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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 6 février 1868

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 581) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.

M. Dethuin, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Housieaux demande que les emplois d'officier payeur soient exclusivement réservés aux sous-officiers qui ont subi l'examen prescrit par la circulaire ministérielle du 24 juillet 1857. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Bruxelles demandent que M. le ministre des finances soit invité à déposer un projet de loi sur la contribution mobilière.»

- Même renvoi.


« Des habitants de maisons établies à Niel, à proximité de la station de Gingelom, demandent le rétablissement du passage à niveau qui a été supprimé dans la commune de Niel par l'administration des chemins de fer. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Niel, Buvingen et Borloo demandent le rétablissement d'un passage à niveau qui a été supprimé dans la commune de Niel par l'administration des chemins de fer ou que le nouveau chemin destiné à le remplacer soit rendu propre à la circulation. »

- Même renvoi.


« Des cafetiers et restaurateurs à la station de Landen demandent la suppression du buffet restaurant qui a été établi dans cette station. »

M. Lelièvreµ. - Messieurs, la pétition soulève une question de principe et réclame une mesure générale qui intéresse diverses localités ; je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions qui sera invitée a faire un prompt rapport.


« Des habitants d'Abolens demandent le rejet du projet de réorganisation militaire. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.


« Des habitants d'Archennes prient la Chambre d'adopter la proposition qui abolit le tirage au sort pour la milice. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur l'organisation de l'armée.


« Des habitants de Cheratte-lez-Liége prient la Chambre de rejeter les nouvelles charges militaires, de décréter l'abolition de la conscription et d'organiser la force publique d'après des principes qui permettent une large réduction du budget de la guerre. »

« Même demande d'habitants de Soy. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice.


« Des habitants de Bruxelles prient la Chambre d'abolir le tirage au sort pour la milice et de chercher le moyen d'établir la défense du pays d'une manière moins onéreuse. »

- Même décision.


« Des habitants de Liège et des environs demandent que la conscription soit abolie et remplacée par un système mieux en rapport avec l'égalité des citoyens. »

- Même décision.

« Dos ouvriers de diverses communes demandent l'abolition des lois sur la milice, la suppression des armées permanentes et la réalisation de leurs droits de citoyens. »

- Même décision.


« Des habitants de Bruges demandent le rejet du projet de loi qui augmente les charges militaires. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.


« M. Alp. Vandenpeereboom, retenu par une indisposition, demande un congé. »

- Accordé.

Projet de loi sur l’organisation de l’armée

Discussion générale

M. de Brouckere. - Messieurs, le projet de loi sur la réorganisation de l'armée, qui a pour conséquence d'imposer au pays des charges nouvelles, en hommes et en argent, devait nécessairement donner lieu, dans cette Chambre, à de longs débats, à une opposition sérieuse. II en a été de même en 1853 et alors la section centrale s'était prononcée contre le projet du gouvernement et en proposait le rejet. Ce projet n'en a pas moins été voté à une majorité considérable.

Nous devons reconnaître, messieurs, avec satisfaction, que la discussion qui s'est ouverte il y a quinze ou dix-huit jours s'est constamment maintenue à la hauteur de son important objet.

Toutes les objections que le projet de loi était de nature à soulever, se sont produites dans d'excellents discours ; elles ont été rencontrées, et selon moi, victorieusement réfutées, au moins pour la plupart, dans des discours non moins remarquables.

Au point où nous en sommes arrivés, je crois que nous pouvons considérer certaines questions comme à peu près résolues, à peu près vidées et en premier lieu la question des armées permanentes.

Nous sommes tous d'accord pour désirer, avec l'honorable M. Hagemans, voir bientôt luire le jour où les armées permanentes, reconnues une institution surannée, plus onéreuse qu'utile, pourront être supprimées partout ; mais en attendant que nous voyions briller l'aurore de ce beau jour (ce qui, probablement, n'arrivera pas d'ici à longtemps), je crois que la Belgique ferait une grande imprudence, s'exposerait à de graves dangers, commettrait un crime de lèse-nation, s'exposerait à un suicide si elle ne maintenait pas son armée permanente aussi longtemps que les gouvernements qui nous avoisinent maintiendront la leur. Sur ce point, messieurs, il n'y a pas dans la Chambre accord unanime ; il reste encore quelques membres qui persistent à penser que l'on pourrait, dès aujourd'hui, supprimer l'armée permanente. Ils s'appuient particulièrement sur ce qui, d'après eux, se passe en Suisse et en Amérique, puis ils tirent un argument, qu'ils croient d'une grande valeur, de ce qui s'est passé en Belgique en 1830 et en 1831.

Quant à la Suisse, on a surabondamment réfuté ce qui en a été dit, et s'il avait manqué quelque chose à la réfutation, elle aurait été complétée hier par l'honorable M. Kervyn qui vous a démontré de la manière la plus nette et la plus logique qu'il n'y avait pas de comparaison possible, sous ce rapport, à établir entre la Suisse et la Belgique.

Au demeurant, la Suisse n'est pas aussi indifférente qu'on semble le penser quant aux moyens de défendre son territoire, si la guerre vient à éclater. J'ai lu dans les journaux et vous avez pu lire comme moi qu'en Suisse, une commission militaire a été chargée d'étudier les moyens de défense que la Suisse devait préparer pour le cas où la guerre surgirait. Cette commission a proposé de fortifier plusieurs points de la Suisse et elle a proposé en même temps de s'occuper sérieusement de l'organisation de l'armée. Vous voyez donc que la Suisse aussi prévoit la guerre et s'y prépare.

Quant à l'Amérique .quant aux Etats-Unis d'Amérique, j'ai déjà répondu, dans une discussion qui a eu lieu l'année dernière. Passé quelques années, il n'y avait, en effet, dans les Etats-Unis d'Amérique, point d'armée permanente, ou du moins s'il y en avait une, elle était insignifiante. La révolte des Etats du Sud est arrivée ; eh bien, faute d'armée permanente pour la réprimer, cette révolte s'est organisée, elle s'est accrue, elle s'est développée et il en est résulté une guerre fratricide qui a duré pendant plusieurs années, guerre pendant laquelle les hommes ont été massacrés par centaines de mille, guerre qui a eu pour résultat le ravage et la ruine d'une grande partie du territoire des (page 582) Etats-Unis et qui a entraîné pour le trésor public une dépense dont le chiffre est exorbitant. Ce chiffre s'élève à près de six milliards. (Interruption.)

M. le président. - Pas d'interruption, M. Le Hardy.

M. de Brouckere. - M. Le Hardy n'est jamais embarrassé de répondre, le tout est de savoir si sa réponse réfutera ce que je dis.

Ce qu'il y a de curieux, c'est de voir quelle est, dans cette somme de 6 milliards, la part qui a été employée à payer l'armée régulière et quelle est la dépense qu'ont entraînée les volontaires. L'armée régulière a coûté quelque chose comme 250 ou 260 millions et les volontaires ont coûté cinq milliards 400 millions. Ce n'est pas que les volontaires fussent dans une aussi forte proportion vis-à-vis de l'armée régulière, mais tout le monde sait qu'un corps de volontaires coûte deux, trois, quatre fois plus qu'un corps faisant partie d'une armée permanente. Je recommande cette observation à ceux qui nous conseillent de dissoudre les armées permanentes et de lever, le cas échéant, une armée de volontaires.

Mais il paraît, messieurs, que les Etats-Unis d'Amérique ont profité de la leçon. J'ai lu dans le dernier message du président, message qui est tout récent, que le chiffre qui sera nécessaire pour les dépenses de la guerre pendant l'exercice 1868 s'élève à 74 millions de dollars, ce qui fait à peu près 400 millions de francs.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Dont 50 millions pour les frais de la guerre passée.

M. de Brouckere. - Oh ! je sais très bien que, depuis que le message a paru, certains nouvellistes ont écrit en Europe que ce chiffre n'est pas sérieux et qu'il sera considérablement réduit. Mais j'ai devant moi une dépêche télégraphique du 26 décembre dernier, portant ceci : Le bruit avait circulé que les dépenses pour l'armée seraient réduites, il n'en est rien : le général Grant s'est positivement opposé à cette mesure.

Ainsi, les Etats-Unis auront à l'avenir une armée permanente et le chiffre qui sera proposé pour les dépenses de la guerre dépassera, toute proportion gardée quant à la population, le chiffre de notre budget.

Maintenant, messieurs, voyez la différence qu'il y a entre la situation des Etats-Unis d'Amérique et la nôtre. Mais les Etats-Unis n'ont aucun ennemi à craindre sur le continent américain ; ils n'ont pas de guerre à redouter ; ils n'ont pas d'ennemis à leurs frontières. S'ils ont une armée, c'est pour le maintien de l'ordre ; c'est pour empêcher de nouvelles révoltes ; mais des ennemis ils n'en ont pas à craindre.

Cherchons donc ailleurs nos exemples, messieurs, si nous voulons en invoquer ; cherchons-les dans des pays qui sont à peu près dans la même position que le nôtre ; voyons ce que font la Hollande, la Suède, le Danemark, la Bavière, nations qu'on peut comparer à la Belgique ; nous devrons reconnaître que toutes réorganisent leurs armées, que toutes se mettent sur la défensive et, par conséquent, augmentent leurs dépenses militaires.

Resterons-nous seuls les bras croisés dans un pareil moment ? Evidemment, messieurs, nous devons faire ce qui se fait partout et nous le faisons dans une proportion très modérée.

J'en viens maintenant, messieurs, aux arguments qu'on a voulu tirer hier de ce qui s'est passé chez nous en 1830 et 1831.

D'abord, 1830 ne rappelle pas une époque de guerre ; 1830 rappelle une révolution, révolution très glorieuse pour la Belgique, révolution dans laquelle les Belges ont fait preuve de leur bravoure ordinaire ; mais la révolution de 1830 n'a rien eu de commun avec une guerre régulière ; il n'y a donc aucune conséquence quelconque à tirer, pour une guerre régulière, de ce qui s'est passé chez nous en 1830.

Voyons maintenant ce qui a eu lieu en 1831.

En 1830. dit-on, vous n'aviez que des volontaires ; vous avez vaincu. En 1831, vous aviez une armée organisée, une armée comme celles que vous appelez armées permanentes, vous avez subi une défaite ; oui, nous avons subi une défaite. Mais quelle armée avions-nous en 1831 ? Nous avions une armée qui était formée de la veille, dont les hommes n'étaient pas suffisamment exercés ; où les soldats ne connaissaient pas leurs chefs ; où les chefs ne connaissaient pas leurs soldats ; où il n'y avait pas de confiance entre les uns et les autres ; où les généraux étaient en quelque sorte étrangers les uns aux autres, quand il n'y avait pas d'hostilité entre eux.

Je me souviens toujours de la manière pittoresque dont un de nos plus anciens parlementaires et de nos anciens représentants les plus honorés, l'honorable M. Barthélémy, je me souviens, dis-je, des termes dans lesquels il exposait très brièvement ce qui s'était passé en 1831.

Nous avions à la frontière deux corps d'année chargés de la défendre ; au lieu que ces deux corps se rapprochassent l'un de l'autre, au lieu qu'ils s'entendissent sur les moyens de se réunir, au lieu qu'ils établissent au moins des communications entre eux, pour s'avertir des dangers-que l'un d'eux pouvait courir, ils se sont séparés ; chacun a manœuvré à part, sans s'occuper de l'autre ; et comme le dirait l'honorable M. Barthélémy, la porte était ouverte, les Hollandais sont entrés. Ils n'ont pas rencontré une armée à combattre, mais seulement quelques détachements qui, à la vérité, se sont défendus avec la plus grande bravoure, mais sans résultat pour le pays.

Eh bien, messieurs, ce que je viens de dire est précisément la condamnation, et la condamnation la plus expresse de ceux qui veulent qu'on organise une armée au moment où la guerre va éclater.

Voilà ce qui arrive quand on a une armée qui a été organisée à la dernière heure, une armée où les chefs et les soldats ne se connaissent pas, une armée où la confiance n'est pas établie. Avec une pareille armée, il nous arriverait dans l'avenir ce qui nous est arrivé dans le passé.

Et c'est précisément parce que nous avons souvenir de ce qui nous est arrivé en 1831, que nous devons dès aujourd'hui préparer nos moyens de défense, organiser notre armée comme si nous étions sans cesse à la veille d'avoir la guerre. Sinon, nous nous exposons à être pris au dépourvu ; et, je le répète, il pourrait nous arriver ce qui nous est arrivé en 1831.

Messieurs, il y a une autre question que je considérais comme à peu près épuisée : c'est celle des droits et des devoirs des neutres. Cette question a été discutée et approfondie à diverses époques ; je dois dire que dans la présente discussion elle a été traitée avec la plus grande profondeur de vues et l'éloquence la plus remarquable.

Mais, dans la séance d'avant-hier, l'honorable M. Kervyn est revenu sur cette question et il a même présenté une manière de voir que l'on peut considérer jusqu'à un certain point comme une nouveauté.

Qu'il me soit d'abord permis de dire quelques mots en général du discours de l'honorable membre.

Ce discours est fort remarquable comme tous ceux que prononce l'honorable M. Kervyn ; il l'est surtout au point de vue littéraire et historique, L'honorable membre a traité dans son discours toutes les questions que soulèvent la défense du pays et l'organisation de l'armée. Mais il les a traitées chacune d'une manière spéciale, sans que j'aie pu remarquer qu'il ait établi un ensemble dans son œuvre. Sans doute, c'est une œuvre très remarquable, mais c'est une œuvre en dix ou douze chapitres, dont chaque chapitre est un traité spécial ; et quant à tirer une conclusion du discours de l'honorable M, Kervyn, j'avoue que j'aurais beaucoup de peine à la trouver.

Je n'ai pas seulement écouté son discours avec la plus grande attention, il a pu le remarquer, je l'ai lu et relu. Mais il m'est très difficile de savoir à quoi l'honorable membre a voulu aboutir.

Il l'a sans doute prévu lui-même, et il a terminé en nous présentant un système complet d'organisation militaire, système complet et même très compliqué.

Je manifesterai d'abord mon étonnement de ce que l'honorable M. Kervyn, qui a été membre de la section centrale de la loi sur la milice, et membre de la section centrale de la loi d'organisation militaire, n'ait pas cherché à faire prévaloir ses idées dans le sein de ces sections centrales.

M. Kervyn de Lettenhove. - Je l'ai fait.

M. de Brouckere. - Vous l'avez fait ? J'espère que vous ne l'avez pas fait : car je trouve qu'on n'aurait pas traité vos idées avec le respect qu'elles méritent. Je n'en vois presque rien dans le rapport, très remarquable, avez-vous dit, de l'honorable M. Van Humbeeck.

M. Van Humbeeck. - C'est dans la section centrale de la loi sur la milice que ces idées ont été développées.

M. de Brouckere. - Ce n'est donc pas dans la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur l'organisation de l'armée que le système a été présenté.

M. Kervyn de Lettenhove. - C'est dans la section centrale de la loi sur la milice.

M. de Brouckere. - Mais il trouvait naturellement sa place dans la section centrale qui s'occupait de la loi d'organisation de l'armée, puisque c'est à l'occasion de cette loi que vous le produisez ici.

Oui, dans la section centrale de la loi sur la milice dont j'ai fait un moment partie, vous avez produit certaines idées, notamment vos idées sur le remplacement et la substitution. Mais je n'ai pas jusqu'ici vu trace de l'ensemble du système que vous nous avez soumis hier.

(page 583) Or, l'honorable M. Kervyn comprendra qu'il est impossible que la Chambre discute un système aussi complet, aussi compliqué, sans qu'il ait été soumis à un examen préalable.

Si nous allions examiner article par article le travail, si remarquable qu'il puisse être, de l'honorable M. Kervyn, nous détournerions la discussion de son cours, nous la prolongerions de telle manière qu'elle serait sans fin. Cela est de toute impossibilité.

L'honorable membre a abrité son travail sous l'autorité du général Lamoricière.

II nous a même lu une lettre ou peut-être un fragment de lettre, qui lui donnait des éloges sur son travail. Mais je suis tenté de croire que le général Lamoricière, dans cette occasion, a un peu agi comme le font nos grands poètes, quand des débutants leur envoient leurs essais. Ces grands poètes répondent toujours aux débutants que :

« Leurs pareils à deux fois ne se font point connaître,

« Et pour des coups d'essai veulent des coups de maître »,

que leur pièce de vers est un chef-d'œuvre.

L'honorable M. Kervyn est sans doute un vétéran et un vétéran très distingué comme littérateur, comme historien et comme homme politique, mais il voudra bien admettre qu'il n'est qu'un débutant en fait d'organisation militaire. Et si le général Lamoricière avait été ministre à l'époque où il a reçu le travail de l'honorable M. Kervyn, je doute fort qu'il l'eût pris pour base de l'organisation militaire à introduire en France.

J'ai In attentivement le travail de l'honorable membre. J'y ai trouvé de fort bonnes choses en théorie, mais en pratique c'est différent.

Par exemple, voici un point qui est peut-être le point culminant de la théorie de l'honorable M. Kervyn.

Il faut, d'après lui, que l'armée se compose principalement de volontaires et accessoirement, complémentairement d'hommes qui sont le produit de la conscription.

Sans doute s'il pouvait en être ainsi, ce serait fort désirable et, remarquez-le bien, quoi que nous en ait dit l'honorable M. Kervyn, qui a prétendu qu'il y avait sous ce rapport en Belgique une exception à la règle générale suivie ailleurs, en Belgique comme partout les volontaires sont les premiers qu'on appelle et la milice n'est qu'une mesure complémentaire.

Il est évident que s'il se présentait des volontaires en assez grand nombre, la conscription deviendrait inutile.

L'honorable M. Kervyn veut cependant, dans son système, que toutes les armes spéciales, par exemple, soient composées de volontaires. Il nous faudrait donc 15,000 volontaires pour l'artillerie, 8,000 pour la cavalerie, 2,000 ou 3,000 pour le génie, sans parler des volontaires qui doivent, en grande majorité du moins, composer les cadres de l'infanterie.

Où l'honorable membre prendra-t-il ces volontaires ? Nous avons beau faire, savez-vous combien nous en avons ? A peine 8,000, et le nombre des volontaires, remarquez-le bien, va toujours décroissant.

En 1853, lorsque fut proposée la loi d'organisation qui est encore en vigueur, il y avait sous les armes au delà de 18,000 volontaires. Ce chiffre en 15 ans est tombé à 8,000.

Vous voyez donc bien que si le système de l'honorable M. Kervyn est très beau en théorie, il est impossible en pratique.

J'arrive donc maintenant, messieurs, à la question que j'indiquais tout à l'heure, celle des droits et des devoirs des neutres.

L'honorable M. Kervyn nous a cité plusieurs protocoles et plusieurs traités ; il a reconnu que dans tous on admettait que non seulement le droit, mais le devoir de la Belgique était de s'organiser de manière à défendre le territoire ; il trouvera la même reconnaissance de nos droits et de nos devoirs dans tous les traités, même dans le dernier qui a été conclu, celui qui a été signé à Londres relativement au grand-duché de Luxembourg ; mais voici comment raisonne à peu près l'honorable M. Kervyn : oui, vous devez défendre le territoire ; il reconnaît même que ce serait une lâcheté de ne le point défendre et de l'abandonner au premier occupant ; mais comme pour un Etat neutre la paix est l'état normal, la guerre l'état exceptionnel et même très exceptionnel, il pense que nous ne devons pas nous organiser trop fortement, que nous devons nous organiser particulièrement pour la paix, sauf à nous compléter au moment où la guerre approche.

Eh bien je réponds à cela : Autant vaut ne pas nous préparer, car se préparer mal ou ne pas se préparer du tout, c'est la même chose. Or, je vous ai montré tout à l'heure ce que c'est qu'une armée organisée à la hâte. Si j'osais me servir d'une comparaison, je demanderais quel conseil on donnerait a des voyageurs devant traverser pendant la nuit une obscure forêt et qui seraient prévenus que, sur un point quelconque de leur chemin, ils seront attaqués ; est-ce qu'on dirait à ces voyageurs ; Ah bah ! ne vous occupez pas de cette attaque, qui doit arriver à un moment quelconque ; allez à la débandade, amusez-vous en route, sauf à vous préparer à la défense quand vous serez attaqués.

Il est évident que ce conseil, s'il était donné et suivi, les conduirait à leur perte. Il en est de même de nous. Les voyageurs sont certains d'être attaqués, nous sommes certains d'avoir un jour la guerre à notre porte, cela n'est pas contesté. Quand se réalisera-t-elle ? C'est là l'obscurité, c'est là la nuit pour nous. Maintenant, attendrons-nous que nous ayons devant nous les armées étrangères, pour nous organiser ?

Mais nous agirions aussi imprudemment que les voyageurs dont je viens de parler. Il faut, au contraire, puisque la guerre doit un jour arriver, que nous nous organisions dès à présent et il faut que nous soyons toujours prêts.

Je pourrais citer un autre exemple, un autre point de comparaison : que dirions-nous si nous assistions à un sermon où un prédicateur dirait à son auditoire : Il est certain que la mort vous atteindra tous quelque jour, mais l'époque où chacun de vous sera frappé est des plus incertaines, hodie mihi cras tibi. Puisqu'il en est ainsi, je vous conseille de ne pas trop vous occuper de la mort ; vivez agréablement ; pensez-y quelquefois si vous en avez le temps, mais lorsque vous serez malades, lorsque vous verrez la mort comme prochaine, vous aurez tout le loisir de vous y préparer d'une manière convenable.

Encore une fois, c'est le langage qu'on nous lient, «'est le conseil qu'on nous donne, de ne point nous occuper d'une éventualité parce qu'on ne sait pas quand celle éventualité se réalisera. Eh bien, je donne à mon pays un conseil tout contraire je lui dis : Oui, la guerre doit éclate un jour, et si nous ne sommes pas prêts au moment où elle éclatera, la guerre nous sera fatale.

Si nous nous préparons dès maintenant et si nous avons soin d'avoir, pour le moment où nous en aurons besoin, une armée convenable, il est très probable que nous échapperons au danger.

Messieurs, l'honorable M. Kervyn a beaucoup parlé du recrutement et du contingent.

Le contingent est aujourd'hui de 10,000 hommes ; il est question de l'augmenter de 1,000 hommes pour l'armée active et de 1,000 hommes pour les bataillons de réserve, ces derniers ne devant étre chargés que d'un service fort léger.

L'honorable M. Kervyn présente cette mesure comme déplorable, surtout au point de vue des campagnes, dont elle va entraîner en quelque sorte la dépopulation.

Il nous a cité des chiffres ; il nous a dit : Voyez combien la population des villes augmente et combien la population diminue dans certaines localités de la campagne. Cela est vrai, mais est-ce la faute du recrutement ou la faute du contingent ?

En aucune manière. Ce qui appelle les campagnards dans nos villes, c'est le développement de l'industrie, c'est le développement de la richesse publique, c'est la haute paye qu'on donne aux ouvriers employés je ne dis pas seulement dans les différentes industries comme la métallurgie, comme les mécaniques, mais la haute paye donnée à tous les ouvriers exerçant un métier en ville. Il est certain que c'est un très grand attrait pour les habitants des campagnes et beaucoup d'entre eux viennent s'établir dans la ville, mais le contingent n'y est pour rien.

Je sais fort bien que l'honorable M. Kervyn a fait observer que beaucoup d'hommes de la campagne ayant passé deux ou trois ans sous les armes ne retournaient pas dans leur village ; eh bien, je crois que c'est une exception ; je vois, au contraire, la plupart des campagnards qui ont servi, retourner s'établir dans leur village, où ils ne reprennent pas tous, cela est vrai, l'état d'agriculteur ; ils sont revenus plus instruits, plus capables, plus intelligents, ils prennent un métier plus lucratif, mais je pose en fait que la plupart d'entre eux retournent dans leur village.

Ainsi le contingent ne fait absolument rien quant à la question de la population des villes et de la population des campagnes.

Arrivant à une question éminemment pratique, l'honorable M. Kervyn et d'autres orateurs ont soutenu qu'une armée de 100,000 hommes n'était pas nécessaire pour la défense du pays. Il suffirait, selon eux, d'une armée qu'ils évaluent, par exemple, à 80,000 hommes. Mais je ne sais pas pourquoi les honorables membres s'arrêtent, dans les réductions qu'ils proposent, au chiffre de 80,000 hommes.

Il est très probable que si le gouvernement avait demandé 80,000 hommes, ils auraient dit ; Ne pourrait-il se contenter de 70,000 hommes, (page 584) car on ne nous donne pas de chiffres pour démontrer qu'une armée de 80,000 hommes suffit ?

M. le ministre de la guerre ayant posé en fait que la loi de 1853 avait pour but une armée de 100,000 hommes, l'honorable M. Kervyn a pensé que c'était là une erreur.

Point du tout, messieurs, ce n'est pas une erreur ; mais avant de parler de la loi de 1853, je remonterai plus haut et je prétends qu'à toutes les époques il a été reconnu qu'une armée de 100,000 hommes était indispensable pour la défense du pays.

De 1831 à 1839 nous avons eu fort souvent sur pied non pas seulement 100,000 hommes, mais jusqu'à 130,000. Jamais personne n'a trouvé que ce chiffre était trop élevé. Pourquoi ne disait-on rien alors ? Parce que nous étions en présence du danger ; il pouvait éclater d'un jour à l'autre et probablement il serait devenu une réalité si nous n'avions pas eu sur pied cette armée de 100,000 hommes et plus.

Je le répète donc, à toutes les époques depuis 1831, il a été reconnu, je ne dis pas par tout le monde, on n'est jamais unanime sur une question pareille, mais on reconnaissait généralement qu'une armée de 100,000 hommes était nécessaire.

Le chiffre de 100,000 hommes a servi de base à la loi de 1853 et, ce qui vous étonnera peut-être, c'est que la loi de 1853 est combinée de manière à fournir 100,000 hommes et qu'elle les fournirait encore aujourd'hui si elle restait en vigueur. Mais j'ajoute qu'elle les fournirait d'une manière très onéreuse à la population.

Voici le mécanisme de la loi de 1853, que tout le monde n'a pas étudié.

L'armée d'après cette loi devait se composer de 8 contingents de 10,000 hommes, soit 80,000 hommes.

On comptait 15,000 à 20,000 volontaires, soit en tout 95,000 à 100,000 hommes.

Je vous l'ai dit : il y avait à cette époque environ 18,000 volontaires sous les armes.

Mais il y a à déduire de ces chiffres les non-valeurs qui se produisent dans presque toutes les armées et qui sont évaluées à 15 ou 18 p. c.

Déduction faite de ces non-valeurs du chiffre de 95,000 à 100,000 hommes il ne vous restait donc à mettre sous les armes qu'environ 80,000 ou 82,000 hommes.

Et comment la loi de 1853 donnait-elle le moyen de compléter le chiffre de 100,000 hommes ? Elle autorisait le Roi, le chef de l'Etat, a appeler sous les armes, de sa propre autorité, autant de classes libérées qu'il le jugeait convenable.

Ainsi, la guerre semblant plus ou moins prochaine, on devait rappeler premièrement la 9ème et la 10ème classe.

On avait si bien prévu que ce rappel pourrait avoir lieu plus ou moins fréquemment que la masse d'habillement des hommes de la 9ème et de la 10ème classe était conservée en magasin.

Mais ces 9ème et 10ème classes, qui sur le papier, représentaient 20,000 hommes, ne devaient donner en réalité que 12,000 ou 13,000 hommes, déduction faite des non-valeurs qui sont beaucoup plus considérables, vous le comprenez, messieurs, après 8 ans, qu'après 2 ou 3 années.

Le gouvernement avait le droit de rappeler les 11ème 12ème 13ème classes s'il le voulait.

Toujours est-il que la loi de 1853, loi, permettez-moi de vous le dire, à laquelle j'ai coopéré, à la défense de laquelle j'ai pris la plus grande part ; j'étais à cette époque-la ce que nous appelons ordinairement chef de cabinet.

La loi de 1853 a donc été formulée et votée pour fournir au gouvernement une armée de 100,000 hommes. Le gouvernement l'a-t-il déclarée mauvaise ? En aucune manière. Dans toutes les circonstances il a dit : Cette loi est bonne quant au fond, mais elle appelle des modifications. Et, quand le gouvernement a créé une commission mixte chargée de s'occuper des affaires de la guerre, qu'a-t-il dit à cette commission ?

Il lui a donné pour point de départ la loi de 1853 en l'engageant à lui proposer les modifications que l'expérience, le temps, les changements survenus dans notre système de défense, les nouvelles inventions ont rendues nécessaires. .

C’est là, messieurs, le travail qu'a fait la commission mixte. Je vais vous expliquer les défectuosités très réelles de la loi de 1853, et vous verrez qu'il y a réellement urgence, dans l'intérêt du pays, à la modifier.

D'abord, vous comprenez facilement quel trouble jette dans les familles le rappel d'hommes qui se considèrent comme ayant été définitivement licenciés.

Ces hommes ont pris un état, une industrie, ils prospèrent, ont des pratiques et il faut qu'ils abandonnent parents, famille, industrie, pratiques ; en un mot, ce rappel est en quelque sorte une ruine pour eux.

D'un autre côté, ces hommes ainsi rappelés ne font pas de bons soldats.

On a tant cité dans cette discussion le général Trochu. Voyez ce qu'il dit de ces hommes ainsi rappelés. Il les représente comme les plus mauvais soldats.

Ce rappel devait créer en outre au gouvernement des difficultés très sérieuses quant à l'habillement.

Vous sentez comment pouvaient aller à ces hommes rappelés des habits qui avaient été en magasin depuis 18 ou 20 mois et qui souvent avaient été fort mal soignés.

Il y fallait des réparations considérables et, quant aux classes plus reculées que la 10ème il fallait les habiller entièrement.

C'est un inconvénient et un inconvénient très sérieux.

La loi de 1853 n'avait pas non plus assez pourvu aux mesures à prendre pour former des bataillons de réserve. Aujourd'hui il est pourvu à cet objet, vous aurez, pour repeupler les bataillons de réserve, 10,000 hommes de contingent qui n'ont qu'un court temps de service à faire.

Autre défectuosité de la loi de 1853 ; les cadres de l'infanterie n'étaient pas suffisants pour recevoir les hommes qui devaient composer cette arme.

La loi qui vous est présentée aujourd'hui y pourvoit ; elle vous demande la nomination de 180 officiers d'infanterie. Enfin, un autre point le plus essentiel de tous : nous n'avons qu'environ 5,000 artilleurs. Il est reconnu que par suite de notre nouveau système de défense, au lieu de 5,000 artilleurs il vous en faut à peu près 15,000 ; nouvelle raison, raison éminemment sérieuse et de celle-ci personne ne conteste le fondement nouvelle raison de modifier la loi de 1853.

Ainsi, messieurs, de tous temps, en 1853 et avant 1853, c'est le chiffre de 100,000 hommes qui a été reconnu indispensable pour notre armée.

Ce chiffre est-il vraiment nécessaire ? Voilà peut-être la question la plus intéressante à traiter, c'est une question éminemment pratique.

Il est reconnu par tous les chefs de l'armée et particulièrement par les chefs des armes spéciales, que pour la garde de notre grande place de guerre et des forteresses qui en dépendent plus ou moins, il faut 40,000 hommes ; déduisant ces 40.000 hommes des 100,000, il en reste 60,000. Ces 60,000 hommes sont destinés à former l'année active dont la mission est de défendre le territoire.

Je ferai remarquer d'abord qu'on ne peut pas faire ce que croit l'honorable M. Kervyn, c'est-à-dire envoyer des fractions de ce corps d'armée sur chaque partie de notre frontière ; bien au contraire, cette armée restera réunie sur un même point et sera envoyée, le moment venu, sur la partie de la frontière menacée.

Cette armée active sera donc d'environ 60,000 hommes. Mais il faut en déduire la partie qui sera employée à maintenir les communications de l'armée active avec la place d'Anvers, car nous devons à tout prix empêcher que cette armée active puisse être coupée de sa base. Pour ce service, il faut 4,000 à 5,000 hommes ; et remarquez que c'est particulièrement ici que notre cavalerie rendra de grands services. On a dit que le chiffre en était exagéré, qu'il pourrait être réduit ; on a dit avec une certaine raison qu'un des grands services que rend la cavalerie, c'est d'achever la victoire, de mettre la déroute dans l'armée battue, de faire des prisonniers et que notre cavalerie n'aurait pas ce service à rendre.

Je l'admets ; mais est-ce à dire qu'elle ne nous sera pas utile ? Mais la cavalerie sera employée à maintenir les communications entre l'armée active et la place d'Anvers, elle fera le service d'avant-garde et les reconnaissances, elle sera chargée d'escorter les convois et de les défendre. Eh bien, je pose en fait qu'à aucune époque et dans aucune armée quelconque, le chiffre de la cavalerie n'a été réduit comme il l’est pour notre armée. Il est de 5,000 sur 100,000, et on ne trouvera nulle part une proportion aussi minime de la cavalerie vis-à-vis de l'ensemble de l'armée.

Il y a eu un temps où l'armée française sur 400,000 hommes avait 80,000 hommes de cavalerie. C'était au temps des plus belles victoires de l'empire. Il y avait donc à cette époque un cinquième de cavalerie et nous n'en avons qu'un vingtième ; je crois qu'il est difficile de descendre plus bas.

Notre armée active sera donc composée de 55,000 hommes. Eh bien, pour ceux qui tiennent à ce qu'on n'adopte pas ce système préconisé par quelques personnes d'enfermer toute l'armée dans Anvers et (page 585) d'abandonner le territoire au premier occupant, système désastreux, système que je regarde comme déshonorant pour nous ; à ceux qui ne veulent pas de ce système, je dirai : Est-il possible de mettre en campagne une armée active de 55,000 hommes, et si vous ne voulez pas de ce chiffre, dites tout bonnement que vous ne voulez pas d'armée active ; demandez qu'on réduise le chiffre de 100,000 hommes à 80,000 hommes, qu'on enferme l'armée tout entière dans Anvers et qu'on abandonne le territoire aux ravages du premier ennemi qui voudra l'occuper.

Ce système ne sera jamais le mien, et par suite je suis d'avis que si l'on veut une armée de défense de nos citadelles et une armée active pour défendre nos frontières, le chiffre de 100,000 hommes est indispensable et ne peut être réduit.

Cela dit, j'arrive à une autre question qui n'est pas moins pratique. Mon honorable ami M. Vleminckx a demandé : Est-il bien indispensable que nous ayons 100,000 hommes ?

Je viens de lui répondre ; je ne suis pas certain de l'avoir convaincu, mais d'autres peut-être réussiront mieux. Mais il a dit après cela : Supposez que la Chambre vous donne 100,000 hommes, donnez-nous des motifs qui nous permettent de croire qu'avec ces 100,000 hommes vous parviendrez à défendre le territoire.

Voilà bien la question qu'a posée M. Vleminckx.

Avant d'examiner ce qui arrivera si nous sommes attaqués, permettez-moi de vous présenter la position comme je pense, moi, qu'elle se réalisera.

L'honorable M. Vleminckx n'est pas seulement un homme politique distingué, c'est de plus un illustre docteur ; il a dirigé d'une manière remarquable le service de santé de l'armée belge pendant 34 ans, il est aujourd'hui président de l'Académie de médecine.

Eh bien, si nous demandions à l'honorable M. Vleminckx : Quelle est, dans les instructions que vous donniez, dans vos enseignements, dans vos conseils, dans votre pratique, quelle est la médecine que vous préconisiez le plus ? J'en suis certain, il répondrait : C'est la médecine prophylactique.

Et pour ceux qui ne comprendraient pas ce mot du vocabulaire médical, je le traduirai en langage vulgaire : cela veut dire « médecine préventive » et la médecine préventive est, à coup sûr, la meilleure.

M. Vleminckxµ. - Evidemment.

M. de Brouckere. - Evidemment, me dit l'honorable M. Vleminckx. Eh bien, il me permettra de lui dire que nous faisons un peu de la politique prophylactique.

Je suis convaincu et beaucoup d'autres le sont avec moi que si, au moment où une guerre viendra à éclater à notre frontière, nous avons sous les armes une armée bien organisée et bien commandée de 100,000 hommes, dont 40,000 occupant nos forteresses et 60,000 composant un corps d'armée active, je suis convaincu, dis-je, que, dans ce cas, nous ne serions pas attaqués.

Supposons, messieurs, l’hypothèse la plus fâcheuse qui se puisse présenter pour nous, celle où nos deux voisins les plus rapprochés sont à la veille d'entrer en lutte, et il est bien certain que si ce cas se présentait, ce serait une lutte gigantesque, dans laquelle toutes les forces seraient engagées.

Il y aura à peu près équilibre entre les deux armées ; les deux armées sont également braves, également bien organisées. Quel langage tiendrons-nous ? Nous dirons par la voie diplomatique et par toutes les autres : Nous sommes décidés à rester neutres. Nous avons à la vérité une armée de 100,000 hommes ; mais cette armée ne sortira pas de la frontière ; nous ne nous montrerons ni favorables, ni hostiles à aucune des deux armées, pourvu que l'une et l'autre respectent notre territoire. Et nous ajouterons : Mais si un des deux Etats en guerre viole notre territoire ; s'il cherche à entrer chez nous, nous opposerons la force à la force ; nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour résister.

Et une conséquence de ce que je viens de dire, c'est naturellement que nos 100,000 hommes qui ne demandaient pas mieux que de rester neutres, deviendront les ennemis de l'Etat qui nous aura attaqués, qui aura violé notre territoire ; et, par conséquent, par le fait même, sans convention, sans traité, sans pourparlers, par le fait même, nous serons les alliés de celui des deux Etats qui aura respecté notre territoire.

Eh bien, messieurs, peut-on penser que spontanément, sans nécessité, de gaieté de cœur, une de ces deux armées si bien en équilibre, mettra contre elle 100,000 hommes alors qu'il ne dépend que d'elle de l'éviter ?...

Mais, messieurs, cela me paraît tellement contraire à toutes les combinaisons de la guerre, cela me paraît tellement contraire à la prudence la moins profonde, que je ne puis que répéter que, dans ma conviction, notre territoire sera respecté.

Rappelez-vous, messieurs, les historiens qui ont décrit les dernières guerres de Napoléon, celles qui ont suivi le désastre de Moscou, vous y verrez que beaucoup d'entre eux reprochent à l'empereur l'imprudence qu'il a eue de ne pas ménager quelques-uns des Etats secondaires, et, par là, d'avoir considérablement augmenté le nombre de ses ennemis.

Et je me rappelle une certaine page où le plus illustre de ces historiens dit : Comment l'empereur n'a-t-il pas vu qu'il allait se mettre à dos 25,000 hommes de plus ? Eh bien ce n'est pas de 25,000 hommes qu'il s'agit ici ; c'est d'une armée de 100,000 hommes, bien organisée et reliée à une place tellement forte qu'on la considère comme imprenable.

Je dis, messieurs, que cette position peut nous donner la plus ferme espérance qu'en cas de guerre, même à nos frontières, notre territoire sera respecté.

Maintenant, je suppose que notre armée active soit attaquée. On nous dit : Comment une armée de 50,000 à 60,000 hommes peut-elle songer à résister aux forces d'un grand Etat ? Evidemment, cela ne serait pas possible si toutes les forces de cet Etat étaient dirigées contre nous ; mais il n'en peut pas être ainsi.

J'ai déjà démontré, dans une discussion qui a eu lieu l'année dernière, en vous rappelant ce qui s'était passé en Allemagne, que quand deux grandes armées se trouvent en présence l'une de l'autre, si l'une des deux juge utile de s'emparer d'un territoire voisin, il n'envoie et ne peut envoyer pour cela qu'un corps détaché, un corps dont on croira pouvoir sans danger affaiblir l'armée principale. Et pourquoi ne pourrions-nous pas résister à un pareil corps, s'il n'est pas plus nombreux que notre armée mobile ?

J'ai prouvé l'année dernière, et personne ne m'a contredit, que si certains des Etats allemands aujourd'hui effacés de la carte politique de l'Europe, avaient eu à leur disposition, pendant la dernière guerre, un» armée de 100,000 hommes et une forteresse comme celle d'Anvers, ces Etats jouiraient encore aujourd'hui de leur autonomie. Il leur eût suffi de se défendre pendant douze à quinze jours et certainement ils l'eussent fait avec avantage, car on n'a envoyé contre eux que des corps détachés qui n'étaient pas d'un chiffre élevé.

Malheureusement, ces petits Etats ne s'étaient pas suffisamment préparés à la guerre et ils n'ont pas pu résister. Qu'en est-il résulté ? C'est que trois ou quatre d'entre eux sont devenus des provinces d'un grand Etat.

J'espère, messieurs, qu'un pareil malheur ne nous arrivera pas.

Nous opposerons donc toute la résistance dont nous sommes capables. Mais supposons même que nous soyons battus. Eh bien, notre armée active se retire dans le camp retranché. Pour y rester oisive et inactive ? Non, messieurs, elle y attendra le moment propice pour harceler, attaquer, chasser si possible les troupes qui occupent notre territoire.

Et dussions-nous même, messieurs, ne pas réussir dans toutes ces tentatives, eh bien, nous aurons fait notre devoir ; nous nous serons conduits bravement, honorablement, nous n'aurons pas, comme des lâches, courbé la tête devant le premier agresseur ; nous n'aurons pas abandonné nos concitoyens aux ravages des armées ennemies ; et quand le moment de la paix arrivera, eh bien, quel que soit le vainqueur, on nous tiendra compte de notre conduite.

On dira : Ils ont fait leur devoir ; ils ont fait ce qui dépendait d'eux pour remplir la mission que l'Europe leur avait confiée en les déclarant neutres ; et après la guerre nous serons honorés et respectés autant et plus même que nous l'étions avant.

Messieurs, dans cette longue et intéressante discussion, on a cité beaucoup d'autorités ; mais il n'en est pas une seule qui ait été autant exploitée que M. le général Trochu. Le général Trochu a été cité par tout le monde, par les défenseurs du projet de loi comme par ses adversaires ; on a cité de lui, qui un paragraphe, qui une phrase, qui un fragment de phrase ; de telle manière que ce pauvre général Trochu a été exploité dans tous les sens ; on a trouvé dans son livre des arguments à l'appui de toutes les thèses.

Je m'en vais, à mon tour, citer un passage du remarquable ouvrage qui a été publié par l'honorable général Trochu et que j'ai particulièrement étudié ; mais le passage que je citerai n'est pas une phrase prise isolément, et se rattachant à d'autres phrases qui en peuvent modifier le sens ; le passage que je vais vous lire est presque le résumé du livre ; (page 586) c'est la pensée qui a dominé le général Trochu en l'écrivant. Voici ce passage, il est court, mais il est bon :

« J'admire la foi et je voudrais partager les illusions des personnes qui, proposant la réorganisation d'une armée en vue de la guerre, annoncent que, grâce à d'ingénieuses combinaisons, l'opération ne chargera pas ou chargera peu le budget. Elle le chargera lourdement, je l'affirme, mais c'est le cas pour l'Etat d'avertir loyalement le pays et ne le mettre en demeure de se prononcer en lui rappelant ce vieil adage : Qui veut la fin veut les moyens. »

Vous voyez, messieurs, que le général Trochu, que ceux d'entre vous qui sont les plus économes ont appelé à leur secours ; que le général Trochu, dis-je, annonce qu'il est impossible d'avoir une armée bien organisée, sans charger le budget, sans le charger lourdement. Mais le général ne veut pas qu'on prenne le pays au dépourvu ; il dit, au contraire, qu'il faut avertir le pays, qu'il faut le consulter.

Eh bien, c'est ce que fait aujourd'hui le gouvernement. Quel langage le gouvernement tient-il au pays, ou plutôt à ses représentants ? Il leur dit : « Je connais mon devoir ; je sais qu'il m'oblige à défendre le territoire belge, à défendre la nationalité, l'indépendance et les libres institutions du pays. Ce devoir, je suis très résolu à le remplir ; mais pour pouvoir le remplir, je vous demande de mettre les forces nécessaires, une armée convenable à ma disposition.

« Je vous en avertis, cette armée que je vous demande, elle nécessite un contingent de 2,000 hommes de plus par an ; elle nécessite, de plus, une augmentation de dépense de de 800,000 francs. Voyez si vous voulez m'accorder ce que je crois être nécessaire ! Si vous me l'accordez, je remplirai mon devoir, je le remplirai avec fermeté, avec énergie. Si, au contraire, vous rejetez la loi qui vous est proposée, ou si vous la modifiez sensiblement, soit dans son chiffre, soit dans ses dispositions principales, je décline cette responsabilité, et la responsabilité retombera sur ceux qui auront rejeté le projet de loi. »

Eh bien, messieurs, supposons cette fâcheuse éventualité qui ne se réalisera pas ; supposons qu'on ne mette pas à la disposition du gouvernement une armée suffisante pour défendre le pays, et supposons que, par suite de cette décision, nous éprouvions un échec au moment de la guerre.

Si nous éprouvons un échec, nous verrons probablement notre pays rançonné, ravagé, ruiné pour longtemps, et peut-être, en fin de compté, subjugué ou partagé.

Pensez-vous qu'alors il y aura dans le pays quelque citoyen, quelque électeur qui viendra nous dire : « Nous avons succombé ; nous sommes ruinés ; nous sommes au comble du malheur ; c'est pour n'avoir pas eu une armée suffisante. Mais c'est égal ; vous avez bien fait de ne pas voter la proposition du gouvernement. Cette proposition entraînait des sacrifices que nous n'entendions pas supporter. »

Pensez-vous, messieurs, que c'est là le langage qu'on vous tiendra ? Personne ; il n'y aura dans cette épouvantable éventualité pour nous que des malédictions, et nous les aurons méritées.

Messieurs, je n'ai jamais varié d'opinion sur ce point. Je me rappelle qu'en 1853, en ouvrant la discussion générale, c'était peu de mois après mon entrée au ministère, en ouvrant la discussion générale, je disais à la Chambre : « Nous existons comme nation indépendante, depuis près d'un quart de siècle ; nous avons, pendant cette période, organisé toutes nos institutions, l'ordre judiciaire, le jury, l'enseignement, l'administration provinciale, l'administration communale, les finances, en un mot, toutes les institutions, excepté une seule, la principale, la plus essentielle, celle qui doit sauvegarder toutes les autres : l'armée. »

Et à la suite de la discussion qui a eu lie sur ce projet de 1853 lequel mettait 100,000 hommes à la disposition du gouvernement ; à la suite de cette discussion, malgré l'opposition de la section centrale qui, comme je l'ai dit, proposait le rejet du projet de loi, ce projet a été adopté à une énorme majorité.

Eh bien, messieurs, j'ai trop de foi dans le patriotisme des membres de cette Chambre, des membres de la droite comme de ceux de la gauche, en fait de patriotisme aucun des deux côtés ne le cède à l'autre, j'ai trop de confiance dans le patriotisme de la Chambre pour ne pas être convaincu qu'une majorité aussi grande que celle qui a voté le projet de 1853, se prononcera en faveur du projet qui nous est présenté aujourd'hui et qui est, en réalité, une amélioration considérable du système de 1853.

Je n'ajouterai qu'un seul mot : c'est que, par ce vote, la Chambre aura rendu au pays le plus éminent de tous les services.

M. de Smedt. - Messieurs, dans l'importante discussion qui nous occupe depuis quelque temps, je crois qu'il est utile, qu'il est nécessaire même que le plus grand nombre possible de membres de cette Chambre expriment leurs opinions, leurs vœux, leurs sentiments sur le grave problème de la défense nationale.

La Chambre, représente la nation, et c'est à ses mandataires légaux, dans un gouvernement loyalement constitutionnel, à indiquer dans quelle mesure et sur quelles bases elle désire établir ses forces défensives.

Les projets de loi que nous discutons en ce moment ainsi que ceux que nous examinerons plus tard, tels que nos lois de milice, l'organisation de la réserve de 30,000 hommes et l'établissement de fortifications sur la rive gauche de l'Escaut, en un mot toutes ces questions de défense nationale peuvent être envisagées au double point de vue de leur côté militaire ou proprement technique et au point de vue de notre politique extérieure et intérieure.

Des orateurs éminents de cette Chambre ont déjà longuement discuté les droits et les devoirs de la nation belge vis-à-vis des grandes puissances garantes de notre neutralité indépendante.

Je ne sache pas que jusqu'ici on ait examiné les devoirs du gouvernement vis-à-vis du peuple belge, afin de conserver et de développer sa force morale, le sentiment patriotique qui sera sa principale sauvegarde à l'heure du danger.

Or c'est sur cet important coté de la question que je désire présenter à la Chambre quelques courtes considérations.

Il me semble en effet que lorsque l'on discute les meilleurs moyens d'organiser les forces défensives d'un pays libre, il ne faut pas exclusivement compter sur ses forces matérielles, mais aussi et principalement sur ses forces morales, et quant à celles-ci, il n'y a qu'un gouvernement juste, modéré et national capable de les établir solidement.

Pour ces motifs, je crois qu'il n'est pas inopportun d'examiner dans ce débat si la politique intérieure de ces derniers temps a concouru à consolider ou à affaiblir le sentiment patriotique.

Ce point important, je vous promets, messieurs, de l'examiner avec une entière franchise mais aussi avec modération et impartialité.

Je commencerai par faire quelques observations critiques sur les projets de loi actuellement en discussion.

Au point de vue politique, le plus grave reproche que l'on puisse leur adresser, c'est que ces projets ne réparent aucune injustice et aggravent sensiblement les charges de notre organisation militaire. Or les inégalités, reconnues par tout le monde, que consacre notre système de recrutement choquent et irritent le caractère essentiellement honnête du peuple belge.

Et quant aux dépenses militaires permanentes, l'opinion publique ,et dans cette Chambre une minorité toujours croissante, en demandaient instamment la réduction.

Or les injustices du système de recrutement, le gouvernement les maintient.

Les charges déjà si lourdes de notre budget de la guerre seront augmentées en hommes et en argent.

Est-ce là obéir aux vœux et aux sentiments du pays ?

Pourquoi s'en étonner d'ailleurs, quand nous savons que le gouvernement, pour résoudre le difficile problème de la défense nationale, consultait beaucoup les militaires, fort peu les membres de la Chambre et du Sénat et moins encore le pays ?

II avait la conscience de l'impopularité des mesures qu'il comptait proposer.

Et cela est à tel point vrai, que, sans la moindre bravade, on peut défier le gouvernement de faire une dissolution des Chambres sur le projet d'organisation de la défense du pays, qu'il nous convie cependant à adopter aujourd'hui. Eh bien, messieurs, je n'hésite pas à dire que cette marche est anormale, qu'elle est contraire à l'esprit d'un gouvernement constitutionnel sagement interprété et que cette conduite est d'autant plus regrettable qu'elle se produit à la veille d'un renouvellement partiel de cette Chambre. De deux choses l'une, où votre projet a l'assentiment du pays et dans ce cas vous ne devez pas hésiter à le soumettre préalablement à sa sanction, ou bien votre projet contrarie les vœux des populations et alors vous n'avez pas le droit de le leur imposer par la force.

Or, je soutiens que les réclamations, de jour en jour plus nombreuses, qui nous arrivent ici ou qui se produisent ailleurs contre l'aggravation des charges militaires et l'augmentation de notre dispositif de guerre, si elles ne nous donnent pas la certitude de leur impopularité, doivent (page 587) du moins nous inspirer des doutes et des doutes les plus graves sur la volonté du pays.

El cependant je ne me fais aucune illusion sur le sort de la loi présentée. Elle sera votée. On prendra un peu plus d'or, un peu plus d'hommes, on exécutera un peu moins de travaux publics, on donnera à l'enseignement des classes populaires une impulsion moindre.

Mais je crains bien que là ne s'arrêteront pas seulement les conséquences de l'aggravation des charges militaires. Et à ce propos, messieurs, je désire, sans vouloir froisser personne, déclarer ici toute ma pensée avec une entière franchise.

Le parti libéral qui, presque à lui seul, dans les circonstances actuelles et cela pour sauver le ministère, votera cette aggravation des charges militaires, voudra trouver une compensation à l'impopularité de ces mesures et aux dissentiments qu'elles auront soulevés dans son sein. On éprouvera le besoin de resserrer les rangs. Nous savons ce qu'il faut pour cela !

Les éternelles et malheureuses questions du clérical et du libéral reverront le jour avec une intensité nouvelle. Les libertés catholiques serviront de plus en plus d'objectif à la politique gouvernementale. Les passions antireligieuses seront surexcitées et la scission entre les deux grandes fractions qui se partagent l'opinion du pays deviendra plus profonde encore. Ces luttes désastreuses et stériles contribueront à refroidir le sentiment national qu'une politique, s'inspirant des généreuses traditions du Congrès de 1830 pouvait seule conserver et développer.

C'est ainsi, messieurs, que l'on sera forcément amené à détruire d'une main ce que de l'autre, à grands renforts d'hommes et d'argent, on aura si péniblement édifié.

Vous aurez, il est vrai, pour défendre la nationalité belge, une vaste et coûteuse machine à rouages bien compliqués ; mais aurez-vous, pour la faire mouvoir, l'indispensable moteur dont parle le général Trochu : le sentiment patriotique, l'amour du pays, l'esprit de dévouement et de sacrifice ? Et cette force morale, si vitale, si essentielle à la conservation de notre nationalité, si vous continuez cette politique à outrance, la trouveriez-vous dans toute sa vitalité à l'heure où elle serait d'un secours décisif ? Je n'émets ici qu'un doute, et je voudrais me persuader qu'il n'est pas fondé ; mais je crois que montrer les plaies saignantes de notre vie nationale et les dangers qu'elles présentent, ce n'est pas manquer de patriotisme. Les voiler lorsqu'elles existent, serait une lâcheté.

Avec vous, messieurs, les catholiques belges veulent défendre efficacement leur neutralité et leur indépendance ; avec vous, ils veulent une solide armée, de bons canons et de puissantes forteresses ; mais plus que vous, mieux que vous, ils estiment qu'une forte organisation matérielle n'est pas le seul élément d'une force défensive invincible. Nous pensons qu'il faut ajouter à cette force mécanique une force morale, et que cette force morale ne peut se trouver en dehors de l'union de tous les citoyens belges sur le terrain des libertés constitutionnelles de 1830.

Pour maintenir et propager le sentiment patriotique, qui est cette force morale dont je parle, il faut que chaque citoyen belge ait un intérêt égal à défendre son gouvernement et ses institutions nationales, et, pour qu'il en soit ainsi, il faut que chaque citoyen trouve en son gouvernement et dans les lois de son pays une égale protection de ses droits et de ses libertés.

La majorité du Congrès national était tolérante et la Constitution dont elle nous a dotés n'est d'un bout à l'autre qu'une œuvre glorieuse de transactions.

Aujourd'hui, je le constate bien à regret, ce sont précisément toutes nos lois et toutes nos mesures transactionnelles qui sont le plus sérieusement menacées.

La politique généreuse et sage d'autrefois consacrait l'union. La politique suivie dans ces derniers temps engendre partout et jusque dans les moindres villages, jadis si peu politiques, des haines et des dissensions qui vont jusqu'à troubler le repos des plus honnêtes familles.

Ajoutez à cela l'habileté machiavélique avec laquelle on garde toutes les issues qui pourraient conduire au pouvoir une politique d'apaisement, si impatiemment désirée cependant par les bons citoyens de tous les partis, et vous ne serez pas surpris d'apprendre qu'il y a dans le pays, et surtout dans nos Flandres si catholiques, un profond mécontentement : résultat d'une politique qui méconnaît à ce point les sentiments et les aspirations du peuple belge.

Lors des mémorables débats qui se sont produits au corps législatif de France sur la loi de l'armée, les orateurs les plus éminents de cette assemblée ont surabondamment prouvé que ce sont les fautes de sa politique extérieure qui ont nécessité une augmentation de ses forces militaires.

En Belgique, messieurs, j'estime que ce sont les fautes de sa politique intérieure qui nous entraînent fatalement à l'aggravation permanente de notre organisation défensive. Une politique de parti, un étroit et mesquin esprit d'exclusivisme, avec la centralisation administrative et politique comme point d'appui, ont brisé dans vos mains la force morale du pays. Vous aviez la conscience de notre affaiblissement ; l'instinct de la conservation vous restant, vous avez pensé que la force matérielle pourrait combler les vides de votre politique dissolvante.

Dès ce jour, nous avons vu le parti libéral, à de rares exceptions près, après avoir vivement attaqué les gros budgets de la guerre, s'en faire les défenseurs les plus décidés. L'armée est devenue tout à coup pour nos honorables adversaires, sinon l'unique, au moins le principal palladium de notre existence nationale.

Et aux yeux du gouvernement tout semblerait perdu si nous ne nous empressions de voter les augmentations des forces militaires qu'il nous demande aujourd'hui.

De 1840 à 1852, nous dépensions un peu plus de la moitié de ce que nous coûte aujourd'hui notre établissement militaire, et je ne sache pas que notre nationalité en ait jamais été compromise un jour.

Et cependant nous traversions, sans trop nous émouvoir, des crises politiques bien redoutables. Quelle était donc cette force qui nous rendait si confiants et si sûrs de nous-mêmes ? Pourquoi aujourd'hui l'Europe nous trouve-t-elle plus incertains de nos destinées futures, et pourquoi cette frayeur se traduit-elle en armements si considérables ? Sont-ce les événements récents qui se sont accomplis en Allemagne et en Italie qui nous doivent donner une telle méfiance de nous-mêmes et des traités qui ont solennellement garanti notre neutralité indépendante ?

Pour moi, messieurs, je ne le pense pas. Et bien que ces événements doivent nous engager à beaucoup de prudence et de sagesse, je suis d'avis qu'ils ne sont pas, dans l'état actuel des choses, de nature à compromettre notre nationalité, si nous le voulons bien.

Les absorptions récentes des petites nationalités au profit des grandes agglomérations n'ont pu se faire si facilement pour les unes qu'à l'aide de l'idée séduisante et dangereuse du principe des nationalités, et pour les autres que grâce aux mauvais gouvernements et des mauvaises institutions des Etats annexés.

Le principe des nationalités n'a rien à faire chez nous ; l'existence de la Belgique avec ses races et ses langues si diverses, est un fait qui dure depuis deux mille ans et que des efforts souvent renouvelés et toujours infructueux n'ont jamais pu détruire et, Dieu le veuille, ne le pourront jamais.

Quant à nos institutions nationales, pour les faire respecter par nos puissants voisins il importe surtout que nous les respections nous-mêmes, et j'entends, par là, les faire fonctionner, conformément à la volonté de nos constituants, au profit de la nation entière et non pas dans l'intérêt d'un seul parti ou d'une seule opinion.

Sur ce terrain, nous serons forts, nous serons même invincibles ; les revers d'un jour n'auront rien compromis, car la conquête pas plus que l'annexion ne pourraient nous absorber ; nous resterions en état d'insurrection permanente et par la volonté énergique et unanime de la nation entière, comme aux beaux jours d'autrefois, les vaincus de la veille deviendraient les vainqueurs du lendemain.

Depuis dix ans, messieurs, que j'ai l'honneur de siéger sur ces bancs, j'ai senti bien des fois ma conscience de citoyen catholique se révolter contre les imputations injustes dont on accablait plus de la moitié de la population belge ; j'ai été profondément affecté des attentats dirigés contre les libertés catholiques ; mais j'ai fait la part des entraînements irréfléchis des passions et des faiblesses politiques, celle même des fautes commises par mon propre parti, et je n'ai jamais désespéré de voir revivre les jours heureux d'autrefois.

En présence des éventualités menaçantes de l'avenir, je serais heureux de pouvoir soutenir de mes votes un ministère juste et modéré, fût-il même exclusivement libéral, si l'intérêt du pays le préoccupait seul.

La composition du ministère actuel ne me donne pas la garantie de l'inauguration d'une politique d'apaisement, que j'appelle de tous mes vœux.

Si j'y rencontre des hommes à tendances modérées, j'y vois aussi, et à sa tête, l'homme énergique, obstiné, qui, plus que tout autre, m'est suspect par ses antécédents de vingt années et par l'ascendant presque irrésistible qu'il exerce sur la majorité de cette assemblée ; cet ascendant, (page 588) il l’a toujours employé jusqu'ici à entretenir nos dissentiments politiques sur le terrain si désastreux de nos libertés religieuses, puis-je espérer qu'il va brûler ce qu'il a adoré et adorer ce qu'il a brûlé ?

Je résume, messieurs, en quelques mots les motifs qui m'empêcheront de donner un vote approbatif aux projets de loi du contingent et de l'organisation de l'armée. Voici ces motifs :

Notre organisation militaire actuelle, reconnue suffisante par l'honorable M. Chazal et qu'aujourd'hui le gouvernement ne change que pour en aggraver les conséquences injustes, fait retomber presque exclusivement sur les classes populaires, et surtout sur les classes agricoles, les charges de la défense nationale.

Ce sont principalement les déshérités de la fortune et de tout droit politique auxquels vous conférez par la force et sans indemnité suffisante le périlleux honneur de défendre des institutions dont, plus que nous, ils supportent les charges et dont, moins que nous, ils partagent les bienfaits.

Dans un gouvernement constitutionnel et neutre par devoir, n'y a-t-il pas quelque chose d'anormal et de peu politique à confier la défense de nos biens, de nos institutions, de notre indépendance nationale, en un mot de la patrie, à ceux-là mêmes qui ont le moins d'intérêts personnels à la défense de toutes ces choses qui nous sont cependant si chères ? Quand un peuple libre vient faire de son corps un rempart au conquérant ennemi, il faut qu'il sache, qu'il sente surtout tout ce que son bras peut défendre ou racheter. Et c'est au citoyen proprement dit, à celui qui jouit de tous ses droits civils et politiques que ce noble rôle incombe, parce que mieux que tout autre, il est capable de comprendre tout ce qu'il y a de grand et de généreux à défendre les institutions libres d'un peuple maître de ses destinées.

Aussi, messieurs, j'ai la conviction intime que le jour n'est pas éloigné où nous verrons crouler le système actuel de défense nationale, non seulement devant la réprobation générale des injustices qu'il consacre, mais encore et surtout parce que ce système permet aux plus intéressés de se décharger trop facilement de cette défense, pour la confier presque tout entière à ceux qui y ont incontestablement le moins d'intérêts.

II nous faudra autre chose.

J'ignore, pour le moment, si cette autre chose sera le système préconisé par notre honorable collègue, M. Nothomb, ou le système développé avec tant de talent par M. Kervyn. J'estime du moins que c'est dans ces voies qu'il faudra marcher.

J'ai cherché également à établir dans mon discours qu'une politique d'union était le plus impérieux besoin du moment.

Je voudrais voir cesser ces malheureuses divisions politiques sur le terrain des libertés religieuses. Puissions-nous désormais déployer notre activité et consacrer un temps précieux aux intérêts exclusifs du pays ! N'y a-t-il donc plus rien à améliorer dans l'ordre des intérêts matériels et moraux du peuple, pour songer perpétuellement à augmenter nos influences de parti ? Occupons-nous du pays, et quand toutes les améliorations dont notre législation actuelle est encore susceptible seront réalisées, je ne viendrai plus m'opposer à ce que l'on dispute sur la question de savoir qui, des catholiques ou des libéraux, viendront occuper le pouvoir pour recueillir les bénéfices d'une situation aussi heureuse, à laquelle tous auront si utilement et si généreusement concouru.

Tel est le vœu du pays, messieurs, tel est aussi, j'en ai la conviction intime, le désir de notre jeune et bien-aimé Souverain, auquel une certaine presse voudrait enlever tout prestige en méconnaissant sa légitime et constitutionnelle autorité.

Et puisque j'ai nommé la presse, messieurs, la justice m'oblige à déclarer ici que je regrette et que je déplore l'attitude prise par quelques journaux de province principalement.

Ces journaux, par un mouvement d'impatience que les fautes de nos gouvernants expliquent mais ne peuvent jamais justifier, dirigent depuis quelque temps contre la famille royale des attaques imprudentes et injustes.

Ce n'est pas lorsque le principe d'autorité s'ébranle chaque jour davantage dans les masses, qu'il est utile de l'amoindrir encore par des attaques immérités.

Nous devons avoir confiance dans les promesses que nous faisait notre Roi dans une circonstance éternellement mémorable.

Il nous disait alors en parlant à la nation entière :

« De mon côté, je n'ai jamais fait de distinction entre les Belges. Tous dévoués à la patrie, je les confonds dans une affection commune. Ma mission constitutionnelle me range en dehors des luttes d'opinions, laissant au pays lui-même de décider entre elles Je désire vivement que leurs dissidences soient toujours tempérées par cet esprit de fraternité nationale qui réunit, en ce moment, autour du même drapeau tous les enfants de la famille belge. »

II n'y eut qu'une voix dans cette Chambre et dans le pays tout entier pour applaudir à ces paroles qui répondaient de tout point aux vœux unanimes d'une nation fatiguée de ces luttes stériles et débilitantes.

La justice dans nos lois et la tolérance réciproque dans le domaine de la politique ramèneront l'union.

L'union peut seule nous donner la force morale sans laquelle notre force, matérielle n'est qu'une puissance d'un jour, puisqu'elle n'aurait pas avec elle et derrière elle un boulevard inexpugnable, c'est-à-dire la volonté énergique et unanime d'un peuple qui veut garder et défendre, avec son indépendance, les institutions nationales imposant à tous les citoyens les mêmes devoirs en compensation d'une égale protection accordée à tous leurs droits.

M. Janssensµ. - J'obéis à un double devoir en motivant mon vote sur le projet de loi qui nous est soumis. Ce vote devra être négatif, et cependant je ne partage pas certaines idées qui ont été émises pour combattre le projet et auxquelles je craindrais de donner plus de force si je me bornais à dire : Non.

D'un autre côté, les motifs qui me défendent de donner mon concours sont tellement impérieux, ils s'appuient sur une conviction si profonde et si bien mûrie, que je me sens obligé de vous les faire connaître.

Je ne crois pas, messieurs, que notre neutralité nous dispense de prendre de sérieuses précautions militaires et que le bienfait de l'indépendance nous soit efficacement garanti si nous ne savons nous-mêmes la défendre au besoin.

Je ne crois pas que toute résistance contre des agresseurs plus puissants que nous soit nécessairement vaine.

Ces idées, qui se sont plus ou moins propagées dans le pays, je les déplore, je les tiens pour dangereuses, énervantes et peu dignes d'un peuple libre.

Il est malheureusement trop facile de persuader aux populations que tous les bienfaits dont mous jouissons, les traités internationaux nous en ont assuré à perpétuité le bénéfice, sans que nous ayons rien a faire nous-mêmes pour les maintenir.

II est trop facile encore de faire ressortir combien il est triste de voir tant de ressources financières, tant d'intelligence et tant de qualités de cœur se perdre dans les luttes de force brutale indignes de l'homme, quand tous ces trésors trouveraient une application si fructueuse dans les œuvres de la paix et de la civilisation.

Qui pourrait hésiter dans le choix s'il était libre ? Mais l'est-il ? L'est-il pour nous, surtout ?

Ah si nous avions à donner nos conseils et nos votes à l'un de ces gouvernements, à l'un de ces hommes, assez puissants peut être pour imposer la paix, assez coupables parfois pour préférer la guerre, j'appuierais avec la plus opiniâtre énergie les considérations de ce genre. Mais il faut bien le reconnaître, notre amour de la paix ne l'assurera pas au monde, pas même à nos plus proches voisins. Ce que nous pouvons espérer, c'est d'empêcher les maux de la guerre de nous atteindre, en rendant la conquête de la Belgique plus difficile et son hostilité plus redoutable. Et cela, messieurs, la richesse du pays nous en donne le moyen, le bonheur du pays nous en fait un devoir.

Quand je parle de notre bonheur et des biens que nous avons à conserver, je ne suis pas sans comprendre et partager la tristesse que font naître dans bien des consciences offensées les maux occasionnés par la politique antireligieuse. Celle-ci a causé dans le pays plus de découragement qu'on ne pense.

Mais ce n'est pas le moment de discuter ce qui nous divise, il faut porter le regard sur ce que nous avons à défendre en commun. A travers le voile dont on l'a malheureusement couverte, je reconnais encore l'image de la patrie ct je l'aime franchement.

Malgré les répugnances que les dépenses militaires soulèvent dans le pays entier et qui sont très vives dans l'arrondissement qui m'honore de sa confiance, j'avoue que je suis moins préoccupé de la somme des sacrifices qu'on nous demande que de la répartition de ceux-ci.

Je suis de ceux, messieurs, à qui il répugne de déterminer quel sera le contingent, sans savoir comment ce contingent sera levé et qui ne consentent à aucune augmentation si les principes de la législation en vigueur ne sont pas radicalement modifiés.

L'attitude du gouvernement et de la majorité fait assez prévoir que nous n'avons pas à espérer la suppression de la loterie. Quand mes honorables collègues, MM. Coomans et Le Hardy de Beaulieu, la demandent, (page 589) on leur répond : que cette question sera résolue quand on discutera la loi sur la milice. Je vois trop ce que présage ce moyen de procédure pour en être dupe. Aussi déclaré-je hautement qu'en l'absence de satisfaction préalable sur ce point, je ne puis en conscience voter l'organisation militaire ni le budget de la guerre.

Messieurs, bien des fois déjà lorsque l'opinion que j'ai à défendre s'est produite devant vous, j'ai entendu, sur quelques bancs de la Chambre, s'élever cette exclamation peu concluante : C'est une opinion de meeting.

Je n'ai jamais assisté à ces réunions populaires. Je ne le dis point pour m'en vanter. Les meetings sont bien moins dangereux et bien plus francs que les sociétés secrètes, et, chose étrange, ce sont précisément ces hommes qui trouvent leur force dans l'appui des sociétés secrètes qui affectent les plus superbes dédains pour ces réunions nombreuses où l'on discute en toute liberté et avec une publicité absolue les intérêts du pays.

C'est au foyer de l'ouvrier, c'est dans l'atelier où je vis avec lui, que s'est lentement formée et nourrie l'invincible répugnance que m'inspire la loterie militaire.

Trop souvent dans les régions officielles et dans les classes supérieures, que nos lois de milice n'incommodent guère, on se paye de faux prétextes pour tranquilliser sa conscience. On est allé jusqu'à dire que le service militaire est un bienfait pour les pauvres.

Dans certains cas exceptionnels, soit.

Défions-nous pourtant de bienfaits que le gendarme force d'accepter.

On croit justifier la loi en disant : Tout le monde est égal devant le sort. Peut-on se prévaloir de cette raison, quand les conséquences d'un mauvais numéro sont si diverses ? Pour le riche, ce n'est presque rien ; pour ceux qui ont peu de fortune, c'est un impôt écrasant ; pour ceux qui n'en ont pas, c'est le servage.

Savez-vous à quoi la conscription revient dans la pratique ? A un impôt non proportionnel et sanctionné par la contrainte par corps contre les insolvables.

C'est le prolétariat puni de travaux forcés.

Ces injustices faites au détriment des faibles doivent nous préoccuper d'autant plus que nous nous arrogeons le droit d'administrer le pays pour eux et sans eux. Sans me prononcer sur la valeur du suffrage universel, je n'hésite pas à dire que si quelque chose peut l'imposer, c'est de voir les déshérités de la fortune victimes des lois faites par ceux qui possèdent.

Les différentes circonstances de la vie imposent aux classes laborieuses des souffrances que nous sommes impuissants à combattre. Bien des événements qui dans nos familles aisées n'apportent que la joie, sont pour les pauvres des causes nouvelles d'inquiétudes et de privations. Nous ne pouvons rien contre ces rigueurs de leur sort. Seule la justice de Dieu réserve de larges compensations à ces inégalités de notre existence passagère. Mais, que dans les charges sociales établies par nos lois nous fassions peser sur eux la lourde part : c'est ce qu'il ne nous est pas permis de faire.

Que le pays soit divisé en deux classes dont l'une seule concourt à fixer le contingent militaire et dont l'autre seule est condamnée à le fournir, c'est ce qui me révolte au delà de ce que je puis dire.

Et qu'imposons-nous ? Un service difficile toujours, un sacrifice suprême peut-être et tout cela sans rémunération, en forçant même le milicien à contracter des dettes, pour le recouvrement desquelles on use de rigueurs qui ne sont permises à aucun créancier.

Et pourquoi imposons-nous ce service ? Pour la défense d'intérêts qui sont bien plus grands pour nous que pour les classes dénuées de fortune. Messieurs, je ne veux point développer cet argument, j'aime mieux l'abandonner à vos réflexions.

La loterie, telle qu'elle existe, me semble concertée entre le despotisme et la richesse qui se sont tacitement entendues pour rendre possibles les guerres sur une vaste échelle, en faisant tomber la plupart des malheurs qu'elle entraîne sur des victimes impuissantes.

Messieurs, il me semble difficile de sortir de ce dilemme :

Ou bien le service militaire par sa nature, oblige personnellement et alors c'est pour tous, n'importe qui se trouve désigné par le sort.

Ou bien ce service, on peut le faire rendre à prix d'argent et alors ceux qui possèdent doivent le payer autant qu'il doit coûter comme tout autre travail.

Il n'y a donc que deux systèmes défendables en équité.

Le premier, c'est la loterie ; mais sans remplacement, sans substitution.

Le second, c'est le service volontaire dont le prix subirait la règle universelle de l'offre et de la demande.

Je dirai plus loin comment, selon moi, les deux pourraient se combiner dans la pratique.

Examinons les objections que l'on peut faire à chacun de ces modes de recrutement.

Pourquoi, dit-on, ne point permettre le remplacement ? En quoi le pauvre est-il plus malheureux parce que le riche, au lieu de marcher lui-même, paye un remplaçant, qui accepte librement ses offres ? C'est un pauvre aussi, qui trouve là une ressource qu'il n'aurait pas si ce marché n'était pas autorisé par la loi.

Je ferai remarquer d'abord que ce n'est pas à cette dernière catégorie de soldats que l'on doit le plus grand intérêt : Les défenseurs du régime actuel ne cessent de nous dire du mal des remplaçants ; ce sont presque tous des hommes qui n'ont pas été bons citoyens dans la vie civile et qui font, dit-on, de mauvais soldats. Ce sont le plus souvent des jeunes gens qui abandonnent la vie de famille pour des motifs peu honorables.

C'est du milicien, obligé d'entrer au service, qu'il faut surtout se réoccuper et celui-ci certainement se trouve dans une condition plus grave, parce que le riche se rachète.

L'état militaire ne serait-il pas plus honoré s'il était obligatoire pour tous ceux que le sort désigne ? N'y aurait-il pas plus de moralité dans l'armée ? Le soldat ne serait-il pas mieux traité par ses chefs mêmes si l'uniforme qu'il porte couvrait indistinctement des jeunes gens de tout rang, si l'on n'était à peu près sûr de ne rencontrer dans le simple soldat qu'un pauvre qui n'a pas su se racheter ou un gredin qui a dû se vendre.

Et croyez-vous que l'on tiendrait en temps de paix sous les armes un si grand nombre de miliciens, si les obligations personnelles de servir atteignaient toutes les classes ? Et croyez-vous que l'on prolongerait arbitrairement la durée du service pour employer les soldats comme terrassiers, etc. ? Et croyez-vous que les augmentations de contingent seraient votées avec autant d'empressement ? Et croyez-vous que l'on pourrait aussi facilement, le cas échéant, pousser les guerres à outrance, même contre le vœu du pays ?

Il faudrait nier l'évidence pour ne pas reconnaître que le service militaire serait moins dur, si le soldat n'était pas exclusivement recruté dans cette classe de la société qui n'a pas voix au chapitre.

Le service obligatoire aurait, dit-on, de grands inconvénients pour les jeunes gens, qui verraient leurs études interrompues, leur carrière brisée.

Et ne sait-on pas que beaucoup d'ouvriers ne parviennent jamais à se perfectionner dans leur métier parce que le service militaire est venu interrompre leur apprentissage ? Et cependant ce métier, c'est leur condition d'existence.

On peut dire que ce système, inattaquable au point de vue de, l'équité, rencontrerait dans les classes influentes de la société tant de résistance qu'il serait impraticable. C'est-à-dire : que nous ne consentirions pas à porter le joug que nous imposons aux autres, je crois que c'est vrai, et pour ce motif j'incline à préférer le second système, qui consiste à composer l'armée de volontaires.

On n'en trouve pas assez, dit-on, et on n'en trouve guère de bons. Cela ne sera vrai que tant qu'on n'offre pas le prix suffisant pour avoir un choix convenable, cela est élémentaire. Quant à soutenir qu'une armée de volontaires choisis n'en vaudrait pas une autre, cela me semblerait absurde. Comment ! l'état militaire, qui paraît exiger un tempérament et des aptitudes spéciales, serait le seul dont on ne remplirait bien les devoirs que lorsqu'on l'embrasse sans vocation, sans goût ? Mais les officiers ne font-ils pas un service volontaire ?

La grande objection qui doit accueillir celte, proposition, c'est l'élévation de la dépense.

Combien le pays aurait-il à s'imposer de sacrifices pour obtenir ce service volontaire ? Dans ma conviction, moins qu'aujourd'hui, et je m'explique,

Nous avons un budget de la guerre de 35 millions ; mais est-ce tout ce que l'armée coûte au pays ? Malheureusement non, elle coûte encore tous les sacrifices mis à la charge des familles. Ce terrible budget-là, qu'on oublie trop souvent, je l'ai parcouru un peu. Il contient des chapitres navrants. Il se solde en privations, en larmes, en démoralisation et en déshonneur. Oui, messieurs, il n'est pas rare de rencontrer des (page 590) familles que le travail faisait vivre honnêtement et que le sort malheureux d'un fils retenu dans nos casernes réduit à demander l'aumône.

Ce budget-là m'inquiète plus que l'autre et je consentirais à grossir le premier pour supprimer le second. Et je soutiens que les augmentations de dépenses, à répartir de ce chef sur les contribuables, seraient moins considérables que les dommages imposés aujourd'hui par le sort sans indemnité.

Il est évident qu'en attirant les volontaires par les avantages qu'on leur offre, on obtiendrait en premier lieu ceux qui ont moins d'obstacles et d'empêchements à vaincre, ceux dont la présence est moins nécessaire ou moins avantageuse ailleurs, et que ceux-ci peuvent se contenter d'une indemnité qui ne suffirait pas pour compenser le dommage qu'on occasionne en appelant forcément au service des jeunes gens pour qui il est plus onéreux ou plus pénible de quitter leur famille. L'augmentation du budget que l'on voit serait donc moins forte que la diminution de celui qu'on ne voit pas et la répartition des charges serait équitable.

Ce que le pays aurait à payer pour rétribuer le service libre des soldats, il le doit en toute équité.

S'il était juste d'établir le travail forcé pour l'armée, on le pourrai pour d'autres services, et personne n'oserait y songer.

Si l'on soutenait qu'une armée librement formée ne saurait être payée par le pays, on avouerait qu'une armée ne vaut pas ce qu'elle coûte. C'est ce que je ne pense pas.

Pour mieux faire entrevoir comment dans la pratique on pourrait assurer le service par la combinaison des deux systèmes, j'indique ici une base que l'on pourrait adopter.

1° Une armée de volontaires, permanente, peu nombreuse, bien payée.

2° Une forte réserve bien exercée au maniement des armes. On formerait celle-ci par une catégorie spéciale d'engagements, qui seraient bien moins onéreux pour le trésor, attendu que ces volontaires de deuxième ban auraient peu de crainte d'être appelés au service actif.

3° Dans tous les cas où ces deux catégories de volontaires seraient insuffisantes, on aurait recours, pour combler les lacunes, à la loterie sans remplacements.

Avec cette perspective, il est certain que les contribuables qui sont dans l'aisance se résigneraient à voir l'Etat payer les volontaires assez cher pour n'en pas manquer. Ils donneraient plus volontiers leurs écus que leurs enfants. Si le besoin s'en faisait sentir, la nation pousserait même le gouvernement à augmenter les primes. Et je ne doute point que, si l'on entrait dans cette voie, la seule crainte de ceux qui ont de la fortune serait de voir l'Etat n'offrir pas assez d'appas aux volontaires.

Dira-t-on que cette armée deviendrait très chère en temps de guerre ? Mais c'est le cas toujours, que les sacrifices soient individuels et ignorés ou collectifs et traduits en chiffres. Seulement ici le pays sentirait toujours ce qu'il donne, et cela ne m'effraye pas. S'il s'agissait de défendre le territoire, il ne marchanderait pas ses sacrifices ; il comprendrait que, même matériellement, il lui en coûterait plus encore d'être envahi que de payer largement sa défense.

Si, au contraire, il était question d'engager la nation dans une guerre qui l'intéresse moins, elle forcerait le gouvernement à s'arrêter à temps. Où serait le mal ?

Objectera-t-on que dans un cas extrême il serait bien dur pour les riches de voir leurs enfants désignés par le sort, sans remplacement possible ? Je reconnais que ce serait bien dur ; mais pas plus dur que pour l'ouvrier. Et, quoique je sente vivement la portée d'un tel sacrifice, je le déclare comme père de famille, je ne demande pas pour mes fils des immunités basées sur l'oppression des faibles.

En terminant, messieurs, j'éprouve la crainte de ne pas voir accueillir en ce moment ces idées qu'on trouvera trop radicales ; mais elles me paraissent trop conformes à la justice pour ne pas s'imposer dans l'avenir.

Ces idées sont-elles populaires ? On a dit oui et non, et peut-être avait-on raison des deux côtés.

Non, elles ne rencontrent pas des sympathies générales parmi les heureux du monde, qui, n'ont pas, je le veux bien, la pensée d'être injustes, mais dont le plus grand nombre se met volontiers à l'aise sans rechercher si les autres en souffrent. Mais quand on tient compte, comme on le doit, de l'opinion de tous ceux qui sont intéressés dans la question, alors je le dis sans hésiter : Oui, la réforme que je préconise serait populaire. Et comment ne le serait-elle pas ? Les pauvres verraient dans l'état militaire s'ouvrir pour eux une nouvelle carrière convenablement rétribuée. Les classes moyennes payeraient avec reconnaissance quelque augmentation d'impôt pour se voir délivrées de la perspective, effrayante pour elles, de la loterie militaire. Un certain nombre de riches même, convaincus de la justice de la réforme, l'accepteraient de hon cœur. Je vous le demande, messieurs, que resterait-il donc au régime actuel de défenseurs et d'arguments ?

En attendant que nous atteignions à l'équité absolue en cette matière, je donnerai mon vote à tout ce qui nous en rapproche. Ainsi l'amélioration du sort du soldat, l'exonération à un taux proportionné à la fortune ont trouvé d'éloquents défenseurs. J'appuierai des propositions faites en ce sens ; mais mon vote ne sera pas acquis au projet, à moins que nous n'obtenions des concessions plus étendues.

J'ai besoin de le dire, messieurs, je ne suppose à aucun de mes honorables collègues la volonté de maintenir une législation injuste ; mais je suis persuadé que beaucoup d'entre eux ne se rendent pas compte des conséquences réelles de nos lois de milice. La conviction ardente que l'observation des faits m'a donnée, j'ai cru devoir l'exprimer devant vous. Ma parole, que vous avez trouvée dure peut-être, est pourtant restée en deçà de ma pensée. J'aurais mieux pu vous exposer combien nous sommes injustes, si j'avais moins craint de rappeler à des malheureux combien ils sont victimes.

Aujourd'hui surtout que tant de causes de souffrance sont déjà accumulées, la cherté des vivres, la crise industrielle, j'avais peur de trop toucher à une plaie que-je ne guérirai peut-être pas et que je pouvais rendre plus douloureuse ; mais je craignais plus encore delà voir élargir.

MfFOµ. - Je prie la Chambre de vouloir bien décider que demain la discussion continuera et ne sera pas interrompue par le feuilleton de pétitions.

M. le président. - Est-ce le vœu de la Chambre ? (Oui ! oui i) Conformément à ce vœu, le feuilleton de pétitions ne sera pas à l'ordre du jour de demain.

- La séance est levée à 4 heures trois quarts.