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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 7 février 1868

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 591) M. Snoy, secrétaireµ, procède à l'appel-nominal à 2 heures et un quart.

M. Dethuinµ donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moorµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Les sieurs Van Mercke, Collart et autres membres du Cercle Liégeois de la ligue de l'enseignement présentent un mémoire sur l'éducation constitutionnelle et prient la Chambre de décider que nul élève ne quittera une école publique sans connaître les principes de l'ordre constitutionnel. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des négociants de Waterloo demandent l'exécution du chemin de fer reliant cette commune à Bruxelles et à Luttre. »

- Même renvoi.


« Le conseil communal de Villers-le-Peuplier demande la suppression des barrières sur la route de Huy à Tirlemont. »

- Même renvoi.


« Des propriétaires de l'impasse des Polonais, à Bruxelles, qui a été déclarée insalubre, réclament l'intervention de la Chambre pour que l'administration communale statue sur leurs réclamations. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Warsage demandent le rejet du projet de loi de réorganisation de l'armée. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.


« Le sieur Spinnael demande la conservation de la citadelle du Nord à Anvers. »

- Même décision.


« Des habitants de Glain demandent l'abolition de la loi sur le recrutement et la diminution des dépenses militaires. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires, et renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la milice.


« Des habitants d'Herenthals demandent l'abolition du tirage au sort pour la milice et l'égalité de tous les citoyens devant la loi sur le recrutement. »

- Même décision.


« Des habitants de Piétrebais-Chapelle-Saint-Laurent prient la Chambre de rejeter les propositions de la commission militaire relatives à l'augmentation du contingent de l'armée et au système d'exonération, protestent contre les dépenses des fortifications d'Anvers et l'exagération du budget de la guerre et demandent la suppression du tirage au sort ou du moins la révision de la loi sur la circonscription militaire. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi aux sections centrales chargées d'examiner les projets de loi relatifs au contingent de l'armée et à la milice.


« Les conseils communaux d'Offagne, Fays-les-Veneurs, Opont, Jéhonville demandent le rejet ou du moins l'ajournement du projet de loi sur l'organisation de l'armée, l'abolition du tirage au sort pour la milice, la réduction de l'armée à 30,000 hommes, celle du contingent à 5,000 hommes et la diminution de la durée du temps de service actif. »

- Même décision.


« Des habitants de Lennick-Saint-Quentin prient la Chambre de rejeter les propositions de la commission militaire et tous les projets qui augmenteraient le contingent de l'armée et les dépenses militaires. »

« Même demande d'habitants de Strythem et de Lennick-Saint-Martin. »

- Même décision.


« Des habitants de Piétrebais-Chapelle-Saint-Laurent prient la Chambre de rejeter les propositions de la commission militaire relatives à l'augmentation du contingent de l'armée et an système d'exonération, protestent contre les dépenses des fortifications d'Anvers et l'exagération du budget de la guerre et demandent la suppression du tirage au sort ou du moins la révision de la loi sur la conscription militaire. »

« Même demande d'habitants de Mélin, L'Ecluse, Saint-Remy-Geest et Jodoigne. »

- Même décision.

Projet de loi sur l’organisation militaire

Discussion générale

M. Kervyn de Lettenhove. - Je demande la parole pour un fait personnel.

Dans la séance d'hier, l'honorable M. de Brouckere m'a reproché de ne pas avoir saisi la section centrale chargée d'examiner le projet de loi d'organisation militaire, des réformes que je désirais voir introduire dans le recrutement.

Si je ne l'ai pas fait, et à ce sujet je prends à témoin M. le président et M. le rapporteur, c'est que j'ai eu à m'incliner devant la résolution de la section centrale, qui, ayant une vaste tâche à remplir, n'a pas cru devoir aborder cette question.

Il est un point important sur lequel j'ai aussi une rectification à demander à l'honorable M. de Brouckere.

L'honorable représentant de Mons, me signalant comme un débutant en questions militaires, quoique depuis quatre à cinq ans j'aie l'honneur de faire partie de la section centrale de milice, s'est placé à ce point de vue pour contester la valeur de quelques lignes que j'ai empruntées à un illustre général, lignes dans lesquelles il n'a vu qu'une de ces phraséologies banales et complaisantes que les célébrités de notre temps ne refusent jamais à ceux qui mettent à leurs pieds leur encens et leurs travaux.

J'ai eu l'honneur d'interrompre l'honorable M. de Brouckere, mais mon interruption ne figurant pas aux Annales parlementaires, je tiens à reproduire aujourd'hui ma réclamation.

Je n'ai jamais eu l'honneur d'écrire à M. le général de Lamoricière. Je ne lui ai pas envoyé mon travail. C'est un de nos honorables collègues qui, sans que j'en eusse exprimé le désir (mais je ne m'en sens que plus tenu de le remercier), a mis ce travail sous les yeux du général de Lamoricière. Le général de Lamoricière l'a examiné à loisir, et se trouvant souffrant en ce moment, il a bien voulu dicter à notre honorable collègue une note qui m'a été remise.

C'est un extrait de cette note que j'ai eu l'honneur de communiquer à la Chambre, et rien, je pense, n'affaiblit l'autorité de ces observations, dont la conclusion si remarquable tend à démontrer que nous pouvons avoir en Belgique une bonne organisation reposant sur un noyau permanent de volontaires et sur un service obligatoire très réduit, ce qui aurait pour résultat, selon l'expression même du général de Lamoricière, d'abolir pour ainsi dire la conscription.

Si la Chambre veut bien me le permettre, j'insérerai en entier dans les Annales parlementaires la note que M. le général de Lamoricière a bien voulu rédiger sur mon projet primitif, aujourd'hui corrigé et complété.

« On a annuellement 2,000 engagés ou rengagés et 2,000 remplaçants. Ces chiffres ne varieront pas beaucoup, quel que soit le système de recrutement, puisqu'ils résultent des goûts et des habitudes de la population.

« La seule question est donc de payer les 2,000 remplaçants auxquels les familles des soldats remplacés soldent un tribut annuel de deux millions.

(page 592) « 4,000 hommes entrant sous les drapeaux chaque année pour 8 ans produisent un chiffre effectif de 32,000 hommes, qu'if faut diminuer de 8 fois le chiffre de la mortalité annuelle, 5 p. c. dans l'armée belge.

« Mais pour avoir avec ce recrutement l'effectif exact que l'on obtiendra, il faut ajouter les cadres d'officiers, de gardes, d'adjudants, etc., qui, faisant tous beaucoup plus de huit ans de service, sont, dans toutes les armées, comptés en sus de ce que produit le recrutement annuel : il est certain que le résultat de ce calcul conduira à un effectif entretenu qui dépassera beaucoup 36,000 hommes.

« Il résulte de ce qu'on vient de dire, qu'une fois qu'on a les deux millions nécessaires pour se procurer les 2,000 remplaçants (engagés avec prime) qu'il faut avoir chaque année, on peut être tranquille sur la formation de l'effectif entretenu en le portant à 36,000 hommes.

« L'armée composée de soldats qui font tous 8 ans sous les drapeaux, serait infiniment supérieure à ce qu'elle est aujourd'hui, et donnerait a la Belgique un noyau de première qualité, surtout si on avait soin d'y appeler les excellents soldats que la Belgique envoie chaque année servir en Afrique.

« Il ne reste donc plus à M. le baron Kervyn, pour compléter son remarquable système, qu'à chercher la composition de son armée de réserve, soit dans huit contingents de 6,000 hommes, faisant 48,000 hommes, soit, ce qui vaudrait mieux, dans cinq contingents de 10,000 hommes, ce qui fournirait 50,000 hommes. Cette armée de réserve, dont le service serait fini à vingt-cinq ans, viendrait seulement dans les camps pour y être dégrossie et apprendre à se servir de ses armes, seule instruction qu'on puisse donner aux soldats qui ne restent pas sous les drapeaux, puisque l'éducation militaire est une chose que le temps seul peut donner.

« Peu importe à mes yeux, au point de vue militaire, la combinaison financière du projet ; le point capital que j'y trouve, c'est de donner à la Belgique un noyau de 28,000 à 30.000 vieux soldats qui avec les cadres atteindront l'effectif de 36,000 hommes et au delà, et de pouvoir pour le temps de guerre jeter dans ce noyau 50,000 conscrits déjà quelque peu instruits et qui trouveront des moniteurs prêts à faire leur éducation.

« Cette combinaison, qui découle du projet, aura l'immense avantage politique d'abolir pour ainsi dire la conscription, en réduisant le service à 5 ou à 8 ans et en ne le demandant qu'en temps de guerre pour l'armée permanente.

« En comptant 1/5 pour les cadres de l'effectif sur le pied de guerre, soit 20,000 hommes pour 100,000 hommes, il est presque impossible de réduire les cadres au delà d'un tiers. Ainsi les 20,000 hommes des cadres ne peuvent guère être réduits de plus de 6,000 hommes, ce qui laisserait toujours 14,000 à 15,000 hommes de cadres.

« Cette proportion est déjà très forte, car si l’on a 15,000 hommes de cadres sur le pied de paix et qu’on les porte à 20,000 hommes, on a un homme sur 4 dans les cadres, qui est neuf dans ses fonctions précisément au jour où il y a beaucoup de jeunes gens à dresser.

« Quant aux soldats, le noyau de l'armée belge se trouverait réduit à 21,000 ou « 22,000 vieux soldats, et, si l'on suppose l'armée portée à 100,000 hommes et les cadres à 20,000, il y aura 80,000 soldats, et comme il faudra prendre les caporaux et les brigadiers dans les vieux soldats, c'est à peine s'il restera 20,000 vieux soldats dans les 80,000 hommes que l'on aura sous les drapeaux, soit 1 vieux pour 3 jeunes ou le rapport de 1/4. En France nous avons toujours 2 1/2 ou 3 vieux soldats pour 1 1/2 ou 2 recrues. »

M. de Brouckere. - J'espère que, dans l'improvisation, il ne m'est pas échappé un seul mot que l'honorable M. Kervyn ait pu interpréter comme désagréable pour lui ; car les paroles auraient singulièrement trahi ma volonté. Dans plusieurs passages de mon discours, j'ai au contraire parlé de l'honorable M. Kervyn comme d'un des membres de la Chambre que j'honorais le plus.

Si je me suis servi du mot « débutant », mais évidemment, en fait d'organisation militaire, l'honorable M. Kervyn ne se donne pas comme un vétéran, je pense, il n'y a rien dans ce mot, me semble-t-il, qui ait pu le froisser. Si ce mot le froisse, je déclare que je regrette de l'avoir employé. Mais, je le répète, il n'a jamais été dans ma pensée de dire un mot de désagréable à l'honorable M. Kervyn.

M. Kervyn de Lettenhove. - J'espère que l'honorable M. de Brouckere est bien persuadé que, de ma part, il n'y a eu aucun grief personnel. J'ai seulement tenu à redresser un fait, et comme dans mon opinion la note de M. le général de Lamoricière est digne de fixer l'attention de la Chambre, il m'importait de lui restituer son véritable caractère, celui d'une appréciation sérieuse et non pas d'un acte de banale complaisance.

MgRµ. - Messieurs, comme l'a dit hier l'honorable M. de Brouckere, les différents orateurs qui ont pris la parole dans ce débat, ont envisagé la question militaire d'un point très élevé et ont porté la discussion à une grande hauteur. Habitué, messieurs, à voir les choses un peu terre à terre, je suis obligé de descendre de ces hauteurs ; je vais traiter ces questions comme un soldat les traite d'ordinaire, c'est-à-dire qu'invoquant surtout l'expérience, je vous mettrai en présence des faits.

Entrant de plain-pied dans les débats, je dirai que les vues les plus hautes sur la neutralité, les raisonnements les plus sérieux de l'économie politique, les commentaires les plus savants sur les traités de paix et les protocoles ne peuvent en rien changer notre situation géographique. C'est notre situation géographique qui nous impose nos devoirs et domine nos destinées. Tous les plus beaux raisonnements ne feront pas que la Belgique ne soit pas interposée entre les frontières les plus délicates et les plus vulnérables de nos voisins de l'Est et du Midi, frontières que ceux-ci doivent garantir à tout prix. Les lignes d'opération les plus favorables passent par la Belgique, au sein de nos plaines fertiles, riches, sillonnées partout de voies de communication excellentes.

Du reste, l'histoire nous l'enseigne, car il n'y a pas une de ces lignes qui n'ait été arrosée de sang humain. Sur nos grandes plaines, les champs de bataille se touchent. Eh bien, quelles que soient les promesses faites, les engagements signés, il est évident que si la guerre éclatait entre ces nations puissantes, elles chercheraient inévitablement à garantir leurs frontières et à s'emparer des voies de communication qui y conduisent. Si aucune force ne s'y trouve, je suis désolé de revenir sur cette idée, leur devoir le plus impérieux sera évidemment de s'y placer.

Lors même que la guerre entre ces grandes puissances se maintiendrait sur le Rhin, elles seraient obligées, quelle que soit leur position stratégique, d'appuyer à notre pays une des ailes de leurs armées.

Or, une armée ne peut avoir ses flancs en l'air, il faut les appuyer, et, si nos contrées ne sont pas gardées militairement, l'ennemi les occupera lui-même, pour parer aux diversions qui compromettraient ses destinées. Notre situation géographique est tout exceptionnelle ; notre attitude sera l'objet des préoccupations des parties belligérantes, et j'ajoute que de cette attitude dépendra notre sort.

Les événements de 1815 attestent la grande importance de notre pays.

Nos forteresses érigées après cette époque n'ont pas été construites pour la défense de la Hollande, elles ont été élevées pour la coalition. Celle-ci avait fait de la Belgique un vaste camp retranché à son usage. Ainsi les forteresses sur l'Escaut, Gand, Termonde, Audenarde, et les forteresses vers la mer, Ostende, Nieuport, Ypres, devaient, d'après la convention signée à Aix-la-Chapelle, en 1818, être occupées par les Anglais, Le duc de Wellington en avait la surveillance. Les places de la Meuse et de la Sambre, Charleroi, Dînant, Huy, Liège, Namur, puis Philippeville et Marienbourg devaient être occupées par les Prussiens.

On ne laissait à la Hollande que quelques villes du Midi, Menin, Mons, Tournai, Ath et Bouillon.

Notre révolution de 1830 a brisé ce système ; aussi vous avez vu avec quelle vigueur le gouvernement de juillet nous a soutenus et protégés. Lorsque l'année suivante les puissances européennes ont eu à décider de notre sort, elles nous ont imposé une neutralité perpétuelle bien moins dans notre intérêt que dans celui de l'équilibre général.

Elles ne pouvaient permettre que l'une d'elles possédât cette importante position stratégique, qui lui créait un avantage prépondérant en cas de conflit européen. Nous en sommes dépositaires, mais à la condition d'en être les gardiens fidèles, de les défendre contre tous. Cette obligation ressort claire et incontestable des discours et des écrits de tous les hommes d'Etat de cette époque. Ceci n'est pas niable.

Voilà, messieurs, quelles sont les nécessités de notre situation géographique. Je ne saurais assez le répéter. La conséquence toute naturelle des observations qui précèdent est celle-ci : Si nous n'occupons pas fortement le pays, si nous n'offrons pas la garantie sérieuse que les lignes d'opérations qui le traversent ne seront pas occupées par un des belligérants, l'intérêt des nations en guerre leur commandera d'envahir la Belgique.

Et on ne pourra leur en faire un crime. On ne saurait leur dire : Vous déchirez les traités ; vous foulez les champs d'un peuple faible et inoffensif. Quand le sabre est tiré, les généraux ne se laissent plus guider par le sentiment, la guerre entraîne avec elle des nécessités auxquelles on ne peut se soustraire. La première condition pour un général d'armée, c'est de vaincre et de faire triompher sa cause ; peu lui importe s'il déchire plus ou moins des traités de neutralité ; plus tard, après la victoire, il cherchera à les recoudre tant bien que mal.

Notre neutralité doit donc être armée et forte. Envisageons cependant la question comme le font ceux qui ont une confiance aveugle dans les promesses de traités, ou qui ne veulent qu'une neutralité faiblement soutenue, sans armée de campagne. Je pense leur prouver qu'ils se bercent d'illusions. En effet, examinons quelles sont les garanties que nous donnent les traités et la neutralité, en nous plaçant au double point de vue du droit des gens et des faits.

Je suis obligé de répéter bien des choses qui ont déjà été dites dans cette enceinte, mais il y a des points sur lesquels on ne saurait assez revenir.

M. Le Hardy de Beaulieu vous a cité l'opinion de Vatel ; il vous a dit que Vatel était un politique vieilli. Cependant tout vieilli qu'il est, je crois devoir vous lire ce que pensait Vatel des neutralités.

« Le propriétaire d'un territoire a le droit d'empêcher le passage ; ... mais la nécessité urgente et absolue suspend tous les droits de propriété et si le maître n'est pas dans le même cas de nécessité que vous, il vous est permis de faire usage malgré lui de ce qui lui appartient.... »

Voilà la théorie des neutralités au point de vue du droit des gens.

Je continue.

« L'extrême nécessité peut être même autoriser à se servir pour un temps d'une place neutre et à y mettre garnison, pour se couvrir contre l'ennemi, et pour le prévenir contre les desseins qu'il a sur cette même place, quand le maître n'est pas en état de la garder...

« Lorsque mes ennemis battus se retirent chez un peuple neutre, si la charité ne lui permet pas de leur refuser passage en sûreté, il doit les faire passer outre le plus vite possible, et ne point souffrir qu'ils se tiennent aux aguets pour m'attaquer de nouveau ; autrement il me met en droit de les aller chercher dans ses terres. C'est ce qui arrive aux nations qui ne sont pas en état de faire respecter leur territoire. Le théâtre de la guerre s'y établit bientôt ; on y marche, on y campe, on s'y bat comme dans un pays ouvert à tout venant. »

Telle est l'opinion de Vatel, opinion vieillie, dit-on, mais nous avons des traités de droit des gens modernes ; nous en avons notamment de MM. Maertens et de Reyneval. Voyons, si les choses ont changé.

Voici ce que dit Maertens :

« Le droit des gens positif a altéré le droit des neutres prescrit par le droit des gens universel. Ces deux droits sont enfreints trop souvent par ce qu'on appelle le droit de convenance...

« Souvent même l'égalité de conduite, en vertu de laquelle on accorde ou refuse à l'un ce que l'on accorde ou refuse à l'autre, n'est taxée que d'apparente, et l'inégalité réelle dont on l'accuse sert de prétexte pour violer les droits de la neutralité ; de sorte que souvent toute la sagesse d'un faible Etat neutre ne suffit pas pour le garantir du malheur de devenir un objet de vengeance ou même le théâtre de la guerre. »

Voici maintenant ce que dit M. de Reyneval :

« Rien n'est si précaire que cette neutralité, lorsque les armées sont dans le voisinage. Le besoin peut les forcer d'en tirer des subsistances, les opérations de la guerre peuvent exiger impérieusement le passage des troupes et même leur séjour. Souvent même le théâtre de la guerre t'y établit, les places fortes sont occupées, et le pays prétendu neutre éprouve toutes les horreurs de la guerre.

« La nécessité, il faut le reconnaître, autorise les parties belligérantes à en agir ainsi. Le chef d'une armée peut faire tout ce que son salut exige. »

Eh bien, je demande en quoi les traités peuvent nous garantir et comment il est possible de dire que nous serons respectés ?

Mais à la théorie opposons la pratique.

Par exemple, lorsque en 1805, l'empereur Napoléon voulut diriger son armée vers le Danube, la Prusse s'était déclarée neutre. Sur la route des troupes impériales se trouvait la principauté d'Ampach, appartenant à la Prusse.

Vous savez comment son territoire fut respecté. Le corps d'armée de Bernadotte le traversa, et cette violation amena la guerre de 1806 entre la France et la Prusse.

Dans cette même année 1805, le Wurtemberg voulut se maintenir (page 608) neutre et il manifesta son intention à l'empereur Napoléon. Voici la lettre que l'empereur adressa au roi de Wurtemberg :

« Votre Altesse est trop bon militaire pour savoir que la guerre ne comporte aucunes considérations, lorsque ces considérations peuvent compromettre le succès des opérations militaires. Sans doute l'état-major serait blâmable d'avoir fait entrer une armée sur le territoire d'un prince souverain sans s'entendre avec lui et sms démarche préalable, mais ce reproche ne saurait lui être fait quand le territoire de Votre Altesse avait été violé par l'ennemi et que les patrouilles de celui-ci en occupaient les différents débouchés. »

Ainsi, pour avoir le droit d'entrer chez un peuple qui se déclare neutre, il suffit que l'ennemi ait envoyé quelques patrouilles sur le territoire de ce peuple.

Nous avons l'exemple de la Suisse en 1809. Les documents de la commission mixte renferment la correspondance qui a été échangée à cet égard.

Les lettres de l'empereur Napoléon peuvent se résumer comme suit :

Vous ne me donnez pas la garantie complète que votre neutralité est sérieuse et efficace, qu'elle ne pourra jamais se tourner contre moi, je me vois obligé d'établir une armée dans la Franche-Comté, et dès lors votre neutralité me devient onéreuse.

Mais la Suisse à dans ses annales un fait bien plus important.

En 1813, lorsque les alliés vinrent attaquer la France, les armées autrichiennes obligées de passer le Rhin entre Strasbourg et Bâle trouvaient devant elles les Vosges et une frontière organisée pour la défense ; tandis qu'on traversant la Suisse, elles tournaient cette frontière en profitant de la trouée qui se trouve entre les Vosges et le Jura.

La Suisse, néanmoins, avait reçu la promesse formelle que sa neutralité ne serait pas violée. Quoi qu'il en soit, Schwarzenberg, en présence des avantages précieux que cette violation devait lui procurer, ne tint aucun compte de la promesse et il publia une proclamation dont voici un passage :

« Aux yeux du monde, cette démarche est peut être suffisamment justifiée par la nécessité qu'impose une entreprise dont la justice est généralement reconnue ; cependant une considération d'une si haute importance ne paraîtrait pas suffisante aux puissances alliées, si la Suisse se trouvait en situation d'opposer aux progrès de leurs armes une neutralité légitime et véritable ; mais la Suisse est si peu dans ce cas que tous les principes du droit des gens autorisent à regarder comme nul ce qu'aujourd'hui elle appelle sa neutralité. »

Voilà le langage que l'on tenait à la Suisse.

Eh bien, messieurs, l'empereur Alexandre, qui se trouvait alors à Carlsruhe, fut vivement indigné de cette proclamation, et il écrivit à Schwarzenberg que ce jour était le plus triste de sa vie.

Si la Suisse avait fait son devoir, si elle s'était bravement défendue, il est probable que le sang répandu sur les montagnes de l'Helvétie aurait rompu la coalition.

Voilà, messieurs, comment on traite, d'après le droit des gens et d'après les faits,, les neutralités qui ne se défendent pas.

Mais tout est prétexte quand on veut.

Dans les mémoires du roi de Prusse, que sans doute beaucoup d'entre vous ont lus, je trouve ce petit passage qui est tout un enseignement dans les affaires de guerre.

« Lorsque les souverains veulent en venir à une rupture, ce n'est pas la matière du manifeste qui les arrête. Ils prennent leur parti, ils font la guerre et laissent à quelque jurisconsulte laborieux le soin de la justifier.... Quant à ce nom terrible d'envahisseur, c'est un vain épouvantail qui ne peut en imposer qu'à des esprits timides. »

C'est toujours, messieurs, l'éternelle vérité si bien exprimée par La Fontaine dans sa fable le Loup et l'Agneau. Quand on veut rester faible, il faut se résigner à subir la loi du plus fort ; ce sera notre lot avec une neutralité faible ou désarmée, tandis qu'avec une neutralité armée et forte, vous pouvez vous sauver.

Reprenons donc notre premier thème et voyons ce qui arriverait en cas d'un grand conflit européen.

On a nié l'efficacité d'une armée de campagne, mais sans cette armée comment pourrons-nous observer ces grandes voies de communication qui traversent notre pays ; comment pourrons-nous empêcher une diversion, comment pourrons-nous donner aux puissances qui nous entourent des garanties sérieuses qu'on n'entrera pas impunément chez elles en empruntant notre territoire ?

On prétend que notre armée ne pourra que défendre Anvers et s'y enfermer au moment du danger ! Quelle action pourra-t-elle alors exercer ? Son influence n'ira pas, dit-on, au delà de la portée des canons qui garnissent ses remparts Mais, messieurs, cette objection repose sur une idée erronée ; elle suppose que notre armée serait immobilisée dans les murs d'Anvers et que nos 130,000 hommes n'empêcheraient, par conséquent, pas une armée puissante de prendre position dans le pays et de poursuivre ses opérations contre sa rivale.

Ne pensez-vous pas que ce soit précisément dans ce cas que nos troupes mobiles, appuyées à une forteresse comme Anvers, exerceront une grande influence ? Pour pénétrer dans le pays ennemi en passant par notre territoire, l'envahisseur aurait à opérer un changement de front. Or, une armée dans de pareilles conditions ne pourrait laisser impunément derrière elle ou sur son flanc une force de 100,000 hommes, pouvant sortir à chaque instant de ses murailles et diriger sur la ligne d'opérations une de ces attaques qui sont toujours terribles et parfois décisives ? Non, messieurs, cela n'est pas possible. Et si l'envahisseur détache de son corps principal une force suffisante pour nous bloquer et nous réduire à l'impuissance, ne risque-t-il pas de se trouver fortement amoindri au jour du combat décisif ?

Je dis donc que si la Belgique comprend son rôle, si vous accordez au gouvernement ce qu'il demande, je dis, et c'est chez moi une conviction profonde, que nos destinées ne pourront se trouver compromises par une grande guerre qui éclaterait dans le nord de l'Europe, parce que, je le répète, aucune des deux puissances belligérantes ne voudrait de gaieté de cœur jeter dans le rangs de son ennemi une armée comme la nôtre. Il n'y a qu'un seul cas dans lequel notre sort se trouverait en péril, c'est celui où la Belgique se verrait abandonnée par toute l'Europe et où notre nation resterait exposée aux entreprises d'une de ces grandes puissances susceptibles de mettre 700,000 à 800,000 hommes sous les armes.

Dans une pareille hypothèse, une armée de 100,000 hommes serait tout à fait insuffisante. Certes, messieurs, nous ne pouvons pas rêver bataille à la frontière, ni moisson de lauriers ; notre rôle, quoique plus modeste, peut encore être glorieux. Nous défendrons le passage de nos rivières et de nos fleuves en regagnant notre réduit. Là si nous succombons, après nous être courageusement défendus, nous léguerons à nos enfants la haine de l'étranger et un exemple à suivre, et si notre drapeau doit tomber, et bien nous tomberons avant lui.

J'aborde maintenant un autre ordre d'idées.

La discussion jusqu'à présent a porté presque exclusivement sur la constitution des armées. On vous a présenté différents systèmes.

On a préconisé le système prussien ; on a préconisé l'armement en masse, on a préconisé le système suisse, on a préconisé une armée de volontaires. Je vais, messieurs, examiner ces systèmes les uns après les autres.

Je commencerai par l'organisation prussienne.

D'après l'honorable M. Nothomb, nous ne conserverions, par ce moyen, qu'une petite armée sur pied de paix et l'armement général de la nation pour la guerre. Je crois que l'honorable membre y rattache même le service obligatoire pour tous.

Messieurs, on se fait du système prussien une idée qui n'est pas toujours exacte. On s'imagine qu'il est fort différent du nôtre. En réalité la différence n'est pas bien grande. D'abord le système prussien ne concorde pas avec des cadres restreints. Nous devrions, au contraire, commencer par élargir ceux-ci et augmenter notre contingent ; nous devrions lever annuellement non plus 12,000, mais 16,500 hommes.

Messieurs, le système prussien, c'est bien le service obligatoire, en ce sens que tout le monde est tenu au service militaire ; mais en fait, tout le monde ne sert pas. Vous avez en Prusse, comme en Belgique, le tirage au sort, c'est-à-dire qu'une partie seulement des hommes aptes au service militaire entre dans les rangs de l'armée, tandis que l'autre partie reste en dehors, et les hommes qui la composent ne servent que si la guerre éclate ; en ce cas ils entrent dans les dépôts. La landwehr du premier ban n'est composée que des hommes qui ont passé par l'armée permanente.

II en est de même de la landwehr du second ban ; la landsturm comprend à la fois et les soldats sortis de la landwehr, et les hommes que le sort a favorisés. C'est la levée en masse. En somme, le service en Prusse est de 16 ans ; 7 ans dans l'armée permanente, cinq ans dans la landwehr du premier ban et quatre ans dans la landwehr du second ban.

Maintenant on dit qu'il n'existe pas de remplacement comme en (page 609) Belgique ; mais on y trouve quelque chose qui en est à peu près l'équivalent. Pourquoi le remplacement a-t-il été établi, n'est-ce pas dans l'intérêt de la civilisation ?

On a cru que l'on ne pourrait sans nuire au progrès des arts, des sciences, du barreau, de l'industrie, des lettres, astreindre tous les jeunes gens qui suivent l'une ou l'autre de ces carrières, à servir dans les rangs de l'armée et à abandonner leurs études pendant trois ou quatre ans.

C'est ce qu'on a également compris en Prusse, où l'on a substitué à ce que nous appelons le remplacement, la mesure que je vais indiquer.

Tout jeune homme qui veut se libérer des trois années à passer sous les drapeaux, peut en faire la déclaration à l'âge de 17 ans.

Il devient ce qu'on appelle volontaire d'un an. Mais dans le cas où il tenterait la voie du sort, cette faculté lui est enlevée et il subit la loi commune.

Le volontaire d'un an a le droit de désigner l'année où il compte s'acquitter de son obligation ; il s'habille, il s'équipe à ses frais ; s'il est dans la cavalerie, il fournit également le cheval. L'année révolue, il subit un examen, puis il est libéré de tout service en temps de paix.

Dans notre pays, le remplacement ne fait aucun tort à personne. Si Jacques et Pierre prennent un mauvais numéro, il importe fort peu au premier, que Pierre soit remplacé par Paul.

Quant au contingent, il reste le même.

Mais en Prusse les volontaires d'un an ne sont pas compris dans le contingent.

Il en résulté que s'ii se présente 100, 200, 300 volontaires par an, on doit leur substituer 100, 200 ou 300 miliciens.

Lâ véritablement on peut dire que les déshérités de la fortune servent pour les riches ; il n'en est pas ainsi en Belgique et je trouve qu'en ce point, ce système est plus injuste que le nôtre.

M. Coomans. - Oh !

MgRµ. - Je trouve ce système plus injuste que le nôtre.

M. Bouvierµ. - C'est clair.

M. le président. - Je prie de ne pas interrompre.

MgRµ. - Mais, messieurs, il existe, dans les projets du gouvernement, une mesure que la commission mixte à proposée et à laquelle, me semble-t-il, on ne fait pas assez d'attention.

On vous demande 35,000 hommes de gardes civiques mobilisés. Or, comment cette garde civique mobilisée sera-t-elle composée ? De tous les jeunes gens des mêmes classes qui sont dans l'armée et qui n'appartiennent pas à celle-ci. En temps de guerre, ils combattront avec nous, ils partageront les dangers de nos miliciens, et cela quoiqu'ils aient pour la plupart un remplaçant dans l'armée.

Je le répète, ceux-là mêmes qui auront fourni un remplaçant combattront pour la patrie, iront à l'ennemi avec nous et exposeront leur existence.

Il me semble que voilà une compensation qui en vaut bien d'autres et qui serait de nature à mettre fin à cette phraséologie redondante, si à la mode depuis quelques mois.

L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu vous a présenté le système suisse...

M. de Brouckere. - A vanté.

MgRµ. - ... a vanté, mais a présenté une armée de volontaires. Tout à l'heure, dans le cours de la discussion, je vous montrerai l'armée suisse à l'œuvre. Pour le moment, je vous mettrai sous les yeux quelques observations relatives aux frais qu'elle occasionne. Tous ceux qui ont étudié le système suisse dans tous ses détails, sont d'avis que l'organisation qui en découle est des plus coûteuses ; car aux dépenses des Etats et des cantons, il faut ajouter les frais qui incombent aux particuliers. J'ai devant moi des renseignements sur le coût de l'armement et de l'habillement. Une partie seulement est payée par l'Etat et le reste par les hommes.

Dans le pays de Vaud, par exemple, l'armement et l'habillement du soldat du génie coûtent 285 fr. ; l'Etat donne 111 fr. 80 c, et l'homme 175 fr. 20 c. Pour l'artilleur 212 fr., qui se subdivisent en 63 fr. soldés par l'Etat et 149 fr. par l'homme, et ainsi de suite.

M. Couvreurµ. - Cela dépend des cantons.

MgRµ. - Sans doute. Je parle ici du canton de Vaud. Du reste je remettrai le tableau complet pour tous les cantons, si la Chambre le désire.

Il paraît même qu'en Suisse on n'est pas bien convaincu de l'efficacité du système.

En effet, le 6 août 1866, le conseil fédéral a décrété l'organisation de corps de volontaires.

J'ai le décret devant moi. Demander l'organisation de volontaires dans un pays où tout le monde fait partie de l'armée, n'est-ce pas évidemment faire naître la pensée qu'on ne trouve pas dans l'ensemble des troupes une solidité désirable ?

Il paraît également que le système lui-même engendre de nombreux abus.

Ainsi le conseil fédéral a adressé aux cantons le 22 août 1866 une circulaire où il se plaint du peu de soin que ceux-ci apportent à compléter l'effectif de leur contingent. Puis la circulaire s'exprime ainsi :

« Il serait facile d'en citer une foule d'exemples ; il suffira de mentionner la circonstance que, d'après les calculs qui ont été faits, sur une population mâle en âge de servir, environ 200,000 citoyens suisses s'acquittent de leur devoir militaire en payant la taxe militaire. »

Voilà un abus énorme, que le temps devait du reste introduire inévitablement.

Je demande si une organisation pareille offre des garanties suffisantes à une nation comme la nôtre qui à tout instant peut être amenée à mobiliser toutes ses forces.

Il est un renseignement que je ne possède pas, et qui aurait pourtant sa valeur. Les cantons doivent à l'armée 5 p. c. de leur population. Comment désignent-ils ce contingent ? Est-ce par élection, comme cela se faisait dans nos vieilles communes ; est-ce par le tirage au sort ?

L'honorable membre a comparé notre sort à celui du Danemark. Il me paraît que l'exemple est assez mal choisi. Nous n'avons pas attachées à notre flanc deux provinces mécontentes, nous n'avons pas souscrit avec nos grands voisins un engagement comme celui de 1852, engagement auquel la France et l'Angleterre lui conseillèrent de se soumettre. Le Danemark savait qu'il ne serait pas secouru. A cette faute diplomatique, il en avait joint une autre. Quoique depuis plusieurs années il dût s'attendre à la guerre, il n'avait pas armé. Le gouvernement ne doit pas être rendu responsable de cette incurie.

Dès 1858, prévoyant les événements il avait demandé des fonds pour fortifier solidement Duppel et organiser ses troupes sur un pied respectable, et la diète avait accédé à ses désirs. Mais il y avait dans le Reichstag des apôtres de la paix et des adversaires des armées qui refusèrent au gouvernement les fonds qu'il sollicitait pour la défense de la patrie. Il vaut mieux, disaient-ils, employer cet argent au développement du commerce et de l'industrie. Duppel ne fut pas solidement fortifié, les cadres ne reçurent pas une extension suffisante, et le temps de service fut diminué à ce point qu'il fut impossible d'enseigner au soldat tous ses devoirs et de le perfectionner dans son instruction.

Consultez tous les documents émanés des officiers danois et des étrangers qui se trouvaient dans leurs rangs. Vous y verrez que, la guerre venue, on ne put opposer aux Prussiens que des ouvrages de fortification à peine ébauchés, et des troupes dont l'instruction était incomplète. Les soldats se sont héroïquement défendus, mais en présence d'une armée régulière et bien conduite, l'héroïsme ne suffit pas.

Voilà ce que la guerre du Danemark nous révèle ; ce que les meilleurs esprits de ce pays déplorent. Dieu veuille que mon pays ne commette pas de semblables fautes !

Abordons maintenant la question de la constitution des armées.

On a proposé plusieurs systèmes ; les armées temporaires ou nationales, le système suisse, les levées en masse, et les armées entièrement composées de volontaires.

Une armée temporaire a existé en Belgique en 1790, et la levée en masse en France en 1792 et 1795.Voyons, au point de vue de la ténacité, ce que ce système a produit.

En 1790, au moment de se servir des troupes sur lesquelles on fondait tant d'espoir, on s'aperçut qu'on s'était bercé de trompeuses illusions. Van der Noot se rendit au quartier général, où il assembla un conseil de guerre, auquel la plupart des colonels furent appelés.

J'ai en mains le procès-verbal de la séance. Il est curieux et il dénote à quel point de défaillance peut tomber une armée qui n'a pas été de longue date rompue à la discipline et au métier des armes. Voici quelques-unes des dispositions qui furent faites :

« Le premier colonel entendu était un étranger, à qui on demanda, de même qu'à tous ceux qui suivirent, dans quel état se trouvait son (page 610) régiment. Pour toute réponse, il remit à Vander Noot un écrit dont la conclusion était : « Que vu le découragement de son régiment en particulier et de l'armée en général, qui diminuait tous les jours pendant que celle de l’ennemi augmentait, et vu le peu d’espérance de succès, les gens du pays étant tous découragés, lui, comme étranger, ne se regardait point du tout obligé de sacrifier son honneur et sa vie dans la certitude d’une défaite en cas d’attaque ; d’ailleurs, qu’il ne prétendait point agir en contradiction des propositions de sa cour et des puissances alliées ; qu’en conséquence, il les priait de vouloir accepter sa démission, ajoutant que les sentiments de tous les officiers de son corps étaient les mêmes, mais qu’il les avait empêches de signer cette représentation, pour qu’elle ne fût point considérée comme un complot. » A force d’instances on parvint à lui faire promettre qu’il engagerait ses officiers à retirer leur démission.

Le colonel qui suivit « allégua que son régiment se trouvait dans un poste où il ne pouvait se défendre, ayant la rivière à dos ; que l'ennemi avait au moins 4,000 hommes ; que les seules troupes qui fussent à même de le soutenir avaient déclaré qu'elles partiraient ou mettraient bas les armes en cas d'attaque ; que le peu de confiance qu'il pouvait mettre, après de tels propos, sur le régiment qui devait le seconder, et la position critique dans laquelle son régiment se trouvait, l'avaient déterminé à donner sa démission et celle de tous les capitaines d'escadron, ainsi que de plusieurs autres officiers. » Rien ne put le faire changer de résolution.

Un seul des colonels, celui du Hainaut, répondit que lui et ses soldats étalent prêts à remplir tout leur devoir.

Etait-ce manque de courage ? Non, c'était défaut d'organisation. La plupart de ces hommes, après cette triste campagne, émigrèrent en France, et formèrent des corps francs qui marchèrent à l'avant-garde de l'armée française lors de son entrée en Belgique en 1792. Ils servirent plus tard de noyau à plusieurs régiments d'infanterie et de cavalerie de l'armée républicaine et de se couvrirent d'une gloire immortelle.

Ils étaient commandés par les Dumonceau, les Jardon, les Ransonnet, les Labure, les Broussart et tant d'autres chefs célèbres qui portèrent haut à l'étranger l'éclat de notre nom. Ce n'étaient plus des troupes sans consistance, réunies à la hâte, mais de vrais corps constitués, rompus à la discipline. Les hommes n'étaient pas changés, mais bien l'organisation.

L'armée française nous a montré le même phénomène. L'enthousiasme en 1792 et 1793 avait poussé la nation aux frontières, et les écrits de l'époque sont remplis des défaillances auxquelles ces cohortes improvisées furent en proie. A Lamain, il suffit de quelques escadrons pour mettre en déroute complète les 40,000 hommes de Dillon. Les troupes fuient au premier coup de canon, massacrent leur général et le directeur du génie Berthau ; à Vaux, à Mouton, à Quaregnon, à Courtrai, les mêmes terreurs se renouvellent ; l'armée du Rhin enregistre de semblables désastres.

Après la bataille de Neerwinden, le désordre est dans toute l'armée. Elle rentre en France par bandes, et l'armée de Hollande y retourne par pelotons errants. Une autre calamité venait s'ajouter à tous ces maux ; la désertion ; les bataillons de Hoche étaient réduits à 100 hommes. Il faut lire dans Gouvion-Saint-Cyr, les misères de ces temps qui cependant ne furent pas sans gloire.

Telle est, messieurs, la conséquence inévitable des levées en masse, et de l'armement soi-disant national.

Et pourtant, des rangs de ces phalanges improvisées sont sortis les premiers soldats du monde, les héros de l'armée d'Italie, du Rhin, d'Egypte et d'Austerlitz. Là ils n'avaient pour eux que l'enthousiasme et le courage aveugle, ici ce courage était discipliné, et dirigé par des cadres excellents.

L'histoire de l'armée nationale des Suisses offre des exemples semblables. Leur organisation, il faut se le rappeler, ne date pas d'hier ; elle est séculaire. Voyons-la donc à l'œuvre.

Ici encore, nous nous trouvons devant une nation de héros. Les régiments suisses, bien organisés, bien commandés, se sont illustrés sur tous les champs de bataille où ils ont paru. Je n'ai pu contempler sans émotion à Lucerne un des chefs-d'œuvre de Thorwaldsen, le lion mourant sur l'écu fleurdelisé.

En 1798, le Directoire, profitant des dissensions des cantons, fit envahir la Suisse. Berne se plaça à la tête de la résistance. Mais cette résistance fut ce qu'elle pouvait être avec une armée nationale sans unité, sans cohésion. A côté d'actions d'un héroïsme incomparable on doit constater des défaillances qui conduisirent à la démoralisation.

Je vais citer quelques traits rapportés par le général Jomini, car j'ai toujours soin de ne rechercher mes citations que dans les écrivains nationaux.

« La prise de Fribourg et de Soleure, en découvrant les flancs de l'armée suisse, détermina la retraite de sa droite. Le général d'Erlach concentra ses forces dans les forts de Fraubrunnen, Guminen et Neuaneck. Ce mouvement rétrograde acheva d'exaspérer les soldats qui, déjà indignés de l'abandon de deux villes importantes, ne virent plus que des traîtres dans leurs généraux. Le corps de Buren, composé des milices de l'Argovie, se débanda entièrement et celui du centre s'insurgea contre ses chefs...

« Le gouvernement de Berne mit le comble au désordre en ordonnant le 3 mars le Landsturm (insurrection générale). Ce décret donna la mesure de la détresse publique, les troupes se révoltèrent, abandonnèrent leurs positions et massacrèrent plusieurs officiers. Les contingents des cantons qui étaient restés en observation regagnèrent leurs foyers...

« Après la prise de Berne, les débris de l'armée suisse se dispersèrent d'eux-mêmes...

« Des excès déplorables signalèrent cette dissolution...

« La fureur des soldats ne connut plus de bornes ; deux adjudants-généraux qui ramenaient la colonne de Guminen furent enveloppés et mis en pièces. D'Erlach chercha à gagner le territoire des petits cantons, lorsque reconnu à Munzingen, il fut massacré à coups de hache et de baïonnette. »

Tels sont, messieurs, les tristes résultats de l'indiscipline et de l'inconstance des levées nouvelles et pauvrement encadrées, voilà où conduisent fatalement toutes les armées temporaires.

M. Nothomb. - Vous ne citez que les défaites de ces armées ; nous citerons les victoires.

MgRµ. - Mais sans doute. Je sais que les mêmes troupes qui fuyaient à Lamain devant un coup de canon et assassinaient leurs chefs dans leur retraite, gagnaient la bataille de Wattignies et s'illustraient dans maint autre glorieux combat. Sans doute tant que la victoire est fidèle, l'enthousiasme suffit, mais à la moindre résistance sérieuse, au moindre revers tout change, les retraites deviennent des défaites et les défaites des révoltes.

Nous en avons un exemple dans la guerre du Sunderbund en 1847. Qu'y voyez-vous ? D'un côté les petits cantons au nombre de 30,000 défendant leur religion, de l'autre presque toute la Suisse levant une armée de 100,000 hommes pour les soumettre.

Cette armée n'a eu que des victoires. Les rapports officiels ne constatent que les défauts inhérents à des troupes peu exercées, tels, par exemple, que le désordre dans les marches, une discipline relâchée, l'ignorance presque complète du service de sûreté. Mais du côté des vaincus quelle différence ! Le général Maillardoz explique qu'il fut réduit à l'inaction :

1° Parce qu'il n'avait pas de troupes régulières suffisantes pour attaquer ;

2° Parce que l'artillerie de la landwehr était tellement incapable de faire son service qu'il avait fallu la renforcer par des hommes de l'infanterie.

La landwehr des paroisses de Cormondes et de Barberèche a refusé d'occuper la magnifique position de Breuille et son extrême droite a été compromise quand les 800 hommes de la landwehr, qui occupaient le bois de Daillettes ont pris la fuite au premier coup de fusil.

11 écrit au major Zecrdeler.

« C'est en vain que j'ai tenté d'occuper la position de Schwartzemberg menacée par Ochsenbein.....la troupe était tellement mal disposée et démoralisée qu'on ne pouvait en tirer aucun parti.

« Le bataillon de Roswyl dont le chef s'était éloigné, refusa de marcher. Le 24 au matin, abandonné de tout le monde, je m'approchai de Lucerne. »

Mais, messieurs, nous avons chez nous un exemple aussi frappant.

En 1830, les volontaires qui se sont battus à Bruxelles avaient certes du courage. Ils ont soutenu le choc comme de vieilles troupes auraient pu le faire derrière les murailles où ils étaient abrités. Mais lorsque (page 611) l'année suivante, avec une organisation incomplète, des officiers qu'ils ne connaissaient pas, des cadres imparfaits, nos soldats se sont trouvés en rase campagne, devant une véritable armée, malgré quelques combats brillants qui témoignaient que le courage était toujours le même, ils ont été battus.

Ce n'est pas dans la victoire qu'on juge le soldat, mais dans les retraites et les revers. C'est alors que les vertus guerrières se signalent. Ce n'est ni le courage ni l'enthousiasme qui manquaient à nos soldats de 1831, mais l'expérience et l'esprit de corps. Voulez-vous, messieurs, un autre exemple célèbre ?

Les Etats-Unis d'Amérique possédaient une petite armée permanente d'une douzaine de mille hommes et près de trois millions de miliciens organisés comme nos gardes civiques. Lorsque le Sud, petit pays de 5 millions d'habitants, dont 3 millions d'esclaves, je pense, eut levé l'étendard de la révolte, il y eut un mouvement magnifique dans toute l'Amérique du Nord pour réprimer cette levée de boucliers.

Les milices demandèrent à marcher et ce sont elles qui livrèrent la première bataille du Bull-Run.

Voici ce qu'un écrivain dit de cette bataille, « Rien de plus beau que ce soulèvement unanime, rien de plus fort, disait-on, que cette armée nationale, composée d'hommes pensants et convaincus. Au premier choc, ils furent dispersés ; braves, mais étonnés de la résistance, effrayés de la discipline, ils comprirent que la guerre n'était pas le jeu facile qu'ils avaient songé, et, en peu de mois, ces héros improvisés étaient rentrés plus ou moins glorieux dans leurs foyers. »

On dut avoir recours aux armées de volontaires levées à prix d'argent. Longtemps elles éprouvèrent des défaites semblables, mais peu à peu elles s'aguerrirent, les cadres se formèrent, les officiers et les généraux acquirent l'expérience de la guerre, et, à la fin des hostilités, l'armée de Grant était devenue une armée superbe, parce qu'elle avait acquis les venus militaires sans lesquelles même la meilleure instruction individuelle est inhabile.

On se fait, à cet égard, d'étranges illusions. On croit, lorsqu'on possédera un nombre donné de jeunes gens ayant reçu une éducation militaire même complète, qu'on peut, en les réunissant, obtenir des compagnies solides. C'est une erreur. L'esprit de corps seul procure la cohésion. On n'y parvient que par le frottement dans les rangs et la confiance mutuelle. Il faut que le soldat connaisse ses officiers et ses camarades, qu'il ait confiance en eux et eux en lui.

En un mot, il faut que l'individualité disparaisse ou devienne partie intégrante du tout qu'on appelle compagnie, bataillon, armée. Les arêtes s'émoussent et il s'opère une espèce d'enchevêtrement de toutes les volontés. L'esprit de corps ne s'improvise pas ; il est le produit du temps, de la confiance réciproque et du point d'honneur. Seul il permet de braver la mauvaise fortune, chose que les armées temporaires, les levées en masse, les milices n'ont jamais su faire. Il nous est d'autant plus nécessaire, à nous personnellement, que nous devons conduire une guerre défensive. L'esprit de corps, c'est comme le ciment d'un édifice. Construisez avec des matériaux de choix, magnifiquement taillés, s'ils ne sont pas unis par le ciment, le moindre choc ébranle l'édifice et le renverse. C'est encore le bien du faisceau de flèches ; isolées, vous les brisez sans effort ; réunies, vous êtes impuissant à les rompre.

Après vous avoir entretenus des armées temporaires, je vous parlerai des armées de volontaires.

Ici, messieurs, je me trouve sur un autre terrain. Les armées de volontaires ont été pour la plupart des armées très solides. Les Grecs, sous le grand roi, les soldats de Gustave-Adolphe, de Maurice de Nassau, de Frédéric II se sont montrés aussi vigoureux que les troupes de milice les plus vantées. Mais cette organisation a un grand défaut. et ce défaut est pour moi capital. Les troupes n'ont ni réserve ni recrutement possible en temps de guerre, et l'on est forcé d'entretenir en temps de paix l'armée qui doit défendre le territoire au moment du danger. Les plus grandes nations se ruinent dans un pareil système.

Quand l'armée n'est pas constituée pour la guerre, il arrive qu'à la première alarme on se voit obligé de recourir à l'enrôlement des volontaires. En supposant qu'à prix d'argent on parvienne à compléter les effectifs, qu'en fera-t-on quand le danger s'éloignera ? Il faudra bien licencier ce qu'on a levé pour la guerre et on aura été astreint à des dépenses énormes et inutiles.

Voyons cependant une armée de volontaires aux prises avec une armée de levées nationales bien organisées. La différence des deux institutions ressortira évidente de cette comparaison.

Les armées de volontaires d'Annibal ont conquis l'Italie, elles ont battu les Romains dans dix rencontres ; elles ont campé sous les murs de Rome.

Cependant après chaque défaite une armée nouvelle surgissait de la ville éternelle et les fiers soldats romains marchaient à l'ennemi et tentaient de nouveau le sort des combats. C'est en vain qu'Annibal prend position devant la capitale de l'Italie. Personne ne se décourage et, comme défi, le préteur met en vente le terrain même sur lequel campent les Carthaginois.

Plus tard, les rôles sont renversés. Scipion passe les mers et rencontre Annibal dans les plaines de Zama ; il est victorieux et cette seule bataille décide du sort des Carthaginois. Après une seule défaite, il ne restait à cette dernière, pour la sauver, que des rhéteurs qui avaient déclamé contre les armées et des négociants qui méprisaient le métier des armes,

Rome, tant de fois vaincue, s'est toujours relevée. Une seule défaite a suffi pour causer la ruine de Carthage. Celle-ci n'avait que des volontaires recrutés à prix d'argent, l'autre demandait ses soldats à la population soumise au service obligatoire.

Messieurs, regardez l'Angleterre. là encore nous trouvons des troupes solides et renommées. Les Français qui s'y connaissent en fait de bravoure, qui se sont trouvés à côté et devant les Anglais, les Français n'en parlent jamais qu'avec le plus grand respect. Et cependant recherchons dans quelle situation se trouve l'Angleterre relativement à son armée de volontaires qui lui coûte des sommes énormes.

J'extrais ce qui suit d'un rapport adressée la Reine, le 31 octobre 1866 :

« Peut-être, en cas de danger soudain, pourrons-nous rassembler dans le Royaume-Uni 40,000, au plus 50,000 hommes de toutes armes de notre armée régulière ; mais qu'est ce chiffre lorsqu'on songe à l'étendue des côtes à défendre et au nombre d'ennemis qui pourraient débarquer sur nos plages en vingt-quatre heures. Autrefois, quand nous étions maître de la mer, nous pouvions nous moquer d'un projet d'invasion. Aujourd'hui les temps sont changés. Les révolutions de l'art naval ont amené à notre niveau d'autres puissances maritimes et quels que soient les progrès que nos richesses et notre industrie nous permettront d'effectuer à l'avenir, à l'heure présente nous pouvons à peine nous considérer comme supérieurs à l'une d'entre elles et nous ne sommes plus en état, comme précédemment, de leur inspirer à toutes de la défiance.

« Dans ces circonstances nous devons avoir plus de sollicitude pour notre armée. Nous pensons que, dans son état actuel, elle est à peine suffisante pour le temps de paix et la question à résoudre est de savoir comment nous pourrons le plus facilement et le plus rapidement la renforcer à l'aide d'une réserve composée d'hommes qui auront déjà servi, mais qui seront rentrés dans la vie civile. »

On conçoit que l'Angleterre n'abandonnera point son système. Elle est placée dans une position toute spéciale. Il lui faut assurer le service de ses immenses colonies, et cette obligation qui exige l'éloignement des soldats de la mère patrie, pendant une période de 9 à 12 ans, ne saurait s'allier avec une armée constituée sur les bases adoptées par la plupart des autres nations de l'Europe. Et néanmoins l'esprit public comprend lui-même que le temps est venu d'apporter de profondes modifications à la constitution de la force publique. L'extrait suivant d'un article du Times le prouve.

« Il est grand temps d'imiter notre puissant voisin et d'examiner si nous ne pourrions pas, à notre tour, imaginer un système qui puisse permettre de passer avec la même facilité de l'organisation pour l'état de paix à l'organisation sur pied de guerre.

« Quand nous passons du second au premier, nous avons l'habitude da licencier nos troupes, de congédier nos soldats et nos marins et d'agir enfin comme si nous pensions qu'une querelle avec aucune nation au monde fût impossible.

« A la première menace de trouble, nous avons tout à créer ; nous devons refaire les approvisionnements que nous avons gaspillés. Il nous faut employer alors appâts et promesses pour réunir péniblement, un à un, deux à deux, les hommes qui devront constituer une grande armée et une grande marine.

« Les Français, quand ils reprennent le pied de paix, mettent en réserve leurs engins de guerre ; ils ménagent et entretiennent soigneusement les instruments de leur succès.

« Nous, au contraire, nous les rejetons dès que nous n'en sentons plus le besoin. Le moment est arrivé de rompre définitivement avec cette habitude aussi imprudente que ruineuse. »

(page 612) Il y a plus ; les Anglais ont compris que l'armée de volontaires n'était plus suffisante pour assurer la défense du royaume ; en cas d'invasion et ils ont créé à ses côtés une armée de milice.

Pour lever cette dernière, il fut décidé qu'on s'adresserait avant tout aux hommes de bonne volonté, mais qu'a défaut d'un nombre suffisant de ces derniers, on le compléterait par la voie du tirage au sort. Ainsi en Angleterre le tirage au tort est introduit en principe pour la milice. (Interruption.)

MfFOµ. - Citez la loi.

MgRµ. - Voici la loi,

« Art. XVII. Dans le cas où il serait démontré à S. M. après le 31 décembre 1852, que le nombre d'hommes à lever dans ladite année ne peut être atteint par les engagements volontaires, qu'il en est de même pour les années suivantes ou en cas d'invasion ou de danger imminent, il sera loisible à S. M. dans lesdits cas, en prenant l'avis de son conseil privé, si elle trouve la chose bonne, d'ordonner et de déterminer que le nombre d'hommes qui doit compléter l'effectif soit levé au moyen du tirage au sort (ballot).

« Art. XIX. Lorsque par ordre, comme il est dit ci-dessus, des hommes doivent être levés par le tirage au sort dans un comté, le lieutenant et le lieutenant-adjoint dudit comté réuniront une assemblée générale et détermineront le nombre d'hommes à livrer dans la subdivision, paroisses... dudit comté.

« Art. XX. Les hommes ne seront plus soumis au tirage au sort après 35 ans d'âge. »

Cette loi est permanente. Seulement comme le nombre des volontaires est assez considérable, les chambres la suspendent pour un an à chaque législature, c'est ce qu'on appelle Ballot suspensive act. Mais, je le répète, le tirage au sort est adopté en principe et il sera appliqué même en pleine, paix le jour où le nombre de volontaires péricliterait.

Un des grands défauts des armées de volontaires, ce sont les frais énormes qu'elles coûtent pour les lever et les entretenir. L'Angleterre dépense environ 475 millions pour 200,000 soldats, ce qui fait plus de 2,500 fr. par homme, tandis qu'en Belgique l'homme revient en moyenne à 867 fr. (Interruption.) Non, l'armée des Indes est à part.

Aux Etats-Unis on a aussi une armée permanente de volontaires. Cette armée est à présent composée de 56,815 hommes ; mais les cadres sont formés pour 82,000.

Dans un livre écrit par l'intendant français Vigo de Roussillon, lequel rapporte tout ce qui a trait aux Etats-Unis, je lis ce qui suit :

« On estime aux Etats-Unis qu'en pleine paix, par suite du taux élevé de la solde et de prestations en nature, 50,000 hommes représentent une dépense annuelle de 250 millions de francs, soit 5,000 fr. par homme et par an, et six fois plus que le soldat français. »

A ceux qui préconisent les levées des volontaires au moment de la guerre, je rappellerai aussi que la dette des Etats-Unis provoquée par ce système est de plus de 17 milliards.

Le compte officiel et authentique du ministre de la guerre donne un total de 2,759,049 hommes appelés sous les drapeaux, non compris 120,000 hommes mobilisés pendant l'été de 1863 et qui n'ont servi que quelques semaines. Les pertes en hommes pour le Nord, tant morts que blessés, s'élèvent à plus d'un million, et on a compté environ 326,000 morts.

Ici encore nous avons à constater la supériorité, à organisation égale, des troupes nationales sur les mercenaires. Le Nord s'épuisait pour soumettre 2,000,000 à 3,000,000 d'âmes dont tous les hommes valides combattaient pour défendre la cause du Sud.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - C'était la même chose des deux côtés.

MgRµ. - Et où auraient-ils trouvé leurs volontaires ? Tous les gens du Sud ont servi.

M Coomansµ. - Est-ce que les officiers ne sont pas des mercenaires ?

MgRµ. - Non, ils ne le sont pas, ils ont pour eux le sentiment du devoir. (Interruption de M. Coomans.)

M. le président. - M. Coomans, n'interrompez pas ; vous êtes le membre de la Chambre parlant le plus souvent, consentez donc à écouter.

M. Coomans. - Vous m'honorez trop particulièrement de vos leçons, monsieur le président.

M. le président. - Je vous rappelle, monsieur Coomans, que le président a le droit, non de donner des leçons, mais de faire des observations aux membres qui troublent l'ordre. C'est à ce titre-là que j'ai le regrette devoir m'adresser à vous.

N'interrompez plus et je ne vous ferai plus d'observations.

M. Coomans. - Il faut faire la même défense à tout le monde.

M. le président. - C'est ce que je fais et vous seul de mes collègues résistez à mes conseils et à mes avertissements.

MgRµ. - Du reste, dans le Nord de l'Amérique, malgré les sommes énormes qu'on a dépensées pour les volontaires, on n'en a pas moins été fatalement conduit en 1863 a décréter la conscription, l'infâme tirage au sort ; on sera toujours obligé d'en revenir là.

Nous avons vu aussi la conscription introduite en principe en Angleterre pour la milice. En Amérique, en 1835, on avait admis le rachat, c'est-à-dire l'exonération. Mais l'exonération donne de l'argent et non des recrues. Il devint impossible au gouvernement de remplir ses cadres et en 1864 il dut supprimer le rachat et y substituer le remplacement, Ainsi d'une armée de volontaires purs on a été conduit dans ce pays par la force des choses à la conscription avec le remplacement.

Messieurs, il n'y a véritablement qu'un système pour le recrutement des armées, et ce système, c'est celui de nos pères. L'égoïsme actuel peut bien faire considérer comme une charge l'obligation de défendre sa patrie ; mais nos ancêtres regardaient cette obligation comme un droit, comme une des plus belles prérogatives des peuples libres.

Chose remarquable, messieurs, c'est que la décadence de nos communes date de l'époque où s'est manifestée la décadence des institutions militaires.

Peu à peu ces riches bourgeois se dépouillèrent ou se laissèrent dépouiller de ce qui, à une autre époque, était revendiqué par eux comme un précieux privilège. Ils consentirent à se débarrasser, à prix d'argent, du soin de défendre eux-mêmes le sol de la patrie.

C'est alors que les souverains se sont entourés d'armées de volontaires et ont établi leur puissance absolue. Oui, messieurs, les gouvernements absolus se sont établis en Europe avec les armées de volontaires, et leur origine coïncide avec la décadence des institutions militaires de nos communes.

Nos communiers, il est vrai, ne devaient pas marcher en armes lorsqu'il plaisait aux souverains de les appeler pour des guerres privées ; ils ne sortaient des frontières que de leur plein gré, quand ils en avaient eux-mêmes constaté la nécessité et qu'ils y avaient consenti. Mais quand l'ennemi mettait le pied sur leur territoire, le souverain avait le droit de disposer de tout le monde ; et ce droit était absolu.

Il pouvait désigner la classe qui devait marcher, l'individu qui devait servir, et chacun était obligé de lui obéir.

Or, dans quel but, messieurs, notre armée est-elle constituée ? Est-ce pour la conquête ? Non : notre armée est constituée pour la défense de la patrie ; c'est sur notre sol que nous devons combattre.

Eh bien, que ceux qui tiennent tant à nos vieux privilèges et à notre vieille histoire, qui préconisent si souvent les mœurs de nos ancêtres, acceptent donc franchement le service obligatoire qui, ainsi que je l'ai démontré, est le seul mode possible pour le recrutement normal des armées.

Le service obligatoire, est-ce à dire pour cela que tout le monde doit servir ? Non, messieurs, car ce qui était possible autrefois ne l'est plus aujourd'hui.

Autrefois l'art du soldat consistait à se servir de ses armes et de se tenir étroitement serré dans le rang. Il n'y avait pas, à proprement parler, d'art de la guerre.

Les batailles elles-mêmes étaient de grands duels où, au jour convenu, les adversaires se choquaient presque toujours de front. Les armes à feu n'existait pas ou n'étaient que peu redoutables. Il ne fallait pas manœuvrer, et l'on ne restait pas, comme aujourd'hui, des heures entières sous le feu, épreuves redoutables qui ne sont supportées que par les troupes solides et fortement disciplinées. Nos ancêtres n'avaient pas besoin d'une bien grande instruction. Celle que les communiers puisaient sur le champ de Mars, et que la noblesse acquérait sur les préaux de leurs (page 613) châteaux suffisait amplement. Les armées temporaires et levées au moment di danger étaient possibles alors. Il n'en est plus de même aujourd'hui.

L'art de la guerre a pris naissance avec les armées permanentes. Les maîtres sont Henri et Maurice de Nassau, Gustave-Adolphe, Turenne, Frédéric II, Napoléon. Et, depuis eux, il a encore progressé. Une instruction spéciale, et qui demande un long apprentissage, est indispensable aux soldats que l'on veut exposer aux chances des combats et des batailles.

Or, est-il possible de donner cette instruction, d'imposer ce long apprentissage à tous les hommes valides d'une nation ? Non, cela n'est pas possible et on ne l'a tenté nulle part. Il a fallu restreindre cette éducation complète à une partie seulement des hommes valides qui passent sous les drapeaux de deux à cinq ans de leur existence, puis qui restent disponibles pour la guerre durant une autre série d'années.

Dès l'instant qu'il était démontré qu'une partie seulement des hommes valides devaient constituer l'armée permanente, il n'existait qu'un seul mode rationnel et juste de choisir cette partie ; et ce mode, c'est le tirage au sort.

Je le répète, si sur 100,000 hommes, vous ne pouvez en instruire et en encadrer que 40,000, le système le plus équitable de désigner ces 40,000, est le tirage au sort. Partout, on l'a bien compris. Tous les peuples dont les armées sont nationales ont adopté le tirage au sort ; lus autres, qui préconisaient le recrutement volontaire, y sont fatalement conduites.

Voilà ce qu'on appelle l'impôt du sang, le système qui crée une classe de déshérités, de malheureux dont les autres exploitent l'existence à leur profit.

Vraiment, si ceux qui qualifient le tirage au sort d'infâme loterie allaient tenir ce langage dans les casernes, ils seraient accueillis par des éclats de rire. Les soldats ne se croient nullement exploités par ceux que le sort a favorisés.

Je pense donc que la conscription est la conséquence obligée des armées permanentes, et qu'elle ne mérite pas l'anathème que l'on fulmine à chaque instant contre elle.

Mais si la défense des Etats exige une armée permanente bien organisée, composée de soldats instruits, munie de bons cadres, et aussi forte que les finances des Etats permettent de l'entretenir, est-ce à dire que les hommes valides qui n'appartiennent pas à cette arme permanente doivent rester inutiles à la patrie ?

Non, messieurs, dans tous les pays à recrutement restreint, on a formé des gardes nationales et civiques, des corps de volontaires nationaux, qui, au moment du danger, concourent avec les troupes solides à la défense de la patrie. De cette façon, la population entière peut courir aux armes, unir ses efforts vers un même but, et tous les citoyens deviennent égaux devant les balles.

C'est là la véritable solution du problème de la défense des Etats ; une armée permanente solide, aidée, secondée par le restant de la population apte au service des armes.

Le service de celle-ci, pour être différent, n'en est pas moins important.

Si les troupes qui composent la levée nationale ne sont pas destinées à s'opposer directement à l'ennemi sur le champ de bataille, elles rendent néanmoins des services précieux. Elles suppléent la troupe de ligne dans une foule de circonstances secondaires et permettent de mettre celle-ci tout entière en campagne. Elles forment les garnisons des places fortes ; gardent les lignes d'opérations, le passage des cours d'eau, escortent les corvées.

Les volontaires nationaux peuvent être employés avec l'armée elle-même dans les combats de localité. Appuyés par quelques détachements de l'armée, leur rôle principal est d'entourer l'ennemi d'un réseau serré de partisans dont la mission n'est pas de résister, mais de harceler. L'envahisseur ne peut envoyer des patrouilles sans crainte de les voir enlever ; il n'est maître, pour ainsi dire, que du terrain où il campe ; il est là comme un géant dont on aurait couvert les yeux d'un bandeau et dont les membres seraient ainsi en grande parties paralysés.

Eh bien, messieurs, c'est vers un pareil système que tendent les propositions du gouvernement lorsqu'il vous propose de placer, à côté de l'armée permanente, 35,000 hommes de gardes civiques mobilisés.

Messieurs, je vous ai entretenus de la constitution des armées ; je vous ai fait voir que les armées temporaires sont dangereuses ; que les armées composées de volontaires sont, en quelque sorte, impossibles à recruter et occasionnent du reste des dépenses que notre trésor ne saurait supporter. Mais ce n'est pas une raison pour que je rejette de l'armée l'élément volontaire que notre loi de milice, au contraire, admet en première ligue.

Je regrette que les volontaires ne soient plus aussi nombreux qu'autrefois ; car, messieurs, si nous devons vous demander mille hommes de plus pour le contingent annuel, c'est que des 16,000 volontaires que nous avions en 1853, il n'en reste que 8,000.

Si par un système de prime nous pouvions ramener dans nos rangs les 8,000 volontaires perdus, je renoncerais de grand cœur à cette augmentation de 1,000 hommes.

A cet égard, l'honorable M. Kervyn de Lettenhove a préconisé devant vous le système suédois. Il vous a cité un passage d'une brochure du roi Charles XV et a demandé si nous ne pourrions pas organiser chez vous quelque chose d'analogue à la landwehr de la Prusse ou à l'indelta de la Suède Messieurs, en réalité, nos quatre dernières classes forment une véritable landwehr.

L'indelta a une tout autre destination.

L'armée suédoise est composée de trois parties distinctes : l’armée permanente appelée varfvair, l'indelta et la milice ou bevaering.

La première n'est composée que de 2 régiments d'infanterie, de 2 régiments de cavalerie', de 3 batteries d'artillerie et d'un régiment du génie ; le restant de l'armée appartient à l'indelta. En tout, elle comprend 2 bataillons de campagne soutenus par une nombreuse cavalerie.

Voici l'origine et la destination de l'indelta.

Lorsque Gustave-Wasa secoua le joug des Danois, il s'empara de tous les biens du clergé catholique qui soutenait le Danemark et qui, à cette époque, possédait les plus belles et les plus vastes propriétés de la Suède. Il divisa ces biens en trois parts, l'une pour la couronne, la seconde pour le culte luthérien qu'il établissait, la troisième pour l'armée. Il partagea le loi de l'armée en une série de propriétés de diverses étendues qu'il confia aux soldats, aux sous-officiers, aux officiers et même aux généraux. Les soldats sont de véritables soldats laboureurs. Lorsque la récolte ne suffit pas à leur entretien, le canton vient à leur secours ; lorsqu'il va au camp ou marche à l'ennemi, c'est encore le canton qui soigne sa femme et ses enfants, qui fait ensemencer son champ. L'indelta n'est pas une réserve ni une landwehr, c'est une véritable armée cantonnée et composée, comme je l'ai dit, de soldats laboureurs.

Régiments permanents, et indelta ne contiennent que des volontaires. L'infanterie compte 26,000 hommes pour 52 bataillons, c’est-à-dire 500 volontaires par bataillon toujours présents et disponibles.

Ce n'est pas tout. A côté d'eux, existe une levée nationale. Le service est obligatoire en Suède, et la levée est d'environ 20,000 hommes par au. L'institution se nomme bœvering et on y sert cinq années. Les miliciens reçoivent une instruction sommaire, puis ils assistent aux exercices annuels d'automne et de printemps. Elle ne forme pas des corps séparés, mais elle est distribuée dans tous les régiments de l'armée proprement dite.

En temps de guerre elle sert à remplir les cadres, et à porter les corps au pied de guerre ; le restant forme des bataillons de réserve, où les bataillons puisent ce qui leur est nécessaire pour réparer leurs pertes.

Avec un pareil système, avec 500 vieux soldats par bataillon, on comprend que les miliciens n'ont pas besoin de faire un long séjour sous les armes.

Il n'en est pas de même dans notre armée. Si je suis obligé d'insister sur ce point, c'est que nous n'avons pas dans nos rangs un nombre suffisant d'anciens soldats qui puissent servir d'exemple d'enseignement aux jeunes recrues. Ces hommes perpétuent les traditions et inspirent aux nouveaux venus l'esprit de corps dont ils sont pénétrés. Il est des compagnies qui en sont totalement dépourvues ; et même il ne nous reste pas assez de volontaires pour constituer nos cadres. De là l'obligation où nous sommes d'insister sur la nécessité de ne pas diminuer le temps de service, au delà du possible, car ce serait affaiblir l'armée plus que je ne saurais le dire.

Oh ! si par un moyen quelconque nous pouvions gagner 25 soldats volontaires par compagnie je consentirais aussitôt à une réduction. Malheureusement le nombre de volontaires décroît chaque année, et il y a lieu d'aviser aux moyens de les ramener dans nos rangs. Comme je vous l'ai dit, depuis 1853, ils ont diminué de moitié.

Je crois, messieurs, vous avoir prouvé que le tirage au sort (et cette question est indépendante de celle du remplacement) est l'unique moyen d'assurer le recrutement de notre armée.

(page 614) Ce système est entré dans les mœurs et les usages du pays ; ce serait une grande faute de l'ébranler alors qu'on n'a rien autre chose à lui substituer.

En finissant, messieurs, je ne puis m'empêcher d'attirer vos regards vers ces temps malheureux où notre beau pays servait de champ de bataille aux puissances européennes et où chaque traité de paix se soldait avec un lambeau de notre territoire. Une chose doit nous consoler, c'est que, dans ces temps maudits, la défense de la Belgique avait été arrachée des mains de ses enfants. Il n'y avait que des soldats étrangers dans nos provinces, à part quelques régiments nationaux toujours très maltraités et fort dédaignés.

Et cependant le courage des Belges n'avait pas failli. Les régiments belges, sous le nom de Wallons, quoique composés d'hommes tirés de toutes nos provinces, maintenaient haut la gloire de notre nom sur tous les champs de bataille où ils portaient leurs drapeaux.

Cette époque néfaste n'est plus : après ces siècles de tourmente, nous nous retrouvons debout, amoindris, il est vrai, mais indépendants et libres. La défense de la Belgique est de nouveau remise aux mains de ses fils dévoués, et vous leur donnerez les moyens d'accomplir leur glorieuse tâche.

Je réclame l'appui de vos votes, surtout l'appui de vos encouragements.

L'esprit d'une armée est chose délicate ; le moral y a une grande part. Il dépend de vous que cet élément moral soit porté a un haut degré. Il suffit pour cela que la représentation nationale ait confiance en nous, en notre mission et qu'elle le dise.

(page 592) M. Couvreurµ. - Messieurs, l'honorable général Renard, qui vient de défendre avec une éloquence si vive, si entraînante, les intérêts de l'armée, me permettra de ne pas le suivre sur le terrain où il s'est placé. Il nous a promenés à travers toutes les organisations de l’Europe ; et en tacticien habile, il a porté le combat dans les rangs ennemis ; il me permettra de ramener la question aux propositions qu'il nous a soumises, avant que nous abordions l'examen des organisations étrangères.

Je demanderai tout d'abord à la Chambre la permission de lui faire l'histoire de notre organisation militaire dans ses rapports avec le parti libéral.

Lorsque, il y a vingt ans, ce parti montait au pouvoir, porté par la force de ses principes et la faveur populaire, il y arrivait plein de foi dans l'avenir, plein de confiance dans ses forces, dans les œuvres qu'il allait réaliser.

Séparation de l'Eglise et de l'Etat, transformation des impôts, émancipation des classes laborieuses, réduction du budget de la guerre à 25 millions, tels étaient ses rêves ! Si l'on avait dit alors à ce grand parti qu'un jour viendrait où ses mains porteraient ce même budget à 37 millions, sans compter les intérêts des sommes absorbées autour d'Anvers, sans compter trois millions de pensions militaires, sans compter tous les accroissements de dépenses qui se produiront encore de ce chef, il eût protesté de toutes ses forces. Il n'y eût eu qu'un cri d'étonnement sur ces mêmes bancs où je siège aujourd'hui. Des bouches éloquentes eussent repoussé à l'envi ces fatales prédictions. Comment ceux-là qui, à l'heure où l'Europe était déjà ébranlée jusque dans ses assises, ceux-là qui alors, vis-à-vis de leurs propres amis devenus ministres, tenaient ce langage : « Ni impôts nouveaux, ni emprunts si vous ne nous donnez pas la garantie que les dépenses militaires seront réduites à 25 millions », comment ceux-là auraient-ils jamais pu prévoir un budget s'élevant au double !

Et quelle n'eût pas été leur indignation si l'on avait ajouté à ces prédictions que le parti libéral, qui se plaisait à se considérer comme le défenseur des causes démocratiques, comme l'avocat des intérêts populaires non représentés dans le corps électoral, se laisserait débusquer de cette forte position, qu'il abandonnerait à d'autres le droit de réclamer une plus juste proportionnalité dans les impôts, plus d'économie dans les dépenses, une extension prudente mais soutenue de la participation des citoyens dans la gestion des affaires publiques !

Tel est cependant notre lot aujourd'hui. Nous sommes toujours le parti libéral, mais notre programme devient une lettre morte et nous n'avons plus ni ardeur ni forces pour en poursuivre la réalisation. Nous nous sommes si bien endormis dans la possession du pouvoir que nous troubler dans notre jouissance est un acte de haute indiscipline.

Proposer un abaissement du cens électoral, cela s'appelle sortir de la Constitution et préparer notre ruine : l'honorable M. Guillery en a fait l'épreuve. Réclamer, avec toutes les chambres de commerce, le complément de nos réformes douanières et la suppression de taxes sur les objets de consommation, est un acte de révolte : je l'ai appris à mes dépens ; vouloir supprimer les lois barbares qui maintiennent la contrainte par corps et l'inégalité des citoyens devant la justice, c'est agir en révolutionnaires, même lorsque ces mesures sont proposées par le gouvernement. Et dans cet affaissement de nos principes, dans cette apathie, dans cet engourdissement de nos forces, nous devons nous estimer trop heureux de nous incliner devant le décret de messidor an XII comme devant un article de la loi fondamentale et de conserver le statu quo pour la loi sur l'enseignement primaire.

Dans ces conditions j'avoue, messieurs, que je me sens pris d'un profond découragement. Je vois un avenir menaçant pour les destinées du (page 593) parti libéral. Aussi, si je n'écoutais que mes convenances, je resterais fidèle à la résolution que j'avais prise de ne pas intervenir dans ce débat. Il est des circonstances en politique où il faut savoir se taire, où il faut laisser s'achever les fautes, où le bien doit naître de l'excès du mal. Si donc je prends la parole, c'est uniquement pour que mon silence ne soit pas interprété, par ceux qui partagent mes convictions, comme une abdication et un abandon de mes principes, comme un acte de lâcheté.

Je sais, messieurs, ce qu'on répondra à ces reproches. On fera un tableau brillant des œuvres réalisées et dont je ne méconnais pas l'importance. Pour celles qui sont entravées, on plaidera les circonstances atténuantes.

L'état général de l'Europe, le triomphe de la réaction pendant 20 ans dans la plupart des Etats continentaux, tel sera le thème à l'aide duquel on justifiera l'immobilité à laquelle nous nous condamnons.

Il est vrai, la réaction a pesé sur nous pendant ces vingt dernières années et elle nous a fait une situation difficile. Mais cette situation se modifie autour de nous, la réaction recule ; l'Autriche se donne des institutions dignes de figurer à côté des nôtres ; en Prusse, le gouvernement s'incline devant les traditions constitutionnelles ; en Angleterre, l'oligarchie appelle la démocratie au partage du pouvoir ; enfin, en France même les flots des générations nouvelles battent en brèche les digues élevées contre leur émancipation ; partout les principes de liberté se réveillent, luttent, reprennent leurs droits. S'il est prudent de carguer les voiles pendant la tempête, il faut les déplier au premier vent favorable, sous peine d'être balayé au souffle des idées nouvelles.

Votre loi sur la réorganisation militaire vient deux ans trop tard. Elle pouvait être présentée, il y a deux ans. Aujourd'hui, si elle se vote, elle ne parviendra pas à s'implanter dans le pays.

Pour ne parler que de la question qui nous occupe, est-ce bien l'état de l'Europe, ses armements, cette espèce d'hystérie militaire qui s'est emparée de toutes les puissances qui sout les uniques causes de l'aggravation des charges que nous impose la défense nationale, de la crise latente qui accompagne ces charges, des résistances qu'elle provoque et dont témoignent les pétitions qui s'amassent sur votre bureau.

Pour moi je ne le crois pas. Il ne suffit pas de dire, comme le faisait hier un homme que j'estime, que je respecte, l'honorable M. de Brouckere : on arme autour de nous, nous devons armer pour maintenir l'équilibre. Nos voisins grands et petits sont fous, imitons-les. Ils dépensent deux fois, trois fois plus que nous, faisons comme eux. Ils sont sur le seuil de la banqueroute comme l'Autriche et l'Italie ; la famine les ravage comme la Prusse ; leurs populations dégénèrent comme en France, qu'importe ! allons toujours ! L'honneur national, l'intérêt national le commandent.

Le simple bon sens ne demanderait-il pas de rechercher tout d'abord si l'instrument que nous développons pour sauvegarder nos intérêts peut nous rendre les services que nous lui demandons ; si ce levier, à l'aide duquel nous voulons agir peut soulever le poids attaché à son extrémité, s'il ne se brisera pas entre nos mains le jour où nous aurons à en faire usage ; si des nécessités nouvelles ne demandent pas des instruments nouveaux, plus efficaces, plus perfectionnés, moins coûteux à entretenir et à manœuvrer, si enfin nous ne sommes pas attelés à une œuvre impossible qui usera nos forces et nous entraînera dans l'abîme, où se perdent les partis qui oublient leurs principes et méconnaissent leurs époques ?

Ce qui nous a fait défaut jusqu'à présent, c'est la prévision, la hardiesse et la sincérité dans les résolutions. Je dis la sincérité, messieurs, sans incriminer les intentions de personne. Depuis vingt ans, nous vivons d'illusions et d'expédients, sans oser attaquer la difficulté de front. Nous proclamons bien haut, à grand renfort de commentaires, que notre neutralité nous impose l'obligation d'être toujours prêts à la défendre et nous ne songeons pas à nous demander si l'organisation militaire que nous possédons et que nous cherchons à développer n'est pas une organisation essentiellement agressive, en désaccord avec les principes de notre neutralité ; si, à l'heure du péril, cette organisation ne deviendra pas un danger au lieu d’être une sécurité ; si elle ne nous épuise pas pendant la paix pour nous laisser sans ressources à la veille de la guerre ; si la prime d'assurance que nous payons pour notre conservation ne nous ruine pas à l'avance autant que le ferait l'incendie ; si enfin, lorsque nous aurons atteint le but que vous poursuivez, notre sécurité sera plus grande et mieux assurée qu'elle ne l'est à présent.

Nous chantons bien haut la Brabançonne, loin du champ de bataille, mais lorsqu'il s'agit de faire preuve de patriotisme et de payer de nos personnes, nous reculons devant les conséquences de nos professions de foi. Nous voulons bien élever le budget de la guerre, à condition que par le jeu des impôts les masses continuent à en payer la plus grosse part. L'augmentation du contingent nous gêne bien un peu, mais n'a rien qui nous effraye, pourvu que les censitaires conservent le droit d'envoyer les non-censitaires payer à leur place l'impôt du sang, je maintiens le mot quoiqu'on ait tenté de le contester, et de le payer dans les prix doux. Je ne comprends pas ce patriotisme ; je ne comprends pas cet égoïsme illogique qui consiste à défendre le pays avec les éléments qui, par leur pauvreté et leur ignorance, sont moins intéressés que nous à la conservation des biens que nous voulons protéger.

Il se dit, non pas dans cette enceinte il est vrai, on ne l'oserait pas, mais en petit comité et dans les procès-verbaux de la commission mixte, que nos mandants n'accepteraient pas le fardeau du service militaire obligatoire si nous voulions le leur imposer. Je le nie, vous le nierez avec moi. Comment, ceux qui possèdent le privilège suprême de pouvoir appuyer de leur vote les libertés dont ils jouissent, ceux pour qui ces libertés ont seules du prix, ceux qui apprécient chaque jour les avantages de la liberté de conscience, de la liberté de la presse, de la liberté d'enseignement, de la liberté de réunion, ces quatre bases de notre ordre social, les racines de leur prospérité, ceux-là ne seraient pas prêts à donner tout leur sang, le sang de leurs proches pour la défense de ces biens précieux ! Ah ! c'est calomnier je ne dirai pas leur patriotisme, mais leur intelligence.

Non cela n'est pas vrai. Mais ce qui est vrai, c'est que le jour où cette nécessité leur serait imposée, je me trompe, démontrée, le jour où eux-mêmes viendraient la demander spontanément, et ce jour n'est pas loin, ils ne l'accepteraient plus dans les conditions que vous faites subir à ceux qui ne savent pas se défendre. Ce qui est vrai, c'est que ces éléments instruits, intelligents, énergiques de la nation ne se soumettraient pas au service abrutissant des corps de garde, à la promiscuité des casernes. Vous ne pourriez en faire ni des instruments aveugles de la discipline, ni des automates des règlements militaires. Vous auriez une année de citoyens et non pas de manœuvres.

Où ces expédients et ces illusions nous ont-ils conduits ? Avons-nous une bonne armée, une organisation militaire qui nous inspire une confiance absolue ? L'aurons-nous demain après le vote des lois qui nous sont soumises ? Sommes-nous d'accord sur le système de défense que nous devons adopter ? Hélas ! messieurs, malgré tous nos sacrifices, pour moi je n'ose pas répondre affirmativement.

Un point sur lequel nous serons tous d'accord, c'est que les institutions militaires d'un pays, pour être viables, doivent avoir l'assentiment unanime des citoyens et que cet assentiment fait défaut à celles qui nous régissent.

Tous les partis se sont servis à tour de rôle de l'armée comme appoint de leur politique, ils en ont fait le prix de concessions obtenues sur d'autres questions ; chacun d'eux a eu à subir l'accusation de pactiser avec l'étranger ou de manquer de patriotisme, et bien qu'à ce jeu les charges que l'armée impose au pays se soient sans cesse accrues, on ne peut pas dire qu'elle y ait gagné en solidité, en sécurité, en popularité.

Aujourd'hui comme il y a vingt ans, ses services sont contestés et son existence est à la merci d'incidents sur lesquels elle n'a aucune action.

De là parmi ses cadres des préoccupations qui nuisent à son développement normal, une irritation injuste contre ceux qu'elle considère comme des adversaires, des découragements aussi qui affaiblissent sa valeur morale.

Dans ces conditions, abstraction faite de la concurrence que lui suscite l'activité industrielle et commerciale du pays, ses cadres doivent à la longue s'affaiblir, leur niveau intellectuel doit s'abaisser.

Sans doute elle compte encore dans ses rangs des officiers d'un haut mérite, surtout dans les armes spéciales. Mais combien d'entre eux ne consentiraient pas à échanger leur position sans cesse battue en brèche et dans laquelle ils doivent sacrifier tous leurs droits de citoyens, contre des positions civiles plus stables, plus lucratives, non moins considérées, des positions dans lesquelles leurs mérites seraient mieux appréciés ? L'honneur militaire les retient sous les drapeaux, mais leurs rangs ne se recrutent plus qu'avec peine dans les éléments les plus nobles, les plus virils, les plus instruits de la nation.

Ils se sentent isolés et perdus dans une carrière sans issue dont l'utilité est contestée ; ils redoutent les conséquences de mouvements populaires ou de combinaisons politiques qui peuvent venir sinon les briser, nous ne le tolérerions jamais, du moins enrayer leur avenir.

(page 594) Dans l'armée proprement dite, que voyons-nous ? Trois éléments réunis : des volontaires qui ont le goût de la carrière militaire, des remplaçants qui la pratiquent sans l'honorer, des miliciens qui n'aspirent qu'au moment où ils pourront en être libérés. Entre ces éléments, point de cohésion. Vos colonels sont obligés de les tenir éloignés les uns des autres. Chez les uns, l'inaction de la caserne produit l'amour des aventures, ces désertions si fréquentes vers l'Algérie et les enrôlements pour le Mexique ; chez les autres, elle enfante la débauche ; chez les derniers, cette énervation qui est le résultat de tout travail imposé et dont l'utilité n'est pas appréciée. Ce qui ruine l'armée, messieurs, et ce qui par l'armée ruine l'état moral et matériel de nos populations, c'est la conscription, ce dernier débris de l'esclavage antique ; c'est le remplacement, ce marché de chair humaine. Mais je n'insiste pas sur ces points parce que je me réserve de les développer lorsque nous discuterons, malgré la question préalable, la proposition de MM. Le Hardy et Coomans.

D'ailleurs j'aurai encore l'occasion d'y revenir dans ce discours. Pour le moment je me borne à dire qu'une armée, dans laquelle fonctionne le remplacement comme il fonctionne chez nous, ne peut vous offrir aucune garantie ni contre l'étranger ni contre les désordres intérieurs.

Du côté des populations qui entretiennent cette armée à grands frais, le tableau n'est pas plus satisfaisant. Elles voient avec irritation les dépenses militaires absorber le plus clair des revenus de l'Etat, le recrutement leur enlever des bras nécessaires à leur subsistance, leurs charges s'augmenter à chaque innovation, tous leurs besoins enrayés par l'élévation de la prime qu'ils payent pour la garantie de leur indépendance, leur sécurité sans cesse mise en question, leurs gouvernants enfin réduits à l'impuissance toutes les fois qu'elles leur réclament quelque progrès social.

Nul plus que moi ne rend hommage aux efforts faits par l'ancien ministre de l'intérieur, à travers de très grandes difficultés, pour étendre l'instruction populaire. Beaucoup a été fait, mais ce qui a été fait n'a servi qu'à dévoiler ce qui reste à faire. Si nous ne marchons pas plus vite dans cette voie, si nous ne doublons pas le budget de l'instruction publique, le plus puissant levier de la prospérité nationale, à quoi la faute ? Où est l'entrave ? A la concurrence que fait au ministère de l'intérieur le département de la guerre.

Pourquoi ne pouvons-nous poursuivre avec sécurité la louable tentative de réduire nos taxes de transport ? Parce que le moindre déficit devient un danger en présence de cet ogre insatiable qui s'appelle le budget militaire. Pourquoi, depuis vingt ans, devons-nous subir un système d'impôts vicieux, au point de ne pouvoir toucher, sans être taxé d'imprudence, aux taxes qui pèsent le plus lourdement sur les populations ?

Est-ce de gaieté de cœur que les ministres des finances et des travaux publics ont dû laisser, pendant une année entière, inachevés des monuments et des travaux publics d'une urgence incontestable ? Non certes. C'est parce que les ressources du trésor sont engagées et si bien engagées que pour peu que ces dépenses s'aggravent encore et que les besoins des autres départements ministériels s'accroissent avec le développement de la civilisation, nous serons placés dans l'alternative ou de décréter emprunts sur emprunts ou de créer de nouveaux impôts. Avant deux ans, trois ans au plus, cette perspective s'ouvrira devant vos yeux ; toute l'habileté de l'honorable M. Frère ne l'empêchera pas.

Et nous pourrions encore nous résigner à ces maux si, en retour des sacrifices qu'ils nous imposent, nous avions du moins l'assurance que notre sécurité ne court aucun danger, que l'arme forgée par nous au prix de si grands et de si incessants efforts, nous remboursera en un jour de gloire de toutes nos avances, qu'elle ne se brisera pas dans les mains de ceux qui seront chargés de la manier. Mais cette assurance nous ne l'avons pas : à tort ou à raison, ce sentiment nous fait défaut, Les charges militaires, soulèvent de grandes répugnances ; non seulement parce qu'on les trouve exorbitantes mais parce que leur efficacité même n'est pas à l'abri du doute.

D'une part, donc, impopularité des charges militaires ; de l'autre, mécontentement et découragement de l'armée dans ses meilleurs éléments.

MgRµ. - Il n'y a pas de découragement dans l'armée.

M. Couvreurµ. - De l'irritation, si vous voulez.

MgRµ. - Ni d'irritation non plus.

M. le président. - N'interrompez pas, monsieur le ministre.

MfFOµ. - On ne peut laisser dire de pareilles choses sans protester.

M. Couvreurµ. - Certes c'est là une situation mauvaise ; tous nous devons la déplorer, tous nous devons avoir à cœur d'y porter remède.

MfFOµ. - C'est une pure invention.

M. Couvreurµ. - Une invention ! Je prouverai le contraire, pièces en mains, quand vous le voudrez. Or, je dis qu'il faut étouffer cet antagonisme, il faut, une fois pour toutes, rayer de nos discussions l'organisation de notre défense nationale.

Pour moi, messieurs, je le répète, le mal provient surtout de ce que depuis la constitution de notre nationalité nous ne nous sommes jamais demandé quels principes devaient présider à l'organisation de notre force défensive au triple point de vue de notre neutralité, de nos institutions politiques, de notre position stratégique en Europe, ou du moins parce que, en nous posant ces questions, nous en avons confié la solution à des commissions qui, par leur composition, devaient nous égarer loin du but.

La solution de la question devait sortir des entrailles de la nation. Elle aurait dû être débattue dans la presse et dans les assemblées publiques, avant de remonter, jusqu'aux Chambres et jusqu'au gouvernement. Il aurait fallu entendre, dans une vaste enquête gouvernementale ou parlementaire, les avis des éléments militaires, les provoquer, les confronter, mais se garder de donner voix délibérative aux intérêts ou aux préjugés d'officiers déterminés et choisis à l'avance. Par ce moyen nous serions arrivés à des résultats satisfaisants, acceptables par toutes les parties, moins onéreux pour le pays, plus efficaces pour la défense nationale, répondant à la fois à nos institutions et à notre neutralité. Mais à ce procédé naturel, logique, constitutionnel on a préféré la voie des compromis. Vous voyez où elle nous a conduits.

Je dis que nous avons manqué de système et je le prouve par l'histoire même de notre organisation militaire.

De 1831 à 1847, notre organisation est calquée sur l'organisation militaire française. Nous avions été en guerre avec la Hollande, la paix ne s'était faite qu'en 1839, la France nous avait prêté le concours de ses officiers. Un général français avait été le premier organisateur de notre armée. Nous pourvoyions à nos premiers besoins sans même songer à nous demander si l'organisation d'une grande puissance qui a une prépondérance à défendre convient à un pays neutre, auquel sa neutralité interdit de s'immiscer dans les différends européens, auquel elle impose au contraire une organisation sui generis, distincte des organisations essentiellement agressives. Jusqu'en 1839 l'erreur était excusable, elle ne l'était plus après cette époque.

Quoiqu'il en soit, elle se prolonge, mais bientôt ses effets se font sentir. L'opposition contre les dépenses militaires s'accroît ; le parti libéral s'en fait l'organe, il est unanime en 1847 à désirer un budget de 25 millions.

MfFOµ. - Pas du tout : c'est une invention.

M. Couvreurµ. - Je sais très bien qu'il y avait à cette époque dans le parti libéral deux nuances et que lorsque la nuance qui demandait le budget à 25 millions a formulé ses prétentions au sein de cette Chambre, le parti qui alors avait le gouvernement entre les mains a proposé le renvoi de cette question à l'examen d'une commission spéciale Mais s'il n'avait pas été question de réduire le budget à 25 millions, comment expliqueriez-vous les faits les plus connus de notre histoire ?

MfFOµ. - Vous ne connaissez pas les faits ; je vous les ferai connaître.

M. Couvreurµ. - D'ailleurs, je reconnais que cette opposition manquait un peu de logique, une question d'argent ne pouvait être seule en jeu. Mais sous cette question d'argent s'agitaient déjà toutes les difficultés que j'expose en ce moment.

Surviennent les événements de 1848 à 1857. Le pays tremble pour sa nationalité. Ses institutions sont attaquées au dehors, des convoitises s'éveillent, des écrits menaçants traversent ses frontières, renaissent à des intervalles périodiques, l'alliance anglo-française scellée en Crimée par le sang de deux peuples est menacée par la conspiration des colonels, l'Angleterre conduite par lord Palmerston, ce boutefeu des révolutions en Europe, jadis l'adversaire passionné d'un roi sage et pacifique, l'Angleterre s'inquiète pour elle et pour nous, un budget de 35 millions et les travaux d'Anvers sont les fruits de cette crise.

MfFOµ. - Encore de l'invention.

(page 595) M. Couvreurµ. - Vous répondrez, et à l'appui de votre réponse, je vous prierai de déposer les procès-verbaux de la commission des officiers réunis jadis au ministère de la guerre et dont vous avez toujours refusé de donner communication au pays, sous prétexte qu'ils renfermaient des secrets d'Etat. D'ailleurs vous n'ignorez pas qu'il y a beaucoup de choses que je ne puis dire dans cette enceinte.

MfFOµ. - Je déclare que je ne sais pas le premier mot de ce que vous voulez dire.

M. le président. - N'interrompez pas, monsieur le ministre.

MfFOµ. - On ne peut pas laisser passer de pareilles affirmations, monsieur le président.

M. Couvreurµ. - Tandis que des cris de haine traversaient la Manche et que lord Palmerston y réchauffait les vieilles rancunes de son pays, un homme plus grand que lui, un apôtre de la paix, un bienfaiteur de l'humanité, un homme qui appartient au monde plus encore qu'à sa patrie conspirait aussi lui, mais il conspirait pour le bien contre la guerre et contre lord Palmerston. Une œuvre en apparence impossible, que lui seul pouvait tenter en Angleterre, parce que seul il possédait la confiance, l'estime, l'affection de tous les partis, le séduit ; il trouve en France un allié, M. Michel Chevalier, ce sénateur qui seul a eu le courage de parler et de voter contre les lois militaires soumises à l'assemblée dont il est une des lumières ; il gagne à sa cause un souverain tout-puissant, le traité de commerce anglo-français est signé et rend indestructible l'alliance des deux puissances, dont l'amitié est le plus sûr garant de notre indépendance.

Quoi qu'on fasse, ce traité restera debout, il continuera à porter ses fruits, il continuera à nous protéger, nous et nos enfants, contre des convoitises inavouables. Je n'hésite pas à le dire, parce que c'est ma conviction la plus intime, et qu'il est bon qu'une grande injustice, due à un patriotisme mal inspiré, soit réparée du haut de cette tribune. Cobden, tant attaqué, à cette époque, pour avoir déconseillé les fortifications d'Anvers, en opposition avec lord Palmerston, Cobden en scellant à jamais la paix entre l'Angleterre et la France, a fait plus pour la sécurité de notre nationalité, que nous ne l'avons fait nous-mêmes en transformant en une vaste place d'armes notre premier, notre unique port commercial.

Mais bientôt d'autres dangers surgissent à l'horizon. L'unité de l'Allemagne, sous l'hégémonie de la Prusse, se fonde sur le champ de bataille de Sadowa ;l a France en prend ombrage, le conflit luxembourgeois naît de ses réclamations, le grand-duché est neutralisé, sa capitale est démantelée. Nous y perdons à la fois la protection que pouvaient nous offrir ses remparts et ceux de Maestricht que la Hollande se décide à renverser.

La commission mixte de 1867 se constitue et poursuit ses travaux au milieu de ces transformations. Elle n'échappe pas à leur influence. Cela se lit tout au long dans ses procès-verbaux. Elle court au plus pressé, ne pouvant pas aborder de front les difficultés, entravée par le gouvernement lui-même qui n'entend pas qu'on touche à son œuvre de 1853, et qui limite sa compétence précisément sur la question où elle aurait dû s'exercer tout d'abord, sur la question des forteresses.

En effet, la question des forteresses se lie intimement à l'organisation de l'armée. Mais à cette époque, l'heure de démolir la forteresse de Gand et de réaliser à Anvers un programme qui n'est pas le programme de M. Dechamps, mais qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau, l'heure n'était pas venue de discuter les forteresses, leur efficacité. C'était compromettre l'œuvre de 1853. Anvers fut rayé du programme des délibérations de la commission. Nous savons sous la pression de quelles nécessités la question est venue de nouveau se poser devant nous ! Et l'on me dira que ce n'est pas là une politique d'expédients !

Eh bien, messieurs, puisque notre compétence à nous ne peut être limitée, qu'on nous invite même à nous occuper d'Anvers et des nouveaux travaux qu'on y va effectuer, c'est le moment d'adresser quelques questions à l'honorable ministre de la guerre, en vue d'éclairer notre ignorance stratégique.

L'honorable général Chazal, un homme compétent lui aussi, nous a toujours dit que, du côté de la rive gauche, Anvers était suffisamment protégé par les inondations d'une part, d'autre part par les lois de la stratégie qui interdisent à un général ennemi de s'aventurer entre l'Escaut et la mer du Nord. Son successeur nous démontrera qu'en démolissant la citadelle de Gand on peut à la fois donner satisfaction aux intérêts d'Anvers et à ceux de la défense nationale, à notre grand avantage.

J'avoue ne pas très bien comprendre comment nous pourrons défendre les deux rives de l'Escaut, manœuvrer avec notre armée coupée en deux par un fleuve difficile à franchir, et en cas de danger extrême réfugier toutes nos forces sur la rive gauche, sans augmenter à la fois notre effectif et notre artillerie. Les 3,000 hommes de la garnison de Gand et les canons de sa citadelle suffiront-ils pour la garde de la rive gauche ? Voilà ma première question.

Mais j'en ai une plus importante à adresser à l'honorable général.

Lorsque Anvers fut édifiée avec la pensée d'en confier la défense à une partie de notre armée, l'autre partie gardant la campagne, on pouvait à la rigueur comprendre que cette armée, en admettant qu'elle pût se concentrer en temps utile dans ses positions, manœuvrât de façon à relier Anvers aux frontières d'Allemagne. Attaqués par le Midi (et c'est bien en prévision de cette éventualité que les fortifications d'Anvers ont été faites), nous donnions la main à la fois à l'Angleterre, à la Hollande et à la Prusse en nous appuyant sur les forteresses d'Anvers, de Diest, de Maestricht, de Juliers et de Cologne.

Mais depuis lors une situation nouvelle s'est produite. Comme je le disais tantôt, le danger d'une guerre d'annexion s'est affaibli, ainsi que le danger de voir Anvers devenir l'objectif de la France en cas d'une guerre entre cette puissance et l'Angleterre. En revanche, nous sommes plus exposés qu'autrefois à une violation de notre territoire du Sud-Est. L'antagonisme entre la France et la Prusse s'est accru. Si elles veulent s'attaquer, Paris et Berlin étant leur objectif respectif, ainsi que l'honorable M. Thonissen l'a fort bien établi, leurs armées s'aborderont par le chemin le plus direct. Deux routes à cet effet leur sont ouvertes aujourd'hui, ce sont les vallées de la Sambre et de la Meuse, d'une part, d'autre part les chemins de fer qui relient Thionville à Luxembourg, Spa, Liège et Verviers par les vallées de l'Ourthe et de la Salm.

Je sais bien que le Luxembourg a été neutralisé et que cette neutralisation a été considérée comme l'équivalent des fortifications et des positions occupées par l'armée prussienne qui jadis nous couvraient de ce côté. Mais ou bien cette neutralité sera respectée et dans ce cas la nôtre ne court aucun risque, ou les belligérants n'en tiendront aucun compte et ils envahiront notre territoire comme ils envahiront celui du Grand-Duché.

Eh bien, je le demande à l'honorable général, se ferait-il fort, lui ou tout autre chef d'armée, d'empêcher cet envahissement de se produire à l'extrémité de notre territoire avec une armée campée entre les forts d'Anvers, obligée de protéger Bruxelles et empêchée de s'éloigner de sa base d'opération ?

Lors de la discussion de 1859 sur les fortifications d'Anvers, mon ami l'honorable M. Guillery, dans un discours qui ne fut pas réfuté par le général Chazal, exprima l'avis, étayé sur des autorités militaires d'une haute valeur, que Namur bien plus qu'Anvers était le véritable pivot stratégique du pays. Il prouva en effet qu'à Namur on pouvait à la fois défendre Bruxelles et barrer la grande artère qui va de Paris à Berlin ou de Berlin à Paris, et il raisonnait alors de la sorte précisément en prévision de ce danger qui alors n'existait qu'à l'état vague et qui est devenu aujourd'hui un danger réel.

Eh bien, si à cette époque déjà ce point était considéré comme si important, ne l'est-il pas devenu bien plus aujourd'hui que nous voyons les forteresses de Luxembourg, de Maestricht et de Juliers démolies, et un chemin de fer reliant Givet, Metz et Thionville à Aix-la-Chapelle, enfin le tension des rapports entre l'Allemagne et la France, substituée à la tension des rapports entre l'Angleterre et la France ?

Dans l'hypothèse d'une violation de territoire se produisant dans cette partie du pays, de quelle utilité nous sera Anvers ? L'honorable général peut-il nous donner la garantie que cette place ne sera pas réduite au rôle que joua Olmutz dans la dernière campagne austro-prussienne, Olmutz, le boulevard de l'empire après les forteresses de Prague, de Koeniggraitz et de Josefstadt, Olmutz dont la garnison, si elle se fût trouvée sur le champ de bataille de Sadowa, eût peut-être fait pencher en faveur de l'Autriche le résultat de la journée ?

Peut-il nous assurer que ni lui ni ses successeurs ne viendront jamais nous proposer d'établir un camp fortifié sur le plateau de la Hesbaye ; que ce camp, succédant aux fortifications d'Anvers, aux fortifications projetées de Termonde et peut-être de Malines, ne nécessitera pas encore une augmentation de notre effectif militaire ?

Messieurs, j'ai encore à entrer dans d'autres développements ; l'heure étant assez avancée, je demande la permission de les ajourner jusqu'à demain.

- La séance est levée à 5 heures.