(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 687) M. Reynaert, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.
M. de Moorµ donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Reynaertµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Des habitants d'Antheit demandent la suppression des barrières sur la route de Huy à Tirlemont. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants d'Archennes demandent l'adoption du projet de loi sur l'organisation militaire, le vote des crédits nécessaires à son exécution et une amélioration dans le sort du soldat. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.
« Des habitants de Menin demandent la dissolution des deux Chambres avant tout vote sur la question militaire. »
« Même demande d'habitants d'Harioghe. »
- Même décision.
« Le conseil communal de Bourg-Léopold demande l'adoption du projet de loi sur la réorganisation de l'armée. »
- Même décision.
« Par deux pétitions, des ouvriers de diverses communes demandent l'abolition des lois sur la milice, la suppression des armées permanentes et la réalisation de leurs droits de citoyen. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice.
« Des habitants de Mortroux prient la Chambre de rejeter les nouvelles charges militaires, d'abolir la conscription et d'organiser la garde civique d'après des principes qui permettent une large réduction du budget de la guerre. »
- Même décision.
« Des habitants de Sensehruth prient la Chambre de supprimer le tirage au sort pour la milice et de rejeter tout projet de loi qui tendrait à augmenter ou à aggraver les charges militaires. »
- Même décision.
« Des habitants de Meldert demandent le rejet de toute aggravation des charges militaires et la révision des lois sur la milice. »
- Même décision.
« Des habitants de Tourinnes-Ia-Grosse prient la Chambre : 1° de voter le projet de la commission militaire avec les crédits nécessaires à son exécution ; 2° de décréter que l'ouvrier employé aux travaux d'un conseil de fabrique ne peut en faire partie ; 3° de réviser la loi sur l'enseignement primaire ; 4° de supprimer le concours de l'armée aux cérémonies religieuses. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires, du projet de loi sur le temporel des cultes et des rapports sur les pétitions relatives à l'enseignement primaire et au concours de l'armée aux cérémonies religieuses.
« M. Magherman demande un congé pour affaire urgente. »
- Accordé.
M. De Fréµ. - Messieurs, je viens demander à la Chambre quelques moments de bienveillante attention.
Je ne pensais pas intervenir dans ce débat ; mais en voyant les adversaires de l'organisation de l'armée se succéder et se multiplier, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de ne pas me borner à appuyer le projet de loi par un simple vote.
J'ai entendu des discours qui m'ont réjoui ; j'en ai entendu qui m'ont attristé. J'ai entendu, dans cette discussion, émettre des doctrines que je crois délétères, funestes au pays, et que, comme ami de mon pays, je viens combattre ici.
Je suis de ceux qui pensent qu'en présence d'une situation extérieure agitée et tourmentée par des ambitions rivales, il importe que la neutralité de la Belgique soit efficace et forte, afin que son territoire soit respecté et qu'elle ne soit pas écrasée sous le choc des bataillons ennemis.
La Belgique ne rêve ni conquête ni gloire militaire, et c'est pour ce motif qu'à d'autres époques, quand le ciel était calme et que la foudre ne menaçait pas d'éclater sur nous, beaucoup de nos amis et moi-même nous voulions un budget de la guerre réduit ; mais aujourd'hui que les circonstances sont menaçantes, des dépenses considérables sont nécessaires pour donner de la sécurité au pays.
En votant ces dépenses, nous calmons les inquiétudes intérieures et nous prouvons à l'Europe que nous prenons au sérieux notre indépendance nationale et que nous sommes dignes d'être un peuple libre, parce que nous savons faire les sacrifices commandés par une pareille situation.
Mais, messieurs, l'Europe, qui a applaudi à notre indépendance nationale, l'Europe, en présence de toutes ces controverses sur des systèmes impossibles et impraticables, en présence de tous ces calculs, en présence de ces cris de découragement et de pressentiments sinistres, l'Europe se demande si nous aurions encore le même courage, le même dévouement et la même union pour conserver cette indépendance nationale : si nous montrerions, pour la conserver, autant de courage, de dévouement et d'union que nous en avons mis à la conquérir.
L'Europe se demande si nous sommes encore ce même peuple courageux et dévoué d'il y a 37 ans, déchirant les traités de 1815 qui étaient l'œuvre des grandes puissances européennes, et foulant aux pieds, par notre séparation d'avec la Hollande, les intérêts matériels pour conquérir un but glorieux.
Alors on ne discutait pas les systèmes suisse et prussien ; on parlait un peu moins, mais on agissait davantage. Il y avait moins de calcul, il y avait plus de dévouement.
Un souffle puissant d'héroïsme avait élevé le niveau moral du pays, et chaque citoyen sentait pour ainsi dir, battre dans sa poitrine l'âme tout entière de la patrie.
Oui, on chantait la Brabançonne, comme on l'a dit l'autre jour d'une façon ironique (dans d'autres temps et dans d'autres pays on chantait la Marseillaise) ; mais avec ce cri de ralliement, on se ruait sur l'ennemi.
L'ennemi, aujourd'hui, ce n'est pas la Hollande de 1830 ; l'ennemi, ce n'est pas la France de 1852 ; l'ennemi, ce n'est pas la Prusse de 1866 ; l'ennemi, c'est l'indifférence née de notre prospérité matérielle ; l'ennemi, c'est la rancune politique mise au-dessus de l'intérêt national ; l'ennemi, c'est l'esprit mercantile qui, dans quelques esprits, ne laisse pas de place à des préoccupations d'un ordre élevé.
Ce sont là de petites passions qui n'engendrent que des ronces et des épines ; ce ne sont pas là les passions grandes et généreuses d'un peuple libre qui veut le rester.
Ces petites passions engendrent les petites controverses, la création de systèmes impossibles et impraticables, de petits calculs, et, par-dessus tout, malheureusement, la discorde intérieure.
Messieurs, devant cette assemblée et devant le pays, je pose cette question : ceux qui sont divisés sur les questions de politique intérieure ne doivent-ils pas s'unir sur le terrain de la défense nationale ? Ceux qui n'ont pas le pouvoir, comme ceux qui n'ont pas le suffrage universel, ne doivent-ils pas s'unir sur la question de la défense nationale ?
(page 688) Chaque fois qu'une pareille question a été posée dans n'importe quel pays, dans les sociétés antiques comme dans les sociétés modernes, la réponse a été affirmative. A chaque alarme, à chaque danger qui menaçait la cité, les citoyens divisés par des passions intérieures, entraînés par un élan sublime d'enthousiasme, se jetaient dans les bras les uns des autres et affirmaient à la fois leur amour pour l'indépendance et leur courage pour la défendre.
Le sentiment patriotique, qu'à tort on cherche à ridiculiser, a fait la grandeur des nations et la gloire des hommes d'Etat qui ont été inspirés par lui. Eh bien, messieurs, cette union efficace, des honorables membres de la droite n'en veulent pas. Cet appel à l'union, qui est parti l'autre jour, d'une façon si chaleureuse et si patriotique, du banc du ministère, cet appel est considéré comme une indignité ; c'est une coalition, dit l'un ; c'est une mystification, dit l'autre.
Je dirai à ces honorables membres : S'il est vrai que la discorde est une cause d'affaiblissement dans le pays, pourquoi attaquez-vous l'union ? S'il est vrai que l'union est une cause de sécurité pour le pays, pourquoi attaquez-vous l'union ? Ne sommes-nous pas tous Belges ? N'êtes-vous pas patriotes comme nous ? Et ne devez-vous pas chercher comme nous à maintenir l'indépendance pour laquelle l'honorable M. Nothomb a eu hier des paroles si chaleureuses ?
C'est de la coalition, dit l'honorable M. Coomans.
Qu'est-ce qu'une coalition ? C'est l'abdication de principes réciproques au profit d'un but poursuivi en commun. Or, en venant affirmer avec nous l'indépendance nationale, en venant tendre la main au gouvernement qui vous demande des moyens efficaces d'assurer cette indépendance, est-ce que vous trahissez vos principes ? Quoi ! l'abdication, c'est une association entre dupes et dupeurs ; et en quoi les honorables membres de la droite qui assureraient avec nous la défense du pays, seraient-ils dupes ? Est-ce que le sentiment qui nous anime n'est pas chez vous aussi instantané, aussi chaleureux que chez nous, et faut-il que ce sentiment ne se produise qu'à l'aide d'une surprise, qu'à l'aide d'une mystification ?
C'est l'honorable M. Coomans qui fait de la coalition dans cette assemblée parlementaire et dans ces assemblées populaires où il se donne tant d'efforts pour amuser le peuple. (Interruption.)
M. Coomans. - Vous faites le contraire, vous.
M. le président. - N'interrompez pas.
M. De Fréµ. - Cette interruption me rappelle la réponse de Suzanne à Figaro : « Que les gens d'esprit sont bêtes ! »
M. le président. - J'espère que l'honorable M. Coomans pardonne l'expression.
M. Coomans. - Si vous la trouvez bonne, M. le président, je n'ai rien à dire.
M. le président. - Je ne la trouve pas bonne ; c'est pour cela que je vous demande si, rapprochée de la qualification d'homme d'esprit, vous l'excusez.
M. Coomans. - Je demande la discussion la plus large.
M. le président. - Ainsi il est entendu que M. Coomans m'autorise à ne pas faire de remarque à cet égard ?
M. Coomans. - Je vous en prie.
M. De Fréµ. - Cette émancipation politique, que tant de peuples nous envient, assure à chaque citoyen la liberté de la pensée et la liberté de la croyance. D'après leurs pensées et leurs croyances, les citoyens se groupent et font, au profit de leurs opinions et de leurs croyances, une propagande active et consciencieuse. Mais au-dessus de tous ces groupes plane le drapeau de la patrie qui couvre et protège les opinions et les croyances diverses ; ainsi donc, pas de liberté sans indépendance. Tous ont donc intérêt, un intérêt commun à maintenir ce drapeau.
L'indépendance nationale est donc un patrimoine commun que nous devons défendre, afin que toutes les opinions et toutes les croyances puissent librement se produire et fructifier dans le pays.
La question de la défense nationale domine les partis.
Ce n'est pas là une question cléricale ni une question libérale ; c'est une question nationale ! Et si les catholiques étaient au pouvoir, ils devraient subir, comme le gouvernement libéral, la loi de la nécessité et défendre, dans l'intérêt du pays, ce projet militaire que quelques-uns de leurs amis attaquent aujourd'hui avec tant d'ardeur.
On s'imagine, hélas ! qu'en attaquant le projet de loi on attaque le ministère ; mais les coups que vous portez au gouvernement, les coups que vous portez à la majorité libérale, portent plus loin ; ils portent atteinte, devant le pays, à votre réputation de patriotes et devant l'étranger ils portent atteinte à l'efficacité de la défense nationale.
Je ne suspecte le patriotisme d'aucun de mes collègues, mais les uns, parce qu'ils sont réformistes, les autres parce qu'ils sont économistes, d'autres parce qu'ils sont adversaires politiques, repoussent une organisation qui, si elle était rejetée, ferait croire à l'Europe, et à tort sans doute, que la Belgique ne se soucie pas de défendre ses libertés. Ils portent ainsi à la considération, à la bonne renommée de la Belgique les coups les plus funestes. Non, non, ce n'est pas le ministère que vous frappez en attaquant l'organisation militaire, c'est le pays tout entier que vous déconsidérez.
Vous feriez croire que nous avons perdu quelque chose de cet élan de 1830. Vous feriez croire à l'étranger qu'il n'y a plus le même courage, la même union, pour conserver notre liberté et notre indépendance que nous en avons eu pour les conquérir.
Mais, messieurs, en se laissant guider par cet esprit de rancune politique, mise au dessus de l'intérêt national, on n'attaque pas seulement le ministère, on attaque l'armée, on cherche à la déconsidérer, à la ridiculiser. On considère l'armée comme n'étant pas à la hauteur de la mission que le pays lui confie.
Eh bien, au lieu de chercher à déconsidérer l'armée, il faudrait, au contraire, dire à l'armée : Soldats de la patrie, nous comptons sur votre courage et sur votre héroïsme.
Une main fraternelle tendue aux soldats de la patrie double leur force et double aussi la force du pays. C'est le secret de bien des victoires. Que de généraux, à la veille d'une bataille, ont promis la victoire à leurs soldats !
Et que diriez-vous si, le lendemain d'une défaite, cette armée que vous avez découragée, se redressait contre nous et venait nous dire : C'est vous qui nous avez été la confiance et la foi dans notre force ; c'est vous qui avez préparé notre défaite !
Mais, messieurs, on va plus loin dans cette rancune politique mise au-dessus de l'intérêt national.
Non seulement on représente l'armée comme ne pouvant pas être à la hauteur de sa mission, mais on fait à l'égard de l'armée les prédictions les plus funestes.
On dit : Si vous votez l'organisation, cette armée deviendra tellement puissante qu'un jour elle se tournera contre la liberté ; confondant ainsi les époques et les pays.
Mais, messieurs, n'oubliez pas que si l'armée se tournait un jour contre la liberté, il faudrait que celui-là qui seul en Belgique peut commander à l'armée, voulût faire un coup d'Etat, comme dans d'autres pays.
Eh bien, messieurs, il n'est pas juste de venir, en Belgique où depuis 1830, ceux qui pouvaient disposer de la force armée n'en ont jamais abusé, de jeter ainsi à la face de l'Europe une pareille accusation. Si l'étranger prenait au sérieux ces excentricités, la Belgique lui paraîtrait un pays où la liberté (ce qui est faux), où là liberté n'est pas assurée et se trouve à la merci de la force armée.
Je dis que c'est là une calomnie envers le pays, envers l'armée, envers ceux qui disposent de la force militaire et qui, j'en ai la conviction, n'en disposeront jamais qu'au profit de l'ordre intérieur et de l'indépendance nationale.
Messieurs, certainement si tous les rêves de la philosophie étaient réalisés, s'il n'y avait plus de conflits ni entre les hommes ni entre les nations ; s'il n'y avait partout que des princes cherchant le bonheur de leurs peuples et non la gloire dans des combats sanglants ; si tous les pays ressemblaient à la Belgique, il est certain que cette forte armée qui aujourd'hui est indispensable et qui est le palladium de notre indépendance nationale, n'aurait plus la même utilité ; mais nous vivons dans un temps où la réalisation de tous ces rêves n'est pas encore arrivée. Il ne s'agit pas en politique de faire de la théorie. Il faut faire de la pratique, il faut prendre les faits tels qu'ils se présentent.
Lorsqu'un général d'armée arrive sur un champ de bataille, il faut qu'il prenne ce champ de bataille tel qu'il est. S'il a une rivière d'un côté et un bois de l'autre, il faut qu'il accepte cette situation.
Eh bien, les hommes qui gouvernent le pays doivent tenir compte des situations dans lesquelles le pays se trouve. C'est ainsi qu'à telle époque une situation calme peut ne pas exiger d'aussi grandes dépenses militaires, et qu'à telle autre époque une situation troublée peut exiger des sacrifices supérieurs.
Et maintenant, puisqu'il y a des armées permanentes et des rois absolus qui s'arment pour la conquête, les peuples libres doivent s'armer pour la liberté.
On a beaucoup discuté sur la question de savoir quelle est la meilleure (page 689) armée ; eh bien, messieurs, pour moi c'est une question de bon sens. Si tous êtes attaqués par une armée permanente, c'est par une armée permanente que vous devez vous défendre, sinon votre défense ne sera pas efficace. Que dirait-on de deux individus se battant en duel l'un avec une arme, l'autre avec une autre ?
Celui qui est attaqué doit se défendre ; et ici je rencontre une objection ; on dit : Il faut à la Belgique une armée défensive et non une armée offensive. Vous voulez donc que la Belgique se borne à parer des coups ?
Mais si deux individus devant se battre en duel faisaient ce contrat que l'un devrait purement et simplement parer les coups sans jamais attaquer, tandis que l'autre pourrait le faire toujours, n'y aurait-il pas, dans une pareille convention, une véritable duperie ? Le premier n'aurait-il pas vis-à-vis son adversaire une position très désavantageuse ? Eh bien, l'armée permanente d'un peuple libre défendant son territoire doit être à la fois défensive et offensive. Il ne faut pas seulement qu'elle pare les coups, il faut qu'elle en donne aussi pour vaincre l'agresseur.
Mais il y a, dans l'histoire moderne, différents exemples de l'efficacité des armées permanentes contre une nation armée ; il y a notamment l'histoire de la guerre d'Afrique.
Quand l'armée française est allée en Afrique le pays s'est soulevé ; les Arabes se sont rués sur l'armée française, mais ils sont venus succomber contre l'organisation du régiment. Le pays s'était soulevé, il y avait des milliers d'Arabes armés par bandes indisciplinées, sans consigne, sans mot d'ordre, sans cohésion et qui se battaient contre l'envahisseur et c'est l'organisation des régiments français qui a vaincu l'Afrique, et qui a permis à la France de s'établir sur la plage de la Méditerranée. A la guerre, le dévouement ne suffit pas, il faut la science, l'organisation militaire.
Que cet exemple vous serve. Que serait la Belgique, tout le monde étant armé, contre une force tellement bien organisée que nos volontaires viendraient se briser contre elle ?
Si, dans la situation actuelle de la Belgique et de l'Europe, je défends l'armée permanente, c'est parce que l'organisation de l'armée permanente est une organisation connue et que vous aurez peut-être à vous défendre avant que vous aurez pu faire l'expérience d'une organisation nouvelle et inconnue.
Mais en défendant l'armée permanente, l'honorable général Renard est parfaitement de mon avis, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas, à côté de cette armée, des corps de volontaires recrutés dans la population virile et qui enflammeront les bataillons organisés. Et, du reste, c'est ce qui arriverait. Si jamais le sol de la patrie était foulé par une armée étrangère, les soldats de l'armée permanente trouveraient à côté d'eux, pour les encourager et les enflammer, des citoyens, de vaillants volontaires qui sauraient exposer leur vie et mourir à côté de l'armée permanente.
Messieurs, après tant d'autres orateurs, je ne traiterai pas la question de la neutralité. Il est certain que l'indépendance de la Belgique a été garantie par les grandes puissances ; mais il s'agit de parer à une invasion soudaine, et voilà pourquoi vous devez avoir une armée fortement organisée.
Vraiment, messieurs, je suis étonné du langage que les honorables MM. de Theux et Kervyn ont tenu dans cette discussion ; car leur langage n'est guère en harmonie avec leurs actes. Qu'a-t-on fait à Rome ? L'indépendance des Etats du pape était garantie par un traité portant la signature de deux grandes puissances. La, France et l'Italie avaient garanti au pape l'inviolabilité de son territoire.
Eh bien, qu'ont fait cependant ceux qui invoquent les traités ? Ils ont, et c'était leur devoir, organisé à Rome une armée permanente, afin d'être prêt à tout événement. Le traité de septembre garantissait l'intégrité du territoire pontifical ; mais les catholiques se sont dit que ce traité ne suffisait pas pour préserver les Etats Romains d'un coup de main, et que l'ennemi pourrait bien pénétrer dans Rome avant que l'armée française fût arrivée à Civita-Vecchia. Comment donc concilier ce qui se passe à Rome avec ce que quelques membres de la droite conseillent à la Belgique ? Si la neutralité de la Belgique, garantie par un traité, la dispense d'avoir une armée permanente, comment se fait-il que Rome, également garantie par un traité, se soit créé une armée permanente pour la défense de son territoire ? Il y a là, messieurs, une contradiction difficile à expliquer.
Quant à nous, nous ferons pour la Belgique ce qu'on fait à Rome avec l'assentiment de tous les catholiques. Défendez le pape à Rome ; nous, nous défendrons la liberté chez nous, et malgré notre neutralité garantie, nous voterons les sacrifices pour parer à une invasion soudaine.
Mais, messieurs, la lutte n'est pas entre les partisans d'une armées de volontaires et les partisans des armées permanentes. La lutte est entre ceux qui disent : Tout ce qui est nécessaire à la sécurité du pays doit être accompli ; et ceux qui disent : La sécurité du pays coûte trop de millions. Pour les uns, c'est une question d'honneur national ; pour les autres, c'est une question de profits et pertes. Ces sacrifices demandés pour la conservation de nos libertés publiques, on les marchande comme s'il s'agissait de l'acquisition d'un terrain ou de la restauration d'une maison.
Oui, au lieu de se laisser conduire par les plus nobles sentiments de l'honneur, on calcule, on marchande ; on prend une balance et on met dans un plateau de la balance l'héritage glorieux de nos ancêtres, l'honneur national, la défense de la patrie ; dans l'autre plateau, tous les millions dépensés depuis 1830 par le département de la guerre, les intérêts des capitaux employés aux fortifications d'Anvers, les dédits supplémentaires et extraordinaires ; puis, soulevant les deux plateaux de |a balance, on s'écrie, en voyant tous ces millions : C'est trop d'or ; Gardons notre or ! Oui, mais notre déshonneur aussi.
Messieurs, je considère comme un grand malheur cette façon d'envisager notre situation : elle autorise à croire que nous paraissons peu soucieux de conserver notre indépendance et elle est de nature à jeter dans l'âme du peuple des semences qui peuvent produire un jour les fruits les plus funestes.
Quand on dit à un homme : Votre mère infirme à soigner, votre père à soulager malade, vos enfants à élever, c'est trop d'argent ! On excite chez cet homme l'égoïsme et on tue son cœur. De même quand on dit à tout un pays : Tant de millions dépensés par le département de la guerre ; tant de millions jetés dans les fortifications d'Anvers, c'est trop d'or ; quand on tient ce langage, on tue la vie morale de la nation et on commet un double sacrifice, que dis-je ? un crime de lèse-nation.
Je crois, messieurs, que ce n'est que dans notre pays qu'un pareil langage a jamais été tenu. Non, je ne sache pas que nulle part ailleurs on ait jamais envisagé de cette façon la grande question d'honneur et d'indépendance nationale. Je me trompe, quelques économistes anglais ont essayé un jour de préconiser cette doctrine de profits et pertes ; mais l'Angleterre les a éconduites, l'Angleterre a fait les dépenses nécessaires. Voici en quels termes lord John Russell répondit du haut de la tribune d'Angleterre aux amis de Cobden, dont, l'autre jour encore, on nous parlait avec tant d'éloge, immense homme politique que j'admire, grand bienfaiteur de l'Angleterre qui cependant ne l'a pas suivi dans ses conseils de désarmement. Voici ce que lord John Russell répondit à cette doctrine :
« C'est un grand malheur pour l'Europe et pour l'Angleterre que de tels armements aussi coûteux se fassent en temps de paix ; mais nous n'y remédierons point en désarmant et en laissant les autres continuer leurs armements.
« J'ai donc la confiance qu'une politique à courte vue, qu'un esprit d'étroite mesquinerie, car c'est le nom que je donnerais à de telles économies, n'induira pas l'Angleterre, dans l'état actuel de l'Europe et de monde, à avoir une marine et une armée indignes de la position qu'elle doit occuper. »
Lorsque dernièrement en France on a discuté au corps législatif le projet d'organisation militaire, à quel point de vue a-t-il été attaqué ? Il a été attaqué, parce que quelques-uns voyaient dans cette organisation militaire fortifiée, une menace pour l'étranger, et des guerres ruineuses pour la France ; mais personne ne l'a attaquée au point de vue de la sécurité intérieure. Tous les députés étaient d'accord à maintenir à la France le prestige dont elle jouit et à lui assurer ce prestige.
La nouvelle organisation n'a donc été attaquée qu'au point de vue des projets de conquête et des projets d'invasion, mais au point de vue de la sûreté de la France, de la sécurité intérieure, et de sa considération vis-à-vis de l'étranger, personne n'a attaqué l'organisation militaire.
Il n'en est pas ainsi en Belgique, où l'on conteste au gouvernement le droit de garantir la sécurité du pays ; et nous en sommes bien punis.
Ces attaques mesquines, cet esprit de ladrerie qui ne se voit qu'en Belgique, nous a exposés de tout temps à des accusations fort désagréables. Voici ce que je lis dans une feuille étrangère.
« La Belgique est un petit pays, fort agréable à habiter, où l'agriculture est très perfectionnée, l'industrie très active et à qui il ne manque peut-être pour devenir un Etat de second ordre, que d'avoir une population belge. Car en Belgique, on trouve des Flamands et des Wallons, mais infiniment peu de Belges. Quoiqu'il en soit, les quelque Belges que (page 690) l'on rencontre à Bruxelles dans les antichambres de Laeken, dans le bureaux des ministères et dans les cabinets de rédaction de quelques journaux rédigés par des Français, tiennent à racheter, par le bruit qu'il font, leur faiblesse numérique ; ne pouvant créer de toute pièce une nationalité belge, il s'évertuent à planter des décors qui, vus à une distance convenable, peuvent faire croire à l'existence de cette nationalité ; c'est une affaire de machiniste.
« Tant que cette fantasmagorie se passe sur le théâtre bruxellois et ne coûte pas trop d'argent, les bons Flamands et les rusés Wallons, gens très positifs, connaissant la valeur d'un cent, d'un escalin et d'un patard, laissent faire et ne crient pas trop. Mais quand ces hautes fantaisies bellico-bruxelloises prennent des proportions gigantesques et menacent de se traduire en millions, alors, halte-là, le patriotisme flamand et wallon, qui ne connaît qu'une chose, l'économie, se réveille et proteste. »
Eh bien, messieurs, voilà comment à l'étranger on juge la Belgique sur les discours de ceux qui ne considèrent la question de défense nationale qu'au point de vue de la balance du marchand.
M. le président. - Le pays n'oppose que le dédain à de pareilles accusations ; elles ne méritent pas de réponse dans cette enceinte, M. De Fré.
M. Coomans. - Laissez dire, M. le président.
M. De Fréµ. - M. le président, l'honorable M. Coomans croit que c'est pour lui que vous intervenez, mais c'est pour m'engager à ne pas répondre à ces attaques.
Il est certain que, si les doctrines délétères, développées au point de vue des sacrifices à faire pour la défense du pays, ne se produisaient pas en Belgique, nous ne serions pas accusés de cette manière-là.
M. Coomans. - C'est vous qui avez dit tout cela.
M. De Fréµ. - Messieurs, les honorables membres qui combattent l'organisation militaire invoquent l'impopularité de ces dépenses. S'il est vrai que les dépenses militaires sont impopulaires, il y a sans doute plus de courage à les défendre qu'à venir les attaquer, et au point de vue du devoir à accomplir, le courage des adversaires du projet est un courage excessivement facile.
Si ce qu'ils disent est vrai, s'il est vrai que ces dépenses militaires qui doivent donner de la sécurité au pays, sont impopulaires parce qu'elles sont improductives, c'est que la conception élevée du devoir national affaiblit dans les consciences ; et alors, au lieu de laisser tomber de cette tribune des paroles décourageantes et des pressentiments sinistres, qui favorisent la défaillance du peuple, il faudrait tendre la main au peuple, pour le relever de sa servitude intéressée ; nous devons souffler dans l'âme du peuple le sentiment du dévouement et la foi enthousiaste dans les destinées de la patrie.
La lutte entre le dévouement et l'égoïsme, entre le bien et le mal, c'est là le grand, l'éternel combat, dans tous les pays et dans tous les temps.
Quand le dévouement l'emporte, le citoyen a l'âme élevée et la nation est libre et respectée. Quand les préoccupations égoïstes étouffent les préoccupations morales, le citoyen devient un misérable et, la nation touche à sa décadence.
Cette heure n'a pas encore sonné pour la Belgique. Il y a en Belgique trop de glorieuses traditions et trop de bon sens populaire pour douter de sa virilité et désespérer de son avenir.
Et l'on peut dire en Belgique ce que naguère un grand orateur disait à la tribune française : « Il y a de l'écho ici, lorsqu'on parle d'honneur et de patrie. »
Non, malgré toutes les doctrines délétères et malsaines qui se produisent de nos jours, l'heure de la décadence n'a pas encore sonné en Belgique.
Mais il ne suffit pas de regarder en souriant et avec dédain le mal qui cherche à s'infiltrer dans les veines du corps électoral ; il faut le combattre, le combattre avec persévérance et courage ; il faut combattre jusqu'à la mort.
Ce fut, dans tous les temps, le rôle des hommes d'Etat qui ont illustré leur siècle. Cherchant sans cesse à alimenter la vie morale en parlant au cœur et non à l'égoïsme des masses, ils élevaient leur niveau intellectuel. Par un enseignement qui prêchait le sacrifice et l'héroïsme, par la solennité de leurs cérémonies et le spectacle grandiose de leurs monuments publics, ils donnaient aux citoyens une confiance salutaire ; ils purifiaient le caractère ; ils élargissaient la conscience afin que le sentiment du devoir et le sentiment de l'honneur national pussent s'y loger et s'y déployer à leur aise.
Qui de nous, à ses heures de loisir, ne parcourt cette histoire si belle et si resplendissante de la Grèce ? Eh bien, le jour où les calculateurs l'ont emporté sur les hommes de cœur, le jour où l'on est venu demander compte des dépenses militaires et des fortifications faites par Démosthène pour entourer la cité d'un mur de défense, le jour où l'esprit mercantile a triomphé, Athènes a été perdue et la nation est tombée en poussière.
Messieurs, je n'attaque pas les assemblées populaires. Chacun a le droit, dans notre libre pays, de manifester librement ses opinions et d'organiser, pour le succès de ces opinions, une propagande active. Mais j'ai le droit de juger une coalition formée entre les uns parce qu'ils n'ont pas le pouvoir, et les autres, parce qu'ils n'ont pas le suffrage universel.
Dire au peuple que la défense nationale coûte trop de millions et qu'il vaudrait mieux faire servir cet argent au dégrèvement des impôts qui le frappent, c'est le détacher de la nation ; c'est lui faire croire que ceux qui demandent ces dépenses dans l'intérêt même de la liberté de ce peuple, sont ses ennemis.
C'est un malheur !
Sans doute, messieurs, ces millions employés aux travaux de la paix et à des dégrèvements d'impôts, produiraient d'heureux résultats.
Mais ces dégrèvements opérés et ces travaux de la paix exécutés, le pays serait-il moins menacé et faudrait-il moins, au jour du danger, le défendre contre l'agression ? Or, comment le défendrez-vous, si l'argent destiné à maintenir l'indépendance du pays, vous manque ? Il y a au-dessus de toutes ces préoccupations de dégrèvement d'impôts pour les uns, de travaux de la paix pour les autres, le sacrifice de la défense nationale ; les devoirs à remplir pour se maintenir libre et à faire rayonner à l'étranger cette gloire de la Belgique qui console et encourage tant de peuples opprimés qui tournant leurs regards vers nous, espèrent un jour être libres aussi.
Messieurs, je crois que la Chambre est fatiguée. Cette discussion, en effet, dure depuis longtemps. J'ai tenu, je pense, ma promesse. Je n'ai pas été trop long. Je n'ai pas discuté devant vous de question militaire. Je me suis borné à attaquer, à dénoncer les funestes conséquences de certaines doctrines.
Je proteste, au nom du peuple qu'on veut égarer par de pareilles doctrines. Je proteste, au nom surtout de nos aïeux, contre ces calculs égoïstes et sordides, contre cet abandon de l'honneur national, contre cet abandon de la défense nationale, parce que cette défense coûte trop de millions. Nos pères, messieurs ne calculaient pas ainsi. Ils ont, pendant des siècles, fait les plus grands sacrifices pour conquérir ces libertés publiques dont nous jouissons ; ils ont affronté l'exil, la pauvreté, l'échafaud et ils sont morts découragés, parce qu'ils ne voyaient pas luire l'aurore de la liberté et de l'indépendance. Ah ! s'il leur est donné de voir un pareil spectacle, eux qui ont été si grands, ils doivent sangloter dans leurs tombes de nous trouver si petits.
MiPµ. - Messieurs, d'après les ordres du Roi, j'ai l’honneur de déposer :
1° Un projet de loi portant démembrement de la commune de Froid-chapelle et l'érection d'une nouvelle commune sous le nom de Fourbechies ;
2° Un projet de loi ayant pour objet la séparation du hameau de Maisières de la commune de Nimy-Maisières (province de Hainaut), et son érection en commune distincte.
- Il est donné acte à M. le ministre de la présentation de ces projets de loi ; la Chambre en ordonne l'impression et la distribution et les renvoie à l'examen de commissions qui seront nommées par le bureau.
M. le président. - La parole est à M. Delaet.
M. Delaetµ. - J'ai suivi avec une attention soutenue nos longs débats. J'en ai, à tort ou à raison, tiré la conclusion que la Chambre s'est interdit l'examen du meilleur système de défense et consent à prendre pour point de départ, dans l'étude de la loi d'organisation, le système de concentration à Anvers.
Nous sommes cependant en possession d'une indépendance dont ne (page 691) jouissait pas la commission mixte et ce serait commettre une faute grave, une faute qu'un jour la Belgique pourrait payer de la perte de sa nationalité, que de ne point débattre sérieusement la base même de notre système militaire, le dispositif de défense.
Au point de vue élevé où je désire placer ce débat, il m'est permis de faire bon marché de la partie déclamatoire des discours prononcés par les membres du gouvernement et par les partisans du projet de loi.
Un honorable député de Gand vous a dit le cas qu'il fait de ces feux d'artifice oratoires, lui, le grand artiste qui les sait faire si éblouissants au besoin. S'il ne m'est pas donné de professer son art, il m'est du moins permis de partager son dédain.
Le projet que nous discutons, ceci ressort à toute évidence des documents fournis par le gouvernement et des discours prononcés par lui ou en son nom, le projet que nous discutons repose sur deux bases également importantes et que le gouvernement prétend être également solides, l'une stratégique, l'autre diplomatique.
La base stratégique, c'est la concentration de la défense à Anvers ; la base diplomatique, c'est la menace de faire marcher une armée de 130,000 hommes contre la puissance qui la première mettra le pied sur notre territoire ; d'accepter l'alliance de celle qui aura respecté notre neutralité.
L'honorable M. Thonissen a soutenu la thèse que le devoir de la Belgique, en sa qualité de nation neutre, est d'armer assez puissamment pour empêcher l'un ou l'autre de ses voisins d'emprunter son territoire, soit pour y faire passer des armées, soit pour y attendre l'ennemi. Le gouvernement partage cette manière de voir ; il est même d'accord avec le savant député de Hasselt pour reconnaître à la France et par conséquent à la Prusse et un peu aussi à l'Angleterre, le droit de nous mettre en demeure de prendre des mesures suffisantes pour prévenir toute occupation et nous opposer efficacement à toute violation du territoire.
Voilà, messieurs, les données les plus sérieuses qui vous soient fournies par ces longs débats ; c'est le résumé du système du gouvernement, tant en matière de défense qu'au point de vue de nos devoirs de pays neutre.
Or, je n'hésite pas à le proclamer, si ces données sont maintenues par le gouvernement, s'il attache quelque prix à conserver sa liberté pleine et entière de faire alliance avec la puissance qui respectera notre territoire, s'il tient à remplir paiement, sérieusement, pleinement ce qu'il considère être son devoir de pays neutre, le système de concentration à Anvers, à peine établi d'hier, est déjà suranné, c'est un non-sens, un embarras, une entrave, un danger.
On a dit que, sauf mon honorable ami M. Coomans, personne dans cette enceinte ne songeait à demander la démolition complète des fortifications d'Anvers. Je le veux admettre, mais à la condition qu'il soit bien entendu que la question n'a pas été suffisamment étudiée au point de vue national et européen. En ce moment, moi qui suis si fier de siéger parmi vous au nom de ma ville natale, je désirerais ardemment tenir mon mandat d'un autre arrondissement électoral. Ma parole, je ne me le cache pas, y gagnerait en autorité. Mais la raison et le patriotisme sont, Dieu merci ! de domaine national en Belgique et c'est au nom du patriotisme et de la raison, et non pas au nom des intérêts spéciaux d'Anvers que je me permets de faire appel à votre bienveillante attention.
Je n'ai pas à examiner si, lorsque vous avez décrété la concentration de la défense nationale à Anvers, lorsque vous avez laissé se transformer en capitale militaire votre métropole du commerce, vous avez adopté le meilleur système de défense nationale. Je ne le crois pas ; mais je reconnais, d'une part, que de savants stratégistes étaient favorables à ce système ; d'autre part, que, placé devant un fait accompli, j'aurais, si la situation était aujourd'hui ce qu'elle était en 1859, bien peu de chances de vous faire partager mon opinion.
Mais en 1866, après Sadowa, une révolution aussi profonde qu'imprévue s'est produite dans le système de l'équilibre européen et je ne connais point de pays qui sont destiné à ressentir au même degré que le nôtre, les conséquences de cette révolution. Notre situation nationale a été radicalement transformée et avec elle le caractère des dangers qui nous peuvent menacer. A mes yeux, au point de vue des relations, rien ne ressemble moins à la Belgique de 1859 que la Belgique de 1868.
Dans quelles conditions diplomatiques avez-vous admis le système de concentration à Anvers ? Quels dangers aviez-vous à redouter en 1859 ? Sur quels secours espériez vous pouvoir compter ?
Je puis vous le rappeler, messieurs, sans trahir aucun de nos fameux secrets d'Etat, lesquels ne sont des mystères que pour qui n'en ose pas soulever le voile ; je n'ai pas même besoin d'ouvrir les procès-verbaux de la commission militaire de 1857 et de vous relire ce qu'y disaient les organes du gouvernement ; il me suffit de vous indiquer la situation de l'Europe septentrionale à cette époque et l'influence qu'elle exerçait sur notre pays.
D'un côté nous voyions la France, grande puissance de premier ordre, puissance militaire jusque-là sans rivale, exerçant une prépondérance à peine contestée, sourdement agitée au dedans et par cela même entourée de défiances au dehors, soupçonnée toujours de n'avoir point renoncé à son rêve cinq fois séculaire des frontières du Rhin et de l'annexion de la Belgique. De l'autre, comme voisin immédiat sur le continent, la Prusse, grande puissance de second ordre seulement et peu faite, on le croyait du moins, pour résister seule aux ambitions de la France ; la lutte pour l'hégémonie toujours pendante entre elle et l'Autriche, le reste de l'Allemagne morcelé en une foule de petits Etats, divisés entre eux par les intérêts, les aspirations, les tendances, les alliances de famille, constituant des éléments de faiblesse et non pas de force.
Un peu plus loin et séparée de nous seulement par une mer peu large et facile à traverser, l'Angleterre, à laquelle nous rattachaient des liens dynastiques, des sympathies politiques et, ce qui vaut mieux, l'intérêt qu'avait ce grand voisin de ne point laisser tomber entre les mains de 1a France le port d'Anvers.
En 1859, le principal, sinon le seul danger que nous eussions à prévoir était donc l'invasion française, la guerre d'annexion. L'appui que nous avions à espérer, du moins immédiatement, sans hésitation et sans retard, nous avions à l'attendre de la Grande-Bretagne. La Prusse, au début de la guerre, aurait eu assez de mal à couvrir ses propres frontières, et même, à prendre les choses au mieux, elle n'était en mesure de nous venir en aide que plus tard, si le sort des armes lui était favorable.
Donc pour la Belgique, d'un côté, un seul ennemi possible, mais un ennemi puissant, redoutable, réputé invincible ; de l'autre, un voisin dont les forces étaient plus douteuses encore que la bienveillance. Je ne tiens pas compte de la Hollande qui, en 1859, pouvait croire que son existence n'était pas solidaire de la nôtre.
Restait comme point d'appui unique et éventuellement solide, l'Angleterre. Mais l'Angleterre, je ne l'en loue ni ne l'en blâme, ne fait pas de politique de sentiment. Elle étudie ses intérêts et y conforme sa conduite.
Le gouvernement belge s'est donc dit que pour pouvoir compter sur le concours réel et durable de l'Angleterre, il faudrait non seulement lui créer à la conservation de la Belgique un intérêt prédominant, mais encore lui préparer chez nous une situation telle, qu'elle y pût défendre cet intérêt, sans courir de trop grands risques, sans s'astreindre à faire des sacrifices hors de proportion avec le but à atteindre.
De cette situation est née la pensée de transformer notre métropole du commerce en une forteresse de premier ordre, la plus grande et la plus redoutable du continent. Cette pensée, messieurs, ne s'est point produite devant vous en bloc et d'un seul jet. Elle vous eût très probablement effrayés. Mon honorable ami, M. Coomans, vous a dit, il y a peu de jours, comment un projet primitif évalué à une dépense de 3,000,000 au maximum, s'est développé lentement jusqu'aux proportions de la grande enceinte et de l'immense camp retranché que vous avez volts.
Je ne vous parlerai pas de la forteresse, imprenable de vive force, dont l'enceinte a été flanquée et qui domine tout le système. Je vous ai dit que je ne traite pas aujourd'hui, au point de vue anversois, le grand problème de la défense nationale. Que donc la citadelle du Nord ait ou n'ait pas été explicitement votée, qu'elle soit légale ou illégale, peu n'importe en ce moment. Ce qui est hors de doute pour tout diplomate sérieux, pour tout militaire de bonne foi, c'est que si elle avait été rendue habitable et que l'Angleterre eût eu à venir défendre chez nous ses intérêts et un peu les nôtres, le cabinet de Saint-James aurait mis à son intervention la condition sine qua non d'occuper ce réduit. C'eût été pour elle l'indispensable gage de notre persistance dans la lutte, le seul qui lui donnât la certitude qu'après la reddition de la ville, nous n'aurions fait la paix que de son consentement.
Au début de ce discours, messieurs, j'ai eu l'honneur de vous dire que, dans ma conviction, le système de concentration à Anvers ne constituait pas le meilleur système de défense nationale même en 1859, alors que le plus grand, mais le seul danger que nous eussions à redouter était une guerre d'annexion. L'occasion de vous dire pourquoi (page 692) se présentera naturellement tout à l'heure et j'aurai soin de la mettre à profit.
Mais est-ce une guerre d'annexion que nous avons à craindre en 1868 ? La transformation si complète qu'ont subie depuis la bataille de Sadowa les relations de nos grands voisins, n'a-t-elle rien transformé, rien modifié chez nous ? Je vous ai dit ce que j'en pense. En effet, nous n'avons plus pour voisins immédiats une puissance de premier ordre, ambitieuse, redoutée entre toutes, et une puissance de second ordre, plus préoccupée de sa propre conservation que du soin de sauvegarder ses voisins, cherchant à s'arrondir en Allemagne, à y prendre le pas sur l'Autriche, soupçonnée même d'attacher plus de prix à la rive gauche du Mein qu'à l'intégrité de son territoire rhénan.
La Prusse s'est révélée comme une puissance de premier ordre ; elle s'est annexé la plus grande et la meilleure partie de l'Allemagne du Nord, exerce une suzeraineté militaire absolue sur la Saxe royale et ducale, domine le grand-duché de Bade, est prépondérante dans le Wurtemberg et compte en Bavière moins d'adversaires que de partisans L'Autriche, qu'elle parvienne ou non à se reconstituer fortement sur une base fédérative, serait à jamais perdue comme puissance allemande le jour qu'elle se ferait l'alliée de la France contre la Prusse, représentant de l'idée unitaire qui prévaut parmi les populations germaniques.
L'équilibre des forces qui résulte de cette situation nouvelle, nous garantit donc à l'avenir contre toute guerre d'annexion. Désormais la Prusse a un intérêt évident, un intérêt vital à ne point permettre à la France de prendre pied en Belgique ou même d'y entrer.
Je sais qu’on a prêté à cette puissance un plan de partage de l'ancien royaume des Pays-Bas, le nord devant lui être acquis et le midi devenir français. Je ne rechercherai pas ce qu'il peut y avoir de vrai dans cette espèce de nouvelle à la main diplomatique ; vraie ou fausse, nous n'avons pas à en tenir compte pour l'étude de notre système de défense ; car une si une telle iniquité devait s'accomplir, et placés que nous serions, nous si peu nombreux, entre deux armées d'un million d'hommes, nous n'aurions qu'à protester de toute l'indignation de nos âmes. Mais la résistance matérielle serait impossible ; la résistance morale pourrait seule nous venir en aide pour conserver, dans l'attente d'un avenir meilleur, nos aspirations nationales et l'amour de nos grandes institutions perdues. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir deux manières de voir sur ce point.
Ecartons, messieurs, ces tristes, ces douloureuses hypothèses et rentrons dans la discussion des faits possibles.
J'avais donc l'honneur de vous dire que l'équilibre des forces établi récemment, mais définitivement, entre nos deux grands voisins, nous mettait désormais à l'abri de toute guerre d'annexion. Je précise. En 1859 la France eût pu occuper soit temporairement, soit définitivement notre pays, sans que de cette occupation, il dût résulter fatalement, inévitablement pour elle une guerre avec l'Allemagne. Certes, l'intérêt de la Prusse eût été le même qu'aujourd'hui, mais sa puissance était loin d'être |a même et elle n'était pas bien assurée du concours, on peut même dire de l'appui de la Confédération germanique, au sein de laquelle l'Autriche avait voix prépondérante. Il n'en est plus ainsi depuis la bataille de Sadowa, le traité de Prague et les traités séparés qui le sont venus compléter dans ces derniers temps.
Une grande guerre politique entre l'Allemagne et la France demeure possible et notre pays y peut être impliqué, l'une ou l'autre puissance, sinon l'une et l'autre ayant intérêt à s'emparer de la route stratégique la plus commode qui la puisse conduire sur le territoire ennemi.
Et ici je suis pleinement d’accord avec le gouvernement sur le but à atteindre ; mais non moins pleinement en désaccord avec lui sur les moyens auxquels il se propose d'avoir recours.
Permettez-moi, pour plus de clarté, de vous rappeler que le système de concentration sur Anvers satisfait, avant tout, dans la pensée de ses auteurs, aux besoins d’une situation qui a cessé d'être. La France nous envahissait en vue d'une annexion ; l'armée belge se repliait sur Anvers, lentement, je le veux bien, et défendant à pied à pied le territoire, mais enfin elle se repliait sur Anvers sans avoir commis l'imprudence, impardonnable dans cette situation, de livrer en rase campagne une bataille dont l'issue malheureuse devait tout compromettre.
A Anvers, l'armée se mettait à l'abri dans le camp retranché ; elle y trouvait ou pouvait y attendre l'armée anglaise ; le Roi, les Chambres, les ministres, tous, les grands corps de l'Etat étaient là, et avec eux tout ce qui constitue la nationalité au point de vue du droit diplomatique.
Le territoire était occupé, il est vrai, la nation foulée, pressurée, rançonnée, la Belgique presque entière traitée en pays ennemi. Mais ce sont là les dures et lamentables chances de la guerre et l'espoir de reconquérir la nationalité compromise et non point perdue, serait venu l'aider à supporter patiemment tous ces maux.
Aujourd'hui qu'une guerre d'annexion n'est plus possible, ce système de retraite sur Anvers peut-il encore être appelé du beau nom de défense nationale ?
Je demande au gouvernement quel est le danger qu'il prévoit, quels sont les devoirs qui nous incombent, quel langage, en cas de conflagration imminente, il se propose de tenir à nos grands voisins ?
Et le gouvernement répond : « En cas de guerre entre la France et la Prusse... » (notez, messieurs, que c'est la seule où nous puissions être impliqués) « En cas de guerre entre la France et la Prusse, ces puissances voudront peut-être soit occuper, soit traverser notre territoire, là est le danger. Nous devons être en mesure de les en empêcher l'une et l'autre, d'avoir une neutralité assez forte pour inspirer le respect et demeurer effective, là est le devoir. En cas de danger, nous ferons savoir à l'Europe que nous avons une armée à opposer au premier envahisseur, à mettre au service de celui qui respectera notre territoire, là est notre garantie et, nous l'espérons, notre sauvegarde. »
Je ne crois pas que le gouvernement ait rien à reprendre, du moins quant au fond, à la manière dont je me permets de résumer les documents qui nous ont été soumis et les discours qu'il nous a été donné d'entendre depuis que nous discutons ici ces grands intérêts.
Je le répète, je suis d'accord avec le gouvernement sur la nature du danger qui nous peut menacer, je n'en conçois pas même d'autre ; je suis en outre d'accord avec lui, pleinement d'accord, sans réserves et sans conditions, sinon sur le devoir, du moins sur l'intérêt qu'il y a pour nous de défendre, dans la mesure de nos forces et sans même trop ménager ces forces, l'inviolabilité de notre territoire. J'admets encore, mais avec quelques réserves cette fois, que (erratum, page 716) nous soyons l'allié de celui qui ne nous aurapas envahis.
Ici, messieurs, je vous demande la permission d'ouvrir une courte parenthèse ; étant admise l'hypothèse d'une guerre générale, il se peut que dans l'intérêt même de notre conservation, nous ayons à renoncer aux bénéfices comme aux obligations de la neutralité ; il se peut aussi que d'un côté la justice et la bonne foi soient à ce point évidentes qu'il y aurait déshonneur à les combattre. Ces réserves indiquées, je ferme la parenthèse, je reprends le débat, et je dis que pour rester conséquent avec ses principes, le gouvernement doit sans hésitation aucune et sans aucun retard vous proposer la suppression des fortifications d'Anvers, n'y laissant debout que les défenses des abords de la rade et les forts qui battent les passes de l'Escaut.
Devant l'Europe, telle que l'ont faite les événements de 1866, Anvers n'appartient plus au système de défense nationale. Non seulement il ne répond plus à aucun besoin réel ; il devient pour les belligérants une menace, un sujet d'inquiétudes, pour nous un grave embarras, une cause de danger et de ruine, et, qui plus est, il nous ravit la plus précieuse de nos libertés en cas de guerre, celle du choix de nos alliances. Tout au plus conserverait-il quelque valeur au point de vue de la défense dynastique et ferait-il pendant quelques jours l'office d'une tête de pont pour permettre aux grands corps de l'Etat, soit d'y capituler à des conditions convenables, soit de se retirer à l'étranger par la voie fluviale.
Supprimez Anvers, la clef de l'Europe septentrionale. Le seul intérêt qu'au début de la guerre nos voisins puissent avoir à ne point respecter notre territoire, c'est la facilité qu'ils trouveraient à y passer pour envahir le pays ennemi. C'est donc cette facilité qu'il faut supprimer, si nous tenons à ne point nous voir entraînés dans une lutte d'où ,une fois que nous y serions mêlés, nous ne sortirions qu'à la conclusion de la paix et Dieu sait après quels sacrifices, à quelles conditions et avec quelles pertes ! Or, il n'y a pas un membre de cette Chambre, si peu stratégiste qu'il puisse être, il n'y a pas un citoyen belge un peu intelligent, qui ne sache que la route qui mène de la France vers la Prusse, de la Prusse vers la France ne passe point par Anvers, qu'elle se trouve à l'extrémité opposée du pays, longeant le cours de la Sambre et de la Meuse.
C'est avant tout cette ligne-là qu'il faut défendre et hérisser d'obstacles. Le gouvernement ne conteste pas cette vérité ; seulement s'il en tient compte en théorie, il est bien loin de se conformer en pratique aux conseils que nous donne le premier de nos intérêts. Au lieu de chercher à nous assurer, aux moindres frais possibles d'hommes et d'argent, la (page 693) défense la plus énergique et la plus efficace, il semble s'attacher à aggraver nos charges et à amoindrir nos chances de succès.
Il veut, je le reconnais, une armée de campagne. Pourquoi faire ? Pour défendre la ligne formée par la Meuse et la Sambre. Mais tous les points d'appui, tous les pivots d'opérations y sont détruits ou à peu près. Pour surveiller la frontière ? Mais c'est disséminer sur une ligne trop longue une armée trop peu nombreuse alors même qu'elle serait massée, puisqu'on a établi dans ce débat qu'une armée de 130,000 hommes sur le papier ne laisserait en fait que 35,000 hommes de disponibles pour ce service, le système de concentration sur Anvers étant maintenu.
M. le ministre de la guerre me fait un signe de dénégation. Je ne comprends pas trop pourquoi. Il a été établi dans cette discussion, parfaitement établi par chiffres, que l'armée de campagne disponible ne montrerait tout au plus qu'à 35,000 hommes et à ces chiffres l'honorable général Renard n'a pas répondu.
MgRµ. - J'y répondrai.
M. Delaetµ. - J'attends vos rectifications, mais il n'en demeure pas moins vrai qu'on en est réduit, sinon à avouer, du moins à reconnaître implicitement que si l'on a une année en campagne, c'est pour ménager l'amour-propre de nos troupes, qui verraient une honte à se retirer sans coup férir derrière les murailles anversoises et, comme on dit, pour sauver l'honneur du drapeau. Autant que personne nous savons combien l'amour-propre est chose délicate, qu'il importe de ménager ; plus que personne nous tenons à sauvegarder l'honneur du drapeau. Mais ici notre devoir de législateur nous oblige à rechercher avec les meilleurs moyens de ménager l'amour-propre de nos troupes, les meilleurs moyens de ménager la vie et les biens de nos concitoyens, de sauvegarder avec l'honneur du drapeau, la sécurité du pays, la liberté de nos. alliances, l'existence même de notre nationalité.
Dans cet ordre d'idées, ce qu'il nous faut sur la Meuse et la Sambre, ce n'est pas une armée insuffisante, sans pivot d'opérations ; ce sont des forces réelles, suffisant à leur mission et bien appuyées. Cette armée-là, nous ne l'aurons pas tant que nous aurons cette immense forteresse d'Anvers que tous les stratégistes. d'ailleurs reconnaissent ne pouvoir être longtemps défendue par nos seules forces. Tandis qu'à Anvers nous immobiliserons ce que nous avons de forces vives, l'élite de l'armée, nos voisins passeront chez nous, camperont chez nous, se livreront bataille dans nos champs dévastés et auront bon marché, quand l'heure de la victoire aura sonné pour l'un ou pour l'autre, de cette armure géante, qui s'appelle Anvers, et que nous avons commis l'insigne folie de faire beaucoup trop ample pour notre taille, beaucoup trop lourde pour nos épaules.
Mais Anvers, immobilisant la majeure partie de notre armée, la meilleure partie de notre armée, loin des lieux où elle pourrait nous être réellement utile, entraîne pour nous un autre inconvénient, au moins tout aussi grave que cette énorme déperdition de forces. Si nous voulons nous maintenir dans cette position avec quelques chances de durée, sinon de succès, nous avons besoin d'un allié. Je crois que dans la pensée du gouvernement, je sais que dans la réalité des choses, cet allié ne peut être que l'Angleterre. Permettre à la France ou à la Prusse d'entrer à Anvers, ce serait se donner un vainqueur sans même avoir essayé de combattre ; pis que cela, ce serait après, avoir soi-même et à grands frais forgé la chaîne, se la river au corps de ses propres mains. Jamais l'idée d'un pareil abandon ne naîtra dans une tête saine.
Anvers restant debout, nous nous trouvons donc placés dans une des deux situations que voici : Ou nous avons l'Angleterre pour alliée, oui nous n'avons qu'à compter sur nos seules forces. La seconde situation serait des plus embarrassantes. Ai-je besoin de vous dire pourquoi ? L'ennemi occuperait le pays ou si le pays était envahi par les deux belligérants à la fois, nous ne pourrions appeler l'un d'eux à défendre avec nous ce qu'on appelle notre grande position, sans être exposés à nous voir par lui, à la fin de la guerre, sinon purement et simplement annexés, du moins réduits, comme la Saxe, à cet état de vasselage militaire et politique qui déshonore une nationalité, l'humilie et l'épuisé, laissant tout au plus subsister une ombre de dynastie, tristement abritée sous un drapeau déteint.
Admettons que nous ayons l'Angleterre pour alliée. Ne serait-ce pas se montrer par trop naïf que de croire que cette puissance affronterait, dans le seul but de sauvegarder l'indépendance de la Belgique, les dangers si nombreux et si divers qui pourraient surgir pour elle de son immixtion dans une guerre continentale ? Et quand même on serait crédule à ce point, oserait-on nourrir le fol espoir de voir l'Angleterre se mettre à notre suite et proclamer avec nous qu'elle déclarera la guerre au premier qui osera violer notre territoire ? L'Angleterre a à sauvegarder dans le monde de trop grands et de trop supérieurs intérêts pour exposer si imprudemment à tous les vents du hasard le système de ses alliances. Elle serait notre alliée, soit, elle jouerait un peu dans notre jeu, mais à la condition que nous jouions beaucoup dans le sien et lorsque nous proclamerions devant l'Europe le système que notre gouvernement semble considérer comme la plus sublime des combinaisons politiques, il y aurait toujours un des deux belligérants à qui le cabinet de Saint-James aurait montré le dessous des cartes et l'autre ne tarderait pas à savoir qu'elles sont biseautées.
Non, l'alliance anglaise n'est possible pour nous que si, renonçant à toute liberté, à toute initiative, à tout calcul des chances, nous nous résignons à n'avoir d'autres amis sur le continent que les alliés imposés l'Angleterre.
Cette situation pouvait être, je ne dis pas acceptée, mais subie tant que nous avions à redouter une guerre d'annexion. Aujourd'hui que cette guerre n'est plus à craindre, pourquoi renoncerions-nous à toute véritable et honorable indépendance, pourquoi subirions-nous une souveraineté aussi humiliante que dangereuse ?
Si nous démolissons Anvers,, nous dit l'honorable M. d'Elhoungne, nous serions la risée de l'Europe. Je reconnais à M. d'Elhoungne le droit d'affirmer cela, je lui dénie la faculté de le prouver. Anvers a été construit en vue d'une situation européenne qui a cessé d'être, qui non seulement a cessé d'être, mais après, Sadowa s'est radicalement transformée. Ce danger auquel nous entendions faire face a disparu ; celui que nous n'avions pas à prévoir alors peut se manifester demain. Qu'y a-t il de ridicule à modifier le système de défense lorsque s'est modifié le système d'attaque ? Ce qui, hier, à tort ou à raison, était considéré comme le premier élément de notre force, est à toute évidence aujourd'hui une cause de faiblesse et de ruine. Est-ce sagesse de le maintenir ? Est-ce folie ?
Je n'insisterai pas sur l'intérêt incontestable qu'ont à la fois la France et la Prusse à s'emparer de la forteresse d'Anvers, impuissante en nos mains, toute-puissante dans les leurs. En cas de guerre, nos voisins ont deux motifs de ne point respecter notre neutralité ; l'un c'est notre position géographique qui le crée ; la route stratégique la plus commode entre les deux pays passe par notre territoire ; et l'autre c'est nous-mêmes qui l'avons créée, en construisant une forteresse formidable, la clef de l'un et l'autre empire, que notre faiblesse relative ne nous permet pas de prétendre garder à nous seuls, que leur défiance de la politique anglaise ne permettra pas à nos voisins de nous laisser conserver. La sagesse conseille de défendre vigoureusement notre point faible naturel, de détruire sans retard celui dont nous nous sommes artificiellement dotés,
Je suis convaincu que tous les bons esprits qui voudront bien étudier la situation que je viens d'indiquer plutôt que de développer, ne tarderont pas à reconnaître avec moi que ce qui devrait être remis à l'étude en ce moment, ce n'est pas notre organisation militaire, mais notre système de défense. Je tiens en une défiance profonde les organisations militaires et les systèmes de défense immuables qu'on prétend avoir la même valeur dans les situations les plus opposées et faire face aux besoins les plus contraires.
Si nous savons nous mettre au-dessus de cette vanité puérile qui porte à persister dans les fautes pour se dispenser du léger effort qu'en peut coûter l'aveu, nous saurons mettre à profit, largement et, laissez-moi vous le dire, glorieusement à profit la révolution que 1866 a réalisée dans l'équilibre européen.
En démantelant Anvers, en faisant porter tout notre effort militaire sur la seule ligne que nous ayons à défendre désormais, la grande roule stratégique entre la Prusse et la France, non seulement nous serons pour l'Europe une nation vraiment neutre, indépendante de toutes les puissances, même de l'Angleterre ; mais nous pourrons donner satisfaction aux légitimes aspirations du pays, alléger nos charges militaires sans nous affaiblir en rien, supprimer l'impôt odieux de la conscription, composer l'armée active de volontaires d'élite, bien traités et bien payés, et organiser une forte réserve, qui en temps de paix se montrera d'autant plus disciplinée, en temps de guerre d'autant plus rude aux fatigues et plus vaillante au combat, qu'elle aura la conscience de défendre les libertés du citoyen, l'indépendance de la patrie et l'honneur de ses foyers.
Si nous nous obstinons, au contraire, à maintenir ce qui existe (page 694) nous serons facilement amenés à augmenter d'année en année nos forces militaires, à étendre nos fortifications, à élever le contingent et le budget, à prolonger le temps de service. D'autres ont dit et répété quel avenir de misère morale et matérielle le militarisme à outrance prépare au pays, quels fruits amers de désaffection et de découragement il doit produire. Je n'insisterai donc pas sur les graves avertissements qui vous ont été donnés. J'y adhère et les fais miens.
Si je n'étais retenu par la crainte d'abuser des moments de la Chambre, je saisirais l'occasion que nous offre la discussion actuelle pour rappeler au ministère qui nous gouverne, pour rappeler à mes collègues et au pays, que la meilleure défense des petits pays n'est pas dans la force de ses armées, mais dans l'attachement des citoyens à la patrie et que cet attachement n'est solide, ardent et durable, que là où tous sont admis à jouir de la plénitude de leurs droits et de leur dignité. Dans cet ordre d'idées, notre système électif, lui aussi, doit subir une prompte et radicale réforme ; là aussi il existe une espèce de tirage au sort, dont mes amis, les réformistes de la droite et de la gauche et moi, nous réclamerons l'abolition sans trêve et sans merci.
Un dernier mot. Parmi les discours qui depuis un mois ont été prononcés dans cette enceinte, il en est quelques-uns qui m'ont plus spécialement affligé. Ce sont ceux où, réclamant le monopole du patriotisme, la qualité de bons citoyens pour ceux-là seulement qui soutiennent les projets du gouvernement, on signale comme des patriotes douteux, des anarchistes, des radicaux de la pire espèce, les adversaires du projet de loi, ces réformistes qui, dédaignant les faveurs du pouvoir, se croient toujours assez forts et assez grands si le pays, le pays libre et fier, à quelque école religieuse ou philosophique qu'il appartienne, veut bien leur accorder quelque peu d'estime.
Leur patriotisme, je puis le dire à certains orateurs, et c'est la seule vengeance que je me permette de tirer de leurs attaques injustes, leur patriotisme est pur et sans alliage. Ce n'est pas eux qui feront dépendre leur vote sur l'organisation de l'armée ou le budget de la guerre, d'un bataillon de plus ou de moins accordé comme garnison à une petite localité ; ce n'est pas eux qui, lorsqu'il s'agira non plus de discuter ici, d'y faire des discours enflammés et d'y chanter, comme on dit on Allemagne, des chansons portant cuirasse mais de faire réellement face à l'ennemi, de l'affronter en chair et en os, viendront soutenir que sans la substitution et le remplacement l'armée est impossible en Belgique, que le remplacement et la substitution doivent être maintenus même pour la garde civique transformée en réserve. Ils ne soutiendront jamais que « si l'on veut obliger tout le monde, la noblesse, la bourgeoisie, les prolétaires, à servir soit dans l'armée, soit dans le premier ban, on échouera parce que cela n'est ni dans les mœurs ni dans l'esprit du pays. »
Pour être un patriote dans le sens sérieux et élevé du mot, il suffit de servir son pays virilement et avec un dévouement qui ne marchande pas. Point n'est besoin de chanter la Brabançonne. Et si un jour la patrie était menacée, si les adversaires actuels du militarisme étaient appelés à la défendre ailleurs qu'à cette tribune ou dans les meetings, je les connais assez pour savoir qu'ils seraient moins avares de leur sang à eux, qu'ils ne sont aujourd'hui ménagers du sang, du temps, de la liberté et de l'avenir d'autrui ; qu'ils auraient honte d'être des braves par substitution, des héros par personne interposée.
M. le président. - La parole est à M. Le Hardy de Beaulieu.
M. Notelteirsµ. - Si l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu voulait me céder son droit de parole, je n'en aurais que pour quinze minutes.
M. le président. - M. Le Hardy, consentez-vous à céder votre tour de parole à M. Notelteirs ?
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Volontiers, M. le président.
M. Notelteirsµ. - Aux longs débats qui occupent la Chambre je ne viens pas ajouter un long discours ; mais j'ai le devoir d'exposer les considérations qui m'empêchent de voter les projets militaires qui nous sont soumis en ce moment.
Catholique convaincu, admirateur de l'Union, qui en 1830 a fondé si glorieusement notre indépendance, je n'accepte pas de leçon de patriotisme de la gauche, qui s'attache à détruire cette union, pierre angulaire de notre édifice national.
Oui, il nous faut une armée, une armée honorée et respectée, plus forte par l'instruction et par la discipline que par le nombre.
A mes yeux, l'exagération des travaux militaires déjà exécutés, des projets présentés et de ceux que nous devons encore attendre, se manifeste par les arguments mêmes invoqués pour les justifier. Ces arguments, s'ils sont fondés, prouvent non seulement le besoin de 100,000 ou de 120,000 hommes, mais la nécessité de porter leur chiffre à 200,000 hommes et au delà. Si le gouvernement s'arrête à mi-chemin, ce n'est pas faute d'arguments, c'est par la raison péremptoire que la Belgique est absolument impuissante d'enrôler, d'encadrer et d'en retenir une armée si nombreuse, au moyen de nos contingents et du système de nos lois de milice.
Les arguments invoqués prouvent beaucoup trop ; et je crois pouvoir en conclure qu'ils reposent sur une erreur capitale, car je ne saurais admettre que le soin de notre sécurité réclame de nous l'impossible.
Le respect que je porte à l'armée est encore un motif qui m'empêche de suivre le ministère dans la voie des exagérations et des variations ruineuses dans laquelle il marche depuis si longtemps.
Je redoute pour le pays et pour l'armée le développement de la juste impopularité provoquée par l'énormité des charges militaires, toujours croissantes, imposées au pays par cette volonté absolue, qui depuis plus de dix ans préside au ministère et domine dans cette Chambre.
Les sommes absorbées par nos institutions et par nos constructions militaires sont énormes, les projets varient du jour au lendemain, les charges s'accroissent d'année en année, de nouveaux projets surgissent sans limites déterminées, ni même probables. Aujourd'hui de nouveaux sacrifices sont réclamés, des sacrifices plus précieux que l'argent, une augmentation de sacrifices en hommes.
Il n'est donc pas étonnant que les populations s'émeuvent, qu'une opposition large et forte se manifeste dans le pays.
Oui, le sentiment public, cela est incontestable, se prononce contre vos exagérations militaires. Il serait impolitique de le mépriser. Il importe de le prendre en grande considération. Bien souvent, dans les questions sociales les plus élevées, le sentiment public a raison contre les calculs et contre les combinaisons les plus savantes.
Notre faiblesse relative et notre neutralité nous interdisent heureusement de porter nos armes au dehors, tout en nous imposant l'organisation d'une force défensive convenable.
En nous armant à proportion égale comme les grandes nations, militaires par position, ne mettons-nous pas notre neutralité en péril ? Ne nous épuisons-nous pas, avant le temps, en sacrifices pour des établissements qui, au lieu de servir de défense, peuvent aisément devenir un appât.
On nous dit et on nous répète ; nous le lisons dans les documents, et l'honorable M. d'Elhoungne l'a répété dans son discours : la place d'Anvers est une place de guerre qui n'a pas sa pareille dans le monde. Lorsque le projet de sa construction nous fut proposé, on nous a dit que sa force défensive nous permettrait de diminuer le nombre de nos soldats, aujourd'hui on nous dit que les besoins de sa défense nous imposent le devoir d'augmenter l'armée.
Eh bien, messieurs, je me trompe peut-être, mais il m'a été impossible jusqu'ici de me réconcilier avec l'idée de voir la petite Belgique neutre posséder la place de guerre la plus étendue et la plus forte qui soit connue dans le monde.
Sans doute on peut se proposer l'hypothèse que la place d'Anvers nous soit une défense et nous sauve, mais l'hypothèse contraire, celle qu'elle devienne un appât et nous soit funeste ,me paraît bien plus probable. Dieu veuille que je me trompe !
J'ai écoulé avec un intérêt tout spécial le discours de l'honorable M. Janssens. L'honorable membre, si bien placé pour apprécier tout le poids du fardeau imposé par la conscription aux classes populaires, a développé des arguments qui ont fait sur moi une grande impression. Son discours a augmenté la répugnance que me fait éprouver la loterie.
J'en voterai avec satisfaction l'abolition ; mais seulement lorsque la possibilité de pourvoir d'une autre manière à la sécurité nationale me sera démontrée. Je serai malheureusement obligé d'attendre longtemps, je le crains ; mais il est des réformes plus faciles et urgentes. Je veux parler, entre autres, de l'amélioration du sort du soldat et de l'abréviation du temps de servage, qui le prive du droit de l'homme libre de contracter mariage.
En attendant ces réformes, je voterai contre les projets qui nous sont présentés. L'organisation votée en 1853 doit nous suffire en ce moment.
Je n'ai pas la science économique des honorables MM. Julliot et Le Hardy de Beaulieu, mais il doit y avoir là une classification à peu près comme dans le code, qui divise les dépenses en nécessaires, utiles et de luxe. Si la société pouvait faire sur ses dépenses de luxe des prélèvements pour l'armée, sans empiéter sur celles qui sont nécessaires, le mal serait moins grand ; mais le sacrifice en hommes, le plus pernicieux pour la société, se prélève généralement sur le nécessaire. Le (page 695) contingent enlève les bras aux travaux productifs, surtout à ceux de l'agriculture, la première, la plus nécessaire des industries, et qui souffre visiblement en Belgique de la pénurie de bras.
Dans mon opinion, la sécurité d'une petite nation neutre comme la Belgique ne saurait en première ligne se trouver dans sa force militaire permanente. Elle doit la trouver avant tout et surtout dans sa prudence et dans sa sagesse. La prudence doit lui conseiller une fierté digne, mais modeste ; du moment qu'elle court l'aventure, qu'elle se dresse outre mesure ou qu'elle menace, elle risque de se perdre.
La sagesse impose au gouvernement le devoir de maintenir l'union de son peuple. Ce n'est pas sans motif que la Belgique a inscrit dans sa Constitution la devise : « L'union fait la force. » Son premier devoir consiste à user, dans la distribution de la justice et dans l'exercice du pouvoir de cette balance exacte et équitable, indispensable à toute société et à faire ainsi régner l'union dans le pays.
Le gouvernement a pour devoir de conserver au pays ses mœurs et ses institutions, l'amour de ses traditions et de tout ce qui constitue le caractère distinctif de la nation : là est notre force principale.
Si je signale le besoin du retour à l'union, si je parle de la nécessité de retourner au respect des droits imprescriptibles des catholiques et de leur dignité, ce n'est pas pour motiver sur l'absence de ces biens mon vote hostile aux aggravations des charges militaires, c'est parce que nos plaintes si fondées, reçues presque toujours avec dédain et avec dérision par la gauche, ont quelque chance, dans ces grands débats, de provoquer aujourd'hui chez le ministère et parmi nos adversaires des réflexions sérieuses et salutaires.
Comme je l'ai dit en commençant, je n'accepte pas de leçon de patriotisme de nos adversaires politiques. Traités en bâtards depuis les déplorables événements du mois de mai 1857, par notre patrie, devenue pour nous une marâtre, nous catholiques belges, nous saurons prouver que, malgré tout, nous aimons toujours notre mère, et que, s'il le faut, nous saurons sacrifier pour elle nos biens et notre sang.
Le discours si remarquable de l'honorable comte de Theux nous prouve que les traités ont quelque valeur, et que les convoitises de l'étranger ne sont pas tellement menaçantes aujourd'hui qu'il faille recourir à des moyens extraordinaires.
Que le gouvernement, s'inspirant des idées de tolérance et d'union qui ont fondé l'œuvre glorieuse de 1830, rende au pays la paix et la confiance, et le pays se sentira fort.
Le gouvernement lui-même, se sentant appuyé sur le pays entier, reconnaîtra que nos exagérations militaires sont inutiles et dangereuses. L'impopularité du budget de la guerre tombera. Et l'armée, si dévouée et si brave, circonscrite dans les limites du nécessaire, jouira de la stabilité, de l'honneur et du respect mérité de toute la nation.
C'est alors, messieurs, que nous pourrons avec calme et avec fruit réformer nos lois de milice et améliorer le sort du soldat.
Il me paraît évident, messieurs, que les charges imposées aux peuples par les grandes années permanentes, recrutées par la voie des contingents de la milice, doivent finir par pousser à leur perte les nations modernes, établies sur la puissance du travail productif.
Heureuses les nations empêchées de porter leurs armes au dehors ! heureuses si, ayant assez de sagesse et de modération pour circonscrire leur armée permanente dans les limites de l'indispensable, et assez de patriotisme pour préparer tous ses hommes valides, à servir d'appui à l'armée dans les grandes circonstances qui peuvent se présenter !
Messieurs, lorsque nous tous, catholiques et libéraux belges, nous serons retournés dans la voie de la justice et de l'union, alors, la main dans la main, nous résoudrons ces graves questions avec fruit et pour le bien durable de notre commune patrie.
M. le président. - La parole est à M. Le Hardy de Beaulieu.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - M. le président, s'il y avait un orateur qui voulût défendre le projet de loi, je crois qu'il serait préférable de l'entendre. Mon discours étant une réplique, il y aurait certains inconvénients à le scinder ; car je serais probablement obligé de reproduire demain une grande partie de ce que j'aurais dit aujourd'hui.
M. le président. - M. Le Hardy de Beaulieu est le seul orateur inscrit.
- Plusieurs membres. - A demain.
- D'autres membres. - Non ! non ! continuons.
- La Chambre, consultée, décide que la séance continue.
M. Delaetµ. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.
Plusieurs membres me disent qu'il n'ont pas compris la question telle qu'elle était posée. Ils sont disposés à ne pas faire à M. Le Hardy l'impolitesse de lui faire scinder son discours.
M. Allard. - Je ne sais pas où nous irons si on décide qu'on lèvera la séance tous les jours à 4 heures ou à 4 heures 1/2, chaque fois qu'un orateur demandera à ne parler que le lendemain. Voilà bientôt cinq semaines que cette discussion dure.
M. le président. - La Chambre, consultée dans les termes les plus positifs, a décidé que la séance continuerait.
M. Delaetµ. - Je ferai seulement observer qu'il avait été décidé qu'on entendrait alternativement un orateur pour et un orateur contre.
M. le président. - Le seul orateur inscrit pour le moment est M. Le Hardy de Beaulieu.
La parole est donc à M. Le Hardy de Beaulieu.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Messieurs, je crois qu'avant d'entrer au fond du débat il sera intéressant et utile de voir quels progrès la discussion, déjà très longue, à laquelle nous avons assisté, a fait faire aux questions qui nous occupent.
Que disait le gouvernement en nous proposant le projet de loi ? Que répétait la section centrale en nous faisant son rapport ? Que la Belgique était tenue de par les traités qui constituent son indépendance et sa neutralité, à être constamment et fortement armée, que c'était là la seule garantie de son indépendance et de sa neutralité.
L'honorable ministre des finances me fait un signe de dénégation. Je n'ai pas ici l'exposé des motifs, mais je crois que je viens d'en reproduire littéralement les premières lignes.
D'autre part, le premier discours prononcé dans cette discussion a eu également pour objet de démontrer que c'étaient là bien réellement nos obligations. Je pense que ce n'est pas trop m'avancer en disant que notre discussion a démontré de la façon la plus complète et la plus évidente que nos obligations vis-à vis des puissances ne nous imposent ni d'être constamment armés ni d'être en quelque sorte le corps de garde placé entre nos voisins pour empêcher leurs rencontres ou leurs luttes.
Il ressort également.de la discussion (et je pense que sur ce point on ne nous contredira plus) que si nous armons, c'est uniquement au point de vue de nos convenances nationales et que ce n'est nullement au point de vue des convenances européennes ; que si nous avons une armée en temps de paix, c'est uniquement pour faire notre police intérieure et conserver chez nous l'ordre et la liberté et que, si en temps de guerre, en temps de conflit général nous sommes attaqués, nous ne devons opposer à une attaque non provoquée que les forces organisées pour la paix et l'ordre, appuyées sur la nation elle-même et toujours prêtes à repousser cette attaque. Nous ne sommes nullement chargés d'empêcher la France d'attaquer l'Allemagne ou l'Allemagne d'attaquer la France. Ce n'est pas notre mission, et nous serions matériellement incapables de la remplir, si nous avions pu accepter une charge aussi lourde.
Ce premier point est donc résolu dans notre sens ; mais il en reste un autre, paraît-il, qui n'est pas encore complètement élucidé, car le discours que vous avez entendu au commencement de cette séance nous démontre que nous avons encore une preuve à faire avant d'avoir éclairé cette partie du débat.
On nous a dit : Si vous ne défendez pas votre nationalité par des forces suffisantes, si vous ne l'abritez pas, au jour du danger, dans le refuge suprême des fortifications et du camp retranché d'Anvers, c'en est fait, il n'y a plus de Belgique, il n'y a plus de patrie. Je ne saurais, messieurs, assez protester contre cette théorie ; car la voilà bien cette théorie énervante dont on parlait tout à l'heure, la voilà cette théorie qui, dans les parlements et dans la presse étrangère, fait douter à quelques-uns que nous soyons une véritable nation, une nation sûre d'elle-même, confiante dans sa propre vitalité.
J'ai cherché à démontré, dans mon premier discours, qu'une nation qui n'a pas cette préoccupation incessante, qui n'admet pas qu'on puisse acquérir ou transmettre une nation par la force des armes, comme on ferait d'un troupeau, n'éprouve pas le besoin continuel de se défendre quand personne ne la menace.
Ce n'est pas par la force des armes que les nations se conservent, ce n'est pas non plus par un certain appareil militaire.
Le fondement des nationalités est beaucoup plus profond ; il est dans l'amour que tous les citoyens ont pour leurs institutions, pour leur sol, pour le gouvernement et pour la société dont ils sont les membres constituants. Aucune force militaire ne peut donner à une nation ces bases de son existence.
(page 696) Quand j'ai prononcé mon premier discours, j'ai cité la Suisse comme présentant le spectacle d'une nation armée, n'ayant pas un puissant appareil militaire en permanence et fonctionnant sans relâche et cependant toujours sûre de son existence nationale, n'éprouvant pas cette crainte, constamment exprimée ici depuis quelques années, qu'il suffirait d'une bataille perdue ou d'une forteresse prise d'assaut pour la priver d'un bien qu'il n'appartient qu'à Dieu de lui ôter.
J'ai dit et je répète qu'en faisant dépendre d'une organisation militaire ou de fortifications quelconques ce bien suprême de la nationalité, on jette aux yeux des peuples qui nous environnent un doute sur la conviction que nous avons nous-mêmes de conserver cette nationalité. Nous ne devrions jamais exprimer de doute à cet égard.
Telle est la réponse générale que je fais aux observations qui ont été jetées à différentes reprises dans cette discussion, pour mettre en doute, en quelque sorte, les sentiments patriotiques et nationaux de ceux qui n'acceptent pas les yeux fermés tout ce que propose le gouvernement, afin de déblayer une bonne fois le débat de ces moyens oratoires secondaires et pour entrer sérieusement dans le fond même de la discussion.
L'honorable ministre de la guerre en répondant aux premiers discours qui ont été prononcés dans cette enceinte, a négligé de répondre à une objection qui a été faite par plusieurs adversaires du projet de loi et que j'ai résumée dans mon premier discours par une comparaison avec les événements de 1815.
Je lui ai demandé et d'autres l'ont demandé avant et après moi, comment il espérait défendre la plus grande partie de notre territoire, alors qu'en 1815, avec des moyens de transport imparfaits, en l'absence de chaussées et de chemins de fer, l'armée française constituée avec des éléments très disparates et très incomplets avait pu arriver en trois jours à livrer bataille à trois lieues de Bruxelles.
Si l'honorable général veut bien me le permettre, je préciserai davantage. Je lui demanderai comment, avec les moyens qu'il cherche à trouver par le projet de loi qui nous est soumis, en supposant que nous les lui accordions sans marchander, il peut dire ou laisser dire qu'il défendra tout le territoire, alors qu’évidemment, d'après son propre aveu, ni la province de Luxembourg, ni celle de Namur, ni une grande partie de celle de Hainaut, ni même l'arrondissement que j'ai l'honneur de représenter sur ces bancs, ni la province de Liège ne peuvent être mises à l'abri d'une attaque sans exposer les forces, quelles qu'elles soient, que nous mettrions en présence de l'envahisseur supposé, sans risquer de se voir couper la retraite vers le refuge qui a été préparé d'avance à Anvers ? Pourra-t-il empêcher l'ennemi d'envahir les parties du pays que je viens de citer ?
N'est-il pas évident aux yeux de tous qu'il est matériellement impossible, même en accordant tout ce que le gouvernement demande, de garantir au moins cette portion de notre territoire contre l'attaque d'une des deux grandes puissances, qui nous touchent ?
Dès lors pourquoi nous charger, même en temps de calme profond de l'Europe, d'une organisation militaire qui emporte le plus clair de nos ressources ?
Depuis 37 ans nous avons, en moyenne, emprunté chaque année 20 millions, tandis que nous n'en remboursons que 7.
Il est bien évident que si nous n'avions pas une organisation de paix aussi onéreuse, nos ressources naturelles suffiraient à tous nos besoins.
Or, notre gouvernement, par suite des charges qu'il a assumées, n'a trouvé le moyen de se maintenir qu'au moyen d'emprunts qui se renouvellent périodiquement à des époques de plus en plus rapprochées.
Comment, si nous allons augmenter encore notre établissement militaire de paix, ferons-nous face à ces nouveaux besoins ?
Voilà la question qui devrait être résolue, avant de voter de nouvelles dépenses, car il ne suffit pas de dire que nous allons avoir une grande armée, une organisation magnifique, si nous ne pouvons la soutenir sans épuiser nos ressources, sans entamer sans cesse notre capital ou notre crédit.
Il me semble que le simple bon sens devrait nous engager à commencer par ne nous organiser que d'une façon qui nous permette de maintenir cette organisation sans exposer nos finances à un désastre plus ou moins prochain.
Messieurs, au système proposé par le gouvernement ayant pour conséquence l'augmentation notable de nos charges militaires, quelques-uns d'entre nous ont opposé l'organisation suisse. On nous a dit : vous voulez l’organisation suisse ; mais l'organisation suisse est absolument incompatible avec les habitudes, les mœurs de notre pays, et M. de Vrière d'abord, M. de Brouckere ensuite, sont venus nous apporter ce qu'ils croyaient des preuves que cette organisation était réellement écrasante pour la Suisse. L'honorable ministre des finances a été beaucoup plus prudent, et je crois qu'il a eu raison ; il s'est abrité derrière l'opinion d'un secrétaire ou attaché d'ambassade, qui lui a fait un rapport qui me paraît être bien plus un exposé de ses impressions, qu'un rapport des faits.
A ce document que l'honorable ministre nous a lu je me propose d'opposer l'organisation suisse réelle, non pas celle qui nous a été décrite par l'honorable ministre de la guerre qui, je crois, a fait allusion à une organisation antérieure à 1850, mais celle qui existe aujourd'hui, la véritable organisation suisse telle qu'elle nous est donnée par le chef du département des affaires militaires en Suisse, M. Staempff, qui, je crois, doit être au courant de ce qui se passe dans son pays. Du reste, cette organisation est en grande parti l'œuvre de M. Staempff qui en a été le promoteur.
Afin de ne pas être trop long, j'ai résumé la description qu'il nous donne de cette organisation.
« Parmi les Etats européens, la Suisse est le seul qui est adopté le système des milices.
« L'obligation au service militaire dure depuis la vingtième jusqu'à la quarante-cinquième année.
« Sont exceptés : les individus affectés d'infirmités physiques ou intellectuelles, ceux qui sout privés de leurs droits civils ou politiques et sont dispensés les citoyens revêtus de certaines fondions publiques.
« A vingt ans le citoyen passe à l'école des recrues, qui dure de 4 à 5 semaines ou 24 à 30 jours 10,000 recrues passent annuellement à l'école.
« De la vingt-et-unième à la vingt-huitième année, le soldat fait partie de l'élite ou première levée, c'est-à-dire qu'il doit entrer en campagne en cas de danger.
« Tous les deux ans, il suit un cours de répétition qui dure six jours pour l'infanterie et douze pour les armes spéciales. .
« La cavalerie seule est appelée tous les ans aux cours de répétition.
« Quarante mille hommes d'élite font donc chaque année leur cours de répétition.
« A vingt-huit ans, le soldat entre dans la réserve ou deuxième levée, dont il fait partie jusqu'à sa trente-quatrième année.
« Cette réserve fait aussi tous les deux ans un cours de répétition de quatre jours pour l'infanterie et de six jours pour les armes spéciales.
« Vingt mille hommes environ sont appelés chaque année à ces cours.
« De la trente-quatrième à la quarante-cinquième année, le soldat fait partie de la landwehr, qui n'est appelée sous les armes qu'en cas de danger imminent ou de levée générale. Elle passe des revues annuelles d'un jour ou bisannuelles de deux jours.
« Les officiers et les sous-officiers font des cours de plus longue durée.
« Il y a une école militaire centrale pour les officiers d'état-major général et pour ceux d'état-major des aimes spéciales avec une durée moyenne de cours de neuf semaines. Enfin pour les exercices pratiques d'un ordre plus élevé, ou réunit tous les deux ans, pendant quinze jours, 10,000 hommes de troupes.
« Les officiers de quelques armes, ceux du corps sanitaire et du commissariat suivent des cours spéciaux.
« Le cavalier est propriétaire de son cheval ; pour l'artillerie, les chevaux sont pris en location. En cas d'urgence, il y a réquisition moyennant une indemnité fixée par la loi.
« La Confédération exerce l'autorité et la direction suprêmes dans les affaires militaires, mais ne se charge des frais que pour l’instruction des armes spéciales et pour l'instruction militaire supérieure.
« Tout le reste est à la charge des cantons savoir : l'habillement, l'équipement et l'armement ; les cantons fournissent encore le matériel de guerre, les chevaux de service et pourvoient à l'instruction de l'infanterie.
« Les soldats emportent dans leurs foyers l'armement et l'équipement ainsi que l'uniforme, pour les conserver jusqu'au prochain rappel.
« Chaque canton a son arsenal, ses magasins et ses places d'armes, La quantité de munitions et le nombre d'objets d'équipement pour le service de campagne sont prescrits à chaque canton.
« En cas d'appel aux armes par le gouvernement fédéral, toute l'infanterie de l'élite et de la réserve, les carabiniers, la cavalerie et le génie peuvent être réunis dans les places d'armes des cantons pour entrer en campagne dans le délai de trois jours et de 4 jours pour l'artillerie et les chevaux.
(page 697) « Effectif organisé.
« Elite : 80,000 hommes.
« Réserve : 45,000 hommes.
« Landwehr : 75,000 hommes.
« Total. 200,000
« Cette armée est non seulement armée et équipée, mais elle est aussi divisée en unités tactiques avec les cadres nécessaires.
« L'infanterie est divisée en 185 bataillons.
« L'artillerie a 45 batteries attelées.
« La cavalerie a 5,000 chevaux et le corps de carabiniers est de 9,000 à 10,000 hommes.
« Le corps du génie et des pontonniers est de 1,600 hommes.
« Dépenses :
« La confédération : 2,800,000 fr.
« Les cantons : 4,700,000 fr.
« La troupe : 750,000 fr.
« Total : 8,250,000 fr. par an.
« Temps consacré au service :
« L'infanterie au total 100 à 110 jours sur les 25 années.
« Génie et carabiniers, 100 à 160.
« Cavalerie, 100 à 170.
a Pour les sous-officiers,50 p. c. en sus : pour les officiers 100 p. c.
« Quant à ce qui est du matériel de guerre, la Suisse est aussi avancée qu'aucun autre Etat, car elle peut consacrer à cette partie importante des sommes qu'elle ne dépense pas en uniformes et en états-majors coûteux.
« Les dépenses faites pour le personnel sont perdues chaque année ; celles qui sont faites pour le matériel, avec prévision et intelligence, restent et servent souvent à plusieurs générations.
« Le Suisse n'est pas davantage en arrière dans le maniement des armes, la précision du tir, pas plus que dans les manœuvres d'ensemble ou les exercices individuels.
« Les troupes suisses manœuvrent aussi bien et aussi rapidement qu'aucune autre au monde.
« Quant à la discipline, la statistique des pénalités infligées prouve qu'elle ne le cèdent en rien aux meilleures troupes connues ; elle a sa source, non dans la soumission de la vie de caserne, mais dans le sentiment du devoir.
« Quand à la stratégie, ce n'est pas dans les casernes ni dans les garnisons que se forment les bons généraux, c'est à la guerre elle-même. Il suffit que le gouvernement sache, sans faveur ni prévention, distinguer ceux qui méritent la confiance du pays
« Quant à l'ordre social et à la stabilité des institutions, la Suisse n'a certes rien à envier à personne. Depuis cinq siècles, elle n'a subi ni révolutions, ni perturbations sociales considérables.
« Elle n'a subi que l'invasion des armées françaises de la République et de l'Empire, qui n'ont pas respecté davantage les Etats qui entretenaient les plus fortes et nombreuses années permanentes.
« M. Staempff ajoute, en terminant sa note, que ce que l'on pourrait, peut-être, reprocher au système, tel qu'il est organisé en Suisse, c'est d'avoir trop emprunté au pédantisme et la routine des armées permanentes, dans l'habillement et l'équipement, ainsi que dans le genre d'instructions militaires.
« Qu'un système de milices nationales n'acquiert son vrai caractère que lorsque les éléments de l'instruction militaire sont combinés avec l'enseignement public et en particulier pour la gymnastique, les marches, la natation et les exercices d'ordre du premier degré.
« Tous ceux qui ont voyagé en Suisse ont pu voir les exercices des cadets et des écoles. »
Ceci est l'organisation ; en voici le résultat :
L'élite donne 80,000 hommes, la réserve 45,000 et la landwehr 75,000, total 200,000 hommes. Celle armée est non seulement équipée et armée mais elle est aussi divisée en unités tactiques avec les cadres nécessaires.
L'infanterie est divisée en 185 bataillons, l’artillerie a 45 batteries attelées, la cavalerie a 53000 chevaux et le corps de carabiniers est de 9 à 10,000 hommes. Le corps du génie est de 1,000 hommes.
Vous voyez, messieurs, d'après ce court exposé que l'organisation suisse présente une force de résistance respectable, puisque en quatre jours ce pays peut réunir 200,000 hommes.
Voici maintenant la question de la dépense.
On nous a représenté cette organisation comme écrasante pour le pays, comme insupportable pour les citoyens.
La confédération dépense annuellement 2,800,000 francs ; les cantons dépensent pour leur part 4,700,000 francs ; les prestations fournies par la troupe s'élèvent à 750,000 francs, total 8,250,000 francs par an.
On a dit aussi, dans le cours de cette discussion, que la charge personnelle était beaucoup plus lourde en Suisse qu'en Belgique. Voici, messieurs, quelques chiffres qui répondent à cet argument. Pendant les 25 années de service, l'infanterie a 100 à 110 jours de service ; la cavalerie 100 à 170 ; le génie et les carabiniers 100 à 160. Pour les sous-officiers il y a 50 pour cent et pour les officiers cent pour cent de plus que pour les simples soldtis. Au total, les journées de marche, de service et de cours d'instruction fédéraux et cantonaux, s'élèvent, par an, à 1,330,000 soit 6 1/2 jours par an et par homme.
Les journées de service des chevaux pour la cavalerie et l'artillerie s'élèvent à 110,000 pour 7,000 chevaux, en moyenne ; soit 10 jours par cheval. La dépense moyenne de l'armée s'élève à 41 francs par homme ou 5.40 fr. par an et par habitant, soit 17 francs par famille de 5 personnes en moyenne.
Ces dépenses embrassent : solde, 45 centimes, par homme, plus rations de viande et de pain, habillement complètement neuf pour chaque nouvelle recrue, armement et équipement, entretien ordinaire et complément du matériel de guerre, la location des chevaux de service pour l'artillerie et la cavalerie coûte à l'Etat environ 3 francs par jour.
L'organisation défensive de la Suisse coûte donc annuellement au pays, savoir :
Dépenses en argent 8,250,000 fr.
Journées de travail de la troupe : 1,330,000, évaluées à deux francs : 2,660,000 fr.
Journées de travail des chevaux : 110,000, à trois francs : 330,000 fr.
Total : 11,240,000 fr.
Voilà ce que coûte en temps de paix l'organisation militaire de la Suisse.
On me dira, sans doute, que cette armée ne vaut pas les armées permanentes organisées dans d'autres pays.
C'est ce que je me permettrai de vous faire voir.
Il ont eu, à deux reprises, l'occasion d'éprouver leur système. La première a été la guerre du Sonderbund. Dans cette guerre 14 des cantons ont eu à lutter contre 8 autres cantons qui voulaient se séparer de la confédération. Cela n'a pas produit de révolution, ce n'a été qu'un conflit d'opinions.
MfFOµ. - Habituellement cela s'appelle la guerre civile.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Il y a eu des guerres civiles dans des pays dotés d'armées permanentes. Nous avons assisté à ces choses-là, même de notre temps.
Quant à la Suisse, voici, messieurs, quels ont été les résultats de l'expérience qu'elle a faite.
MfFOµ. - Veuillez lire le rapport du général qui commandait les troupes du Sonderbund.
M Le Hardy de Beaulieuµ. - Si l'honorable ministre voulait bien me passer le rapport, je le lierais bien volontiers.
MfFOµ. - Je vous le passerai demain.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Voilà ce qui a été réuni de part et d'autre en une semaine de temps. Les 14 cantons fédéraux ont réuni 98,961 hommes et 172 canons ; les 8 cantons scissionnaires ont réuni dans le même temps 39,580 hommes et 74 canons.
Vous voyez qu'au point de vue de l'organisation militaire, je n'examine pas autre chose, la Suisse est parvenue, eu très peu de temps, dans ces circonstances douloureuses, c'était malheureusement une guerre civile, à réunir des forces considérables.
Mais elle a eu une autre épreuve plus décisive encore, postérieure à celle-là, C'est lors de la querelle avec la Prusse, pour la possession du canton de Neuchâtel. Le roi de Prusse prétendait être le souverain ou (page 698) suzerain du canton de Neuchâtel, il y était soutenu par un parti ; la Suisse, de son côté, prétendait que cette souveraineté lui appartenait. Le peuple était du côté de la Suisse.
Le roi de Prusse voulut revendiquer ses droits ; la Suisse résolut de maintenir les siens ; et en trois jours de temps il s'est trouvé réuni à Bâle 80,000 hommes parfaitement équipés et armés et qui ont fait l'admiration même des hommes de métier.
Et ce qui est plus remarquable peut-être, c'est que les financiers allemands, dans ce moment-là, sont venus offrir tout l'argent qui était nécessaire à la Suisse pour sa défense, à raison de 4 p. c. Je doute que beaucoup de pays dotés d'armées permanentes nombreuses, organisées comme nous l'entendons, pussent, dans des circonstances semblables, obtenir des fonds à aussi bon marché. Mais, nous dit-on, on ne doit pas marchander dans ces moments.
Maintenant je remercie la Chambre de la bienveillante attention avec laquelle elle m'a écouté jusqu'à présent ; je remettrai la suite de mon discours à demain.
- La séance est levée à 5 heures.