(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 447) M. Reynaert, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures et donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Moor, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Des habitants de Siraut demandent l'exécution de la loi sur les inhumations et la cessation du concours de l'armée aux cérémonies du culte. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Siraut demandent le retrait de la loi du 23 septembre 1842. »
- Même renvoi.
« Des habitants d'une commune non dénommée présentent des observations contre le projet de loi sur le contingent de l'armée. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Des huissiers de Mons présentent des observations relatives au projet de loi sur les protêts. »
- Renvoi à la commission chargée d'examiner le projet de loi.
« Le bourgmestre de Moresnet présente des observations sur une pétition d'habitants de cette commune relative au projet de loi d'organisation de l'armée. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Par deux pétitions, des habitants de Nederbrakel demandent le rejet du projet de loi qui augmente les charges militaires. »
« Même demande d'habitants d'une commune non dénommée. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.
« Des habitants de Grammont demandent le rejet de toute augmentation des charges militaires et la révision des lois sur la milice. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la milice.
« Des habitants de Beeringen demandent le rejet des propositions relatives à l'aggravation des charges militaires et prient la Chambre, si elle se prononce pour une organisation de l'armée, de porter son attention sur la suppression de la conscription. »
- Même décision.
« Par deux pétitions, des ouvriers de différentes communes demandent l'abolition des lois de milice, la suppression des armées permanentes et la réalisation de leurs droits de citoyen. »
- Même décision.
« Des habitants de Gand prient la Chambre de rejeter les projets de lois militaires ou du moins de les modifier quant au tirage au sort et au remplacement militaire, et de décréter, en tous cas, un allégement considérable des charges militaires. »
- Même décision.
MgRµ. - M. le président, je dépose sur le bureau les amendements du gouvernement aux propositions de la section centrale, accompagnés de quelques développements pour expliquer la nature de ces amendements.
Après-demain, je pourrai déposer également sur le bureau de la Chambre le budget nouveau.
- Il est donné acte à M. le ministre du dépôt de ces pièces qui seront imprimées et distribuées.
M. Thonissenµ. - Messieurs, il faut bien l'avouer, le projet que nous discutons en ce moment n'est pas populaire dans le pays. Il ne l'est pas surtout dans la province que j'ai l'honneur de représenter plus particulièrement au milieu de vous. Dans toutes les parties du Limbourg, on rencontre des hommes honorables, éclairés, dévoués au pays, qui s'élèvent énergiquement contre les exigences sans cesse croissantes d'un système que, par une expression nouvellement introduite, ils appellent « le militarisme. »
Je n'en voterai pas moins, messieurs, sans peur et sans hésitation, tons les sacrifices indispensables pour donner à l'armée nationale les proportions qui lui sont nécessaires. D'un côté, les dissidences profondes qui me séparent du ministère ; de l'autre, mon désir sincère et constant de ménager les deniers des contribuables, ne doivent ni ne peuvent aller jusqu'à l'oubli du devoir, jusqu'à la répudiation de mesures que ma raison, ma conscience et mon patriotisme me signalent comme indispensables à l'indépendance, à la sécurité et à l'honneur du pays. Quand le débat s'engage sur ce terrain, toute hésitation devient impossible, et l'homme qui se respecte n'a qu'un seul parti à prendre : il doit marcher en avant, résolument en avant, alors même qu'il se trouve, comme moi, dans la pénible, dans la douloureuse nécessité, de se séparer momentanément d'un grand nombre de ses amis politiques.
En effet, messieurs, nous n'envisageons pas tous de la même manière le vaste problème de la réorganisation de l'armée. A mes yeux, il ne s'agit, en aucune façon, d'approuver ou de blâmer les tendances ruineuses qui poussent nos puissants voisins à des armements exagérés. Pas plus que les antagonistes les plus persévérants et les plus énergiques du budget de la guerre, je ne voudrais encourager les écarts, les exigences, les passions, l'avidité de ce qu'on appelle le militarisme. En principe, je suis, moi aussi, le partisan de la paix perpétuelle. Je ne demanderais pas mieux que de me trouver en position de pouvoir voter la suppression immédiate de toutes les dépenses militaires. J'aime à croire qu'il viendra un temps où les peuples, plus libres et mieux avisés, ne permettront plus à leurs chefs de jouer le terrible jeu des batailles. Je me plais (page 448) à devancer de mes vœux, à saluer de mes espérances cette ère de liberté sage et de progrès fécond, où toutes les nations, enfin éclairées sur leurs véritables intérêts, ne connaîtront plus d'autre rivalité que celle du perfectionnement incessant de leurs institutions sociales. Mais il ne s'agit pas de tout cela ! Qu'importent ici des théories, des espérances, qui sont celles de toutes les âmes généreuses ? Nous ne sommes pas appelés à nous prononcer sur l'adoption ou le rejet d'un programme de politique humanitaire. On ne nous demande pas si nous sommes les amis ou les ennemis de la paix, les partisans ou les adversaires de l'esprit de conquête, les fauteurs ou les antagonistes du militarisme. Une question posée en ces termes serait promptement résolue ; elle le serait à l'instant même et à l'unanimité des suffrages.
Le problème que nous avons à résoudre se présente, malheureusement, sous une tout autre face.
Des nuages, de sombres nuages, s'amassent au delà de nos frontières. Depuis l'Italie jusqu'à la Norwège, depuis le Portugal jusqu'à la Russie, toutes les nations, grandes ou petites, réforment l'organisation et étendent les cadres de leurs armées ; partout se montrent des germes d'irritation, des éléments de désordre, des signes avant-coureurs d'une lutte formidable ; partout les hommes d'Etat se préoccupent, sinon de l'imminence, au moins de la possibilité de l'explosion prochaine d'une longue et terrible guerre, d'une guerre pouvant amener un remaniement radical de la carte de l'Europe.
Nous avons assurément le droit de blâmer cette situation anormale. Nos consciences ont la liberté de protester contre les passions ambitieuses des gouvernements et contre le chauvinisme aveugle des peuples. Nous pouvons déplorer, autant que nous le voulons, la faiblesse du droit et l'arrogance de la force en plein dix-neuvième siècle. Mais, messieurs, ne l'oublions pas, nos protestations et nos plaintes ne modifieront pas la situation générale de l'Europe ! Les faits n'en existeront pas moins ; ils n'en existeront pas moins dans toute leur force, dans toute leur étendue et avec toutes leurs conséquences ! Ces faits si graves, si pleins de périls et de menaces, ne dépendent pas de nous. Ils sont placés en dehors et au-dessus de notre atteinte. Nous ne pouvons ni les anéantir, ni les modifier, ni les diriger au gré de nos désirs et de nos intérêts. Aujourd'hui nous en sommes les spectateurs et demain nous pouvons en être les victimes. A moins de fermer les yeux à la lumière, à moins de nier l'évidence, il faut bien avouer que nous nous trouvons en présence de complications qui, peut-être, sont à la veille de faire couler des torrents de sang à quelques lieues de nos frontières.
Devons-nous rester immobiles, quand nous voyons au nord, au midi, dans toutes les directions, les peuples grands et petits, puissants et faibles, améliorer l'organisation de leurs forces militaires ? N'avons-nous rien à prévoir, rien à faire en présence de périls qui grandissent sans cesse ? Convient-il de n'opposer que de vaines paroles, que de stériles protestations à ceux qui proclament, chaque jour et sous toutes les formes, que les petits Etats manifestent une tendance croissante à se faire absorber par les grands ? En présence d'une situation européenne profondément modifiée, n'avons-nous rien à modifier sur le sol belge ?
Voilà, messieurs, les questions graves, décisives, auxquelles nous avons à répondre ! Il ne s'agit pas, encore une fois, de déclarer si nous sommes les partisans ou les adversaires du militarisme. Nous n'avons pas à l'introduire, à le naturaliser chez nous : nous sommes, au contraire, réduits à la triste nécessité d'examiner quelles sont les barrières que nous devrons lui opposer, le jour où ses partisans essayeront de franchir nos frontières.
Je me propose de prouver, d'abord, que la seule manière sage et rationnelle de résoudre ces questions consiste à augmenter sérieusement les cadres de l'armée. Je prouverai ensuite que cette extension des cadres n'est pas incompatible avec les ressources du pays, avec les richesses et la population de la Belgique. Je me renfermerai toutefois, autant que possible, dans le cercle des considérations générales, en réservant, au besoin, les détails pour la discussion des articles de la loi.
J'aborde la première partie de ma thèse : la nécessité d'accroître nos forces militaires.
Qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, on trouve ici deux intérêts en présence : d'une part, l'intérêt général de l'Europe ; de l'autre, l'intérêt particulier de notre patrie.
Je parlerai d'abord de l'intérêt européen.
Assurément, messieurs, j'abuserais de votre patience, si j'allais vous énumérer les droits essentiels et les obligations correspondantes de la neutralité. Ce sont des choses que tous les hommes instruits connaissent, qui traînent dans tous les livres où l'on s'occupe du droit des gens, et qu'il est complètement inutile de rappeler à la tribune d'un parlement éclairé. Non, messieurs, je n'irai pas jusque-là ; je ne vous entretiendrai de l'intérêt européen, du droit européen, qu'au seul point de vue des conventions internationales qui portent la signature du Roi des Belges et qui ont été solennellement sanctionnées dans l'enceinte où j'ai l’honneur de vous parler.
Il se peut que, même à cette tribune, je provoque des protestation en disant que la Belgique est obligée, formellement obligée d'entretenir une armée bien organisée, sous peine de se placer eu dehors de prévisions des traités du 15 novembre 1831 et du 19 avril 1839, qui l'ont admise dans la grande famille des nations européennes.
Rien cependant n'est plus vrai, plus incontestable.
On se trompe étrangement quand on suppose que la Conférence de Londres, en proclamant, à l'unanimité de ses membres, l'indépendance et la neutralité perpétuelle de la Belgique, ne faisait qu'obéir aux sympathies que lui inspirait notre pays. Qu'on ouvre les vastes recueils des interminables protocoles dressés de 1831 à 1839 ; qu'on lise l'énorme correspondance diplomatique échangée, dans le même intervalle, entre les cabinets de Londres, de Paris et de Bruxelles, et l'on verra, à l’instant même, que c'est l'intérêt européen et non pas l'intérêt belge qu'on y invoque à toutes les pages. La Conférence, uniquement guidée par cet intérêt européen, voulait une Belgique indépendante et neutre ; mais la Belgique qu'elle voulait n'était pas un pays faible, impuissant et désarmé, un pays livré sans défense au premier de ses voisins qui jugerait à propos d'y faire entrer ses troupes. Ce qu’elle voulait, c'étai une Belgique indépendante et neutre, mais capable de défendre efficacement son indépendance et sa neutralité ; en d'autres termes, une Belgique disposant de forces suffisantes pour jouer utilement le rôle qu'on lui assignait dans la politique européenne.
Je pourrais citer bien des preuves, mais une seule suffira. Lorsque notre gouvernement, au lendemain de la révolution de Septembre, prit le parti de faire démolir quelques-unes des forteresses construites, après 1815, avec l'argent de l'Europe, le long de la frontière de France, la Conférence de Londres ne nous accorda pas cette autorisation d'une manière pure et simple. Elle y mit des conditions en rapport avec le rôle européen qu'elle avait assigné au nouveau royaume. Elle plaça dans la convention du 14 décembre 1831 un article portant que le roi des Belges s'obligeait à entretenir constamment en état de défense les forteresses dont la démolition ne serait pas jugée nécessaire. Elle décida même que, si les sommes que les puissances alliées avaient destinées, en 1815, aux forteresses de notre pays, n'étaient pas entièrement absorbées, le restant serait remis au roi des Belges pour servir à la défense de la Belgique.
Ce n'était donc pas une Belgique sans armée que voulait créer la Conférence de Londres ! Et la Conférence avait raison, mille fois raison. Elle avait raison, précisément parce que, malgré les limites étroites de notre territoire, nous sommes, en réalité, appelés à jouer un rôle européen.
En cas de guerre entre nos voisins du midi et ceux de l'est, nous couvrons de notre neutralité les frontières septentrionales de la France, et nous forçons les armées allemandes à prendre le chemin des Vosges et des défilés de l'Argonne. Dans les mêmes circonstances, nous rendons un service analogue aux Allemands, en empêchant les armées françaises de venir se poster, du jour au lendemain, sur les bords de la Meuse, à quelques lieues des rives du Rhin. En cas de guerre entre la France et l'Angleterre, nous enlevons à celle-ci la crainte que lui a toujours inspirée le port d'Anvers, et nous la dispensons de la surveillance de plusieurs lieues de côtes, depuis la Zélande jusqu'à Dunkerque. L'Angleterre, la France, l'Allemagne, et avec elles toutes les puissances européennes, sont ainsi intéressées, manifestement intéressées à la conservation de notre indépendance. Mais le seraient-elles encore, si nous réduisions nos forces militaires au point de ne pouvoir plus jouer le rôle européen qui nous appartient ? Le seraient-elles encore, si la neutralité belge, dépourvue de tous les moyens de se faire respecter, cessait d'être un fait pour devenir un mot ? Le seraient-elles si, guidés par un esprit d'économie mal entendu, nous prenions une attitude équivalant à dire : « Celui de nos voisins qui ordonnera à son armée de faire une promenade militaire sur notre territoire, celui-là sera notre maître ! »
Non, messieurs, la situation aurait totalement changé. Le jour où cette triste politique, cette politique étroite et mesquine aurait triomphé dans cette enceinte, l'Europe n'aurait plus aucun intérêt sérieux à l'existence d'une Belgique indépendante, Disons la vérité tout entière : ce (page 449) jour-là l'Angleterre elle-même nous verrait peut-être tomber sans regret, parce que nous nous serions montrés incapables, pour ne pas dire indignes, de remplir la mission européenne qui nous a été confiée.
Sans doute, les traités subsisteraient encore. Sans doute, l'indépendance et la neutralité de la Belgique continueraient à se trouver sous l'égide de la garantie collective des grandes puissances de l'Europe. Les traités du 15 novembre 1831 et du 19 avril 1839 n'auraient pas cessé de figurer dans le droit international. Il s'agit seulement de savoir quels éléments de sécurité ces traités nous fourniraient encore.
Messieurs, je ne veux pas médire des traités ; mais cependant, on voudrait en vain le nier, nous ne sommes plus au temps où les traités européens donnaient aux peuples faibles, sinon la sécurité absolue, au moins des garanties sérieuses pour la préservation de leur indépendance. Au midi des Alpes, des traités solennels plaçaient sous là protection de toutes les puissances européennes les trônes et les territoires du Saint-Père, du roi de Naples, des ducs de Toscane, de Parme et de Modène. Au delà du Rhin, d'autres traités solennels garantissaient l'indépendance et l'intégrité territoriale du Danemark, du Hanovre, du duché de Nassau, de la ville libre de Francfort. Qu'a-t-on fait de ces traités, qui tous étaient moins récents que ceux qui garantissent l'indépendance et la neutralité de la Belgique ? Qu'en a t-on fait ? On les a déchirés comme de viles défroques d'un autre âge, on les a foulés aux pieds, on en a jeté les lambeaux à tous les vents, et l'Europe monarchique a gardé le silence ! Bien plus, elle s'est empressée de reconnaître, de ratifier les faits accomplis, sans même en excepter les excès révolutionnaires de la politique italienne ! Nous serions bien imprudents, bien aveugles, messieurs ; nous donnerions au monde le spectacle d'une confiance puérile ; nous ne serions plus des hommes politiques, si, en présence de ces dangereux exemples, de ces convoitises immenses, de cet anéantissement progressif du droit des gens, nous allions nous croiser les bras et chercher paisiblement un abri derrière les traités du 15 novembre 1831 et du 19 avril 1839.
Respectons les traités, messieurs, et restons-y inébranlablement fidèles. Mais, en même temps, gardons-nous, gardons-nous soigneusement de ruiner nous-mêmes les fondements de notre indépendance, en enlevant aux traités tous les avantages que leur existence présente pour nos puissants voisins. Si quelques-uns de ceux qui président aujourd'hui aux destinées des peuples semblent oublier parfois le langage de la justice et du droit, ils comprennent de mieux en mieux le langage de l'intérêt. Ne touchons pas à cet intérêt ! Respectons-le et protégeons-le autant que nous le pouvons. Ne commettons pas la faute énorme, irréparable peut-être, de faire de la neutralité belge une vaine formule diplomatique, sans valeur pour l'Europe ! Or, c'est ce que nous ferions si nous allions, par un esprit d'économie mal entendu, refuser au gouvernement les crédits qui lui sont indispensables pour organiser convenablement la défense nationale.
J'arrive à l'intérêt exclusivement national, exclusivement belge.
Supposons que, sous le rapport de notre organisation militaire, nous soyons complètement affranchis de toute obligation internationale. Admettons que nous n'ayons à consulter que nos propres convenances, notre propre intérêt. Avec un peu d'attention, nous n'en viendrons pas moins aboutir à la nécessité de renforcer considérablement nos forces défensives.
Assurément une déclaration de neutralité est une chose très respectable. En droit, en morale, elle est, si vous le voulez, une chose sainte. Mais que vaut-elle, non en droit, mais en fait, non en théorie, mais en pratique, quand elle n'a pas derrière elle, pour se défendre et se faire respecter, une force armée capable d'inspirer des appréhensions aux parties belligérantes ?
L'histoire, messieurs, l'histoire de tous les siècles n'a que trop répondu à cette question essentielle !
Permettez-moi de citer un mémorable exemple.
Au mois d'avril 1796, il y eut, au sein du sénat de Venise, un débat politique offrant une grande analogie avec celui qui nous occupe en ce moment. Les troupes autrichiennes, conduites par Beaulieu, les troupes françaises, commandées par Bonaparte, s'avançaient vers les frontières de la république, et il s'agissait de savoir si, aux approches de l'orage, le gouvernement quatorze fois séculaire de Venise n'avait rien à faire pour défendre son indépendance et sa neutralité. Un homme énergique et clairvoyant, dont les Vénitiens prononcent encore aujourd'hui le nom avec une respectueuse reconnaissance, François Pesaro, fit ressortir les périls, les inévitables périls que devait entraîner une vaine et impuissante déclaration de neutralité, il arracha au sénat un décret ordonnant l'armement des places, l'armement de la flotte, la réorganisation de l'artillerie, l'appel des milices et l'accroissement de l'armée régulière jusqu'à concurrence de soixante mille hommes. L'exécution de ce décret, nous le savons aujourd'hui, eût sauvé l'indépendance et l'honneur de Venise. Mais, par malheur, il y avait alors à Venise des hommes qui s'élevaient énergiquement contre cet appel aux armes ; ils supputèrent, par sous et deniers, les dépenses que cette attitude énergique devait imposer aux contribuables ; ils parlèrent de manie militaire, comme on parle aujourd'hui de militarisme ; ils mirent en avant les droits imprescriptibles de la neutralité ; ils obtinrent l'assentiment des classes supérieures et moyennes ; bref, ils réussirent à faire révoquer le décret que la voix patriotique de Pesaro avait arraché au sénat décrépit de sa patrie. Vous savez, messieurs, ce qui en advint. Beaulieu traversa le territoire de la république, Bonaparte l'y suivit, et quand plus tard les hommes les plus illustres de Venise vinrent le supplier, à genoux, de respecter l'inviolabilité du territoire neutre, le général de vingt-huit ans leur répondit : « Qu'est-ce que la neutralité d'un pays désarmé ? Qu'est-ce qu'une neutralité qui ne sait pas se faire respecter ?» Le traité de Campo-Formio livra les Vénitiens à l'Autriche. Et lorsque le ministre de France à Venise, lui-même ému à l'aspect de cette immense infortune, prit en mains la défense de cette nationalité quatorze fois séculaire, Bonaparte lui répondit avec dédain : « Ce sont des lâches, je n'ai pas besoin d'eux. »
Voilà, messieurs, voilà les fruits, les fruits amers de la neutralité impuissante ! Venise voulait ménager l'argent et le sang des citoyens. Venise est devenue la proie de l'étranger, et elle n'a cessé de recevoir les ordres de Vienne que pour s'incliner devant de nouveaux ordres venant de Florence !
Ces tristes événements peuvent nous émouvoir, messieurs ; mais ils ne doivent pas nous étonner. Toujours et partout la neutralité impuissante, la neutralité incapable de se défendre a été une vaine et fragile barrière. Dans tous les pays et à toutes les époques, les conducteurs des armées ont franchi cette barrière, sans s'inquiéter du droit et des principes, chaque fois qu'il pouvait en résulter un avantage quelconque pour la suite des opérations militaires. Pour en avoir la preuve, nous ne devons pas même sortir des frontières de la Belgique.
Que firent, en 1672, les protestations du prince-évêque de Liège, Maximilien-Henri de Bavière, qui voulait, lui aussi, faire respecter la neutralité de son pays, pendant que l'armée de Louis XIV et celles des coalisés s'approchaient de la frontière. Les Liégeois se prévalurent de leur vieille affection pour la France ; ils rappelèrent les assurances de bienveillance et de protection qu'on leur avait tant de fois transmises de Paris, depuis le règne de Charles VIII ; ils mirent surtout en avant les droits incontestables de la neutralité. Mais Louis XIV leur répondit, comme Napoléon le fit, un siècle plus tard, au sénat de Venise : « La neutralité n'est chose sérieuse que quand on est assez fort pour la faire respecter soi-même. » Les Français, foulant avec mépris un sol sans défenseurs, saccagèrent et pillèrent Thuin, Saint-Trond, Tongres, Hasselt, Maeseyck et plusieurs autres villes de la principauté. Les Hollandais, les Allemands, les Espagnols arrivèrent à leur tour et se montrèrent tout aussi avides, tout aussi implacables que les Français. Pendant six années, le pays neutre souffrit toutes les spoliations et toutes les calamités de la guerre. Ses richesses furent anéanties, son territoire fut ravagé, et quand la paix de Nimègue vint enfin mettre un terme à tant de douleurs et d'humiliations, les habitants de la belle et riche principauté de Liège étaient en proie à toutes les horreurs de la famine ! Les envahisseurs, au contraire, partaient avec un abondant butin, et l'un deux, M. de Chevignac, qui avait passé l'hiver à Huy, écrivit dans ses mémoires les lignes suivantes, qu'il est utile de citer, ne fût-ce que pour montrer ce que coûte l'occupation momentanée d'une province : « Après avoir bien payé, dit-il, les 12,000 hommes dont on m'avait chargé, la cavalerie étant remise et bien équipée, tous les officiers à leur aise et très satisfaits, j'eus cent mille écus pour moi de reste, dix mille écus de vaisselle d'argent et un très gros équipage ! »
Non, messieurs, la neutralité ne préserve les nations que lorsqu'elle s'appuie sur une imposante force militaire. Ce que Louis XIV disait au dix-septième siècle, ce que Napoléon Ier répétait à la fin du dix-huitième, d'autres hommes d'Etat l'ont proclamé dans le siècle actuel. Nous n'avons pas même besoin de remonter très haut.
En 1840, quand les complications de la question d'Orient menacèrent l'Europe d'une guerre générale, le cabinet français, présidé par M. Thiers, fit avertir le Roi des Belges que, si la Belgique n'était pas en état de défendre sérieusement sa neutralité, la France se verrait obligée, à son (page 450) grand regret, de faire occuper notre territoire dès le début des hostilités. Plus récemment encore, en Angleterre, dans la séance de la chambre des communes du 8 juin 1855, un membre ayant proposé de sauver la Turquie en la déclarant perpétuellement neutre comme la Belgique, lord Palmerston, qui rendit tant de services à notre pays au sein de la Conférence de Londres, qui, bien mieux que le prince de Talleyrand, fit respecter nos droits et nos intérêts, lord Palmerston lui répondit : « Je sais que des traités obligatoires ont garanti la neutralité de la Belgique et de la Suisse, mais je ne suis guère disposé à attacher une grande importance à des garanties de cette espèce. L'histoire du monde montre clairement que, quand une guerre surgit et que l'une des parties belligérantes a intérêt à jeter son armée sur le territoire neutre, les déclarations de neutralité ne se font jamais respecter par elles-mêmes. » Paroles d'autant plus remarquables que lord Palmerston a été l'un des fondateurs de la neutralité belge !
Eh bien, messieurs, si telle est la vérité, si cette vérité est confirmée par l'histoire de tous les siècles, je vous demande, je demande à tous ceux qui aiment sincèrement leur patrie : Pouvons-nous nous contenter d'une neutralité faible et impuissante, d'une neutralité sans vigueur et sans force, quand une telle neutralité n'a jamais été respectée et qu'elle ne le sera probablement jamais ? Respectera-t-on aujourd'hui ce qu'on a toujours dédaigné, méprisé, foulé aux pieds, dans les âges précédents ? Respectera-t-on la barrière idéale du droit, à une époque où l'on voit des hommes d'Etat s'écrier, avec une rude franchise, jusque sur les marches du trône : « La force prime le droit ! »
Non, messieurs, nous ne nous sauverons pas à l'aide d'éloquents appels au droit international, nous ne nous sauverons pas davantage par la proclamation d'un programme de politique humanitaire. Si nous voulons échapper au péril, nous devons froidement envisager les faits, tels qu'ils sont, et prendre nos mesures en conséquence. Et ces faits, quels sont-ils, sans les affaiblir et sans les exagérer ? Je n'ai garde, messieurs, de calomnier les gouvernements voisins. Nous n'avons pas le droit de mettre en suspicion la loyauté, la franchise, la bienveillance même de l'empereur Napoléon et du puissant vainqueur de Sadowa. La Belgique et son Roi, je suis heureux de le dire, n'ont jamais eu à se plaindre de ces grands souverains. Récemment encore, ils ont donné à notre Famille royale des témoignages de confiance, de sympathie et d'affection dont la Belgique entière est et doit être profondément reconnaissante. Je ne leur suppose aucune pensée d'agression, aucune velléité de convoitise à l'égard de nos provinces. Je laisse de côté les intentions des souverains, et je n'ai pas à me prononcer sur la politique de leurs ministres. Je ne considère que les faits, j'étudie les leçons de l'histoire, et celle-ci m'apprend qu'il y a des situations, des coïncidences, des crises où les souverains les plus loyaux, les plus bienveillants pour leurs voisins peuvent être amenés à ne plus consulter que les intérêts militaires de leurs propres sujets ; et je puis dire, me semble-t-il, sans manquer à la prudence et sans blesser personne, que nous devons, en ce qui nous concerne, prévenir et écarter, autant qu'il dépend de nous, ces situations périlleuses.
Supposons, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'une guerre éclate entre l'Allemagne et la France.
L'Allemagne aurait-elle dans cette hypothèse, car ce n'est qu'une hypothèse, l'Allemagne aurait-elle, oui ou non, un intérêt puissant à pousser ses armées vers la France par les plaines de la Belgique, plaines ouvertes, riches, sillonnées de routes, de chemins de fer, de voies de communication de toute espèce ? La France, de son côté, dans un mouvement agressif vers l'Allemagne aurait-elle, oui ou non, un puissant intérêt à pouvoir prendre le chemin du Luxembourg et de la Belgique, plutôt que celui du cercle du Rhin, du pont de Kehl et du grand-duché de Bade ? A ces deux questions, tout homme de bon sens répondra affirmativement.
Et que ferait alors l'Allemagne ? Que ferait la France ? Dans quelle position se trouveraient-elles à notre égard ?
Un honorable général l'a dit au sein de la grande commission militaire, et ses paroles n'y ont rencontré aucune protestation, aucune contradiction. Il a dit : « Si le pays est ouvert, son occupation, la plus prompte possible, deviendra une obligation, un devoir militaire de premier ordre pour les puissances belligérantes. » lI ajouta : « Et la Belgique deviendra fatalement le théâtre de la guerre ! » Plus loin, il dit encore :
Hélas ! messieurs, ces phrases peuvent vous paraître dures, mais elles expriment, avec une incontestable sincérité, l'état réel des choses. Oui, si nos provinces ne sont pas sérieusement protégées, si nous n'avons pas une force suffisante peur jeter une barrière respectable entre les parties belligérantes, il y aura très probablement, pour l'Allemagne et pour la France, une nécessité militaire de nous envahir le plus promptement possible. Ni l'une ni l'autre ne pourraient s'avancer avec sécurité vers le centre du pays ennemi.
Croyez-vous que la France, envahissant péniblement l'Allemagne par ses Etats méridionaux, rencontrant à chaque pas d'innombrables obstacles accumulés par la nature et par l'art, croyez-vous que la France ne songerait pas, avec une légitime inquiétude, aux cinquante lieues de territoire uni et fertile, laissé ouvert et dégarni sur le flanc gauche de son armée ? Croyez-vous que ce soit sans dessein et sans réflexion que, dans l'une des dernières séances du corps législatif de France, un illustre maréchal a dit que, le jour même où la guerre deviendrait imminente, son pays serait obligé de jeter une garnison imposante dans la place de Lille ? Croyez-vous, d'autre part, que l'Allemagne, s'avançant laborieusement vers les forteresses de la Champagne, de l'Alsace et de la Lorraine, ne se préoccuperait pas, de son coté, des immenses avantages stratégiques que présenterait, pour la France, une invasion de la Belgique, devenant le prélude d'une invasion des provinces rhénanes ? Croyez-vous qu'il n'y aurait pas alors, des deux cotés du Rhin, des publicistes, des généraux, des hommes d'Etat, qui se souviendraient des doctrines de Vattel, du baron de Martens, de Reyneval et de tant d'autres, doctrines suivant lesquelles les belligérants, quand la sécurité de leurs armées l'exige, ont le droit d'envahir le territoire neutre, de s'y établir, d'y vivre, d'y faire toutes les réquisitions que réclame l'entretien de leurs forces militaires ?
Et ce n'est pas tout ! Je dois signaler un péril plus grand encore ; car c'est l'heure de dire la vérité, de la dire prudemment, si vous le voulez, mais de la dire tout entière.
Prenez, messieurs, une carte convenablement dressée. Examinez les aspérités du sol, étudiez la direction des vallées et des chemins de fer, observez l'emplacement des forteresses, suivez le cours des rivières, et, tout en étant étrangers aux études militaires, vous verrez, à ne pas pouvoir douter, que la route la plus favorable, la plus commode, pour une grande armée allemande prenant l'offensive contre la France, c'est incontestablement la Belgique et le Luxembourg.
Eh bien, si cette route demeure, comme aujourd'hui, dépourvue de tout obstacle sérieux ; si nous n'y plaçons pas une défense assez imposante pour faire réfléchir ceux qui voudraient s'y engager ; si, ainsi que le disaient un grand nombre d'entre nous, la Belgique se contente, comme Venise, d'une vaine et impuissante déclaration de neutralité, il y aura, messieurs, n'en doutez pas, il y aura des moments où la tentation deviendra bien forte et, peut-être, irrésistible du côté de l'Allemagne.
Déjà même les militaires prussiens ne s'en cachent pas ; c'est à peine s'ils daignent encore s'exprimer avec une certaine réserve diplomatique. Il y a quelques semaines, un anonyme, que je crois être un général célèbre, a publié dans un recueil militaire de Berlin, les Militarische Blatter, un remarquable article sur lequel j'appelle toute l'attention de la Chambre. Il y discute de quelle manière, la neutralité belge étant admise, une grande armée allemande devrait se conduire dans une guerre offensive contre la France. Il examine et discute successivement les divers chemins qu'on pourrait prendre, et il démontre que, par suite de la neutralité belge, le système le plus favorable consisterait à partir de Luxembourg pour se jeter dans la Champagne. Or, après avoir justifié cette opinion, il écrit les lignes significatives qui suivent : « Ce chemin, auquel, après celui de la Belgique, nous attachons la plus grande importance, nous est fermé par la neutralisation du Luxembourg. Le théâtre de la guerre se trouve donc circonscrit entre la Moselle et la Sarre, et il pourrait arriver qu'ici les deux parties, occupant chacune une très forte position, se trouvassent l'une et l'autre dépourvues de chances favorables pour prendre l'offensive. Mais si, après cela, l'une des deux armées, poussée par le vif désir d'obtenir des résultats rapides, se trouvera en état de respecter, à tous égards, la neutralité du grand-duché de Luxembourg, c'est là une question que nous pouvons difficilement résoudre d'une manière affirmative, et qui trouvera peut-être sa solution dans la pratique, la théorie ne pouvant émettre ici que des conjectures ! »
Quiconque, messieurs, sait lire entre les lignes comprend ce que cela veut dire, et je n'ai pas besoin d'y insister ! Or, si le seul respect du droit ne fera pas reculer ceux qui se trouveront aux limites du (page 451) Luxembourg, pourquoi ce même respect du droit ferait-il reculer ceux qui se trouveront aux limites de la Belgique ? On ne dit pas, il est vrai, ce qu’on fera à l'égard de notre pays ; on montre pour nous un peu plus de réserve : on se contente de nous le laisser deviner ; mais, en tout cas, il nous suffit de savoir qu'aux yeux de messieurs les généraux prussiens, une question de neutralité est un problème purement théorique, qui trouve facilement sa solution en cas de besoin.
Ne nous laissons donc pas aller à de vaines et décevantes illusions. Que l'histoire, la douloureuse histoire de notre passé nous serve de lumière et de guide dans l'appréciation des périls du présent ! Oui, n'en doutons pas : si nous ne sommes que faiblement armés, c'est chez nous, c’est sur notre sol, c'est dans nos plaines si souvent arrosées de sang humain, que les plus formidables armées des temps modernes viendront encore une fois se heurter. La Belgique sera de nouveau le champ de bataille de l'Europe ; et je recommande aux partisans d'économies à tout prix de ne pas perdre cette perspective de vue !
Il dépend de nous, messieurs, il dépend de nous, autant que les événements dépendent des résolutions des hommes, de prévenir cet épouvantable malheur, cette profonde, ruineuse et, peut-être, irrémédiable humiliation. Il suffit de rendre notre armée assez forte, assez respectable, pour nous permettre de dire à la France, à l'Allemagne, à l'Angleterre, à l'Europe entière : « Nous avons rempli notre devoir ; nous avons pleinement, dignement accompli la mission européenne que vous nous avez assignée en 1831 et en 1839 ! L'envahisseur, quel qu'il soit, trouvera sur ses flancs une armée de plus de 100,000 hommes, appuyée sur une forteresse de premier ordre. »
Soyez bien persuadés, messieurs, que si ce langage peut être sérieusement tenu, nous aurons la presque certitude de ne pas être envahis.
Mais sommes-nous aujourd'hui en mesure de tenir ce langage ?
Je n'hésite pas à répondre : Non !
J'estime le courage et le dévouement de notre brave armée. Je sais qu'elle renferme, surtout pour les armes spéciales, une foule d'officiers d'élite qui figureraient avec honneur, avec éclat, dans les armées les plus instruites et les plus nombreuses de l'Europe. Je sais aussi que, dans les dernières années, l'armement de l'artillerie et celui de l'infanterie ont-été considérablement améliorés. Mais tout cela ne suffit pas ! Ceux qui en doutent n'ont qu'à lire, comme je l'ai fait, le remarquable volume qui renferme les délibérations de la grande commission militaire.
Il faut, de toute nécessité, réorganiser l'état-major, augmenter les forces de l'artillerie, de l'infanterie et du génie ; il faut modifier l'organisation tout entière de l'armée, pour la rendre plus compacte, plus solide, mieux instruite et plus facilement mobilisable ; il faut, sous peine de sacrifier inutilement notre temps et nos finances, créer, autre part que sur le papier, une réserve convenablement exercée et pouvant se placer à côté de l'armée active, du jour au lendemain ; il faut, enfin, faire de la garde civique une institution sérieuse, respectée et pouvant efficacement concourir à la défense du sol national. Alors, mais alors seulement, vous pourrez dire à l'Europe : « Nous sommes en état de défendre nos provinces ; nous sommes en mesure de jouer le rôle européen qui nous a été départi ! »
Et qu'on ne m'objecte pas que la Belgique, malgré tous ses armements, ne pourra jamais songer à lutter contre un million de soldats étrangers.
Cette objection n'est pas sérieuse.
Depuis quelque temps, ou parle beaucoup de ces millions de combattants. Je crois ce chiffre immensément exagéré. Entre un million de soldats sur les contrôles de l'armée et un million de soldats .présents sur le champ de bataille, la différence est grande. Il faut décompter les dépôts des corps, les postes intermédiaires, les malades, les condamnés, les déserteurs, les traînards, les prisonniers de guerre, et toutes ces catégories réunies donnent un chiffre considérable. En 1815, l'armée active de la France se composait de 288,000 hommes, et cependant Napoléon, malgré son génie, son expérience et sa prodigieuse activité, ne parvint à jeter que 124,000 hommes dans les Pays-Bas.
Mais allons plus loin ; supposons que, dans le conflit que je redoute, on puisse même, d'un seul côté, mettre un million de combattants en ligun. Evidemment, dans cette hypothèse, qui est celle d'un conflit européen, il y aura des alliances de part et d'autre ; le million de soldats devra faire face de plusieurs côtés à la fois, et une partie seulement pourra venir violer notre neutralité. Or, cette partie marchant, soit vers la France, soit vers l'Allemagne, devra, d'une part, garnir sa base d'opérations, de l'autre, laisser de ville eu ville des garnisons convenables pour maintenir les communications entre la base d'opérations et l'armée en marche. Supposez maintenant que toutes ces garnisons intermédiaires, placées de ville en ville, de canton en canton, de village en village peut-être, aient sur leurs flancs une armée hostile de 100,000 hommes, appuyés sur une forteresse de premier ordre, de combien de milliers de soldats chacune de ces nombreuses garnisons intermédiaires ne devrait-elle pas être composée ? Ce serait, à part toute autre considération, une perte de cent mille combattants au moins, et soyons bien convaincus qu'une grande puissance, quelque forte qu'on veuille la supposer, y regarderait à deux fois avant de se mettre dans ces détestables conditions. Elle y regarderait avec d'autant plus de soin que nous-mêmes nous aurions nécessairement des alliés, par le fait même de notre résistance aux envahisseurs qui se présenteraient les premiers en deçà de nos frontières. Attaqués par l'Allemagne, nous deviendrions les alliés de la France ; attaqués par la France, nous serions forcément les alliés de l'Allemagne. Notre neutralité cesserait, en effet, en droit aussi bien qu'en fait, le jour où les grandes puissances viendraient elles-mêmes déchirer sur notre sol le protocole final de la conférence de Londres.
Oui, nous aurions des alliés ; oui, les secours viendraient, ils viendraient probablement de plusieurs côtés à la fois ; et, dans toutes les hypothèses possibles, sans en excepter la moins favorable, nous serions en mesure de les attendre. Si, malgré toutes les précautions prises par le gouvernement ; si, malgré le courage de l'armée et de ses chefs, nous étions obligés de nous réfugier dans le camp retranché d'Anvers, nous trouverions dans cette place un asile assuré, pour attendre les événements ultérieurs, et nous les attendrions à l'ombre du drapeau de Septembre.
Mais ici j'ai une remarque essentielle à présenter.
Il ne suffit pas que le gouvernement manifeste l'intention de compléter les fortifications d'Anvers, à l'aide de deux forts et d'un fossé défensif sur la rive gauche de l'Escaut. Il est nécessaire, urgent, indispensable, qu'il mette immédiatement la main à l'œuvre, et ici je suis en désaccord avec l'honorable ministre des finances.
Grâce aux redoutables perfectionnements que l'artillerie a subis dans les dernières années, il est aujourd'hui possible d'opérer un bombardement avec autant de facilité que de précision, à une distance de cinq à six mille mètres. Pas un homme de guerre ne songera à révoquer mes observations en doute. Or, les inondations sur la rive gauche de l'Escaut pouvant s'étendre, tout au plus, à une distance de quatre mille mètres, il en résulte que, si les choses restaient dans l'état où elles se trouvent, Anvers serait exposé, dès le premier jour du siège, à toutes les horreurs d'un inévitable bombardement. Notre métropole commerciale, dès la première heure, verrait incendier ses entrepôts, ses magasins, ses monuments, ses œuvres d'art, ses bâtiments publics et privés, toutes ses richesses et toutes ses gloires.
Je me souviens d'avoir entendu l'un des ministres dire à un honorable député d'Anvers : « Aussitôt que la paix sera sérieusement menacée, nous ferons élever des travaux de campagne sur la rive gauche de l'Escaut. » Je crois même qu'il ajouta : « Nous agirons alors comme les Russes à Sébastopol. »
Aujourd'hui, messieurs, on ne peut plus se contenter de cette réponse. Avec les changements mémorables que les chemins de fer ont fait subir à l'art de la guerre ; avec le système d'invasions rapides, d'attaques soudaines, dont nous avons vu plus d'un saisissant exemple en 1866, dont nous avons vu de nouveaux exemples, en 1867, à Montana et à Monte-Rotondo ; avec ce système d'attaques soudaines, dis-je, on ne doit plus songer à élever à la hâte des ouvrages de campagne offrant un caractère tant soit peu sérieux. Les fossés ne seraient pas encore creusés, la terre serait à peine remuée, quand l'ennemi viendrait briser la pioche aux mains de nos travailleurs.
Si nous tenons à ne pas nous laisser surprendre, nous devons mettre la main à l'œuvre, bien longtemps avant le jour de la déclaration de guerre. Nous ne saurions trop, messieurs, vous rappeler les mémorables paroles par lesquelles débute le rapport de la dernière commission militaire instituée en Angleterre. « Des événements récents, dit ce rapport, nous ont prouvé qu'à l'avenir nous ne pourrons plus compter sur Je temps. Malheur à la nation qui ne se trouvera pas toujours prête à se défendre contre toutes les éventualités ! »
C'est une incontestable vérité qu'un écrivain militaire prussien a naguère exprimée plus énergiquement encore, en disant : « En fait de guerre, les jours valent aujourd'hui ce que les mois valaient jadis. »
Je crois, messieurs, avoir suffisamment justifié la première partie de ma thèse : la nécessité de la réorganisation et du développement de nos forces militaires. Je passe donc à la seconde, celle où je dois (page 452) examiner si les sacrifices qu'on nous demande sont compatibles avec les ressources du pays, avec les richesses et la population de la Belgique.
Assurément, messieurs, une armée bien organisée exige des sacrifices considérables, des sacrifices immenses. Ah ! je le sais bien, quand on se place au point de vue exclusif de nos finances, les dépenses militaires sont profondément regrettables !
Que de routes, de canaux, de chemins de fer, d'améliorations de toute nature ne pourrions-nous pas exécuter, en prélevant chaque année une vingtaine de millions sur le budget de la guerre ? Que de sources de richesses ne pourrions-nous pas faire jaillir de notre sol ! que d'éléments de prospérité, de moralisation et de bonheur ne pourrions-nous pas mettre à la portée de nos populations, si nous étions débarrassés de notre appareil militaire, si nous n'avions à payer que deux ou trois régiments de gendarmes, secondés par quelques légions de garde civique ! Oui, ces dépenses sont regrettables ; elles le sont surtout au moment actuel, où nos finances se trouvent dans une situation peu brillante, où une crise intense pèse si lourdement sur les classes laborieuses. Je connais aussi, messieurs, je connais tout ce qu'il y a de cruel pour les familles, de nuisible pour l'industrie et le commerce, de déplorable pour l'agriculture, dans le fait d'arracher chaque année des milliers d'hommes robustes à leurs occupations ordinaires. Je sais tout cela ; mais la question est ailleurs !
Pour les nations, messieurs, comme pour les individus, le premier des droits, comme le premier des devoirs, c'est de sauvegarder leur existence et leur honneur. Avant d'embellir sa demeure, avant d'améliorer son patrimoine, l'homme est obligé de pourvoir aux nécessités de la vie. Il en est de même pour les peuples ! Pour eux, le premier des besoins, le premier des biens, le bien suprême, c'est l'honneur national, c'est l'autonomie, c'est l'indépendance ! Si des sacrifices sont nécessaires, indispensables, pour sauvegarder l'indépendance nationale, l'honneur national, il n'y a ni à hésiter, ni à marchander.
Eh bien, messieurs, c'est la position dans laquelle nous nous trouvons en ce moment. Peu importent nos regrets et nos répugnances, nous devons voter les dépenses militaires, parce qu'elles sont une nécessité, parce qu'elles sont indispensables pour préserver la dignité, l'honneur, l'indépendance, la vie du pays ! Si le gouvernement se fût abstenu de venir réclamer notre concours, s'il avait laissé l'armée dans l'état d'insuffisance où elle végète aujourd'hui, il eût mérité une mise en accusation !
Dans de telles circonstances, la seule objection sérieuse qu'on pourrait m'opposer serait celle de l'impossibilité à peu près absolue d'imposer aux populations de nouvelles charges militaires.
Eh bien, je n'hésite pas à le dire, et j'accepte toute l'impopularité que me vaudront mes paroles : cette impossibilité n'existe pas en Belgique. Elle n'y existe, ni sous le rapport du nombre d'hommes à fournir, ni sous le rapport des sommes qu'il faudra consacrer à leur armement et à leur entretien.
La commission mixte de 1851 avait fixé l'effectif général de l'armée régulière à 100,000 hommes. On conserve le même nombre en 1868, et cependant, depuis cette époque, la population s'est accrue de 600,000 âmes.
Assurément, il n'y a ici aucune trace d'exagération.
On porte, il est vrai, le contingent annuel à 12,000 hommes. C'est un grand sacrifice, je l'avoue ; mais on ne doit pas oublier que ce chiffre est, toute proportion gardée, considérablement inférieur à celui qu'on réclame dans les autres pays. Dans l'Allemagne du Nord, la classe tout entière est engagée pour sept ans : trois ans dans l'armée active, quatre ans dans la réserve, et elle entre alors dans la landwehr jusqu'à l'âge de trente-neuf ans. En Autriche, suivant le dernier état de la législation, c'est également la classe tout entière qu'on appelle à servir pendant six ans, trois dans l'armée active et trois dans la réserve, et elle passe ensuite dans la réserve du deuxième ban. Un système analogue existe en Italie, et je n'ai pas besoin de vous citer la France. En Hollande même, où les finances ont toujours été si sagement, si sévèrement ménagées, en Hollande le dernier projet de loi sur l'organisation de l'armée, porte le contingent annuel à 14,000 hommes, ce qui ferait plus de 20,000 hommes pour la Belgique Or, on ne nous en demande que 12,000, dont 1,000 ne serviront que pendant sept mois, tandis que, pour tous les autres, si la Chambre accueille les propositions de la section centrale, la durée du service sera réduite d'un cinquième.
De 1833 à 1839, quand nous n'étions menacés que par l'armée hollandaise, lorsque nous avions la certitude de ne pas nous trouver, même momentanément, en face de l'une, des grandes armées européennes, nous avons mis sur pied jusqu'à 120,000 hommes. Et cependant, la population de la Belgique, qui dépasse aujourd'hui cinq millions, n'atteignait pas alors le chiffre de quatre millions d'habitants. Sur cette base, un effectif de 120,000 hommes en 1833, correspond à plus de 150,000 hommes au moment actuel ! Évidemment, une armée de 100,000 hommes n'est pas pour nous, en 1868, un fardeau impossible à porter.
J'ai dit que l'impossibilité d'organiser une armée convenable n'existe pas davantage sous le rapport des ressources financières du pays.
Pour en fournir la preuve, il me suffira de lire un passage de la brochure récemment publiée par un ancien membre du Congrès national, où l'auteur s'occupe des dépenses militaires faites en Europe avant la dernière guerre d'Allemagne, c'est-à-dire, à une époque normale. « En France, dit M. Devaux, le budget militaire (de 1866) s'élevait à 588,729,942 fr. ; en Prusse, à 176,498,200 ; en Hollande, à 46,235,177... Ainsi donc, suivant la proportion des populations respectives, la Belgique, si elle avait été prussienne, aurait, dès 1866, payé 45 millions ; ... hollandaise, ses charges militaires n'auraient pas été moindres de 65 millions ; française, elle aurait eu à supporter une dépense de 78 millions ! »
En présence de ces chiffres, messieurs, quel est l'homme qui pourrait raisonnablement prétendre que nous sommes incapables de payer un million de plus ? Car, si la Chambre adopte les propositions de la section centrale, il ne s'agira pas même d'un million.
Notre dette, il est vrai, monte à un chiffre assez élevé ; mais il ne faut pas oublier qu'une notable partie de cette dette se trouve compensée par des travaux essentiellement productifs, par des chemins de fer, des routes, des voies navigables, des améliorations de toute nature. Quelle somme immense ne faudrait-il pas déduire du chiffre total, en tenant compte de la seule valeur du chemin de fer de l'Etat ? D'autre part, nos ressources ont aussi suivi une marche ascendante, bien plus rapide que les intérêts de la dette. De 1855 à 1868, le budget des voies et moyens s'est élevé de 128 à 160 millions, c'est-à-dire qu'il s'est accru de 41 millions en treize ans. Suivant toutes les probabilités, nous ne serons pas même obligés de créer de nouvelles sources de revenus ; car nos recettes, momentanément arrêtées dans leur développement, ne tarderont pas à reprendre leur mouvement ascendant, quand la politique européenne, dans un avenir peut-être prochain, sera rentrée dans ses voies normales. Songez d'ailleurs, messieurs, songez aux pertes incalculables qu'une occupation, même de deux ou trois semaines, imposerait au pays. Songez aux dévastations, aux réquisitions, aux souffrances, aux dommages peut-être irréparables que nous devrions subir, si la Belgique devenait encore une fois le champ de bataille des nations européennes ! Pour toutes nos populations, les dépenses militaires sont, en réalité, une prime d'assurance judicieusement et utilement placée.
C'est ici surtout qu'il faut se rappeler le vieux proverbe : « Qui dépense utilement s'enrichit. » En 1860, à la suite des défaites de Magenta et de Solferino, les chambres autrichiennes exigèrent, elles aussi, des économies radicales, tellement radicales qu'elles désorganisèrent, qu'elles détruisirent la force réelle de l'armée autrichienne. Quel est le bénéfice que l'Autriche en a retiré ? Vous le savez : L'Autriche a été forcée de dépenser des sommes cent fois plus considérables en 1866 ; elle a vu son territoire envahi, dévasté, épuisé par les réquisitions prussiennes, elle a vu sa gloire militaire ternie, son honneur national compromis, et tout cela pour aboutir au désastre de Sadowa ! La Prusse aussi, à une autre époque, a fait cette triste expérience. Au commencement de ce siècle, elle abandonna momentanément les traditions militaires du grand Frédéric ; elle réduisit considérablement son état militaire. Qu'y gagna-t-elle ? Le désastre d'Iéna, l'occupation prolongée de sa capitale, le démembrement et la dévastation de son territoire ! Et nous-mêmes, quels fruits avons-nous retirés de la parcimonie excessive avec laquelle le Congrès national vota constamment les dépenses militaires ? Nous y avons gagné la triste campagne de 1831, c'est-à-dire l'une des pages les plus déplorables, les plus humiliantes de notre histoire.
Je vais finir, car je n'ai déjà que trop abusé de l'indulgente attention de la Chambre.
Il existe, messieurs, un pays auquel les traités européens ont assigné, comme au nôtre, une position de neutralité perpétuelle ; c'est la Suisse. Ce pays possède, au point de vue de sa défense nationale, une position admirable et vraiment digne d'envie. Des montagnes, des défilés, des torrents, des lacs, des forêts, des rochers, mille autres obstacles naturels rendent sa défense tellement facile que, dans plusieurs de ses (page 453) cantons, quelques centaines d'hommes déterminés peuvent arrêter la marche d'une armée nombreuse. Que fait cependant ce pays, que font ses représentants ? Disent-ils qu'une déclaration de neutralité, même garantie par l'Europe, suffît pour mettre l'indépendance et l'honneur de la patrie à l'abri de tous les orages ? Non, messieurs, malgré son admirable position géographique, malgré ses lacs, ses montagnes et ses torrents, la Suisse arme toute sa population valide. Les exercices militaires attendent l'enfant au sortir de l'école, et il ne déposera la carabine qu'à l'heure où. Il touchera au seuil de la vieillesse. Pas un citoyen suisse ne comprendrait l'orateur qui viendrait dire, à la tribune, qu'un pays neutre est d'autant plus fort qu'il est moins armé. Les Suisses sont beaucoup plus sages. A côté du droit, ils ont placé la force. Imitons leur exemple ! Ils ont adopté l'organisation militaire qui convient à un pays de défilés étroits et de montagnes souvent infranchissables. Adoptons, à notre tour, l’organisation plus savante, plus solide et plus compacte qui convient à un pays de plaines, Un dernier mot.
Le vote que nous allons émettre aura un retentissement immense. L'Europe a les yeux fixés sur nous ; elle se demande si les Belges, au milieu des luttes qui s'annoncent, sauront énergiquement défendre leur indépendance et leur neutralité. Elle se souvient des acclamations enthousiastes qui, depuis la capitale jusqu'au dernier des hameaux, saluèrent l’avènement du Roi, et elle attend la résolution que nous allons prendre pour savoir si les actes sont d'accord avec les paroles. Ne perdons pas, messieurs, cette occasion solennelle d'affirmer encore une fois notre volonté ferme et inébranlable de rester indépendants et libres. Disons à l'Europe que nous ne voulons pas seulement vivre de la tolérance de ceux qui nous entourent. Disons-lui que l'envahisseur, quel qu'il soit, qui voudra franchir nos frontières, se trouvera en présence d'une armée courageuse et forte, en présence de tout un peuple résolu à épuiser ses dernières ressources avant de laisser ternir l'honneur de son drapeau, avant de subir le joug de l'étranger !
M. Julliot. - Messieurs, qui n'entend qu'une cloche, n'entend qu'un son. Vous venez d'écouter l'orateur le plus cloquent du Limbourg. Je dois parler après lui. C'est fâcheux et même douloureux ; aussi intimidé et mal assuré comme à bon droit je le suis, j'invoque l'indulgence de la Chambre.
Il n'y aura du reste rien de personnel dans ce que je vais dire, car je proteste d'avance de mon innocence.
Messieurs, quand je considère qu'il est difficile de trouver trois de nos généraux du même avis dans la question militaire, nous pouvons nous méfier de nous et ne pas nous exposer à faire de la haute fantaisie stratégique, puisée dans notre imagination.
Mais la question militaire n'est pas tout dans le pays. Les destinées d'un peuple dépendent moins de son armée que du sentiment public et de son affection pour ses institutions et son gouvernement, comme l’ont prouvé la Belgique de 1830 et Naples avec son armée de 60,000. hommes en 1864.
C'est donc l'opinion qui gouverne, je dirai donc quelques mots du côté philosophique et social de ces projets de loi.
Mou honorable collègue et ami M. Thonissen vient de vous faire un discours des plus belliqueux en parlant de tout ce qui se passe autour de nous.
Mon ami nous dit que nous devons le blâmer, mais l'imiter ; je ne suis pas de cet avis, car c'est faire de l'homéopathie militaire.
L'honorable membre a fait un discours élevé ; il nous a fait de l'histoire et nous a montré des exemples qui doivent nous déterminer à ne pas nous arrêter dans la voie militaire.
Mais quand l'honorable membre a fait de la tactique militaire, l'oreille civile a percé et on pouvait reconnaître que ce n'était pas un militaire qui parlait, car en invoquant Venise, cette république n'avait pas un budget de 36 millions, elle n'avait ni hommes ni argent et était à la disposition du premier venu.
Messieurs, personne en Belgique ne doute du profond savoir de mon honorable ami.
Mais je n'admets pas que l'honorable membre, ayant comme moi horreur du sang répandu, ait pu étudier avec goût et fruit l'art de la guerre, qui n'est autre que l'art de faire passer par les armes une foule d'hommes parfaitement innocents de tout méfait quelconque.
Comme chrétiens, nous devons abhorrer cette boucherie humaine qu'on appelle la guerre perfectionnée qui, la plupart du temps, est faite pour maintenir la domination d'un seul homme ou quelque chose d'analogue.
J'appelle donc, de tous mes vœux, le retour de cet usage d'un autre temps, où les rois devaient terminer personnellement leur querelle en champ clos.
Alors la guerre serait rare, parce que les courtisans en faveur sauraient la prévenir ou la détourner.
Aujourd'hui, une seule guerre détruit plus d'hommes que dix années d'épidémie, avec cette différence que la première destruction provient de l'abrutissement des hommes et que la seconde est indépendante de notre volonté.
Qu'on massacre 10,000 hommes sur un champ de bataille, quand les morts sont enterrés, c'est oublié, comme toutes les misères qui sont à la suite, on n'en parle plus.
Mais, que la justice commette une légère erreur, qu'elle prenne un semi-coquin pour un coquin et qu'on l'emprisonne, oh ! alors tous les criminalistes seront en émoi et on écrira des volumes là-dessus.
Ce qui prouve l'aberration de l'esprit humain, même des savants en fait de philosophie humanitaire et sociale.
Or, messieurs les moralistes, écrivez des livres contre la guerre et ne vous échinez pas sur des niaiseries, ou n'écrivez pas des volumes pour un mort coupable quand vous restez muets en présence de dix mille cadavres innocents.
D'ailleurs, il est impossible que l'Europe maintienne l'état militaire qu'elle a.
On dirait vraiment que tous les peuples aient juré de s'exterminer les uns les autres.
II y a en ce moment cinq millions d'hommes armés et des milliards journellement dépensés et dans quel but avouable ?
Ce système de la paix armée, qu'on vous préconise, c'est la servitude, le travail paralysé, la confiance disparue, les capitaux détruits, l'atelier et la ferme déserts, enfin l'inquiétude et la misère partout.
Ce n'est plus la raison qui gouverne, c'est la folie.
Aussi, si ce sont là les bienfaits des monarchies, les peuples s'en dégoûteront et les extravagances militaires créent plus de républicains que tous les livres et les journaux ne sauraient le faire ensemble.
Comme partisan bien résolu de la monarchie, comme conservateur, je déplore cet état de choses, car il faut être aveugle pour ne pas voir que par là les têtes couronnées se démolissent elles-mêmes.
Je dis donc de deux choses l'une :
Ou nous aurons la guerre endéans l'année et alors vos fortifications et même votre organisation arriveront trop tard ;
Ou bien, Vous aurez forcément le désarmement général dont l'Autriche déjà emboîte le pas, et alors à quoi bon épuiser les ressources du travail qui est la vie du peuple ?
Je dis désarmement général parce que je prévois et espère que le souverain personnellement le plus puissant de l'Europe imposera cette tâche aux autres puissances.
Cette action dépasserait en éclat les années les plus glorieuses de son règne, et le monde entier le bénirait.
Messieurs, les projets de loi en discussion ont une importance majeure pour les familles belges, menacées de fournir un cinquième en plus à la servitude militaire, indépendamment de la garde mobile qui sera de 30,000 hommes, c'est-à-dire que dans des cas donnés nous aurons 50,000 hommes armés en plus.
Je conviens qu'un des éléments les plus utiles à la société, c'est la division du travail, alors que chacun y fait son métier.
Je veux donc une armée permanente appropriée à notre position géographique, économique et internationale, et à ce dernier point de vue, nous jouissons d'un avantage que d'autres n'ont pas, à savoir : la neutralité garantie par les cinq plus grandes puissances de l'Europe. Ce qui me paraît devoir compter pour quelque chose dans notre bilan militaire.
J'avoue, du reste, que je ne connais pas le moyen de maintenir une armée permanente appropriée à nos besoins sans le secours du tirage au sort.
Mais quel doit en être le chiffre ?
Quel contingent faut-il appeler ?
Et quel doit en être le temps de service ?
Voilà où la difficulté commence, et je me demande si, au moment où des voix nombreuses s'élèvent pour réclamer l'abolition de la conscription, difficile à accorder, selon moi, il est politique d'aggraver, sous ce rapport, si considérablement le sort des familles ? Je ne le pense pas.
Je me demande donc : Faut-il une armée proportionnée à celles des grandes puissances conquérantes qui règlent les destinées de l'Europe, (page 545) quand elles ne vont pas au delà, et qui sont vivement contestées par les populations en France même, ou nous faut-il une armée défensive, en tenant compte de la garantie de ces puissances, dont l'une ne pourrait nous molester sans avoir les autres à dos ?
On me dira : Il faut vous en rapporter à l'avis des hommes compétents. Oui, mais nous avons tant d'avis divers à cet égard, qu'on est embarrassé du choix.
Selon moi, notre armée ne pourra pas s'éloigner du camp d'Anvers, et alors ce ne sont pas 20,000 hommes de plus qui décideront de notre sort.
Car les membres militaires de la grande commission sont d'avis qu'avec moins de 200,000 hommes on ne peut sérieusement défendre la Belgique.
Le gouvernement, de son côté, nous offre la même sécurité avec 130,000 hommes.
Et le baron Chazal, ministre de la guerre dont le talent n'est pas contesté, nous donnait la même garantie par l'organisation actuelle, et le grand nombre pense que l'organisation qui nous a sauvegardés jusqu'à ce jour, suffit encore puisque notre position internationale est restée la même.
Cette opinion s'est encore fortifiée depuis qu'on a vu que, quand les gouvernements font des conventions ils les font exécuter ou les exécutent eux-mêmes ce qui, selon moi, les honore !
D'ailleurs, les pays qui nous sont le plus similaires sont la Suisse et le Luxembourg ; neutres comme nous, ils se reposent sur les traités et font moins qu'on ne fit autrefois. Où sont leurs forteresses ? Elles font défaut et, comme neutres, on les oblige même à les raser.
La question militaire en Belgique est donc une affaire d'appréciation que chacun de nous juge à son point de vue.
Je siège à la Chambre depuis vingt ans, on m'a donné tant d'assurances, démenties le lendemain, on a trompé si souvent ma trop grande crédulité en cette matière, que je n'ai plus la foi robuste d'autrefois dans les déclarations du gouvernement.
Aujourd'hui même on parle de démolir des forts que l'on disait indispensables hier.
Il m'est donc démontré qu'on ne dit jamais le dernier mot ; loin de là, la section centrale et les sections interpellent le gouvernement sur les réserves éventuelles, sur les forts de la rive gauche, sur des batteries maritimes et une flottille cuirassée, et le gouvernement répond : Nous en parlerons plus tard, votez, en attendant, la loi d'organisation. Ce qu'il y a de plus clair pour moi, c'est qu'après tous les millions déjà dépensés, on va encore en soustraire une quantité d'autres à la richesse publique en paralysant le travail parla diminution du capital circulant.
Il est donc dit que la question militaire dans un petit pays neutre doit être un gouffre où le capital disparaît au fur et à mesure qu'il s'est produit.,
Messieurs, j'ai pris part à de nombreux débats sur notre établissement militaire et quand on veut recourir à mes discours et à mes votes, personne ne peut douter du sentiment patriotique qui m'anime.
C'est encore sous cette même impression que j'ai étudié le projet qui nous est soumis.
Quand dans le temps on voulait réduire, de parti pris, le budget de la guerre à 25 millions de francs, je fus sur la brèche pour le défendre au chiffre de 27 1/2 millions, parce que la réduction proposée aurait désorganisé l'armée ; aujourd'hui on nous propose une exagération en sens inverse, que je n'admets pas davantage, de crainte de désorganiser le trésor, l'atelier et les fermes.
Quand la première grande commission eut produit l'organisation de 1853 et que chaque année on grossissait le budget de la guerre, on disait à ceux qui voulaient arrêter ce progrès : Vous avez voté explicitement l'organisation de l'armée et implicitement toutes les conséquences qu'elle entraîne. Vous ne pouvez rien réduire du budget présenté sans modifier l'organisation de l'armée et si vous voulez échapper à 1'accusation d'être dépourvu de toute logique, allez-vous promener au parc pendant le vote !
Ce qui, en effet, m'est arrivé.
Messieurs, il est donc entendu que ceux qui adoptent cette organisation votent implicitement toutes les conséquences qu'on déclarera plus tard nécessaires à son application, et cette fois je suis peu disposé à me faire prendre à la même glu quelque attrayante qu'on me la présente.
Or, pour énumérer ces conséquences en bloc, il suffit de se dire que la nouvelle organisation aura comme suite inévitable :
1° La servitude militaire imposée à 2,000 jeunes gens en plus par an.
2° Une aggravation progressive du budget, quoi qu'on en dise, car les commissions se ressemblent et les organisations militaires aussi ; l'organisation de 1853 a entraîné à des augmentations considérables de dépenses que l'on niait quand on discutait cette organisation et ce qui va se passer en sera la répétition sur une plus grande échelle.
3° Une augmentation considérable du prix de remplacement par l'exclusion des hommes mariés et par la demande qui sera plus forte, l'offre diminuera de moitié et la demande s'accroîtra d'un cinquième.
4° La probabilité, quoi qu'on en dise, d'une aggravation d'impôts plus tard pour y faire face, et tout cela contre le bénéfice d'un avancement général dans les cadres de l'armée inclus le grade de capitaine.
Voilà le bilan de cet enthousiasme militaire, peu partagé par le peuple.
Messieurs, soyons francs et ne cachons rien au public dont nous relevons, et surtout à ceux qui sont le plus menacés par le projet.
A la chute du premier empire, on espérait être délivré de la conscription. Cependant le gouvernement des Pays-Bas crut devoir la maintenir, mais avec beaucoup de ménagement, car la loi de 1817 dit expressément que l'armée est composée de volontaires et que ce n'est qu'en cas d'insuffisance qu'on aura recours au tirage au sort, et tel est aussi l'esprit de la Constitution.
Or, votre projet fait tout le contraire, et je vous dirai ce que vous voulez.
Vous voulez nous rapprocher du système prussien sans nous le dire.
Vous voulez enrôler toute la bourgeoisie et les fils de fermier.
Vous dites que les volontaires, les remplaçants et les substituants qui ont la vocation militaire sont des mercenaires et de mauvais soldats et vous voulez les remplacer par cette classe presque aisée qui éprouve la plus grande répulsion pour l'état militaire.
Or, je ne donne pas la main à une atteinte aussi forte au travail et à la vie intime des familles.
Ne perdons pas de vue qu'une trop forte armée est l'apanage du pouvoir absolu et ne vit qu'aux dépens de la liberté.
Je répète donc qu'en votant la loi d'organisation on vote l'inconnu et ses conséquences.
L'honorable rapporteur de la section centrale préconise le projet avec talent, mais il affaiblit sa thèse à la page 7 quand il nous prédit qu'en cas d'attaque l’armement spontané du pays entier concourrait à la défense.. Or, que veut-on de plus ?
Je voterai donc contre ce projet :
Parce qu'il soumet 2,000 jeunes gens en plus à la servitude militaire ;
Parce qu'il provoquera infailliblement une réaction trop forte et fâcheuse ;
Parce que finalement je veux soustraire le pouvoir à la désaffection que cette loi lui attirera, et dans ce vote je crois être utile à mon pays. Car si le pays était consulté à cet égard, on serait étonné du nombre de ceux qui le condamneraient.
Je ne sais ce que notre armée si dévouée et si disposée à montrer ce qu'elle vaut, pense de ce projet, mais je souhaite pour elle qu'il ne passe pas, car à l'heure de la réaction son dévouement serait mal récompensé.
Je me borne donc à maintenir ce qui existe.
M. de Maere. - Après l'éloquent discours qu'a prononcé l'honorable M. Thonissen, je pense qu'il est parfaitement inutile que je démontre à mon tour que la Belgique n'est pas suffisamment gardée par la neutralité que les traités lui ont faite. L'honorable membre a donc en ceci facilité ma tâche et je pense bien faire de ménager les moments de la Chambre en entrant en matière sans autre préambule.
La défense de tout pays, dit M. le lieutenant général Eenens, est basée sur deux données également importantes :
1° Un dispositif de défense, c'est-à-dire, un ensemble d'ouvrages de fortification avec des troupes destinées à les défendre.
2° Une armée mobile, plus spécialement chargée d'empêcher, autant que possible, l'ennemi de franchir la frontière et de pénétrer dans l'intérieur du pays ; l'armée de campagne.
Le dispositif de défense et l'effectif de l'armée forment donc les deux termes du problème qu'il s'agit de résoudre. Le second évidemment est subordonné au premier ; c'est par celui-ci que je commencerai.
Jusqu'en 1851, dit le même auteur, le système défensif de la Belgique (page 455) consistait dans un cordon de places frontières défendues par des garnisons plus ou moins nombreuses et devant servir de points d'appui à l'armée de campagne, manœuvrant dans le but d'empêcher l'ennemi de pénétrer dans l'intérieur du pays.
Ce cordon de forteresses en barrières, ajoute le major Vande Velde, formait une espèce de quadrilatère de 20 a 25 lieues de côté, destiné à servir de lieu de réunion aux armées anglaise, néerlandaise et prussienne opérant en Belgique contre la France. La ligne du midi, le front de la position devait être défendue par les forces néerlandaises ; celle de la Meuse par les forces prussiennes ; celle de l'Escaut par les forces anglaises ; et nos places du Nord devaient servir de base à ces trois armées.
Ce cordon de forteresses qui faisait de la Belgique comme un immense camp retranché appelé à être défendu par trois armées, était évidemment trop large pour être occupé par la nôtre seulement ; aussi dès l'année 1845, M. le major Eenens signala dans un travail qui souleva beaucoup de controverses, tout ce que ce système avait de défectueux, en ce sens qu’éparpillant nos forces sur la surface du territoire il facilitait à l'ennemi l'anéantissement successif de tous nos moyens de défense.
Quelques années plus tard, dans son travail sur la Défense de la Belgique, le major Vande Velde développa les mêmes idées, et comme conclusion demanda la démolition de toutes nos places et l'érection d'une grande forteresse vers le centre du pays, pouvant servir de bas et de pivot à une grande armée.
Ces idées nouvelles, vivement discutées dans de nombreuses publications militaires de l'époque, finirent cependant par recevoir une consécration officielle.
Une commission mixte émanant du pouvoir législatif fut instituée le 14 octobre 1851, pour examiner le dispositif de nos forteresses, et fixer le chiffre de l'armée.
Voici les conclusions auxquelles elle s'arrêta :
1° À l'unanimité, qu'il y aurait une grande place de refuge et que cette place serait Anvers ;
2° A l'unanimité, qu'on resserrerait le dispositif de nos forteresses, en démolissant les places d'Ypres, Menin, Philippeville, Mariembourg et Bouillon.
Il y avait donc unité de vues sur la nécessité de resserrer l'ancien dispositif des forteresses, et sur l'utilité de créer une grande place de guerre à Anvers.
Les 19 forteresses que la Sainte-Alliance nous avait léguées, furent réduites à 14 ; et ceci marque la première étape dans la voie de la concentration des forces qu'on a parcourue depuis.
Un second pas fut fait en 1859.
Une commission spéciale composée de 27 membres appartenant, cette fois-ci tous à l'armée, fut instituée pour examiner de nouveau l'ensemble du système de notre défense nationale.
Après avoir arrêté, à la suite de longues discussions techniques, le meilleur mode de fortification à appliquer à Anvers, considéré définitivement comme pivot de la défense du pays, elle passa en revue toutes les places fortes qui existaient encore et qui n'avaient pas été condamnées par la commission mixte de 1851.
C'est alors que successivement on décida la démolition des places de Nieuport, Mous, Charleroi, Namur (enceinte), Dînant et Huy. On conserva les fortifications de Termonde, Diest, Ostende, Tournai, Namur (citadelle), Liège (citadelle), Gand (citadelle).
La commission spéciale de 1859 compléta donc l'œuvre de la commission de 1851. Elle admit le principe de la concentration des forces, mais lui donna une application nouvelle, en réduisant de 6 le nombre des places fortes qui avaient été maintenues jusqu'alors.
Ce nombre, que l'on pouvait croire définitivement fixé, fut réduit une troisième fois par la suppression des fortifications d'Ostende et de l'enceinte de Tournai, et enfin une quatrième fois par la démolition, au moins décidée en principe, de la citadelle de Gand.
Il résulte de ce qui précède que le nouveau système défensif de la Belgique, préconisé depuis 1845, a eu, comme toutes les idées nouvelles, de longues luttes à soutenir avant d'être admis ; que l'application en a été lente, et que ce n'est que successivement et à mesure que les esprits se sont familiarisés avec les conséquences auxquelles il entraînait, qu'il a pu se développer et s'établir dans la forme où nous le voyons aujourd'hui.
Cette forme est-elle la dernière ? Après avoir réduit en 1851 de 19 à 14, en 1859 de 14 à 8, plus tard encore de 8 à 6, et aujourd'hui de 6 à 5, le nombre de nos places fortifiées, ne reste-t-il plus rien à faire ? Actuellement nous possédons encore, indépendamment d'Anvers, base et pivot de la défense, un point fortifié sur l'Escaut en supposant Gand démoli : Termonde ; deux points fortifiés sur la Meuse, Liège et Namur, et une place sur le Demer, Diest, formant double tête de pont. Ce dispositif ne saurait-il être simplifié ?
L'ancien système a été abandonné parce qu'il éparpillait nos forces et les disséminait sur la surface du territoire ; il facilitait à l'ennemi l'anéantissement successif de nos moyens de défense et devait avoir pour résultat inévitable d'entraîner promptement la conquête de la Belgique.
« On a fini par comprendre, dit le général Eenens, qu'il était plus sage et plus profitable de concentrer nos moyens de défense dans une bonne position militaire, plutôt que de les disséminer dans un grand nombre de petites places faciles à enlever ou du moins faciles à paralyser. »
« C'est ainsi que l'on a été conduit à construire la grande position militaire d'Anvers et à démanteler presque toutes les autres places fortes du pays ; de sorte qu'aujourd'hui c'est sur la défense d'Anvers que repose la défense de la Belgique. »
II ajoute encore :
« En choisissant Anvers pour concentrer toutes nos forces défensives, on a donné aux ouvrages de défense un développement immense qui a fait d'Anvers la position militaire la plus considérable de l'Europe entière. »
Il me paraît résulter de ceci que sous peine de tomber dans les anciens errements, il faut supprimer celles de nos places fortes, celles de nos citadelles qui ne font pas corps avec le système d'Anvers ; qu'il serait dangereux de conserver en dehors de cet immense pivot stratégique des points fortifiés qui n'ajoutant rien à sa valeur technique auraient encore le tort de diviser nos forces. Trop faibles d'ailleurs pour être bien défendues, les forteresses avec le matériel qu'elles renferment tomberaient bientôt aux mains de l'ennemi. Elles seraient pour lui un attrait, un appui plutôt qu'une menace et un danger.
« Pour que les places fortes, dit Carnot, puissent produire les heureux effets qu'on a le droit d'en attendre, il faut qu'elles puissent être assez longuement défendues pour ôter aux ennemis l'envie de les attaquer. »
N'est-ce pas cette considération qui a engagé le gouvernement à donner à la place d'Anvers ce développement immense qui fait d'elle une des positions militaires les plus considérables de l'Europe ?
Cette même considération ne doit-elle pas logiquement entraîner le gouvernement à faire un pas de plus, dans la voie où il est entré en 1851, et le pousser à supprimer les citadelles de Liège et de Namur, comme il a supprimé celle de Gand, comme il a démoli enfin toutes celles qui ne faisaient pas partie intégrante du nouveau dispositif ?
« Aujourd'hui, dit le général Chazal, l'ancien système est détruit ; l'allié ne trouvera plus aucun des points d'appui que lui avait réservés la Sainte-Alliance ; il faut lui assurer d'autres moyens d'action. Anvers agrandi, convenablement fortifié, couvert par la ligne du Rupel, du Demer, de la Dyle, des Nèthes, appuyé à Termonde et à Diest, dont les principaux passages sont défendus par des forts, remplira parfaitement ce but. Ce système formera la plus solide tête de pont que pourraient désirer nos futurs protecteurs. Grâce à ces lignes, au camp retranché et à la place d'Anvers, l'Angleterre aussi bien que l'Allemagne pourront nous envoyer en tout temps des secours de toute nature. »
Ou le voit, c'est encore dans la défense de la place d'Anvers, de celles de Termonde et de Diest, qui, d'après lui, constituent un seul système, que l'honorable général Chazal résume la défense du pays. Il ne parle ni de Gand, ni de Liège, ni de Namur. Déjà, au reste, il avait en 1859 voté contre le maintien de cette dernière citadelle.
Défendre énergiquement la position d'Anvers, étendue à ses limites naturelles qui sont les lignes du Rupel, du Demer, de la Dyle et des Nèthes ; concentrer la défense dans ces mêmes limites, telle est la pensée qui se dégage de l'ensemble du mémoire communiqué par l'honorable général Chazal à la commission, le 18 mars 1859.
Voici comment, sur le même sujet, s'exprime de son côté un officier supérieur, à qui de nombreux écrits et une connaissance spéciale de la matière ont fait une grande position dans l'armée belge, je veux parler du lieutenant-colonel Brialmont :
« L'on n'a conservé de l'ancien système de défense que les places de Termonde et de Diest, les citadelles de Liège, de Gand et de Namur.
« Parmi ces places, la seule réellement importante est Termonde qui (page 456) forme système avec Anvers, comme nous le verrons plus loin. Diest ne rendra de service que dans le cas peu probable d'une invasion par la frontière du Nord ou du Nord-Est.
« Les citadelles de Gand et de Liège ne sont utiles que parce qu'elles protègent deux grands centres de population et parce qu'elles permettent de soustraire aux attaques de l'ennemi les dépôts d'armes, de vivres et de munitions qu'on sera obligé de former sur ces points, lorsque l'armée belge coopérera avec une armée de secours. »
« La citadelle de Namur est utile au même titre, quoique son importance politique soit moindre que celle des deux autres. »
D'après l'honorable colonel Brialmont, l'utilité des citadelles de Gand et de Liège résultent donc en premier lieu de leur emplacement à proximité de deux grands centres industriels, c'est-à-dire que leur utilité est locale tout d'abord. Je me demande maintenant si cette utilité spéciale, qui n'a su préserver Gand, saura sauver Liège et Namur. Quant à moi, je crois superflu de démontrer, en présence de l'organisation de la garde civique, organisation qui lui permet d'intervenir efficacement en cas de trouble public, en présence aussi du vaste réseau de chemins de fer qui relie si complètement toutes les garnisons du pays, et permet de réunir en quelques heures de nombreuses troupes sur un point donné, de démontrer, dis-je, qu'au point de vue local, les services que peuvent rendre les citadelles ne sauraient balancer les inconvénients qu'elles présentent.
C'est donc au point de vue de leur utilité générale qu'il faut les juger. Or, à ce point de vue, c'est-à-dire à celui de la défense du pays, admettre que les citadelles de Liège et de Namur pourront soustraire aux attaques de l'ennemi des dépôts d'armes, de vivres et de munitions, me paraît fort hasardé. Il suffit en effet de jeter un coup d'œil sur la force réelle de ces deux citadelles pour être convaincu qu'elles entrent dans la catégorie de celles que M. Brialmont conseille de raser ; « 1° parce qu'elles exigent des troupes et un matériel qu'on peut employer plus utilement ailleurs, et 2° parce que si l'ennemi s'en emparait (ce qui serait facile, dit-il), il pourrait s'y établir solidement, sans avoir rien à craindre de la garnison d'Anvers. »
Après cela il me semble, messieurs, que les considérations qui ont porté le gouvernement à décider la démolition de la citadelle de Gand sont applicables à celles de Liège et de Namur.
De Namur surtout, dont la suppression, proposée par le général Eenens en 1859, a été admise par huit membres de la commission spéciale.
Evidemment, si on veut réaliser le système de la concentration de nos forces, il faut éviter de conserver des points fortifiés en dehors de ce système. Or ni Liège, ni Namur, bien moins encore que Gand, ne font partie du système de défense centralisé à Anvers.
Les citadelles de Liége et de Namur ne pourraient servir que de points d'appui à une armée en campagne. Or, sous ce rapport, elles ont été implicitement, il est vrai, mais cependant très clairement condamnées par un homme dont M. le ministre de la guerre, à coup sûr, ne contestera pas la compétence, par le commissaire du Roi, chargé de défendre devant les Chambres le projet des fortifications d'Anvers et le système de défense concentrique.
« Dans un petit pays comme le nôtre, disait-il, qui n'a pas l'espace nécessaire, ces bases intérieures et ces forteresses se confondent en une seule grande position fortifiée, située autant que possible au centre du territoire, laquelle sert à la fois de base d'opération pour les mouvements des troupes en campagne, de point de concentration pour les divers corps, de base d'approvisionnement et enfin, en cas de revers, de lieu de refuge, pour que l'armée puisse continuer la lutte en présence de forces supérieures. »
En 1863, M. Chazal, ministre de la guerre, disait encore que le système de défense adopté entraînait la conservation des citadelles de Liège, de Namur, de Tournai et de Gand, mais qu'il fallait réserver au temps de résoudre la question de savoir si, par suite des progrès de l'art militaire, la base d'opération d'Anvers ne suffira pas avec les places de Termonde et de Diest. La démolition postérieure de la citadelle de Tournai, celle de Gand qui a suivi, permettent de croire, que les autorités militaires jugent le moment arrivé, de restreindre les points d'appui aux fortifications indiquées par M. le ministre de la guerre en 1863. Ne peut-on prétendre dès lors que les deux citadelles restantes sont inutiles !
On est d'autant mieux justifié à le croire, que le rapport de la sous-commission chargée de l'examen des questions relatives à la réorganisation militaire, s'exprime ainsi à la date du 18 mars dernier :
« En 1859, on a donné à ce système (le système concentrique) sa dernière forme. On résolut de concentrer davantage la défense et de réunir en un seul point tous les moyens de résistance et d'attaque dont nous disposons.
« On ne conserva que les forteresses susceptibles d'ajouter à la puissance de la position centrale ; les autres furent démolies ou sont condamnées. »
Je répète, messieurs, on ne conserva que les forteresses susceptibles d'ajouter à la puissance de la position centrale, les autres furent démolies où sont condamnées. Et qui fit cette déclaration formelle ? Le rapporteur de la sous-commission militaire, l'honorable général Renard, le ministre de la guerre actuel.
MgRµ. - Je n'ai pas cité les places.
M. de Maere. - C'est vrai, mais vous avez parlé sans exception aucune.
MgRµ. - Alors je me suis mal expliqué.
M. de Maere. - C'est possible ; mais j'ai reproduit textuellement vos paroles ; vous avez dit : « En 1859, on a donné à ce système sa dernière forme. On ne conserva que les forteresses susceptibles d'ajouter à la puissance de la position centrale ; les autres furent démolies ou sont condamnées. » Or, jamais la citadelle de Liège, ni celle de Namur, et c'est chose évidente, n'ont été considérées par aucun auteur, comme faisant partie du système centralisé à Anvers.
MgRµ. - C'est contraire à ma pensée.
M. de Maere. - Soit ; mais enfin, messieurs, que conclure de tout ceci ? Qu'ajouter encore, si ce n'est que le moment d'agir est venu ; qu'au point de vue de la défense du pays, ce serait chose sage que de faire le dernier pas dans la voie de la concentration des forces où l'on est entré, en abandonnant toutes les forteresses qui ne font pas système avec la position d'Anvers ?
Monsieur le président, j'en ai encore pour assez longtemps ; est-ce qu'il n'entrerait pas dans les convenances de la Chambre de remettre la suite de mon discours à demain ? (Oui ! oui !)
- La séance est levée à quatre heures trois quarts.