrai, sous peine de mort, les articles 24 à 47, un collègue prendra sous sa protection les articles 48 à 70, et ainsi de suite ; on arriverait à cette conséquence qu'il est défendu de changer la Constitution sous peine de mort. Telle est la conséquence du raisonnement de l'honorable M. Balisaux. S'il s'oppose à ce que l'on modifie les articles 1 a 24, il doit admettre que l'on n'en change pas un seul et qu'on les maintienne tous.

Mais pourquoi et de quel droit l'honorable M. Balisaux ne veut-il pas qu'on touche aux 24 premiers articles, et croit-il par hasard que si on entrait dans la voie de la révision, il n'y aurait rien à y changer ? Eh bien, je n'hésiterais pas à attaquer l'article 7 de la Constitution qui consacre la liberté individuelle. On pourrait dire à l'honorable M. Balisaux qu'en Belgique la liberté individuelle n'est pas assez garantie et qu'il nous la faut comme en Angleterre, parce qu'il est impossible de maintenir à un juge le droit de vous faire conduire en prison, sauf à vous renvoyer purement et simplement couvert de honte, quand il a reconnu son erreur.

Comme vous le voyez, messieurs, les auteurs de la proposition savent ce qu'ils veulent aujourd'hui (interruption). Oui, vous savez ce que vous voulez ; mais les millions de citoyens qui ont les mêmes droits que vous, pouvez-vous garantir qu'ils ne voudront pas aller plus loin que vous ?

Savez-vous même où ils voudraient conduire le pays ? Non, messieurs, la prudence commande de ne pas courir les aventures de changements dont on ne peut prévoir ni les conséquences ni la fin.

Je passe à la seconde question.

Si la Belgique réclamait des changements à la Constitution, si le pays avait manifesté son opinion à cet égard, je comprendrais qu'il faille immédiatement procéder à une révision de notre pacte fondamental. Le pays veut-il cette réforme ?

Messieurs, il y a deux manières de consulter l'opinion du pays. Nous sommes admirablement placés aujourd'hui pour la connaître. Nous sortons des élections. Eh bien, je dois le dire, quant à moi, je ne dirai pas pas un électeur, mais pas un habitant de mon arrondissement ne m'a parlé de révision de la Constitution et je suis bien convaincu que beaucoup d'entre vous se trouvent absolument dans le même cas. Par conséquent, nous qui sommes les mandataires du pays, nous qui, en définitive, ne devons agir que d'après les vœux de nos mandants, nous ne pouvons concourir ici à la propagation d'idées de réforme constitutionnelle dont il n'a été question que dans deux villes.

La volonté du pays se manifeste encore par la voie du pétitionnement. Eh bien, ce pétitionnement a-t-il été assez nombreux, assez large pour qu'on puisse dire que les populations réclament une réforme constitutionnelle ? Je n'hésite pas à répondre que non. Et quand l'honorable M. Couvreur dit dans son discours qu'il est plus alarmé de notre situation intérieure que de notre situation extérieure ; quand il nous dit :

« Sans doute, il ne faut pas que le pouls d'un pays balte la fièvre ; que chaque jour, dans chaque localité, la presse, les assemblées publiques sonnent le tocsin et s'excitent au combat. Mais cet état est encore moins dangereux que celui qui, depuis quelque temps, se dessine autour de nous : la désaffection des classes populaires, leur manque de confiance dans leurs tuteurs naturels, leurs dispositions farouches à repousser les mains amies qui se tendent vers elles pour élever leur niveau social et politique. Lorsque j'entends des hommes jeunes, intelligents, instruits, éloquents, sortis des rangs de la bourgeoisie, dire au peuple qu'il doit répudier toute espèce de droit de suffrage, même le suffrage universel, comme un piège qui le livrera une fois de plus à son ennemi le bourgeois ; lorsque je vois des groupes de citoyens se désaffectionner de la politique sous prétexte que ceux qui l'exercent sont pour eux sans entrailles, lorsque je constate, dans certaines classes de la société, la sombre résignation de l'animal vaincu qui guette l'occasion d'une revanche ; lorsque je vois ces phénomènes se produire, je dis que la société belge est malade qu'il est temps d'agir, qu'il est temps de donner des gages à ceux qui se détournent de nous.

« Ah ! il n'y a pas de pétitions sur le bureau !

« Voulez-vous que je vous dise pourquoi il n'y en a pas ?

« Ceux qui pourraient et devraient en envoyer disent : A quoi bon ? On ne nous écoutera pas. Nous savons le cas qu'on fait de nous. Nous n'attendons plus rien des censitaires et de leurs représentants. C'est de nous-mêmes que nous voulons tenir nos droits. Nous sommes le nombre ; nous sommes la force et nous vous le ferons bien sentir lorsque l'heure sera venue. A la loi des majorités nous substituerons la loi de notre intérêt. Non, ce n'est plus là de la démocratie.

« Je dis, messieurs, que, lorsque dans un pays, on peut tenir ce langage qui rappelle la souveraineté du but et les souvenirs de 93, je dis qu'il est temps que le législateur agisse pour détruire d'aussi détestables tendances. »

Est-ce là la situation du pays ? Avez-vous remarqué dans vos arrondissements que le peuple fût prêt à s'y soulever pour réclamer une réforme constitutionnelle ? Il n'en est rien ; ce sont des craintes vagues, chimériques, qui ne doivent exercer aucune influence sur vos décisions.

Quant au troisième et dernier point : Est-il opportun de réviser la Constitution dans les circonstances actuelles ? cette question a déjà été traitée suffisamment par quelques honorables membres pour que je puisse me dispenser de vous en entretenir longuement. Messieurs, je ne pense pas que ce soit le moment de songer à un changement de notre pacte fondamental. Savez-vous quel doit être notre rôle dans les (page 195) circonstances actuelles ? C'est de rester calmes et tranquilles comme il convient à un peuple faible.

N'entretenons pas l'Europe d'une agitation que nous irions fomenter de gaieté de cœur et qui pourrait tourner contre nous ; ne fournissons pas à nos puissants voisins de prétexte à des récriminations.

Je terminerai par une observation qui m'a vivement frappé dans le discours de l'honorable M. Dumortier. Il a parlé d'une intervention étrangère ; il a fait allusion à une interpellation que j'ai faite, il y a dix jours.

Vous vous rappelez tous que l'honorable ministre a constaté, avec une réserve que j'approuve, qu'il n'y a pas eu de note diplomatique remise ; mais pour ceux qui ont pu lire entre les lignes, et tout le monde l'a fait : il y a eu une note diplomatique officiellement lue qui se terminait par ces mots : Que le langage de l'Allemagne était amical, mais ferme et décidé.

M. le ministre des affaires étrangères a répondu qu'en présence de notre Constitution, il lui était impossible de faire la moindre concession. Chaque fois qu'une puissance étrangère a voulu réclamer des modifications à l'une de nos grandes libertés, le ministre des affaires étrangères a pu se réfugier derrière la Constitution.

Eh bien, je suppose que vous entriez dans la voie d'une révision de la Constitution, n'aurez-vous pas à redouter l'intervention des puissances étrangères qui viendraient vous dire : « Aussi longtemps que vous pouviez m'opposer votre pacte fondamental, je n'ai pas insisté, parce que c'est une chose très grave que de forcer un peuple à changer sa Constitution. Mais aujourd'hui que vous le faites volontairement, vous allez mettre votre législation en harmonie avec les nécessités du temps, avec l'ordre social actuellement existant qui ne permet pas une liberté de la presse aussi large que vous l'aviez auparavant. » ',

Voilà, messieurs, un des dangers que nous avons à craindre. Je pense qu'une Constitution qui vous a donné quarante ans de bonheur, de calme et de paix, doit être maintenue, aussi longtemps du moins que le pays n'en demande pas la révision de la manière la plus catégorique et la plus formelle.

- Des membres. - Aux voix !

M. Jottrand. - Messieurs, je m'efforcerai d'être aussi bref que possible. Mais je suis un des auteurs de la proposition qui est soumise à vos délibérations ; elle a passé à l'état d'accusé et il est d'usage qu'un des défenseurs de l'accusé prenne la parole le dernier.

La seule question dont vous soyez saisis est celle-ci : Prendra-t-on ou ne prendra-t-on pas en considération la proposition sur laquelle vous délibérez ?

Tant d'arguments d'ordres différents ont été présentés contre la prise en considération que pour le cas, prévu par beaucoup d'orateurs qui m'ont précédé, où la prise en considération serait refusée, nul ne pourrait dire les motifs pour lesquels elle l'a été, et c'est un des côtés fâcheux de l'allure qu'a prise la discussion que cette impossibilité dans laquelle chacun se trouvera après votre vote, de savoir quels sont les motifs qui l'ont dicté.

En effet, messieurs, des arguments de trois ordres se sont présentés. Les uns tirés des circonstances du moment, combattant la prise en considération exclusivement, parce que dans le moment actuel, et vu les circonstances extérieures, la discussion de cette proposition serait dangereuse.

Ce n'est pas, messieurs, le rejet de la prise en considération qui devrait être la conséquence logique des arguments de cet ordre ; ce qu'il faudrait proposer, quand on pense ainsi, c'est l'ajournement de la discussion et rien de plus. Jusqu'à présent nul ne s'est fait l'auteur d'une proposition de ce genre.

Un second ordre d'arguments ne s'adresse pas davantage à la proposition en tant qu'il s'agit de sa prise en considération : ce sont les arguments dirigés contre le fond même de nos idées, le fond même des idées qui sont les nôtres ou de celles que l'on nous prête.

J'aurais désiré, quant à moi, limiter ma réponse aux arguments qui combattent uniquement la prise en considération sans plus, mais cependant les adversaires et surtout les derniers adversaires de notre proposition se sont avec tant de complaisance étendus sur la question de fond que force nous est, pour ne pas laisser l'erreur se propager et devenir vérité en l'absence de contradictions, force nous est, dis-je, de répondre à ce qui a été dit dans cet ordre d'idées.

Nous ne savons, dit-on, ce que nous voulons. Le vague, l'incertitude : voilà le caractère définitif de ce que nous offrons à la Chambre. C'est la boîte de Pandore : tous les dangers y sont renfermés et si jamais la Chambre l'ouvre, le communisme étend sa main sur la Belgique ; la propriété, la famille, la religion sont menacés... (Interruption.)

Et, messieurs, qu'on ne m'accuse pas d'exagérer les idées de mes adversaires. L'honorable M. Brasseur a terminé son discours par le défilé de ces fantômes bien connus ; du spectre rouge en un mot.

Pour nous qui avons conscience de ce que nous avons voulu, de ce que nous voulons encore, il est peu agréable de nous voir travestir de la sorte, nous ne voulons qu'une seule chose, nous l'avons dit à satiété : c'est rendre au législateur belge, en matière d'organisation électorale, la liberté complète, une liberté que l'article 47 de la Constitution lui a malheureusement enlevée ; je dis malheureusement surtout aujourd'hui, en présence des progrès que l'esprit public et l'opinion générale du peuple d'Europe et d'outre-mer ont réalisés depuis quarante ans.

Cela n'est-il pas clair ; cela n'est-il pas net ? Nous demandons simplement que vous repreniez le droit d'organiser les élections législatives comme il vous plaira.

Vous défiez-vous, par hasard, de vous-mêmes ? Vous défiez-vous du corps des censitaires, dont nous sommes les mandataires ? Vous défiez-vous des trois organes dont l'action simultanée est nécessaire en Belgique pour réaliser une réforme, pour confectionner une loi ? Mais si vous vous en défiez à ce point, je me demande en quelle matière vous pouvez encore avoir confiance en vous-mêmes. Vous ne répondez ni de vous ni de vos mandants. Mais, s'il en est ainsi, séparons-nous et cessons de légiférer.

La liberté du législateur en matière d'organisation du système électoral est actuellement une nécessité. Le système que l'article 47 de la Constitution a établi en Belgique pouvait avoir sa raison d'être en 1830, était alors en conformité avec les idées dominant en Europe, soit dans les monarchies, soit dans les républiques. Mais aujourd'hui que des idées toutes nouvelles se sont fait jour, le produit des idées passées doit disparaître, et il faut, sous peine des plus graves dangers, que nous nous rendions la capacité de suivre les progrès politiques des peuples qui nous entourent au fur et à mesure que ces progrès se produisent, au fur et à mesure que le besoin se manifeste de mettre les règles de notre existence politique en harmonie avec celle de nos voisins.

L'honorable M. Pirmez est admirateur sincère, et je dirai même fanatique, du système qu'établit l'article 47 de la Constitution. En dehors de ce système, il ne voit que le suffrage universel. Si nous combattons ce système, ce ne peut être que pour nous jeter dans les bras du suffrage universel.

Quel est donc le système établi par l'article 47 de la Constitution ? Est-ce une démocratie ? On l'a dit, mais bien à tort. C'est une oligarchie une aristocratie étendue, si vous le voulez, mais bien une aristocratie. Il est impossible, quoi que vous fassiez, que l'on s'y méprenne. Il est impossible, avec l'article 49 de la Constitution, d'arriver jamais à constituer en Belgique une démocratie éclairée.

Or, c'est le système de la démocratie éclairée qui est le système de l'avenir.

En voulez-vous une preuve ? Voyons. Tous les jours de nouveaux peuples se constituent sous nos yeux. C'est surtout l'Angleterre qui, comme une mère féconde, envoie au delà des mers ses enfants jeter les bases de nouveaux édifices politiques. A quel système se rallient toutes ces colonies, lorsqu'elles se sentent assez fortes pour se séparer de la mère patrie ? A la démocratie, au gouvernement des masses, et la seule limite qu'elles jugent sage et nécessaire d'y apporter, c'est la limite de la capacité. Elles exigent de ceux à qui elles confèrent le droit électoral, un certain degré d'instruction, et rien de plus.

Dans d'autres contrées où la démocratie pure est ancienne, où elle ne vient point de naître, où elle n'est que le développement d'institutions antérieures, quel est le premier souci, le souci dominant, le souci impérieux de ceux qui dirigent les destinées du pays ? C'est de répandre à grands flots l'instruction, de faire que nul ne reste plongé dans les ténèbres de l'ignorance, et hâtons-nous de le dire, ce n'est que grâce aux efforts ainsi faits pour détruire dans les masses l'ignorance primitive, pour se transformer en démocraties éclairées que ces démocraties pures finissent par échapper à tout danger.

L'honorable M. Pirmez a cité des exemples historiques, des exemples anciens, pour combattre le système démocratique. Ces exemples sont tirés d'un ordre de choses qui a cessé d'exister : cet immense développement de l'instruction primaire, ces connaissances élémentaires répandues jusque dans les couches les plus profondes de la société, c'est un produit du XIXème siècle ; et ces efforts transforment toute la situation.

M. Bouvier. - Il y a encore 30 p. c. d'ignorance.

M. Jottrand. - L'honorable député de Virton va entendre à l'instant le développement de mes idées. Je désire aussi vivement que lui que les 30 p. c. d'ignorants n'aient pas le droit de suffrage, qu'ils payent ou qu'ils ne payent pas le cens.

(page 196) Pour vous convaincre de l'importance de l'élément nouveau, transformateur de la question, lisez quelque auteur politique que ce soit, traitant des Etats-Unis d'Amérique ; lisez les Américains eux-mêmes ; comme tous les peuples, ils sont disposés à bien penser d'eux-mêmes ; l'infatuation règne un peu partout, c'est un vice auquel nul n'échappe, et nous-mêmes, Belges, petite et modeste nation, nous nous y laissons aller et, parfois même, avec excès ; mais quelque infatués qu'ils puissent être, les Américains ne font aucune difficulté d'avouer que leur système politique ne durerait guère s'ils cessaient de se livrer à des efforts de tous les jours pour empêcher de renaître l'ignorance qu'ils ont détruite.

Nos 50 p. c. d'ignorance n'existent pas aux Etats-Unis, l'ignorance y est nulle et c'est pourquoi le suffrage universel y produit des résultats satisfaisants. (Interruption.)

Là, où quelque chose laisse à désirer sous ce rapport aux Etats-Unis, c'est par l'effet de l'immigration européenne, c'est que des éléments étrangers trop abondants, récemment introduits et venus surtout de l'Irlande, n'ont pas encore eu le temps de subir l'influence civilisatrice du milieu dans lequel ils viennent d'entrer.

Et en Europe, un pays comme le nôtre, un pays que souvent on a comparé à juste titre à la Belgique, bien que la forme générale de son organisation politique soit différente, la Suisse peut vivre heureuse, tranquille et prospère, avec le système du suffrage universel le plus absolu, mais aussi tous les citoyens y savent lire, écrire et compter. Ils ont profité de l'instruction primaire universellement répandue et libéralement rétribuée par tous les cantons.

En résumé, donnons des droits politiques à tous ceux qui ont les connaissances sans lesquelles on n'est pas véritablement un homme et, en même temps, donnons ces connaissances à tous.

Le système est nouveau. C'est l'enfant de la seconde moitié du XIXème siècle ; car ce n'est guère que depuis une vingtaine d'années que nous avons vu se généraliser en Europe la conviction que la dispersion de l'instruction primaire dans toutes les classes de la société est nécessaire et possible et que des efforts sérieux sont tentés en ce sens, même dans les pays qui s'étaient jusque-là montrés récalcitrants.

Or, quelle est notre situation en présence de ces idées nouvelles ?

Si l'on veut me permettre une comparaison, voici comment on pourrait décrire cette situation.

Au milieu d'une vaste plaine habitée par des travailleurs, s'élève une forteresse aux abords escarpés et presque inaccessible.

Dans cette forteresse reposent les libertés belges et autour d'elles le corps privilégié des censitaires à 20 florins qui chez nous sont constitués les gardiens du palladium national.

Nous proposons que, pour faciliter les rapports entré la forteresse et la plaine, on ouvre dans la muraille, que l'on a crue jusqu'ici protectrice et nécessaire, une large porte...

M. Bouvier. - Une brèche.

M. Jottrand. -... et qu'elle conduise à des degrés faciles à gravir et unissant, sans effort, la plaine à la montagne.

Nous ne demandons que cela. (Interruption.).

Chacun fait, dans ce débat, sa comparaison architecturale. Que l'on me permette de faire la mienne.

Nous demandons que l'on établisse, dans la muraille qui sépare le sanctuaire de la foule, une voie aisée à parcourir.

M. Bouvier. - C'est une démolition.

M. Jottrand. - Si, messieurs, vous résistez à cette transformation bienfaisante, il pourra nous arriver un jour ce qui s'est produit dans d'autres pays à des époques peu éloignées de nous ; que la forteresse soit saisie par surprise et que ses défenseurs, avec les libertés qu'ils gardent, soient précipités du haut des murs et brisés dans leur chute.

C'est le sort que je veux épargner à mon pays et à mes idées.

Je ne veux point que les espérances que je fonde sur le système politique de la démocratie éclairée puissent ainsi en un moment être réduites au néant.

Après avoir précisé ainsi ce que nous voulons et les motifs pour lesquels nous le voulons, j'en viens aux deux arguments qui réellement seuls doivent être examinés par les membres de cette Chambre, pour se former une conviction sur la nécessité de prendre ou de ne pas prendre en considération la proposition qui nous occupe.

Un de ces arguments consiste à dire que notre Constitution, si belle et qu'ils admirent tant, ne saurait être l'objet de l'atteinte la plus légère sans tomber en poussière.

Le second argument est celui-ci : Votre proposition d'où vient-elle, qui l'a réclamée, qui s'en soucie, à qui donc inspire-t-elle des sympathies ?

Je m'étais fait de la Constitution belge, de l'indépendance et de l'existence de notre, patrie, une tout autre idée que celle que paraissent nourrir les défenseurs du statu quo absolu et perpétuel.

J'ai toujours cru et je persisterai à croire que ce n'est point notre Constitution seule qui est la garantie de nos libertés et de notre indépendance ; tout ce qui nous est précieux en Belgique repose sur une triple base plus solide que celle-là : les traditions historiques, l'intérêt général de l'Europe et surtout notre volonté d'être libres et de le rester.

On voit, dans les cabinets de physique, des produits brillants, à l'apparence solide ; on croirait voir un cristal superbe ; le moindre attouchement les fait éclater, ce sont les larmes bataviques.

Eh bien, la Constitution, aux yeux de ceux dont je combats les arguments, semble être de ce genre ; les éléments qui la composent n'auraient aucune adhérence naturelle ; nous serions un produit artificiel que l'on ne doit manier qu'avec la plus extrême prudence ; il ne faudrait même pas permettre qu'un souffle nous frappât.

Cela est-il bien sérieux ? Est-il possible qu'une Constitution et des institutions qui, nous sommes d'accord pour le reconnaître, ont fait le bonheur de notre pays, pendant de longues années, ne puissent pas souffrir la moindre atteinte sans disparaître et s'abîmer ?

Permettez-moi, messieurs, de revenir encore à cet exemple de la Suisse auquel je faisais appel tout à l'heure.

Entretient-on dans ce pays qui, je puis le dire, est identique au nôtre, à part la forme extérieure des institutions, entretient-on dans ce pays des craintes de ce genre ? Et cependant, messieurs, l'honorable M. Couvreur vous le rappelait hier, la Constitution fédérale et les Constitutions cantonales sont, en Suisse, de la plus grande instabilité. Quant à la première, il suffit du désir exprimé par 50,000 habitants mâles et majeurs, c'est-à-dire par le dixième des électeurs, pour que, immédiatement la question de la révision intégrale de la constitution soit posée et doive recevoir une solution.

Dans le canton de Berne, il suffît que 8,000 citoyens mâles et majeurs posent la question, par voie de pétition pour que immédiatement la révision soit soumise aux délibérations des assemblées primaires. La Constitution du canton de Genève va plus loin ; elle impose la révision périodique, tous les quinze ans. Et voit-on qu'on ait jusqu'à présent fait abus de ces facilités ?

Voit-on surtout l'étranger, que nous passons notre vie à craindre, profiter de ces circonstances pour réclamer de la Suisse des changements à son profit ?

Voit-on l'étranger lui demander la suppression de la liberté de la presse, qu'elle possède comme nous ? Le voit-on lui contester le droit d'asile et d'hospitalité, qu'elle exerce comme nous ? Pourquoi donc nos craintes chimériques ?

Quand des fantômes vous troublent l'esprit, adressez-vous donc à la réalité pour les dissiper. Vous craignez ce qui pourrait vous arriver, si vous exprimiez l'opinion que notre Constitution n'est point parfaite.

Mais, regardez donc autour de vous ! Voyez le sort de ceux qui, faibles comme vous, sont, comme vous, convoités par de puissants voisins, qui, comme vous, jouissent de libertés plus grandes que ceux qui les entourent !

Voyez et rassurez-vous.

Laissons donc de côté ces arguments qui n'ont vraiment aucune valeur, et qui ne tendent à rien moins qu'à constituer à côté de la souveraineté nationale, de la volonté populaire, et contre ces principes qui sont la base de notre édifice constitutionnel, une sorte de légitimité nouvelle, contradictoire avec toutes les idées modernes. Seuls des partisans de l'autorité indiscutée, les croyants à des pouvoirs légitimes, sans le concours de la volonté du peuple, peuvent tenter de donner à nos institutions et à notre Constitution ce caractère sacro-saint qui ferait que chacun en passant devant elle devrait se recueillir et baisser les yeux.

Mais si l'on peut sans danger posséder une Constitution moins immuable que celle qu'on voudrait nous faire, je ne veux pas contester que pour que nous puissions défendre dans cette enceinte l'idée de la changer, il faut qu'à l'extérieur de cette Chambre, et si vous le voulez dans cette Chambre même, cette idée ait déjà acquis droit de cité.

Messieurs, ce que je vais vous lire justifiera et légitimera notre hardiesse.

Quand la question de la réforme électorale est-elle devenue parlementaire ? Elle l'est devenue en 1864 par la proposition de l'honorable M. Dechamps ; dès cette époque, notre proposition a été prédite ; elle l'a été dans les termes suivants par l'honorable M. Orts :

« Aujourd'hui des pétitions nous demandent d'abroger l'article 47 de la Constitution et d'appeler les classes qui présentent des garanties (page 197) d'intelligence et de moralité à participer à l'exercice du droit électoral du degré le plus élevé.

« Vous avez cru que, pour nous abattre, il suffisait de vous allier à la démocratie et vous lui avez proposé une alliance qui n'est pas sérieuse. La démocratie l'a compris, et ce qu'elle demande c'est tout précisément les garanties de capacité et de moralité que vous n'offrez pas.

« Ces exigences extraconstitutionnelles que personne n'avait formulées, vous les avez appelées. Elles vont se discuter désormais dans le peuple, et il sortira de la discussion un jour des prétentions à une réforme électorale plus large et autrement conçue.

« Il en sortira une réforme électorale démocratique, et si elle réussit, vous subirez une condamnation bien plus énergique que la condamnation prononcée par les électeurs auxquels vous voulez faire appel aujourd'hui.

« Je finis ; je me résume.

« Pour nous abattre, vous avez fait appel à une arme dangereuse, oubliée dans un vieil arsenal. « Vous voulez tuer le libéralisme par la démocratie ; vous n'y parviendrez pas. Si la démocratie et le libéralisme diffèrent, ce que je nie, concédez au moins que libéralisme et démocratie sont enfants d'une même mère, les enfants de la liberté.

« Entre enfants d'une même mère l'accord pour vous combattre est facile ; il est fait. Vous avez, d'un bras imprudent, soulevé la hache au-dessus de vous, c'est sur votre tête qu'elle retombera. »

Et M. Bouvier, l'honorable représentant de Virton, dans la séance du 2 mai 1867, dans la discussion de la proposition de l'honorable M. Guillery, s'exprimait dans des termes non moins nets et non moins clairs. Il disait :

« Dans un avenir éloigné, mais certain, j'entrevois une modification à notre Constitution, qui abaissera le cens déjà réduit depuis 1848, mais avec le corollaire de la capacité assurée. »

M. Bouvier. - Je conserve toujours la même opinion.

M. Jottrand. - Nous avons donc été prédits explicitement par deux des têtes du parti libéral dans cette Chambre. Mais, messieurs, nous n'avons pas eu seulement des précurseurs explicites ; nous en avons eu que j'appellerai implicites.

Ainsi, lorsque l'honorable M. Bara, dans la séance du 1er juin 1864, disait :

« Je suis, - c'est mon opinion personnelle, - partisan en principe du suffrage universel ; mais le vote peut-il être libre s'il n'est pas éclairé ? »

Lorsque l'honorable membre s'exprimait ainsi et que dans un discours que les moments comptés de cette Chambre ne me permettent pas de reproduire en entier, il continuait à démontrer la nécessité de. créer des électeurs puisant surtout leur droit dans la capacité, dans l'instruction, et qu'il touchait ainsi à l'article 47 de la Constitution, n'était-il pas un précurseur implicite de la proposition que nous vous avons soumise ?

Lorsque l'honorable M. Frère-Orban, dans la même séance, disait :

« L'instruction comme base du droit, c'est là, messieurs, le principe qui paraît définitivement prévaloir, surtout dans notre pays ; c'est là ce qui fait que vous chercherez en vain les alliés démocrates sur lesquels vous comptez. »

Ne se mettait-il pas à côté de M. Bara ?

Et, lorsque M. Van Humbeeck, au mois de mai 1867, démontrait la nécessité d'appeler au vote l'élite des travailleurs, lorsqu'il démontrait que l'ouvrier ne payerait jamais le cens et que, par conséquent, il fallait rechercher un autre moyen qui lui permît de prouver sa capacité.

Lorsque M. Funck déclarait le cens « une mauvaise base électorale. »

Lorsque M. Elias proclamait l’électorat « un droit et non une fonction. »

Lorsque M. Mouton se ralliait aux idées de M. Funck ; lorsque l'honorable M. Lelièvre se déclarait prêt à conférer le droit de suffrage pour la province et. la commune à tous ceux qui justifieraient avoir suivi, avec fruit, pendant trois ans, les cours de l'enseignement primaire ; tous ces honorables membres n'étaient-ils pas, je le répète, les précurseurs implicites de notre proposition et ne condamnaient-ils pas l'article 47 de la Constitution ? Et lorsque, sur les bancs de la droite, l'honorable M. Thonissen se ralliait aux idées de M. Lelièvre et de M. Funck, lorsque MM. Royer de Behr, Coomans, Nothomb et Delaet, allant plus loin, et, dans un autre but, se déclaraient partisan du suffrage universel, ne se joignaient-ils pas à la pléiade de libéraux, d'abord cités par moi, pour saper dans sa base le système électoral de notre Constitution ?

M. Thonissen. - Je n'ai jamais dit cela.

M. Bouvier. - Vous êtes partisan du suffrage universel.

M. Thonissen. - Je vous répète que je n'ai jamais dit cela.

M. Jottrand. - Je vous ai classé, M. Thonissen, au nombre de ceux qui voulaient que le droit de suffrage fût basé sur la connaissance des branches, objet de l'enseignement primaire.

M. Thonissen. - J'ai dit qu'il fallait laisser faire l'épreuve du suffrage universel en France, en Allemagne, avant de songer à l'introduire chez nous.

M. Jottrand. - Oui, mais le droit de suffrage accordé à ceux qui savent lire et écrire dans un pays comme la Belgique où, par malheur, 30 p. c. de la population mâle et majeure ne sait ni lire, ni écrire, ce n'est pas le suffrage universel.

M. Bouvier. - Vous y arriverez forcément.

M. Jottrand. -Si nous sommes, malgré tout, condamnés à arriver au suffrage universel ignorant, c'est que le suffrage universel est bien fort et que nous sommes bien faibles. (Interruption.)

- Voix nombreuses. - Aux voix ! aux voix !

M. Jottrand. - Messieurs, je termine après avoir légitimé nos efforts, notre proposition, après vous avoir montré leurs pères et chez qui nous avons puisé les idées qui la dominent. Je termine en avertissant ceux-ci du danger qui les menace. Pour moi, comme le disait l'honorable M. Pirmez, avec beaucoup de justesse, si le gouvernement voulait être logique, il se rallierait à notre proposition.

Pourquoi la combat-il ? Je ne trouve qu'une réponse à cette question : il veut, par le rejet de la prise en considération, faire consacrer par vous d'avance comme principe suprême et au-dessus de nos discussions le principe du cens et du cens brutal ; il veut donner un regain de jeunesse à l'article 47 de la Constitution et quand il aura ainsi redoré le blason de ce principe usé, lorsque nous demanderons, à propos de la réforme électorale pour la commune et la province, soit l'adjonction de conditions de capacité au cens, soit la substitution de la capacité au cens, on nous répondra ; La question est vidée ; le refus de prendre en considération la proposition que vous avez présentée, est la formule donnée d'avance par la Chambre à ses volontés ; elle ne veut point de votre principe des capacités ni comme accessoire, ni comme principal, ce qu'elle veut, elle l'a dit, en défendant, même contre une simple discussion, l'article 47 de la Constitution ; elle veut le cens, le cens brutal, rien que le cens.

Eh bien, messieurs, j'appelle dans ces conditions au secours de notre proposition, si pas quant à sa réussite finale, au moins quant à sa prise en considération, tous ceux qui, dans cette Chambre, veulent soumettre le droit de vote à des conditions d'instruction démontrée.

M. Boucquéau. - Désireux de voir nos institutions se concilier autant que possible avec les principes du droit naturel ; reconnaissant que, sous ce rapport, notre Constitution pourrait donner lieu à des modifications, qu'il serait notamment de toute justice d'appeler à l'exercice des droits politiques tous les citoyens capables d'en faire un usage raisonné, je ne pouvais repousser la proposition qui vous a été soumise.

Je dirai même que, selon moi, en prenant l'initiative de cette proposition, en mettant en quelque sorte à l'ordre du jour de la discussion publique les questions que comporte cette proposition, les membres de cette Chambre qui l'ont signée ont fait un acte utile.

Mais je crois qu'il ne suffit pas de s'être demandé si un pacte fondamental réunit toute la perfection désirable, qu'il ne suffit pas même de reconnaître que certaines de ses dispositions pourraient être modifiées pour en décider la révision ; mais qu'il faut que l'opinion se soit formée, qu'on se soit mis d'accord sur ce qu'il y aurait lieu de substituer aux parties défectueuses, alors que celles-ci, quelque défectueuses qu'elles puissent être, sont nécessaires dans un ensemble que l'on tient à conserver.

- Des membres. - La clôture !

M. le président. - Il y a encore trois orateurs inscrits : M. Malou, M. Bouvier et M. Demeur.

M. Malou, ministre d’Etat. - Je renonce à la parole. La Chambre est fatiguée.

M. Bouvier. - Je demande qu'on me laisse expliquer mon vote.

M. Kervyn de Lettenhove, ministre de l'intérieur. - Messieurs, le débat est d’une gravité extrême, et je pense qu'il faut donner à tous les orateurs l'occasion de développer leurs arguments. Le pays veut les entendre. La question a été produite ; il est nécessaire que nous ayons la patience d'écouter tous les arguments qui seront produits ici.

- La clôture est mise aux voix et prononcée.

(page 198) M. le président. - Je mets aux voix la prise en considération de la proposition.

- L'appel nominal est demandé.

Il y est procédé.

En voici le résultat :

97 membres sont présents.

73 votent contre la prise en considération.

23 votent pour.

1 (M. Boucquéau) s'abstient.

En conséquence, la proposition n'est pas prise en considération.

Ont voté contre la prise en considération :

MM. Notelteirs, Pirmez, Puissant, Rembry, Reynaert, Rogier, Schollaert, Simonis, Tack, Thibaut, Thienpont, Thonissen, Van Cromphaut, Vandenpeereboom, Vanden Steen, Vander Donckt, Van Hoorde, Van Humbeeck, Van Iseghem, Van Outryve d'Ydewalle, Van Overloop, Van Renynghe, Van Wambeke, Vermeire, Verwilghen, Amédée Visart, L'on Visart, Wasseige, Wouters, Allard, Anspach, Bara, Beeckman, Biebuyck, Bouvier, Braconier, Brasseur, Bricoult, Cornesse, de Baillet-Latour, de Clercq, de Haerne, Delcour, De Le Haye, de Macar, de Montblanc, de Muelenaere, de Naeyer, de Rossius, Descamps, de Smet, de Theux, de Zerezo de Tejada, Drubbel, Dumortier, Elias, Frère-Orban, Hayez, Hermant, Jacobs, Jamar, Janssens, Kervyn de Lettenhove, Kervyn de Volkaersbeke, Lefebvre, Liénart, Magherman, Mascart, Moncheur, Mouton, Mulle de Terschueren, Muller et Vilain XIIII.

Ont voté pour la prise en considération :

MM. Vleminckx, Balisaux, Bergé, Boulenger, Coomans, Couvreur, d'Andrimont, Dansaert, David, de Dorlodot, De Fré, Defuisseaux, Delaet, Demeur, Dethuin, Drion, Funck, Guillery, Hagemans, Houtart, Jottrand, Le Hardy de Beaulieu et Lescarts.

- Plusieurs membres. - A mardi !

- La Chambre fixe la prochaine séance à mardi.

Projet de loi relatif à la garantie d’un minimum d’intérêt à certains chemins de fer

Dépôt

M. Wasseige, ministre des travaux publics, présente un projet de loi ayant pour objet de modifier les bases de la liquidation du minimum d'intérêt garanti aux chemins de fer de la Flandre occidentale et de Lierre à Turnhout.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce projet et le renvoie à l'examen des sections.

- La séance est levée à 4 heures trois quarts.