(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 569) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.
M. Dethuin, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Moor, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Ten Voorden demande qu'une disposition législative autorise le gouvernement à permettre le cabotage du sel par le canal latéral à la Meuse. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Bourbechies demandent que ce hameau soit séparé de Froid-Chapelle et érigé en commune spéciale. »
- Même renvoi.
« Des membres de l'administration communale de Latinnes réclament l'intervention de la Chambre pour que la compagnie concessionnaire du chemin de fer de Landen à Aye par Hannut et Huy exécute ses engagements. »
- Même renvoi.
« La commission administrative des hospices civils d'Enghien proteste contre les paroles prononcées par M. Bruneau dans la séance du 25 janvier dernier. »
M. Allard. - Messieurs, je. ne crois pas que nous puissions accepter des pétitions qui sont envoyées à la Chambre pour protester contre des paroles prononcées par des membres dans cette enceinte.
Déjà plusieurs fois, le fait s'est présenté et, chaque fois, la Chambre a considéré ces pétitions comme non avenues.
Un jour la chambre de commerce de Tournai a protesté contre des paroles que j'ai prononcées lors de la discussion d'un traité de commerce et la Chambre a déclaré la pétition comme non avenue.
Une autre fois, de Louvain, on a protesté contre des paroles de l'honorable M. de Man d'Attenrode et la Chambre a pris la même décision.
Je viens demander que la Chambre confirme ses précédents.
On ne peut admettre, selon moi, qu'on vienne discuter ici les paroles prononcées par un membre de la Chambre. La presse est libre ; par conséquent, c'est aux journaux que les pétitionnaires doivent s'adresser.
Les antécédents ont été les mêmes pour un membre de la droite et pour un membre de la gauche, et je prie la Chambre de maintenir la décision qu'elle a prise déjà deux fois.
- Cette proposition est adoptée.
« Des habitants d'Ypres demandent l'abolition du tirage au sort pour la milice. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion de la proposition qui s'y rapporte.
« Des habitants d'Alost demandent le rejet de toute augmentation de charges militaires. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.
« Des habitants de Melin prient la Chambre de rejeter les propositions de la commission militaire relative à l'augmentation du contingent de l'armée et au système d'exonération ; protestent contre les dépenses des fortifications d'Anvers et contre l'exagération du budget de la guerre, et demandent la suppression du tirage au sort ou du moins la révision de la loi sur la conscription militaire. »
« Même demande d'habitants de Lathuy. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi aux sections centrales chargées d'examiner les projets de loi relatifs au contingent de l'armée et à la milice.
« Des habitants de Fléron prient la Chambre de rejeter les nouvelles charges militaires, d'abolir la conscription et d'organiser la force publique d'après des principes qui permettent une large réduction du budget de la guerre. »
« Même demande d'habitants de Bande et, par deux pétitions, d'habitants de Harsin. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale chargée du projet de loi sur la milice.
« Des habitants de Grammont demandent le rejet de toute augmentation des charges militaires et la révision des lois sur la milice.
« Même demande d'habitants de Letterhautem, Essche-Saint-Liévin, Pollaere, Viane, Ressegem, Sarlardingen. »
- Même décision.
« M. Bruneau, retenu par une indisposition, demande un congé. »
- Accordé.
Les bureaux des sections de février se sont constitués comme suit :
Première section
Président : M. Julliot
Vice-président : M. de Moor
Secrétaire : M. Dethuin
Rapporteur de pétitions : M. d’Hane-Steenhuyse
Deuxième section
Président : M. Van Iseghem
Vice-président : M. Le Hardy de Beaulieu
Secrétaire : M. Thienpont
Rapporteur de pétitions : M. Bouvier-Evenepoel
Troisième section
Président : M. Van Cromphaut
Vice-président : M. Elias
Secrétaire : M. Dupont
Rapporteur de pétitions : M. de Macar
Quatrième section
Président : M. Lelièvre
Vice-président : M. Jouret
Secrétaire : M. de Woelmont
Rapporteur de pétitions : M. Kervyn de Lettenhove
Cinquième section
Président : M. Delaet
Vice-président : M. de Muelenaere
Secrétaire : M. Gerrits
Rapporteur de pétitions : M. Van Renynghe
Sixième section
Président : M. Jonet
Vice-président : M. Vleminckx
Secrétaire : M. Lambert
Rapporteur de pétitions : M. Vander Donckt
M. Lelièvreµ. - Le rapport sur le projet de loi sur les extraditions a été distribué, mais il est à remarquer que dans les notes indiquant les lois pénales relatives aux faits à raison desquels l'extradition est proposée, on a laissé subsister les dispositions de l'ancien code pénal et d'autres lois aujourd'hui abrogées. On doit, à mon avis, les remplacer par l’énonciation des dispositions du code pénal du 8 juin 1867. Cette énonciation des lois en vigueur est d'autant plus indispensable qu'elle a pour objet d'indiquer d'une manière plus précise les crimes et délits donnant lieu à l'extradition et de faire ainsi cesser les doutes auxquels pourrait donner lieu l'exécution de la loi.
Je demande donc que la section centrale veuille bien se réunir avant la discussion du projet en séance publique et remplacer les dispositions des lois abrogées par les articles du nouveau code pénal auxquels se rapportent les faits à raison desquels l'extradition sera autorisée en vertu du projet. Ce travail aura pour conséquence de déterminer d'une manière nette et catégorique l'intention du législateur et préviendra les difficultés sérieuses que pourrait faire naître la loi nouvelle, si on maintenait les indications que la section centrale a laissées subsister.
D'un autre côté, je ferai observer que le projet sur les extraditions n'a été rédigé qu'en vue des faits prévus par l'ancien code pénal, tandis qu'on devrait le mettre en harmonie avec la nouvelle législation promulguée en juin dernier et obligatoire à partir du 15 octobre.
C'est aux crimes et délits prévus par le nouveau code qu'il faut se référer. J'estime donc qu'avant la discussion et afin de ne pas la retarder, le gouvernement devrait réviser son œuvre qui a été présentée dans un temps où le code pénal de 1810 était encore en vigueur. C'est ainsi que le numéro 10 de l’article premier du projet doit évidemment être étendu au cas prévu par l'article 401 du nouveau code pénal, blessures volontaires ayant occasionné la mort sans que l'agent ait eu intention de la donner. D'un autre côté, il ne peut plus être question du délit concernant la coupe de grains ou de fourrages (article premier, n°27 du projet), ce fait n'étant plus puni (page 570) spécialement sous le nouveau code. Il y a, en un mot, un travail de révision à faire et sur lequel j'appelle l'attention du gouvernement, non moins que celle de la section centrale.
M. le président. - Il sera fait droit à la demande de l'honorable M. Lelièvre.
M. Beeckman (pour une motion d’ordre). - Messieurs, dans la séance d'hier une pétition de Diest a été analysée par le bureau de la Chambre. Cette pétition demande l'augmentation des dépenses militaires.
Je suis allé vérifier aujourd'hui cette pétition et je crois pouvoir annoncer à là Chambre que cette pièce ne porte que de fausses signatures.
Je demande donc à la Chambre qu'on veuille bien la renvoyer comme celle de Berchem-Sainte Agathe à la commission des pétitions avec prière de faire rapport sur son objet.
MiPµ. - Messieurs, je viens appuyer les observations de l'honorable M. Beeckman. Je suis en lin à croire que les pétitions qui nous sont arrivées pour demander l'augmentation des charges militaires sont des pétitions émanées des adversaires du projet de loi de réorganisation de l'armée et de toutes les dépenses militaires.
Je soupçonne que ces pétitions ont été faites dans le but suivant : Fabriquer des pétitions, demander des augmentations des charges militaires, puis faire intervenir des membres de la Chambre dont, je pense, on se joue, pour faire reconnaître que ces pétitions sont fausses. On proclame alors qu'il n'y a que des faussaires en Belgique qui puissent être sympathiques à une augmentation des charges militaires.
Il est évident que les personnes désireuses de voir augmenter les forces défensives du pays, qui voudraient nous adresser des pétitions, signeraient elles-mêmes ces pétitions. Quelque faible que puisse être la notoriété de ces personnes, elle serait toujours plus grande que celle de personnes n'existant pas.
Si donc ces pétitionnaires poursuivaient le but indiqué dans ces pétitions, nous aurions non pas de fausses pétitions, mais de vraies pétitions.
Les auteurs des pétitions qui nous occupent font signaler à nos honorables collègues que ces pétitions sont fausses ; ceux-ci le vérifient de très bonne foi et quand ils nous révèlent le fait ils sont très involontairement complices d'une mystification.
Messieurs, ce n'est pas un procédé bien nouveau que celui que je dénonce ; je pourrais rappeler à la Chambre un procès capital qui a eu dans le temps beaucoup de retentissement. On a vu un accusé faire venir par corruption de faux témoins à sa charge et pour prouver ensuite que ce qu'ils avaient dit était faux. Il pouvait alors s'écrier : Voilà ce que valent les témoins de l'accusation.
C'était un moyen perfide, indiquant une astuce très profonde. Il y a peut-être bien dans celui en face duquel nous nous trouvons quelque chose qui y ressemble quelque peu.
Je pense qu'il importe qu'on voie clair dans cette affaire, et j'appuie de toutes mes forces la proposition de l'honorable M. Beeckman.
M. Beeckman. - A entendre l'honorable ministre de l'intérieur, on pourrait supposer que ce sont les opposants au projet de loi qui sont les auteurs des fausses pétitions qui sont parvenues à la Chambre.
Je commencerai d'abord par demander à l'honorable ministre s'il a fait allusion à moi...
M. le président. - Permettez-moi de répondre pour M. le ministre de l'intérieur. Il a dit que vous pouviez être victime, mais il n'a pas dit que vous étiez complice.
M. Beeckman. - Je demande simplement à l'honorable ministre de l'intérieur s'il a fait allusion à des membres de la Chambre ?
MiPµ. - Mais pas du tout.
M. Beeckman. - Si l'honorable ministre met les membres de la Chambre hors de cause, je n'ai plus rien à dire...
MiPµ. - Mais évidemment.
M. Beeckman. - Puisque vous supposez que ce sont les opposants au projet de loi qui sont les auteurs de ces pétitions, eh bien, joignez-vous à moi pour demander une enquête sur ces pétitions.
M. Coomans. - L'honorable ministre de l'intérieur ne suppose pas, comme vient de le dire mon honorable ami, M. Beeckman, il affirme, car il vient de dire que la chose est évidente, que les fausses signatures sont le fait des adversaires du projet de loi.
Je demande où l'honorable ministre a pu puiser, je ne dis pas cette opinion, mais cette conviction. Quelles sont les faits sur lesquels il s'appuie ?
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Il s'appuie sur le bon sens.
M. Coomans. - S'il n'a pas de faits à produire, il aurait dû s'abstenir d'une accusation aussi injurieuse pour les adversaires des dépenses militaires exagérées.
L'honorable ministre ajoute que les partisans des augmentations militaires auraient le courage de donner leur nom, de déposer le masque. Mais, messieurs, c'est une critique énorme du projet de loi au point de vue du respect dû à la volonté nationale. S'il n'y a pas de partisans des dépenses militaires (et c'est ce que vient de dire réellement l'honorable ministre, car, s'il y en avait, ils vous donneraient leurs signatures), s'il n'y a pas de partions des dépenses militaires, l'honorable ministre devrait conseiller à ses collègues de retirer le projet de loi... (Interruption.) Comment ! vous dites que les partisans des augmentations sont des hommes courageux qui ne reculent pas devant la défense de leur opinion, et qui sont incapables de nous donner de fausses signatures. Or, ils ne nous donnent pas de signatures du tout ; donc il n'y a pas de partisans des augmentations des dépenses militaires.
Ou vos partisans sont des lâches ou des faussaires, ou ils n'existent pas ; c'est vous qui le dites implicitement.
M. le président. - Monsieur Coomans, je ne puis pas autoriser dans cette Chambre un langage tel que celui que vous tenez.
M. Coomans. - Mais M. le ministre de l'intérieur...
M. le président. - Il n'a pas été question de lâches dans le discours de M. le ministre, de l'intérieur.
M. Coomans. - L'honorable ministre reconnaît qu'il y a des faussaires ; ces faussaires, dit il, ne sont pas dans ses rangs, ils sont donc dans les nôtres. Voilà ce que dit M. le ministre, et je ne pourrais pas protester contre une pareille accusation qui ne repose sur aucun fait.....
M. le président. - Protestez en termes convenables.
M. Coomans. - S'il y a des faits que l'honorable ministre les produise.
M. le président. - Il s'agit uniquement d'un renvoi.
M. Coomans. - Il s'agit de ma défense. J'ai été le premier à signaler de fausses signatures, et l'honorable ministre veut me faire passer ou pour un complice ou pour une dupe. (Interruption.)
C'est votre dilemme. Eh bien, l'un et l'autre rôle, je les refuse.
MPDµ. - Monsieur Coomans, j'ai la police de l'assemblée, permettez-moi de l'exercer.
Je dois faire remarquer qu'il n'appartient à personne, jusqu'ici, de qualifier ces signatures de fausses. C'est un point qui doit être ultérieurement vérifié ; jusque-là vous devez respecter le droit de pétition.
Il y aura donc un renvoi pur et simple de la pétition à la commission des pétitions et quand un rapport nous aura été présenté, vous pourrez qualifier, suivant qu'il y aura lieu, les signatures apposées sur cette pétition. Jusque-là vous n'avez pas le droit de préjuger le caractère de ces signatures. Je vous engage donc à vous modérer dans vos expressions.
M. Coomans. - J'aime beaucoup l'impartialité et la justice, mais j'estime qu'il faut les appliquer à tout le monde.
M. le président. - C'est ce que je fais.
M. Coomans. - M. le ministre de l'intérieur constate qu'il y a des faussaires.
MiPµ. - C'est vous qui dites cela.
M. Coomans. - Comment ! mais vous avez été jusqu'à dire que les faussaires sont nos amis. (Interruption.) Mais si vous n'avez pas dit cela, vous n'avez rien dit. Vous avez dit que les fausses signatures sont le fait des adversaires du projet de loi ; or, ces adversaires sont mes amis, comme les partisans du projet de loi sont les vôtres.
Eh bien, je crois, moi, le contraire ; et j'ajoute qu'il n'est pas du tout de l'intérêt des partisans de notre opinion de produire de fausses signatures dans cette Chambre, parce qu'il est certain que si des faits aussi scandaleux se produisaient plusieurs fois, la signification du pétitionnement serait diminuée, altérée. Or, nous devons maintenir la dignité du pétitionnement et sa signification.
S'il y a des faussaires, et il y en a évidemment, qu'on les recherche, qu'on les punisse et quand ce seront des amis à nous, nous les désavouerons. Mais jusqu'à ce que cette enquête ait été faite, je constate que (page 571) M. le ministre n'a pas produit un seul fait pour justifier la grave accusation qu'il a lancée contre les adversaires de l'augmentation des charges et dépenses militaires et que l'observation faite tout à l'heure par M. le président était d'abord applicable à M. le ministre de l'intérieur.
M. le président. - Je répète que jusqu'au moment où il sera prouvé que les signatures sont fausses, vous devez les respecter provisoirement. Vous n'avez actuellement qu'une seule mesure à prendre ; c'est le renvoi à la commission des pétitions, qui fera un rapport ; et, suivant ce rapport, la Chambre avisera. Jusque-là les signatures doivent être présumées sincères et il n'appartient à personne de les flétrir provisoirement.
MiPµ. - Je tiens à constater dans quelle situation j'ai pris la première fois la parole. Une pétition nous est arrivée il y a quelques jours ; l'honorable M. Coomans avait fait vérifier d'avance le point de savoir si les signatures de cette pétition étaient vraies ou fausses et l'honorable membre n'avait pas hésité à affirmer qu'elles étaient fausses.
M. Coomans. - Je n'ai pas affirmé cela.
MiPµ. - Mais si je me rappelle bien, l'observation de l'honorable M. Coomans n'a pas eu d'autre but que d'attirer l'attention de la Chambre sur la fausseté des signatures. L'observation que l'honorable M. Beeckman a faite tantôt n'a eu également d'autre but que de signaler les pétitions de Diest comme étant revêtues de fausses signatures.
M. Wasseige. - Il a dit qu'il y avait des présomptions...
MiPµ. - Soit ! Il est évident qu'il n'y a pas de preuves juridiques de la fausseté de ces signatures. J'ai dit, et c'était mon devoir, que les auteurs de ces pétitions devaient être des adversaires du projet de loi et j'ai pu signaler le soin qu'on avait pris de vérifier la fausseté des signatures de ces pétitions, ce qui prouvait qu'on devait être informé d'avance de l'existence de ces pétitions.
M. Beeckman. - Je n'en savais absolument rien.
M. Coomans. - Je demande la parole.
MiPµ. - Comment donc alors avez-vous pu vous livrer d'avance à un enquête officielle sur ces pétitions ?
J'avais donc le droit et le devoir de dire que ces pétitions ne pouvaient avoir d'autre but que celui que j'ai signalé. Mais je tiens à le déclarer de nouveau ; je n'ai pas eu un seul instant la pensée que des membres de cette Chambre auraient pris part à ces machinations.
M. Beeckman. - C'est cependant ce que vous venez d'affirmer encore.
MiPµ. - Permettez ; j'ai dit que, dans mon opinion, il était impossible que ces pétitions émanassent de partisans du projet de loi, attendu que s'il en eût été autrement, les signataires n'auraient eu aucune raison de cacher leur véritable nom.
Je tiens encore à constater qu'en supposant que l'explication que j'ai donnée soit la vraie, les choses devaient se passer exactement comme elles se sont passées, c'est-à-dire que les auteurs de la pièce devaient avoir soin de prévenir à l'avance les honorables membres qui ont signalé les faits, de manière que ces honorables membres, sincèrement désireux d'arriver à la vérité, eussent le vemps de faire une enquête et pouvoir déclarer que, d'après leurs investigations, ces pétitions sont fausses.
Ainsi, la circonstance qu'on yous a signalée à l'avance ces pétitions fausses est une présomption encore que les auteurs des pétitions...
M. Beeckman. - C'est inexact.
MiPµ. - ... sont très adroitement, très habilement...
M. Beeckman. - C'est inexact...
MiPµ. - Je rends hommage à votre parfaite loyauté.
M. Beeckman. - Ce que vous venez de dire m'en est la preuve.
MiPµ. - Je répète que dans l'explication hypothétique que j'ai donnée, les choses devaient se passer comme elles se sont passées, c'est-à-dire qu'on devait vous signaler adroitement, habilement, ces pétitions comme fausses, de manière à vous donner le temps de faire une enquête et de pouvoir signaler ce résultat dans cette enceinte.
Je demande si, voyant les adversaires du projet exploiter ces pétitions, il n'était pas de mon devoir de déclarer que s'il y avait des faux, ils pouvaient se trouver plutôt parmi les adversaires du projet de loi que parmi ses partisans.
II faut qu'où voie clair sur l'origine de ces pétitions et je me joins à l'honorable M. Beeckman pour que des recherches convenables soient faites.
M. Coomans. - M. le ministre de l'intérieur expose très mal les faits, du moins en ce qui me concerne.
Il n'y a par eu de machiavélisme, ni d'adresse, ni de malice, soit de ma part, soit de la part des personnes qui ont attiré mon attention sur la pétition envoyée à la Chambre par les habitants de la commune de Berchem-Sainte-Agathe. Voici ce qui s'est passé ; voici la vérité vraie :
Le 25 janvier dernier, nous ordonnons le dépôt sur le bureau d'une pétition d'habitants de la commune de Berchem-Sainte-Agathe, demandant une augmentation des charges militaires. L'analyse de la pétition est insérée au Moniteur ; elle est lue dans la commune par plusieurs personnes, notamment, je le suppose, par le bourgmestre, par le curé, par le vicaire.
L'annonce de ce fait que la commune demande une augmentation des charges militaires, émeut la population de Berchem-Sainte-Agathe ; et on se demande naturellement : « Qui donc a signé cette sotte pétition dans la commune ? » On fait une enquête officieuse, et on reconnaît que personne n'a signé de pétition de ce genre, du moins personne ne s'en avoue coupable. Au contraire, tous les électeurs, une foule d'autres personnes affirment que ce fait leur est inconnu.
Que font alors des habitants notables de la commune ? Ils s'adressent à l'un de nous, à moi, par exemple, et ils me prient de m'assurer du contexte de la pétition et de leur indiquer les signatures : chose parfaitement légale, j'espère.
- Des membres. - Certainement.
M. Coomans. - Eh bien, qu'ai-je fait ? Je n'ai pas fait ce que vient de dire l'honorable ministre de l'intérieur ; je ne suis pas venu affirmer à la Chambre que les signatures étaient fausses, j'ai dit deux ou trois fois que je n'en savais personnellement rien ; mais que les hommes honorables qui s'étaient adressés à moi soupçonnaient la pétition de fausseté.
N'était-ce pas mon droit et mon devoir de tenir ce langage ; et pour cela, les honorables personnes qui se sont adressées à moi, sont-elles des complices d'un délit ? Ont-elles adroitement, machiavéliquement, le mot « jésuitiquement » était sur les lèvres de l'honorable ministre (interruption) ourdi cette trame ? Point. Eh bien, il est possible qu'il eu est arrivé de même à Diest. A Diest, on a été étonné d'apprendre qu'il y avait des partisans de vos projets de militarisme et l'on s'est enquis de la valeur ou de la réalité des signatures. Pourquoi pas ? Je vous prie. Pourquoi la lumière ne se ferait-elle pas sur les pétitions ?
Maintenant M. le ministre me demande pour la seconde fois, pourquoi il n'arrive pas de pétitions, de vraies pétitions en faveur des projets militaires.
Pourquoi ? Je vais le lui dire. Il n'en arrive pas, pour deux raisons. D'abord, il n'y a presque pas en Belgique de partisans de vos projets militaires et ensuite les quelques rares partisans qui peuvent exister n'osent pas se mettre en contradiction ouverte avec l'opinion publique. Il y a des hommes plus courageux ici, je rends hommage à leur bravoure. Mais dans le public il n'en est pas de même. Sur cent Belges, il y en a quatre-vingt dix-neuf qui vous blâment et le centième n'ose pas se nommer. C'est pour cela qu'il ne vous donne pas de signature. (Interruption.) C'est pour cela qu'il en fabrique.
Ainsi ce que M. le ministre croyait évident, ne l'est pas du tout. Ce qui est évident pour moi, pour votre conscience à tous, c'est que les adversaires des dépenses militaires n'ont aucun intérêt à énerver le pétitionnement, à le vicier parce qu'ils ont pour eux l'immense majorité des populations et que leur intérêt est de maintenir intact et honoré le droit de pétition.
Je saisis cette occasion de protester (avec une certaine émotion, mais qu'on trouvera, je crois, parfaitement légitime) contre les insinuations blessantes et injustes que s'est permises M. le ministre.
- Des membres. - L'ordre du jour.
M. le président. - Toute la Chambre est d'accord pour renvoyer les deux pétitions à la commission des pétitions et j'invite la commission à s'en occuper aussi prochainement que possible.
M. le président. - Nous retenons à l'ordre du jour.
Avant d'accorder la parole aux orateurs inscrits, permettez-moi de vous donner lecture d'une lettre que j'ai reçue d'un de nos honorables collègues et qu'il me demande de vous communiquer.
Elle est de (page 572) M. Le Bailly de Tilleghem qu'une longue maladie empêche d'assister à vos travaux :
« Monsieur le président,
« Me trouvant pour motif de santé retenu absent de la Chambre, dans le moment où la discussion de la loi de notre organisation militaire est à l'ordre du jour, qu'il me soit permis de vous prier d'avoir pour agréable de vous adresser la présente lettre pour déclarer que je suis tout à fait disposé en faveur du projet de loi présenté par le gouvernement et que si j'étais présent à la Chambre, je le voterais avec les différentes modifications organiques le plus utilement introduites et avec les dépenses nécessaires pour doter l'armée d'une bonne et solide organisation, appuyée sur un système de forces militaires, possédant tous les éléments au moyen desquels nous pouvons avoir l'espoir, en cas de besoin et dans toutes les éventualités d'attaques, de défendre honorablement et efficacement le pays, notre nationalité avec ses institutions constitutionnelles et patriotiques.
« Veuillez, monsieur le président, me permettre de vous demander de vouloir bien donner communication de cette déclaration à la Chambre des représentants que vous présidez avec tant de dignité et agréer en même temps, etc.
« Baron Le Bailly de Tilleghem. »
MfFOµ. - Cela vaut mieux qu'une pétition.
M. Thonissenµ (pour une motion d’ordre). - Je voudrais dire à la Chambre quelques mots relatifs à l'incident qui a occupé l'assemblée à la fin de la séance d'hier.
M. le président. - Est-ce pour un fait personnel ?
M. Thonissenµ. - Oui, M. le président, et pour une demande à adresser à l'honorable M. Kervyn.
Hier, messieurs, l'honorable M. Kervyn m'a donné un démenti catégorique au sujet d'un fait que j'ai affirmé avoir existé en 1840. J'avais affirmé qu'en 1840 le gouvernement français avait informé le gouvernement belge que, si celui-ci n'était pas en état de défendre son territoire et sa neutralité, le gouvernement français, à son grand regret, pourrait être obligé de faire lui-même occuper nos provinces, en cas de conflit avec l'Allemagne.
Ce fait, messieurs, n'a pas été nouvellement affirmé par moi ; il a été affirmé ici et ailleurs depuis plus de quinze ans.
En 1858, l'honorable général Renard, parlant, non pas en son nom personnel, mais au nom du gouvernement belge et comme commissaire royal chargé de la défense d'un projet de loi, l'honorable général Renard, dis-je, a affirmé, de la manière la plus positive, qu'en 1840 la Belgique avait reçu la communication que j'ai rappelée.
Dans la grande commission militaire, à la deuxième séance, si ma mémoire ne me trompe, le même fait a été affirmé de nouveau par l'honorable général Renard et, encore une fois, il n'a rencontré aucune espèce de contradiction.
Je n'ai donc pas agi légèrement en citant, à mon tour, un fait deux fois affirmé sans contestation, par les organes du gouvernement.
Maintenant, messieurs, je dirai que je n'accepte pas et que je ne puis accepter le démenti qu'on m'a donné.
L'honorable M. Kervyn a parlé de menaces adressées par le gouvernement français au gouvernement belge. J'en appelle au souvenir de tous les membres de la Chambre, et je soutiens que je n'ai pas dit un seul mot d'une prétendue menace adressée au gouvernement belge ; je n'ai fait aucune observation, aucune allusion, autorisant une pareille interprétation de mes paroles. Par conséquent, l'honorable membre qui a écrit à M. Thiers (et ce n'est pas M. Kervyn, je crois) que je l'avais accusé d'avoir menacé la Belgique en 1840, n'a pas dit la vérité à M. Thiers. J'ai même parlé de l'incident comme d'une preuve de la bienveillance du gouvernement français, comme d'un avertissement utile, et, permettez-moi de le dire, c'est toujours en ce sens que l'incident a été compris. Voici notamment comment a parlé, en 1858, l'honorable général Renard, aujourd'hui ministre de la guerre. L'honorable général disait :
« Nous avons du reste, dans l'histoire de la Belgique, un fait que je vous livre et peut-être est-il, dans cette Chambre, des hommes d'Etat qui se le rappelleront. En 1840, la guerre a failli éclater en Occident. Eh bien, en cette circonstance, une puissance amie de la Belgique, très dévouée à ses intérêts, lui a fait demander si elle pouvait s'opposer à un corps d'armée qui passerait sur notre territoire pour menacer sa frontière. On demandait à la Belgique quelle était la force dont elle pouvait disposer, et on lui disait que, si cette force n'était pas suffisante, on se verrait, quoique à regret, obligé d'entrer immédiatement et de prendre position.
« Voilà ce qui domine toute notre situation et à chaque guerre cette alternative se présentera. On vous demandera si vous pouvez défendre votre territoire, de quelles forces vous dispensez pour le garantir, et si ce que vous avez n'est pas convenable, on entrera immanquablement chez vous. Il faut donc avoir une armée de campagne. »
Maintenant, messieurs, que j'ai rétabli les faits tels qu'ils doivent être présentés devant cette Chambre, maintenant qu'il est prouvé que je n'ai pas songé, un seul instant, à parler de menaces faites par l'honorable M. Thiers à la Belgique, permettez-moi d'aller un peu plus loin.
L'honorable M. Kervyn a invoqué une autorité assurément très élevée, très imposante et pour laquelle je professe le plus profond respect, celle de l'honorable M. Thiers.
Je puis invoquer, à mon tour, une autorité tout aussi imposante, tout aussi respectable, c'est celle de S. M. le Roi Léopold Ier, qui n'en a jamais fait mystère. (Interruption.) Mais, messieurs, je n'abuse pas d'une confidence. Il y a ici une vingtaine de membres à qui le même langage a été tenu. Le Roi Léopold Ier a dit, en mainte circonstance, à plusieurs membres de cette Chambre qu'en 1840, une pareille communication lui avait été faite. (Interruption.)
II. Bouvier. — C'est un fait historique.
M. Delaetµ. - Vous nous opposez un témoignage que nous ne pouvons pas discuter.
M. Thonissenµ. - Hier l'incident vous amusait, aujourd'hui il ne vous amuse plus, mais je continuerai. (Nouvelle interruption.)
Mais, messieurs, laissons donc les personnes hors de cause. C'est un fait historique, honorable pour le Roi Léopold. Ier. (Interruption.)
J'en appelle à MM. les ministres. Est-ce vrai oui ou non, que le Roi a tenu ce langage ? J'affirme sur l'honneur l'exactitude de ce que j'avance.
Il y a quelque chose de plus. C'est que le fait a été déclaré à la tribune belge par l'honorable M. Lebeau en 1840.
L'honorable M. Lebeau, parlant des négociations entamées entre la Belgique et la France, a rendu compte ici, à la tribune, d'une conversation qu'il a eue lui-même avec l'honorable M. Thiers.
Or, voici les paroles qu'il place dans la bouche de l'illustre homme d'Etat français :
« Si la neutralité belge est sérieuse, si elle est convenablement, énergiquement défendue, l'intérêt militaire de la France n'est plus d'étendre ses frontières au Nord ; si la neutralité peut être défendue en tout temps, de manière qu'une agression quelconque ne puisse y porter aisément atteinte, que cette agression vienne du Nord ou du Midi, le grand intérêt, qui pourrait exiger que la France étendît ses limites vers le Nord, est sauvegardé. »
MfFOµ. - M. Lebeau était ministre.
M. Thonissenµ. - J'irai plus loin. J'ai trouvé les traces du même fait dans les papiers de l'honorable M. Lebeau.
Un jour, travaillant à un ouvrage historique, je me rendis chez lui pour lui demander quelques documents. Avec une confiance qui m'honore, il me répondit : « Voici tout ce que j'ai, je mets le tout à votre disposition, sans examen, sans inventaire, je sais à qui j'ai affaire. »
J'emportai donc ces archives et j'y trouvai la preuve qu'en 1840 la communication dont j'ai parlé a été faite au gouvernement belge.
J'arrive à présent, messieurs, à la lettre de M. Thiers qui a été remise à l'honorable M. Kervyn.
Cette lettre a été lue pour une moitié et pas pour l'autre moitié. Or, je crois savoir que si, dans la première partie, l'honorable M. Thiers semble me donner tort, dans la seconde partie, il confirme complètement mon système. (Interruption.)
Dans cette seconde partie, si je suis bien informé, il dit que la Belgique doit armer, qu'elle a intérêt à armer et que sa neutralité n'est qu'un vain mot si elle n'est pas convenablement armée.
J'en appelle donc à la loyauté de l'honorable M. Kervyn, et je lui demande de vouloir bien communiquer à la Chambre toute la lettre de l'honorable M. Thiers, au lieu de se borner à quelques phrases qui lui sont favorables.
M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, je ne pense pas que lorsqu'une Chambre belge est appelée à traiter des intérêts aussi importants que ceux dont nous nous occupons, elle ait à chercher sur sa (page 573) mission des lumières en dehors d'elle, quelque éminents que puissent être les hommes dont il s'agit d'invoquer l'opinion.
M. Hymans. - Il ne fallait pas le faire.
M. Bouvierµ. - Vous avez pris 1 initiative.
M. Kervyn de Lettenhove. - Je ne me suis pas appuyé sur les opinions de l'honorable M Thiers. Je ne le ferai pas, bien que je reconnaisse parfaitement à l'honorable M. Thonissen le droit de les invoquer.
Ce qui m'a vivement touché, c'est que j'ai trouvé dans le discours de l'honorable M. Thonissen la mention d'un fait qui me paraissait parfaitement regrettable.
J'avais perdu de vue, je l'avoue, le discours de l'honorable général Renard et je ne croyais pas que ce fait eût déjà été cité dans cette enceinte ; mais, lorsque je l'ai rencontré dans le discours de l'honorable Thonissen, j'en ai été profondément ému et je n'hésite pas à déclarer que dans les termes mêmes dont s'était servi l'honorable M. Thonissen je trouvais parfaitement défini ce caractère de menace que j'ai cru reconnaître dans la démarche qu'on attribuait au gouvernement français.
En effet, lorsqu'un gouvernement puissant, un gouvernement ayant un armement formidable, s'adresse à une nation faible, désarmée et neutre et lui dit : que le jour où ses armements seront jugés insuffisants par le plus fort, ce plus fort s'attribuera le droit d'occuper le territoire du plus faible, il y a là incontestablement une menace. (Interruption.)
Je me trouve placé sur un terrain très difficile.
L'honorable M. Thonissen, parlant des démarches qui auraient été faites en 1840, s'est servi, si je ne me trompe, de ces mots : « Le cabinet présidé par l'honorable M. Thiers. » Il en résultait que c'était à l'honorable M. Thiers qu'on attribuait cette démarche.
Or, de cette allégation il reste fort peu de chose, j'aime mieux dire qu'il n'en reste rien.
Mais, si l'on veut faire remonter plus haut ce langage, il m'est évidemment impossible de suivre l'honorable M. Thonissen et de contrôler ce qui s'est passé dans une sphère où je n'ai pas le droit de pénétrer.
Cependant, messieurs, j'ai cherché à m'éclairer de plus en plus et je ne puis m'empêcher d'appeler l'attention de la Chambre sur des documents qui méritent toute sa confiance.
Il y a peu de temps on a publié en Belgique un travail qui n'est que le résumé des correspondances de l'honorable M. Lehon, alors ambassadeur à Paris, qui fut chargé de traiter cette importante question non seulement avec M. Thiers, mais aussi avec le roi Louis-Philippe.
Je lis dans ce travail publié par M. Théodore Juste que M. Thiers ayant laissé échapper dans une conversation quelques mots qui tendaient à faire croire qu'il y avait en Europe des neutralités faibles qu'on ne respecterait pas, M. Lehon fut chargé de se rendre auprès de M. Thiers pour lui demander des explications, et voici en quels termes l'honorable M. Lehon rendait compte de cette conversation dans une dépêche adressée, si je ne me trompe, à l'honorable M. Lebeau, alors ministre des affaires étrangères.
Voici les paroles que M. Lehon attribue à M. Thiers :
« Je vous prie de... (Interruption.)
MfFOµ. - Monsieur Kervyn, il y a un fait intermédiaire...
M. Coomans. - Laissez dire.
MfFOµ. - Je rappelle que M. Lebeau, ministre des affaires étrangères, a demandé, en 1840, des explications au gouvernement français, à propos d'armements faits sur nos frontières.
M. Kervyn de Lettenhove. - Précisément ; il y avait eu une réunion de forces militaires dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais... (interruption) Ce fut dans ces circonstances, en présence d'une phrase de M. Thiers qui avait été interprétée de diverses manières, et aussi en présence de certains rassemblements de forces dans les départements du Nord, que M. Lehon se rendit près de M. Thiers, et obtint la réponse dont j'ai l'honneur de donner communication à la Chambre.
« Je n'ai pas besoin de vous dire, qu'aucune pensée hostile envers la Belgique n'a déterminé un mouvement militaire dans le Nord ; loin de là, nous avons été touches profondément des sympathies que la nation belge a fait éclater dans ses journaux pour notre cause. Nous lui sommes on ne peut plus reconnaissants de ces bons sentiments, appui moral d'un peuple éclairé et ami. Je vous prie de le faire savoir à Bruxelles et j'aime à vous déclarer que de tous les moyens de faire respecter l'indépendance et les droits de la Belgique, celui-là est à l'égard de la France le plus efficace et le plus infaillible. Nous devons aussi trop de gratitude au Roi Léopold et nous avons trop éprouvé la bienveillance de ses dispositions personnelles pour tenir envers ce prince et son royaume aucune autre conduite que celle d'une politique équitable et protectrice. N'ayez donc aucune inquiétude, aucun ombrage des mouvements intérieurs de nos armées, et confiants dans vos traités avec l'Europe comme dans les sentiments nationaux qui en sont la meilleure sanction envers la France, soyez convaincu que la neutralité de la Belgique est pour nous un article de foi. »
Voilà la déclaration de M. Thiers telle qu'elle est consignée dans lu dépêche de M. Lehon.
MfFOµ. - Est-ce là la neutralité désarmée ? Lisez toute la lettre de M. Thiers, c'est bien plus simple.
M. le président. - N'interrompez pas, M. le ministre...
M. Kervyn de Lettenhove. - Il y a plus : M. Lehon crut devoir s'adresser à Louis-Philippe, et dans une autre dépêche il rend compte de son entretien en ces termes :
« Il est une neutralité (disait le roi des Français) qui doit être et qui sera infailliblement respectée ; c'est celle de la Belgique, condition d'existence imposée par l'Europe depuis la révolution de 1830 et franchement appuyée par la France de juillet, comme garantie essentielle que la nation belge n'appartiendrait qu'à elle-même. »
Il y a donc des documents nombreux pour croire que je ne me suis pas trompé, et j'avoue que je serais heureux qu'il en fût ainsi, car ce serait à l'honneur de mon pays que je constaterais que dans une circonstance grave on a eu confiance dans les mesures qu'il prendrait lui-même en dehors de toute pression étrangère. (Interruption.)
MfFOµ. - Messieurs, je n'interviens pas dans la discussion spéciale qui s'est établie entre l'honorable M. Kervyn et l'honorable M. Thonissen. Ce sont deux honorables académiciens et historiens qui auront à débattre entre eux l'exactitude du fait historique qui a été apporté à cette tribune.
Mais je demande à pouvoir bien préciser l'objet du débat. Il s'agit de savoir, au fond, si la neutralité belge doit être on ne doit pas être armée. (Interruption.) Voilà toute la question.
L'honorable M. Thonissen a précisément cité ce fait historique pour démontrer la nécessité de garantir efficacement et par nos propres forces la neutralité et l'intégrité du pays.
M. Thonissenµ. - Comme argument.
MfFOµ. - Etes-vous en mesure de défendre votre neutralité ? Voilà ce qui a été demandé, en 1840, à la Belgique.
Maintenant, l'honorable M. Kervyn a lu une lettre ou plutôt un fragment de lettre de M. Thiers dans laquelle on répond à une question bien différente. Est-il vrai, aurait-on demandé à M. Thiers, qu'en 1840 vous avez, comme président du conseil, déclaré à la Belgique que si elle ne complétait pas ses armements, son territoire serait occupé ?
Mais qui donc a jamais prétendu qu'on eût dit à la Belgique : Si vous ne complétez pas vos armements, nous allons occuper votre territoire !
Je comprends très bien que la question ayant été ainsi posée, l'honorable M. Kervyn se soit profondément ému de ce qu'il a appelé une menace adressée à la Belgique, et je comprends aussi que l'illustre M. Thiers ait répondu à ceux qui ont posé cette question : Il est absolument faux que j'aie fait une pareille menace et tenu un pareil langage à la Belgique.
Mais qui avait dit cela ? Ceux qui ont écrit à M. Thiers ! Personne autre ! Le général Renard ne l'a pas dit dans cette Chambre ; M. Lebeau ne l'a pas dit : M. Thonissen ne l'a pas dit : M. Thonissen a rappelé qu'en 1840 on avait demandé à la Belgique : Etes-vous en mesure de défendre votre neutralité ? Mais cette question ainsi posée, qu'a-t-elle d'offensant ?
M. Kervyn de Lettenhove. - Sinon...
MfFOµ. - Oui : sinon, ma propre sécurité m'obligerait à occuper votre territoire, c'est-à-dire, vous devez avoir une neutralité armée, vous devez être en mesure d'empêcher qu'on n'occupe votre territoire, car si ce n'est pas l'un des belligérants qui l'occupera, nécessairement ce sera l'autre ; je veux que votre territoire soit défendu en exécution des traités, en exécution des, actes qui ont constitué votre indépendance et votre nationalité.
Aussi, messieurs, je demande qu'on lise toute la lettre de M. Thiers, L'honorable M. Kervyn me l'a communiquée, hier ; eh bien, lorsqu'on aura entendu la lecture de cette lettre, on comprendra que l'opinion de (page 574) M. Thiers est que la neutralité de la Belgique doit être armée. (Interruption.) Qu'on lise la lettre. Ce sera la solution de la question.
M. Delaetµ. - Malice cousue de fil blanc.
M. Kervyn de Lettenhove. - Je ne pense pas qu'il y ait lieu de rentrer dans la discussion. (Interruption.) J'ai rempli hier toute la séance. Il ne s'agit en ce moment que d'un fait : y a-t-il eu une insinuation ou une déclaration de l'honorable M. Thiers que dans telle hypothèse la France occuperait notre territoire ? Eh bien je me suis cru autorisé, je me crois encore autorisé à déclarer que cette insinuation, que cette déclaration n'a pas eu lieu. (Interruption.) J'ai l'habitude d'être très franc et très loyal vis-à-vis de mes adversaires.
Après la séance d'hier, j'ai immédiatement mis sous les yeux de M. le ministre des finances et de M. le ministre de la guerre la lettre que j'avais reçue ; mais de là à la produire dans une séance publique, alors qu'hier je n'ai pas seulement prononcé le nom de M. Thiers alors que, tout en ne cachant pas la source de la lettre, je n'ai pas cru pouvoir, par un sentiment de délicatesse, aller au delà, est une position que je ne puis accepter. (Interruption.)
Je déclare donc que je communiquerai volontiers à chacun de mes collègues la lettre que j'ai reçue, mais je ne me crois pas le droit de la mettre, en séance publique, sous les yeux de toute la Chambre.
- Voix à gauche. - Oui ! oui ! la lettre !
MfFOµ. - Je ne comprends vraiment pas le scrupule de l'honorable membre. (Interruption.) Comment ! On a pu lire un paragraphe de la lettre et on ne se croit pas autorisé à lire l'autre paragraphe. Il est conforme aux principes de la plus stricte délicatesse de lire quatre lignes ; mais il est interdit, il serait en quelque sorte déloyal de lire huit lignes !
M. Jacobsµ. - Le possesseur de la lettre est seul juge d'une pareille question.
M. Teschµ. - Mais il a lu la moitié de la lettre.
MfFOµ. - Vous vous trompez, M. Jacobs ; il n'est pas seul juge en pareille occurrence. Quand on produit une lettre comme étant l'opinion d'une personne dont on prononce le nom, je demande que cette opinion ne soit pas scindée, mais qu'elle soit communiquée en entier, sinon nous serons autorisés à croire que l'opinion que l'on veut attribuer à l'auteur de la lettre n'est pas celle qu'il professe réellement.
Qu'il y ait eu ou qu'il n'y ait pas eu de communications en 1840 ; qu'elles aient été échangées entre les souverains ou entre les ministres, qu'elles soient parties d'une région ou d'une autre, tout cela importe peu. Le seul point, car le fait, réel ou non, n'était qu'un argument, le seul point qu'il importe d'établir, c'est de savoir si la neutralité de la Belgique doit être une neutralité armée. Or, vous produisez une pièce dans le but d'établir que notre neutralité ne doit pas être armée. (Interruption.)
Mais c'est évident ; vous ne produisez cette pièce que pour étayer votre thèse, pour démontrer que noire neutralité ne doit pas être armée. (Interruption.) Permettez ! L'honorable M. Kervyn vient de faire appel à une publication récente, relative à l'honorable M. Lehon, publication faite d'après les papiers de cet ancien diplomate ; et que trouve-t-il dans cette publication ? Un discours, une déclaration ou une explication, d'où il résulte que la neutralité de la Belgique doit être placée sous la foi des traités. Que signifie cette citation, si ce n'est que, dans la pensée de son auteur, elle prouve que notre neutralité ne doit pas être armée ? (Interruption.)
Si vous ne prétendez pas cela, il n'y a plus de divergence entre nous ; si nous sommes d'accord que notre neutralité doit être armée, alors il n'y a plus à discuter sur ce point.
M. Coomans. - Il ne s'agit pas de cela ; il s'agit de l'occupation de la Belgique.
MfFOµ. - Je répète que si l'honorable M. Kervyn n'a pas voulu prétendre que notre neutralité ne doit pas être armée, il n'y a plus lieu à discuter. (Interruption.)
Peu importe, dès lors, si, en 1840, dans certaines régions, entre souverains, entre ministres ou entre diplomates, une déclaration quelconque a été faite à ce sujet ; ceci est tout à fait étranger au débat.
M. Coomans. - C'est l'essentiel.
MfFOµ. - Eh bien continuez vos études historiques sur ce point, mais permettez à la Chambre, permettez à ceux qui sont d'accord avec nous, de proclamer que notre neutralité doit être armée. Si nous sommes d'accord, il est inutile de discuter plus longtemps sur ce point,
M. de Theuxµ. - Je vois avec regret se prolonger cet incident qui pouvait être vidé en quelques mots et qui ne peut pas aboutir.
De quoi s'agissait-il ? Il s'agissait de vérifier si effectivement en 1840 la Belgique avait été menacée d'une invasion française pour le cas où elle n'aurait pas été en mesure de s'opposer à une invasion prussienne. Voilà le seul fait qu'il s'agissait de vérifier. Ce fait a été débattu entre les honorables MM. Thonissen et Kervyn, il est épuisé.
Maintenant, M. le ministre des finances soulève un second incident, il veut savoir quelle est l'opinion de M. Thiers sur la nécessité pour la Belgique de s'armer. Eh bien, que répond M. Thiers, qui n'est plus aujourd'hui membre du gouvernement français, qui ne parle pas au nom du gouvernement de l'empereur ? Je ne connais pas cette lettre, je ne sais pas ce qu'elle contient, mais s'il parle des avantages, de l'utilité ou de la nécessité pour la Belgique d'être plus ou moins armée, il se borne à exprimer une opinion toute personnelle et l'honorable M. Kervyn n'est en aucun façon obligé de produire dans cette enceinte la lettre qui l'exprime (interruption), en aucune manière. Je défie qui que ce soit de soutenir avec l'ombre de raison, que l'honorable M. Kervyn serait tenu de produire ici la lettre qu'il a reçue, et quant à moi, je prie l'honorable membre de persister dans son refus de donner communication de cette pièce.
MfFOµ. - Je demande la parole.
M. le président. - Tâchons, messieurs, de terminer cet incident.
MfFOµ. - Je tire en deux mots la conclusion de ce débat. La lettre prouve que dans la pensée de l'homme d'Etat qui l'a écrite, la neutralité belge doit être armée, car si elle prouvait le contraire, il est évident qu'on ne manquerait pas de la produire dans son entier.
M. Bouvierµ. - Le pays jugera.
M. Kervyn de Lettenhove. - La discussion entre l'honorable M. Thonissen et moi n'a porté que sur un fait, fait important de l'histoire moderne. Au point de vue où je me suis placé, j'avais le droit de déclarer que de la lettre que j'ai reçue j'ai reproduit, sans rien omettre, tout ce qui se rapporte au fait que j'ai contesté.
MfFOµ. - Et le reste ?
M. Kervyn de Lettenhove. - Maintenant, s'il m'est permis d'ajouter un mot, je regrette vivement que M. le ministre des finances ait cru pouvoir profiter d'une communication tome confidentielle et soit venu l'introduire dans la discussion publique, (Interruption.)
M. Bouvierµ. - Mais vous l'aviez invoquée vous-même !
MfFOµ. - Je suis obligé, messieurs, de protester contre les dernières paroles que vient de prononcer l'honorable M. Kervyn. L'honorable membre a lui-même produit dans la discussion une lettre qui a été incontinent attribuée à M. Thiers. (Interruption.)
M. Teschµ. - Mais évidemment ; c'est M. Coomans lui-même qui a prononcé le nom.
MfFOµ. - Immédiatement après la séance, je me suis approché de l'honorable M. Kervyn et je lui ai demandé à voir la lettre de M. Thiers ; il me l'a communiquée sans difficulté aucune et ne m'a nullement dit qu'il me faisait une confidence.
M. Kervyn de Lettenhove. - C'était après la séance !
MfFOµ. - Sans doute, mais qu'importe ? Est-ce cette circonstance qui donnait un caractère confidentiel à votre communication ?
J'ai donc pris connaissance de la lettre, de même que divers membres de la Chambre, en même temps que moi, et j'ai fait sur-le-champ cette remarque à l'honorable membre en présence de plusieurs de nos collègues : Mais cette lettre exprime tout autre chose que ce qu'on a pu supposer par le paragraphe dont vous avez donné lecture ; la pensée de M. Thiers n'est pas du tout que la neutralité de la Belgique doit être désarmée.
J'ai demandé ensuite à l'honorable M. Kervyn s'il consentait à me remettre cette leurs pour me permettre à mon tour d'en tirer parti et il m'a répondu : La lettre est à votre disposition.
M. Kervyn de Lettenhove. - Là-dessus nous ne sommet pas d'accord.
MfFOµ. - Mais comment eussiez-vous pu vous refuser à me communiquer cette lettre dont vous aviez lu une partie ? Quelle raison auriez-vous pu m'en donner ? Qui pouvait-elle compromettre ? Quel danger y a-t-il à cela pour qui que (page 575) ce soit ? M. Thiers a répondu à une question posée ; sa réponse forme un ensemble ; et il ne peut pas avoir eu la moindre intention de dissimuler sa pensée tout entière.
Il est d'ailleurs parfaitement notoire que M. Thiers n'a jamais émis l'opinion que la Belgique dût avoir une neutralité désarmée. En d'autres termes, qu'elle ne devait pas se défendre si elle était attaquée.
Je proteste donc contre les paroles de l'honorable M. Kervyn ; je n'ai reçu de lui aucune espèce de confidence, ayant demandé simplement à relire une lettre que lui-même avait lue, et que nous devions croire communiquée dans son entier. Mais j'ai vu avec regret, avec un grand regret, qu'en donnant à la Chambre communication d'une lettre qu'il croyait favorable à la thèse qu'il soutenait, l'honorable membre se soit cru autorisé à la scinder, à n'en faire connaître qu'une partie.
M. Coomans. - Si je comprends bien l'argument de M. le ministre des finances, il consiste à dire que nous devons avoir une grande armée, parce que tel est l'avis de M. Thiers. (Interruption.) Un instant ; soyons un peu logique, si c'est possible.
Si telle n'est pas la portée de l'argument de M. le ministre des finances, je me demande ce qu'il a voulu démontrer. L'honorable M. Kervyn a prouvé ce qu'il avait à établir ; à savoir qu'on avait allégué faussement que la Belgique avait été menacée d'être occupée par l'armée française, si l'armée belge avait été jugée insuffisante à Paris. C'était là l'allégation ; notre droit était de la réfuter ; nous l'avons fait.
Mais pour déplacer la question, M. le ministre des finances est le plus habile orateur du monde. Il est venu vous dire : « On supprime une partie de la lettre de M. Thiers ; il y a dans cette lettre autre chose que ce qu'on en a lu. »
Mais s'il y avait dans la lettre des véritables confidences de la part de l'honorable M. Thiers, faudrait-il aussi en donner lecture ? Quoi qu'il en soit, cette autre chose ce serait le conseil donné par M. Thiers à la Belgique de s'armer solidement.
.« Donc, dit M. le ministre des finances, puisque M. Thiers nous donne le conseil de nous armer solidement, armons-nous. »
Je ne suis pas fâché que cet argument soit produit par M. le ministre des finances, car je lui en pousserai un autre qui le gênera un peu. S l'opinion de M. Thiers est tellement respectable et prépondérante qu'i faille s'y ranger, je le veux bien ; mais alors j'affirme que M. Thiers a qualifié d'absurde tout notre système de défense militaire d'Anvers. (Interruption.)
Ce propos de M. Thiers m'a été rapporté par des hommes politiques, très considérables, très respectables, que vous respectez. Ces hommes ont entendu M. Thiers déclarer avec des suppléments de démonstration, que tout votre système de fortification pourrait être enlevé en peu de jours par l'armée française.
M. Delaetµ. - Je demande la parole.
M. le président. - La Chambre est-elle d'avis de continuer cet incident ?
M. Delaetµ. - J'ai entre les mains un document qui présente un intérêt réel ; je demande à en lire un passage.
M. le ministre des finances, avec une colère toute politique, a dit que ce qui avait été avancé par lui dans ce débat a été prouvé. Il n'en est rien, il s'agissait seulement de savoir si le fait historique d'une menace qui aurait été adressée à la Belgique en 1840, existe, oui ou non.
Or, il est démontré que ceux qui ont affirmé le fait n'ont pas produit une seule preuve réellement historique à l'appui de leur affirmation.
L'honorable M. Thonissen cite des documents qui lui ont été confiés par M. Lebeau ; il a invoqué la parole de Leopold Ier, dont la mort est trop récente pour que le respect inspiré par une tombe à peine fermée permette de contrôler ou de discuter ses affirmations avec toute l'indépendance de l'histoire.
Le gouvernement, pour tout argument, est venu nous lire une note qui se trouve dans un ouvrage de M. Th. Lavallée. Je dois le dire, j'ai été très étonné, j'ai été péniblement surpris de voir citer par le gouvernement dans cette Chambre, et comme un ouvrage faisant autorité, une note d'un livre que je considère comme étant, parmi les publications de ces dernières années, l'œuvre la plus hostile à notre nationalité.
Je ne m'étais pas attendu à voir invoquer une note de ce livre-là. Eh bien, la seule punition que je veuille infliger au gouvernement... (interruption) oui, la punition que j'inflige au gouvernement, c'est de vous donner lecture du texte accompagnant la note qu'on vous a fait connaître hier.
- Des membres. - Nous connaissons ce texte.
M. Delaetµ. - Si vous le connaissez, le pays ne le connaît pas, et il est bon qu'il apprenne à le connaître par la lecture que j'en vais faire. Voici ce texte.
« Les événements ont démontré que la création du nouveau royaume a été peu favorable à la France. La Belgique, libre et prospère, sous un gouvernement sage et éclairé, a perdu, malgré la communauté de race, de langue et de religion, presque toutes ses affinités politiques vers la France ; et la création récente du camp retranché d'Anvers, camp qui s'appuie, d'une part, sur l'Angleterre, d'autre part, sur la Prusse, démontre qu'elle peut redevenir la citadelle de la coalition. Quant à sa neutralité, elle est chimérique et impossible : par la nature de son sol et sa configuration géographique, c'est le théâtre obligé des invasions françaises, c'est le champ clos que la nature semble avoir préparé à la France et à ses ennemis pour y vider leurs querelles ; c'est enfin une région dont la disposition est telle, qu'elle semble appeler la guerre, et avoir été créée exprès pour les batailles. » (« Voir la Géographie militaire, page 223 de la sixième édition.)
Messieurs, n'est-il pas de toute évidence que, lorsqu'un ministère belge se résigne à invoquer comme, autorité les notes de l'ouvrage antibelge de M. Th. Lavallée, c'est qu'il ne peut s'appuyer sur aucun document diplomatique, sur aucune preuve historique ? Le pays répondra.
M. Hymans. - Deux mots, messieurs, avant la clôture de l'incident.
L'honorable M. Delaet vient d'affirmer qu'il n'existe pas un seul document historique propre à établir l'exactitude des faits allégués par l'honorable M. Thonissen. Je demande la permission de prouver le contraire.
L'honorable M. Kervyn a cherché, dans un livre de M. Juste, des arguments en faveur de sa thèse ; c'est dans un ouvrage du même auteur que je trouve la preuve des faits avancés par l'honorable M. Thonissen,
Je tiens la biographie de M. Joseph Lebeau, écrite d'après les souvenirs manuscrits de cet homme d'Etat. Ces souvenirs manuscrits ont été confiés une première fois à l'honorable M. Thonissen ; ils l'ont été une seconde fois à M. Théodore Juste, collègue de l'honorable membre à l'Académie. Or, voici ce que je lis à la page 140 de cette biographie :
« Six semaines environ avant la rentrée de M. Lebeau au pouvoir, » (il y entra le 18 avril 1840, « M. Thiers était devenu en France le président d'un ministère qui pendant sa courte et orageuse existence, paraissait, à propos de la question d'Orient, devoir amener une conflagration générale. En effet, dès le mois d'avril, M. Thiers laissa entendre que si les Russes allaient à Constantinople et les Anglais à Alexandrie, il ferait la guerre sur le Rhin et les Alpes. Le cabinet de Bruxelles, instruit des intentions belliqueuses qui prévalaient, prit quelques mesures de précaution. On prétend, d'ailleurs, que le gouvernement français s'enquit officieusement de l'état de nos forces, afin de s'assurer que nous serions, le cas échéant, en mesure de nous opposer à un corps ennemi qui essayerait de menacer la frontière du Nord. »
M. Delaetµ. - On prétend !
M. Hymans. - Permettez, nous y viendrons. En attendant, voici l'idée formulée, telle qu'elle devait l'être ; on voulait que nous pussions défendre notre frontière du Nord contre les armées allemandes, afin de pouvoir garantir, comme le disait tout à l'heure M. le ministre des finances, la sécurité du territoire français.
Je m'attendais à être interrompu sur ce mot : « on prétend ! » mais que signifie l'interruption ?
Lorsque dans un livre écrit sur les manuscrits d'un homme d'Etat considérable, manuscrits qui existent, qui sont aujourd'hui dans les mains de ses fils, on rencontre une phrase comme celle-là, il est permis de dire qu'elle implique mieux qu'une simple présomption, qu'une vague rumeur. Si le fait n'avait eu que ces proportions insignifiantes, on ne l'eût pas retrouvé dans les notes de M. Lebeau, et son historien n'en eût point parlé.
D'ailleurs, ce n'est pas tout : je tourne la page, et, à la page 145, je lis ce qui suit :
« Fidèle aux principes qui n'avaient cessé de le diriger depuis 1831, M. Lebeau, comme ministre des affaires étrangères, veillait avec un soin jaloux sur la neutralité belge.
« Le traité du 15 juillet, conclu par quatre puissances contre la France était venu, comme nous l'avons dit, faire planer de redoutables menaces sur l'Europe.
« En ces graves conjonctures, le 4 août, le ministre des affaires étrangères adressa aux légations une déclaration de neutralité énergique et (page 576) précise. M. Thiers accueillit sans difficulté cette déclaration, mais lorsque le grand-duché de Bade et le royaume de Sardaigne voulurent imiter notre exemple, il s'écria avec un certain dépit, « qu'il n'entendait point se laisser bloquer par des neutres. » (erratum, page 614) Du reste, ce dépit n'alla pas plus loin. Louis-Philippe s'attacha lui-même à rassurer le gouvernement belge. Et quelques jours avant sa retraite, M. Thiers, rencontrant M. Lehon, lui dit que la neutralité de la Belgique était pour la France un article de foi. »
« La neutralité de la Belgique était pour la France un article de foi. » C'est la phrase saillante de la dépêche que M. Kervyn vous a lue, en y insistant d'une façon toute spéciale. Mais voyons l'explication qui en définit la portée :
« En une autre occasion, le président du cabinet du 1er mars (M. Thiers) s'exprima sur ce sujet avec plus de force encore et de précision. M. Lebeau lui-même cita un jour à la Chambre des représentants les paroles suivantes de M. Thiers : « Si la neutralité belge est sérieuse, si elle est convenablement, énergiquement défendue, l'intérêt militaire de la France n'est point d'étendre ses frontières au Nord ; si la neutralité peut être défendue en tout temps de manière qu'une agression quelconque ne puisse y porter aisément atteinte, que cette agression vienne du Nord ou du Midi, le grand intérêt qui pourrait exiger que la France étendît ses limites vers le Nord est sauvegardé. »
Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire que si la neutralité de la Belgique n'était pas énergiquement défendue, que si la Belgique n'était pas en position de résister en tout état de cause, à une agression quelconque, les puissances européennes ne croiraient pas devoir respecter une neutralité que la Belgique n'était pas en mesure de sauvegarder elle-même.
Voilà donc un document historique, voilà des paroles prononcées dans cette Chambre qui ont été reproduites dans un livre que l'honorable M. Kervyn doit connaître, puisqu'il a cité le volume de la collection qui l'a précédé, et j'ajoute que l'honorable M. Lebeau, à la fin de sa carrière, lorsqu'il siégeait à coté de moi sur les bancs de l'extrême droite, à mon entrée dans cette Chambre, m'a parlé plusieurs fois de cet incident de 1840 et m'a confirmé le fait qu'a rapporté l'honorable M. Thonissen.
J'ajouterai encore que ce matin même j'ai rencontré un des fils de M. Lebeau, qu'il m'a parlé de cet incident et m'a dit qu'à une autre époque, lorsque l'illustre M. Thiers, autrefois président du conseil des ministres et aujourd'hui l’orateur le plus écoulé de la chambre française, était à Bruxelles proscrit, après le coup d'Etat de 1851, il y avait eu des relations intimes entré lui et son père ; que dans leurs entretiens il avait été plusieurs fois question des faits qui s'étaient passés en 1840, alors que tous deux étaient à la tête des conseils de leurs souverains, et qu'en 1852, en sa présence à lui, M. Charles Lebeau, M. Thiers avait répété le langage qu'il avait tenu en 1840, et avait dit de nouveau que si la Belgique voulait être respectée par l'Europe, elle devait avant tout se faire respecter elle-même.
MgRµ. - Je ne veux pas entrer dans l'incident, mais je tiens à dire qu'à cette époque la Belgique a armé toutes ses places du midi, qu'elle a acheté des chevaux et qu'elle a pris toutes les mesures pour assurer le prompt approvisionnement de notre armée.
- L'incident est clos.
M. le président. - La parole est à M. Gerrits.
M. de Brouckere. - Je demande à faire une observation.
Je sais que le premier inscrit est l'honorable M. Gerrits. Mais comme dans la séance d'hier, l'honorable M. Kervyn a prononcé un discours très remarqué de la Chambre et qui a produit sur elle une certaine impression, j'avais demandé à l'honorable M. Gerrits de vouloir bien me céder son tour de parole, afin que je puisse répondre quelques mots à l'honorable M. Kervyn. L'honorable M. Gerrits y avait consenti, mais il m'avait manifesté cependant le désir de pouvoir parler pendant la présente séance et j'avais pris vis-à-vis de lui l'engagement d'être court. Il est près de quatre heures et évidemment, si je parle, je prendrai le reste de la séance.
Si donc l'honorable M. Gerrits tient à parler dès aujourd'hui, je le dégage bien volontiers de la promesse qu'il m'avait faite. Mais je demandé à parler le premier à la séance de demain.
M. le président. - D'après l'ordre des inscriptions, la Chambre doit d'abord entendre M. Gerrits et M. de Smedt, qui sont les deux premiers inscrits. Je ne puis interrompre cet ordre que si la Chambre demandait qu'on entendît alternativement un orateur pour et un orateur contre. Comme cela n'a pas été décidé, je dois maintenir l'ordre des inscriptions.
M. de Brouckere. - Je fais la motion d'entendre alternativement un orateur pour et un orateur contre le projet.
M. le président. - S'il n'y a pas d'opposition, il en sera ainsi.
MgRµ. - Je demande la parole.
M. le président. - Je dois faire remarquer que M. Gerrits avait obtenu la parole. Le droit de parler doit lui rester.
M. Gerritsµ. - Messieurs, une vérité reconnue par plusieurs de mes honoraires contradicteurs, c'est que les mesures militaires proposées par le gouvernement n'ont rencontré que de la répugnance dans la grande majorité de la nation.
Si la Belgique entière pouvait être consultée ou si le corps électoral avait à se prononcer spécialement sur la question, il est certain que toute majoration de l'armée permanente serait condamnée.
Cependant c'est au nom de la patrie en danger, que viennent nous parler les défenseurs du projet presque partout répudié ; à les entendre, ils auraient le monopole du dévouement, et, chose singulière, nous qui exprimons le vœu populaire, nous qui nous rendons les organes de l'opinion publique, on nous représente comme manquant de patriotisme.
Cette manière d'agir n'est pas seulement injuste ; mais elle est imprudente.
S'il était vrai que les signataires des nombreuses pétitions parvenues à la Chambre font bon marché de la nationalité ; s'il était vrai, comme on l'a affirmé dans cette enceinte, qu'il n'y a que des perturbateurs qui prennent part aux manifestations publiques, aux meetings ; s'il était vrai que la presse, par cela seul qu'elle est presque unanimement hostile aux charges militaires, devrait être considérée comme n'étant plus patriotique, où se trouveraient aujourd'hui en Belgique les citoyens dévoués ? Ils seraient bien rares.
Et de nos jours, quand l'opinion publique, quand le suffrage universel est si souvent admis à se prononcer sur le sort des nations et des gouvernements, quelles raisons plausibles invoquerait-on pour justifier l'existence d'une Belgique habitée par des races différentes, alors que les hommes gouvernementaux déclarent eux-mêmes que les citoyens n'attachent pas de prix au maintien de la nationalité ?
Cette accusation est donc imprudente et l'on a mal agi de la produire.
Heureusement nous pouvons prouver par une seule remarque qu'elle est mal fondée.
Nous savons que les charges militaires seraient plus lourdes encore que celles qui nous sont proposées en ce moment, si la Belgique, par malheur, devait être annexée soit à la France, soit à la Prusse. Notre intérêt, le calcul seul suffirait au besoin pour nous faire aimer notre indépendance, si nous n'étions pas animés de sentiments plus nobles. Seulement on ferait bien de ne pas faire disparaître une à une les différences qui existent encore à notre avantage.
Si donc nous combattons le projet de loi, ce n'est pas que nous refusons de faire acte de dévouement, c'est que nous considérons notre organisation militaire comme inefficace en même temps qu'elle est injuste.
Nous avons la conviction que la force armée établie sur les bases qu'on veut maintenir est une cause d'épuisement pour le pays, tout en étant impuissante vis-à-vis de l'étranger.
Pour se convaincre du peu d'efficacité de tous les efforts que l'on tenterait, aussi longtemps qu'on se renfermera dans le système actuel, le système des armées permanentes formées par la voie du tirage au sort, il est utile de jeter un coup d'œil sur les résultats que ce système a produits jusqu'aujourd'hui.
Ces résultats ont été indiqués dans les procès-verbaux de la grande commission mixte de 1867, ainsi que dans le rapport de votre section centrale. Ces résultats ont été mis en évidence par les propositions mêmes sur lesquelles nous avons à délibérer. Eh bien, messieurs, la situation de la Belgique, au point de vue militaire, peut se résumer en peu de mots ; si nous étions attaqués dans les circonstances présentes, nous ne serions pas en mesure de nous défendre. Cette vérité est dure, mais elle est évidente et ce malgré toutes les (page 577) promesses, malgré toutes les assurances qui ont retenti dans cette enceinte chaque fois qu'il s'est agi d'obtenir du pays des sacrifices pour prix d'une sécurité toujours promise et jamais obtenue.
Permettez-moi, de produire à l'appui de cette affirmation, quelques chiffres très peu compliqués, mais assez significatifs.
Dans le sein de la grande commission mixte, des hommes compétents, des officiers supérieurs ont exprimé l'opinion qu'une armée de 200,000 hommes est nécessaire pour la défense de la Belgique.
L'organisation qui ne comporte que 130,000 hommes dont 30,000 hommes de réserve n'a été proposée par la même commission qu'à titre de compromis. Certes il est assez singulier de voir une transaction de cette nature se conclure ; une telle transaction doit nous donner peu de confiance pour le jour où il s'agira de compter avec l'ennemi ; mais encore sommes-nous loin de posséder ce minimum de 130,000 soldats.
Pour le moment il serait difficile de mettre plus de 75,000 hommes sous les armes.
Cependant la conscription a déjà pesé d'une manière tellement lourde sur les classes laborieuses que le gouvernement n'ose pas combler le déficit d'un seul coup. Il ne demande que 100,000 hommes. Pour les 30,000 hommes de la réserve, il avisera plus tard. L'opération serait tellement pénible que le patient ne la supporterait pas en une seule fois. On y reviendra à différentes reprises.
Examinons si l’opération peut être utile ; voyons à quoi servira cette armée portée au chiffre de 100,000 hommes.
D'après des tableaux, communiqués par le gouvernement à la commission mixte et cités dans le rapport de la section centrale, il faut 74,250 soldats pour les garnisons des places fortes et pour le camp retranché d'Anvers ; le restant des 100,000 hommes, soit 25,770, formerait une armée de campagne.
C'est donc, en définitive, pour la formation de cette armée de campagne que l'augmentation de l'effectif de l'armée nous est demandée.
Or, voici comment la section centrale apprécie cette nouvelle force. Je cite ce passage parce que l'honorable M. Van Humbeeck ne sera pas soupçonné de faire de l'opposition systématique.
« Ce serait, dit l'honorable rapporteur, une petite troupe incapable d'arrêter une invasion, trop peu nombreuse pour que le premier qui violerait notre territoire craigne de la voir grossir les rangs de ses adversaires, trop peu nombreuse aussi pour décider les puissances qui voudraient nous secourir à se joindre promptement à nous dans l'espoir d'un concours efficace que nous pourrions lui donner. »
Je félicite sincèrement l'honorable rapporteur de ne pas avoir prétendu qu'une troupe de 25,000 hommes exercerait de l'influence sur les destinées de l'Europe ; mais je regrette qu'il n'ait pas été vrai et modeste jusqu’au bout.
Je ne pense pas que la réserve de 30,000 hommes, si le gouvernement consentait à l'organiser, contribuerait beaucoup à améliorer la position même au point de vue militaire.
Pour justifier cette crainte je n'ai qu'à produire une simple remarque. La réserve, de même que le complément de l'armée active, ne se formerait que graduellement, c'est-à-dire par des contingents annuels.
Supposons que le nombre des classes appelées soit de dix. Les places fortes étant garnies, on disposera au bout de dix ans de 25,000 hommes, plus 30,000 de la réserve, soit 65,000. Après la première année, nous disposerons de la dixième partie de ce nombre, soit de 5,500 hommes
Pourvu qu'il n'y ait pas de déchets, comme disent les militaires, on aura au bout de la quatrième année une armée de campagne de 22,000 hommes et au bout de six ans cette armée de campagne s'élèvera à la force redoutable de 33,000 hommes, qui devra servir à défendre la Belgique tant du côté de la Prusse que du côté de la France.
Je le demande, y a-t-il beaucoup de membres de cette Chambre qui pensent que la guerre, si elle est dans les intentions des gouvernements étrangers, soit retardée de 4 ou 6 ans ? L'Europe supportera-t-elle longtemps encore l'état de tension, de malaise, de crise dans lequel elle se trouve ? La situation financière seule ne suffirait-elle pas pour amener au plus tôt une solution ?
Supposons même que la manie des armements continue pendant dix ans encore, qu'il ne se produise pas une réaction ; les forces de nos voisins ne se seront-elles pas développées en même temps ? La position relative ne serait-elle pas la même ?
Est-ce que nous ne serons pas toujours un contre dix, vingt contre deux cents ?
Il est donc vrai que l'armée de campagne ne servira pas ; qu'à la première menace, notre armée tout entière ira se réfugier derrière les remparts d'Anvers.
Malheureusement, ce système de retraite sur Anvers, hautement prôné lorsqu'il s'agirait d'obtenir les fonds pour l'embastillement de la métropole commerciale, a été ouvertement répudié depuis qu'un autre prétexte a été mis en avant pour faire des dépenses militaires.
La section centrale a déclaré que la retraite sur Anvers réduirait la défense du pays à de mesquines proportions.
Les officiers supérieurs membres de la commission mixte ont signalé les inconvénients de ce plan de défense et ils ont déclaré qu'il répugnait profondément à l'esprit et à l'honneur militaires.
Depuis quelques jours, il est vrai, ce système semble reprendre faveur, mais les indiscrétions ont, comme je viens de le constater, eu le temps de se produire.
Eh bien, il faut bien le dire, quelque mesquin, quelque humiliant, quelque préjudiciable que puisse être ce plan de défense, on ne pourrait pas même y compter.
Nous savons maintenant, on l'a avoué parce qu'il y a des raisons de le faire, que la ville d'Anvers pourrait être bombardée de la rive gauche de l'Escaut.
M. le ministre de la guerre nous disait qu'il est inutile de construire à Anvers des casernes, des hôpitaux, des dépôts, des magasins, parce que le pouvoir militaire peut disposer de toutes les maisons particulières ; mais quand on aura brûlé une partie de la ville et que le bombardement aura rendu inhabitable l'autre partie, où la garnison et la population trouveront-elles les ressources sur lesquelles elles auraient compté ?
Par cela même que la ville serait en partie détruite, ne serait-ou pas forcé de la rendre ?
Je sais bien que pour parer à ce danger on se propose de construire des travaux défensifs sur la rive gauche du fleuve.
Mais en même temps qu'on nous annonce ce projet, on déclare que son exécution est soumise à une condition<sine qua non, c'est que le gouvernement trouve des acquéreurs pour les terrains à provenir de certaines citadelles, et que le prix de vente couvre entièrement le coût des travaux que l'on veut faire.
Or, quand je vois dans le tableau qui nous a été communiqué, que la valeur des terrains de la citadelle du Sud à Anvers est évaluée à. 18,200,000 fr. et quand je considère d'un autre côté, que dans la dépense, on n'a rien porté pour la construction de casernes, de dépôts, de magasins sur la rive gauche du fleuve, là où il n'y a que peu ou point de maisons particulières à mettre en réquisition, il me vient des doutes bien sérieux sur la prochaine réalisation des projets qu'on nous annonce cependant avec beaucoup de pompe.
Admettons cependant que ces travaux s'exécutent. Acceptons que la patrie puisse être sauvée parce qu'il se sera présenté un spéculateur qui aura consenti à donner la somme nécessaire, quelle sera la conséquence de ces travaux ? La voici :
Evidemment, la garnison de la place d'Anvers, en cas de siège, devra être plus forte. Il faudra bien quelques milliers d'hommes pour garder et défendre contre toute surprise les deux forts et la digue défensive qui aura un développement d'environ quatre kilomètres.
Cette garnison spéciale de la rive gauche devra être d'autant plus forte que les secours arriveront lentement, péniblement, en cas de danger imprévu, de la rive droite.
C'est autant à déduire de cette armée de campagne qui a servi de prétexte aux propositions nouvelles.
Or cette déduction faite, si vous tenez compte de la perte que vous aurez par suite du retard que mettront un certain nombre de miliciens à se rendre sous les drapeaux, vous trouverez que cette armée de campagne sera réduite à des proportions tellement minimes qu'il lui sera impossible de rendre un service quelque peu réel.
Donc le prétexte qui a été invoqué pour la présentation de la loi ne se justifie pas. Le but qu'on s'est proposé ne peut être atteint.
Ce motif seul suffirait, ce me semble, pour ne pas voter les projets présentes par le ministre.
Mais le rejet de ces lois spéciales ne suffit plus.
Maintenant que la question de la réorganisation de l'armée est posée, je me demande si le temps n'est pas venu de prendre une décision radicale, d'abandonner un système qui n'a produit et ne peut produire même quand on le pousse jusqu'à ses extrêmes limites que des résultats insuffisants, ce qui en matière de guerre revient à dire des résultats nuls.
Je me demande s'il n'est pas insensé d'épuiser le pays et d'imposer (page 578) une charge aussi lourde que celle de la conscription à 100,000 ou à 130,000 hommes pour n'obtenir qu'une sécurité tout à fait illusoire.
Quant à moi, je n'hésite pas à le déclarer, la position qui semble convenir à la Belgique est celle qui nous est indiquée par la force même des choses, c'est le désarmement.
S'il est une puissance qui a le droit, je dirai qui a le devoir de ne pas se livrer à la folie des armements à outrance, c'est bien notre petit pays, dont la neutralité est garantie par les traités et, ce qui vaut mieux, par l'intérêt qu'ont toutes les grandes nations à notre existence indépendante.
Je persiste à croire que la raison pour laquelle la Belgique ne sera pas attaquée ne gît pas dans la crainte qu'inspirera notre petite armée, mais dans la certitude qu'auront les deux belligérants, de voir une grande partie de l’Europe se tourner contre celui qui le premier violerait notre neutralité, qui le premier attenterait à notre souveraineté.
Je crois qu'en cas de guerre, les forces se trouveront assez équilibrées pour qu'aucun des adversaires ne vienne créer à ses ennemis des alliés puissants, rien que pour se procurer des avantages de stratégie très problématiques.
Je comprends cependant qu'il répugne à un peuple fier et viril de s'en rapporter entièrement à la protection étrangère pour le maintien de son indépendance.
Je comprends qu'à la rigueur on se livre à une résistance, fût-ce à la résistance du désespoir.
Mais, ce que je ne comprends pas, ce qui me paraît impossible à comprendre, c'est qu'après pareille décision, quand on connaît sa faiblesse numérique, on n'engage que le tiers ou le quart de ses forces, comme le gouvernement le propose.
Dans un cas désespéré, on ne prend pas de demi-mesures ; la nation doit faire un effort suprême.
Si la Chambre veut que la Belgique se défende elle-même à tout prix, pour être logique et conséquente, elle devrait proclamer ce grand principe, que tout homme valide se doit à la défense de sa patrie.
Il y a au moins de la grandeur dans cette idée.
Elle assure d'abord plus de garantie au point de vue national et puis elle ne renferme pas la plupart des inconvénients que je trouve dans le système actuel.
D'ailleurs cette idée ne me paraît pas inconciliable avec la proposition faite par MM. Le Hardy de Beaulieu et Coomans.
En temps de paix il y aurait des corps de volontaires qui s'occuperaient de l'étude des questions spéciales de la guerre et, en temps de guerre, viendraient se grouper autour de ce noyau, toutes les forces vives de la nation solidement organisées en garde civique.
Non pas cette garde civique que nous connaissons, d'où l'élément le plus vigoureux de la nation, l'élément ouvrier est exclu, non cette garde civique où les pères de famille de près de 50 ans se trouvent à côté de jeunes gens de 21 ans ; mais une garde civique bien instruite qui compterait dans son sein toute la population mâle dans la vigueur de l'âge, tous les hommes de 20 à 50 ans.
La garde civique organisée de cette manière pourrait donner, au moment du danger, près de 300,000 combattants.
C'est alors que l'honorable général Renard aurait le droit de nous citer l'exemple de nos ancêtres, parce qu'il pourrait dire que ces phalanges valeureuses dont il a fait un éloge si mérité, étaient précisément composées de milices citoyennes ou de volontaires.
Aujourd'hui on pourrait très bien lui répliquer que les armées permanentes, composées au sort, n'ont jamais fait de preuves en faveur de la Belgique.
Les Belges n'ont combattu dans ces armées qu'au service de l'étranger.
Et le général Renard pourrait ajouter que les éléments de résistance nationale organisés en milice citoyenne sont indestructibles parce qu'ils sont parfaitement enracinés au sol.
MgRµ. - Dans les milices bourgeoises, il n'y avait que des patrons...
M. Gerritsµ. - Je prétends que ce serait une acquisition onéreuse, même par les plus puissants, que celle d'un pays dont chaque homme serait habitué au maniement des armes, dont chaque citoyen serait décidé à reconquérir son indépendance ; l'acquisition de ce pays serait onéreuse parce qu'il serait coûteux et difficile de le garder.
Au contraire, les débris d'une armée permanente peuvent avec facilité être incorporés dans l'armée victorieuse, et ce qui pis est, l'envahisseur trouve dans ces débris de nouveaux éléments de force, c'est-à-dire de nouveaux moyens de tenir sous sa puissance le peuple vaincu.
On nous objecte que la généralisation des devoirs militaires en imposant les uns ne déchargera pas les autres, que le pays, considéré dans son ensemble, ne sera que plus fortement grevé.
Pour ma part, je ne crains pas cette aggravation de charges.
Je suis bien persuadé que du moment que le service sera général il ne sera écrasant pour personne. Dans un pays constitutionnel, dès que le riche comme le pauvre aura à payer de sa personne, on s'arrangera de façon à ne pas froisser les familles influentes. L'exemple de la Suisse d'ailleurs est là pour le prouver.
Le pays produirait en forces militaires ce qu'il peut raisonnablement produire, rien de moins si l'on veut, mais aussi rien au delà.
Ce qui est certain c'est qu'on ne garderait pas les jeunes gens pendant 29 mois, c'est qu'on ne les soumettrait pas pendant 29 mois à ce régime énervant de la caserne, à ce contact impur dont il est parlé avec tant d'indignation dans le rapport de la commission mixte.
Ce qui est certain encore, c'est qu'on ne ferait pas revenir le soldat citoyen, après un premier service actif, à différentes reprises, chaque fois pendant une période de tout un mois.
Ceux qui, après avoir reçu l'instruction militaire, auraient trouvé un gagne-pain, qui auraient trouvé une position, ne seraient pas arrachés, chaque année, pour un terme long, à la ferme, à l'atelier, à l'étude ; on comprendrait le tort qu'on fait ainsi aux individus en particulier et à la société en général ; on comprendrait quelle influence néfaste ces interruptions prolongées de travail doivent exercer sur la vie des hommes du peuple, quel découragement, quelle indifférence, quelle démoralisation doivent en résulter.
Il serait nécessaire dans ce cas d'admettre franchement et d'appliquer le principe que les forces de la Belgique ne doivent être destinées qu'à la défensive et qu'il ne faut pas une éducation militaire aussi compliquée qu'aux armées destinées à des guerres de conquête, à des expéditions lointaines.
Ce principe une fois reconnu, on en viendrait naturellement à simplifier l'instruction militaire. Dans tous les cas, on ne chargerait pas les jeunes soldats de corvées aussi humiliantes qu'étrangères à l'état militaire. Il est vrai qu'on formerait peut-être dans l'armée moins de domestiques, mais il n'est pas prouvé que la valeur des hommes en serais amoindrie.
Quoi qu'il en soit, il faudra bien en arriver et bientôt à l'abolition de la conscription par voie de tirage au sort, car le mode de recrutement est, et à juste titre, tellement impopulaire qu'il ne saurait continuer à exister dans un pays où le droit de réunion existe, où la presse est libre, où l'instruction se répand avec rapidité et où par conséquent l'opinion publique acquiert de jour en jour plus de force, plus de moyens, de se faire obéir.
Quand viendra l'époque où il sera impossible de résister à ce vœu populaire, et il est probable que ce temps arrivera plus tôt qu'on ne le pense, qu'il arrivera même avant que votre nouvelle organisation ne soit au complet, quand ce temps viendra, tout sera remis en question ; il s'agira de recommencer ; la loi que nous aurons votée aujourd'hui n'aura été qu'un tâtonnement de plus, pénible, mais infructueux.
Pour ma part je voterai dès maintenant l'abolition de la conscription du tirage au sort.
Les raisons que j'ai à faire valoir contre notre état militaire n'existeraient pas, que je m'opposerais encore à ce que je considère comme une injustice criante.
Je ne puis pas me faire à l'idée qu'un citoyen soit livré pendant les plus belles années de son existence à une espèce d'esclavage, tandis qu'un autre peut se libérer au moyen d'une poignée d'argent qui souvent ne représente pas même le quart du prix d'un de ses chevaux de luxe.
Cette idée me révolte...
MgRµ. - C'est inhérent à la conscription...
M. Coomans. - C'est la loterie.
M. Gerritsµ. - Je ne veux pas qu'aucun homme désigné pour défendre la patrie puisse me dire : Vous avez fait du patriotisme au prix de ma liberté, au prix de mon sang, en ayant soin de vous libérer vous-même, vous ou les membres de votre famille.
Je ne veux pas qu'on puisse me dire ; Vous avez exempté les classes (page 579) aisées, les électeurs, ceux qui ont le pouvoir de vous demander compte de nos votes et vous avez rejeté le fardeau sur ceux qui sont faibles parce qu'ils sont pauvres.
M. Coomans. - Très bien !
MgRµ. - Cela est indépendant de la conscription ; c'est l'effet du remplacement !
M. Coomans. - Non, c'est la conséquence de la conscription. (Interruption.)
M. Vilain XIIIIµ. - C'est la conséquence de la loi actuelle sur la milice.
M. Gerritsµ. - Je dois avouer cependant que je ne suis pas amené à exprimer cette opinion par pure générosité. Non, j'ai à l'abolition de la conscription un intérêt direct, un intérêt immense, l'intérêt que nous avons tous au progrès de la civilisation et au maintien de la liberté civile.
M. Coomans. - Très bien.
M. Gerritsµ. - Je sais, et ici je réponds à l'interruption de l'honorable général Renard, je sais que sans la conscription et sans le remplacement, une grande armée permanente est de toute impossibilité, qu'on ne la supporterait pas, et que d'ici à dix ans il n'en resterait plus de trace. Je sais qu'en votant l'abolition de la loterie militaire, je veux détruire un système d'armement dont les dangers, dont les inconvénients au point de vue social ainsi qu'au point de vue politique, ont été signalés par tant d'esprits élevés que je n'ose pas même insister sur ce point, de peur d'abuser des moments de la Chambre, en répétant ce qui a été dit mille fois depuis des siècles, et mieux que je ne saurais le faire.
Mais je tiens à présenter une dernière considération qui me paraît importante.
Qui nous garantit qu'un jour ne viendra pas (remarquez bien que je parle au futur pour ne blesser personne) ; qui nous dit qu'un jour n'arrivera pas où cette armée permanente, façonnée à l'obéissance passive, formant un corps à part dans la nation (interruption), et ayant des intérêts spéciaux, ne deviendra pas un instrument d'usurpation entre les mains d'un gouvernement audacieux et coupable ?
Qui nous dit que cette armée permanente que nous constituons et que nous entretenons à grands frais, ne servira pas un jour à détruire nos institutions libres, alors que ces institutions seraient devenues une gêne pour le pouvoir ? L'histoire ne nous en offre que trop d'exemples.
On aura beau me faire à cet égard les déclarations les plus belles, on aura beau formuler les protestations les plus éloquentes, je m'en tiens aux enseignements de l'histoire, et l'histoire nous montre ce que partout et dans tous les temps les peuples libres ont à craindre des soldats de métier. (Interruption.)
Je désire ne pas me placer dans la situation de ces nains dont parle Gœthe, qui après s'être exténués à un labeur pénible pour extraire du fer qu'ils livraient à des géants, s'aperçurent, à leur grande stupéfaction, mais trop tard, qu'avec ce fer les grands avaient forgé des chaînes pour les petits.
Quand la force se trouve entre les mains de toute la nation, elle est une cause et une garantie du développement de la liberté. Cet avantage seul mériterait quelques sacrifices. Encore ne faut-il pas que l'armée de volontaires, proposée par les honorables membres, MM. Le Hardy et Coomans, soit trop nombreuse.
Je tiens essentiellement à ce que le pouvoir militaire puisse toujours être dominé par la puissance civile.
- La séance est levée à 4 1/2 heures.