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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 4 février 1868

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 557) M. de Moor, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Dethuinµ donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moorµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants de Niel-Saint-Trond demandent la suppression du tirage au sort pour la milice et l'égalité de tous les Belges devant les lois de recrutement. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la milice.


« Par six pétitions, des habitants de Gand prient la Chambre d'abolir le tirage au sort pour la milice, et de le remplacer par un service général obligatoire. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Jumet prient la Chambre de réformer les lois de milice dans le sens des enrôlements volontaires. »

« Même demande d'habitants de Denderleeuw.»

- Même renvoi.


« Des habitants de Herve demandent le rejet du projet de réorganisation militaire. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.


« Les sieurs Laurent demandent l'exécution du chemin de fer reliant Waterloo à Bruxelles et Luttre. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Piton demande l'abolition de la conscription, le rejet du projet de loi d'organisation militaire et prie la Chambre d'inviter le gouvernement à présenter un budget de la guerre s'élevant au maximum à 25 millions ; de refuser tout crédit provisoire avant le vote de ce budget, de charger une commission parlementaire de préparer un projet d'organisation de la défense nationale basé sur l'abolition de la conscription et la réduction des dépenses, d'ordonner l'exécution immédiate des travaux d'assainissement des polders. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires, renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice et à la commission des pétitions.


« Des habitants de Diest demandent l'augmentation du contingent de l'armée et du budget de la guerre. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur le contingent de l'armée.


« Par cinq pétitions, des habitants de Gand prient la Chambre de rejeter le projet de loi qui augmente les charges militaires et de le remplacer par un projet qui respecte l'égalité parmi tous les citoyens. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la milice.


« Des ouvriers de différentes communes demandent l'abolition des lois sur la milice, la suppression des armées permanentes et la réalisation de leurs droits de citoyens. »

- Même décision.


« Des habitants de Herve demandent le rejet des nouvelles charges militaires, l'abolition de la conscription et l'organisation de la force publique d'après des principes qui permettent une large réduction du budget de la guerre. »

- Même décision.


« Des habitants de Liège et des environs prient la Chambre 1° de rejeter toute augmentation du contingent et toute élévation du budget de la guerre, 2° de soumettre à l'examen du pays tous les éléments d'appréciation de la question militaire, d'abolir la conscription et de la remplacer par le service volontaire honorablement rétribué. »

- Même décision.


« Des habitants de Louvain demandent la révision de la loi du 23 septembre 1842 sur l'enseignement primaire. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le conseil communal de Tourinne demande la suppression des barrières sur la route de Huy à Tirlemont. »

« Même demande du conseil communal de Vieux-Waleffe. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Inghels se plaint d'un abus de pouvoir dont il a été victime. »

- Même renvoi.


« Le sieur Lefebvre demande l'abrogation d'une circulaire ministérielle du département de la guerre du 24 juillet 1857, concernant un examen à subir pour les sous-officiers. »

- Même renvoi.


«Le sieur Bootman se plaint de l'interprétation donnée par les agents du fisc à la faculté de se référer, pour la déclaration personnelle de l'année, à la cotisation de l'année précédente. »

- Même renvoi.

« M. de Kerchove de Denterghem, retenu par suite de la mort de sa mère, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Projet de loi autorisant l’exécution de divers travaux d’utilité publique

Dépôt

MfFOµ. - D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau :

1° Un projet de loi qui autorise l'exécution de divers travaux d'utilité publique à concurrence de 5,150,000 fr. ;

Projet de loi relatif à l’encaisse de certaines provinces près du caissier de l’Etat

Dépôt

2° Un projet de loi qui autorise le gouvernement à régler avec certaines provinces le compte des intérêts de l'encaisse de 1830 au moyen d'un crédit de 376,192 fr. 89 c ;

Projets de loi ouvrant des crédits aux budgets des ministères de la justice et des affaires étrangères

Dépôt

3° Un projet de loi allouant au département des affaires étrangères un crédit de 625,000 fr. pour la construction d'un steamer, destiné au transport des voyageurs et des dépêches entre Ostende et Douvres ;

4° Un projet de loi qui ouvre au département des affaires étrangères un crédit spécial de 230,000 fr., formant le complément des dépenses de premier établissement du nouvel éclairage de l'Escaut ;

5° Un projet de loi qui alloue au département de la justice des crédits supplémentaires à concurrence de 191,125 fr. pour la liquidation et le payement de créances appartenant aux exercices 1867 et antérieurs.

- II est donné acte à M. le ministre des finances de la présentation de ces projets de loi, qui seront imprimés et distribués. La Chambre en ordonne le renvoi aux sections.

Projet de loi sur l'organisation militaire

Discussion générale

M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, à quelque point de vue que l'on se place, la question soumise à nos délibérations est l'une des plus graves et des plus importantes qu'auront à enregistrer nos annales parlementaires.

Il s'agit en effet, d'une part, de ne pas gêner et de ne pas arrêter par (page 558) des dépenses excessives et par des levées d'hommes exagérées le mouvement et le développement de la richesse publique ; d'autre part, de savoir s'imposer des sacrifices pour conserver quelque chose qui vaut mieux encore que la prospérité du pays : son indépendance.

Il faut tenir compte à la fois des intérêts les plus légitimes et des devoirs les plus impérieux, en cherchant à concilier cette double mission qui incombe au législateur, de ne pas rendre stérile la paix, cette situation normale de tous les jours, et de ne pas rendre non plus honteuse et désastreuse la guerre, cette situation exceptionnelle qui, en un seul moment, peut effacer les bienfaits d'une paix prolongée.

Ce qui élève et élargit encore le débat, c'est qu'il soulève simultanément une grande question politique et une vaste question militaire.

Plusieurs orateurs ont déjà exposé la question politique ; la question militaire me semble avoir été moins approfondie. Je me propose de traiter l'une et l'autre, si la Chambre veut bien m'accorder l'appui de sa bienveillante attention.

Je rechercherai d'abord, en m'occupant de la question politique, quelle est la vérité qui se dégage d'affirmations opposées ; je m'appesantirai davantage sur la question spéciale d'organisation militaire, question difficile et d'autant plus étendue que, selon une décision de la Chambre, la discussion embrasse trois projets de loi différents.

J'aborde immédiatement la question politique.

Messieurs, il y a une pensée qui, dans notre pays bases séculaires et qui s'est transmise de génération en génération. Cette pensée, c'est la neutralité. Et l'on peut également affirmer que dans le droit politique européen il n'y a eu aucune conception plus sage, plus prudente, plus élevée que celle qui a porté les grandes puissances, réunies en conférence, à consacrer cette même neutralité. Quels sont les droits et les devoirs de la neutralité ? Quels sont les avantages qu'elle procure ? Quels sont les sacrifices qu'elle permet de limiter ? Toutes ces questions, messieurs, appellent un sérieux examen ; et, en les abordant, je sais combien l’importance et le caractère de cette discussion commandent la prudence et la réserve.

Je ne puis oublier en effet que la Belgique n'a cessé de recevoir des témoignages multipliés de la sympathie de toutes les nations de l'Europe. J'aime à croire à la sincérité de ces protestations, à la loyauté de ces engagements, à la solidité de ces garanties, et je désire que dans mon langage aucune parole qui semblerait inspirée par le doute ou la crainte ne vienne contredire ma pensée.

Prenez, messieurs, la carte de l'Europe occidentale ; vous y verrez que la haute chaîne des Alpes qui sépare par des pics couverts de glaciers la France de l'Italie se prolonge dans le Jura, se bifurque ensuite d'une part vers le Rhin, par les montagnes du Harz, d'autre part, en ligne directe vers le nord, d'abord par les Vosges, puis par les défilés de l'Argonne et des Ardennes, jusqu'à la Belgique où elle se termine par les collines qui ombragent la Sambre et la Meuse.

Des versants de ces collines, l'un regarde les plaines de la Prusse rhénane, et par de là Berlin ; l'autre, les plaines de l'Artois et de la Picardie, et par de là Paris.

Pendant longtemps l'Europe a cru qu'occuper la Belgique, c'était occuper l'arène où se dénouaient toutes les luttes, où se rencontraient successivement les ambitions germaniques et les ambitions gallo-romaines.

En effet, c'est là que, pendant une longue suite de siècles, le sang a coulé à grands flots, et, sans fatiguer l'attention de la Chambre par une longue énumération, il faut bien dire que l'histoire n'a pas présenté d'autre spectacle depuis Bouvines, où la France repoussa la coalition germanique, jusqu'à Waterloo, où la France succomba sous la coalition anglo-prussienne. Mais plus la Belgique, véritable ossuaire de l'Europe, voyait couler le sang, plus elle voyait s'accumuler les victimes de ces luttes fatales, plus elle sentait se développer dans son propre sein le sentiment qui l'en éloignait, et le spectacle sans cesse renouvelé de la guerre justifiait assez ses aspirations vers la paix.

Pour nos populations, la carte géographique avait une autre signification. Si elles descendaient l'Escaut, elles voyaient devant elles blanchir les dunes de l'Angleterre ; si elles remontaient le Rhin, elles touchaient aux grandes cités de l'Allemagne. Les flottes qui, de la Baltique descendaient vers la Méditerranée, s'arrêtaient sur ses rivages, et la France n'avait pas d'autre intermédiaire vers le Nord. C'est que la Providence, par une juste compensation, avait, dans ce terrain stratégique, placé aussi le plus admirable terrain commercial, le foyer le plus heureusement choisi pour tout ce qui rapproche et réconcilie les nations, et je ne me trompe point en rappelant qu'aussi haut que l'on peut remonter dans les annales de l'activité de nos pères, ces vœux, ces tendances, ces espérances ne les ont jamais quittés.

Ce fut ce noble dessein qui a illustré le nom d'Artevelde, et plus tard sous la domination des princes de la maison de Bourgogne, il suffisait que la bannière au lion de Flandre ou de Brabant flottât au haut d'un mât pour que le navire qui la portait pût librement sillonner les mers.

Je n'invoquerai pas les nombreux documents qui établissent que la grande pensée de la neutralité belge ne fut jamais désertée, ni au XVIème siècle, ni au XVIIème ni au XVIIIème. J'aime mieux arriver immédiatement à l'époque ou après des guerres qui avaient longtemps pesé sur l'Europe, l'Europe triomphant à son tour de la France et souveraine dans sa volonté, usa de son droit pour rétablir, au profit des Pays-Bas, une autre Barrière et profita des contributions mêmes qui avaient été levées par les vainqueurs, pour construire, avec l'argent de la France, des forteresses dirigées contre la France.

Mais il arriva bientôt (quinze années à peine s'étaient écoulées), que ce royaume des Pays-Bas, qui devait être un rempart contre la France ne se trouva pas assez solidement constitué pour se maintenir, lui-même ; 1830 le renversa ; et ce fut dans ce moment que les puissances européennes, ayant compris que l’œuvre de 1815 était impossible à renouveler, qu’elle avait été impuissante, s’arrêtèrent à une idée toute opposée, à l’idée de neutraliser la Belgique, afin que désormais ce pays qui avait été sans cesse une source ou une occasion de guerres, devînt, par une destinée bien différente, une garantie de paix pour l'Europe.

Messieurs, il est intéressant de se reporter aux actes diplomatiques qui ont constitué la Belgique, pour bien déterminer la pensée des puissances européennes. Je lis notamment dans le protocole du 27 janvier 1831 :

« Les cinq puissances n'ont en vue que d'assigner à la Belgique dans le système européen une place inoffensive, que de lui offrir une existence qui garantît à la foi son propre bonheur et la sécurité due aux autres Etats. »

Dans le traité des 18 articles, il y avait un article 9 qui portait ceci :

« Les cinq puissances garantissent cette neutralité perpétuelle...

« Par une juste réciprocité, la Belgique sera tenue d'observer cette même neutralité envers tous les autres Etats, et de ne porter aucune atteinte à leur tranquillité intérieure, ni extérieure, en conservant toujours le droit de se défendre contre toute agression étrangère. »

Ainsi, dans ces protocoles, nous remarquons une double pensée : On engage la Belgique à jouir des bienfaits de la paix, à développer son commerce, son industrie et son agriculture ; mais d'autre part, on lui reconnaît le droit de se défendre ; on ne veut pas que cette nation dont on a constitué l'indépendance, dont on a reconnu la liberté, soit réduite à la plus grande des ignominies, à la honte d'un peuple libre, à qui on ne permettrait pas de se défendre, s'il venait à être attaqué !

La paix, c'était la règle, c'était le but des puissances européennes. La guerre, c'était l'exception ; l'exception que rien ne devait justifier ; mais si jamais elle se présentait, la Belgique avait le droit et le devoir de se défendre.

Si ces protocoles déterminent nettement le rôle de la Belgique, il en résulte que, dans la pensée des puissances, notre organisation militaire doit être essentiellement défensive.

Ici (je ne puis m'empêcher de l'avouer), je me trouve en complet désaccord avec mon honorable ami, M. Thonissen, lorsqu'il a soutenu que les cinq puissances européennes avaient entendu assigner à la Belgique un grand rôle militaire...

M. Thonissenµ. - Un rôle défensif contre l'agression étrangère.

M. Kervyn de Lettenhove. - Je désire beaucoup être le plus exact possible à l'égard de mon honorable ami, M. Thonissen. Il nous a dépeint (ce sont ses paroles) la conférence de Londres comme ayant voulu constituer une Belgique disposant de forces suffisantes pour jouer utilement le rôle qu'où lui assignait dans la politique européenne.

Eh bien, je ne crois pas que l'Europe ait assigné à la Belgique un rôle militaire. Il est évident que la Belgique a le droit de se défendre ; mais je ne pense pas qu'il fût dans la pensée de l'Europe d'imposer à la Belgique des armements considérables, pour que, dans un cas donné, elle eût un rôle à remplir dans les conflits de la politique européenne.

(page 559) C'eût été une contradiction manifeste avec la constitution même de la neutralité belge.

L'organisation défensive était dans la pensée des cinq puissances ; elle se trouvait dans la logique des faits ; c'était un devoir et la conséquence d'un droit ; mais je ne vois que cela dans la situation qui a été faite en 1831 par les puissances européennes à la Belgique.

MfFOµ. - Nous ne faisons que cela.

M. Kervyn de Lettenhove. - L'honorable M. Thonissen a invoqué la convention des forteresses du 14 décembre 1831. Cette convention, je ne puis pas l'interpréter de la même manière, et au lieu de m'arrêter à un seul article qui impose à la Belgique le devoir de conserver en bon état de défense quelques forteresses qui sont maintenues, je ne puis m'empêcher de faire remarquer que c'était cette même convention qui ordonnait la démolition d'un grand nombre de forteresses telles que Menin, Ath, Marienbourg, etc.

Quel était donc le préambule de cette convention du 14 décembre 1831, préambule qui explique de nouveau la pensée des puissances européennes ?

La Chambre me permettra de le mettre sous ses yeux :

« Ayant pris en considération l'état actuel de la Belgique et les changements opérés dans la position relative de ce pays, par son indépendance ainsi que par la neutralité perpétuelle qui lui a été garantie, et voulant concerter les modifications que cette situation nouvelle de la Belgique rend indispensables dans le système de défense militaire qui avait été adopté par suite des traités et engagements de 1815. »

On lit un peu plus loin : « En conséquence des changements que l'indépendance et la neutralité de la Belgique ont apportés dans la situation militaire de ce pays ainsi que des moyens dont il pourra disposer pour se défendre, etc. » Ici vient la mention de la démolition des forteresses de Menin, Mons, Marienbourg, Philippeville, etc.

- Plusieurs membres. - C'est cela.

MfFOµ. - Nous sommes d'accord.

M. Kervyn de Lettenhove. - C'est donc toujours la même pensée chez .les puissances européennes. Aux Pays-Bas, qui avaient été constitués sous l'empire d'un plan militaire comme un rempart contre la France, succède la Belgique dont la mission est tout à fait différente, qui est appelée à la paix et qui ne sera réduite à la guerre que dans des éventualités qu'il faut prévoir le moins possible.

Mais il y a dans cette convention de 1831 quelque chose de bien remarquable. Quelles sont les puissances qui traitent avec la Belgique ? C'est encore, il faut bien le dire, la Sainte Alliance.

M. Jacobsµ. - Ce n'est pas la conférence de Londres.

M. Kervyn de Lettenhove. - La France y est complètement étrangère ; ce sont les puissances qui ont élevé les forteresses en 1815 qui consentent à la démolition de quelques-unes et qui ordonnent le maintien des autres.

Dieu merci ! cette situation n'existe plus ; tout ce qui rappelait les traités de 1815 et la Sainte Alliance, a disparu. La Belgique entend maintenir son indépendance et sa liberté vis-à-vis de tous, mais elle entend aussi ne nourrir vis-à-vis de personne aucun sentiment d'hostilité préconçue.

Il est un autre point, dans le même ordre d'idées, sur lequel je me trouve également en désaccord avec l'honorable M. Thonissen. Ce point est très intéressant ; il tient à l'histoire de la politique moderne ; il touche à l'honneur de notre gouvernement, de nos institutions, de notre indépendance. Je veux parler de ce passage du discours de l'honorable représentant de Hasselt, où il nous a montré en 1840 la France faisant entendre à la Belgique des paroles menaçantes et lui disant que si son organisation militaire n'était pas assez puissante pour garder ses frontières, la France serait réduite à occuper nos provinces.

Voici les expressions mêmes dont s'est servi l'honorable M. Thonissen :

« En 1840, quand les complications de la question d'Orient menacèrent l'Europe d'une guerre générale, le cabinet français, présidé par M. Thiers, fit avertir le Roi des Belges que si la Belgique n'était pas en état de défendre sérieusement sa neutralité, la France se verrait obligée, à son grand regret, de faire occuper notre territoire dès le début des hostilités. »

Je suis autorisé, messieurs, à opposer à cette assertion la dénégation la plus absolue. Cette dénégation remonte à une source telle, qu'aucun doute ne peut exister à cet égard et je me sers de termes qui ne sont pas de moi en déclarant qu'il est absolument faux, qu'en 1840 le cabinet français ait insinué à la Belgique qu'elle devait compléter ses armements si elle ne voulait pas que ses provinces fussent immédiatement occupées.

II n'y a pas eu de menaces, il n'y a pas eu même d'insinuations. Voilà l'exacte vérité.

Cette déclaration, messieurs, je la crois précieuse pour notre honneur national, pour l'honneur du gouvernement ; et j'aime à croire que si des circonstances graves se présentaient de nouveau, notre gouvernement et le pays se sentiraient toujours profondément émus devant des insinuations et des menaces de ce genre, qui pourraient leur être adressées.

A ce sujet, messieurs, je ne puis m'empêcher de le dire : lorsque j'entends constamment les organes du gouvernement nous entretenir de l'armée de campagne, de la mission qu'elle aura à remplir, des positions qu'elle aura à occuper, je me demande si ce langage n'est pas périlleux, n'est pas imprudent.

Certes, messieurs, moins que personne j'accepterais l'idée d'abandonner nos frontières à toutes les agressions étrangères. Il serait certainement honteux pour la Belgique de laisser de nouveau violer son territoire par des bandes semblables à celles qui sont venues échouer en 1848, près d'un hameau des environs de Courtrai, dont le nom répondait si bien à leur caractère aventureux. Proclamer d'avance en dehors de tout péril, en dehors de toute nécessité, le délaissement d'une partie du territoire national, c'est ce qu'il faut repousser.

Mais, sans examiner ici les considérations si dignes d'attention, présentées par M. le général Eenens sur la conduite à tenir dans des circonstances plus graves, je ne puis m'empêcher d'observer qu'il ne convient pas davantage de déclarer d'une manière absolue, que nos armements reposent sur l'intervention d'une armée de campagne. Tracer et fixer dès ce moment la mission qui incombera à notre armée, dire dès aujourd'hui que l'on en enverra une partie en observation sur les frontières de la France, une autre sur les frontières de la Prusse, c'est s'exposer à voir les puissances voisines s'attribuer le droit de contrôler ces dispositions militaires et de rechercher s'il n'y a pas là quelque chose qui blesse notre système de neutralité et qui peut le compromettre. C'est amener les puissances à discuter et à comparer la proportion de nos forces sur l'une et l'autre frontière.

J'admets, si vous le voulez, qu'on respecte ces armements et que l'on porte ailleurs le théâtre de la guerre ; mais lorsque les chances de la fortune auront créé un vainqueur, ne craignez-vous pas qu'il absorbe des forces dont l'organisation peut lui être utile ?

Proclamer qu'il y aura nécessairement une armée de campagne, c'est éveiller aujourd'hui toutes les défiances, exciter demain toutes les convoitises.

Mais qu'arriverait-il donc si, tout en ne vous préoccupant que de la sécurité du pays, ces armements provoquaient plus que des plaintes, s'ils devenaient l'objet d'injonctions menaçantes ?

Si vous deviez les subir, ce serait sur le terrain même où vous auriez placé la défense de notre indépendance nationale que vous auriez commencé par l'abdiquer.

Messieurs, si les tristes éventualités auxquelles je fais allusion doivent se présenter, il appartiendra au gouvernement de juger ce qu'il y a lieu de faire : c'est son droit, ce sera sa responsabilité.

Mais dès aujourd'hui, s'attacher à prévoir des événements que je crois improbables, des catastrophes que j'aimerais à déclarer impossibles ; déterminer le rôle de telle armée, arrêter le choix de telle ou telle position à occuper, c'est permettre à l'Europe de contrôler, au point de vue d'une guerre à laquelle nous voulons et devons rester étrangers, des armements qui n'ont d'autre but que de nous garantir la neutralité et la paix. Il y a là un écueil à éviter ; il y a là un ordre d'idées que je crois dangereux.

Il existe selon moi, messieurs, quelque chose de bien mieux que l'armée de campagne pour assurer notre neutralité. Il faut le reconnaître : vous possédez des garanties bien plus considérables dans cette place d'Anvers, aujourd'hui la plus redoutable forteresse de l'Europe.

Je n'ai pas à examiner si la position d'Anvers a été heureusement choisie, s'il convenait de placer des casernes à côté des entrepôts et des canons à côté des chantiers.

Je n'ai pas à examiner si ce fleuve si large qui sépare la ville à défendre, du réduit où vous vous retirerez, n'offre pas des inconvénients qui n'existaient pas à Sébastopol.

Je n'ai pas à examiner si pour la retraite d'une armée nombreuse il ne fallait pas choisir un pays dont la salubrité fût moins contestable.

Toutes ces questions ont été résolues, et je n'y reviens pas. Mais je me borne à dire qu'il y a quelque chose qui garantira bien mieux qu'une (page 560) armée de campagne, dans une circonstance critique, la nationalité belge.

C'est ce fait que cette place d'Anvers, si considérable, fermera ses portes à celui qui envahira le territoire pour les ouvrir à celui qui viendra nous protéger. Nous ne saurions oublier, d'ailleurs, qu'il y a derrière Anvers une grande puissance qui, depuis quelques années, n'intervient plus dans les affaires du continent, mais qui y interviendrait peut-être de nouveau le jour où la nationalité belge se trouverait en péril.

Avant de quitter ce terrain, où je crains de m'arrêter trop longtemps, je rencontre encore quelques objections que je désire écarter de ce débat.

Je crois, messieurs, qu'on exagère en parlant sans cesse de neutralité forte.

C'est là quelque chose dont je ne puis pas me rendre compte. Je m'imagine que dans le droit public européen le système de neutralité est surtout destiné à sauvegarder les faibles.

Je pense donc qu'en faisant une part juste et équitable aux mesures à prendre pour la défense, on ne peut exagérer l'action militaire de ces nations faibles qui ont besoin de la neutralité pour prospérer et qui ont le droit d'y avoir confiance ; et, lorsque dans une des dernières séances j'ai entendu M. le ministre de la guerre invoquer à l'appui de la théorie des neutralités fortes l'ouvrage du général de Moltke, je me suis demandé quelle était la valeur de cet argument.

La Bavière est-elle une puissance désarmée ? Pas le moins du monde. La Bavière a une population qui est à peu près la même que celle de la Belgique, un peu plus considérable. Or, la Bavière avait, avant la nouvelle organisation (j'ai ici un tableau statistique qui vient de Munich), une armée permanente composée de 91,370 hommes et de 100,000 à 150,000 hommes de réserves et de landwehr.

C'était donc une puissance solidement armée.

Mais que lui reprochait le général de Moltke ? C'était, selon l'expression qu'a reproduite l'honorable général Renard, de manquer d'une direction et d'une organisation uniques.

Mais qu'est-ce donc que le général de Moltke et qu'entendait-il par là ? C'est un général prussien, et les faits ont démontré ce qu'il entendait par cette direction homogène.

Lorsque la Prusse a étendu son influence victorieuse sur toute l'Allemagne, elle a imposé à la Bavière la direction et l'organisation prussiennes, et le premier résultat a été de faire figurer au budget de 1868, une augmentation de 13 à 14 millions de francs.

Je comprends parfaitement qu'un général prussien désire, pour toutes les nations qui entourent la Prusse, une direction et une organisation uniques, mais, lorsqu'il s'agit de neutralité et d'indépendance, je ne pense pas que le sentiment du général de Moltke soit un argument que l'on puisse légitimement invoquer.

On a beaucoup parlé de Venise, messieurs ; je n'y reviendrai pas. L'argument n'est pas nouveau. Il se trouve dans les pièces justificatives des travaux de la commission mixte qui a siégé l'aunée dernière.

Mais, tout à côté on a placé une autre correspondance de l'empereur, relative à une neutralité qu'on loue, qu'on approuve parce qu'elle s'était armée fortement et peut-être au delà de ses ressources ; je veux parler de la Suisse ; or, que voyons-nous dans ce document ? A peu près ce que nous remarquions tout à l'heure à propos du général de Moltke : c'est que Napoléon n'acceptait cette neutralité armée de la Suisse qu'à la condition de placer à la tête de son armée un général qui lui conviendrait.

Je ne crois pas d'ailleurs qu'il faille faire grand cas de ces arguments empruntés à l'histoire du premier empire.

Nous savons tous que Napoléon tenait peu de compte et des neutralités, et des indépendances, et des précautions militaires, et des traités ; et lorsqu'il forma contre l'Angleterre le blocus continental, il n'était pas dans toute l'Europe une seule puissance qui pût se dérober au joug de fer de sa volonté.

Toute l'histoire de ce temps offre du reste le même spectacle, et je ne vois pas que Copenhague avec sa flotte et ses braves marins ait été mieux préservée que Venise de cette révélation néfaste de la suprématie de la force.

Je rencontre, messieurs, dans ce temps un exemple qui me paraît plus éloquent et bien mieux approprié à la situation où nous nous trouvons ; c'est celui de la Prusse, de la Prusse qui après le traité de Tilsit fut réduite à n'avoir qu'une armée de 42,000 hommes et qui néanmoins par un système militaire admirable, ayant un corps permanent dans lequel elle faisait passer successivement tous les jeunes soldats avant de les renvoyer dans leurs familles, se trouva en position d'armer tout à coup contre la France en 1812, une armée de 120,000 hommes dont 60,000, dit M. Thiers, étaient des soldats parfaitement instruits.

C'est là un exemple qui offre de plus utiles enseignements ; car il nous apprend qu'avec peu de dépenses et en tempérant la rigueur du service militaire, on peut constituer une bonne armée, alors surtout que le patriotisme l'anime et la guide.

Il y a incontestablement, messieurs, une distinction essentielle à faire. Je ne crois pas que dans aucun temps on ait tenu grand compte de ces neutralités qui se proclament elles-mêmes au moment du danger, comme cela est arrivé à Venise.

Le plus souvent il n'y a là qu'un acte de lâcheté devant un grand péril ; mais lorsque en pleine paix, spontanément et par des traitas consentis dans l'intérêt de tous et inscrits solennellement dans le droit public moderne, les cinq plus grandes puissances de l'Europe ont proclamé la neutralité d'un peuple, qu'elles l'ont assurée, qu’elles l'ont garantie, il y a là quelque chose de bien plus respectable et de bien plus sérieux qu'une neutralité improvisée qui demande protection au vainqueur et qui n'obtient jamais la merci qu'elle réclame.

Pour moi, j'aime à penser que les cinq grandes puissances qui ont garanti notre vie politique tiendront leurs engagements ; je n'hésite pas à croire qu'elles seront loyales ; c'est pour elles une question d'honneur et de dignité, et j'ajouterai que c'est aussi une question d’intérêt.

Si les grandes puissances voisines de notre pays pouvaient revenir à la funeste pensée de porter de nouveau chez nous la scène des combats, ne pourrions-nous pas leur dire : Le sang allemand, français, anglais, a coulé longtemps dans nos campagnes ; il n'est presque pas une de nos plaines qui ne rappelle quelque grande mêlée. Quels fruits ont portés ces sanglants sacrifices ? Le sol même qu'illustrait la victoire, échappait au vainqueur, et la Belgique, sans cesse envahie, n'était jamais conquise. Chaque bataille appelait d'autres batailles, chaque triomphe avait son deuil, chaque succès son expiation.

C'est que dans tous les temps on a reconnu que la possession de la Belgique ébranlerait profondément l'équilibre européen, et à côté de cette théorie est venu se poser ce fait digne d'être médité par tous les hommes politiques : qu'aucune grande puissance n'a réussi à conserver longtemps la possession de notre territoire. Tous ceux qui y sont entrés l'ont bien vite perdu par de nouvelles vicissitudes, et c'est par des flots de sang qu'on a payé un peu de gloire, mais une gloire toujours stérile.

Voilà, messieurs, quelle est la leçon d'histoire que nous offrons aux grandes nations, et si elles comprennent bien leurs intérêts, elles ne chercheront pas à rouvrir en Belgique l'ère des conquêtes qui est aussi celle des revers.

Espérons, messieurs, que nous ne serions pas moins bien compris, quand nous ajouterions, en nous adressant aux peuples qui nous entourent : Vous venez tous les jours visiter nos musées et nos monuments ; vous rendez hommage à nos travaux dans l'industrie comme à nos succès dans les arts. C'est ici que le commerce s'est développé dans des temps barbares pour rapprocher les hommes par des liens féconds ; c'est d'ici que les arts ont rayonné sur toute l'Europe ; c'est d'ici qu'ont pris leur essor les progrès qui ont le mieux servi la cause de la civilisation. Ces labeurs pacifiques qui ont fait notre gloire pendant une longue suite de siècles, nous n'avons cessé de nous y appliquer ; nous les poursuivons encore. Maintenez à la Belgique ce caractère qui l'a illustrée dans le passé ; constituez en quelque sorte en sa faveur un droit d'asile pour ces nobles et grandes choses dont elle fut le berceau ! Si trop longtemps elle eut pour son malheur ce que j'appellerai le monopole de la guerre, attribuez-lui aujourd'hui le monopole de la paix, et ce serait un spectacle qui ne serait ni inutile, ni stérile que celui d'une nation qui, dévouée aux arts de la paix, se sentirait placée au milieu des nations qui l'environnent pour être entre le Nord et le Midi le trait d'union de deux races, de deux langues, de deux civilisations.

Voilà le langage que nous pourrions tenir aux puissances en nous adressant à la fois à leurs intérêts et à leur honneur.

Je considère donc la neutralité comme un bouclier, comme un bouclier que nous devons chercher à fortifier d'abord par notre union, et ensuite par notre développement intérieur ; mais si ce ciel que j'aime à me représenter serein, vient à s'assombrir, si ce bouclier tombe, je ne veux pas qu'il montre la Belgique impuissante et désarmée.

Quelle sera, dans cette suprême hypothèse, la position de la Belgique et comment peut-elle se préparer à se défendre je jour où cette redoutable éventualité se produirait ?

(page 561) J'aborde ici de plus près la question militaire.

Nous nous trouvons en présence de plusieurs systèmes qui, tous, ont rencontré dans cette enceinte leurs consciencieux et convaincus apologistes.

Nous avons eu d'abord le système suisse. J'en dirai peu de chose ; on ne tient pas compte de la différence du sol, et voici, selon moi, l'importance qu'elle présente : c'est que si la Belgique a été l'arène naturelle où se rencontrèrent toutes les armées de l'Europe, la Suisse, au contraire, a présenté à toutes les conquêtes une barrière infranchissable, sauf deux exceptions dans l'histoire : Annibal et Napoléon...

M. de Vrièreµ. - Et Souvarow en 1799 ?

M. Kervyn de Lettenhove. - Des armées ont pu se déployer dans la partie de la Suisse où s'ouvrent des plaines ; mais la guette portée de France en Italie par les Alpes, a toujours été un fait exceptionnel.

Nous avons aussi le système prussien, le système prussien qui remonte, au moins par son origine, à Frédéric II.

On l'a dit souvent, Frédéric II ne voyait dans le roi qu'un caporal ; il ne voyait dans la nation qu'une caserne ; il n'appréciait ses soldats que par la taille qui seule en déterminait la valeur.

Aujourd'hui encore, même pendant la paix, la Prusse offre l'image de la guerre, et le cœur de la nation est tellement serré sous la cuirasse qu'on ne le sent plus battre. Cette position ne convient pas à la Belgique.

J'arrive à un autre système qui rencontre pour défenseurs les honorables représentants de Turnhout et de Nivelles.

Ici ce n'est plus le citoyen qui est changé en soldat, c'est le soldat qui est absorbé par le citoyen. La caserne est portée sur la place publique ; la charge ne pèse plus sur quelques-uns pendant la paix, mais elle s'étend en quelque sorte à tous pendant la guerre. Je reconnais volontiers que quelques carrières de moins sont brisées dans la situation normale, mais arrive le moment des épreuves, et toutes les carrières sont troublées.

Je ne sais, messieurs, si l'on peut appeler ce système un véritable progrès, car dans mes souvenirs il remonte précisément à cette époque barbare où toutes les nations en armes se ruaient les unes sur les autres. L'un des progrès de la civilisation, ce me semble, a consisté à attribuer à chacun son rôle et à faire des armes comme des autres carrières une profession exigeant des études spéciales et permettant d'atteindre, grâce à cette instruction, à des résultats plus considérables.

Je me demande si aujourd'hui encore ces grandes masses, auxquelles on remettrait des armes, n'offriraient pas les plus graves inconvénients, si elles sauraient résister aux fatigues, si elles ne renouvelleraient pas le spectacle si fréquemment constaté d'une déplorable inexpérience. D'un autre côté, il faut savoir si, dans les temps profondément troublés où nous vivons, l'armée n'a pas un autre rôle à remplir, un rôle qui ne peut appartenir à des masses, non seulement inexpérimentées, mais accessibles ajoutes les passions, à toutes les rumeurs, à toutes les séductions, à tous les ébranlements.

En ce qui me touche, messieurs, je le déclare sans détour, je ne puis consentir à substituer un semblable système à celui d'une armée bien constituée, bien disciplinée. Dans un temps où les passions sont si vives, et les intérêts parfois si vils, je salue avec respect cette grande et forte institution qui conserve les traditions de l'honneur, de l'abnégation, du dévouement ; qui honore d'autant plus un drapeau qu'il est plus déchiré ; qui, partout et toujours, reste fidèle à cette loyauté chevaleresque qui distingue tout homme qui porte une épée. Cette armée, toujours prête a défendre notre sol contre l'étranger, ne servirait pas moins utilement le pays, si des passions subversives cherchaient à ébranler l'ordre social.

Nous ne sommes pas si loin de 1848 que nous ayons pu oublier les services que l'armée a rendus dans un pays voisin. La société était menacée non seulement en France, mais dans toute l'Europe ; l'armée sauva la France non pas aux frontières, mais au cœur, là où était le danger. Si ces jours revenaient, si la société était de nouveau menacée, ce serait encore autour du drapeau de l'armée que se rangeraient tous les honnêtes gens, tous les pères de famille, tous les bons citoyens.

Je cherche consciencieusement la solution de cette formule : améliorer l'armée ; mais je ne puis admettre celle où je lis : détruire l'armée.

Pas plus que l'honorable M. Coomans, je n'aime la conscription. Elle viole le premier principe économique dans un temps où l’on admet la liberté des professions et la spontanéité du choix des carrières. Je me rappelle ces mois de l'immortelle Marie-Thérèse : que son cœur saignait avec celui de toutes les mères chaque fois qu'un enfant était arraché de sa famille pour entrer dans l'armée ; et je ne saurais mieux flétrir la conscription qu'en disant que c'est la contrainte associée au hasard. Il faut le reconnaître, messieurs, c'est quelque chose de véritablement déplorable, c'est même quelque chose de honteux que la contrainte, quand il s'agit de défendre son pays, quand tous nous devrions réclamer cette tâche, et nous faire un honneur de le servir.

Ah ! messieurs, il y a en Europe une puissance qui comprend parfaitement combien est grand et généreux le rôle de l'homme qui s'offre librement pour défendre son pays. Ce pays, messieurs, c'est l'Angleterre ; jamais l'Angleterre n'a manqué de volontaires armés pour défendre ses rivages, et lorsque l'ordre public y est menacé, nous voyons une foule de constables volontaires offrir aussi leur concours spontané pour le maintien de l'ordre.

MfFOµ. - L'Angleterre a aussi la milice et la conscription.

M. Kervyn de Lettenhove. - Mais, messieurs, est-il possible de faire disparaître la conscription du jour au lendemain ? Non, car ca serait anéantir l'armée et je ne veux pas anéantir l'armée. Aussi quelque hostile que je sois à la conscription, ma ligne de conduite est toute tracée : je veux réduire, mitiger autant que possible la conscription ; je veux chercher, si cela se peut, à la faire disparaître ; mais je ne saurais prêter les mains à une mesure immédiate qui aurait pour résultat d'affaiblir ou de détruire la force organique de l'armée.

La Chambre voudra bien me rendre cette justice que, dans le cours de cette discussion, j'obéis à une impartialité dont je pense avoir donné quelques preuves. J'ai combattu énergiquement la loi de milice et j'ai voté la loi d'organisation militaire, en me bornant à des réserves sur quelques-unes de ses dispositions.

Je m'expliquerai tout à l'heure à cet égard ; mais, je le répète, c'est avec le désir le plus sincère d'arriver à ce double résultat de diminuer les charges du pays et en même temps d'améliorer l'armée, c'est en me plaçant à ce double point de vue que je me livrerai à une discussion quelque peu approfondie des trois projets soumis à nos délibérations : je veux parler de la loi de milice, de la loi d'organisation militaire et de la loi du contingent.

Et d'abord, messieurs, avant d'aborder l'examen du projet de loi sur la milice, permettez-moi de vous faire part d'une pensée qui s'est aussitôt présentée à mon esprit.

Personne plus que M. le ministre de la guerre n'a insisté, dans toutes les circonstances et avec toute la puissance de ses convictions et de son talent, pour améliorer le bien-être de l'armée. Il sait combien la position des sous-officiers et soldats a été déplorable dans ces dernières années. En effet, depuis 20 ans elle s'est complètement modifiée, le prix de l'habillement a augmenté d'un tiers, la mise à la caisse s'est également accrue d'un tiers ; le denier de poche a été réduit des deux tiers ; les frais d'alimentation ont à peu près doublé, et les choses sont arrivées à ce point, comme le faisait remarquer l'honorable M. Van Overloop, que le soldat ne reçoit plus comme denier de poche que deux ou trois centimes par jour.

MgRµ. - Cela est changé.

M. Kervyn de Lettenhove. - Je viens d'ouvrir le budget de la guerre rectifié et je trouve que le gouvernement y fait figurer 20 cent, pour la ration de viande à donner au soldat ; mais qu'en même temps il supprime 20 centimes de la somme qu'il payait précédemment au soldat, de sorte que la situation du soldat restera exactement ce qu'elle est aujourd'hui.

MgRµ. - Il y a cette différence que dans le système actuel le soldat subit les fluctuations du prix de la viande ; tandis que dorénavant, quel que soit le prix de la viande, le soldat ne payera jamais plus de 20 centimes.

M. Kervyn de Lettenhove. - J'aurais désiré pour ma part, à cause de l'intérêt même que je porte à l'armée, que le gouvernement nous eût saisis d'une mesure destinée à accroître le bien-être du soldat. Les soldats sont nos frères, ils sortent de nos familles et par cela même qu'on leur impose une obligation qu'ils subissent, il faut les traiter avec plus de générosité et leur assurer une position meilleure.

Eh bien, ce qui, selon moi, a arrêté M. le ministre de la guerre, dont je connais les excellents sentiments à l'égard du soldat, c'est qu'il a craint de grossir le budget de la guerre.

(page 562) Ajouter dix centimes seulement par jour à la solde du soldat, ce serait augmenter Je budget de la guerre d'environ 1 1/2 million, somme considérable sans doute, mais qui, d'après moi, devrait être inscrite une des premières au budget de la guerre.

Cela, messieurs, m'écarte un peu de la loi sur la milice ; j'y reviens immédiatement.

Je considère, messieurs, la loi sur la milice comme très mauvaise pour l'armée et pour la population.

Il est un principe placé hors de doute, c'est que la solidité d'une armée consiste dans la valeur incontestée des cadres de sous-officiers, soutenus par un certain nombre d'anciens militaires, et dans un certain degré d'instruction chez les autres soldats et surtout dans un degré prononcé de discipline chez tous les soldats.

Or, messieurs, je pense que la loi sur la milice ne réalisera aucune transformation radicale à cet égard ; elle continuera à maintenir ce qui existe aujourd'hui, ce que je crois devoir exprimer en deux mots qui résument toute ma pensée : c'est que l’organisation actuelle a seulement conduit à ce résultat, que parmi nos soldas, elle a placé à côté de deux tiers d'inexpérience un tiers d'indiscipline.

Je veux parler de cette position, de plus en plus déplorable, qui fait que l'armée se compose de 35 p. c. de remplaçants.

Et, à ce sujet, je ne puis m'empêcher de dire que c'est avec une vive douleur et avec un grand étonnement, que j'ai entendu, dans une de nos dernières séances, M. le ministre des finances, chef du cabinet, déclarer que le gouvernement maintenait le remplacement et la substitution.

Je croyais que la présence de l'honorable général Renard dans le ministère eût modifié à cet égard les intentions du gouvernement.

En effet, le remplacement n'a jamais trouvé d'adversaire plus capable, plus persévérant, plus éloquent que M. le général Renard, à tel point quen dans la commission mixte de 1867, l'honorable général déclarait qu'il était superflu d'insister sur les inconvénients et les vices du système du remplacement.

Et lorsque le gouvernement, à plusieurs reprises, a exprimé son désir de se rapprocher des travaux de la commission mixte, je me demande comment il se fait que précisément sur cette grande question, qui est peut-être la plus importante de toutes celles qui intéressent la bonne organisation de l'armée, le gouvernement s'est éloigné des idées de la commission mixte ; car, il faut bien le remarquer, quand la question du remplacement a été portée devant la commission mixte, il y a eu unanimité, moins une voix négative et une abstention, pour demander l'abrogation du remplacement. Les membres qui se sont prononcés en ce sens, c'étaient les plus éminents de nos collègues, c'étaient MM. de Brouckere, de Naeyer, Orts, Van Humbeeck, Vilain XIIII ; et quant aux membres militaires, c'étaient les généraux Desart, Eenens, Guillaume, Leclercq, Soudain, Thibauld, Sapin, Weiler, Simons et l'honorable général Renard tout le premier.

II y a quelques années, lorsque, pour la première fois, j'ai appelé l'attention de la Chambre sur cette situation déplorable, j'ai entendu de toutes parts des réclamations ; on m'accusait d'exagération ; on prétendait que je plaçais sous un jour fort injuste la situation de l'armée, en ce qui touchait le remplacement.

Mais, cette fois, je puis invoquer une incontestable autorité ; car, au sein de la commission mixte, on a nommé une sous-commission, et elle a présenté un rapport dont voici les conclusions :

« En 35 ans, le nombre des remplaçants et substituants s'est élevé de 7 p. c. à 35 p. c.

« On trouve sur 100 hommes chassés comme indignes, 33 remplaçants ;

« Sur 100 déserteurs, 63 remplaçants ;

« Sur 100 militaires condamnés à la déchéance du rang militaire, 71 remplaçants. »

Je sais bien, et ici je rencontre l'objection de M. le ministre de la guerre, que la section centrale (grâce surtout à l'honorable M. Muller, dont les persévérants travaux se sont surtout portés sur ce point), a cherché à améliorer le remplacement, à le rendre plus honorable.

Mais, pour moi, c'est une tentative, quelque louable qu'elle soit, dont le succès est impossible, car cela tient à la nature même des choses.

Comment ! nous sommes d'accord pour placer sous le drapeau de l'armée trois grandes choses, qu'on appelle abnégation, générosité et dévouement, et vous iriez placer tout à côté la spéculation, le marché de la liberté de l'homme que le général Jamin appelait la traite des blancs ; vous iriez réunir dans un déplorable amalgame tout ce qu'il y a de plus honorable à ce qu'il y a de plus honteux ! Cela est impossible. Vous n'arriverez jamais à placer au même rang dans l'estime publique, ni dans le sentiment de la dignité personnelle, celui qui offre ses services à son pays et celui qui engage les siens moyennant une somme d'argent.

Je convie donc le gouvernement à donner à l'armée des éléments plus solides, plus honorables. Ce qu'il faut avant tout pour former les cadres des sous-officiers, c'est encourager le rengagement. Or, à cet égard, la situation est profondément triste. Lorsqu'il s'agit de remplacement par voie administrative ou de rengagement, Je gouvernement demande aux familles 1,400 à 1,800 fr. ; et que donne-t-il aux rengagés ? Le tiers. Aussi y a-t-il bien peu de rengagés qui se présentent.

Mais en ce qui touche la base même de l'armée, le soldat, il y a un autre élément qu'on a mêlé souvent à ces discussions, tantôt pour l'exalter outre mesure, tantôt pour le dénigrer avec une injuste sévérité. Je veux parler des engagés.

Dans l'exposé des motifs de la loi sur la milice, il y a une phrase à laquelle j'adhère volontiers : c'est qu'il y a de mauvais volontaires et qu'il y en a de bons, qu'il faut repousser les uns et encourager les autres.

Eh bien, le gouvernement, selon moi, n'a pas compris cette situation, et il a posé dans.la loi de milice un principe tellement absolu, tellement étrange, que cela me suffira pour la condamner.

Dans tous les pays de l'Europe, sans exception, en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne, on place au premier rang l'engagement, en rendant hommage au dévouement ; la conscription ne vient qu'après. Or, en Belgique, le gouvernement, dans l'article premier de son projet de loi, a fait figurer, pour la première fois, le dévouement au second rang, et a placé la conscription en première ligne.

Cela ne s'est vu qu'une seule fois, en Hollande, dans l'année 1861.

Lorsque à cette époque un projet de loi fut soumis aux états généraux, le gouvernement avait également placé la conscription en première ligne ; un des orateurs les plus éminents, M. Thorbecke, se leva pour demander qu'on insérât dans la loi la disposition suivante :

« La milice est formée autant que possible de volontaires. En cas d'insuffisance de volontaires, elle sera complétée par le tirage au sort. »

Cette disposition fut votée à la presque unanimité de la seconde chambre des états-généraux.

Ainsi, à l'heure où nous nous trouvons, la Belgique est le seul pays où le dévouement soit relégué au second rang et où la conscription soit placée en première ligne.

C'est là une grande faute de la part du gouvernement. J'espère bien que lors de la discussion de la loi sur la milice, cette disposition sera repoussée dans cette Chambre, par un vote aussi unanime que celui qui la condamna dans la seconde chambre des états généraux des Pays-Bas.

M. Mullerµ. - Vous êtes dans l'erreur pour la France ; lisez la loi de 1832.

M. Kervyn de Lettenhove. - J'arrive à la loi d'organisation militaire.

Vous avez sous les yeux le remarquable rapport de l'honorable Van Humbeeck. qui a traité avec tant de soin et avec un talent si incontestable les différentes questions qui ont été portées devant la section centrale.

Cette section centrale s'est sérieusement et vivement préoccupée de plusieurs améliorations importantes ; elle a eu notamment à examiner la part proportionnelle qu'il fallait faire dans l'organisation militaire aux différentes armes. J'ai pris part à ces discussions, j'ai concouru à plusieurs de ces améliorations.

C'est seulement sur quelques points qu'ont porté mes réserves, et je les indiquerai ici rapidement.,

L'artillerie, en Belgique, est une arme excellente. Il faut lui rendre publiquement cet hommage, et je me suis associé de grand cœur à tout ce qui a eu pour objet de fortifier l'arme de l'artillerie.

En. ce qui touche l'infanterie, je crois qu'on n'a pas complètement apprécié son véritable rôle. Si nous devons avoir une armée de campagne, c'est l'infanterie, qui rendra les plus grands services. Si, au contraire, nous sommes réduits à soutenir un siège, dès que le siège aura commencé, l'infanterie deviendra le véritable auxiliaire de l'artillerie.

(page 563) J'aurais voulu, pour ma part, afin de ne pas accroître les dépenses militaires dans une trop grande mesure, qu’on recherchât s’il n’y avait pas moyen de réduire d’une somme égale à celle qu’on attribue à l’artillerie, une autre arme. Je veux parler de la cavalerie. Et je résume en deux mots les considérations sur lesquelles je ne fondais. C’est que, s’il doit y avoir une armée de campagne, le rôle principal de la cavalerie consistera à poursuivre un ennemi déjà en déroute, et, quel que soit mon patriotisme, je ne puis me représenter les grandes puissances contre lesquelles nous aurions à lutter comme se trouvant dans cette situation vis-à-vis de nous.

Si, au contraire, nous sommes réduits à nous enfermer dans une forteresse, le rôle de la cavalerie sera terminé, de sorte que cette arme, qui coûte beaucoup plus cher que les autres, ne sera probablement appelée à rendre des services sérieux et considérables dans aucune de ces éventualités.

Si j'ai voté de grand cœur plusieurs améliorations, c'est qu'il y en a qui méritent toutes vos sympathies. Ainsi ce que nous avons fait pour l'alimentation du soldat me paraît une chose excellente.

Le vœu que nous ayons manifesté pour organiser d'une manière plus sérieuse et plus solide les cadres des sous-officiers, sera certainement pris en sérieuse considération par le gouvernement,

Enfin nous avons appelé toute l'attention du gouvernement sur une autre question importante, qui a été traitée déjà d'une manière très intéressante et très approfondie par l'honorable M. de Maere, je veux parler de la durée du service : néanmoins c'est sur ce point que le gouvernement a élevé de nouvelles objectons,

J'avoue, messieurs, pour ma part, que, lorsque M. le ministre des finances nous annonçait que le gouvernement était disposé à se rallier à la plupart des propositions de la section centrale, je m'étais figuré que celle qui touche à la durée du service militaire était une de celles auxquelles avait adhéré le gouvernement. C'était, en effet, une de celles qui avaient le plus vivement frappé notre attention et dont le pays se préoccupait davantage. Je ne le cache point, j'avais peine à croire que l'honorable général Goethals, qui était animé de si loyales intentions, qui était si affable dans les rapports de la vie privée, si conciliant dans nos discussions publiques vis-à-vis de la Chambre, eût pu déclarer dans les conseils de la couronne qu'il repoussait impitoyablement toutes les modifications qui eussent été justifiées par nos débats, notamment celles qui portent sur la durée du service.

Eh bien, cette situation que je n'aimais pas à prévoir, est celle qui se présente aujourd'hui ; le gouvernement maintient le remplacement et repousse, paraît-il, les propositions de la section centrale dans ce qui tend à limiter la durée du service.

Je persiste à croire, messieurs, que les considérations qui ont été présentées à ce sujet par le gouvernement trouveraient de puissants adversaires, même parmi les sommités militaires. Ainsi, lorsqu'on étudie l'histoire moderne de l'art militaire, on voit parfaitement, comme l'a indiqué l'honorable M. de Maere, que toutes les anciennes choses disparaissent, que nous arrivons à des idées nouvelles, à une situation nouvelle, et lorsqu'on nous parle de ces grandes modifications de l'art militaire ; lorsqu'on nous dit que depuis quelques années, sous l'empire d'un système nouveau, tout est changé, que tout est modifié, que cela entraîne des proportions gigantesques d'armements, je ne sais, messieurs, si ces modifications sont aussi effrayantes pour les petites nations qu'on a l'air de le dire. Je crois qu'il y a une compensation, que les découvertes dues à l'intelligence n'ont pas pour résultat de développer la force brutale, et qu'à mesure que l'homme arrive à fabriquer des engins plus terribles de destruction, par une juste compensation, l'esprit humain qui les a fabriqués, trouve aussi moyen d y résister, d'y opposer quelque chose. Ce quelque chose, c'est encore l'intelligence de l'homme, c'est l'instruction du soldat ; nous ne verrons plus désormais de grandes masses d'hommes serrés en lignes que perçaient les boulets, mais nous verrons l'homme, avec son initiative, par son courage, par son habileté, appelé à jouer un rôle plus décisif, plus brillant, plus remarquable dans toutes les luttes.

Le général Trochu, qui a été souvent cité dans cette discussion, a parfaitement indiqué ce caractère des armées nouvelles. Il ne s'agit plus de longs exercices destinés à enseigner des manœuvres compliquées ; il s'agit surtout de développer l'intelligence du soldat, et pour atteindre ce but, je ne sais pas s'il faut un service aussi prolongé que le soutiennent souvent les défenseurs des pesantes organisations militaires.

Lorsque, dans ces dernières années, nous avons vu l'armée prussienne remporter de si grands succès, qu'avait-elle devant elle ? Elle avait à combattre une armée dans laquelle le service était excessivement long.

MgRµ. - Les hommes n'étaient pas dix-huit mois sous les armes.

M. Kervyn de Lettenhove. - La durée du service en Autriche, était, je pense, de quatorze ans j'ai ici la loi présentée à la chambre prussienne le 13 novembre 1863, cette loi qui a soulevé une si vive résistance au sein de la législature prussienne, et de quoi s'agissait-il ? Il s'agissait, pour l'armée permanente, de porter le service de deux ans à trois ans, et si je ne me trompe, pour la landwehr, le service n'est que de quinze jours à un mois, pendant deux années consécutives. Mais, il faut bien le reconnaître, il y avait dans l'armée prussienne plus d'intelligence, plus d'initiative, et c'est ce qui a fait le triomphe de Sadowa.

Mais chez d'autres nations militaires, a-t-on considéré le temps du service comme devant se prolonger d'une manière aussi considérable que le soutiennent plusieurs de nos écrivains militaires ? En Bavière, le service de l'infanterie ne dure que de 14 à 18 mois. Lorsque après 1855, on voulut organiser en France une armée de réserve, on posa en principe qu'il suffisait de réunir les hommes, la première année pendant trois mois, la seconde année pendant deux mois, et la troisième année pendant un mois. Mais je comprends parfaitement que si toute l'armée ne devait compter que des soldats ayant trois mois d'exercice la première année, deux mois d'exercice la seconde année et un mois d'exercice la troisième année, ce serait une armée détestable et qui ne pourrait rendre aucun service.

Ce que je pose en principe, c'est que, si l'on avait une armée permanente solidement organisée, comme cela existe dans la plupart des Etats que j'ai indiqués, rien ne serait plus facile que de faire traverser cette armée par de jeunes recrues qui apprendraient le maniement des armes la première année, qui prendraient part à des exercices les années suivantes, mais qui, en somme, feraient un service excessivement réduit.

Il y a une autre question dont le gouvernement ne paraît pas s'être occupé, je veux parler de l'organisation de la réserve.

En 1852, l'honorable général Renard s'exprimait ainsi :

« La question de l'organisation de la réserve est la plus importante de toutes : c'est le pivot de notre organisation militaire. »

J'appellerai l'attention du gouvernement sur l'organisation de la réserve pour lui demander s'il ne serait pas possible de la lier aux circonscriptions territoriales, afin d'introduire en Belgique quelque chose qui ressemblerait à ce qui existe en Prusse pour la landwehr et en Suède sous le nom d’indelta ; j'y verrais un immense avantage au point de vue de la concentration en temps de guerre et en même temps pour la facilité des rassemblements d'exercices en temps de paix.

Il est une troisième question, messieurs, que je rencontre devant moi ; j'abrège autant que je le puis ce discours, mais la question est si importante que je crois de mon devoir de l'examiner avec soin.

Cette question, qui est peut-être la plus grave de toutes, c'est la question du contingent.

Je désire d'abord écarter ce qui se rapporte à ce cinquième bataillon qui servirait pendant sept mois. Je ne comprends guère ce bataillon, à moins qu'on ne le destine exclusivement à s'enfermer dans quelque forteresse.

Réunir dans un bataillon des hommes complètement inexpérimentés, mettre à côté les uns des autres des hommes n'ayant qu'une instruction incomplète, sans soutiens, sans guides, sans moniteurs : évidemment ce serait créer un bataillon n'offrant aucune valeur militaire, et néanmoins, ce qui profitera peu à l'armée, sera une charge fort appréciable pour la populations, parce que je considère les hommes qui auront été séparés pendant sept mois du foyer domestique, comme sevrés de ces traditions paisibles et laborieuses propres à l'homme qui a conservé sans interruption la vie de la famille et rattachement à son clocher.

Y a-t-il lieu, messieurs, d'augmenter le contingent ?

L'honorable général Renard disait dans une de nos dernières séances que dès 1853 on avait reconnu la nécessité de porter l'armée à 100,000 hommes. J'ai quelque doute à cet égard : je me demande si, au contraire, il n'a pas toujours été entendu que l'armée ne serait réellement composée que de huit classes de 10,000 hommes.

Ainsi, en 1851 (j'ai eu cette déclaration sous les yeux), le gouvernement fit connaître qu'il fallait 80,000 hommes sur le pied de guerre et 30,000 hommes sur le pied de paix. Vers cette époque, dans une note qui émanait de l’honorable général Renard, aujourd’hui ministre de la guerre, on proposait un effectif de guerre de 29,220 hommes (page 564) plus 15,000 à 16,000 hommes qui serviraient à garder les forteresses.

Tout ceci, messieurs, nous conduit toujours à ce chiffre de 80,000 hommes dont je parlais tout à l'heure.

L'honorable général Renard nous a présenté des documents statistiques pour démontrer que la position que la loi nouvelle ferait à la Belgique n'est pas plus sévère, pas plus rigoureuse que celle qui existe dans d'autres pays. Je demande à la Chambre la permission de recourir aussi à quelques données statistiques et d'embrasser à la fois d'une manière très rapide la période de 1853 et la période de 1868 en supposant le vote du nouveau projet de loi.

En 1853, en Belgique, un homme marchait sur 45, en Espagne 1 sur 50, en Hanovre 1 sur 54, en Saxe, 1 sur 58.

Eu Russie, mais là le service est très long et l'argument est peu sérieux, en Russie on faisait marcher 1 homme sur 71.

Ainsi, dès 1853, le service militaire était plus rigoureux en Belgique que dans plusieurs pays où il existait, à coup sûr, une bonne organisation militaire.

Mais si nous arrivons à voter un contingent de 12,000 hommes, ne remarquez-vous pas que nous nous placerons au niveau de la plus grande puissance militaire de l'Europe, à côté même de la France ; car si la Belgique ne possède qu'une population de 5 millions d'habitants et si la France a une population de 40 millions d'habitants, c'est-à-dire huit fois plus considérable que la nôtre, il en résulte que 12,000 hommes levés en Belgique représentent pour la France 96,000 hommes : or, l'organisation militaire de la France ne repose que sur une levée annuelle de 100,000 hommes.

Nous arriverions donc à ce résultat qu'une nation essentiellement défensive, et dont la neutralité est garantie par l'Europe, se placerait, dans ses levées d'hommes, au niveau d'une puissance qui ne cesse d'avoir la guerre, qui l'a tous les jours en Afrique, et qui, dans ces dernières années, l'a eue non seulement en Italie et en Crimée, mais jusque dans les contrées les plus éloignées de l'Amérique et de l'Asie.

La question du contingent peut être envisagée, messieurs, sous plusieurs points de vue différents. Elle touche à la population, à la richesse publique et aux intérêts de l'agriculture.

On a remarqué, messieurs, qu'en Angleterre, où l'armée se forme par le recrutement volontaire, la population a doublé en 50 ans, tandis qu'en France il a fallu une période triple, c'est-à-dire une période de 150 ans. Au point de vue de la population, il y a une considération qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que dans les levées annuelles on rejette un nombre considérable d'hommes que leurs infirmités physiques rendent impropres au service. Dans un tableau que j'ai sous les yeux, je vois qu'on élimine ainsi un quart ou un cinquième des inscrits.

Des enquêtes partielles auxquelles je me suis livré ont confirmé cette donnée générale, et de divers côtés les bons numéros et les bonnes chances deviennent bien rares. Dans l'arrondissement d'Eccloo qui m'a fait l'honneur de m'envoyer dans cette enceinte, au dernier tirage, il y avait 21 mauvais numéros et seulement 37 bons numéros. Les bonnes chances étaient réduites dans la proportion de 2 à 3.

Mais il y a des provinces où la situation est bien plus déplorable, je veux parler de celles qui s'adonnent sur une large échelle à l'industrie. Ainsi dans le Hainaut, en une seule année il y a eu 1,947 hommes repoussés par les conseils de milice, et l'année dernière on a constaté ce fait remarquable qu'il y a eu des communes où l'on a pris tous les hommes sans pouvoir parvenir à former le contingent. Qu'en résulte-t-il ? C'est, que les hommes vigoureux sont réclamés pour la profession des armes ; ceux qui restent chez eux sont faibles, infirmes, rachitiques, ce sont ceux-là qui se marient.

Il en résulte encore ceci, c'est que ces hommes auxquels vous défendez le mariage, puisant par cela même, dans les garnisons des villes, les funestes habitudes du désordre, contribuent d'une manière déplorable dans les villes pendant leurs séjours, de garnison, dans les campagnes pendant leurs congés, à accroître cette catégorie de plus eu plus nombreuse de génération illégitime privée de conseils et d'exemples, livrée de bonne heure à toutes les mauvaises passions, que les criminalistes retrouvent toujours sur les rôles des cours d'assises.

Le général Trochu a dit très bien :

« Le recrutement puise chaque armée dans le personnel de la fabrique agricole, mère de toutes les industries nationales, dans le personnel des carrières libérales, une part considérable et la plus vigoureuse des éléments constitutifs de la population. »

Ainsi, sur quatre hommes, il y en a un qui est impropre au service militaire. ; sur trois hommes valides, on en prend un. Croyez-vous qu'on puisse dépasser cette proportion ?

Veuillez également peser ceci. L'homme qui consomme, se rachète ; ce sont les hommes qui produisent, qui sont enlevés à la production, et vous n'arriveriez pas à reconnaître que chaque année vous tarissez dans une large mesure les ressources de la richesse publique !

Il est une autre considération sur laquelle j'appelle aussi votre plus sérieuse attention et qui récemment, dans une assemblée d'un pays voisin, n'a pas rencontré de contradicteurs. Je veux parler de la France. On s'y est occupé tout récemment d'une question analogue à celle que nous discutons aujourd'hui.

Des orateurs avaient exprimé la pensée qu'on pourrait peut-être appeler un plus grand nombre d'hommes chaque année et qu'en même temps on pourrait réduire la durée du service.

Eh bien, messieurs, voici en quels termes s'exprimait l'honorable M. Grossier, rapporteur :

« Il y a un inconvénient grave à tirer de leurs villages des hommes qui n'y rentrent plus. Les soldats libérés retournent rarement dans leurs villages et de ce principe je déduis cette conséquence que pour l'économie générale de la France il faut déranger le moins d'hommes possible. »

Et le ministre d'Etat appuyant ce langage, insistait précisément sur l'intérêt des populations rurales pour que la France, alors même qu'elle se préoccupait du soin d'accroître son organisation militaire, ne songeât en aucun cas à augmenter le chiffre annuel du contingent.

Voyez si en Belgique nous ne nous trouvons pas dans une situation analogue ? Les villes ne sont-elles pas encombrées et les campagnes ne sont-elles pas délaissées ?

L'agriculture ne manque-t-elle pas de bras et, dans un moment où la disette se fait sentir, n'y a-t-il pas un intérêt sérieux à se préoccuper de la situation de l'agriculture ?

Nous connaissons tous la situation prospère du pays ; nous la constatons chaque année. Eh bien, il faut le dire, il y a une partie de la Belgique, celle qui s'occupe plus spécialement d'agriculture, où il y a dépopulation.

Je prendrai pour le prouver l'exemple de quelques-unes des plus grandes villes du pays, de celles que je connais le mieux, en y ajoutant celui des campagnes qui les entourent.

A Anvers, en une seule année, il y a eu un accroissement de population de 7 p. c. En même temps, parmi les 56 villages qui composent l'arrondissement d'Anvers, il y en a 29 où il y a eu diminution de population.

Prenez Bruxelles avec les agglomérations dont elle est environnée.

Dans une seule année, la population s'est augmentée de 11,000 âmes. Dans l'arrondissement de Bruxelles, qui participe quelque peu à l'influence du développement de la capitale, il y a quarante-trois communes dont la population est diminuée.

Prenez Gand. En une seule année, sa population s'est augmentée de 2,000 âmes.

Eh bien, dans le district de Gand, l'un des plus riches de la Flandre orientale, sur 77 communes, 35 ont vu leur population se réduire.

Ainsi, on peut le constater par des chiffres positifs et irrécusables l'agriculture est profondément atteinte.

Pour résumer ces chiffres, j'ajoute que de 1856 à 1865, la population du pays a augmenté de 8 p. c., mais cette augmentation a été bien plus considérable dans les villes que dans les campagnes, à tel point que dans les grandes villes telles que Bruxelles, Anvers et Liège, l'augmentation de la population n'a pas été inférieure à 20 p. c. Et à côté de ces faits s'est placée une conséquence politique, c'est qu'en 1865, les villes qui ne représentent que 26 p. c. de la population du pays, comptaient 40 p. c. des électeurs.

Mais ce n'est pas seulement des campagnes vers les villes qu'existe ce mouvement d'émigration ; il existe aussi de village à village, des villages où l'on s'occupe d'agriculture vers ceux où l'on s'applique à l'industrie.

Ainsi, dans le Hainaut, il y avait dans les mines de houille, en 1841, 37,000 ouvriers. En 1861, il y en avait 78,000.

La production des établissements métallurgiques était évaluée en 1838 à 52 millions. En 1860 on la portait à 130 millions.

D'où sont venus, messieurs, tous ces bras qui ont ainsi développé ces établissements industriels ? C'est l'agriculture qui les a perdus.

(page 565) Eh bien, que vous preniez l'homme pendant deux ans, trois ans ou sept mois seulement, lorsqu'il aura traversé la ville, il retournera rarement à la campagne, où le travail est plus rude, où l'oisiveté a moins de séductions.

Dans les villes l'on rencontre toute espèce d'industries et de métiers. Je ne sais lequel il remplira, dût-il même embrasser la domesticité, ce que font tant de militaires, mais l'agriculture qui pèse sur les bras, qui exige l'énergie, le travail persévérant et rude, elle sera abandonnée.

C'est au nom de ce grand intérêt qui joue un rôle très important dans le maintien de l'ordre social, qui est la meilleure garantie de la paix intérieure et de la prospérité publique, que je proteste contre l'augmentation du contingent. (Interruption.)

Messieurs, je crains réellement d'abuser des moments de la Chambre.

- Plusieurs membres. - Non, non.

M. Coomans. - Continuez. C'est très bien.

M. Kervyn de Lettenhove. - J'arrive maintenant à une des parties les plus difficiles de ce trop long discours.

Si je n'écoutais qu'un sentiment étroit de vanité, je traiterais peut-être quelque question que je connais mieux, mais, ici je me trouve devant un impérieux devoir, et dussé-je me tromper quelquefois, dussé-je m'exposer à des répliques de M. le ministre de la guerre qui démontreront que je ne connais pas parfaitement tous les chiffres, je tiens à ne pas m'arrêter ici et, après avoir critiqué, selon ma conscience, ce que je trouve mauvais dans le système du gouvernement, j'arrive à dire à la Chambre ce que je voudrais y substituer. Ici plus que dans aucun autre moment, j'ai besoin de toute son indulgence.

La Chambre sait peut-être que depuis un grand nombre d'années j'ai attaché l'attention la plus sérieuse à ces questions, afin d'arriver à la solution du double problème de l'amélioration de l'armée et du soulagement des populations.

Il y a bien longtemps en effet qu'une note imprimée par les soins de la section centrale de 1863, si je ne me trompe, a passé sous les yeux de la Chambre. Depuis lors mes idées se sont peut-être modifiées. J'ai cherché à corriger ce qu'elles avaient d'absolu. J'ai recouru de toutes parts, autant que je l'ai pu, à des autorités éminentes, à des conseils éclairés par l'expérience ; mais je ne puis m'empêcher de rappeler, en lisant les belles pages que le général Trochu a récemment consacrées aux questions d'organisation militaire, que dès le commencement de ce travail, mes notes ayant passé sous les yeux d'une de ces grandes autorités que cite avec respect le général Trochu comme les lumières de la science militaire, l'une d'elles, le vaillant général qui, au milieu même des périls de 1848, a préparé la grande organisation militaire de la France, le général Lamoricière accueillait ces idées avec faveur et portait sur elles un jugement dont je me borne à reproduire quelques lignes :

« L'armée (il s'agit de l'armée permanente) composée de soldats qui font plusieurs années sous les drapeaux serait infiniment supérieure à ce qu'elle est aujourd'hui et donnerait à la Belgique un noyau de première qualité, si on avait soin d'y appeler les excellents soldats que la Belgique envoie chaque année servir en Algérie.

« Le point capital, c'est de donner à la Belgique un noyau de 28,000 à 30,000 vieux soldats qui, avec les cadres, atteindront un effectif de 36,000 hommes et de pouvoir, dans le temps de guerre, jeter dans ce noyau 50,000 conscrits déjà quelque peu instruits, et qui trouveront des moniteurs prêts à faire leur éducation.

« Cette combinaison, qui découle du projet, aura l'immense avantage politique d'abolir pour ainsi dire la conscription, en ne la demandant qu'en temps de guerre. »

Eh bien, messieurs, c'est dans cet ordre d'idées que j'ai poursuivi mes recherches, et si la Chambre veut bien me le permettre, je mettrai sous ses yeux le résumé des idées que je nourrissais à cette époque et qui depuis lors se sont affermies dans mon esprit.

Voici comment je comprendrais l'organisation militaire de la Belgique.

• L'armée est formée :

« 1° D'engagés volontaires ;

« 2° De miliciens désignés par la voie du sort ;

« 3° D'engagés par voie administrative.

« L'armée est divisée en armée active et en armée de réserve.

« L'armée active se compose :

« 1° D'engagés volontaires ;

« 2° De miliciens ;

« 3° D'engagés administratifs ;

« 4° De volontaires de la garde civique.

« L'armée de réserve se compose :

« 1° D'engagés volontaires, de miliciens et d'engagés administratifs soumis au rappel dans la réserve.

« 2° De gardes civiques du premier ban, organisés selon arrêté royal.

« L'armée de réserve est uniquement tenue au service de défense dans les garnisons.

« L'engagé volontaire contracte un engagement de six années au moins.

« Il est soumis au rappel pendant un an dans l'armée active, et pendant deux autres années dans l'armée de réserve.

« L'engagé est employé préférablement dans l'artillerie, le génie et la cavalerie ;

« Il peut se rengager pour tel nombre d'années qu'il jugera convenable ; un chevron avec haute paye lui est assuré après chaque période de trois années de services ;

« On assure aux engagés volontaires (sauf à justifier de leur aptitude par des examens).

« A. Pendant le service les 3/4 des grades vacants dans l'armée.

« B. Après le service, les 3/4 des positions actives vacantes dans l'administration des douanes, accises et chemins de fer.

« Le milicien désigné par la voie du sort est astreint au service actif pendant 19 mois, et à deux périodes, chacune de 6 semaines, d'exercices après ce service. Il est soumis au rappel dans l'armée active pendant deux années, et au rappel dans la réserve pendant trois autres aunées.

« Les miliciens de la réserve peuvent se marier et sont rayés des contrôles à l'expiration de l'année de la période de réserve pendant laquelle le mariage a été contracté.

« Dans les circonstances graves, et sauf à rendre compte aux Chambres, le Roi peut rappeler autant de classes de milice qu'il le juge convenable.

« Le remplacement et la substitution sont supprimés ; l'exonération est établie. Celui qui désire se dépenser du service militaire verse à la caisse d'exonération, dix mois au moins avant le tirage au sort, une somme égale au total d'impôt personnel payé pendant les 5 ( ?) années précédentes, soit par lui-même, soit par ses parents, et en ce dernier cas, divisé d'après le nombre d'enfants vivants au moment du versement. Le prix de l'exonération ne peut être inférieur à 250 francs. Le tirage a lieu entre tous les inscrits, exonérés ou non.

« Celui qui ne s'est pas exonéré et dont l'impôt personnel d'après la règle établie ci-dessus représente au moins 20 francs, est tenu, si le sort le désigne, et s'il est reconnu inapte au service, à verser une somme égale à celle qu'il aurait dû payer pour l'exonération.

« En dehors de l'incapacité physique, il n'y aura plus d'autre exemption que celle de soutien de famille et uniquement au profit des familles qui ne figurent pas pour une somme de 20 fr. aux rôles de l'impôt personnel.

« Il est pourvu au remplacement des exonérés et des hommes inaptes au service militaire, par voie d'engagement administratif. Un registre est tenu dans chaque régiment où sont inscrits les soldats et sous-officiers qui se sont signalés par leur zèle et qui n'ont pas encouru de punition. Parmi ceux-ci sont choisis de préférence les engagés administratifs. Les engagés administratifs sont complètement assimilés aux engagés volontaires. Le temps de service est le même ; ils jouissent des mêmes avantages. L'indemnité de l'engagement administratif est payée à la sortie du service ; elle produit des intérêts à 5 p. c. ; elle peut se perdre par suite de condamnations. Une part peut être remise, soit immédiatement, soit pendant le service, sur l'avis conforme des autorités communales, à la famille de l'engagé.

« Le milicien qui n'est pas inscrit ou ses parents au rôle de l'impôt personnel pour une somme d'au moins 20 francs, touche, à sa sortie du service, une indemnité de 5 francs par mois de présence effective sous les drapeaux.

« La caisse d'exonération est chargée de payer : 1° les indemnités d'engagé par voie administrative ; 2° la haute paye attachée aux chevrons des engagés ; 3° l'indemnité due aux miliciens comme il est dit ci-dessus.

« En cas d'insuffisance, on aura recours à une allocation budgétaire. »

Ce système pour se justifier a besoin de quelques développements ; je serai aussi court que possible.

Je considère comme la base de toute organisation militaire l'existence d'un corps permanent tenu à un service prolongé. C'est une opinion à laquelle M. le ministre de la guerre n'hésitera sans doute pas à se ranger. Napoléon disait au conseil d'Etat : « Pourquoi les Romains ont-ils fait (page 566) de si grandes choses. C'est qu'il leur fallait six ans d'éducation pour former un soldat. »

Mais il ajoutait, raconte Montholon : « qu'il se contenterait d'une armée dont le premier tiers aurait servi cinq ans, le second tiers 15 mois, le dernier tiers 3 mois. »

Et récemment, le général Trochu disait à ce sujet :

« La solidité des éléments destinés à former et à encadrer les masses dont l'appel sous le drapeau pourrait être déterminé par l'état de la guerre, est une question de première importance. »

Le général Trochu ajoutait :

« Im est d'un haut intérêt que troupes et cadres soient périodiquement renouvelés, partiellement, avec mesure, de telle sorte que l'esprit de l'ensemble et la tradition soient conservés par un petit nombre de vieux soldats, sous la condition d'un rajeunissement continu de la masse. »

Et ailleurs, ce qui est plus formel encore :

« Les cadres sont la force des armées et l'éducation morale et professionnelle des cadres, en vue de la guerre, devrait être la constante préoccupation des généraux vraiment dignes et vraiment capables de remplir leur mission auprès des troupes. »

Eh bien, messieurs, c'est exactement ce que je demande, c'est la constitution sérieuse de la tradition militaire maintenue par un petit nombre de vieux soldats, et à côté le rajeunissement continu de la masse. Or, dans la situation actuelle des choses, nous avons le rajeunissement continu, mais ce qui doit en être la compensation, ce qui doit permettre ce rajeunissement et lui donner sa force, cela n'existe pas.

Tout récemment encore, dans la discussion du corps législatif, un membre de cette assemblée le disait : « D'anciens soldats peuvent être l'âme et la force d'une troupe sextuple. »

Si, en France, on admet qu'un vieux soldat puisse communiquer sa force à cinq recrues, en Belgique, notre armée ne serait-elle pas suffisamment organisée, si elle comptait un sixième de vieux soldats conservant la discipline, ayant le sentiment militaire, ce qui précède, dit le général Trochu, l'esprit militaire, se faisant les moniteurs des conscrits, communiquant les sentiments qui les animent à ces jeunes soldats qu'ils instruisent en temps de paix, et qu'ils guideraient encore bien mieux en temps de guerre.

Il est une autre considération sur laquelle, quel que soit mon désir d'abréger, je ne puis m'empêcher d'appeler l'attention de la Chambre, c'est que si vous n'adoptez pas ce système, vous arrivez à une inégalité profonde dans la répartition de la charge militaire que vous imposez aux hommes désignés pour le recrutement, et déjà le général Trochu a insisté sur l'utilité de placer dans les armes spéciales les hommes faisant un temps de service prolongé. Si vous n'arrivez pas à avoir des hommes servant longtemps, qui forment votre artillerie, votre corps du génie, votre cavalerie, vous êtes obligés d'imposer aux miliciens, selon le corps où ils sont entres, un temps de service plus ou moins long, offrant même de grandes différences de durée, et par conséquent vous vous trouvez là devant un système injuste pour la population et mauvais pour l'armée.

Eh bien, messieurs, si les idées que j'expose trouvaient quelque écho au banc ministériel, nous arriverions à ce résultat que, pour tous les miliciens, le temps de service serait le même ; on leur imposerait le service de l'infanterie, ce qui leur permettrait de rentrer tous plus tôt dans leurs familles. Quant à l'armée permanente, elle se composerait surtout de corps spéciaux, desquels il faut exiger plus de connaissances et dont on peut étendre le temps de service s'il repose sur l'engagement volontaire.

Il est un point, messieurs, sur lequel je sens le besoin de m'expliquer de nouveau ; je veux parler de l'exonération. Il y a eu un grief très sérieux contre l'exonération ; et lorsque la commission mixte en a porté le taux à un chiffre tellement élevé que l'exonération serait devenue inabordable pour la plupart des familles, cela suffisait pour la faire rejeter. Ce ne sont pas les familles riches qui ont le plus besoin de conserver leurs enfants, ce sont les familles placées à un degré inférieur, dont la prospérité, l'aisance, l'existence même repose très souvent sur la présence d'un fils.

Il faut donc que l'exonération soit à la fois juste et accessible à tous. Je la considère comme satisfaisant à la justice lorsqu'elle prend pour base, comme je le propose, l'impôt personnel, c'est-à-dire la présomption de fortune et lorsque je combine cette fortune présumée avec le nombre d'enfants qui est toujours une modification de la position de la famille. Mais en même temps je fixe l'exonération à un chiffre tellement bas qu'elle sera accessible à toutes les familles ; et lorsqu'on vient me dire que dans ces conditions toutes les familles useront de l'exonération et que, par conséquent, le système deviendra impossible, on oublie que je réduis, en même temps, la durée du service, ce qui aura pour effet d'engager un nombre considérable de jeunes gens à préférer le service à l'exonération.

J'ajoute, messieurs, que, mon système ayant pour effet de faire disparaître les remplaçants, le jour où l'honnête homme ne sera plus exposé à vivre à côté d'un homme qu'il méprise, il n'aura plus la même répugnance à servir, et l'on ne verra plus se multiplier le grand nombre de libérations qui existent aujourd'hui.

Il est, messieurs, un autre principe que je tiens à honneur de revendiquer ; c'est que le premier, je pense, j'ai fait remarquer que l'exemption du fils de famille ne devrait profiter qu'aux classes laborieuses. Je ne crois pas nécessaire de m'appesantir sur ce point : la justice, l'équité de ce principe est reconnue par tout le monde.

Je demande encore, messieurs, que dans la réserve, le mariage soit permis. Je n'insiste pas non plus sur ce point ; c'est une idée du général Changarnier, qui a été soutenue récemment encore au corps législatif par M. Chesnelong et qui a été introduite dans la nouvelle loi française à partir de la seconde année dans le service de la réserve.

Je ne puis m'empêcher de faire remarquer combien est déplorable aujourd'hui la position d'une foule de miliciens. Il est incontestable que la plupart d'entre eux sont dans l'impossibilité d'apurer leur masse, soit parce que leurs familles ne peuvent pas ou ne veulent pas leur venir en aide, soit parce qu'ils n'ont pas pu se former un pécule. De sorte que lorsqu'ils quittent le service ils ne peuvent pas se marier, n'étant pas libérés envers la masse.

Eh bien, messieurs, cette situation est déplorable, car si ce n'est pas par la faute du soldat qu'il n'a pas pu se libérer, est-il juste d'aggraver encore sa position en lui interdisant le mariage ?

J'ai entendu dire aussi que les idées que j'émettais reposaient sur une base inadmissible, c'est-à-dire sur le nombre d'hommes qui se présenteraient spontanément pour contracter un engagement.

Eh bien, j'en appelle, à cet égard, à l'honorable général Renard lui-même ; c'est lui qui, au sein de la commission mixte, a déclaré que si une position convenable était faite aux volontaires, on en trouverait en nombre suffisant.

MgRµ. - Convenable.

M. Kervyn de Lettenhove. - J'ai sous les yeux un document, qui remonte à quelques années ; c'est un rapport du général Vanderlinden en date du 13 janvier 1852 qui constate qu'à cette époque le nombre des volontaires était de 16,760 et se répartissait comme suit : 8,900 dans l'infanterie, 3,700 dans la cavalerie, 2,300 dans l'artillerie, 400 dans le génie, 1,100 dans la gendarmerie, 160 dans l'état-major, 200 dans les compagnies d'administration ; total : 16,700 volontaires.

MgRµ. - Et aujourd'hui nous n'en avons plus que 8,000.

M. Kervyn de Lettenhove. - Pourquoi ? Mais précisément parce que la position qu'on leur a faite est extrêmement pénible et peu avantageuse.

MfFOµ. - Non, c'est à cause de la prospérité du. pays.

M. Kervyn de Lettenhove. - Mais, messieurs, il est de toute évidence que la position du soldat n'est plus ce qu'elle était autrefois, que ses charges se sont considérablement accrues, et cela suffit, ce me semble, pour expliquer la réduction du nombre des volontaires.

Au surplus, je m'en rapporte à cette déclaration de l'honorable général Renard lui-même, au sein de la commission mixte, que si l'on faisait aux volontaires une position convenable, on en trouverait en nombre suffisant.

Ainsi, messieurs, dans mon système, plus de service obligatoire, le remplacement supprimé et les cas d'exemption réservés aux classes nécessiteuses.

MfFOµ. - Le service obligatoire n'est pas supprimé dans votre plan.

ni. Kervyn de Lettenhoveµ. - Le service obligatoire avec son extension actuelle, oui.

MfFOµ. - Vous mettez une trop belle enseigne sur votre projet.

M. Kervyn de Lettenhove. - Je désire que l'obligation (page 567) disparaisse pour le service prolongé ; je désire que le service prolongé soit tout à fait spontané.

Le remplacement, si justement appelé la lèpre de l'armée et dont tous les officiers demandent la suppression, le remplacement n'existe plus dans mon système. Ce sont des conditions d'honorabilité qui ouvrent la carrière militaire, et en même temps l'exonération est rendue accessible à toutes les classes laborieuses, de même que l'exemption comme soutien de famille leur est exclusivement réservée.

Mais n'y a-t-il là que des théories ? Des tentatives pratiques n'ont-elles jamais justifié ses théories ? N'y a-t-il pas en Europe des Etats dans une position semblable à la nôtre, où l'on ait cherché à réaliser les mêmes améliorations ?

Messieurs, il est deux pays dont je désire, en terminant, vous entretenir quelques Instants.

Je veux parler de la Hollande et de la Suède.

En Hollande, le système militaire est débonnaire ; il l'est peut-être à l'excès. Mais enfin, quelle est la position qui est faite aux militaires en Hollande ? J'ai ici un résumé officiel ; j'y trouve ce qui suit ;

« Ce sont les volontaires qui forment l'armée permanente.

« Le volontaire s'engage au moins pour six ans.

« Après quelques années, il obtient des chevrons et une haute paye.

« Il est seul apte aux grades auxquels il arrive par l'examen.

« Après douze ans, il a droit à des emplois civils.

« Le milicien sert de cinq à quinze mois, quelquefois même moins de cinq mois.

« Il y a quelques années, il y avait près de 13,000 volontaires pour former l'armée permanente, et c'était également de volontaires qu'était composée toute l'armée coloniale des Indes. »

M. Thorbecke, que je citais tout à l'heure, résume tout le système hollandais dans ces paroles remarquables :

« La loi fondamentale a voulu, avant tout et dans la mesure de ce qui était possible, former la milice de volontaires, par deux motifs : premièrement, afin de restreindre le plus possible le service obligatoire ; secondement, par un motif militaire. Il est nécessaire qu'un ensemble permanent, complet (voltalig) et utile (bruikbaar) de force armée soit composé au moins en partie de ceux qui font de la science des armes leur profession stable, continue et exclusive (vast, voortdurend, uitsluitend bedrijf), soit pour leur vie, soit pour un nombre d'années. »

Ce sont les mêmes idées que celles que je soutiens.

Dans le second pays auquel j'ai fait allusion et qui se trouve également placé près de puissants voisins, en Suède, que fait-on ? J'ai ici sous les yeux un travail qui est probablement connu de M. le ministre de la guerre ; il a été publié à Stockholm, il ne porte qu'une seule initiale, une lettre de l'alphabet, mais cette lettre de l'alphabet a sa valeur ; l'auteur de cette brochure, c'est le roi lui-même.

Or, dans cette brochure, le roi de Suède a développé un système qui se rapproche de fort près de celui dont j'ai eu l'honneur d'entretenir la Chambre ; il demande qu'on forme un corps d'armée permanente, composé d'hommes contractant un engagement pour un terme prolongé, et sans cesse alimenté par les hommes qui viendront s'y joindre et qui rentreront dans leurs foyers, pour constituer des bataillons territoriaux.

Je demande à la Chambre la permission de lui lire quelques passages de ce travail ; ils méritent toute son attention, tant à cause de l'autorité dont ils émanent que par les considérations remarquables qu'ils renferment.

« D'autres nations nous ont envié cette organisation qui, au jour de la paix, maintient un réseau d'ordre sur tout le pays, en retenant le soldat sur son champ, dans sa cabane, en lui donnant en même temps le caractère moral de son foyer et celui de sa profession ; et qui, au moment où l'orage de la guerre éclate, l'appelle d'une voix puissante à la défense de la patrie, à l'accomplissement des plus saints devoirs.

« L'organisation des forces qui s'est développée de cette manière, a dû démontrer à chacun que ces régiments de l'indelta (répartis), parfaitement bien disciplinés, répondront de la manière la plus satisfaisante à ce que l'on exige d'eux et à la glorieuse destination qu'on leur a désignée, à savoir, de former le cadre de nos troupes, ou le noyau de l'armée.

« C'est une vérité reconnue et suffisamment, montrée par l'expérience qu'avec un cadre plus nombreux et exercé jusqu'à la perfection, on peut incorporer non seulement une assez grande force des corps de la conscription, mais encore que cette incorporation se fait beaucoup plus vite et plus facilement, puisque le dernier pli dans l'éducation des nouvelles troupes n'exige que peu de temps. »

Et un peu plus loin, le roi de Suède ajoute encore :

« II faut se bien rappeler qu'il n'est pas question ici, comme dans les autres pays d'un service militaire continuel, ou de plusieurs années de durée, mais d'un temps de recrue bien court, et ensuite, durant quelques années successives, d'une réunion de quinze jours avec les régiments du cadre, par conséquent à peu de distance du lieu natal. »

Jusqu'à ce moment, en Suède, les hommes étrangers à l'armée permanente faisaient un temps de. service qui ne dépassait pas quinze jours. Le roi de Suède, fort modeste dans ses prétentions, se borne à demander que ce service soit porté à deux mois, pendant la première année, et que pendant chacune des trois années suivantes, on puisse réunir les miliciens durant une période de quinze jours.

MgRµ. - Avec des cadres de 500 hommes par bataillon.

M. Kervyn de Lettenhove. - C'est le système que j'ai soutenu ; c'est le vœu que je formais ; et je tiens à constater qu'avec une force permanente respectable, on peut n'exiger qu'un service obligatoire très limité.

M. le ministre de la guerre partage cet avis ; j'en prends acte ; c'est une confirmation très importante de l'opinion que j'ai soutenue.

Le roi de Suède fait observer qu'il y a dans son royaume un sentiment hostile au service obligatoire, qui s'inspire des traditions de liberté du pays et dont le nom exprime l'origine, car on l'appelle : Svensket.

Eh bien, en Belgique, il règne un sentiment, du même genre ; et je rappellerai que lorsque à la fin du XVIIème siècle, Louis XIV demanda, pour l'éducation du dauphin, qu'on fît un vaste travail où seraient résumés les traits qui distinguaient les pays que comprenait ou qu'avait touchés la domination française, on y insista sur cette considération que les Belges aimaient beaucoup la liberté, comme les anciens Belges et qu'ils détestaient la guerre, mais que lorsqu'ils la faisaient, ils ne cédaient en valeur à aucune nation de l'Europe.

Eh bien, messieurs, ce qui est vrai en Suède, l'est en Belgique. Je crois qu'il est dans le caractère de notre population de se courber difficilement sous les charges militaires, mais lorsque la guerre éclate, lorsque notre population voit s'ouvrir dans elle une arène où puissent se déployer son patriotisme et son courage, dans ce cas, il en est des Belges comme des Suédois : il n'en est pas de plus braves.

Les Belges et les Suédois se sont rencontrés sur les champs de bataille d'Allemagne lorsque les bandes wallonnes ont lutté contre les régiments de Gustave-Adolphe, et depuis lors, dans toutes les guerres, ni les Suédois ni les Belges n'ont démenti ces glorieuses traditions.

Il est une considération qui me préoccupe vivement et que je recommande à toute l'attention du gouvernement : c'est que, lorsqu'il s'agit d'une organisation militaire, il n'y a qu'une seule base qu'on puisse lui donner : c'est la force du sentiment national. Eh bien, s'il s'agit d'une organisation défensive qui doit garantir notre indépendance et notre liberté dans une sage mesure, vous pouvez compter sur ce sentiment national. Mais si, au contraire, ces précautions sont exagérées, si ces dépenses sont excessives, si dans la prévision d'une guerre qui, je l'espère, n'éclatera pas, vous allez jusqu'à stériliser la paix, jusqu'à épuiser les ressources précieuses du pays, vous verrez se séparer de vous le sentiment national ; et c'est un immense danger, sur lequel j'appelle toute votre attention.

Pour ma part, sans indiquer dès ce moment quel sera mon vote et sans cacher que je vois dans les trois projets qui sont soumis à la Chambre un ensemble que je ne pourrai pas séparer dans le vote que j'émettrai, j'ai, pour m'éclairer davantage sur la résolution que je prendrai, à demander au gouvernement de nouvelles explications.

Je désirerais savoir de M. le ministre de la guerre, s'il persiste à maintenir sa demande d'un contingent de 12,000 hommes, ce qui me paraît si regrettable et si contraire à nos plus sérieux intérêts.

Je désire savoir de M. le ministre de la guerre qui a protesté si énergiquement contre le remplacement au point de vue de l'intérêt de l'armée, s'il maintiendra le remplacement.

Je désire savoir encore si M. le ministre de la guerre ne fera pas quelque chose pour augmenter le bien-être du soldat, et à ce même point de vue du bien-être du soldat, je lui demande s'il abandonne ce système de la rémunération à 55 ans, qui a été repoussé par toutes les sections centrales, qui n'a rien de sérieux et qui donnerait seulement lieu de croire qu'on fait quelque chose pour le soldat, alors qu'on ne fait rien.

M. le ministre de la guerre a plaidé, dans toutes les circonstances (page 568) avec tant d'éloquence, avec tant de chaleur la cause de la défense nationale en représentant, à l'ombre du drapeau, la nation tout entière, prête à défendre son indépendance et ses libertés, que je l'engage à limiter par de sages concessions les sacrifices demandés au pays afin de donner à des mesures qui ont pour but d'organiser la défense du pays, l'appui du sentiment national qu'à coup sûr il voudrait assurer à la défense elle-même.

MgRµ. - Je demande à dire un mot.

Au commencement de son discours, l'honorable M. Kervyn a déclaré complètement controuvée une assertion présentée par moi dans cette Chambre, en 1858. Il a dit qu'il tenait d'une source très autorisée que le fait n'existait pas et que la Belgique n'avait pas été mise en demeure, en 1840, de déclarer si elle était en état de défendre sa neutralité.

Je déclare à la Chambre que je ne me serais pas permis d'apporter dans le parlement un fait semblable, si je n'y avais pas été autorisé. Ce fait n'a pas été avancé seulement à moi-même, il a encore été communiqué à plusieurs autres personnes qui se trouvent dans cette enceinte. Voilà ce que j'affirme, et lorsque à la personne qui m'énonçait le fait, je représentai combien il serait intéressant pour le pays de le connaître, cette personne m'a permis de le déclarer à la Chambre.

Du reste, ce n'est pas une chose inconnue en France. Je trouve dans un ouvrage qui, je pense, a été couronné par l'Académie française, ce qui suit. On parle de la Belgique :

« Quant à sa neutralité, elle est chimérique et impossible : par la nature de son sol et sa configuration géographique, c'est le théâtre obligé des invasions françaises, c'est le champ clos que la nature semble avoir préparé à la France et à ses ennemis pour y vider leurs querelles ; c'est enfin une région dont la disposition est telle qu'elle semble appeler la guerre, et avoir été créée exprès pour les batailles. »

A cela il y a une note, et cette note la voici :

« A ces considérations géographiques on peut ajouter ce fait : En 1840, la coalition s'étant reformée contre la France, la Prusse avait la pensée d'occuper la Belgique, malgré sa neutralité, et de se porter contre notre frontière. Le gouvernement français fit demander au gouvernement belge s'il pouvait s'opposer à l'entrée des Prussiens et de quelles forces il pourrait disposer, en lui déclarant que, s'il était incapable de défendre sa neutralité, l'armée française entrerait immédiatement en Belgique et y prendrait position. »

M. Dumortier. - Quel est l'auteur de cet ouvrage ?

MgRµ. - M. Lavallée.

Voilà ce que j'avais à vous dire. L'honorable M. Kervyn nie un fait que j'affirme m'avoir été donné par une personne excessivement autorisée.

M. Thonissenµ. - Ainsi qu'à moi.

M, Kervyn de Lettenhoveµ. - Je comprends, messieurs, les sentiments de délicatesse qui empêchent M. le ministre de la guerre de citer la personne qui lui a donné ce renseignement. Mais je ne crois pas que M. le ministre de la guerre aille jusqu'à placer cette personne dans une position telle, que ce renseignement ne puisse pas être inexact.

MgRµ. - Si !

M. Orts. - Il peut le faire, il en a le droit.

M. Kervyn de Lettenhove. - M. le ministre de la guerre n'invoque aucun document officiel. Il ne s'appuie pas, je pense, de l'autorité de M. le ministre des affaires étrangères. L'honorable M. Rogier, qui est ici, connaît sans doute ce qui s'est passé, comme ayant occupé, dans ces dernières années, le ministère des affaires étrangères, et ce n'est pas de ce côté que je trouve un contradicteur.

L'honorable général Renard cite un ouvrage couronné à l'Académie française, et dont la valeur politique est peut-être plus contestable que la valeur littéraire. Quant à moi, lorsque je n'ai pas hésité à déclarer que M. Thiers n'avait jamais adressé aucune menace de ce genre à la Belgique...

MfFOµ. - Ce n'était pas une menace.

M. Kervyn de Lettenhove. - J'appelle une menace une communication qui tendrait à faire connaître que si la Belgique ne se gardait pas elle-même, on occuperait immédiatement son territoire. J'appellerais cela une menace, et même une menace très humiliante, très regrettable.

Eh bien, lorsque je suis venu dire à la Chancre, dans cette séance, que j'affirme que l'honorable M. Thiers n'a jamais tenu à la Belgique le langage qu'on lui prêle, la Chambre voudra bien reconnaître que cette affirmation était si absolue, qu'elle ne pouvait s'expliquer que par la source la plus respectable, la plus incontestable.

C'est d'après cette source formelle, positive, décisive, la plus considérable de toutes celles qu'on puisse invoquer, que je déclare, et ce sont les expressions mêmes de la communication que j'ai reçue et que j'ai reproduite « qu'il est absolument faux qu'en 1840 le cabinet français ait insinué à la Belgique qu'elle devait compléter son armement si elle ne voulait pas que ses provinces fussent immédiatement occupées ». Aucune parole de ce genre ne fut dite, et surtout aucune parole menaçante.

M. Coomans. - Signé : « Thiers. » Dites la vérité.

- La suite de la discussion est renvoyée à demain.


Il est procédé au tirage au sort des sections du mois de février.

La séance est levée à cinq heures et un quart.