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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 27 juin 1865

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1271) M. Van Humbeeck, secrétaireµ, procède a l'appel nominal à 2 heures et un quart ; il donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente ensuite l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Des boulangers et marchands épiciers d'Antoing et de Péronne demandent qu'il soit interdit aux éclusiers du canal de Pommeroeul à Antoing d'exercer le commerce dans leur maison éclusière. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de La Pinte réclament l'intervention de la Chambre pour qu'il ne soit pas donné suite à la demande ayant pour objet la séparation de ce hameau du reste de la commune de Nazareth. »

- Même renvoi.


« Le sieur Haus, secrétaire communal à Opgrimby, demande une loi qui fixe le minimum du traitement des secrétaires communaux. »

« Même demande des secrétaires communaux de Chevetogne, Conneux, Robelmont, Hives, Langemarck. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur les pétitions relatives au même objet.


« Des habitants de Houcke, Lapscheure, Westcapelle et Knocke demandent l’établissement d'un pont à proximité du village d'Houcke sur le canal de Bruges vers l'Ecluse. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget des travaux publics.


« Des négociants d'Anvers prient la Chambre de remettre au 1er janvier 1866 l'application, sur le pied du projet de loi de réforme douanière, des droits d'entrée sur les marchandises indiquées à l'article 2. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.


« Des industriels et propriétaires de Pommeroeul présentent des observations contre le projet de loi qui accorde à la société du Haut et Bas-Flénu, la concession d'un chemin de fer de Saint-Ghislain à Frameries. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Des habitants de Silly demandent que l'expulsion d'un étranger, pour motif politique, ne puisse avoir lieu sans l'avis conforme de l'une des chambres des cours d'appel dans le ressort de laquelle l'étranger séjourne, et que la loi contienne une disposition pénale contre le propriétaire étranger qui intervient dans nos luttes électorales. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, la demande en obtention de la naturalisation ordinaire faite par le sieur Thermissen, négociant à Fouron-Saint-Martin. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« Par message du 26 juin 1865, le Sénat informe la Chambre qu'il a donné son adhésion aux projets de loi suivants :

« 1° Autorisation donnée au gouvernement de régler les péages des voies navigables administrées par l'Etat ;

« 2° Rectification des limites entre les communes de Florennes et Saint-Aubin ;

« 3° Concession d'un chemin de fer de Jemeppe-sur-Sambre à la ligne de Namur à Givet ;

« 4° Concession d'un chemin de fer de Houdeng-Goegnies à Jurbise avec embranchement vers Soignies.

« 5° Tarif des correspondances télégraphiques ;

« 6° Tarif des voyageurs et des bagages sur les chemins de fer de l'Etat ;

« 7° Erection de la commune de Ramsel. »

- Pris pour notification.

« M. le gouverneur de la province de Hainaut adresse à la Chambre 117 exemplaires du rapport annuel de la députation permanente sur la situation administrative de cette province pendant l'année 1864. »

- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.

Projet de loi portant le budget du ministère des finances de l’exercice 1866

Rapport de la section centrale

M. Jamar. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi contenant le budget des finances pour l'exercice 1866.

- Impression, distribution et mise à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi accordant un crédit extraordinaire au budget du ministère de l’intérieur

Rapport de la section centrale

M. Mouton. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale qui a examiné la demande de crédit extraordinaire au département de l'intérieur.

- Même décision.

Projet de loi allouant un crédit au budget du ministère des finances

Dépôt

MfFOµ. - D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau :

1° un projet de loi qui alloue un crédit de 32,000 fr. au département des finances,

Projet de loi autorisant le gouvernement à céder une parcelle de terrain

Dépôt

2° un projet de loi qui autorise le gouvernement à céder une parcelle de terrain à la commission des hospices de Mons.

- Il est donné acte à M. le ministre des finances du dépôt de cet projets qui seront renvoyés à l'examen dos sections.

Projet de loi prorogeant la loi relative aux étrangers

Discussion générale

(page 1275) M. Van Humbeeck. - L'honorable ministre de la justice a terminé samedi dernier son discours par une belle parole : « Si vous voulez être forts pour protéger l'infortune, vous a-t-il dit, il ne faut pas vous laisser affaiblir en favorisant l’esprit de faction. »

J'accepte le conseil, je ne crois pas avoir méconnu cette belle pensée heureusement formulée par M. le ministre de la justice. J'ose dire qu'elle est la pensée mère de mes amendements ; mais je désire que cette pensée soit inscrite dans la loi d'une manière complète.

Je veux, comme M. le ministre de la justice, que nous remplissions nos devoirs internationaux, que nous ne laissions pas se développer sur notre sol l'esprit de faction. Mais, après avoir inscrit dans la loi la reconnaissance d'un devoir, je veux que nous y inscrivions aussi la revendication formelle da notre droit et de notre volonté de donner à l'infortune une hospitalité entière, une hospitalité inviolable.

Je ne viens donc pas, comme on me l'a reproché, prétendre que tout le monde est dans le faux. Ce que je veux, c'est chercher à exprimer mieux, et de manière à laisser dans l'avenir place à moins d'abus, des principes sur lesquels tout le monde paraît d'accord.

Est-ce trop, messieurs, de demander que notre droit soit inscrit dans la loi en même temps que notre devoir ?

J'ose dire qu'à cet égard mes amendements ont subi une épreuve que je redoutais pour eux, celle des objections pratiques.

Des cas nombreux d'expulsion ont été indiqués dans un tableau formant annexe au rapport de la section centrale ; eu entrant dans le détail de ces cas nombreux, n'allait-on pas légitimer une législation qu'à priori je ne croyais pas acceptable ?

Je pouvais le craindre ; je ne le crains plus.

Au contraire, de cette épreuve pratique les amendements sont sortis victorieux. Tous les faits qu'on nous a signalés pour justifier la présentation nouvelle de la loi de 1835 tombent sous l'application de mes amendements ; il n'en est pas un qui, sous l'empire de ces amendements, échappât à l'action du gouvernement.

On nous a cité, pour justifier la remise en vigueur de la loi de 1835, ce fait qu'aux environs de Bruxelles, il existe actuellement un établissement d'instruction dont le chef a été condamné autrefois pour excitation à la débauche, par un jugement rendu à l'étranger.

Ce fait est mieux prévu par mes amendements que par la loi de 1835.

L'excitation à la débauche est un de ces délits que le code pénal classe dans la catégorie des attentats aux mœurs. Eh bien, dans la loi de 1835 on se réfère à la loi d'extradition qui ne parle pas des attentats aux mœurs, tandis que mes amendements en parlent formellement.

Pour sévir dans de pareils cas, en s'appuyant seulement sur la loi de 1835, il faut avoir recours à des interprétations forcées. Il n'y a moyen de sévir, avec un pareil texte, qu'en disant que l'étranger condamné dans son pays pour excitation à la débauche et qui vient en Belgique ouvrir un établissement d'instruction, compromet la tranquillité publique.

Mais, nous a-t-on dit, il y a un autre exemple qui établit que le gouvernement ne peut plus, sans manquer à la prudence, tarder à demander la remise en vigueur de la loi de 1835.

Un journal s'est fondé en Belgique. Ce journal est rédigé par des étrangers condamnés dans leur pays pour des articles hostiles au gouvernement de ce pays ; leur but avoué est de continuer en Belgique dans le même esprit la publication pour laquelle ils ont été condamnés.

Eh bien, mes amendements ouvrent au gouvernement, pour ce cas aussi, un droit d'appréciation. Si le gouvernement croit que de pareils faits doivent troubler la sécurité de nos relations extérieures, avec mes amendements il sera libre d expulser l'étranger.

Mais, je tiens cependant à le dire, quelle que soit la loi qui doive sortir de ces débats, les expulsions qu'il faudra surtout éviter, seront toujours les expulsions pour des faits de presse ; elles sont aussi odieuses que les autres, de plus elles sont inutiles ; en effet, les articles écrits à Bruxelles, et à raison desquels vous prononceriez des expulsions, pourront continuer cependant à paraître à Bruxelles ; ils paraîtront un peu plus tard, voilà tout, et au lieu d'être écrits à Bruxelles, il le seront à Londres.

Vous aurez, dans la plupart des cas, pris une mesure excessivement rigoureuse et qui sera tout aussi dépourvue de résultats.

Messieurs, on ne s'est pas contenté d'aller chercher des exemples dans le présent, on a supposé encore des hypothèses dans l'avenir, et pour en démontrer la possibilité, on a rappelé des événements accomplis dans le passé.

C'est ainsi que l'honorable rapporteur, d'abord et M. le ministre de la justice, après lui, nous ont rappelé ce qui s'était passé en 1836 en Suisse. C'est là encore un cas que mes amendements prévoient parfaitement.

En Suisse on se trouvait, en 1836, devant des événements d'une gravité extrême accomplis dans un pays voisin.

Les séditieux, comme le disait l'honorable rapporteur, poursuivis sur le territoire français, avaient trouvé en Suisse un asile ; ils y avaient constitué des sociétés secrètes destinées à continuer l'œuvre que la police française avait interrompue en France. La Suisse a refusé d'agir contre ces réfugiés ; le gouvernement français l'a contrainte.

Si un pareil cas pouvait se présenter pour la Belgique, avec mes amendements, le gouvernement ne serait pas désarmé. Ce sont là des événements graves accomplis au dehors et qui mettent la tranquillité publique en danger.

Pour ces cas, un article additionnel inséré dans mon amendement donne au gouvernement le droit de prendre par arrêté royal des pouvoirs extraordinaires mais temporaires. Si donc des événements aussi graves que ceux qui se sont présentés pour la Suisse en 1836 pouvaient se présenter pour nous, nous ne serions pas pris au dépourvu. Le gouvernement aurait en main les moyens de veiller à la sécurité publique.

Je crois ainsi avoir le droit de répéter que, soumis à l'épreuve des objections pratiques, mes amendements sont sortis victorieux et que ces amendements, en réalité, ne demandent pas trop.

Est-il vrai, messieurs, comme on l'a dit, que mes amendements demandent l'impossible ? Sur quoi s'est-on fondé pour le soutenir ?

Tous les arguments se réduisent en définitive à un seul : l'arbitraire est inévitable ; la sécurité publique varie selon les temps et les lieux, il est impossible de prévoir d'avance tout ce que peut exiger sa conservation.

Messieurs, il faut être en garde contre de semblables arguments formulés d'une façon aussi absolue qu'ils l'ont été dans cette enceinte. Ces arguments peuvent, lorsqu'on les formule avec cette généralité, s'appliquer à l'ordre intérieur comme à l'ordre extérieur, aux nationaux comme aux étrangers.

Ils contiennent alors la justification d'un régime dans lequel l'influence prépondérante serait acquise à la police et où l'impuissance de la justice serait reconnue et avouée.

Je considère la police comme une chose salutaire et respectable, lorsqu'elle mène à la justice et qu'elle a la justice pour contrôle. Quand, au contraire, la police est indépendante dans son action, quand elle peut d'abord soupçonner, ensuite accuser, ensuite encore juger, condamner, et enfin exécuter, oh ! alors la police n'est plus chose salutaire ; alors la police, dans un moment donné, peut devenir le plus fatal des instruments de tyrannie.

Cette indépendance de la police doit être restreinte aux cas où il y a nécessité absolue de la tolérer.

Je crois avoir réussi dans mes amendements à restreindre cette action dans des limites suffisantes pour lui faire produire tous ses effets salutaires ; mais dans ces limites nouvelles les abus seront moins fréquents que par le passé.

Si cependant la Chambre admettait qu'une disposition vague au point de devenir arbitraire est seule possible vis-à-vis des étrangers, auriez-vous résolu les difficultés à la satisfaction de la dignité du pays ? Non, vous les aurez reculées, mais vous ne les aurez pas résolues.

Je suppose que la Chambre se décide à voter une loi plus large que celle de 1835, une loi qui, dans la généralité de ses termes, imiterait la loi faite pour la France en 1849 et permettrait l’expulsion de l'étranger à peu près sans aucun contrôle.

Que, dans de pareilles circonstances, des étrangers dont l'honorabilité ne puisse pas être muis en doute, se présentent au ministère de la justice, et que là, s'adressant au ministre, il lui disent : « Nous désirons avoir sur le sol belge une hospitalité sur laquelle nous puissions compter, une hospitalité que nous puissions considérer comme irrévocable. Dites-nous à quelles conditions vous pouvez nous assurer cette hospitalité. »

Croyez vous, messieurs, que le pays se trouverait bien satisfait, que le pays se trouverait bien honoré, si le ministre, ainsi interrogé, répondait à ces proscrits : « Je ne puis rien vous garantir ; je vous expulserai quand je le jugerai convenable. » Non, messieurs, cette réponse froisserait le pays et le froisserait justement.

(page 1276) Le pays dirait que le ministre pouvait faire à ces proscrits une autre réponse, qu'il pouvait leur tenir à peu près le langage que je vais supposer.

« Vous êtes dans un pays qui s'est donné des lois pour garantir sa sécurité ; votre premier devoir est d'observer ces lois. Vous venez sur notre sol, fuyant la justice politique d'un autre gouvernement ; ce gouvernement a fait chez lui, aussi, des lois pour sa sécurité ; nous sommes avec lui en de bonnes relations, nous voulons les maintenir ; il ne faut pas que nos lois, que nos libertés puissent vous permettre de troubler d'ici la tranquillité du pays que vous avez quitté.

« Il faut que vous considériez ces lois du pays que vous fuyez, comme vous suivant sur notre sol ; ce n'est que si vous observez à la fois les exigences de la sécurité de votre pays d'origine et nos propres lois, que nous pouvons vous garantir une hospitalité, qui ne sera pas troublée.

« En dehors de ces conditions l’hospitalité reste subordonnée au soin de nos intérêts, dont nous voulons rester appréciateurs. >

Ce langage, s'il était tenu par un ministre au proscrit qui l'interroge, serait par le pays trouvé digne ; en même temps tout le monde devrait le trouver prudent.

Eh bien, si ce langage est prudent et digne à la fois, pourquoi ne serait-il pas celui de la loi ? J'ose dire que c'est le langage de mes amendements.

L'honorable ministre de la justice a répondu aux objections de détail que j'avais présentées non pas seulement sur la loi de 1835 et le système qu'elle consacre, mais aussi sur les autres lois par lesquelles suivant le gouvernement celle de 1835 doit se trouver complétée. J'avais signalé cette circonstance, qui me paraissait grave, d'un dissentiment entre la cour suprême du pays et l'administration de la sûreté publique, quant à la force de l'arrêté du gouvernement provisoire du 6 octobre 1830. M. le ministre de la justice admet parfaitement que ce dissentiment existe ; il s'est borné à répondre que l'avis de la cour de cassation n'est point partagé par tous les jurisconsultes ; il nous dit encore : « Toute la discussion que vous engagez sur l'article 3 du traité du 6 octobre 1830 est purement théorique ; si cet article n'existait pas, ce que vous supposez, je tirerais les mêmes conséquences de l'article 9 de la loi de messidor. »

S'il en est ainsi, messieurs, je puis évidemment me dispenser de revenir à ce point.

Mais j'arrive alors à l'objection faite par M. le ministre de la justice à mon argumentation relative à la loi du 23 messidor an III.

On m'a beaucoup reproché d'avoir considéré cette loi comme abrogée. On m'a dit que la cour de cassation dans l'arrêt même que j'avais cité me donnait à cet égard un démenti. L'honorable ministre de la justice a lu le considérant de l'arrêt, qui lui paraissait établir cette allégation. J'ai eu l'honneur de lui répondre immédiatement que d'après moi ce considérant n'avait pas cette portée ; que la Cour de cassation n'avait pas été saisie de la question de savoir si cette loi devait être considérée comme abrogée ; que, mise en présence d'un texte, elle s'était bornée à répondre qu'il ne concernait pas la cause ; c'est en effet la seule conséquence, que l'on puisse tirer de la citation faite par l'honorable ministre de la justice,

Mais dût-il en être autrement, je pourrais répondre ce que l'honorable ministre de la justice répond à d'autres arguments tirés du même arrêt. Il peut y avoir d'autres jurisconsultes qui ne soient pas du même avis. D'ailleurs j'engage l'honorable ministre de la justice à ne pas trop insister sur l'appréciation que la cour de cassation fait de l'article 9 de la loi du 23 messidor an III ; c'est de cet article que M. ministre de la justice tire ce droit, d'après lui si important, de ne considérer un étranger comme résidant dans le pays que lorsqu'il a l'autorisation du gouvernement ; ce droit, la cour de cassation le lui dénie de la manière la plus expresse.

MjTµ. - C'est inexact.

M. Van Humbeeck. - Si vous ne tirez pas de là ce droit, il n'y a plus d'autre texte d'où vous puissiez le tirer ; il faudra alors que vous prétendiez que ce droit exceptionnel existe indépendamment de tout texte.

On m'a reproché d'avoir soutenu que la loi de vendémiaire an IV était venue se substituer à l'article 9 de la loi du 23 messidor II et que dans cette loi de vendémiaire il fallait désormais chercher la sanction des mesures relatives aux passeports.

On m'a dit que la loi de vendémiaire an IV ne se rapporte qu'aux nationaux.

Je crois, messieurs, que c'est une erreur. La loi de vendémiaire an IV est une loi de police et de sûreté ; elle oblige, par conséquent, tous ceux qui séjournent sur le territoire ; elle se rapporte aux étrangers comme aux indigènes. Il est vrai que les pénalités qu'elle commine se trouvent à la suite d'autres articles qui ne se rapportent qu'à des obligations concernant les nationaux, mais les articles qui comminent les pénalités sont conçus dans les termes les plus généraux ; ils parlent des individus qui se trouvent sans passeports et ne distingue pas entre ceux-ci.

Si je voulais insister sur le système que j'ai indiqué à propos de la loi de messidor an III, je pourrais encore trouver une preuve à l'appui de ma thèse, dans un décret de 1807 ; le gouvernement impérial décidait alors, que la forme des passeports serait changée, que les nationaux comme les étrangers devraient substituer aux passeports qu'ils avaient en leur possession d'autres passeports d'une forme déterminée ; dans ce décret les peines comminées par la loi de vendémiaire an IV sont déclarées applicables aux infractions nouvelles qui pouvaient être commises par les nationaux et les étrangers.

Là donc les pénalités de la loi de vendémiaire sont considérées par le gouvernement impérial comme pouvant s'appliquer aux étrangers et aux nationaux.

M. le ministre de la justice m'a rappelé que dans un décret du 4 nivôse an V cette loi du 23 messidor an III se trouvait rappelée.

Si l'on attribuait, me dit-il, à cette loi quelque force en l'an V, Il n'est pas exact, comme vous l'avez dit, que dès l'an IV elle était abolie.

Je crois devoir rappeler à la Chambre ce qu'était au juste le système que j'ai établi dans mon premier discours à propos de cette loi du 23 messidor an III. Jai dit qu'il y avait deux choses dans l'article 9, il y avait l'établissement de formalités réglementaires ; il y avait en outre la création d'une infraction.

J'ai été le premier à dire que, quant aux formalités purement réglementaires instituées par l'article 9 de la loi du 23 messidor an III, l'administration de l'empire avait continué à les maintenir en partie.

Mon seul tort serait donc de n'avoir pas tenu compte de l'arrêté de nivôse an V et de n'avoir pas dit que c'était l'administration de l’empire et, avant elle, celle du directoire, qui avaient maintenu ces formalités, mais lorsque j'ai parlé de l'abolition de l'article 9 c'est surtout au point de vue de l'infraction qu'il établit.

J'ai dit que les infractions à cet article trouvaient leur sanction dans un décret du 15 thermidor an III assimilant l'étranger à l'espion et condamnant le régnicole qui lui donnait asile.

J'ai soutenu que cette infraction avait disparu, que s'il y avait aujourd'hui une sanction pénale pour le défaut de passeport, c'était dans la loi de vendémiaire an IV qu'elle se trouvait ; sinon, il n'y aurait plus de sanction pour cette prescription qui fût applicable à l'étranger.

L'honorable ministre da la justice s'est occupé de mes observations sur le système des autorisations provisoires ; ii m a fait une réponse sur laquelle je désire appeler l'attention de la Chambre. Ces autorisations provisoires, dit le ministre, sont parfaitement légitimes ; d'après lui, elles sont tout à fait exceptionnelles et tout à fait dans l'intérêt de l'étranger. Mais M. le ministre de la justice a analysé les conventions provisoires que son département croit pouvoir passer avec l'étranger ; et d'après lui, la seule condition imposée par l'administration à l'étranger est de ne pas troubler la tranquillité publique.

S'il en est ainsi, les traditions administratives du département de la justice doivent avoir changé. En 1854, lorsque M. Faider, alors ministre de la justice, est venu présenter à la Chambre l'analyse de pareilles conventions, il n'a pas dit que l'autorisation était accordée à l'étranger à condition de ne pas troubler la tranquillité publique ; il a dit, au contraire, qu'on l'admettait provisoirement parce que de pareilles conventions permettaient de les renvoyer lorsque sa conduite ou même sa présence seule était de nature à nuire au pays.

D'après M. Faider, on peut donc remplacer au moyen de ces conventions le mot « conduite » qui se trouve dans la loi de vendémiaire an IV, beaucoup plus rigoureuse, beaucoup plus absolue et que les auteurs de la loi de 1825 ont entendu formellement abolir. Il y a une différence profonde entre l'analyse de ces conventions telle qu'elle est présentée aujourd’hui et telle qu'elle a été présentée il y a onze ans.

Je l'avoue, messieurs, je ne comprends pas l'utilité de ces autorisations conditionnelles, si réellement elles ne portent d'autres stipulations que celle que M. le ministre de la justice nous indique comme devant y être insérée. Cette condition-là, il est inutile de l'insérer dans une convention quelconque, elle se trouve en toutes lettres dans la loi de 1835. Pareille convention ne peut donc avoir qu'une seule utilité, utilité qui n’est pas admissible, que la Chambre ne peut pas considérer comme légitime ; ce serait de permettre au gouvernement d'expulser l'étranger sans arrêté royal. Ainsi cette garantie unique et bien mieux accordée à (page 1277) l'étranger par la loi de 1835, le gouvernement aurait encore le moyen de l'anéantir. Je répète que cela est complètement inadmissible.

Il y a, messieurs, je l'ai dit dans mon premier discours, d'autres traditions encore au département de la justice bien difficiles à justifier. J'avais parlé d'une tendance dont je ne veux pas exagérer les résultats, mais qui, en soi, est déplorable ; c'est la tendance à agir administrativement lorsque la loi commande l'intervention de la justice. J'avais cité, comme preuve de cette assertion, une circulaire de 1840 et une autre de 1852.

M. le ministre de la justice a défendu la circulaire de 1852, lancée à une époque où il occupait le ministère ; au point de vue où M. le ministre s'est placé dans cette défense, s'il ne lui a pas été possible d'établir la légalité de cette circulaire, au moins il en a parfaitement démontré l'utilité. D'après lui, en effet, cette circulaire est faite dans l'intérêt de tout le monde ; elle est faite dans l'intérêt de l'étranger, puisqu'il s'agit d'un étranger, certain d'être condamné et expulsé ensuite ; elle est faite dans l'intérêt du trésor, l'étranger étant insolvable et les frais de la poursuite devant retomber sur l'Etat ; elle est faite dans l'intérêt de la justice elle-même, dont la tâche se trouve ainsi remplie plus simplement.

Lorsqu'on raisonne de cite façon, la circulaire de 1852 paraît, en effet, parfaitement justifiée au point de vue utilitaire ; mais elle ne l'est pas pour cela au point de vue légal.

Remarquez-le d'ailleurs, le raisonnement, même restreint à ses termes utilitaires, ne lient plus si l'on combine la circulaire de 1852 avec celle de 1840 ; dans celle-ci, on assigne une autre origine à cette manière d'agir administrativement et de restreindre autant que possible l'intervention de la justice dans les affaires de la police ; elle eut en effet pour première cause un certain nombre d'acquittements qui s'étaient produits et dont la police était peu satisfaite.

Alors, messieurs, ce n'est plus ni l'intérêt de la justice, ni celui de l'étranger qui se trouvent en cause ; c'est l'intérêt seul du trésor, intérêt purement accessoire dans une question de justice, et peut-être un peu cet intérêt que l'administration de la sûreté publique peut trouver quelquefois à tâcher d'étendre ses attributions au détriment de celles du pouvoir judiciaire.

Messieurs, j'arrive maintenant à l'examen des objections de M. le ministre de la justice contre les amendements que j'ai eu l'honneur de soumettre à vos délibérations.

M. le ministre de la justice n'admet pas d'abord ce principe que tout le monde a le droit d'entrer en Belgique, à l'exception de ceux qui ont subi telles condamnations que mes amendements déterminent. La grande raison, c'est qu'alors il n'est plus possible de refuser l'entrée de la Belgique a l'étranger qui a subi au dehors une condamnation politique. Nous allons, d'après lui, recevoir sur notre sol tous les fauteurs de désordre.

Oui, nous les recevrons, mais nous ne les garderons que s'ils ont profilé de la leçon du passé ; nous les recevrons à la condition que les désordres qu'ils auront fomentés à l'étranger ils ne les recommencent pas chez nous ; le jour où ils failliront à ce devoir, ils tomberont sous le coup de l'expulsion ; jusque-là nous ne devons voir en eux que des bannis malheureux, qui ont droit à notre protection.

Mais, me dit M. le ministre de la justice, vos amendements n'ont pas cette portée ; ils ne peuvent pas l'avoir ; dans l'énumération des condamnations que l'étranger ne pourra subir sur le sol belge, sans voir prendre contre lui une mesure d'expulsion, vous ne mettez pas les condamnations pour délits politiques.

Messieurs, la discussion qui nous occupe est trop grave et trop importante pour ne pas y mettre une bonne foi et une franchise contre lesquelles ne doit prévaloir aucune considération d'amour-propre.

Ici devant l'objection qui m'est faite par M. le ministre de la justice, je dois m'incliner et modifier la rédaction de cette partie de mon amendement.

Lorsque la lacune m'a été signalée, j'en ai été surpris. Un scrupule de la dernière heure est cause de cette lacune. J'avais d'abord rédigé le numéro 2° de mon article premier de façon à permettre l'expulsion de l'étranger pour toute condamnation criminelle ou correctionnelle qu'il aurait subie en Belgique. J'avais trouvé au dernier moment, au moment de recopier mes amendements pour les déposer, que cette disposition était d'une généralité par trop grande.

Je me préoccupais à ce moment de quelques délits comme le duel, comme les délits de chasse, comme des rixes légères dans lesquelles l’étranger peut avoir été entraîné par un hasard malheureux ; je me disais qu'en m'arrêtant à des infractions plus sévères, semblables à celles pour lesquelles l'étranger pourrait être expulsé, si elles lui avaient valu* une condamnation à l'étranger, j'arriverais à améliorer ma rédaction première ; je perdais de vue qu'en me référant à la loi des extradition, j'excluais les délits politiques. Cette erreur sera rectifiée avant que mes amendements seraient soumis au vote ; elle le sera, quand je devrais, faute d'en trouver une meilleure, reprendre ma rédaction première dans toute sa généralité, si rigoureuse qu'elle puisse être.

Je ne m'épouvante pas d'arriver à une grande sincérité par mes amendements ; je me soucie assez peu qu'il sorte de ce débat une loi draconienne : il y a des circonstances où une loi draconienne est un progrès ; elle l'est surtout lorsqu'elle montre une sévérité franche et qu'elle succède à une loi, comme celle de 1855, qui cache un arbitraire absolu sous des termes doucereux.

Mais, lorsque j'aurai fait cette rectification, M. le ministre de la justice ne se tiendra pas encore satisfait.

Il y a pour lui, au point de vue même de la sécurité intérieure, en dehors des faits qui peuvent amener une condamnation judiciaire, des faits dangereux et qu'il ne veut pas tolérer de la part de l'étranger. On peut, dit-il, venir prêcher l'annexion, on peut venir prêcher le communisme, on peut exciter nos ouvriers à se mettre en grève. Voilà ce qu'il ne veut pas permettre.

Messieurs, on craint qu'on ne vienne prêcher chez nous l'annexion ; mais cette doctrine ne trouve pas d'écho chez nous, les efforts de ses partisans étrangers ne seront pas très dangereux, cette doctrine ne sera dangereuse que quand elle sera prêchée par nos nationaux ; et, contre ceux-ci, vous n'aurez pas la ressource de l'expulsion ; vous devrez laisser faire ou vous serez obligé de décréter contre eux des lois pénales.

Si des lois pénales doivent être notre sauvegarde en dernière analyse et que vous croyiez réellement au danger que vous signalez, faites ces lois dès aujourd'hui ; elles auront sur les mesures de police l'avantage d'être précises et d'être entourées dans l'exécution de toutes les garanties que présentent les débats judiciaires.

Vous dites qu'on viendra prêcher à nos ouvriers qu'ils doivent se mettre en grève.

Je croyais que, d'après une disposition du Code pénal révisé, la grève, lorsqu'elle n'entraîne avec elle aucune violence, allait devenir un fait parfaitement licite et n'être considérée que comme l'usage d'un droit incontestable.

S'il en est ainsi, les grèves qu'on pourra conseiller à nos ouvriers, à moins qu'elles ne soient accompagnées dé violences, ne doivent plus être envisagées, au regard même de l'étranger, comme répréhensibles, ou comme dangereuses.

On peut donc s'en tenir, en ce qui concerne la sécurité intérieure, aux faits punissables ; je crois que du moment que l'on défend à l'étranger les infractions à nos lois pénales, à peine, après condamnation judiciaire, d'être expulsé, on aurait satisfait à toutes les exigences de cette sécurité.

Quant à la sécurité extérieure, mes amendements indiquent certaines conditions ; dans le cas seulement où ces conditions se trouvent réunies, ils permettent l'expulsion.

« Vous voulez, me dit le ministre, que ce soit un acte direct d'hostilité qui seul puisse donner lieu à expulsion. Mais ne voyez-vous pas que vous allez donner une prime aux artifices de langage ? »

J'aime mieux assurer une prime aux artifices de langage que de favoriser les procès de tendance qui peuvent être faits aux réfugiés politiques qui se trouveront sur notre sol.

« Mais, dit encore M. le ministre de la justice, qu'entendez-vous par ce mot gouvernement ? est-ce que l'acte hostile centre le chef du gouvernement est compris dans vos amendements ? »

Messieurs, c'est là une question de fait. Un acte direct d'hostilité contre le chef d'un gouvernement peut être considéré comme dirigé contre le gouvernement lui-même dans certaines organisations politiques et peut être considéré d'une autre manière dans d'autres conditons.

Il y a tel gouvernement qui se résume si bien dans son chef, qu'une attaque contre ce chef est une attaque contre le gouvernement lui-même ; d'autres gouvernements sont dans des conditions telles, que l'attaque contre le chef est une attaque d'un caractère tout à fait personnel et sans portée politique.

On nous reproche de vouloir que les faits soient prévus et punis par les législations étrangères.

Ici M. le ministre de la justice arrive à des conséquences tellement exagérées qu'il est impossible de les admettre comme sérieuses. Ce n'est pas assez des infractions prévues et punies par les lois intérieures, ce n'est pas assez des infractions prévues et punies par les lois du dehors, (page 1278) l'étranger peut encore être dangereux, selon lui, alors même qu'il ne contrevient ni à nos propres lois, ni à celles des autres pays.

Mais, messieurs, dans de pareilles conditions, il n'y a plus rien qui limite les devoirs de l'étranger. Ces devoirs deviennent une question de fantaisie pour le gouvernement dans la dépendance duquel l'étranger se trouve placé par l'exil.

Messieurs, un autre reproche de M. le ministre de la justice à mes amendements, c'est de permettre une intervention du pouvoir judiciaire, les tribunaux peuvent apprécier s'il s'agit d'un acte d'hostilité directe, qui soit prévu et puni par la législation étrangère.

M. le ministre de la justice semblait même croire que je permets aux tribunaux d'apprécier si le fait est de nature à compromettre la sécurité de nos relations extérieures,

Quant à cette dernier condition, j'ai dit dans mon premier discours que c'était la une appréciation purement politique qui ne peut être attribuée qu'au gouvernement seul.

Mais, messieurs, quant à la question de savoir si l'acte est direct, s'il est prévu et puni par les législations étrangères, ce sont des questions de droit qui seront appréciés par les tribunaux, si l'on vient plaider devant eux que l'arrêté d'expulsion n'est pas légal.

Ne reprochez pas à mes amendements d'affaiblir les pouvoirs en les faisant combattre ainsi l'un contre l'autre. Ce reproche, s'il est fondé, s'adresse ailleurs, il s'adresse aux auteurs de la Constitution.

D'après mes amendements, si l'étranger, frappé par un arrêté d'expulsion, ne s'éloigne pas, vous ne le ferez pas conduire tout d'abord à la frontière par la gendarmerie. Il sera traduit devant les tribunaux ; et s'il est condamné du chef d'infraction, ce n'est qu'à l'expiration de sa peine que vous le ferez conduire sur le sol étranger.

Messieurs, en 1856, sous le ministère de l'honorable M. Nothomb, un individu est expulsé du pays et conduit ainsi par la gendarmerie à la frontière hollandaise qu'il a franchie ; en Hollande on refuse de le recevoir, on lui dit qu'il est Belge ; il revient en Belgique, il est livré aux autorités judiciaires, traduit devant les tribunaux ; là, il établit qu'il est Belge ; il est acquitté. Que fait le pouvoir exécutif ? Il reprend l'expulsé, après son acquittement et le fait reconduire à la frontière au moyen de la gendarmerie. (Interruption.) Ce n'était pas à la rigueur un excès de pouvoir ; le pouvoir exécutif avait strictement le droit.

Vous ne pouvez admettre que le pouvoir judiciaire annule l'arrêté du pouvoir exécutif. Il en refuse l'application, voilà tout.

Mais si la loi a eu le tort de mettre aux mains du pouvoir exécutif d'autres sanctions que celles qui résultent de la décision judiciaire, il peut s'en servir. C'est un abus regrettable ; mais il est dans la loi. C'est cette latitude d'action que je veux faire disparaître.

Messieurs, parmi les arguments que M. le ministre de la justice m'a opposés, il en est un qui m'a frappé d'une manière spéciale et que je n'ai pu considérer comme aussi sérieux que les autres.

M. le ministre de la justice prétend que mes amendements consacrent une abdication du pouvoir législatif, qu'ils vont restreindre énormément le rôle de la majorité des Chambres.

Celle-ci, dit-il, peut donner une direction au pouvoir exécutif : elle ne le pourra plus.

Je ne m'étais pas attendu à cet argument. Comment ! nous écrivons dans la loi de 1835 un texte excessivement général ; l'on dit que nous ne pouvons en avoir de plus précis, qu'il est impossible d'en faire un ; cette généralité des termes de la loi de 1835, on nous engage à la maintenir, et pour expliquer ce maintien on nous invite à confesser notre impuissance ; et lorsque nous protestons contre le reproche d'impuissance que l'on nous adresse, que nous croyons une amélioration possible, que nous voulons la tenter, on dit que nous amenons une abdication du pouvoir législatif. Cela évidemment n'est pas sérieux.

Avec un pareil raisonnement, lorsque nous aurions fait une loi parfaite, une loi tellement bonne qu'il serait impossible au pouvoir exécutif d'en abuser, lorsque par conséquent notre contrôle, quant à ce qui concerne l'action de cette loi, serait sans utilité pour l'avenir, ce serait alors que nous aurions abdiqué ! Je dis que non. Je dis que le pouvoir législatif n'abdique pas lorsqu'il parvient à prévenir les abus et restreint ainsi l'importance de son contrôle. Au contraire, loin d’abdiquer, il a fait alors véritablement acte de pouvoir, il a fait son devoir ; il l'a rempli dans toute son étendue, il l'a rempli glorieusement.

Non, ce dernier argument ne me paraît pas digne du discours dans lequel il se trouve.

M. le ministre de la justice ramène la question à trois grands intérêts ; il m'accuse de n'en avoir examiné qu'un et de n'avoir encore su le considérer que d'une manière incomplète. Pour lui, il y a d'engagés dans la question l'intérêt du pays, l'intérêt international, l'intérêt des étrangers eux-mêmes ; et je n'aurais vu que l'intérêt des étrangers et encore je ne l'aurais vu qu'en partie.

Messieurs, je ne me suis pas préoccupé, dans la tentative que je soumets à la Chambre, d'un intérêt spécial ; je crois m'être placé au point où les intérêts divers peuvent s'harmoniser. Je crois que je me suis occupé d'un intérêt supérieur, dans lequel se résument tous les autres, de l'intérêt de la justice ; je crois pouvoir dire à mon tour à M. le ministre que, quand il examine l'intérêt du pays, il s'occupe trop des devoirs du pays et pas assez de ses droits ; que, quand il s'occupe de l'intérêt international, il s'occupe trop des droits des puissances étrangères et pas assez de leurs devoirs ; que quand il s'occupe des étrangers pris individuellement, c'est encore cette fois de leurs devoirs qu'il s'occupe d'une manière trop spéciale et il oublie leurs droits.

L'intérêt du pays, c'est de n'être pas un danger pour l'Europe ; nous devons sauvegarder nos institutions ; nous ne pouvons mettre nos libertés à la merci de tous les conspirateurs. C'est ce qu'on nous dit, et je répète : non, nous ne devons pas mettre nos libérés à la merci de tous les conspirateurs. Mais quels sont les conspirateurs à la merci desquels nous proposons de mettre nos libertés ? Ce sont des conspirateurs convertis ou se conduisant comme s'ils l'étaient, c'est-à-dire ajournant au moins à des jours meilleurs le moment où, sur un autre sol, ils pourront reprendre leurs projets interrompus.

Vous dites que nous devons sauvegarder l'esprit de nos populations et ne pas le mettre à la merci des anarchistes.

Cette prétention du gouvernement de veiller à l'esprit des populations est une prétention impossible dans un pays où la liberté absolue de la presse est consacrée non seulement pour les Belges, mais encore pour l'étranger.

Nous aurons donc, messieurs, rempli notre devoir, lorsque donnant sur notre sol à l'étranger une hospitalité complète, nous aurons mis pour condition à cette hospitalité qu'il ait à ne pas violer nos lois intérieures d'abord, et à ne pas violer les lois que les peuples voisins ont cru devoir établir chez eux dans l'intérêt de leur propre sécurité.

Notre devoir rempli, reste notre droit que nous devons revendiquer et affirmer : c'est d'offrir au malheur un asile inviolable sur notre sol.

Est-il bien vrai que j'ai négligé dans la rédaction de mes amendements nos devoirs internationaux ?

Est-il vrai que j'ai oublié notre devoir de ne pas laisser entamer la sécurité de nos voisins ? Je dis, au contraire, que l'exilé politique doit respecter sur notre sol le droit des autres gouvernements de prendre chez eux des mesures dans l'intérêt de leur sécurité. Mais je trouve une prétention étrange, une prétention injustifiable, c'est que ce serait un droit pour un autre gouvernement d'exiger que nous prenions sur notre sol, dans l'intérêt de sa sécurité, des mesures qu'il n'a pas jugé à propos de prendre sur le sien.

C'est que là finit le droit extrême du pays étranger, et là commence son devoir. Son devoir est de ne pas exiger de nous, dans l'intérêt de sa sécurité, plus qu'il n'a cru devoir faire lui-même dans ce même intérêt.

Est-il vrai encore que je ne me suis occupé que de ceux des étrangers qui veulent continuer sur notre sol l'œuvre qui leur a valu l'exil ?

Mais, messieurs, vous avez lu mes amendements.

Ceux qu'on prétend que je protège sont précisément ceux que je frappe. Je trace aux réfugiés politiques de rigoureux devoirs ; mais moyennant l'accomplissement de ces devoirs rigoureux, je leur affirme que la volonté nationale est de leur faire trouver sur notre sol un asile que rien ne pourra troubler.

Quant à ceux qui viennent chez nous pour reprendre leurs projets interrompus contre la sécurité d'autres gouvernements, je ne leur offre pas un asile. Je ne demande pas pour eux les bénéfices de l'hospitalité belge ; je veux que les droits du gouvernement soient entiers, que l'expulsion puisse être prononcée.

Messieurs, j'ai tâché de rendre cette réfutation très brève. Je crois que dans la situation actuelle du débat, il ne m'était pas permis d'y apporter de longs développements. La discussion a déjà duré quelque temps. Doit-elle durer encore ? Certes, la question est assez importante pour que nous puissions prolonger le débat.

Mais il faut d'abord que l'on sache si la Chambre prend au sérieux les (page 1279) tentatives faites, si elle les voit d'un œil favorable, si elle croit qu'il peut en sortir une amélioration. Si la Chambre a cette espérance, évidemment ce n'est ni sur la simple lecture de ces amendements, ni sur les développements produits en séance publique, qu'elle se décidera à faire passer mes idées dans la loi. Elle voudra les renvoyer à la section centrale.

La proposition en a été faite ; il serait temps, je crois, que la Chambre statuât.

Cette proposition du renvoi de mes amendements en section centrale a une importance spéciale dans un débat qui n'a pas porté seulement sur mes amendements, mais sur une question plus générale.

On a soutenu au banc du ministère, et l'honorable rapporteur avait soutenu avant M. le ministre de la justice, que les améliorations que je désire voir introduire dans la loi sont des améliorations impossibles, que jamais, en cette matière, on n'aura mieux qu'un texte général comme celui de la loi de 1835, qu'il faut se résigner à l'arbitraire et le considérer comme un mal nécessaire.

Si la Chambre est de cet avis, qu'elle coupe court à la discussion et repousse mes amendements même par le dédain. Mais si elle croit que des améliorations sont possibles, elle doit considérer toutes les tentatives faites dans ce but et à propos d'une législation si difficile comme des tentatives qui méritent un mûr examen.

Si elle vote le recours, elle aura affirmé qu'elle croit à la possibilité de quelques améliorations ; si elle refuse, elle aura confessé son impuissance et déclaré qu'à ses yeux cette impuissance doit être éternelle.

(page 1271) M. Hymans. - Messieurs, j'ai demandé la parole sur le fond du débat. L'honorable M. Van Humbeeck vous prie de vous prononcer sur le renvoi de ses amendements à la section centrale. Je crois ce renvoi inutile, parce que les amendements de l'honorable membre constituent tout un système nouveau qui est la négation de la loi.

Je combattrai donc le renvoi des amendements à la section centrale, en parlant sur le fond.

Je rends hommage à la modération des honorables orateurs qui ont combattu la loi, et je m'abstiendrais de prendre la parole si, hors de cette enceinte, on n'avait n'accusé les partisans de la mesure qui nous est soumise, de trahir tous les devoirs de l'hospitalité, de méconnaître tous les principes qui doivent inspirer le gouvernement d'un peuple libre.

On s'attache à répandre, dans certaines sphères, l'idée que nous faisons cette loi conseillés par la peur, que nous abdiquons nos droits devant la force, que nous nous prosternons humblement devant les exigences d'un voisin puissant, - appelons les choses par leur nom - que la prorogation d'une loi qui a existé sous tous les régimes, est un gage d'obédience donné par une petite nation constitutionnelle à un grand et redoutable empire.

J'ose dire, messieurs, sans crainte aucune d'un désaveu, que s'il en était ainsi, il ne se trouverait pas, dans cette Chambre, un seul député pour voter la loi, qu'il ne se trouverait pas, en Belgique, un ministre pour la proposer. Nous n'avons pas oublié les souvenirs de 1856, nous n’avons pas oublié ce jour mémorable où un ministre qui n'appartenait pas à la gauche, interpellé par M. Orts sur la question de savoir si l'un des gouvernements représentés au congrès de Paris avait demandé au gouvernement belge quelque modification à la Constitution, répondit fièrement qu'il n'y consentirait jamais ! et provoqua, par cette mâle déclaration, les applaudissements unanimes de la Chambre et du pays.

Quelqu'un prétendra-t-il que nous ayons dégénéré depuis cette époque ? Dira-t-ou que nous avions, il y a neuf ans, plus de civisme qu'aujourd'hui ! Si quelqu'un osait l'affirmer, je lui répondrais que la loi de 1835 était en vigueur en 1856, et que sa prorogation n'avait trouvé, l'année précédente, que deux opposants dans cette enceinte.

(page 1272) Pourquoi donc aujourd’hui cette opposition si vive, cette mise en suspicion du gouvernement, cette dénonciation d'un arbitraire qu'on n'avait pas entrevu ?

Les mœurs politiques, dira-t-on peut-être, font des progrès. Nous sommes plus rapprochés du jour où les peuples civilisés s'inclineront devant cette parole d'un grand poète, qui dit que l’harmonie a pour patrie le monde et pour nation l'humanité !

Hélas ! nous sommes bien loin de la réalisation de ce beau rêve. Les événements de chaque jour nous en apportent des preuves sanglantes et lamentables, et ce n'est pas lorsqu'on songe à refaire la carte de l'Europe que la Belgique peut songer à refaire le droit des gens au profit des convoitises qui l'ont tant de fois menacée.

A aucune époque, nous pouvons le dire, notre politique n'a été plus libérale vis-à-vis de l'étranger. Nous avons cessé d'exiger les passeports à la frontière, nous avons supprimé les derniers vestiges du droit d'aubaine, nous avons abrogé les articles 17 et 21 du Code civil, laissant chaque citoyen libre d'accepter au dehors des emplois militaires ou civils sans lui infliger la perte de sa nationalité.

Et, chose étrange, en agissant de la sorte, nous avons paru trop libéraux à ceux-là mêmes qui nous font un crime aujourd'hui de vouloir le maintien de la loi de 1835.

Que disait en effet, à propos de cette liberté de mettre son bras au service de toutes les causes, un journal qui représente les aspirations du parti radical ?

La Liberté, dans son numéro du 16 avril dernier, combattait avec énergie l'abrogation des articles 17 et 21 du Code civil. « Les formalités prescrites par l'article du Code civil, disait ce journal, n'étaient vraiment pas de trop. De même que l'on fait faire quarantaine dans nos ports aux navires étrangers, afin de se préserver du germe de pestilence et de mort qu'ils peuvent receler, de même il peut y avoir quelque utilité à faire faire un peu de quarantaine à ces condottieri, afin de s'assurer qu'ils ne rapportent pas dans leur patrie la pestilence des principes despotiques ou antinationaux, et le mauvais exemple des exploits problématiques auxquels ils peuvent s'être livrés. »

Et plus loin :

« La Belgique va-t-elle donc devenir, comme la Suisse d'autrefois, le pays des capitulations militaires et le théâtre des opérations des embaucheurs de toutes les causes et de toutes les nations ? Enrôles sous des drapeaux divers, combattant pour des causes opposées, les Beles conserveront-ils intacts dans leurs cœurs la flamme du patriotisme et l'amour de la liberté ? Il est permis d'en douter. Il est permis de craindre que le retour de ces croisés modernes ne soit comme l'introduction du cheval de Troie dans nos murs et ne nous force à faire à ce nouveau bienfait du ministère l'application du vers célèbre :

« Timeo Danaos et dona ferentes. »

Voilà, messieurs, de quelle façon était jugé un projet de loi, fondé sur les idées les plus libérales, par ceux qui nous mettent au ban de l'opinion, par ceux qui se chargent de combattre la candidature de l'honorable M. de Vrière aux prochaines élections, pour avoir défendu la loi de 1835.

Que d'arguments à tirer de cette thèse en faveur de la doctrine que nous soutenons en ce moment à propos des réfugiés politiques !

Celte doctrine, du reste, est celle de tous les peuples. L'honorable rapporteur de la section centrale vous a cité l'exemple de deux petits pays que l'on peut comparer au nôtre, la Suisse et les Pays-Bas.

Permettez-moi de vous citer celui de deux grandes nations qui n'ont rien à craindre de l'extérieur, l'Angleterre et la France.

En Angleterre, en 1793, il existait de grandes controverses sur la question de savoir si la couronne avait le droit d'expulser les étrangers du sol britannique. L’Alien bill résolut affirmativement cette question. Il permit au gouvernement d'expulser les réfugiés politiques et de les interner. Cette législation fut renouvelée en 1802, en 1814, en 1848 ; cependant, l'Angleterre est considérée comme une terre d'asile pour tous les martyrs de la politique européenne, et aujourd'hui encore on l'appelle, comme l'appelait Louis XVIII, la « consolatrice des offligés.3

Et quel enseignement nous donne la France, non pas la France impériale que je ne citerai point, mais la France libérale et constitutionnelle de 1830, la France républicaine et démocratique de 1848 ?

Les lois du 21 avril 1852, du 1er mai 1834, du 26 juillet 1839 accordent au gouvernement tous les droits attribués au nôtre par la loi de 1835, et voici dans quels termes les justifiait, en 1834, le rapporteur à la chambre des députés, M. Gaillard de Kerbertin :

« L'étranger ne fait pas partie de la famille ; exempt des charges de l'association, il ne peut pas en exiger les droits. D'un autre côté, il ne saurait être animé envers un pays qu'il habite momentanément, des sentiments qui animent les nationaux ; ses intérêts ne sont pas les mêmes ; ses affaires, ses vues sont différentes.

« Aucune communauté d’affections et d’avantages ne lie son sort au sort de ce pays à l'existence duquel son existence n'est pas attachée. La loi qui fixe ces conditions n'est ni une loi de proscription, comme on a osé le dire, ni une loi exceptionnelle ; car l'étranger, je le répète, ne peut jouir que des droits qui lui sont octroyés. La disposition qui les lui accorde ne peut être une mesure d'exception, puisqu'il n’a pas le droit préexistant. Cette loi, c'est une loi d'ordre, une loi de précaution, dont la légitimité ne saurait être sérieusement contestée.

« Un gouvernement a le droit de dire à un étranger : Je vous reçois, je vous donne asile, mais à telles et telles conditions ; je vous repousse si vous troublez la paix publique. »

Cette doctrine fut celle de tous les jurisconsultes éminents de la France et voici comment la résume en peu de mots un homme qui porte un nom illustre, M. Royer-Collard, professeur de droit à la faculté de Paris :

« Chaque Etat est maître de refuser l'entrée sur son territoire aux étrangers en général et spécialement aux étrangers réfugiés. Cependant par des considérations d'humanité, on admet assez facilement les réfugiés, surtout les réfugiés politiques, à entrer et à séjourner, en leur imposant certaines conditions. Les révolutions des empires jettent souvent des hommes en dehors de leur patrie ; il serait dur de ne pas les accueillir. S'ils supportent l'exil avec calme et dignité, s'ils ne cherchent pas à rétablir par des complots et des entreprises leur cause perdue, on leur donne l'hospitalité, on leur accorde même des secours quand ils en ont besoin. Mais on prend des mesures à leur égard ; s'ils sont armés, on les désarme ; on les interne, c'est-à-dire qu'on leur assigne des résidences qu'il ne leur est pas permis de quitter ; on les retient forcément sur le territoire, ou on les expulse quand ils abusent de la protection du gouvernement et qu'ils compromettent des relations internationales.... En effet, tout en leur accordant une hospitalité généreuse, le souverain qui leur donne un abri a des devoirs à remplir envers les nations qui les poursuivent, et tout en protégeant les réfugiés, il ne peut et ne veut pas leur laisser les moyens et la possibilité d'agir contre le gouvernement d'un peuple dont il est l'ami...

« La conduite des autres gouvernements européens, à l'exception d'un très petit nombre de cas, a été dirigé par les mêmes principes. C'est donc aujourd'hui véritablement un droit public consacré par un usage général. »

Je ne sais pas ce qu'on pourrait dire de plus net, de plus précis et de plus rationnel sur la question qui nous occupe. Mais on peut me reprocher de chercher mes autorités parmi ceux qu'on appelle, avec une affectation de dédain, des doctrinaires. Passons à la république, et nous verrons que celle-ci ne se croyait pas même obligée de soutenir des doctrines ; elle : se bornait à lancer des décrets.

Dans la séance du 13 novembre 1849, à l'époque la plus florissante de la seconde république, l'assemblée législative de France eut à se prononcer sur un projet de loi présenté par le gouvernement et conçu en ces termes :

« Les lois des 21 avril 1832, 1er mai 1834 et 24 juillet 1839, relatives aux étrangers réfugiés, sont prorogées pendant trois ans, à partir du 1er janvier 1850. »

L'article unique de la loi fut adopté à l'unanimité et sans débats.

Ce ne fut pas une surprise, messieurs, car dans la séance du 20 novembre, après sept jours de réflexion, l'assemblée eut à émettre un nouveau vote. Voici toute la discussion, telle que je l'ai trouvée dans le Moniteur universel :

« M. le président. - Il n'est survenu aucun amendement. Je mets l'article aux voix.

« - L'article mis aux voix est adopté.

« M. le président. - C'est la troisième délibération. Par conséquent c'est la loi. »

Il n'y eut pas même de scrutin ; la loi fut votée à l'unanimité.

Or, un appel nominal qui venait d'avoir lieu immédiatement avant sur un autre projet, constate que parmi les membres présents figuraient MM. Anthony Thouret, Arago, Théodore Bac, Bancel, Baze, Cavaignac, Péan, Pascal Duprat, Noël Parfait, Pierre Leroux, Charras et Victor Hugo.

Pas un d'entre eux ne protesta ! La loi fut votée à l'unanimité ! Et pourtant ces hommes distingués ne se faisaient pas faute d'attaquer les (page 1273) tendances, à leur avis trop réactionnaires déjà, de la majorité d'alors, et ils votèrent contre une autre loi introduite en même temps en vertu de l'initiative de deux représentants, MM. de Vatismenil et Lefèvre-Duruflé et relative à la naturalisation et au séjour des étrangers en France.

Un orateur de l'extrême gauche, dans le débat sur cette proposition, définit nettement le caractère de la mesure votée à l'unanimité le 20 novembre :

« Il est nécessaire, dit M. Chamiot, de rappeler à l'assemblée la distinction qui existe entre les réfugiés en France et les étrangers qui résident en France. Les réfugiés sont des proscrits qui, agissant sous la contraints des événements politiques, viennent temporairement chercher un asile sur le territoire de la république, mais sont désireux que leur séjour s'y prolonge le moins longtemps possible, et n'attendent, pour retourner dans leur patrie, que la cessation des événements qui les ont forcés à la quitter.

« Au contraire, les étrangers résidant en France sont ceux qui, venus sur le territoire de la république pour des causes diverses, soit par suite d'opérations de commerce, soit parce qu'ils ont été attirés parmi nous par l'attrait que leur présentent nos mœurs, notre civilisation, nos institutions politiques, restent parmi nous par suite d'une détermination libre de leur volonté, qui veulent y rester et qui demandent à y rester,

« Cette distinction fait comprendre à l'assemblée que selon qu'on a à régler le sort des uns ou des autres, il y a lieu de faire des lois d'un caractère différent.

« Aux réfugiés politiques s'appliquent des lois de police et, à l'instant même, l'assemblée vient de voter, par une troisième délibération, les lois de police qui régissent la position des réfugiés en France.

« Vous savez que ces lois étaient temporaires, qu'il fallait pour leur donner encore action qu'elles fussent prorogées par le pouvoir législatif. L'administration vous a déclaré qu'elle les trouvait suffisantes ; elle en a demandé purement et simplement la prorogation. »

Cette prorogation, je viens de le dire, fut votée à l'unanimité sans qu'il se produisît aucun amendement ni aucune protestation, et la loi sur les étrangers, distincte de celle des réfugiés, présentait ce caractère tout particulier qu'elle permettait aux préfets des départements-frontières d'expulser eux-mêmes, et au gouvernement de faire sortir du pays les étrangers qui avaient obtenu l'autorisation d'établir leur domicile en France.

Sur ce point seulement l'opposition protesta et 194 membres votèrent le rejet de cette mesure qui fut cependant adoptée à une majorité de 221 voix.

Voilà, messieurs, comment la plus puissante nation du continent agissait vis-à-vis des étrangers, dans un moment où elle prêchait à tous les peuples la démocratie, la fraternité universelle. Dira-t-on qu'elle suivait les conseils de la peur ? Dira-t-on qu'elle violait les lois de l'hospitalité. Point du tout. Elle pratiquait cette politique prudente et sage que l'on peut trouver dure le jour où l'on est victime, mais que l'on est obligé de suivre le jour où l'on a le redoutable honneur de participer au gouvernement de son pays.

Je me hâte de le reconnaître, personne dans cette Chambre ne conteste le droit d'expulsion.

Mais on veut que l'exercice de ce droit ne soit pas livré à ce qu'on appelle l'arbitraire du pouvoir exécutif.

M. le ministre de la justice, dans son magnifique discours, vous a déjà édifiés sur le sens que peut avoir le mot d'arbitraire dans un pays où la presse est libre comme la tribune, où l'opinion publique exerce un contrôle incessant sur les actes du pouvoir, où les fonctionnaires sont responsables, où les ministres peuvent être renversés chaque jour et mis en accusation par la Chambre des représentants.

Je ne crois pas à la possibilité de l'arbitraire en Belgique. Si vous admettez qu'il puisse exister, vous devez le trouver dans les décisions des majorités parlementaires comme dans les arrêts des cours et les jugements des tribunaux.

Dans toute discussion humaine, il y a toujours une opinion qui succombe et qui est livrée à l'arbitraire de celle qui l'emporte.

Ouvrez le Dictionnaire de l'Académie et vous verrez que le mot « arbitraire » se dit de ce qu'il dépend de la volonté du juge de statuer, tout aussi bien que d'un pouvoir despotique qui n'a d'autre règle que le caprice. Et pourtant j'ai recherché avec scrupule, je le déclare bien nettement, s'il n'y avait pas moyen d'enlever à la loi ce vice qu'on lui reproche. J'ai cru qu'il y avait moyen de la rendre moins vague en déterminant les cas où l'étranger troublerait la tranquillité publique, et de diminuer l'arbitraire du pouvoir, en faisant intervenir la magistrature dans ses décisions.

Or, je l'avoue humblement, je n'ai rien trouvé, et je ne sache pas que d'autres, plus compétents, aient trouvé mieux que moi. La gravité des cas dépend tout entière des circonstances ; mon honorable ami, M. Van Humbeeck, le reconnaît lui-même, en proposant de proclamer, en certains moments, une sorte de loi martiale aux termes de laquelle l'arbitraire serait la règle.

L'intervention du pouvoir judiciaire est impossible, on nous l'a démontré à l'évidence, car ce pouvoir n'est pas responsable ; il n'est pas à même d'apprécier des faits qui doivent parfois rester secrets ; il est incompétent, car les tribunaux sont institués pour juger les contestations civiles entre les citoyens, et appliquer les peines conformément aux lois, et non pas pour donner des avis sur des intérêts politiques étrangers à leur domaine. Aussi, à mon sens, après mûr examen, il n'y a que deux moyens d'agir vis-à-vis de cette loi, la voter ou la rejeter. La rejeter en remplaçant par une doctrine nouvelle la doctrine admise par toutes les nations ; la voter en se fondant sur l'expérience du passé pour se reposer avec calme dans l'avenir.

C'est avec cette confiance que je voterai la loi, bien persuadé qu'en la votant je ne m'écarte d'aucun des grands principes qui régissent les sociétés modernes, et m'appuyant pour ce qui regarde spécialement la Belgique, sur un témoignage qui certainement ne sera point suspect.

On a parlé dans cette discussion du Congrès des sciences sociales. Or, voici un fait emprunté à sa jeune et déjà brillante histoire.

Il y a bientôt deux ans, le 23 septembre 1863, cette assemblée terminait à Bruxelles sa première session ; et il s'agissait de décider dans quel pays se tiendrait la seconde.

Un orateur se leva et proposa de la tenir en Belgique. Voici comment il justifia sa proposition :

« Je demande à vous dire une ou deux raisons qui déterminent le choix que je vous propose. La première c'est la position géographique de la Belgique, placée aux portes de l'Allemagne, de la Hollande, de la France, de l'Angleterre. Et puis, messieurs, grâce aux mœurs de la Belgique, nous tous Français, Anglais, Allemands, Hollandais, c'est tout au plus si nous considérons cette terre comme une terre étrangère ; quand nous y mettons le pied, nous sommes si sûrs d'y trouver des sympathies que nous nous croyons encore chez nous. Quand nous nous retrouverons en Belgique, il y aura comme une certaine idée de famille qui concourra au grand but de ce congrès qui est la fraternité des intelligences. Je puis parler de la Belgique, j'ai usé pour ma part de son hospitalité, je sais comment on entend ici la liberté de la parole...

« Voici un petit Etat et un grand peuple où l'on pratique et où l'on aime l'hospitalité, où l'on aime et pratique la liberté ; eh bien, pour nous autres, messieurs, qui sommes les représentants apparemment dans le monde de cette douce chose qu'on appelle l'hospitalité, et de cette sainte chose qu'on appelle la liberté, voilà notre vrai berceau, notre vraie patrie. Voilà aussi pourquoi nous avons proposé au bureau que la prochaine session du congrès ait lieu encore en Belgique. »

L'orateur qui parlait ainsi avec une éloquence qui émut tous les cœurs, j'en appelle à mon honorable ami M. Orts qui présidait l'assemblée, était un Français, un démocrate, un philosophe, c'était M. Jules Simon, - et tandis qu'il parlait ainsi, exaltant l’hospitalité belge, la loi de 1835, comme une épée de Damoclès, était suspendue sur sa tête.

Ce discours est la meilleure critique des arguments de l'opposition.

(page 1279) M. Couvreurµ. - Avant d'aborder le fond du débat, je demande à la Chambre de pouvoir dire quelques mots d'un incident que l'honorable rapporteur a mentionné dans son discours, auquel on a donné plus d'importance qu'il n'en méritait et qui pourrait être mal interprété.

Il a été dit qu'une assemblée savante avait, à Amsterdam, jeté l'anathème sur la loi de 1835, et que, depuis lors, à l'étranger, à Paris, je ne sais quels hommes politiques auraient décidé, si le gouvernement et les Chambres belges s'avisaient de rétablir cette loi de sûreté publique, de fermer la Belgique à tout jamais à ces grandes assemblées internationales qui sont un honneur pour notre siècle et dont notre pays peut revendiquer l'initiative.

Un congrès qui se réunira bientôt à Berne devait être le théâtre de cette manifestation.

A ces faits, s'ils étaient vrais, il n'y aurait qu'une réponse à faire ; et cette réponse, notre patriotisme nous la dicterait. Charbonnier est maître chez lui. Belges, nous sommes seuls juges de ce qui convient à notre vie nationale. Nous n'avons pas plus à courber la tête devant la manifestation des congrès libres que devant les déclarations des congrès diplomatiques lorsque ces congrès, au nom du droit des gens, veulent porter la main sur la liberté de notre presse, l'un des principes fondamentaux de notre Constitution.

Voilà, messieurs, ce que nous aurions à répondre à ceux qui voudraient peser sur notre liberté d'action. Ce que nous faisons ne regarde que nous, nous le faisons sous notre responsabilité, et la loi qui nous est soumise, nous ne devons l'examiner que par les mérites de la cause en elle-même, sans égard pour les menaces et les tentatives d'intimidation.

Mais nous pouvons nous rassurer ; il n'y a rien de sérieux au fond de cette prétendue manifestation.

Je doute qu'une réunion d'hommes politiques connaissant la Belgique, connaissant l'institution à laquelle il a été fait allusion, aient pris une pareille résolution ; et si cette résolution a été prise, je doute qu'elle puisse avoir le caractère qu'on lui a attribué. S'il en était autrement, ceux devant qui elle pourrait se produire puiseraient certainement dans leur patriotisme les arguments nécessaires pour en repousser les effets injurieux.

Une autre assertion a été émise et je demande à y répondre quelques mots.

il a été dit que l'Association internationale des sciences sociales avait, au congrès d'Amsterdam, jeté l'anathème sur cette loi de 1835. Tous ceux qui connaissent l'organisation de cette association, tous ceux qui savent qu'elle ne vote ni ne délibère, que nul n'est responsable des doctrines émises dans son sein, si ce n'est l'orateur qui les émet, tous ceux, enfin, qui ont assisté à la séance où la loi de 1835 a été examinée, tous savent combien de pareilles assertions sont dénuées de fondement.

La loi de 1835, pas plus que celle de 1849 en vigueur en Hollande, a été discutée a un point de vue exclusivement politique.

Le débat, conduit par des jurisconsultes, a embrassé toutes les lois qui constituent des exceptions contre les étrangers : l'obligation de fournir caution, le droit de soustraire l'étranger à son juge naturel, la saisie foraine, l'exécution des jugements en pays étranger, et enfin, en dernière analyse, la portée politique des lois.

La façon même, d'ailleurs, dont la question était posée - et certes on ne dira pas que de questions de cette nature ne pouvaient point s'inscrire au programme de la section de droit d'un congres international - devait maintenir le débat sur le terrain du droit.

Les orateurs qui ont parlé, et parlé avec toute la liberté qu'il faut laisser à la science, car, sans liberté, il n'y a pas de science possible, ont pu, sans engager l'opinion de leur auditoire, l'un justifier les restrictions contre les étrangers, l'autre les critiquer, un troisième en demander l'abrogation absolue. Un orateur a félicité la Belgique, aux applaudissements de l'assemblée, d'avoir pu renoncer à la loi de 1835 ; mais ces applaudissements, qu'on a si faussement interprétés, ne constituent pas certes un anathème. Ils n'étaient qu'un hommage rendu à notre pays et la proclamation légitime d'un principe supérieur, celui de la fraternité des peuples. Ceux mêmes qui, dans cette enceinte, justifient la loi n'eussent pas protesté contre ces applaudissements ; car si divisés que nous puissions être sur cette matière, une question d'opportunité seule nous sépare.

Ceux qui acceptent la loi, j'aime à le croire du moins, l'acceptent comme une nécessité temporaire et ne se refuseront pas à l'espoir qu'un temps viendra, supérieur en civilisation, où les lois contre la personne de l'étranger en vigueur encore aujourd'hui dans la plupart des pays d'Europe, iront rejoindre les dispositions qui pesaient jadis sur leurs biens.

Maintenant, messieurs, que j'ai dégagé la question de cet élément étranger, de cette pression qu'on pourrait vouloir exploiter, j'aborde le fond du débat et je viens justifier le vote que j'émettrai contre la loi, si elle n'est pas amendée dans le sens des garanties demandées par l'honorable M. Van Humbeeck.

L'honorable ministre de la justice, en terminant son discours, a précisé les trois points de vue auxquels il faut envisager la loi.

Il a dit qu'il fallait l'envisager, ainsi que les dispositions légales encore en vigueur, au point de vue de nos relations internationales, au point de vue de la prospérité et de la sécurité intérieure, enfin, au point de vue de l'étranger lui-même. Ces points de vue sont aussi les miens, et je dis que tous les trois condamnent la loi et le système développé par le gouvernement pour la défendre.

Nous sommes tous d'accord qu'il faut préserver nos relations internationales.

Les sociétés ont les mêmes devoirs que les individus.

Mais il y a deux moyens de préserver ces relations internationales : par la loi, ou par les dispositions variables de l'autorité. Plus la loi sera vague en ses termes, plus elle laissera de latitude à l'action du gouvernement et plus le gouvernement sera exposé à la pression étrangère, d'une part, aux rancunes de ceux qu'il aura persécutés, d'autre part. S'il agit trop, on l'accusera de bassesse et de complicité ; s'il refuse d'agir, on se plaindra de son mauvais vouloir. Il n'y a qu'une loi précise qui puisse le mettre à l'abri de ces reproches, parce que cette loi sera la même pour tous les partis.

La Belgique est une puissance neutre. Cela lui impose l'obligation d'être, pour tous les partis étrangers qui tour à tour viennent lui demander un asile, également sévère ou également bienveillant. Tel parti contre lequel le gouvernement, par suite de l'élasticité de ses lois, se sera montré trop sévère, peut devenir, demain, à l'étranger, le parti gouvernant et nous faire payer cher l’hostilité que ses membres auront rencontrés chez nous.

Il ne faut pas, non plus, à un autre point de vue, que l'étranger puisse trouver des complaisances dans le pays où elle réside, lorsque les doctrines qu'il professe, les principes qu'il représente sont d'accord avec les doctrines, avec les principes professés par la majorité de ce pays. En d'autres termes, il ne faut pas que l'action de l'autorité puisse fléchir au gré des événements ; elle doit toujours rester telle que la loi la fixe et ne point dépendre des caprices ou des faiblesses des administrations.

La prospérité intérieure : sous ce rapport, je ne crois pas qu'il y ait un pays au monde qui devrait avoir, plus que la Belgique, des égards pour l'élément étranger.

L'honorable M. Hymans nous a parlé tantôt des doctrines qui, sur ce point, ont prévalu en France en 1849.

(page 1280) Il nous a dit qu'une loi faite a cette époque par l'assemblée législative n'a soulevé aucune opposition de la part des représentants de la démocratie française. Messieurs, ce n'est certes pas en France, pas même à l'époque où elle était en république, que nous devons aller chercher des exemples de liberté ; ce ne sont pas non plus les doctrines de ceux qu'on appelait les montagnards que nous ferons nôtres en Belgique. Je repousse donc, quant à moi, toute solidarité avec ce qui a pu se dire ou ne pas se dire à l'assemblée législative.

Toutefois il faut être juste pour tout le monde.

Le fait particulier qui a été signalé peut avoir été le résultat d'une de ces surprises qui se rencontrent dans toutes les assemblées parlementaires ; d'une de ces surprises auxquelles la Chambre belge elle-même n'a pas toujours échappé. N'avons-nous pas vu, un jour dans cette enceinte mime, une disposition injurieuse pour la presse passer inaperçue dans un projet de code pénal ? Ce fut le dévouement de l'honorable M. Orts pour les intérêts de la presse qui amena la Chambre a revenir sur son vote.

La Belgique se trouve dans une autre situation que la France ; elle est véritablement une terre d'alluvion et toutes les races se sont mêlées sur son territoire. Tous les peuples qui nous entourent sont plus ou moins de notre famille : nous avons plus ou moins de sang étranger dans les veines. Cet esprit de nationalité exclusive, tel que nous le dépeignait l'honorable M. de Vrière, cet esprit ne peut exister chez nous. Ce qui fait la base de notre nationalité, ce qui la rend si pure et si inattaquable, ce sont les garanties déposées dans notre Constitution et l'attachement que nous leur portons. La liberté dans toutes ses manifestations, voilà le lien qui nous unit, et c'est parce que nous voulons le préserver et le maintenir que nous sommes les adversaires de la loi telle qu'elle est présentée.

D'ailleurs, messieurs, un devoir de reconnaissance nous oblige envers l'étranger. Plus d'une fois, il nous a apporté la prospérité matérielle et le développement des sciences. Si Gand peut se vanter d'avoir vu un de ses enfants enlever à l'Angleterre le premier métier à filer, nul n'ignore que le premier constructeur de cardes pour la fabrication des laines était un Anglais, que son fils fut le fondateur de Seraing et que c'est à la reconnaissance d'un émigré français envers une famille de Verviers que cet arrondissement doit aujourd'hui la prospérité de son industrie drapière Si, au XVIème siècle, traqués par le duc d'Albe, nos pères allèrent enrichir l'Angleterre, celle-ci nous a bien rendu ce bienfait par la participation de ses capitaux à nos chemins de fer.

Faut-il vous rappeler, au point de vue politique, la part si grande qu'ils ont prise à la révolution qui a constitué notre nationalité ? Que d'étrangers combattaient avec nous, depuis l'Espagnol don Juan Van Halen, le premier commandant de notre force armée, jusqu'à Jenneval, l'auteur français de la Brabançonne ! J'en passe et des meilleurs.

Et avant cette époque, qui oserait nier que l'émigration française de 1815 n'ait point exercé une influence salutaire sur le mouvement de 1830 et sur le développement des idées da notre temps ? Cependant, tous ces étrangers ont pu vivre en paix parmi nous, sous l'autorité du roi Guillaume.

Nos pères avaient compris leurs obligations envers l'étranger. Un historien national l'a dit avec raison, le suppliant est saint et cette parole de l'oracle antique, le Brabant, le premier parmi les Etats civilisés du moyen âge, l'avait inscrite dans son pacte constitutionnel. En vertu de l'article 17 de la Joyeuse entrée, personne de quelque nation, qualité ou condition qu'il fût, pour quelque crime ou sujet que ce fût, ne pouvait être entravé sans le consentement unanime des trois états.

M. Coomans. - En Flandre également.

M. Couvreurµ. - Aussi cet homme d'Etat, ennemi de nos institutions, apologiste officiel de tous les pouvoirs, bons ou mauvais, qui suivirent le règne de Philippe II, traite-t-il l'article 17 de la joyeuse entrée de pierre de scandale. Mais le peuple et les états défendirent toujours et vigoureusement ce privilège, même contre leurs plus puissants voisins.

Mais où éclate la nécessité de déterminer par une bonne loi la position des étrangers parmi nous et non pas par une loi qui les livre à l'arbitraire de l'administration, c'est lorsque nous envisageons la question au point de vue du maintien de nos institutions.

M. le ministre de la justice a établi une très ingénieuse théorie sur les principes bons et mauvais qui se tiennent en équilibre chez un peuple bien organisé ; il a montré le danger d’une adjonction trop forte d'éléments étrangers.

Mais, dans cette argumentation, il a perdu de vue que les éléments étrangers qui viennent se joindre aux éléments nationaux ne sont pas essentiellement mauvais ; que là aussi les éléments bons se mêlent aux éléments mauvais et qu'il ne dépendra que de nous d'admettre cet bons éléments et de repousser les mauvais.

Mais, messieurs, ce qui me paraît surtout dangereux pour nos institutions libérales, c'est l'introduction des pratiques arbitraires de la police fonctionnant sans contrôle efficace.

Vous créez ainsi deux dangers : d'une part l'intervention dans vos rouages gouvernementaux de tout un personnel qui n'a pour régie que son bon plaisir, d'agents de la bouche desquels on entend tomber ces paroles : La loi n'est pas faite pour nous.

D'un autre côté, vous déshabituez les populations de demander à leur propre initiative la défense de leurs intérêts privés ; vous les invitez à mettre ces intérêts sous la tutelle et la protection de la police.

L'intérêt des étrangers, je crois que je n'ai pas besoin de le dire, serait mieux assuré par une législation si rigoureuse qu'elle pût être, que par l'arbitraire le plus doux que vous puissiez constituer.

Cependant j'ai entendu contester cet axiome. On a dit que les tribunaux condamneraient toujours. Mais du moins l'étranger saura pourquoi il est condamné ; les jugements seront justiciables de l'opinion publique qui aujourd'hui ne peut se prononcer, parce que l'administration fonctionne dans l'ombre comme elle le fait, dans un autre pays, à l'égard de la presse.

« Mais, nous a dit M. le ministre de la justice et après lui l'honorable rapporteur de la section centrale, que craignez-vous ? De tous ceux que l'infortune politique a jetés sur notre territoire, pas un seul n'a eu à se plaindre de la manière dont il a été traité. »

Et ailleurs : « L'arrêté d'expulsion est notifié à l'individu qui en est l'objet et l'on dira que si une expulsion arbitraire non motivée était ordonnée, on ne viendrait pas s'adresser à la Chambre. Cela n'est pas sérieux.

Plus loin M. le ministre nous dit encore que le gouvernement n'use et ne veut user de son droit que lorsque l'intérêt du pays est en jeu.

Oh l si les choses se passaient toujours ainsi, nous serions mal venus de nous plaindre. Mais il n'en est rien et je vais essayer de le démontrer.

La réponse de M. le ministre de la justice à la section centrale nous a bien donné le chiffre des expulsions dont il existe des traces à l'administration de la sûreté publique, mais ce qu'il ne pouvait pas nous dire, c'est le nombre d'expulsions faites par voie de persuasion on de contrainte morale.

L'administration de la sûreté publique écrit à l'étranger pour le prier de passer au département de la justice, et là on le prévient officieusement, poliment, avec les façons les plus aimables, je dois le reconnaître, qu'il ferait bien de quitter le territoire, sous peine d'en être éloigné. Ainsi en d'autres pays on appelle les directeurs de journaux à la police pour leur dire que s'ils parlent de telle ou telle matière ils seront poursuivis, et il ne manque pas d'esprits zélés pour soutenir que ce régime est plus salutaire à la presse que le régime de la loi.

Tout homme qui n'aime pas à lutter ou qui n'est pas en position de le faire, et c'est le plus souvent le cas, cède à cette pression. C'est ainsi que nous avons vu sortir du pays une foule d'étrangers qui n'avaient commis aucun acte hostile ni contre leur pays ni contré nous et dont le nom était trop obscur pour être un danger.

L'honorable M. Guillery nous a dit comment d'autres ont été traités. Encore, étaient-ce des hommes qui avaient un nom, des positions, de puissantes recommandations, des protections. Mais les petits, les faibles, ceux pour lesquels nul se levait, ceux-là ont eu fort à souffrir.

C'est surtout au lendemain des grands cataclysmes politiques dansuno pays voisin qu'il est douloureux d'étudier comment cette loi est appliquée, cette loi dont on a dit qu'elle avait fonctionné avec modération et bienveillance. Dans ces moments, la police ne semble avoir qu'une préoccupation, c'est de purger le pays de tous ceux qui viennent y chercher un asile, de ceux-là même qui demain peut-être tiendront les rênes du gouvernement dans leur pays, comme des plus misérables, des plus infimes, des plus inoffensifs.

J'ai eu, moi aussi, mes dossiers. Ma position spéciale m'a fait le confesseur de bien des douleurs, de bien des infortunes.

Je pourrais raconter l'histoire de tel proscrit infime, fuyant les vengeances politiques de son pays, enlevé le jour même de son arrivée du lit où le clouait la maladie, et s'en allant mourir à Douvres le jour de son débarquement. Ce fait ne s'est pas produit, je me hâte de le dire, sous l'administration actuelle ; il s'est produit sous l'empire de la loi de 1835. Voilà ce qu'on appelle appliquer la loi avec modération. (page 1281) Le malheureux proscrit n'avait pas même en le temps d'appeler un médecin à son lit d'agonie, Ce n'était même pas son nom qui l'avait fait chasser de notre sol.

D'ailleurs permettez-moi de vous donner lecture d'une lettre que j'ai reçue de Londres d'un homme qui y vit depuis dix ans du pénible travail de ses mains ; il relate le traitement dont il a été victime. Ce récit renferme un enseignement qu'il est bon de méditer :

« Pendant les premiers mois qui suivirent mon arrivée à Bruxelles, au commencement de 1852, ce n'était pas une loi qui fonctionnait à l'égard des réfugiés français, c était une épidémie qui s'abattait sur eux, un choléra sans hygiène préventive possible, un fléau qui nous frappait aveuglément, sans cause visible, sans signes précurseurs. On s'éveillait bien portant - on couchait le soir à bord du bateau à vapeur d'Ostende à Douvres.

« Et j'ai d'autant plus de raison de comparer ce régime inhospitalier à une épidémie qu'à l'instar de la plupart des maladies épidémiques, il s'attaquait principalement aux plus pauvres.

« Pout ceux qui parvenaient à force d'instances, de ruses, d'interventions protectrices à échapper à l'expulsion, c'était une menace et des tracasseries de tous les jours. A chaque instant on était appelé à la sûreté publique pour s'entendre dire qu'il fallait se résigner à l'expulsion ou tout au moins à l'internement.

« Pour obtenir huit jours de répit, - le temps de faire jouer de nouveaux rouages préservatifs, - il fallait des prodiges d'éloquence, quelquefois, hélas ! d'humiliation. Je me rappelle qu'un de mes amis eut un jour la bonne fortune de gagner un mois en exhibant une lettre qu'il venait de recevoir du prince Napoléon et qui était conçue en termes très bienveillants et très affectueux. On crut devoir faire crédit d'un mois d'internement (c'était le dernier exil auquel cet ami était réservé) à un homme qui était en relations amicales avec le cousin du futur empereur des Français.

« Je ne puis penser sans horreur - l'expression est faible - à ce que j’ai souffert pendant trois ou quatre mois, sous forme de dix supplics différents, de l'arbitraire ministériel qui jouait avec ma personne, avec mon existence - pour moi c'était bien le mot - avec toute la cruauté du chat torturant une souris.

« Passons. On ferait un énorme volume avec le récit des misères dont j'ai été ou victime ou témoin à cette époque de ma vie - que je ne puis me rappeler sans frémir et auxquelles aujourd'hui, que j'ai treize années de plus sur la tête, je préférerais la mort assurément. »

Et remarquez, messieurs, que l'homme qui s'exprime ainsi n'avait point joué de rôle politique ; il était des plus paisibles et certainement très inoffensif.

Aussi, messieurs, tel étranger, émigré politique, se disait-il venu en Belgique pour des affaires commerciales incorrectes. Cela le mit à l'abri des tracasseries dont ses coreligionnaires étaient les victimes.

Mais laissons là les souvenirs de 1852 et voyons ce qui se passe encore tous les jours. Pour l'étranger, quel qu'il soit, la loi de 1835 et les autres lois qu'on invoque sont une épée de Damoclès suspendue sur sa tête, quoi qu'on en ait dit. Pour lui, pas de garanties sérieuses : l'expulsion ou, par grâce spéciale, l'internement. Pour un mot, pour une dispute, pour une dette criarde, il est mandé, sermonné, réprimandé et quelquefois expulsé.

La loi sur les étrangers ou contre les étrangers, c'est en tout et pour tout le régime de l'omnipotence ministérielle substituée à la loi.

Je le répète, je ne fais pas le procès à l'administration actuelle ; toutes les administrations qui se sont succédé ont été plus ou moins coupables en appliquant la loi ; c'est à la loi elle-même qu'il faut faire ce procès, c'est la loi qui a favorisé ces abus.

Cependant, il nous a été dit que la loi n'atteignait pas l'étranger paisible. S'il en est ainsi, je demande comment, dans ce cas, l'administration peut se faire, vis-à-vis d'étrangers paisibles, l'instrument d'intérêts particuliers.

Le fait que je vais rappeler n'est pas isolé.

Une femme d'une conduite légère débauche un fils de famille, entraîne un mari. Croyez-vous qu'on s'adressera aux tribunaux s'il y a délit ou qu'on laissera faire ? Point : il faut que la police se fasse la gardienne des mœurs, et qu'elle protège la paix des ménages, au risque de s'exposer aux plus grossières erreurs.

Il y a quelques années une étrangère, une institutrice allemande arrive en Belgique avec d'excellents certificats de moralité et de capacité.

Elle entre dans une famille et bientôt, je ne sais sous quels soupçons fondés ou non, un dissentiment éclate dans le ménage. L'institutrice est éloignée de commun accord.

Cela ne suffit pas à la mère de famille inquiète et jalouse.

Elle obtient, je ne sais par quelle protection... (Interruption.) Oh ! ne riez pas, messieurs, l'expulsion de l'institutrice. Pendant l'intervalle, pourtant, celle-ci avait trouvé une autre positon dans une famille honorable de la même ville. Menacée dans tous ses intérêts, menacée dans son honneur, elle vient à Bruxelles et s'adresse au ministre de la puissance à laquelle elle appartenait. Ce diplomate prit chaudement en main la défense de sa compatriote.

Il écrivit à cette époque, j'ai eu sous les yeux tout le dossier de cette affaire, pour réclamer contre les droits que s'arrogeait l'administration de la sûreté publique.

Vous croyez peut-être que l'administration reconnut qu'elle avait eu tort d'intervenir dans une affaire qui ne la concernait en rien ; qu'elle avait cédé à des influences trop puissantes.

Point : elle tint bon, elle prétendit maintenir son arrêté d'expulsion et nous fûmes sur le point d'avoir un conflit diplomatique pour les beaux yeux d'une institutrice.

Voilà donc, je le répète, au nom de la loi de 1835, l'administration de la police et M. le ministre de la justice transformés en gardiens de la moralité privée, en agents mis au service d'intérêts particuliers.

Ces faits sont la conséquence directe de l'absence de garanties.

Et dans les rapports de la justice avec l'étranger, voyez où mène le système en vigueur. L'étranger est mandé à la police ; on lui dit : Vous êtes accusé de tel délit, vous avez commis tel fait ; si vous ne vous amendez pas, nous vous expulserons. L'étranger a beau protester de son innocence, demander qu'on le mette en présence de son accusateur ; rien n'y fait et il ne lui reste plus que la ressource ou de courber la tête et de s'éloigner ou de rechercher quelque haute influence, pour échapper à l'expulsion qui le menace.

Mais, nous dit-on, est-ce que la presse et la tribune ne sont pas là pour prévenir les abus ?

La presse, messieurs, l'honorable M. Guillery vous a dit comment on parvenait à la réduire au silence. (Interruption.) Mon Dieu ! le moyen est bien simple et il a été employé plus d'une fois : on prévient l'étranger que si la presse prend trop vivement la défense de sa cause, il en subira les conséquences. (Oh ! oh !)

Oui, messieurs, c'est ainsi que les choses se passent et le journaliste a les mains liées par les égards dus à l'infortune. (Interruption.)

Quant à la tribune, messieurs, on vous a dit comment elle avait été impuissante pour protéger M. de Versigny.

M. Hymans. - Cela, c'est l'arbitraire des majorités.

M. Couvreurµ. - Non, ce n'est point l'arbitraire des majorités, c'est l'arbitraire de la loi ; car tout le monde comprend qu'on n'ira pas renverser un ministère ou mettre un ministre en accusation parce qu'il aura refusé à un réfugié de donner un cours de droit romain (Interruption.)

MfFOµ. - Vous niez le contrôle de la Chambre !

M. Couvreurµ. - Je nie le contrôle des Chambres ! Mais si la presse et la tribune sont suffisantes pour nous protéger contre le pouvoir exécutif, à quoi bon faire des lois ?

A tous ces abus, il n'y a qu'un remède, et ce remède, c'est la publicité et le contrôle. Il faut que la lumière se fasse, il faut que nous puissions voir clair dans ces ténèbres ; il faut que l'étranger inoffensif lorsqu'il se présente devant celui qui dispose de son sort, sache qu'il peut se défendre ; il faut qu'il puisse assister aux dépositions à sa charge, qu'il puisse établir par la discussion que les faits allégués contre lui ne sont point fondés ; en un mot il faut qu'il puisse jouir, sous ce rapport, de tous les droits garantis aux régnicoles.

Un argument favori des défenseurs de la loi et dont M. le ministre de la justice a usé largement, c'est que l'arbitraire de la loi est inévitable et que le pouvoir exécutif est en mesure de commettre des abus bien autrement graves.

C'est là, messieurs, une singulière façon d'argumenter. Ainsi, parce que d'autres lois sont plus ou moins défectueuses, nous n'avons pas le droit de toucher à celle-ci, même pour l'améliorer. Eh quoi, l'arbitraire est inévitable en cette matière, parce que tout dépend des temps, des lieux, des circonstances, des individus. Mais n'en est-il pas ainsi d'une foule d’autres délits ; n'en est-il pas ainsi de libertés bien autrement précieuses que la liberté de résidence, de la liberté de la presse, par exemple ?

(page 1282) Ainsi, parce que la gravité d'un délit de presse peut dépendre des temps, des lieux, des circonstances, on devrait s'abstenir de déterminer nettement les droits de la presse. De tels régimes peuvent fleurira àl'étranger, ils ne sauraient être tolérés en Belgique.

On a contesté l'hostilité de l'opinion publique à la loi que nous combattons. La presse, a t-on dit, elle est dans des mains étrangères ; les meetings sont des démonstrations de quelques individus qui s'agitent dans le vide et qui n'entraînent personne.

Messieurs, tout d'abord, permettez-moi de faire remarquer dans quelles contradictions on tombe quand on combat pour une cause injuste.

Veut-on démontrer que l'arbitraire reconnu, avoué, de la loi trouve son contre-poids, dans les révélations de la presse, cette presse qui attaque à tort et à travers, oh ! alors on exalte sa puissance ; elle suffit pour arrêter le mal.

Mais quand elle veut le prévenir, quand elle demande des lois contre l'arbitraire, des lois contre des mesures qu'on ne peut justifier, dans ce cas, la prose n'est plus que l'organe d'écrivains étrangers dont on a tort de tolérer la licence.

Eh bien, messieurs, au nom du journalisme, au nom des amitiés que j'y possède, je dois protester contre les paroles de M. le ministre de la justice. Il n'est pas exact que le journalisme en Belgique obéisse aux suggestions des étrangers qu'il compte encore dans ses rangs.

Il est vrai qu'à une certaine époque l'élément étranger fut prépondérant dans notre prose. C'était peu après la révolution de 1830. C'est dans le journalisme d'alors que la révolution était allée chercher ses premiers législateurs, ses hommes d'Etat, ses diplomates.

Ils prouvèrent que s'ils avaient été vaillants la plume à la main, ils n'étaient pas indignes des positions nouvelles qui leur étaient faites.

Mais en dessous d'eux le vide s'était fait. D'autres carrières, des carrières plus lucratives s'ouvraient alors à la jeunesse belge ; les vides laissés dans le journalisme furent comblés par l'élément étranger.

Mais aujourd’hui la situation n'est plus la même.

Partout l'élément belge a pris une place prépondérante dans le journalisme ; partout il veut dire son mot. Quant aux écrivains étrangers que le journalisme compte encore dans son sein, ils sont depuis longtemps naturalisés parmi nous, par leurs amitiés, par leurs intérêts, par leurs enfants nés sur notre sol, par l'estime dont nous les entourons, par les grands services qu'ils ont rendus et qu'ils ne cessent de rendre à tous les intérêts de notre pays.

Mais n'en fût-il pas ainsi, toute la presse fût-elle aux mains des étrangers, cette presse n'a-t-elle pas ses abonnés ?

Ce qui fait la force du journaliste, ne sont-ce pas les opinions qu'il défend ? N'est-ce pas l'assentiment que ces opinions rencontrent dans le pays ? Si cet assentiment lui fait défaut, si les opinions qu'il soutient ne trouvent pas d’écho, le journal se ruine et disparaît.

Quels sont dans le pays les journaux qui attaquent la loi sur les étrangers, et quels sont ceux qui la défendent ? Je ne pense pas que le bilan soit à l'avantage de la loi.

On nous a parlé des meetings. Je demande à pouvoir prêcher un peu pour ma chapelle. J'ai beaucoup pratiqué les meetings, et je rends hommage à leur puissance. Je sais qu'il est de bon ton de les traiter avec dédain ; ne pouvant les empêcher, on les décrie. Mais ne perdez pas de vue qu'ils sont le complément naturel de la presse et un très puissant moyen de propagande et de contrôle.

Tout le monde n'a pas un journal et des abonnés à sa disposition ; mais tout le monde peut trouver une tribune.

En Angleterre, dans ce pays si essentiellement constitutionnel, le meeting est une institution politique. Tout le monde, depuis le ministre vieilli dans la pratique des affaires jusqu'à l’homme d'Etat en herbe, qui aspire au parlement, tout le monde rend hommage par sa présence et par ses discours à la puissance de ces grandes assemblées populaires.

Un jour, on avait attribué à lord Wellington une parole très dédaigneuse pour les meetings. On prétendait qu'il avait dit : « Ce n'est que de la fantasmagorie. » Je pense bien que le lord, vieux tory, n'était pas grand partisan des meetings. Cependant il repoussa l'accusation comme une injure et tous ses partisans s'unirent à lui pour la combattre.

Mais, dit-on, il y meetings et meetings. Les critiques ne portent que sur ceux où un petit nombre d'individus simulent une armée et vont promener leurs déclamations de ville en ville.

M. Coomans. - Les apôtres en ont fait autant ; c'étaient de grands « meetingueurs »saint Paul en tête.

M. Couvreurµ. - Messieurs, il fut un temps où ici, en Belgique, cinq ou six hommes, nous n'étions guère davantage, allaient de ville en ville prêcher l'application des doctrines nouvelles de l'économie politique. Important des idées anglaises, nous avions cru que, pour les propager, il était utile d'employer le procédé anglais.

Aussi ceux dont ces doctrines contrariaient les intérêts ou les opinions parlaient de nous avec un superbe dédain ; on disait de nous que nous étions des saltimbanques, des farceurs de tréteaux ; que nos doctrines ne valaient pas la peine d'être combattues ; que nous étions salariés par l'Angleterre ; que Cobden nous faisait des rentes ; que nous agitions le pays ; que nous étions des anarchistes, que nous nous agitions dans le vide et que nous n'entraînions personne.

Cela n'a pas cependant empêché qu'en peu d'années nous ayons fait pénétrer les nouvelles idées dans l'esprit des populations (interruption) hostiles jusqu'alors.

Des partisans de ces principes ne se trouvaient ni à Gand, oh l'on nous menaça d'une émeute, ni à Tournai, où l'on voulut nous jeter à l'eau.

M. Bara. - A Tournai, la Vérité a pris votre défense.

M. Couvreurµ. - Soit, nous avions la vérité avec nous, mais à Gand, aucun journal n'a pris notre défense. (Interruption.)

Vous dites que ces opinions avaient pénétré dans le pays... Elles n'y avaient pas pénétré comme elles l'ont fait depuis. Que ne me dites-vous aussi que nous n'avons pas le sens commun de nous imposer des sacrifices pour combattre des moulins à vent ?

D'ailleurs, qu'ai-je besoin de rappeler ce qui s'est fait en Belgique ?

Qu'avons-nous vu en Angleterre ? Le mouvement de la ligue ne s’y est-il pas accompli par une douzaine d'hommes ? Cobden n'a-t-il pas prononcé quarante discours en quelques semaines ? (Interruption.)

MfFOµ. - Il s'agit de savoir si les meetings ont tort ou raison.

M. Couvreurµ. - Voilà, eu effet, toute la question ; on vient de la préciser : « Les opinions exposées dans ces assemblées populaires sont-elles justes ou fausses ? »

Eh bien, ce que je disais tout a l'heure du journalisme, s'applique aux meetings.

Si l'orateur des meetings ne trouve pas autour de lui un auditoire sympathique, il est dans son tort ; si, au contraire, un auditoire sympathique acclame ses doctrines, je dis que c'est là une manifestation dont on ne peut mépriser la signification.

Faites l'épreuve du contraire, faites défendre la loi de 1835, et si vous trouvez six orateurs pour remplir ce rôle et un auditoire pour les applaudir, je reconnaîtrai que j'ai tort.

M. Lebeau. - Vous supprimez la Chambre.

M. Couvreurµ. - Je supprime la Chambre. En quoi ? La Chambre est la dernière et la plus haute expression des volontés du pays, il est donc tout naturel qu'elle s'éclaire des grands courants de l'opinion publique. A ce compte, il faudrait également supprimer la presse ou ne pas tenir compte de ses avertissements.

MfFOµ. - Les élections ont répondu aux meetings.

M. Coomans. - Avec le suffrage restreint, les élections ne signifient pas grand-chose. (Interruption.)

M. Couvreurµ. - Je ne soutiens pas que les meetings ont eu raison. Je soutiens uniquement qu'ils sont une force et une force dont il faut tenir compte.

MjTµ. - Mais que chacun a le droit d'apprécier.

- Un membre. - Cela n'a que la valeur d'une opinion de journal.

M. Couvreurµ. - Nous sommes, sous ce rapport, parfaitement d'accord. Cela n'a que la valeur d'une opinion de journal. Mais l'opinion d'un journal ou l’opinion des journaux n'est pas chose à dédaigner.

MfFOµ. - Personne n'a soutenu le contraire.

M. Couvreurµ. - On a contesté que l'opinion publique fût hostile à la loi, et je m'appuie sur les manifestations qui ont eu lieu dans la presse et dans les meetings pour prouver que l'opinion publique en est émue.

MfFOµ. - Cela peut être l'opinion publique comme cela peut ne pas être l'opinion publique.

M. Couvreurµ. - La nécessité de la loi, voilà le grand argument. Sans elle point de salut pour la Belgique. Elle devient un Botany Bay (page 1285) politique, le réceptacle de l'écume de l'humanité. A l’appui de ces menions on invoque tous les souvenirs du drapeau rouge et des guerres sociales.

Pauvre drapeau rouge ! il n'est plut qu'une misérable lope et les temps sont loin où l'esprit alarmé des populations se précipitait sur lui comme le taureau sur la cape qu'agite devant lui le toréador. A ce jeu la liberté a péri. De nouvelles générations sont arrivées à maturité, elles veulent reconquérir leurs droits.

Il y a dix ans, ces terreurs pouvaient produire quelque effet, aujourd'hui d'autres besoins réclament satisfaction.

Est-ce d’ailleurs une chose si inouïe, si monstrueuse que nous demandons ? Tous ces arguments sur la nécessité de la loi pourraient avoir quelque valeur, si nous contestions la légitimité d'une législation sur les étrangers, si nous demandions pour eux l'assimilation absolue aux régnicoles. Mais personne n'a soutenu une thèse aussi absolue.

Ce que nous voulons, c'est corriger les défauts de la législation actuelle, c'est lui donner le contrôle qui lui manque, c'est fermer la porte au abus. L'honorable M. Van Humbeeck vous a exposé un système. Pourquoi ne pas l'examiner, pourquoi ne pas l'amender, le modifier s'il y a lieu ? J'appuie donc le renvoi de ses amendements en section centrale.

(page 1273) M. Vleminckxµ. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.

Il me semble que le moment est venu de voter sur la proposition de renvoyer les amendements de l'honorable M. Van Humbeeck à la section centrale. (Interruption.)

MpVµ. - Je ne suis saisi d'aucune proposition formelle.

M. Vleminckxµ. - Je fais une motion d'ordre et je l'expose.

(page 1274) De deux choses l’une, ou les amendements de l'honorable M. Van Humbeeck seront renvoyés à la section centrale, et alors toute discussion doit cesser jusqu'à production du rapport ; ou ils ne seront pas renvoyés à la section centrale, et ce sera un élément éliminé du débat.

M. Bara. - J'ai l'intention de parler et j'allais me faire inscrire.

J’ai beaucoup d'observations à présenter contre le projet de l'honorable M. Van Humbeeck, et je prétends que c'est une aggravation de la législation de 1835, que, dès lors, il n'y a pas lieu de les renvoyer à la section centrale, car nous pouvons avoir l'intention d'améliorer mais non de la rendre moins bonne.

- Plusieurs membres. - A demain !

- La séance est levée à quatre heures trois quarts.