(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 541) M. Reynaert, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Dethuinµ donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. Reynaertµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Smith demande des modifications à la loi du 12 juin 1816. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Par deux pétitions, des habitants de Sainte-Marie-Hoorebeeke demandent le rejet du projet de loi relatif au contingent de l'armée. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Par deux pétitions, des habitants de Hoorebeeke-Sainte-Marie demandent le rejet du projet de loi qui augmente les charges militaires.
« Même demande d'habitants de Bruges et d'Opbrakel. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.
« Des habitants de Sotteghem demandent le rejet de toute augmentation des chargés militaires et la révision des lois sur la milice. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice.
« Des habitants de Russon prient la Chambre de rejeter les nouvelles charges militaires, de décréter l'abolition de la conscription et d'organiser la force publique d'après des principes qui permettent une large réduction du budget de la guerre. »
« Même demande d'habitants d'Otrange, Housse, Herve, Battice, Charneux, Xhendremal et Bolland. »
- Même décision.
« Le conseil communal de Fallais demande la suppression des barrières sur la route de Huy à Tirlemont. »
- Renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.
« Le sieur Vermeil réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir de la compagnie du chemin de fer liégeois-limbourgeois la construction du chemin de fer qu'elle avait promis d'établir dans l'intérêt de sa propriété. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Coomans (pour une motion d’ordre). - Messieurs, par respect pour la dignité de la Chambre et pour le droit de pétition, auquel nous rendons depuis quelques temps de si éclatants et de si longs hommages, je crois devoir faire une motion d'ordre qui nous paraîtra sans doute pleinement justifiée quand vous m'aurez fait l'honneur de m'entendre.
Quoique je n'ignorasse point que des efforts avaient été faits pour obtenir des pétitions à l'appui des projets militaires du gouvernement, je n'ai pas appris sans surprise qu'une commune rurale nous avait adressé la prière d'augmenter encore les dépenses et les charges qui pèsent principalement sur l'agriculture.
Dans notre séance du 25 janvier dernier, nous avons ordonné le dépôt sur le bureau d'une pétition des habitants (des habitants) de la commune de Berchem-Sainte-Agathe, nous priant d'augmenter l'armée et les charges qui résulteraient de cette augmentation.
L'annonce de ce phénomène a profondément ému la commune de Berchem-Sainte-Agathe.
On a fait une enquête officieuse ; on a cru être assuré que cette pétition était fausse, c'est-à-dire que les diverses signatures qu'elle porte étaient fausses et que, dans tous les cas, l'énoncé était faux.
En voici le texte :
« M. le président de la Chambre des représentants,
« Profondément indignés de l'impopularité qu'on veut jeter sur le projet de réorganisation militaire, les habitants de Berchem-Sainte-Agathe demandent l'augmentation de l'armée. Ils espèrent que leurs vœux seront réalisés.
« Pour le comité :
« Le secrétaire, M. Vosse (ce n'est pas très malin pour un vos)
« Le président, L. Vanderschueren.
« Le vice-président, Van Calaert. »
Or, messieurs, nous avons tous ensemble, moi aussi et fort innocemment, ordonné le dépôt de cette pétition sur le bureau au lieu de la renvoyer à M. le ministre de la justice.
N'étant pas assuré personnellement que les signatures sont fausses, quoique tous les renseignements que j'ai reçus et qui sont même parvenus dans cette enceinte m'autoriseraient peut-être à user de cette qualification, n'étant pas très assuré du fondement de la plainte des habitants de Berchem Sainte-Agathe, je me bornerai aujourd'hui à demander un prompt rapport sur cette pétition en priant la commission des pétitions d'examiner, d'accord avec notre honorable président dont le témoignage en pareille matière aura beaucoup de poids, en la priant dis-je, d'examiner s'il n'y aurait pas lieu de la renvoyer à M. le ministre de la justice, dans le cas où. mes soupçons se vérifieraient à la suite de l'enquête que je présume et que je demande.
Messieurs, comme c'est, d'après ce qu'on vient de me dire au greffe, la seule pétition que nous ayons reçue en faveur de l'augmentation des charges militaires, vous comprenez combien il m'intéresse de pouvoir démontrer que ce fait isolé constitue un faux. Du reste, je n'affirme rien.
Je déclare que des personnes très honorables de Berchem-Ste-Agathe affirment ne pas connaître un seul des signataires ni une seule des signatures ; de façon que les personnes qui se disent dans cette circonstance les organes des habitants de Berchem-Sainte-Agathe sont un véritable mythe.
Voilà donc, me semble-t-il, un petit tissu de contre-vérités sur lequel j'appelle l'attention de M. le président et de la Chambre tout entière.
Je demande, en conséquence, le renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.
M. Dumortier. - Messieurs, il est évident que la Chambre ne peut pas tolérer d'être le jouet de faussaires. Evidemment, il y a ici de fausses signatures. Il est du devoir de la Chambre de réprimer un pareil acte.
A cet égard, je rappellerai à l'assemblée que dans une pétition émanée de la ville d'Iseghem, il y avait une fausse signature ; ce fait a été porté à la connaissance de la Chambre par l'administration communale. Je rappelle le fait à M. le ministre de la justice, afin qu'on puisse savoir dans quelques jours si, oui ou non, la pétition contenait une fausse signature. Il est de la dignité de la Chambre d'empêcher que des pétitions, couvertes de fausses signatures, lui soient adressées.
M. le président. - M. Coomans propose le renvoi à la commission des pétitions de la pétition des habitants de la commune de Berchem-Sainte-Agathe : jusqu'ici les pétitions de ce genre ont été déposées sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur l'organisation militaire.
Si la proposition de M. Coomans est adoptée, la commission des pétitions s'entourera de toutes les lumières pour savoir comment elle pourra arriver à la connaissance de la vérité. Je suis convaincu que, si dans son opinion, il y a la moindre présomption qu'un faux existe, elle (page 542) proposera le renvoi à M. le ministre de la justice. Du reste on ne peut pas préjuger dès à présent sa décision.
- Le renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport, est ordonné.
M. de Macarµ. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale qui a été chargée d'examiner le projet de loi relatif à la translation en voilure des prévenus, accusés ou condamnés.
M. le président. - Ce rapport sera imprimé, distribué et mis à la suite de l'ordre du jour.
Je réclamerai ultérieurement pour ce projet un tour de faveur. Il s'agit d'une mission d'humanité.
M. Bruneau. - J'ai annoncé hier à la Chambre que j’aurais l'honneur de lui présenter aujourd'hui une motion pour demander une rectification aux Annales parlementaires dans le discours prononcé par l'honorable M. Liénart, à la séance de samedi, lors de la discussion de la pétition d'Enghien.
J'ai dit que j'avais dû différer de présenter cette motion à cause de l'absence de M. Liénart, qui avait demandé un congé. Je la fais aujourd'hui, qu'il est présent.
En lisant le discours de l'honorable membre dans les Annales parlementaires, j'ai été étonné d'y lire un passage qui s'adressait à moi et que je n'avais pas entendu lorsqu'il l'a prononcé.
J'ai consulté à cet égard plusieurs de mes collègues qui, tous aussi, m'ont déclaré qu'ils n'avaient pas entendu prononcer le passage indiqué.
J'ai alors eu recours à MM. les questeurs et à la sténographie, et j'ai pu constater que les quatre premiers paragraphes du discours de l'honorable M. Liénart inséré aux Annales parlementaires, sont une œuvre posthume.
Je sais bien qu'il est admis dans cette Chambre et qu'il est même souvent nécessaire de corriger, ou d'ajouter même certaines phrases de discours qui n'ont pas été bien rendues par la sténographie ou auxquelles on désire donner une clarté ou une correction qui échappe souvent dans l'improvisation, mais je crois qu'il n'a jamais été admis, qu'il n'a jamais été permis d'introduire postérieurement dans un discours des attaques personnelles et blessantes pour un des membres de cette Chambre et de lui ôter ainsi la possibilité d'y répondre immédiatement.
Voici, messieurs, ce que l'honorable M. Liénart a dit d'après la sténographie :
« M. Liénart. - Je crois que la Chambre ne me refusera pas quelques minutes pour expliquer la pièce qu'on vient de produire contre moi. Cependant il faudrait assez longtemps pour expliquer la malheureuse situation dans laquelle nous sommes placés à Alost. »
Voici maintenant par quoi ces quelques lignes d'introduction ont été remplacées :
« M. Liénart. - J'estime, messieurs, et beaucoup de membres de la Chambre partageront ma manière de voir, qu'il eût mieux valu, «dans l'intérêt de la cause défendue par l'honorable ministre de l'intérieur aussi bien que dans l'intérêt de sa dignité personnelle, répondre à mon discours d'hier que de venir, à la dernière heure, jeter dans le débat une pièce qui n'y a pas sa place.
4 Je dois à la vérité de dire que si je pouvais m'attendre à de pareils procédés de la part du gouvernement, je ne pensais pas que l'honorable M. Pirmez aurait consenti, à son début dans la carrière ministérielle, à s'en faire l'éditeur responsable devant cette Chambre. Ce mode d'argumentation toute personnelle est déplacé dans la bouche de l'honorable ministre, mais il n'aurait pas fait disparate au milieu des personnalités d'un goût très douteux dont M. Bruneau, député évincé d'Alost, a fait la substance de son discours.
« Votre cause doit donc être bien mauvaise qu'elle vous oblige à recourir à de semblables moyens.
« Mais si je regrette pour vous, membres de la majorité, ce qui vient de se passer, je remercie l'inconnu qui a fait arriver juste à temps à la Chambre cette pièce dont l'honorable ministre a fait la péroraison de sa réplique.
« La Chambre, en effet, ne saurait me refuser quelques minutes pour répondre à la pièce qu'on a produite ici par une sorte de surprise. »
Si l'honorable M. Liénart a trouvé les faits que j'ai cités d'un goût très douteux, il m'est permis à moi de trouver aux personnalités de l'honorable membre, une saveur plus franche. Bien que servies en chaufroid, je les trouve mauvaises ; il y manque du sel.
Il s'est trompé complètement sur l'impression que devait me faire la qualification qu'il m'a donnée de député évincé d'Alost, et cependant je ne puis me tromper, moi, sur son intention, car je vois sur la minute de son discours que je tiens à la main, qu'il y a remplacé la qualification d'ancien député qu'il m'y avait donnée, d'abord, par celle de député évincé, qu'il a crue sans doute plus piquante.
Il a pensé probablement qu'il y avait là une nouvelle occasion d'appliquer la théorie qu'il a émise dans son rapport à la régence d'Alost que M. le ministre de l'intérieur nous a fait connaître samedi, et cependant, messieurs, je n'avais rien dit de blessant pour M. Liénart dans mon discours, et j'affirme que je n'avais pas du tout eu l'intention de m'exposer aux coups de sa vaillante épée.
Quoiqu'il en soit, je répète, messieurs, qu'en m'appelant député évincé d'Alost, l'honorable membre n'a pu évoquer en moi aucun souvenir désagréable.
Je crois, au contraire, que je puis me glorifier hautement d'avoir eu l'honneur d'être une exception personnelle dans les élections de l'arrondissement d'Alost, appartenant foncièrement à l'opinion catholique et qui avait toujours nommé, avant comme après moi, des représentants catholiques.
J'ai partagé cet honneur avec mon honorable ami M. Cumont, dont le souvenir respectable n'est pas encore effacé dans cette Chambre.
Et cependant, messieurs, notre opinion était bien connue et, hautement proclamée, car nous n'avions pas l'habitude de mettre notre drapeau dans notre poche, mais nous étions élus non seulement comme libéraux, mais aussi quoique libéraux.
Je me rappellerai toujours personnellement avec beaucoup de plaisir, et non sans quelque fierté dans mon humble carrière politique, les nombreux témoignages de sympathie et de considération qui m'ont été donnés à Alost dans les élections communales, provinciales et générales et cela malgré les attaques violentes, et passionnées dont il semble que j'ai toujours le privilège d'être l'objet de la part des journaux du parti opposé.
Et pour prouver à l'honorable M. Liénart que je ne lui porte pas rancune pour son épithète. je lui souhaite d'avoir aussi l'honneur d'être un jour élu, quoique catholique, dans un collège électoral libéral, et je puis lui donner l'assurance que si je n'avais eu à consulter que mes convenances personnelles, j'aurais été beaucoup plus contrarié par mon élection de Soignies que par mon éviction d'Alost ; mais en attendant, messieurs, je demande que son discours soit rétabli aux Annales parlementaires tel qu'il a été prononcé, ou du moins que ma rectification en tienne lieu, telle que je l'ai indiquée d'après la sténographie.
M. Liénartµ. - Messieurs, puisque nous en sommes aux rectifications, je ferai d'abord remarquer à la Chambre qu'il est inexact que j'aurais demandé un congé de plusieurs jours ; cela s'est trouvé dans les Annales, c'est vrai, mais j'en appelle à ma lettre que je viens de prendre sur le bureau.
Elle constate que je n'ai demandé à m'exempter que de la séance de mardi seulement.
Il est également inexact de dire, comme M. Bruneau l'a prétendu hier, évidemment pour les besoins de sa cause, que je ne serais plus apparu à mon banc depuis samedi.
Je suis revenu, au contraire, dès mercredi dernier, et si je devais appuyer mon affirmation, j'en aurais une preuve bien décisive que vous ne révoquerez pas, c'est que l'honorable M. Watteeu, avec qui je me suis retiré ce jour de la Chambre, m'a questionné sur le vote que le conseil communal d'Alost venait d'émettre l'avant-veille.
Si je commence par relever cette double inexactitude, c'est que M. Bruneau a jugé très habile de l'exploiter hier en annonçant sa motion, sans doute pour me représenter comme fuyant un débat auquel je me serais attendu.
Quant au fond, messieurs, la Chambre se rappellera que j'ai commencé mon discours au milieu des démonstrations d'une joie tapageuse et presque folle, que la lecture de mon rapport avait provoquée sur les bancs de la gauche. Je l'ai continué, assailli par d'incessantes interpellations. Enfin la dernière partie a été complètement perdue dans les trépignements d'impatience et je puis ajouter les éclats de colère partis également de vos bancs.
Ceci s'explique du reste, messieurs ; celle partie de la séance a été des plus orageuse. Au moment où l'incident a été inopinément soulevé, la séance touchait à sa fin ; tous nous étions pressés de nous en aller.
(page 543) Après ce qui s'était passé, je devais m'attendre à ce que mon discours fût très incomplètement reproduit par la sténographie ; aussi, bien que les sténographes me déclarassent que les Annales ne devaient paraître que (erratum, page 1093) le surlendemain, j'insistai pour avoir ma copie et afin de ne pas laisser les souvenir de la séance s'effacer, je me fis adresser la sténographie à la taverne la plus rapprochée, où je procédai immédiatement à la révision. (Interruption.)
Dans cette sténographie je trouvai deux parties notoirement incomplètes. L'une de ces parties était précisément le commencement de mon discours, parce que j'avais débuté, je le répète, alors que les ricanements un peu forcés de la gauche qui avaient marqué la fin du discours de l'honorable M. Pirmez, continuaient encore et que l'on se passait sur vos bancs le rapport dont lecture venait d'être donnée.
Mais j'affirme que je crois n'avoir rien ajouté à la sténographie que je n'eusse dit devant cette Chambre et je ne crains pas d'être démenti par ceux des membres qui se trouvaient à côté de moi et qui apparemment ont mieux entendu mon discours que vous qui siégez à gauche et qui avez couvert ma voix de vos clameurs.
M. Dumortier. - C'est la vérité.
M. Liénartµ. - Il est réellement surprenant qu'après avoir refusé de prêter attention à mes paroles, vous éleviez aujourd'hui la prétention exorbitante d'avoir tout entendu. (Interruption.)
Comment expliquer que dans de semblables circonstances et en présence du tumulte que vous avez vous-mêmes provoqué et continué à entretenir, vous ayez la mauvaise grâce de m'adresser un reproche que je ne mérite pas et contre lequel je proteste avec toute l'énergie dont je suis capable ?
Mais s'il est un passage de mon discours dont j'ai parfaitement conservé le souvenir après huit jours passés, c'est précisément celui dans lequel je faisais allusion à l'honorable M. Bruneau qui m'interpelle aujourd'hui, et je m'en souviens par une très bonne raison que je vais vous dire. C'est qu'au moment où l'honorable ministre de l'intérieur abordait la discussion toute personnelle qui a terminé son discours, on était venu me souffler à l'oreille que c'était l'honorable M. Bruneau qui venait de lui glisser subitement la pièce entre les mains.
MiPµ. - C'est inexact
M. Liénartµ. - Etait-ce vrai, je n'en sais rien.
Mais ce que je me rappelle comme si c'était d’hier, c'est que c'est sous l'impression de cette idée que j'ai commencé mon discours.
Maintenant on fait beaucoup de bruit autour de ces paroles. Mais, en vérité, y a-t-il quelque chose d'inexact dans ces paroles ? Il n'y a même là rien qui n'ait été dit avant moi par les orateurs qui ont parlé après M. Bruneau ; aucun d'eux n'a pu s'empêcher en effet de relever les personnalités dont l'honorable membre avait émaillé son discours sur l'affaire d'Enghien.
En les qualifiant de personnalités d'un goût très douteux, je crois avoir mis dans mon appréciation cette modération, cette réserve, cette retenue qu'on aime tant à trouver dans le langage parlementaire.
Je ne veux pas croire davantage que ce soit la qualification de député évincé d'Alost qui ait blessé l'honorable membre. (Interruption.)
M. le président. - Gardez donc le silence, messieurs !
M. Liénartµ. - D'ailleurs cette épithète était parfaitement en situation dans l'hypothèse que je croyais exacte et dans laquelle M. Bruneau m'était désigné comme ayant été l'intermédiaire officieux entre le gouvernement et le collège échevinal.
Quoi qu'il en soit du reste, je comprendrais que l'honorable membre vînt tenir à la Chambre le langage que voici : Ces paroles, je ne les ai pas entendues et j'aurais protesté contre elles si elles étaient arrivées jusqu'à moi.
Mais ce qui me dépasse, c'est que vous veniez argumenter de votre propre fait, c'est-à-dire du tumulte de la Chambre au moment où je parlais. (Interruption.)
M. Dumortier. - Vous en faites encore maintenant.
M. Jacobsµ. - Vous êtes en état de récidive.
M. le président. - Faites donc silence, messieurs !
M. Liénartµ. - Mais je ne comprends absolument pas que vous argumentiez, dis-je, de votre propre faute pour lancer contre moi, à la légère et sans aucun fondement, une accusation téméraire à laquelle je ne puis opposer que la dénégation la plus formelle en invoquant l'appui moral des membres qui m'entouraient à la séance de samedi, qui se sont évertués, mais en pure perte, à faire rétablir l'ordre et le silence et qui m'ont soutenu de leurs gestes et de leurs paroles...
Au reste, messieurs, ne croyez pas que je me fasse illusion sur la véritable portée de cet incident. Non, aucunement ; il y a huit jours, vous m'avez fait une guerre toute personnelle, par des moyens que je ne veux pas qualifier, mais que j'ai entendu critiquer très sévèrement même par vos propres amis.
Vous pensiez, avouez-le, embarrasser, étourdir, décontenancer un député novice et le perdre à tout jamais.
Eh bien, le nouvel incident, qu'on soulève aujourd'hui à huit jours d'intervalle, sous le prétexte le plus spécieux, n'est que la seconde édition de l'incident de samedi. (Interruption.)
Comme la première tentative avait échoué, vous avez voulu quand même, per fas et nefas, rouvrir le débat et recommencer la campagne dans l'espoir d'obtenir un meilleur succès.
Entre vous et moi, le pays jugera. A la vérité, j'ignore ce qui a déchaîné contre moi cette animosité un peu subite ; car je ne vous ferai pas l'injure de croire que si je suis en butte à vos attaques c'est parce que j'ai défendu énergiquement, comme je croyais devoir le faire en conscience, la pétition d'Enghien. Si cependant il en était ainsi, je me plaindrais moins d'avoir été traité par vous avec tant de rigueur.
MiPµ. - Je dois protester en commençant contre cette allégation de l'honorable préopinant qu'en présentant la pièce qui a soulevé ce débat, je ne faisais qu'exécuter un complot formé pour le perdre.
M. Dumortier. - Il n'a pas dit cela...
M. le président. - M. Dumortier, n'interrompez pas...
MiPµ. - M. Liénart vient nous dire qu'il y avait là une tentative faite pour le perdre, tentative qui, ayant manqué son effet à la séance de samedi dernier, est aujourd'hui reprise pour l'achever. Voilà bien ce qui a été dit.
M. Dumortier. - C'est une autre question.
M. le président. - M. Dumortier, n'interrompez pas, je vous prie.
MiPµ. - L'honorable M. Liénart se trompe complètement s'il croit qu'il y a eu chez moi la moindre intention de lui nuire personnellement. Mais je me suis trouvé obligé, par mon devoir, de signaler la pièce que j'ai produite pour répondre aux attaques violentes qu'il avait, le premier, dirigées contre le gouvernement.
La veille du jour où j'ai parlé, voici ce que disait l'honorable M. Liénart ; je cite quelques passages de son premier discours ; je veux que la Chambre apprécie si ma défense a dépassé l'attaque.
« Lorsqu'on va au fond des choses, je dis qu'on ne peut voir dans l'arrêté qui est revêtu de la signature de M. le gouverneur du Hainaut qu'une misérable chicane, si je puis me servir de cette expression un peu triviale, mais qui rend bien ma pensée. »
Ainsi ce que j'avais soutenu, c'est-à dire la légalité de l'arrêté de M. le gouverneur du Hainaut était qualifié de misérable chicane. Plus loin l'honorable M. Liénart disait :
« Je dis que c'est là un misérable expédient qui prouve combien la conduite de l'honorable gouverneur, dans cette circonstance, a été illogique, arbitraire et je pourrais dire despotique. Vraiment, quand on examine froidement ce qui s'est passé, on en arrive à se demander si, en une nuit, notre régime politique a été subitement bouleversé et si la liberté communale a été confisquée au profit de l'autocratie administrative. »
Et plus loin encore l'honorable membre disait que l'acte en question était l'abus le plus criant et le plus odieux.
Messieurs, de quoi s'agissait-il ? Il s'agissait de savoir si le gouvernement avait agi dans un intérêt de liberté à Enghien et on représentait la conduite du gouvernement comme conduisant à l'anéantissement des libertés communales au projet de l'aristocratie administrative.
Mi. Dumortierµ. - Cela est vrai !
MiPµ. - Lorsqu'il s'agit de savoir si l'action de l'autorité gouvernementale ne doit pas s'exercer à l'égard des communes, n'avons-nous pas le droit de montrer jusqu'où peuvent aller les abus des conseils communaux qui se livrent à des violences, à des passions sans frein ?
N'avons-nous pas le droit de signaler que l'action gouvernementale à Enghien avait eu pour effet de rendre la liberté aux pères de famille dans le choix de l'éducation qu'ils voulaient donner à leurs enfants ? Et n'avais-je pas le droit de montrer, en répondant à M. Liénart, que l'autorité communale parfois se livre à des excès que l'autorité (page 544) gouvernementale, quels que soient les ministres qui l'ont exercée, ne s'est jamais permis ? N'était-il pas de notre devoir, à nous que l'on représente comme anéantissant au profit de l'action du pouvoir exécutif toutes les libertés, de montrer que les conseils communaux se permettent parfois des actes de violence qu'on n'a jamais pu reprocher à des autorités supérieures ?
Je trouve que la position que l'honorable membre voudrait prendre est vraiment par trop commode.
On essaye de monter une affaire contre le gouvernement ; la presse dénonce un acte administratif comme une monstruosité ; on le signale (je me sers des expressions de l'honorable M. Liénart) comme une misérable chicane, faite pour consacrer les abus les plus criants et les plus scandaleux. Quand il s'agit de discuter l'acte du gouvernement, on veut qu'il soit permis de l'attaquer de toutes les façons possibles et que le gouvernement n'ait qu'un seul droit, un seul, celui de se défendre, mais avec interdiction d'attaquer jamais.
On prétend, pour me servir d'une métaphore que vient d'employer l'honorable M. Bruneau, se servir de l'épée et pouvoir frapper toujours, et l'on exige que le gouvernement n'ait d'autre arme qu'un bouclier s'il parvient à en trouver un. Dans ce combat par trop inégal, les agresseurs voudraient ne courir que le risque d'échouer, et osent prétendre à une certaine inviolabilité. Si, sortant du rôle purement défensif, nous signalons de la part de nos adversaires des actes injustifiables, on crie à la surprise, à la violence, à la déloyauté ; voilà le système.
Messieurs, je le répète, je trouve que cela est un peu trop commode, et que si l'opposition a le droit et même le devoir d'attaquer nos actes qu'elle blâme, nous avons bien aussi le droit et le devoir de montrer aux représentants de l'opposition quels sont les faits qu'ils se permettent lorsqu'ils exercent librement le pouvoir.
Mais qu'y a-t-il donc eu de condamnable dans ce que j'ai fait ? Je me suis borné à citer une pièce émanée de l'honorable M. Liénart lui-même.
Ai-je, pour me la procurer, fouillé dans ses papiers domestiques ? Non ; c'est une pièce qui a été rédigée dans le but d'être publiée et de produire son effet sur le public. S'agit-il d'un document ancien, perdu, oublié dans les archives de l'administration ? Mais non, messieurs, c'est une pièce qui date d'hier.
Mais voyez, messieurs, l'étrangeté du reproche qu'on nous fait : on m'accuse de violence et de déloyauté ; et cela pourquoi ? Parce que j'ai lu un acte émanant de l'honorable M. Liénart ?
Supposons que j'eusse produit une délibération du conseil communal d'Alost, n'ayant rien d'anormal, d'exceptionnel ; est-ce qu'on eût songé à m'accuser de surprise, de déloyauté ? Pas le moins de monde. Mais parce que cet acte est injustifiable, parce qu'il n'a pas de précédent parmi les actes de nos conseils communaux, parce qu'il est le plus violent qui ait jamais été fait, parce que cet acte indique une direction de politique dont on n'essaye pas de justifier l'excessive énergie ; c'est moi qui fais preuve de violence ? En sorte que, plus l'acte de l'honorable M. Liénart est violent et injustifiable, plus je suis, moi, en la produisant, violent et injustifiable.
Je tenais, messieurs, à vous signaler la véritable portée de l'acte que j'ai produit dans ce débat ; et je défie qu'on me cite une règle parlementaire à laquelle j'aurais manqué en usant contre un adversaire qui n'avait certes pas ménagé ses expressions, d'un acte émanant de lui-même et qu'il a fait pour servir les intérêts de son parti politique.
L'honorable M. Liénart prétend que c'est l'honorable M. Bruneau qui m'aurait fourni cette pièce. (Interruption.) Je rectifie : M. Liénart a dit qu'on lui a soufflé que cette pièce m'avait été livrée par l'honorable M. Bruneau.
Je déclare que cela est complètement inexact, je déclare que l'honorable M. Bruneau n'avait pas même connaissance de l'existence de cette pièce en mes mains, qu'il ne m'en avait point parlé.
J'ai reçu cette pièce pendant la séance et j'affirme qu'il n'y a pas eu la moindre entente entre M. Bruneau et moi sur cette affaire d'Enghien.
Et pour répondre encore a cette incrimination que je trouve dans le discours imprimé de l'honorable membre, que je n'aurais été que l'éditeur responsable des sentiments de mes collègues, je dois dire à la Chambre qu'aucun de mes collègues n'avait eu connaissance des documents de l'affaire d'Enghien avant la discussion, et qu'ils ont, après que j'ai eu exposé les faits, été aussi surpris que personne qu'on ait pu vouloir un débat politique sur une pareille affaire.
Quand j'ai lu au Moniteur les paragraphes qui commencent le discours de l'honorable M. Liénart, j'en ai été fort étonné ; je ne me rappelais nullement les avoir entendus. Mais je n'avais pas la moindre intention de demander une rectification. Aussi n'ai-je pas même fait vérifier les Annales parlementaires.
Le rapport que j'ai produit avait pu attirer à M. Liénart les félicitations de ses amis d'Alost sur sa courageuse énergie ; il devait produit en dehors de son milieu original, l'embarrasser quelque peu, et je comprenais qu'il eût voulu ajouter quelques paragraphes à son discours.
Je n'aurais donc pas, quant à moi, pensé à élever de réclamations au sujet du discours inséré dans les Annales parlementaires.
Mais je comprends que la situation n'était pas la même pour l'honorable M. Bruneau. L'attaque contre l'honorable membre dont le nom n'avait pas même été prononcé, était plus violente et tout à fait injuste, parce que M. Bruneau n'était pour rien dans la production que j'ai faite à la Chambre.
M. Bruneau est donc parfaitement fondé à demander que les Annales parlementaires rectifient le passage incriminé qui, d'après l'honorable M. Liénart lui-même, n'a pas été dit, mais seulement pensé par lui.
M. Dumortier. - Messieurs, un point me paraît parfaitement clair : s'il n'y a pas eu entente, la première fois, entre M. le ministre de l'intérieur et l'honorable M. Bruneau, personne ne peut contester qu'il n'y ait eu entente, la seconde fois, contre l'honorable député d'Alost,
M. Bruneau venait de prendre la parole pour prononcer un réquisitoire contre mon jeune ami, et à l'instant M. le ministre de l'intérieur se lève pour prononcer un second réquisitoire contre mon jeune ami. Je le répète donc, s'il n'y a pas eu entente la première fois, il y a eu évidemment entente la seconde fois.
Immédiatement après le réquisitoire de l'honorable M. Bruneau, M. le ministre de l'intérieur vient vous donner lecture de la pièce que vous savez.
Et pourquoi ces attaques ? Je m'en vais vous le dire. Vous avez dans cette Chambre un jeune représentant du plus haut mérite et qui sera un jour la gloire du parlement. Voilà ce qui vous tourmente ; vous vous êtes entendus pour l'exécuter en pleine Chambre, et pour arriver là, après avoir voulu, dans la séance de samedi, empêcher mon honorable ami de se faire entendre, aujourd'hui vous avez fait de nouveau contre lui exactement ce que vous avez fait dans la séance de samedi dernier. A cette séance, les paroles de mon honorable ami ne sont pas arrivées jusqu'à vous ; je le crois bien ; vos ricanements, les trépignements auxquels vous vous livriez sur vos bancs, vous empêchaient de les entendre ; ce tapage a duré pendant un quart d'heure ; et M. le président, malgré tout son courage, tout son dévouement, n'a pas réussi à faire cesser le tumulte.
C'est au milieu de ce tapage que mon jeune ami a parlé ; rien d'étonnant dès lors que le bruit que vous faisiez vous ait mis dans l'impossibilité d'entendre ses paroles.
Voyons maintenant ce dont se plaint l'honorable M. Bruneau. L’honorable M. Liénart se serait servi, à son égard, de ces expressions : « M. Bruneau évincé du collège électoral d’Alost. »
Est-ce donc là une allégation si grave ?
En vérité, sommes-nous ici pour servir les susceptibilités de l'honorable M. Bruneau ?
Mais l'ancien et honorable député d'Alost doit se rappeler qu'il n'est pas ici le seul député évincé. Ne suis-je pas le député évincé de Tournai ? M. Rogier n'est-il pas le député évincé d'Anvers ?
M. de Brouckere n'est-il pas le député évincé de Bruxelles ? M. Ernest Vandenpeereboom n'est-il pas le député évincé de Courtrai ?
D'autres encore ont été évincés, leur valeur est-elle moindre ? Et sommes-nous offensés quand on vient nous dire, à moi, que je suis le député évincé de Tournai ; à M. Rogier, qu'il est le député évincé d'Anvers ; à M. de Brouckere, qu'il est le député évincé de Bruxelles ; à M. E. Vandenpeereboom qu'il est le député évincé de Courtrai ? Pas le moins du monde. Ce ne sont là que des questions d'amour-propre, et la Chambre a autre chose à faire que de donner satisfaction à de semblables questions d'amour-propre.
Ce que je puis déclarer en terminant, ce que tous mes honorables amis déclarent avec moi, c'est que les paroles auxquelles on a fait allusion ont été prononcées ; nous n'étions pas sur nos bancs à trépigner comme vous, à nous livrer à des éclats de colère ; nous étions attentifs, nous étions suspendus aux lèvres de l'orateur ; et vous, vous vouliez l'empêcher de parler, et tous sur ces bancs nous avons entendu prononcer les paroles que vous révoquez en doute et que vous eussiez entendues comme nous sans les rires et les ricanements tumultueux dont vous vouliez couvrir sa voix.
(page 545) M. de Brouckere. - Messieurs, si j'ai demandé la parole, ce n'est pas avec l'intention d'intervenir dans le débat qui s'est élevé entre l'honorable M. Bruneau et M. le ministre de l'intérieur, d'un côté, et l'honorable M. Liénart, de l'autre. Je n'ai pas le moindre désir de soutenir l'accusation qui a été formulée contre le jeune ami de l'honorable M. Dumortier, qu'il nous représente comme l'espoir du Parlement.
Les faits, d'ailleurs, sont établis ; la Chambre et le pays jugeront. L'honorable M. Bruneau a entre les mains la preuve de la faute, et, si je puis le dire, le corps du délit.
Si donc j'ai demandé la parole, c'est pour autre chose. Je ne puis pas admettre, malgré tout l'embarras que l'honorable M. Liénart trouve à se défendre ; je ne puis pas admettre que, pour éviter en quelque sorte des explications, il jette à la tête d'une partie de ses collègues des imputations qui sont complètement inexactes.
L'honorable M. Liénart a représenté une partie de ses collègues, c'est-à-dire tous ceux qui sont sur les bancs de la gauche, comme ayant eu, après la lecture de son rapport, des trépignements et des éclats de colère ; ce sont là, je pense, ses propres expressions ; eh bien, j'affirme de la manière la plus formelle et la plus positive qu'il n'y a eu sur nos bancs ni trépignements, ni éclats de colère. (Interruption.)
J'ajouterai qu'il ne pouvait y avoir, de ce côté de la Chambre, ni trépignements, ni éclats de colère ; nous n'avions nulle raison de trépigner ou de nous mettre en colère ; s'il y a eu quelque chose sur nos bancs, j'avoue que ce sont des éclats de rire, et permettez-moi de dire que ce n'est pas seulement sur les bancs de la gauche qu'on a ri ; on a ri dans toute la Chambre, et ou a ri ailleurs ; le rapport de l'honorable M. Liénart ayant été reproduit par tous les journaux, je puis affirmer qu'on a ri dans tout le pays. En vérité il y avait bien de quoi rire.
Je n'ai pas yvulu laisser sans réponse pour mes honorables amis et pour moi, cette expression, légèrement jetée à notre tête, d'avoir eu des trépignements et des éclats de colère.
L'honorable M. Dumortier prenant la parole pour son jeune ami, et j'ai bien reconnu là la générosité habituelle de son caractère, et faisant des commentaires sur les mots : « candidat évincé », a dit que M. de Brouckere a bien été évincé à Bruxelles.
Je répondrai à l'honorable M. Dumortier que sa mémoire lui fait défaut.
D'abord, permettez-moi de le dire, il est ridicule, souverainement ridicule de faire à un membre de la Chambre un grief de n'être pas réélu, alors que c'est le parti opposé qui a réussi.
Qu'est-ce qu'il y a d'humiliant là-dedans ? Rien du tout. Les luttes électorales, on le sait bien, ont leurs retours ; tantôt c'est un parti qui l'emporte et tantôt c'est l'autre ; et il n'est pas un de nous qui n'ait pour un candidat évincé la même estime que s'il était sur les bancs de la Chambre.
Mais puisqu'on a articulé un fait qui m'était personnel, je vais aider la mémoire de l'honorable M. Dumortier, et je suis sûr qu'il se rappellera parfaitement ce qui s'est passé à Bruxelles..
M. Dumortier. - Et Maestricht.
M. de Brouckere. - Maestricht ! Encore un petit manque de mémoire de la part de l'honorable M. Dumortier.
M. Dumortier. - J'ai voulu dire Ruremonde.
M. de Brouckere. - Commençons par Bruxelles, et nous arriverons à Maestricht, puis à Ruremonde. (Interruption.)
L'honorable M. Dumortier a eu tort de me nommer. Je crois que j'ai le droit de répondre.
J'ai été si peu évincé à Bruxelles que j'ai donné ma démission de membre de la Chambre en pleine session, au mois de décembre. Vous voyez donc que ce n'est pas par suite d'un vote électoral que j'ai quitté la représentation de Bruxelles.
Mais l’honorable membre dit : Et Maestricht. Il s'est trompé ; il a vouIu dire Ruremonde.
Eh bien, j'ai été membre du Congrès pour l'arrondissement de Ruremonde et j'ai fait partie de la première législature pour le même arrondissement.
En 1833, il est arrivé, à Ruremonde, ce qui est arrivé dans d'autres arrondissements ; le parti catholique l'a emporté.
M. Dumortier. - Vous n'en êtes pas moins honorable pour cela.
M. de Brouckere. - Permettez donc, M. Dumortier ; quand je vous aurai rendu la mémoire, vous serez d'accord avec moi.
J'ai donc été remplacé à Ruremonde par un député catholique. Mais je dois dire que j'ai été si peu déshonoré pour cela.,..
M. Dumortier. - C'est clair.
M. de Brouckere. - ... que le mardi suivant, j'étais élu député de Bruxelles et j'étais élu député de Bruxelles de la manière la plus flatteuse. Car je n'étais pas Bruxellois et je n'avais pas fait l'ombre d'une démarche, comme je n'en ai jamais fait pour être élu.
Je prie donc l’honorable M. Dumortier de ne plus me citer sans à-propos et de ne plus me forcer à prendre la parole pour me justifier, alors qu'il n'y avait pas de reproche à m'adresser.
M. Dumortier. - Je demande la parole pour un fait personnel.
L'honorable M. de Brouckere connaît trop bien les sentiments que j'ai pour lui pour être convaincu qu'il n'y avait pas dans mes observations la moindre intention de le blesser.
Je me suis trompé, mais je me rappelais parfaitement bien qu'en 1833 l'honorable membre n'avait pas été réélu à Ruremonde, et j'ai dit que l'honorable membre n'en était pas moins honorable pour cela. C'est donc bien à tort, selon moi, que l'honorable M. Bruneau se fâche de ce qu'a dit mon honorable ami, M. Liénart.
M. le président. - Je crois, messieurs, que nous pourrions clore cet incident.
M. de Naeyerµ. - Je demande la parole.
M. le président. - D'une part, M. Bruneau, se fondant sur la sténographie, a protesté contre les paroles insérées dans les Annales parlementaires. D'autre part, M. Liénart maintient qu'il a prononcé ces paroles.
La sténographie, je le répète, motivait la protestation de M. Bruneau. Les Annales parlementaires feront foi de la protestation de l'honorable membre, moyennant quoi, il me semble que l'incident peut être clos.
M. de Naeyer, insistez-vous pour avoir la parole.
M. de Naeyerµ. - Je désire dire quelques mots.
M. le président. - Alors la parole est à M. Bruneau, qui est inscrit avant vous.
M. Bruneau. - Je n'entends pas du tout faire de cette question, une question personnelle et encore moins une question d'amour-propre personnel. J'ai dégagé complètement mon amour-propre de la question en déclarant que je n'avais nullement été froissé de l'expression dont s'est servi l'honorable M. Liénart en m'appelant le député évincé d'Alost et j'ai dit le motif pour lequel je ne pouvais en être froissé.
L'honorable M. de Brouckere vient de vous dire aussi que lorsqu'un membre de la législature est évincé dans une lutte loyale et honorable, il ne doit pas en être blessé.
Ainsi ce n'est pas là ce qui a motivé mes observations. J'ai dit qu'il résultait de la minute même de l'honorable M- Liénart que je tiens à la main que son intention avait été de m'offenser, puisqu'il avait substitué aux mots : « ancien député », qui étaient l'expression naturelle, ceux de « député évincé d'Alost ». Mais ce n'est pas non plus cette question personnelle qui m'a fait prendre la parole.
L'honorable M. Liénart dit que des membres qui ont parlé après moi m'avaient également attaqué. Je n'aurais pas fait de reproche à l'honorable membre s'il m'avait attaqué dans cette séance ; j'aurais été libre de lui répondre ; je l'aurais fait ou je ne l'aurais pas fait ; mais ce dont je me plains, c'est que l'honorable membre soit venu, après la séance, froidement, produire ce supplément de discours qu'il n'avait pas prononcé.
Voilà ce qui est contraire aux précédents de la Chambre et ce qui ne s'est jamais fait, jamais il n'a été permis d'introduire dans les Annales parlementaires des discours qui n'avaient pas été prononcés, surtout lorsqu'ils contenaient des faits personnels.
L'honorable membre a invoqué le bruit qui avait accueilli son discours. Mais le commencement du discours est clairement indiqué par la sténographie, il ne peut y avoir de doute- Il a dit : Je crois que le Chambre ne me refusera pas quelques minutes pour expliquer la pièce qu'on vient de produire contre moi. N'est-ce pas là le début d'un discours ? La sténographie a très bien recueilli ce discours et tous les journaux ont reproduit ce début de l'honorable M. Liénart.
Etait-il donc si difficile de recueillir ce début ? Est-ce alors qu'il y a eu du tapage ? Pas du tout ; c'est plus tard ; c'est pendant la seconde partie du discours qu'il y a eu quelque bruit dans la Chambre. Mais, je le répète, au commencement, il n'y en a pas eu.
Voilà donc les paroles recueillies par la sténographie et je vous ai dit qu'à ces six à huit lignes, l'honorable M. Liénart a substitué quatre paragraphes écrits de sa main, et corrigés ensuite de sa main.
Voilà contre quoi je réclame ; voilà le procédé qui n'a jamais été (page 546) permis, et qui n'a jamais été admis dans cette Chambre. Je me crois donc autorisé à demander la rectification du discours de l'honorable M. Liénart, aux Annales parlementaires, en ce qui concerne les quatre paragraphes qu'il n'a pas prononcés dans cette enceinte.
Je persiste dans cette proposition et je la remets à M. le président.
M. de Naeyerµ. - Je désire présenter quelques courtes observations.
L'honorable M. de Brouckere a commencé son discours en disant qu'il ne voulait pas intervenir dans l'accusation portée contre mon honorable ami .M. Liénart et immédiatement après, il est venu déclarer que pour lui le corps de délit existait et que la preuve de la faute était acquise. Comment concilier des assertions aussi contradictoires ? Quoi qu'il en soit, je dois opposer la dénégation la plus complète aux affirmations de l'honorable M. de Brouckere. Qu'y a-t-il, en définitive, dans cette affaire ? Une lacune dans la sténographie, qui n'a pas pu recueillir les paroles de l'orateur au milieu du tumulte qui régnait dans l'assemblée, et vous appelez cela une preuve. En vérité, une pareille argumentation est-elle sérieuse ? N'arrive-t-il pas tous les jours que ceux qui prennent part aux discussions sans avoir un discours écrit sont obligés de rétablir des passages omis par MM. les sténographes ?
Désormais les omissions deviendront donc des corps de délit, même des preuves irréfragables ! Il y a un fait incontestable, c'est qu'au moment où l'honorable M. Liénart a voulu parler, il y avait beaucoup de bruit dans l'assemblée ; on prétend qu'il n'y avait pas d'éclats de colère, ni des signes de mécontentement, soit ; c'étaient, si vous le voulez, des rires et des cris de joie ; mais ce que je puis affirmer, c'est qu'il y avait des manifestations tellement bruyantes, qu'elles couvraient entièrement la voix de l'orateur, au moins pour ceux qui étaient assis à une certaine distance, et à cet égard, voici un fait que je tiens à déclarer. Au moment où l'honorable M. Liénart a commencé à parler, je n'étais pas assis à ma place ordinaire. Je me trouvais sur un des bancs de la gauche, où je m'étais placé pour mieux entendre les honorables membres qui ont parlé avant l'honorable M. Liénart ; eh bien, j'affirme de la manière la plus positive que l'honorable M. Liénart a prononcé plusieurs phrases que je n'ai pu comprendre, et sous ce rapport, ceux qui réclament aujourd'hui ont dû se trouver dans la même position.
J'ai donc beau chercher la preuve dont nous parle l'honorable M. de Brouckere, je ne la trouve nulle part. En résumé nous avons d'un côté les protestations énergiques de l'honorable M. Liénart, appuyées par les membres qui étaient assis près de lui et qui ont pu saisir ses paroles, et de l'autre côté des démentis partant de bancs où la voix de l'orateur n'a pas pu pénétrer à cause du bruit qui régnait surtout de ce côté de la Chambre. Eh bien, je suis convaincu qu'aux yeux du pays les démentis donnés dans de telles circonstances ne prévaudront pas contre les affirmations loyales de mon honorable ami.
M. de Theuxµ. - Messieurs, je dois dire que s'il est dans les habitudes du parlement d'avoir de temps à autre une séance tumultueuse dans le cours d'une session, c'est la séance de samedi dernier qui a été la plus tumultueuse de cette session.
Je n'en fais pas un reproche à M. le vice-président ; car il a fait des efforts pour maintenir le calme dans la discussion. Mais sa voix n'a pas la même énergie que celle de notre honorable président, et je suis persuadé que si notre honorable président avait été au fauteuil ce jour-là, la séance aurait moins tumultueuse.
Voilà, messieurs, mon appréciation loyale et sincère, et j'espère que notre honorable vice-président n'en sera pas offense, car ce n'est pas de sa faute.
Quant au fait personnel, je dois dire que. lorsque M. le ministre de l'intérieur a produit la pièce qui y a donné lieu, ce fut à mon grand étonnement, car pareille chose ne s'est jamais produite. Je dois dire qu'alors il y a eu du tumulte à gauche et quand l'honorable M. Liénart a voulu parler, on lui a en quelque sorte interdit la parole par le tumulte.
Pourquoi ? Messieurs, je veux être franc ; voici comme j'ai apprécié la situation. Je ne dis pas qu'on ait voulu empêcher M. Liénart de répondre à M. le ministre de l'intérieur, mais l'heure était tellement avancée qu'un grand nombre de membres étaient pressés de finir la séance pour retourner chez eux, et c'est pour cela qu'on voulait empêcher M. Liénart de parler. Eh bien, il a été pendant plusieurs minutes avant de pouvoir prendre la parole ; il la demandait avec persistance, à tel point que, après la séance, je l'ai félicité sur son courage et son énergie.
Maintenant si la sténographie n'a pas reproduit les paroles que M. Liénart a prononcées dans ces circonstances, cela est très concevable, je dis même qu'il n'était pas possible de les reproduire.
Il m'est arrivé à moi-même de prononcer des discours dans lesquels la sténographie a laissé plusieurs lacunes, alors même que je n'avais pas été interrompu. Cela m'est arrivé non seulement dans la dernière séance, mais plusieurs fois, et tous les membres qui ont l'habitude de prendre la parole peuvent dire qu'il leur est arrivé bien des fois que la sténographie n'avait pas assez bien saisi leur discours ou qu'elle avait mis quelque chose qui lui paraissait approcher de la pensée de l'orateur.
Je pense donc, comme M. le président, que la rectification de M. Bruneau, s'il y attache de l'importance, se fera par suite du discours qu'il a prononcé ; la réponse de M. Liénart figurera également aux Annales parlementaires.
Je trouve que la décision demandée par l'honorable M. Bruneau n'aurait qu'un seul effet, ce serait d'augmenter l'irritation. Je défie qui que ce soit de se rappeler avec une entière exactitude les paroles qui ont été dites à la fin de la séance tumultueuse de samedi.
M. le président. - Je prie nos collègues de ne jamais oublier que la sténographie est notre garantie commune et qu'elle est également la garantie du pays. Sans doute il arrive fréquemment que nous devons y faire quelques corrections, mais la Chambre ne me démentira pas quand je dirai que lorsque nos rectifications ont un caractère personnel pour l'un de nos collègues, nous ne les faisons jamais sans les lui communiquer.
Maintenant, cette observation faite, et j'espère que mes collègues s'en souviendront à l'avenir, j'engage M. Bruneau à ne plus insister pour que la Chambre se prononce. D'une part, il est constant que la sténographie a motivé sa réclamation, d'autre part, M. Liénart prétend qu'au milieu du tumulte, il a prononcé des paroles que M. Bruneau n'a pas entendues pas plus que les sténographes. La protestation de M. Bruneau figurera aux Annales parlementaires ; je l'engage à se contenter de cette satisfaction.
M. Bruneau. - Je m'en rapporte à ce que propose M. le président.
M. le président. - Messieurs, j'ai reçu une dépêche télégraphique de notre honorable collègue, M. Gerrits. Il m'annonce qu'il est indisposé et demande que son tour de parole lui soit maintenu. M. Gerrits pourra prendre la parole mardi.
M. Bricoultµ. - Messieurs, il y a en Europe une impulsion générale donnée à l'exagération des armements, et dans la discussion qui a eu lieu au sein du corps législatif de France au sujet de l'organisation militaire, M. Rouher, ministre d'Etat, faisait connaître de la manière vivante le nombre de soldats que chacune des grandes puissances de l'Europe, et en laissant de côté l'Angleterre, peut mettre sur pied en quelques semaines :
La Russie, 1,440,000 hommes.
L'Autriche, 1,200,000
L'Italie, 900,000
La Confédération du Nord. 1,300,000
La France, 1,200,000
Total : 6,040,000 hommes.
Soit 6,000,000 d'hommes, qui avec les magasins, les arsenaux et les engins de toute sorte, constituent la paix armée.
Cette paix armée ne peut plus durer longtemps. Avec elle la confiance se retire des affaires, tout le monde se croise les bras, l'inquiétude est dans tous les esprits.
La situation étant devenue intolérable, le formidable choc, pour me servir de l'expression de l'honorable M. Bouvier, ne peut tarder de se produire, à moins que l'on ne congédie bientôt tous ces soldats parce qu'il ne se présente pas d'occasion pour les occuper.
Ce ne sont pas les nations qui se sont imposé ces armées formidables, ce sont des armées qui ont été imposées aux nations sous différents prétextes ; c'est pour faire de l'équilibre, pour être aussi fort que son voisin, ou bien pour maintenir le principe des nationalités ou des grandes agglomérations. Voilà les motifs donnés pour couvrir le droit de conquête et faire prévaloir le droit du plus fort.
Les petits Etats ont donc une raison sérieuse de rechercher les moyens qui peuvent les soustraire à la convoitise de leurs puissants voisins, et pour ma part, je loue sans réserve leurs gouvernements de ne pas s'endormir dans une fausse sécurité.
Le gouvernement belge a donc fait son devoir en nous présentant le projet de loi que nous discutons en ce moment, et c'est à nous, mandataires de la nation, de dire s'il répond au sentiment du pays, car dans un (page 547) pays libre c'est le peuple seul qui a le droit de faire connaître ce qu'il veut faire pour sauvegarder sa nationalité et son indépendance.
Eh bien, messieurs, le pays est profondément divisé au sujet de l'organisation militaire qu'il s'agit pour la Belgique de maintenir et de développer, et cette division repose sur des raisons bien différentes.
D'une part, on invoque des exemples récents pour démontrer que les armées permanentes dans les petits Etats n'ont pu opposer de résistance sérieuse à l'attaque des colosses militaires qui les entourent. C'est ainsi que le Danemark, après une défense héroïque, est tombé devant ses puissants vainqueurs et que les armées des petits souverains allemands n'ont pu retarder d'un seul jour la marche des Prussiens vers la Bohême. D'autre part on trouve que notre organisation militaire repose sur un principe antidémocratique, anti-égalitaire.
On s'étonne qu'à notre époque de progrès on ne veuille pas encore admettre que tous les citoyens doivent concourir personnellement à la défense du pays et que toute restriction apportée à ce principe constitue un privilège d'autant plus inique que celui en faveur duquel il est créé a plus d intérêt au maintien de l'ordre et à la défense de la patrie.
L'armée est en effet composée exclusivement des dernières classes de la société, c'est-à-dire d'une classe de citoyens qui ne perdraient pas beaucoup à devenir cosmopolites. On se demande aussi si une armée composée de ces éléments n'est pas un véritable danger pour le pays, et j'avoue, que cette crainte paraît d'autant plus fondée qu'elle est partagée par un très grand nombre d'hommes d'une autorité incontestable.
il y a donc, au point de vue du mode de formation de l'armée, et au point de vue de l'appréciation des services qu'elle peut être appelée à rendre deux catégories d'opposants au projet de loi. Les uns veulent abolir la conscription et substituer à l'armée permanente la nation armée, les autres demandent que le gouvernement se contente de l'effectif actuel, qu'il organise une armée exclusivement défensive, qu'il recherche les éléments d'amélioration tout en faisant disparaître les causes de faiblesse dont on se plaint.
A côté de ces deux catégories viennent se placer les antimilitaristes qui ne veulent pas d'armée du tout, et ceux qui pensent, comme certains membres de la commission militaire, qu'il faut fixer la durée du service à quinze années et porter l'effectif de l'armée permanente à 200,000 hommes. Reste encore le recrutement d'une armée de volontaires, préconisé par ceux qui prétendent que la Belgique peut, comme l'Angleterre, faire à ses défenseurs une position convenable, dût-on pour cela doubler le budget de la guerre. C'est le cas de dire que les systèmes ne font pas défaut, et que les différents amateurs se montreraient bien difficiles, s'ils ne trouvaient pas qu'ils ont tous été défendus depuis un an avec une grande habileté dans plusieurs assemblées délibérantes.
En ce qui me concerne, je crois que le moment est mal choisi pour modifier profondément l'organisation actuelle de l'armée. Une organisation ne s'improvise pas ; il faut plusieurs années pour la faire passe dans les usages et les mœurs du pays et ce n'est pas au moment du danger, alors que l'Europe est armée jusqu'aux dents qu'il faut engager le gouvernement à faire des expériences en matière de recrutement.
Ce n'est pas non plus le moment de créer des charges plus lourdes qu'une grande partie du pays supportera en murmurant.
Le gouvernement devrait se borner à introduire les améliorations qu'il juge nécessaires dans le système actuel sans augmenter le contingent. Cette augmentation du contingent pèsera presque tout entière sur les classes laborieuses, cruellement éprouvées en ce moment.
Vous devriez vous arrêter devant cette pénible nécessité d'arracher 2,000 jeunes gens de plus à des familles qui pour la plupart pourvoiront plus difficilement aux besoins de la vie sans le salaire qu'elles vont perdre. Vous devriez aussi vous arrêter devant cette considération que l'agriculture et l'industrie ont besoin de bras et que, dans la grande enquête agricole qui vient d'avoir lieu en France, on se plaint surtout que trop de bras soient enlevés au sol. Si la même enquête se faisait en Belgique, on constaterait la même pénurie et on établirait sans peine que cette cause amènera fatalement la décadence de l'agriculture belge.
On peut répondre que les préoccupations du moment ne permettent pas d'invoquer les intérêts, que ce n'est pas la philanthropie et les axiomes humanitaires qui sauveront notre indépendance et qu'au surplus la grande commission a décidé que les levées devaient être de 12,000 ou 13,000 hommes pour organiser une armée sérieuse (ce qui pourrait faire croire que celle qui existe actuellement ne l'est pas trop). Mais, messieurs, nous faisons une loi organique et elle subsistera jusqu'à ce qu'on en fasse une autre, et les grandes commissions militaires, tout le monde sait ce qu'elles ont toujours mis au monde. La grande commission militaire créée en France en 1828 indiquait déjà le chiffre de 800,000 hommes comme indispensable, et en 1841 on demandait une garde nationale mobile de 400,000 hommes et une armée de 600.000. D'ailleurs vos nouvelles levées ne seront pas préparées si une guerre éclate dans peu de temps ; elles ne pourraient être utilisées qu'après le danger et ce n'est pas ce que vous voulez.
L'augmentation du contingent me fera donc voter contre le projet de loi, à moins qu'elle ne soit compensée entièrement par une réduction notable de la durée du service et que cette réduction soit rendue applicable dans une certaine mesure aux soldats destinés aux armes spéciales comme aux soldats de l'infanterie.
A cet égard, je partage complètement les idées développées dans le remarquable discours de l'honorable M. de Maere. Je crois que l'honorable député de Gand a fait une étude approfondie de l'éducation technique du soldat et qu'il a démontré à l'évidence et en s'appuyant sur l'opinion de beaucoup de personnes compétentes que cette réduction peut être accordée.
J'ajouterai que cette diminution du temps de service a souvent été adoptée pour augmenter le contingent. Un général qui a vécu de la vie des camps, M. le général Trochu, assure qu'en matière de recrutement il n'y a que deux systèmes en présence ; l'un qui étend l'obligation du service militaire à un grand nombre d'hommes avec cette compensation d'une réduction du temps de service, l'autre qui n'impose l'obligation qu'à un plus petit nombre avec une augmentation proportionnelle dans la durée du service.
En Prusse les soldats restent peu de temps sous les armes ; malgré cela, dans la dernière guerre, les Prussiens ont créé des corps d'armée où des soldats qui comptaient à peine deux ans de service ont vaincu des armées permanentes où l'on servait 11 et 12 ans, et en 1813 les légions qui ont contribué puissamment au gain des batailles de Lutzen et de Bautzen avaient été organisées en 2 mois.
Une réduction du temps de service encouragerait le soldat ; l'espoir de ne pas séjourner longtemps dans la caserne adoucirait ses regrets et les peines de sa famille au moment du départ. Enfin, le gouvernement pourrait augmenter la solde de ceux qui sont sous les armes et qui reçoivent aujourd'hui quelques centimes par jour, c'est-à-dire une aumône qui donne une bien triste idée de notre sollicitude pour les défenseurs de la patrie.
Je prie instamment l'honorable ministre de la guerre de bien vouloir s'expliquer catégoriquement relativement à la durée du service et aux concessions qu'il est d'avis de faire sur ce point important ; ces explications étant de nature à déterminer un certain nombre de membres de cette Chambre à voter pour ou contre la loi.
M. de Vrièreµ. - L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu a commencé son discours hier en disant qu'il avait été émis, dès le commencement de ces débats, des théories si dangereuses qu'il ne pouvait se dispenser de les réfuter.
Ce que l'honorable membre appelle improprement des théories, c'est l'exposé si juste, si clairement déduit des principes et des faits, que nous a présenté l'honorable M. Thonissen, des devoirs de la neutralité.
L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu ne croit pas, lui, que la neutralité nous oblige à entretenir une armée ; bien au contraire, il pense qu'en prenant des précautions pour être en mesure de nous défendre, nous prenons une attitude qui peut être considérée par l'une ou l'autre puissance voisine comme menaçante pour elle.
Nous violons nous-mêmes, dit-il, la neutralité, en nous armant pour la défendre.
Ce thème, messieurs, est celui qui a été tiré, à des milliers d'exemplaires, et nous est arrivé sous forme de nombreuses pétitions.
Il n'est pas nouveau, nous l'avons vu se produire plus d'une fois à propos du budget de la guerre ; et particulièrement pendant la discussion relative aux fortifications d'Anvers.
Vous vous rappelez, messieurs, qu'à cette époque une partie de la presse opposante, entraînée par la passion politique, a fait des efforts inouïs pour éveiller les susceptibilités de l'étranger contre les mesures de défense proposées, en dénonçant celles-ci comme inspirées par l'Angleterre et comme une audacieuse violation de notre neutralité.
On espérait ainsi créer au gouvernement des embarras graves au dehors, et l'on n'avait nul souci des conséquences que de pareilles provocations (page 548) pouvaient avoir pour la sécurité et l'honneur du pays, si par malheur on avait eu raison.
Et qu'arriva-t-il cependant ?
On aboutit à grand-peine à éveiller l'attention de quelques journaux français qui ne se sont jamais piqués d'un grand respect pour notre nationalité.
Et ces journaux ne montrèrent un peu d'humeur que lorsqu'on les eut longtemps excités à nous tenir un langage menaçant ; pas un seul, néanmoins, ne contesta à la Belgique, quoique neutre, le droit de s'armer et de construire des ouvrages de défense. Quant à la presse semi-officielle, voici ce qu'elle disait :
« Nous ne voulons pas nous immiscer dans une question secondaire qui nous est deux fois indifférente. »
Ce fut là tout ce que l'on obtint d'un auxiliaire étranger sur la malveillance duquel on avait compté.
Mais le bruit qu'on avait fait avait éveillé l'attention d'un journal qui n'a pas d'attache gouvernementale, mais qui a prouvé maintes fois qu'il ne marchande pas son appui au gouvernement quand il s'agit des intérêts militaires et de l'influence de son pays au dehors. Or, voici comment s'exprimait à cette époque le Journal des Débats : « Tout en affectant pour ce projet une indifférence pleine de dédain, un certain nombre de journaux français en parlent sur un ton d'aigreur et d'amertume que nous avons quelque peine à nous expliquer.
« De pareilles susceptibilités et de pareilles insinuations nous semblent aussi peu fondées en elles-mêmes que peu justes et peu généreuses pour la Belgique. Le projet de fortifier Anvers n'est pas une mesure de circonstance ; il n'a pas été conçu dans un esprit de défiance et de prévention contre telle ou telle puissance européenne. Comme on l'a déjà dit, la pensée de ce projet remonte à 1848 ; le plan de fortification actuellement soumis à la Chambre était préparé depuis 1856. Il est manifeste que l'indépendance de la Belgique n'est menacée quant à présent d'aucun côté ; la Belgique ne songe donc à se fortifier et à se défendre contre aucun ennemi, contre aucun danger présent. À cet égard, le gouvernement belge s'est expliqué nettement, et la situation générale de l'Europe, la situation particulière de la Belgique à l'égard des puissances voisines, parle encore plus haut que toutes les protestations du gouvernement belge. Mais la sécurité du présent n'interdit pas la prévoyance ; ainsi que le Times le remarquait avec tant de raison, les souvenirs du passé sont pour la nation belge un avertissement qui doit tenir sa sollicitude et son patriotisme éveillés sur les complications éventuelles et sur les chances éternellement variables de l'avenir.
« La neutralité de la Belgique ne saurait ni détruire ni diminuer en rien le droit qu'elle partage avec toutes les nations indépendantes d'apprécier sa situation politique en Europe, de régler les conditions de son existence, et de pourvoir à la défense de son territoire, selon ses vues, ses convenances et ses inspirations particulières. En exerçant ce droit légitime, la nation belge n'empiète sur les droits de personne.
« La question que la Chambre des représentants discute en ce moment est, comme on veut bien le reconnaître, une question locale, une question nationale. Il serait donc et plus juste et plus convenable de laisser à la représentation nationale le soin de la traiter et de la résoudre librement, paisiblement, dans le plein exercice de son indépendance et de sa souveraineté. C'est ce que les journaux qui continuent d'attaquer le projet du gouvernement belge nous paraissent avoir un peu trop oublié. »
Voilà comme jugeait notre position, notre droit, notre devoir, un des organes les plus considérables de la presse française, un journal qui a toujours été considéré dans le monde politique comme un maître en matière de droit public. Voilà l'hommage qui a été rendu à la plénitude de notre souveraineté, en même temps qu'à notre prévoyance, par des étrangers jaloux à juste titre de la puissance de leur pays, mais qui ont coutume d'envisager les questions pour elles-mêmes, sans passion et sans fiel.
Cette appréciation, messieurs, était conforme à la manière dont le gouvernement et les hommes d'Etat de la France avaient, dès l'origine, jugé la neutralité de la Belgique dans ses rapports avec l'intérêt européen.
Voici comment s'exprimait l'honorable M. Thiers à la tribune française après la conclusion du traité de 1831.
Il s'agissait de la double neutralité de la Suisse et de la Belgique.
La Suisse, disait-il, est dépositaire, si je puis m'exprimer ainsi d'une immense portion de frontière, elle commande les Alpes, et sa neutralité est dans la balance politique d'un poids immense.
Il était sage de remettre une si importante partie de nos frontières entre les mains d'un petit peuple qui la pouvait conserver au besoin, et qui jamais n'en pouvait abuser.
Remarquez bien ces mots « qui les pouvait, etc. », et il est évident qu'il ne pouvait être utile de confier ce dépôt précieux a la Suisse que pour autant qu'elle fût en mesure de le conserver.
Puis M. Thiers ajoutait : « C'est une garantie pour l'Autriche et pour nous. »
Le hasard ,ajoutait l'illustre homme d'Etat, nous a procuré les mêmes avantages en Belgique ; la Belgique, est gardienne des embouchures d'un grand fleuve, qu'aucune grande puissance de l'Europe n'aurait voulu céder. On a mis ce dépôt dans les mains d'un petit peuple sans qu'aucun roi voisin pût y toucher. Voilà la neutralité de la Belgique. Personne ne voulait que cette portion importante des frontières de l'Europe fût entre les mains d'une des grandes puissances. (21 septembre 1861, page 1632.)
Eh bien, ce dépôt que l'Europe nous a confié dans l'intérêt général, nous devons être en position de le défendre contre quiconque voudrait ou se l'approprier, ou en tirer parti contre des tiers. Or, on n'est pas sûr de garder et on ne mérite pas de garder ce que l'on n'est pas résolu de défendre à outrance.
Disons en passant que les paroles de M. Thiers prouvent que la position d'Anvers a pesé d'un grand poids dans les délibérations des puissances qui ont décrété l’indépendance de notre pays. L'honorable M. Hayez, lui, n'admet pas cette importance, et il va même jusqu'à croire que les mots attribués à Napoléon sur Anvers ont été inventé, pour me servir de ses expressions, pour les besoins de la cause. Si l'honorable M. Hayez avait lu le Mémorial de Sainte-Hélène, il saurait que Napoléon a dit aussi que le désir de conserver Anvers était un des motifs qui l'avaient décidé à ne pas signer la paix de Châtillon, et que cette circonstance était une des principales causes de ses malheurs et de sa captivité.
Je reviens, messieurs, à la question de la neutralité.
L'honorable M. Thonissen, dans le discours qui a si brillamment inauguré cette discussion, a prouvé que la conférence de Londres avait entendu que la Belgique fût autre chose qu'une barrière morale, c'est-à-dire une barrière impuissante, selon l'expression de lord Palmerston, contre les velléités d'envahissement.
Il vous a montré toutes les puissances intéressées à un solide armement de la Belgique, et cet armement nous préservant par cela seul qu'il couvre les frontières de la France et de l'Allemagne.
Je me permettrai d'ajouter quelques mots à cette partie du discours de l'honorable membre.
Le projet conçu en 1831, de démolir un certain nombre de nos forteresses, avait été jugé différemment en France par les hommes politiques ; on craignait que cette diminution apparente de notre force de résistance ne rendît plus vulnérable la frontière du nord.
Cette opinion se manifesta dans un journal qui jouissait à cette époque d'un grand crédit ; le Courrier français s'exprimait ainsi :
« La Belgique, dit-on, est un pays neutre ; on sait ce qu'est cette neutralité du faible en face du fort à qui elle fait obstacle. La Suisse nous l'a montré en décembre 1813. Il résulte donc de cette admirable combinaison que quand une grande puissance voudra violer la neutralité belge, elle ne rencontrera pas une seule barrière avant d'arriver jusqu'à nous. »
On sentait donc en France dès 1831 que la sécurité de ce pays exigeait que la Belgique fût une barrière réelle et solide, et chacun sait comment plus tard le gouvernement français nous témoigna son inquiétude à ce sujet.
Il est vrai que l'honorable M. Le Hardy interprète cet avertissement d'une manière toute nouvelle. Comment, dit-il, vous avez pris cela au sérieux, mais vous avez été joués ; ne voyez-vous pas qu'on voulait que vous vous armiez afin de vous faire servir d'avant-garde à l'armée française entre l'Allemagne ! Ainsi quand un voisin de M. Le Hardy lui dira : « Votre porte est mal fermée, les voleurs peuvent passer de chez vous chez moi, si vous ne la fermez pas je serai obligé de la fermer moi-même pour ma sécurité » ; M. Le Hardy se dira : « Pas si mal avisé, je ne fermerai pas ma porte, car je soupçonne mon voisin d'être lui-même le voleur, et quand il m'engage à m'armer d'un revolver, c'est qu'il veut m'entraîner avec lui pour faire quelque mauvais coup. » C'est ingénieux, mais voilà tout.
Mais, messieurs, est-ce de la France seule que sont venus des (page 549) avertissements sur ce que nous prescrivent notre devoir et notre intérêt de puissance neutre et indépendante ?
Ecoutons un journal anglais très accrédité, l’Economist :
« Nous nions énergiquement, dit-il, que si la Belgique ne fait rien pour se défendre elle-même, les puissances européennes soient disposées à la soutenir aussi énergiquement que si elle combattait une agression injuste avec courage et dans la mesure de ses forces ; elles ne le feraient point, parce qu'il n'y aurait pas d'enthousiasme public pour les soutenir. L'Angleterre a eu beau garantir la neutralité belge, notre parlement n'agirait pas avec énergie, s'il savait que la Belgique, confiante dans l'appui du dehors, n'aurait rien fait pour se défendre elle-même ; ne dirait-on pas dans nos Chambres que nous intervenons injustement en faveur d'un peuple qui est très peu préoccupé de sa propre cause, et que nous avons eu tort de dépenser beaucoup d'argent, pour aider un pays qui tient si peu à sa nationalité, qu'il nous laisse sa défense sur les bras ? »
Et n'avons-nous pas eu, messieurs, d'autres avertissements encore ? A quoi serait de dissimuler ce qui est connu de toute la diplomatie européenne ? Au milieu des complications qui ont agité l'Europe depuis 20 ans, la Belgique a eu plus d'une fois à se préoccuper gravement du danger que couraient son indépendance et sa nationalité. Des paroles menaçantes pour elle dans le cas où certaines éventualités se réaliseraient furent même un jour prononcées. Dans une circonstance aussi grave, la Belgique dut s'assurer des dispositions de ceux qui pouvaient la défendre ; des secours importants, décisifs lui furent promis de divers côtés, mais on ne cacha pas que ces secours pourraient se faire attendre un certain temps, et que la Belgique devait être en état de soutenir le premier choc.
On ne songe pas assez que la neutralité perpétuelle, consacrée et garantie par les puissances, n'est quelquefois qu'un fait historique, lequel étant créé de commun accord dans une situation internationale donnée, peut, dans une situation nouvelle et différente, ne plus présenter aux yeux de toutes les parties contractantes le même caractère d'utilité.
Une violation, même contestable, des traités européens sur un point quelconque, peut, dans cette situation nouvelle, donner prétexte à une autre puissance pour rompre les conventions qui ont consacré la neutralité d'un pays.
C'est là un danger qu'aucune personne initiée à la politique internationale moderne ne contestera, et je regrette de dire à l'honorable M. Le Hardy que la perspicacité politique lui a fait défaut pour un moment quand il nous a dit que nous n'avions rien à redouter des conflits qui peuvent éclater à une autre extrémité de l'Europe.
Il résulte, messieurs, des faits que je viens de rappeler, que tous les cabinets, tous les hommes d'Etat, comme les publicistes les plus éminents, ont depuis trente-six ans considéré les devoirs de la neutralité belge d'une manière diamétralement opposée à l'opinion de l'honorable M. Le Hardy ; et lorsque mon honorable collègue dit que notre organisation militaire est inutile et provoquante, je le défie de citer un seul fait ou une seule appréciation officielle, qui confirme son assertion.
L'honorable membre n'a pas été plus heureux dans l'opinion qu'il a émise relativement à la démolition des forteresses et à l'érection de celle d'Anvers. La conférence voulait que la Belgique ne fût pas une terre ouverte, indéfensable. Elle jugeait pour cela des forteresses indispensables, mais la Belgique exerçait un droit inhérent à sa souveraineté en modifiant son dispositif de défense.
Quant à l'article 7 du traité de 1839 qui, selon M. Le Hardy, aurait été violé, l'assertion de l'honorable membre repose sur une confusion de mots. Il a confondu les expressions « place de guerre » et « port de guerre ». Si la conférence avait voulu qu'Anvers cessât d'être une place de guerre, car Anvers a toujours été une place de guerre, elle eût ordonné la démolition des fortifications de cette ville et c'est ce qu'elle n'a pas fait. Je n'insisterai pas sur ce point.
L'obligation pour la Belgique d'entretenir une armée pour se défendre au besoin amène, il est vrai, cette conséquence que les pays dont la neutralité a été consacrée par les grandes puissances ne diffèrent pas essentiellement, au point de vue de la sécurité, des Etats qui ne sont pas dans ces conditions, mais qui peuvent, en vertu de leur souveraineté, se tenir en dehors de tous les conflits européens par une déclaration de neutralité renouvelée chaque fois que la guerre éclate.
Tous les Etats, en effet, qu'ils soient ou non perpétuellement neutres ne font partie du système européen qu'en vertu des traités qui ont reconnu leur existence ; tous peuvent également revendiquer la sainteté du droit pour conserver leur autonomie et pour rester étrangers aux luttes de leurs voisins. Pourquoi donc voyons-nous tant d'autres Etats qui ne sauraient pas plus que nous résister à l'agression de l'une des grandes puissances entretenir une année et des forteresses ? C'est évidemment parce que ces Etats comptent sur des alliés en cas d'invasion.
Si la rivalité des grandes puissance, et la nécessité d'un certain équilibre entre elles, ne rendaient pas cet espoir presque toujours fondé, ceux qui, chez les nations relativement faibles, s’opposent aux dépenses militaires auraient mille fois raison. Il ne faudrait plus alors en Europe que 5 armées, il ne faudrait plus aussi que 5 corps diplomatiques, car tous les gouvernements à l'exception de ceux des cinq grandes puissances, seraient dispensés du soin de prévoir et de prévenir des dangers contre lesquels il serait insensé de songer à se défendre.
Mais où est le pays, fût-il beaucoup plus faible que le nôtre, où les gouvernements et les représentants de la nation croient pouvoir se reposer sur la Providence du soin de les préserver ? Ce pays, messieurs, n'existe pas et n'existera jamais. Mais ce que l'on voit partout et ce que l'on verra toujours, ce sont des hommes de bonne foi, honnêtes, candides, préconisant des théories qui créent un monde imaginaire dans lequel viennent disparaître les devoirs et les charges de la souveraineté ; ce que l'on verra toujours aussi, c'est un public plus ou moins nombreux disposé à applaudir des systèmes quelconques, qui promettent la suppression d'une partie de l'impôt ou d'une obligation sociale.
Mais lorsqu'il s'agit de questions qui touchent aux intérêts vitaux du pays, quand il s'agit de son honneur et de sa conservation, il n'est pas sans danger de propager des théories fausses, mais séduisantes, au nom de l'intérêt public, et. ceux qui les hasardent encourront la responsabilité des ravages que peuvent causer dans l'opinion publique des idées dont l'exagération mène à la ruine de l'esprit national, car l'homme n'aime avec passion son pays que pour autant qu'il ait foi dans son avenir.
De quelle valeur seraient pour nous, messieurs, nos institutions, nos libertés, notre indépendance, tout ce qui nous est cher, tout ce qui constitue la patrie, si nous n'avions pas l'espoir de pouvoir défendre tout cela contre la cupidité de l'étranger ?
Nous avons vu malheureusement dans ces dernières années plus d'un Etat. pourvu d'une certaine armée, disparaître de la carte politique sans qu'un allié vînt à leur secours, et l'on en tire cette conclusion générale que les Etats faibles cherchent vainement à se soustraire au sort qui les attend le jour où une grande puissance a résolu leur conquête.
Mais on oublie, d'une part, qu'une partie de ces Etats étaient reliés à l'Etat conquérant par un lien fédéral ; qu'ils n'étaient, quoique indépendants, qu'une des fractions d'une grande nation, qu'ils avaient des devoirs sérieux communs en matière de paix ou de guerre, et qu'à ce titre ils ne constituaient avec les grands Etats de cette nation qu'une seule puissance dans la balance de l'Europe.
Quant aux Etats que nous avons vus périr dans le Midi, ils n'étaient pas dans la même position, c'est vrai, mais la doctrine dissolvante des nationalités et des grandes améliorations si imprudemment introduites dans le monde politique, devait les faire disparaître le jour où la seule puissance qui eût intérêt à les protéger succombait dans la lutte.
On a aussi cité le Danemark et l'on a dit que ce n'était pas, à raison des liens fédéraux que le Schleswig a été détenu par la Prusse. Le Schleswig, messieurs, constituait une nationalité mixte. On n'a pu s'entendre sur la limite où s'arrêtait l'élément germanique, et en abusant de l'exécution du traité de Prague, la Prusse conserve sa conquête.
Voilà les faits ; mais ils ne prouvent nullement que le Danemark a eu tort de se défendre. En se défendant héroïquement, ce petit pays a fait l'admiration du monde ; en ne se défendant pas, il n'eût pas moins été dépouillé, et il se fût déshonoré.
Les traités qui consacrent l'intégrité des Etats comme ceux qui décrètent la neutralité de quelques-uns sont des garanties puissantes, niais la neutralité, comme tout autre droit conventionnel, peut être impuissante en certains cas.
Dans ce moment suprême où le besoin de vaincre domine toute considération, ce ne sont plus les traités qui préservent les pays neutres, c'est l'intérêt que les puissances belligérantes ont à défendre les traités, ou l'inconvénient qu'il y a pour elles à n'en pas tenir compte.
L'honorable M. Thonissen nous a cité, messieurs, de mémorables exemples de ce que vaut dans les grandes conflagrations une neutralité qu'on peut violer impunément. Il aurait pu ajouter aux faits qu'il a rappelés et le royaume des Deux-Siciles qui, quoique neutre, fut, au milieu du dernier siècle, tout à tour envahi par les Autrichiens et les Espagnols, et la Pologne qui, neutre aussi, fut, quelques années auparavant, ravagée par les Turcs et par les Russes de la manière la plus horrible.
(page 550) L'histoire est donc d'accord, messieurs, avec l'opinion des hommes d'Etat de tous les pays sur la nécessité, pour les pays neutres, d'être en état de défendre leur territoire, et de contribuer ainsi dans la mesure de leurs forces au maintien de l'équilibre européen.
Nul ne peut savoir quel est le sort qui est réservé à la Belgique dans toutes les hypothèses que l'on peut poser avec plus ou moins de vraisemblance, mais ce qui est incontestable pour moi, c'est qu'un pays dont la neutralité a été garantie par les puissances européennes et dont l'existence pèse d'un si grand poids dans l'équilibre général, est certain d'être protégé et secouru dans le plus grand nombre de cas ; ce qui est incontestable également pour moi, c'est que ce pays peut avoir l'espoir fondé de se défendre, pendant un certain temps du moins, avec une armée de 100,000 hommes assistée par une réserve nationale, et s'appuyant à l'une de places de guerre la plus forte de l'Europe. Et qu'on ne dise pas, messieurs, qu'une armée de 100,000 hommes et dans de pareilles conditions ne constitue pas une force respectable par elle-même, et un appoint considérable dans une guerre entre deux grandes puissances. Si nous consultons l'histoire militaire, nous y voyons que rarement les plus grandes puissances ont pu porter en une fois au dehors de leurs frontières des armées beaucoup plus puissantes ; l'obligation de laisser en arrière des réserves importantes, de faire face de divers côtés par des armées d'observation, de maintenir des garnisons pour ne pas être coupé de sa base d'opération, tous ces besoins diminuent considérablement les forces des armées offensives. Quoi qu'il en soit, messieurs, M. Le Hardy nous croit, lui, dans l'impossibilité de nous défendre ; nous ne pourrons rien contre la violence, dit-il. Quand la violence aura décidé de notre sort, que notre armée soit de 100,000, de 200,000 hommes ou davantage nous sommes perdus ! Et l'honorable membre se résigne en proclamant que le droit serait toujours à la force.
Je m'étonne du sang-froid avec lequel l'honorable M. Le Hardy a envisagé une si douloureuse perspective pour notre pays. Sans doute nous pouvons, dans certaines éventualités, être vaincus par des forces supérieures, mais devons-nous nous résigner d'avance à cette extrémité et serait-il digne d'une nation de se livrer elle-même désarmée à l'ambition de ses voisins ? Si, ce qu'à Dieu ne plaise, nous sommes un jour envahis, et que l'armée envahissante triomphe de nos forces et de celles de nos alliés éventuels, la Belgique est perdue, elle disparaît de nouveau de la carte de l'Europe ; nous devenons Français, Allemands, Anglais ou Néerlandais, ou bien encore, la paix se fait à nos dépens, les belligérants se partagent nos provinces, comme on partage un butin ; nous serons alors une seconde Pologne, impuissante à tout jamais peut-être, comme la première, à recouvrer sa nationalité.
Voilà le sort qui attend la Belgique, envahie et conquise. Et ce sort nous le connaissons. La Belgique, disait une voix éloquente au Congrès, a été sacrifiée par ceux qui la gouvernaient quand elle ne l'était pas par l'étranger. Les traités de Munster, des Pyrénées, d'Aix-la-Chapelle, de Nimègue, d'Utrecht et de la Barrière sont autant de monuments d'iniquité que nous n'eussions pas soufferts, on peut le croire, si la Belgique avait eu un gouvernement national s'appuyant sur une force nationale, effective et résolue.
Mais combien d'autres iniquités que celles de ces traités la Belgique n'eut-elle pas à souffrir sous la domination de l'étranger ? Ce ne serait rien de ces biens moraux les plus précieux entre tous pour nous et que l'indépendance seule nous garantit ; car c'est à l'intérêt matériel, personnel et égoïste que s'adressent ceux qui, au dehors de cette Chambre, cherchent à formuler le mécontentement public par leurs déclamations antimilitaristes.
Eh bien, que l'on compare nos charges actuelles avec les sacrifices en hommes et en argent qu'aurait à supporter la Belgique si elle appartenait à l'une des puissances voisines.
Je ne reproduirai pas ici, messieurs, les chiffres si éloquents que nous ont fournis M. le ministre de la guerre et l'honorable M. Thonissen. Quelques-uns de ces chiffres ont été contestés par l'honorable M. Vermeire et je n'ai pas eu le temps d'en vérifier moi-même l'exactitude, mais en supposant qu'ils ne soient pas tous parfaitement exacts, il n'est pas moins certain que les charges militaires sont, dans tous les pays qui nous entourent, hors de toute proportion avec les nôtres, de même qu'il n'est pas contestable que les impôts sont beaucoup plus lourds dans ces pays que chez nous.
L'honorable M. Van Overloop a relevé l'autre jour une de ces exagérations de langage employées depuis quelque temps pour qualifier le tirage au sort.
L'honorable membre a fait justice en quelques mots pleins de bon sens de ce prétendu impôt du sang dans un pays perpétuellement neutre comme le nôtre.
Qu'est-ce, en effet, que cet impôt du sang pendant la paix et dans un pays neutre, alors qu'en temps de guerre la jeunesse entière doit son sang au pays ? Le tirage au sort pour la milice ne blesse pas plus les lois de la justice et de l'égalité que toutes les autres charges que les besoins généraux de la société nous imposent. Nos lois et nos règlements communaux mêmes imposent des obligations diverses aux citoyens que les uns font par eux-mêmes et que les autres font faire par des tiers à prix d'argent.
Il ne s'agit là, sans doute, que de charges peu onéreuses comparativement à celle de la milice, mais au point de vue des principes le devoir est le même, et la faculté de s'en exonérer ne blesse pas plus l'égalité dans un cas que dans l'autre.
Que l'on améliore les lois sur la milice, qu'on améliore le sort du soldat, qu'on restreigne autant que possible les motifs d'exemption ; rien de mieux et nous nous appliquons en ce moment même à cette tâche ; mais faire à croire à la partie de la population la moins favorisée de la fortune que l'obligation de la milice constitue pour elle une injustice odieuse, c'est jeter dans leur sein la dangereuse semence de l'antagonisme entre le riche et le pauvre, c'est travailler à détruire les bases de l'ordre social.
Ah ! messieurs, qu'il serait à la fois plus juste, plus patriotique et plus opportun de rappeler, au temps où nous vivons, à la population tout entière, ce que fut chez nous cet impôt de la conscription alors véritable impôt du sang, lorsque nous subissions la domination d'un pays voisin !
Permettez-moi, messieurs, de vous dire en quels termes un bon citoyen rappelait naguère cette époque de notre histoire, en répondant à un journal rouge qui avait écrit que les Flamands aspiraient à devenir Français et à voir remplacer le lion de Waterloo par l'aigle vainqueur :
« L'Aigle vainqueur !... Il nous souvient encore de son vol dans nos belles provinces ! C'était à une époque de l'ère impériale, où des impôts écrasants disputaient aux travailleurs le modique salaire de leurs sueurs, où le blocus continental fermait à nos familles les ressources des productions étrangères, où la liberté des citoyens n'existait qu'en symbole, où la propriété civile était à la merci de l'autorité militaire, où enfin le soldat parvenu imposait avec une morgue brutale des lois aux faibles, aux opprimés, aux malheureux. C'était aussi l'époque de la conscription, de cet impôt du sang, prélevé non pour la défense du territoire, mais pour les besoins effrénés d'une ambition que rien ne pouvait assouvir. Ces souvenirs sont restés frais dans nos cœurs, non dans le sens des annexionnistes, mais parce qu'ils rappellent des jours de larmes, pendant la période de notre enfance. Que de fois, j'ai vu, moi, qui tiens en ce moment la plume, ma vieille mère partager, en versant des pleurs, le pain si péniblement gagné de la famille, entre les soldats qui envahissaient notre demeure et nous pauvres petits enfants ! Encore, la plus grosse part n'était pas pour nous, car ces soldats étrangers traitaient notre habitation en pays conquis : ils nous commandaient avec fierté quand la gloire avait couronné leurs armes, ou avec mauvaise humeur, quand elle avait déserté leurs drapeaux. Et ce n'était pas tout : que de fois dans les veillées domestiques, j'ai vu les pleurs couler silencieusement sur les joues de mon père et de ma mère, j'ai compris leurs serrements de cœur, j'ai deviné les prières qu'ils adressaient mentalement à Dieu. Oh ! c'était pour un frère que je n'ai pas revu ! La conscription l'avait enlevé à nos embrassements, on lui avait jeté un fusil, et lui, chair à canon, était allé en Russie verser son sang et mourir de froid, de faim peut-être, pour servir l'ambition du grand empereur. Et quelle était, à cette époque, la valeur de la vie d'un homme ? Sa carrière à la vérité était tranchée, ses espérances évanouies, ses rêves de bonheur emportés : mais aussi, à la moindre victoire, l'airain des Invalides grondait avec sa voix de tonnerre, les cloches de nos temples de paix sonnaient à toute volée, et les heureux du jour, ceux qui ne s'étaient pas exposés aux dangers du soldat, ou qui avaient eu la chance d'échapper aux balles ennemies, se couronnaient de lauriers ! La gloire était célébrée par les poètes et par les historiens, et cette gloire si pompeusement parée étouffait les cris de tant de familles décimées. Mais son reflet n'en arrivait près de Dieu que sous une teinte de sang et les larmes de pauvres mères affligées étaient, nous n'en doutons pas, précieusement recueillies par la justice éternelle ! »
(page 551) Voilà, messieurs, les souvenirs qu'il faut faire revivre, quand les intérêts égoïstes du moment, ou d'étroites combinaisons de parti menacent de semer une imprévoyance dangereuse dans le pays.
En vérité, messieurs, quand j'entends parler de la lourdeur des impôts, je me demande si la nature est ainsi faite, que l'homme, d'une génération à l'autre, perde la mémoire des régimes les plus accablants.
Jo me rappelle moi, messieurs, qu'en parcourant avec mon père nos florissantes campagnes où partout aujourd'hui l'on voit avec bonheur les signes incontestables d'une aisance toujours croissante, il me montrait des fermes alors déjà couvertes de riches moissons, qu'il avait connues autrefois abandonnées et incultes parce que leur revenu ne suffisait pas à payer l'impôt. Ces fermes étaient en certain nombre en Flandre, et les vieillards les montrent encore comme des monuments vivants de l'oppression étrangère. Ne nous plaignons pas, messieurs, de notre sort, au sein d'une prospérité que la Belgique n'a jamais connue à l'époque la plus heureuse de son histoire. Sachons être justes envers la Providence qui nous a gâtés depuis 35 ans, et si, pour nous préserver des malheurs d'une conquête et d'une nouvelle oppression, le pays doit nous fournir quelques soldats de plus, n'ébranlons pas ses convictions patriotiques en jetant dans son esprit des doutes sur la nécessité de ce faible sacrifice.
Messieurs, vous avez entendu l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu établir une comparaison entre notre budget des voies et moyens et celui d'un autre Etat neutre. L'honorable membre avait pris autrefois pour idéal les Etats-Unis, mais depuis que ce grand pays a été forcé par les événements à créer une armée permanente, il a perdu les faveurs de M. Le Hardy, et c'est une autre république, la Suisse, qu'il a choisie désormais comme modèle d'un Etat économiquement administré et armé. La Suisse n'a pas effectivement d'armée permanente dans le sens des autres organisations militaires de l'Europe ; elle a un système qui peut convenir à un pays de montagnes et de défilés, mais ce système a-t-il fait ses preuves même en Suisse ? Ce système, chacun le sait, existe en Suisse depuis un temps très reculé, et quel autre Etat a jamais songé à l'imiter ? La Suisse avait son organisation actuelle en 1813. Elle était donc armée à cette époque comme elle l’est aujourd'hui et qu'est-il arrive alors ? Quoique dans une diète extraordinaire, elle eût proclamé sa neutralité et prescrit des mesures de défense, une des armées alliées la traversa sans coup férir pour envahir la Franche-Comté.
En 1815, au moment où l'on se disposait à consacrer solennellement la neutralité de la Suisse dans l'intérêt européen, voici quel fut le langage qu'on lui tint :
Les puissances connaissent le prix que la Suisse attache à sa neutralité, et ce n'est point pour y porter atteinte, mais uniquement pour accélérer l'époque où ce principe pourra être applicable d'une manière avantageuse et permanente, qu'elles proposent à la Confédération de prendre une attitude et des mesures énergiques qui soient proportionnées aux circonstances du temps sans cependant tirer à conséquence pour l'avenir.
Ce fut à l'aide de cette théorie commode et subtile que la Suisse fut associée à la coalition. Mais croit-on que ce peuple, dont on ne contestera pas la bravoure et qui possède tant d'éléments naturels pour dépendre son territoire, se fût ainsi laissé imposer une attitude de guerre que le congrès avait d'avance répudiée, s'il avait été en possession d'une organisation militaire sérieuse ? Il est permis d'en douter.
M. Le Hardy nous a lu un budget suisse pour faire ressortir la grande infériorité des charges qui pèsent sur ce petit Etat en comparaison de celles que nous subissons malheureusement. L'honorable membre a pris comme terme de comparaison le budget fédéral, auquel il aurait dû ajouter les budgets des cantons. Une interruption le lui a fait observer, et l'honorable M. Le Hardy a objecté que nous avions aussi les budgets de nos provinces et de nos communes ; je prendrai la liberté de faire observer à mon honorable collègue qu'il a commis une étrange confusion.
Le pouvoir fédéral en Suisse a certaines ressources qui lui sont réservées pour satisfaire aux besoins généraux de la confédération auxquels il est chargé de faire face. Mais chaque canton suisse constitue un Etat souverain qui a, comme tous les Etats, ses impôts et ses dépenses d’administration générale. Ainsi pour ne pas que des dépenses militaires, si l’honorable M. Le Hardy a lu, comme je n’en doute pas, l’exposé de l’organisation militaire de la Suisse est annexé au rapport de la section centrale, il a pu y voir que la plupart de ces dépenses sont à la charge des cantons. Lors donc que M. Le Hardy faut abstraction des budgets des canton en nous parlant des dépenses de la Suisse, il commet une erreur semblable à celle que l'on ferait en voulant juger des dépenses de la Prusse par le budget de la Confédération du Nord.
Mais, dit-on, à quoi sert la neutralité, si elle ne préserve pas absolument ? Le grand avantage de la neutralité perpétuellement garantie, c'est d'échapper aux exigences des grands Etats, c'est d'être à l'abri des malheurs sans nombre auxquels sont exposés les pays que des alliances forcées ou rendues inévitables par leur position géographique lorsque la guerre éclate entre de grands Etats rivaux.
C'est d'être libre même en temps de guerre dans ses relations de commerce.
Après des siècles de calamités causées par les guerres où nous avions été mêlés depuis Charles-Quint jusqu'à Louis XV, la Belgique eut une prospérité fabuleuse. Cette période, dont le souvenir est encore vivant, fut la seule où la Belgique jouit de la neutralité ; ce fut pendant la guerre d'Amérique et après la conclusion au traité de Versailles (1756).
Depuis trente-sept ans, messieurs, nous avons eu le bonheur de conserver la paix à l'ombre de cette neutralité tutélaire, et je nourris la ferme espoir que nous continuerons à jouir de cet inappréciable bienfait.
La neutralité belge, en effet, a été le fait diplomatique le Plus considérable, et en même temps le plus habile de ce siècle. A. cette combinaison étroite, jalouse, offensante, que les traités de 1814 avaient créée contre la France, elle a substitué une combinaison large et équitable qui convenait également à la France, à l'Allemagne et à l'Angleterre.
C'était une rectification heureuse de cette œuvre de 1815, qui avait provoqué de si vifs ressentiments. Voici, messieurs, en quels termes M. Thiers appréciait cette situation nouvelle en 1831 :
Les avantages de la neutralité belge, disait-il, sont tous de notre côté ; surtout comparez cet état à celui dans lequel la Belgique se trouvait : c'était un Etat ennemi hérissé de forteresses, confié à la garde du généralissime de la Sainte-Alliance, un Etat dans lequel tout le monde pouvait entrer excepté nous. Je demande si la situation actuelle n'est pas mille fois meilleure qu'auparavant. (Moniteur universel, 21 septembre 1851, p. 1632.)
Ces avantages, messieurs, doivent être mieux appréciés que jamais par la France depuis qu'un Etat plus puissant s'est formé sur notre frontière de l'Est, mais plus que jamais aussi, ces avantages ne peuvent être considérés comme réels pour la France que pour autant que la Belgique elle-même fasse les efforts nécessaires pour présenter un rempart solide contre une violation de son territoire.
L'Allemagne de son côté, en présence des sacrifices que s'impose la France pour porter l'effectif de son armée au chiffre de 1,200 hommes, doit désirer aussi plus que jamais que la meilleure route qui conduit au Rhin soit solidement occupée par notre armée.
Quant aux autres puissances qui n'ont pas cessé un seul jour de considérer l'existence de la Belgique comme nécessaire à l'équilibre européen, inutile de dire qu'elles applaudissent à toutes les manifestations de notre patriotisme et de notre ferme volonté de conserver notre indépendance.
Ce sont là, messieurs, pour nous de précieuses garanties, si nous savons par une conduite sage et prévoyante nous tenir toujours à la hauteur des circonstances. Ayant une neutralité qui puisse se faire respecter au besoin, qui dans la paix comme dans la guerre inspire confiance à tout le monde, sans porter ombrage à personne, nous avons acquis des titres aux respects des peuples et des gouvernements, par l'exemple salutaire que nous avons donné au monde d'un sage usage de toutes les libertés. Sachons conserver cette estime universelle en ne marchandant pas lorsqu'il s'agit du salut du pays.
Mais il y a des personnes de très bonne foi qui, sans nier que nous pouvons être dans la nécessité de nous défendre, sans contester qu'il nous faut une année, se préoccupent plus exclusivement de la dépense qui en résulte pour le pays et qui seraient par conséquent disposées à se rallier à des propositions qui en diminueraient l'importance. C'est cette préoccupation surtout qui a fait imaginer divers systèmes prétendus économiques qui dans un autre temps faisaient dire à un honorable membre de cette Chambre : Vous voulez de la défense nationale pour un sou, mais si elle doit vous coûter deux sous, vous n'en voulez plus.
Je voudrais, messieurs, comme tout le monde que les besoins de notre défense ne coûtassent aucun sacrifice quelconque au pays, c'est une vérité banale qu'il vaudrait mieux que l'on pût appliquer les sommes quel l'on dépense pour l'armée à des améliorations de toute sorte, ou même à supprimer des impôts ; il serait à désirer même, comme on le disait à (page 552) côté de moi pendant que M. Le Hardy de Beaulieu calculait le capital perdu par l'existence de l'armée, il serait à désirer que nous n'eussions besoin ni de grilles ni de portes à nos maisons, car tout cela est aussi tout capital perdu Mais, messieurs, une organisation militaire ne peut pas être établie arbitrairement et sous l'influence seulement des idées économiques, elle doit l'être surtout d'après la position politique et topographique du pays, et d'après des règles tracées par la science de la guerre, règles au sujet desquelles il est sage de s'en rapporter au juge ment des hommes spéciaux.
Quand toutes les commissions spéciales composées de généraux, d'hommes d'Etat et de membres éminents de la législature ont à deux reprises, et après de longues délibérations déterminé quels doivent être les éléments au moyen desquels nous pouvons avoir l'espoir de défendre honorablement et efficacement le pays, je m'incline devant une pareille décision, et je vote sans regret la dépense qui en découle ; sans regret, parce que dût-elle être lourde pour le pays, cette dépense est, à mes yeux, le rachat de sa ruine et de son déshonneur.
Je laisse, messieurs, à de plus compétents que moi le soin de combattre les divers systèmes qui ont été préconisés dans cette Chambre et an dehors pour assurer d'une autre manière la défense du pays. Je ne dirai qu'un mot de celui qui place notre salut dans la résistance de la population tout entière. Au point de vue militaire, ce système dans un pays de plaines comme le nôtre, c'est l'état sauvage opposé à la stratégie et à la science militaire, c'est la guerre avec toutes les atrocités des temps barbares, c'est le désespoir avec son impuissance radicale ; c'est le fer et le feu promenant la destruction sur tous les points, c'est la femme, le vieillard, l'enfant sacrifiés à la rage du soldat, c'est en un mot la renonciation à toutes les règles d'humanité que le droit public a introduites dans ces duels déjà si épouvantables des nations civilisées
Que Dieu me garde, messieurs, d'un système qui, s'il était praticable, nous conduirait à une extermination.
Je voudrais, messieurs, que des voix plus influentes que la mienne parvinssent à vous convaincre tous de l'immense responsabilité qui pèse sur nous en ce moment, et pourtant je n'ai qu'un faible espoir de voir une grande majorité émanant des deux côtés de cette Chambre accueillir les propositions du gouvernement. Je crains surtout, permettez-moi de le dire sans offenser personne, que les ressentiments politiques n'exercent une influence involontaire sur le vote d'un certain nombre de mes honorables collègues.
Je le regretterais, car je ne conçois un grand parti que pour autant qu'il ne cesse jamais d'être gouvernemental, que pour autant qu'il n'oublie jamais qu'il y a des nécessités impérieuses, suprêmes, qui s'imposent à tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, et que de ce nombre sont ceux de la prévoyance et de la défense nationale.
On a souvent invoqué avec raison dans cette Chambre la manière dont on pratique en Angleterre la vie constitutionnelle et parlementaire. Dieu veuille que nous subissions toujours l'influence salutaire des exemples de cette grande nation.
Lorsqu'un ministre anglais, messieurs, quel qu'il soit, demande au parlement des subsides pour protéger les côtes contre l'invasion, on n'a jamais vu l'opposition s'arrêter à des défectuosités inévitables dans un vaste projet pour l'empêcher d'accomplir sa mission. Chaque citoyen dans ce noble pays sentirait sa conscience se révolter à l'idée d'être soupçonné, même à tort, de compromettre un grand intérêt national pour des intérêts de parti.
Aussi avons-nous vu des ministres anglais déposer des budgets de la guerre s'élevant à 26 millions de livres sterling sans rencontrer une seule opposition.
Vous serez peut-être, mes honorables collègues de la droite, quelque jour majorité et gouvernement. Vous pouvez, à votre tour, avoir à demander au pays des sacrifices peut-être bien plus lourds que ceux qu'on lui demande aujourd'hui, le ministère sorti de vos rangs n'hésitera pas plus que celui sorti du nôtre à remplir un pénible devoir quand l'intérêt de la sécurité du pays le demandera. Eh bien, messieurs, si ce jour arrive et que j'aie encore l'honneur de siéger dans cette Chambre, je m'empresserai de vous donner le même appui que je prête aujourd'hui à mes amis.
J'aiderai de tout mon pouvoir tous les ministères ; quels qu'ils soient, à maintenir l'honneur et la sécurité du pays, et dussé-je avoir des doutes sur l’efficacité ou l'opportunité des mesures qu'ils proposent, je n'assumerai jamais la responsabilité d'une opposition qui pourrait amener des désastres irréparables.
M. Dumortier. - Messieurs, avant de nous séparer, permettez-moi de dire un mot. Tout à l'heure j'ai pris la parole sur un incident relatif au Moniteur.
Eh bien, ce qui s'est passé à l'égard de mon honorable ami vient de se produire tout à l'heure.
J'ai dit et répété qu'on voulait exécuter en pleine séance publique mon honorable ami M. Liénart. On a réclamé contre mes paroles. J'ai soutenu ce que j'avais avancé et j'y ai persisté.
Eh bien, tout cela a été supprimé dans la sténographie que je tiens en mains. C'est pour vous dire combien souvent la sténographie est peut exacte.
Il va sans dire que j'ai rétabli ce que j'avais dit.
- La séance est levée à 4 1/4 heures.