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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 22 juin 1865

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1236) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Florisone, secrétaire, fait lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Le sieur Dégrève appelle l'attention de la Chambre sur la nécessité de modifier le mode de nomination aux fonctions de notaire. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Hooghlede demandent qu'il ne soit apporté aucune modification au chemin de fer de Grammont à Nieuport, qui a été concédé en vertu de la loi du 12 août 1865. »

- Même renvoi.


« Des hôteliers, restaurateurs, cafetiers et poissonniers, à Bruxelles et dans les faubourgs, demandent une réduction de droits sur les huîtres et les homards. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi relatif à la réforme douanière.


« Des industriels et des propriétaires à Blaton et à Stambruges, présentent des observations contre le projet de loi accordant à la société du Haut et Bas Flénu, la concession d'un chemin de fer de Saint-Ghislain à Frameries. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.

Motion d’ordre

M. Reynaertµ. - Messieurs, j'ai demandé la parole pour faire une interpellation au sujet du projet de loi relatif au payement effectif du cens électoral. Je voudrais demander à l'honorable rapporteur où en est le travail supplémentaire de la section centrale et si nous pouvons espérer de voir bientôt déposer le rapport.

Messieurs, les arguments que plusieurs orateurs ont fait valoir pour la mise à l'ordre du jour du projet de loi relatif aux fraudes électorales, s'appliquent également au projet de loi en question. Je pense, messieurs, qu'il serait désirable, pour ne pas dire nécessaire, que ce projet de loi, d'une importance incontestable, soit discuté et voté dans la session actuelle.

La Chambre, en faisant le contraire, aurait l'air d'avoir deux poids et deux mesures : elle ne peut pas expédier promptement la loi sur les fraudes électorales, et retarder indéfiniment celle relative au payement effectif du cens électoral.

M. Vander Donckt. - Messieurs, la section centrale à laquelle la Chambre, sur la proposition de M. Bara, a renvoyé le projet de loi relatif au payement effectif du cens électoral, a examiné de nouveau ce projet ; mais elle a cru devoir demander des renseignements au gouvernement, sur des questions qui sont de nature à exiger une solution avant que la section centrale puisse présenter un nouveau rapport. Nous attendons la réponse du gouvernement ; dès qu'elle nous arrivera, nous nous occuperons immédiatement du rapport qui est, en quelque sorte, prêt.

M. Coomans. - Messieurs, il a été entendu à l'unanimité que le projet de loi exigeant le payement effectif du cens électoral ne serait pas indéfiniment ajourné, mais qu'il serait discuté et voté en temps utile c'est-à-dire le plus tôt possible, car il peut toujours y avoir des élections et, à coup sûr, il y en aura l'année prochaine. J'apprends avec plaisir que la section centrale n'est pas en retard, qu'elle attend des renseignements du gouvernement et je pense qu'il entre dans les intentions de la Chambre de voter le projet dans le courant de la session actuelle. Je pense aussi que le gouvernement ne songe pas à retarder le travail de la section centrale.

MfFOµ. - Messieurs, la section centrale chargée de l'examen du projet de loi relatif au paiement effectif du cens électoral, a adressé diverses questions au gouvernement. Il se trouve que de nouvelles difficultés se sont révélées dans le sein de la section centrale, et que de nouveaux moyens de fraude y ont été signalés comme pouvant résulter de certaines dispositions légales actuellement en vigueur.

Ainsi, l'on a reconnu qu'après la déclaration faite au 1er janvier pour certains impôts, par exemple, pour le débit de boissons distillées, les particuliers avaient la faculté de renoncer à exercer leur commerce à l'expiration du premier trimestre, et obtenaient ainsi décharge de l'impôt afférent aux trimestres suivants. Si les ordonnances de décharge ne sont pas communiquées aux administrations communales, il en résulte que l'on se trouve maintenu sur les listes électorales, au moyen du payement d'une fraction seulement de l'impôt requis pour parfaire le cens.

De là, messieurs, la nécessité d'examiner ce nouveau point. Cet examen, que j'ai recommandé à mon administration, nécessite l'étude des formules législatives. J'en ai eu une émanant de la section centrale, une autre que l'honorable M. Bara a bien voulu me donner sur ma demande et trois autres encore qui m'ont été soumises par mon administration. Je dois examiner ces formules, afin de soumettre à la section centrale celle qui me semblera la plus propre à faire disparaître les difficultés signalées.

Mais, ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire déjà, l'intention de tout le monde, du gouvernement comme de tous les membres de cette Chambre, est évidemment que cette affaire reçoive une solution aussi prompte que possible.

M. Coomans. - Alors nous sommes d'accord.

MfFOµ. - Nous l'étions déjà auparavant. Il n'y a pas de motifs pour maintenir un système qui pourrait engendrer les fraudes dont on s'est plaint ; notre intention, au contraire, est de réprimer très sévèrement toutes les fraudes électorales.

M. Coomans. - La nôtre aussi.

Projet de loi prorogeant la loi relative aux étrangers

Discussion générale

M. Bouvierµ. - Je viens donner quelques courtes et simples explications sur le vote que je vais émettre pour la première fois sur la loi de 1835, la loi dite sur les étrangers. La première question que je me suis posée est celle de savoir si la loi qui est soumise à nos délibérations a donné lieu à des abus. Il me semble que cette loi qu'on a critiquée dans la presse, dans le public, dans les meetings avec une très grande vivacité, n'a pas donné lieu à des abus si criants, qu'elle doive soulever une réprobation universelle.

Que voyons-nous ? Nous voyons que sous l'empire de cette loi, toutes les années, 6,000 étrangers viennent se fixer en Belgique. Ces étrangers y sont à l'abri des caprices et de l'arbitraire du gouvernement.

Ces étrangers, messieurs, s'ils craignent les caprices ou l'arbitraire du ministère, peuvent invoquer la disposition de l'article 13 du Code civil, afin de jouir en Belgique de tous les droits civils accordés aux Beiges.

Nous recevons, messieurs, chaque année, une foule de demandes de naturalisation ; j'ai l'honneur de faire partie de la commission des naturalisations, et depuis un an j'ai, pour ma part, fait au moins 60 rapports sur des demandes de naturalisation ; et remarquez-le, messieurs, aucune demande de ce genre n'est accueillie qu'en faveur des étrangers qui ont résidé pendant cinq ans en Belgique. Or, si le gouvernement était si difficile, si capricieux, si arbitraire, est-ce que nous recevrions tant de demandes de résidence et de demandes de naturalisation ? Certainement non, messieurs, tous les étrangers fuiraient notre pays.

Que faisons-nous nous-mêmes, nous législateurs ? Mais tous les ans nous venons au secours des étrangers ; tous les ans nous votons une somme considérable en leur faveur. Ainsi, nous n'avons qu'à consulter le budget du département de la justice pour constater qu'il contient chaque année, en faveur des étrangers, un crédit qui, l'année dernière, s'est élevé à 160,000 fr. ; et bien souvent il arrive que cette somme n'est pas suffisante et que le gouvernement se trouve dans la nécessité de demander des crédits supplémentaires.

Un étranger arrive en Belgique ; il est dans le besoin, il est malade. Eh bien, il entre dans nos hôpitaux ; et comme il n'a pas de domicile de secours, l'administration des hôpitaux tire à vue sur le gouvernement qui s'empresse de payer avec les fonds que nous avons votés.

Un étranger laborieux, honnête, mais pauvre, se trouve pendant quelque jours de l'année dans la nécessité de s'adresser à un bureau de bienfaisance, à un comité de charité publique. Croyez-vous que nous repoussons cet étranger, ce malheureux ? Pas le moins du monde, messieurs ; (page 1236) nous lui donnons des secours ; et les comités de charité, les bureaux de bienfaisance tirent encore une fois à vue sur les 160,000 francs que nous votons au budget. Voilà, messieurs, de quelle manière nous traitons les étrangers en Belgique. Voilà comment nous exerçons l'hospitalité ; c'est-à-dire que nous arrivons au secours de tous les étrangers nécessiteux. Nous pratiquons nos devoirs d'hospitalité, non pas avec des paroles, mais avec notre argent ; et, je me hâte de le dire, nous faisons parfaitement bien.

Maintenant, est-ce la première fois que nous votons cette loi ? Mais la loi de 1835 a été prorogée déjà à neuf reprises différentes ; elle a été présentée par des cabinets de la droite comme par des cabinets de la gauche ; et jamais, messieurs, cette loi n'a donné lieu à des difficultés sérieuses. Pourquoi ? Mais parce que nous donnons une main généreuse aux réfugiés politiques qui se rendent dignes de l'hospitalité belge. Nous avons eu chez nous de grandes illustrations françaises ; nous avons eu chez nous les Changarnier, les Lamoricière, les Bedeau, M. Baze.... (Interruption.) Charras ! nous y viendrons tout à l'heure ; nous parlerons de Charras, si vous le voulez, mais cela est parfaitement inutile ; la présence de Charras était de nature à compromettre la position de la Belgique.

MpVµ. - M. Bouvier, discutez la loi.

M. Bouvierµ. - On m'interrompt ; je réponds aux interruptions, et je suis dans mon droit ; je crois que jusqu'à présent je me suis montré très réservé.

MpVµ. - Nous ne discutons pas des questions de personne, nous discutons la loi.

M. Bouvierµ. - Je dis donc que de grandes illustrations sont venues chez nous. Qu'est-il arrivé ? Avons-nous éconduit ces illustrations, alors qu'elles ne donnaient aucun motif de plainte ? Pas le moins du monde ; les hommes dont je viens de parler ont laissé de précieux souvenirs dans notre pays ; je dirai même qu'ils y ont formé de solides amitiés. Ces réfugiés-là, nous les respectons, nous les aimons, nous leur offrons même notre foyer domestique lorsqu'ils veulent nous faire l'honneur de le partager.

Mais, messieurs, nous sommes une petite nation, et nous ne voulons pas dans notre pays de ce que j'appellerai les politiques rêveurs, difficiles (interruption), originaux, si cela vous plaît, M. Coomans ; nous ne voulons pas de ces hommes qui repoussent tout autre gouvernement que celui qui est le fruit de leurs utopies et de leurs hallucinations. Il y a des hommes de cette espèce, qui ne trouvent pas de gouvernement meilleur que celui qui naît de leur propre imagination, que le gouvernement qu'ils inventent eux-mêmes.

Eh bien, nous ne voulons pas de ces utopistes politiques. Pourquoi ? Parce que nous ne voulons pas que la Belgique devienne le centre, le foyer de tous les conspirateurs mécontents.

Je l'ai déjà dit, nous sommes un petit pays ; mais c'est précisément parce que nous sommes un petit pays, que nous avons de plus grands devoirs à remplir à l'égard des grandes nations. Si j'étais en Angleterre, je ne voudrais pas souscrire à une loi sur les étrangers, parce que je saurais fort bien qu'aucune puissance voisine ne viendrait nous molester et nous imposer en quelque sorte la loi du plus fort.

- Une voix. - Et notre dignité !

M. Bouvierµ. - Je m'explique ; oui, nous avons certainement notre dignité de nation à sauvegarder, et j'ai autant de souci que l'interrupteur pour la sauvegarder ; mais il faut bien dire les choses comme elles sont : nous ne devons jamais exciter les puissances voisines.

Messieurs, nous sommes une petite nation ; mais nous sommes grands par notre courage. (Interruption.)

Oui, nous sommée grands par notre courage ; mais est-ce un courage de bousingotisme ? Non, sans doute.

Pourquoi une loi sur les étrangers ?

Mais parce que le gouvernement est responsable de l'ordre et de la sécurité publique.

Le gouvernement est responsable de nos bonnes relations avec l'étranger. Voilà pourquoi une bonne loi sur les étrangers est nécessaire.

M. Coomans. - Une bonne, oui.

M. Bouvierµ. - S'il y avait possibilité de faire une meilleure loi que celle que nous discutons, je serais le premier à y souscrire. Mais voilà l'immense difficulté. Vous voudriez y arriver ; je voudrais y arriver avec vous, si c'est possible. Mais vous verriez les obstacles que vous rencontreriez, et le terrain se déroberait sous vos pieds.

Je considère donc la loi de 1835 comme une loi de nécessité sociale et de sécurité nationale, sauvegardant l'ordre public, assurant nos bonnes relations avec les puissances étrangères, condition essentielle d'existence politique pour une jeune, vigoureuse, mais petite nation, dont les frontières sont ouvertes de toutes parts, entourée de peuples puissants. Notre strict devoir nous impose l'obligation de ne jamais courir les aventures et encore moins de s'exposer à des périls certains pour inaugurer des principes que les pays les plus libres, tels que la Suisse et la Hollande, ont eu soin de ne jamais admettre dans leur législation...

M. Coomans. - C'est une erreur.

M. Bouvierµ. - Non, c'est une vérité. Notre législation sur les étrangers est aussi libérale que celle de ces deux pays, moins libérale que celle de l'Angleterre, c est vrai, mais nous ne pouvons pas ; nous ne voulons pas nous comparer à une grande puissance. Restons calme, et restons ce que nous sommes. Soyons fiers surtout de notre nationalité et ne donnons pas de prétextes jour la perdre. Comparons-nous à la Hollande qui jouit de la liberté ; comparons-nous à la Suisse qui jouit également de grandes et larges libertés ; mais ne nous comparons pas à de grandes puissances, parce que cette comparaison ne serait pas avantageuse pour nous, non sous le rapport des libertés, mais sous d'autres rapports que vous comprenez bien.

Je le répète donc, nous ne devons pas nous exposer à des périls certains pour inaugurer des principes que les pays les plus libres n'admettent pas dans leur législation, que le droit des gens repousse, que la saine raison condamne et qui pourraient conduire noue pays à un désastre que je n'ose pas même envisager de sang-froid. Quand il est question d'indépendance et de nationalité, je suis Belge et je reste patriote. Mon pays avant tout. On pourra taxer ma conduite comme marquée du sceau d'un épouvantable égoïsme, maïs quand il s'agit d'honneur et de patrie, il ne faut jamais reculer devant une semblable accusation et je donne mon assentiment à une loi que j'appelle une loi d'ordre public et de sécurité nationale.

M. Reynaertµ. - Messieurs, la loi du 22 septembre 1833, duc à des circonstances exceptionnelles et seulement obligatoire, à son origine, pour un terme de trois ans, se présente de nouveau devant la Chambre pour solliciter une prorogation d'existence.

Elle se présente sous le patronage de la plupart des sections qui ont été appelées à l'examiner et avec les conclusions conformes de la section centrale.

Messieurs, malgré les suffrages recueillis par le projet de loi dans son examen préparatoire, je suis hostile à la loi de 1835 ; je voterai contre sa prorogation, et mon intention, en prenant la parole, est d'exposer à la Chambre les motifs de mon hostilité et de mon voie négatif.

Messieurs, c'est avec raison, je pense, que des protestations énergiques s'élèvent chaque jour, du sein de l'opinion publique, contre la loi dite des étrangers. cette lui fait réellement tache dans notre législation. Les vices qu'elle renferme, l'arbitraire qu'elle consacré sont tels, qu'on a lieu d'être surpris qu'une pareille loi ait jamais pu être votée par une Chambre belge, qu'elle ait pu être successivement prorogée sous les diverses majorités qui se sont succédé pendant trente années et que la voilà de nouveau, sous un gouvernement libéral, venant solliciter de nous une nouvelle consécration.

Il est temps, messieurs, que cette loi malheureuse, qu'on dirait calquée sur certains décrets de l'empire, disparaisse de notre code pour faire place à une législation à la fois plus humaine et plus juste, plus digne de notre époque plus compatible surtout avec nos institutions libérales et démocratiques.

C'est assez dire, messieurs, que mon opposition à la loi de 1835 n 'est pas une opposition radicale, absolue.

Je comprends les nécessités qui peuvent être imposées au gouvernement par des raisons impérieuses, et j'apprécie parfaitement les difficultés inhérentes à un législation qui touche aux questions les plus graves et les plus délicates.

J'approuve, je le répète, le principe de la loi ; je condamne, je flétris l'application vicieuse qui en est faite dans la loi de 1835.

En effet, messieurs, d'une part, si l'hospitalité belge doit être grandement et généreusement exercée ; si l'honneur national exige que le sol de la patrie soit ouvert, comme un asile inviolable, à toutes les infortunes, d'autre part, il ne faut pas que cette terre hospitalière devienne un foyer de discorde ni que nous méconnaissions par trop de condescendance les devoirs qui nous incombent de veiller à la conservation, à la sécurité de l'Etat et à l'intégrité, à l'indépendance de notre nationalité.

Ma conviction est donc, messieurs, que nous devons armer le gouvernement contre les attentats possibles des étrangers qui viennent choisir une résidence ou chercher un refuge sur notre territoire et que nous devons lui donner le pouvoir d'expulser de nos frontières ceux qui seraient assez oublieux des devoirs que l'hospitalité commande, pour fomenter des troubles intérieurs ou pour conspirer contre la sécurité des gouvernements étrangers.

(page 1237) Mais, de cette nécessité reconnut et proclamée par moi, il ne résulte pas que le gouvernement doive disposer, comme sous l'empire de la loi de 1835, d'une faculté discrétionnaire et d'un pouvoir arbitraire.

Que le gouvernement ait le pouvoir d'expulser, rien de mieux ; mais que l’étranger sache quels sont ses droits et ses devoirs ; qu'avant d'être frappé par le décret du ministre, l'étranger trouve dans une loi sagement organisée ces garanties qui appartiennent à tout homme par cela seul qu'il est homme, ces garanties fondamentales, essentielles qui sont inscrites dans la conscience humaine et qui sont la base de toute justice, de tout ordre social.

Accusé, que l'étranger ait le droit de se défendre ; condamné, que, dans certains cas déterminés par la loi, il ait le droit d'en appeler à une juridiction supérieure.

Messieurs, je pourrais développer ces idées pour entrer ensuite dans l'examen détaillé de la loi de 1835. Je n'en ferai rien ; je laisserai ce soin à des hommes plus compétents que moi ; je me bornerai à indiquer les divers points que je voudrais voir modifier, les diverses améliorations que je voudrais voir introduire dans une loi nouvelle, dans une bonne loi, comme l'a dit tout à l'heure l'honorable M. Bouvier.

Je voudrais d'abord, messieurs, l'intervention de l'autorité judiciaire ; je voudrais que l'arrêté d'expulsion fût précédé sinon d'un jugement véritable, au moins d'un avis émanant du pouvoir judiciaire, par exemple l'avis de la chambre des mises en accusation. Je voudrais, ensuite, messieurs, que la loi fût plus claire, plus explicite dans ses dispositions. Ainsi, quelles sont les conditions qui déterminent la résidence de l'étranger ? Quand l'étranger est-il légalement considéré comme résidant en Belgique ? Comment, par quels faits, jusqu'à quel point l'ordre public doit-il avoir été troublé ? Voilà, messieurs, autant de questions que je voudrais soustraire à l'appréciation arbitraire du gouvernement.

Il est un point, messieurs, sur lequel j'appellerai tout particulièrement l'attention de la Chambre.

La loi de 1835 porte que l'étranger qui a été poursuivi en pays étranger pour un crime ou un délit entraînant l'extradition peut être expulsé de la Belgique ; il semble résulter, de ce texte, que l'étranger pourrait être expulsé alors que les poursuites dirigées contre lui auraient été suivies d'un acquittement.

Si le texte de la loi devait être entendu dans ce sens, je n'hésiterais pas à dire que c'est une disposition odieuse, inique ; que c'est une véritable monstruosité !

Comment, messieurs, un homme a été poursuivi en pays étranger ; il a comparu devant la justice de son pays ; son innocence a été proclamée ; pour échapper à des tracasseries ultérieures il vient chercher un refuge en Belgique ; et cet homme pourrait se trouver exposé aux rigueurs du gouvernement belge !

Messieurs, cela n'est pas possible, vous ne voterez pas une pareille loi 1 vous protesterez contre une loi qui joint à autant d'arbitraire une aussi flagrante iniquité.

(page 1239) M. Van Humbeeck. - Messieurs, c’est la première fois que la discussion de la loi de 1835 se présente à la Chambre dans les conditions où elle y arrive aujourd'hui. Jusqu'ici le gouvernement avait eu soin de demander la prorogation de cette loi avant qu'elle fût expirée. L'année dernière encore, le gouvernement s'était mis en mesure d'obtenir cette prorogation avant le1er mars 1864, date à laquelle devait expirer la force rendue à la loi de 1835, par une disposition votée en 1861. Des événements politiques sont venus entraver les travaux parlementaires ; ; la date fatale est arrivée sans que la loi fût renouvelée et c'est après une sorte d'interrègne de quinze mois qu'on nous demande aujourd'hui de la faire revivre.

Dans de semblables conditions, messieurs, nous avons à nous demander si, pendant ces quinze mois que nous venons de traverser, le pays a été exposé à quelques dangers qui rendent indispensable la résurrection de cette disposition exceptionnelle. Il faut aujourd'hui des explications plus nettes que celles qui ont pu suffire à appuyer les précédentes demandes de prorogation ; il faut que nous sachions si, réellement, la situation faite au pays pendant ces quinze mois est tellement intolérable qu'une disposition qui soulève tant et de si légitimes réclamations doive être nécessairement promulguée de nouveau. Ce point devrait être discuté préalablement et ce n'est qu'ensuite que nous devrions discuter à fond la prorogation de la loi de 1835 et les modifications dont elle est susceptible. Cependant, comme ce débat a été entamé par les orateurs qui m'ont précédé, je suivrai leur exemple.

Il y a quatre ans, messieurs, j'ai combattu la demande de prorogation de la loi de 1835. Je n'ai pas, à cette époque, nié que la loi fût constitutionnelle, je n'ai pas demandé non plus que l'on diminuât la sévérité consacrée par cette loi pour l'étranger qui vient parmi nous fuyant la justice répressive de son pays. Je me suis borné à demander des garanties pour celui qui est amené en Belgique par des malheurs politiques, à demander que l'on précisât ses devoirs et que, moyennant le strict accomplissement de ces devoirs ainsi précisés, il trouvât chez nous un asile inviolable.

Je viens aujourd'hui défendre les mêmes idées ; mais, je l'espère, d'une manière plus large et plus complète : je n'ai pas été sans méditer, pendant les années qui viennent de s'écouler, sur les questions qui se rattachent à ce grave sujet ; et je crois pouvoir l'examiner avec quelque étendue, alors surtout que l'opinion publique se préoccupe à cet instant (et c'est, d'après moi, un grand bonheur) d'une question qui, il y a quatre années, le laissait dans une profonde ignorance.

Pas plus qu'il y a quatre ans, je n'entends soutenir que la loi serait inconstitutionnelle en principe, mais remarquez bien quelle est, dans cette loi, l'élasticité des termes. Souvenez vous que cette loi n'est pas seule ; il faut la rapprocher d'autres lois éparses, un peu partout, et lorsque vous aurez considéré cette législation dans tout son ensemble, vous reconnaîtrez que si la constitutionnalité de la loi de 1835 ne peut pas, strictement parlant, être contestée, il en est de cette constitutionnalité comme de la probité de ces gens dont on a l'habitude de dire qu'ils sont justement assez honnêtes pour ne pas être pendus.

La loi de 1835 a trouvé le moyen d'être justement assez constitutionnelle pour qu'on ne puisse pas lui reprocher de ne pas l'être.

L'article 128 de la Constitution pose comme règle l'assimilation de l'étranger au Belge ; il n'appartient qu'à la loi de créer des exceptions ; en réalité, aujourd'hui ces exceptions ne sont pas créées par la loi ; le législateur, prétextant d'impuissance, a abdiqué et laisse au gouvernement le droit de créer les exceptions sans le limiter en aucune façon.

Il en résulte que nous avons, grâce à la loi de 1835 et aux dispositions avec lesquelles on la met en rapport, une sorte de gouvernement à deux faces : une monarchie constitutionnelle, entourée des garanties les plus hautes et les plus respectables en ce qui concerne les Belges ; mais vis-à-vis des étrangers un pouvoir despotique et absolu, dont il ne nous reste qu'à remercier le gouvernement de faire un usage aussi modéré.

J'ai déjà dit, en 1861, que si l'on voulait remédier aux vices de la législation relative aux étrangers, ce n'est pas seulement à la révision de la loi de 1835 qu'il faut s'en tenir ; en s'en tenant là, on n'arriverait qu'à faire une œuvre incomplète. Ce qu'il faut, je l'ai déjà dit à cette époque, c'est la codification en une seule loi de toutes les dispositions par lesquelles la position des étrangers doit être régie en Belgique, en portant successivement dans chacune de ces lois les modifications indispensables pour les mettre en harmonie avec l'esprit de notre pacte fondamental.

Pour revenir aujourd'hui à la même thèse, il est indispensable j’attire votre attention sur l'ensemble de notre législation à l'égard des étrangers.

J'avoue qu'en compulsant les diverses dispositions relatives à la matière auxquelles on peut à la rigueur attribuer en Belgique la force législative, je me trouvais assez embarrassé de savoir quelles étaient en définitive celles de ces dispositions qui devaient et celles qui ne devaient plus être considérées comme étant encore en vigueur. J’ai donc, dans la section dont je faisais partie, demandé qu'on posât au gouvernement cette question : Quelles sont les lois relatives aux étrangers que le gouvernement considère encore comme étant en vigueur ?

Le gouvernement a répondu, et nous savons maintenant que les cinq textes dont il entend se prévaloir sont :

L'article 9 de la loi du 23 messidor an III,

L'arrêté du gouvernement provisoire du 6 octobre 1830.

La loi du 22 septembre 1835 qu'on demande de renouveler.

L'article 272 du Code pénal relatif aux vagabonds.

L'article 3 de la loi du 3 avril 1848 relatif aux mendiants.

Au moyen de ces différents textes, le gouvernement revendique deux droits. Il revendique d'abord le droit de recevoir dans le pays ou de refuser à la frontière les étrangers qui se présentent ; il réclame en second lieu le droit d'expulser.

Quant au droit d'admettre les étrangers qui se présentent à la frontière ou de leur refuser l'entrée du pays, le gouvernement entend (je ne pense pas que sur ce point les traditions administratives aient changé) exercer ce droit, soit purement et simplement, soit en se soumettant à certaines modalités.

J'aurai l'occasion de vous démontrer que ce droit ainsi entendu permet au gouvernement d'arriver aux conséquences les plus étranges et les moins admissibles.

Quant au droit d'expulsion, il est accordé, au gouvernement par la loi de 1835 dans certaines conditions et sous certaines formalités. Il lui est accordé pour d'autres conditions et avec d'autres formalités par l'article 272 du Code pénal et par l'article 3 de la loi du 3 avril 1848 sur les étrangers.

Mais, messieurs, le gouvernement, même en dehors de ces cas prévus,, entend encore exercer le droit d'expulsion ; je le prouverai ; et c'est là encore une conséquence que vous serez d'accord avec moi pour trouver inadmissible.

Des divers droits que le gouvernement revendique, il en est plusieurs qui lui appartiennent incontestablement en vertu des textes qu'il invoque ; mais il en est d'autres aussi qui sont très sérieusement contestables.

J'examinerai d'abord, messieurs, les textes cités par le gouvernement pour revendiquer le droit d'accorder ou de refuser à l'étranger l'entrée du territoire national, je veux parler de l'arrêté du 6 octobre 1830 et de l'article 9 de la loi du 23 messidor an III.

Prenons d'abord l'arrêté du gouvernement provisoire du 6 octobre 1830. Cet arrêté est précédé d'un préambule dont je vous épargnerai la lecture, mais qui dit : in terminis, que c'est à cause de l'état de transition dans lequel on se trouve, que la disposition de l'arrêté est prise.

L'arrêt lui-même porte ce qui suit ;

« Art. 1er. « Les commandants de places et ceux des gardes bourgeoises établies dans les communes frontières, ainsi que les chefs de douanes, se concerteront avec les autorités civiles pour surveiller l'introduction d'étrangers qui viendraient en Belgique dans un autre but que celui d'y traiter leurs affaires particulières.

« Art. 2. Provisoirement, et vu l'urgence, les autorités ci-dessus mentionnées ne permettront l'entrée du pays qu'à ceux qui justifieront des motifs qui les y amènent.

« Art. 3. Tous autres étrangers, non munis d'autorisation du gouvernement, sont tenus de justifier de leurs ressources ; dans le cas contraire, ils seront renvoyés chez eux. »

Comme vous avez pu l'apprécier déjà, tout dans le texte de l'arrêté démontre qu'il est essentiellement temporaire, qu'il répond à un état de transition.

Existe-t-il encore ou a-t-il cessé d'exister ?

En 1835, la question s'est présentée à la Chambré lorsqu'a été voté pour la première fois la loi qu'on nous demande de ressusciter aujourd'hui.

Dans l'exposé des motifs de cette loi, le gouvernement disait qu'il n'entendait pas que le texte nouveau dérogeât aux lois sur les passeport et à l'arrêté du gouvernement provisoire du 6 octobre 1830. Dans le rapport de la section centrale, déclaration expresse est faite que sur ce point la section centrale est d'accord avec le gouvernement.

(page 1240) On peut donc tenir pour certain que dans l’intention de la législature en 1835 l’arrêté du 6 octobre 1830 n’était pas aboli et qu’il devait continuer à exister simultanément avec la loi du 22 septembre 1835. Mais nous sommes à 30 années de 1835 et aujourd'hui l'arrêté du 6 octobre 1830 existe-t-il encore ?

Le gouvernement dit oui ; mais il y a une autre voix qui répond non. Cette voix, c'est celle de notre justice nationale dans son expression la plus élevée. C'est la voix de la cour de cassation de Belgique. Voici, messieurs, ce que porte un considérant d'un arrêt pris par la cour de cassation le 13 janvier 1848 :

« Attendu que l'article premier de la loi de 1835 est général ; qu'il s'applique à tout étranger résidant en Belgique ; que la loi ne détermine pas quels sont les faits et circonstances qui constituent la résidence ; qu'elle n'exige point que l'étranger ait préalablement obtenu la permission ou l'autorisation de demeurer dans le pays ; qu'elle a donc abandonné à l'appréciation souveraine du juge la question de savoir si, dans le cas particulier qui lui est soumis, l'étranger est ou n'est pas résidant ;

« Attendu que vainement on invoque l'article 3 de l'arrêté du 6 octobre 1830 pour soustraire à l'application du texte général de la loi du 22 septembre les étrangers résidants qui ne justifieraient pas de leurs ressources ; qu'en effet cet arrêté, rendu dans des circonstances tout exceptionnelles, a prescrit d'urgence certaines mesures de police essentiellement temporaires, et dont l'application a dû cesser avec les événements qui les avaient rendues nécessaires ; que le caractère transitoire de cet arrêté ressort clairement et des motifs énoncés dans son préambule et des dispositions des articles et 2, évidemment destinés à ne recevoir qu'une exécution momentanée et passagère ; que l'article 3 est en corrélation avec les deux articles qui le précèdent, et auxquels ils se relie naturellement ; qu'il participe donc au caractère exceptionnel et temporaire de ces dispositions, et que, pas plus qu'elles, il n'a pu survivre à l'état de trouble et de confusion en vue duquel le gouvernement provisoire décrétait les mesures du 6 octobre 1830. »

Lors donc, messieurs, que le gouvernement vient nous dire que parmi les lois qui régissent aujourd'hui la situation des étrangers en Belgique, il compte encore l'arrêté du gouvernement provisoire du 6 octobre 1830, nous avons le droit de lui répondre qu'il se fonde là sur des dispositions abolies, et à l'appui de notre opinion, nous pouvons invoquer l'autorité respectable entre toutes de la cour de cassation. Cette contradiction entre la prétention du gouvernement et l'opinion de la cour suprême est un fait grave sur lequel je crois important que l'attention de la Chambre soit attirée.

Supposons, cependant, nous qui sommes législateurs, supposons que cet arrêté doive encore être considéré comme existant en dépit de l'opinion de la cour de cassation de Belgique, et demandons-nous si nous pouvons honorablement le maintenir dans notre arsenal législatif.

Cet arrêté impose à l'étranger deux espèces d'obligations. A l'étranger qui se présente à la frontière, il impose l'obligation de justifier des motifs qui l'amènent. N'est ce pas la consécration la plus évidente d'un principe ancien, d'un principe contraire à toutes nos idées d'aujourd'hui, du principe que l'étranger est avant tout suspect, du principe, mitigé à peine, de la vieille législation romaine des XII Tables : Advenus hostem aeterna auctoritas esto. »

Toute loi bisée sur ce principe est une loi que nous devons tenir à honneur d'abolir.

Comment ! nous faisons tout pour attirer l'étranger. Notre industrie qui progresse, nos voies de communication qui se développent, nos villes qui s'embellissent sont autant d'appels, autant de séductions à lui adressées et lorsqu'il viendra à la frontière, ce sera par le soupçon que nous l'accueillerons.

Cela n'est plus digne de la législation moderne. Est-il plus digne d'elle de demander à l'étranger, une fois qu'il séjourne sur le sol du pays, de justifier de ses ressources ? C'est une mesure que pour ma part je qualifie d'inquisitoriale ; si l'étranger est mendiant ou vagabond, appliquez lui la loi qui réprime la mendicité et le vagabondage, et comme sanction de votre condamnation prononcez l'expulsion, c'est votre droit. Mais n'intervertissez pas les rôles.

L'étranger comme le citoyen, comme tout homme en sa qualité d'homme, doit être présumé innocent ; c'est à ceux qui l'accusent à prouver le fondement de leur accusation. Ne prenons pas de ces mesures contraires au droit non pas seulement tel qu'il est proclamé chez un peuple, mais tel qu'il est reconnu dans l'humanité tout entière.

Si l'arrêté du 6 octobre 1830, après la déclaration formelle de notre cour de cassation, pouvait encore être considéré comme ayant force de loi, nous devrions nous empresser de le faire disparaître.

Le gouvernement invoque, aussi l'article 9 de la loi du 23 messidor an III. Voici, messieurs, ce que porte cet article. Je vous demande pardon de lire encore des textes, mais la plupart sont assez peu connus et la lecture en est indispensable pour la bonne marche de la discussion.

Voici donc le texte dont il s'agit :

« Tout étranger à son arrivée dans un port de mer ou dans une commune frontière de la république se présentera à la municipalité ; il déposera son passeport qui sera renvoyé de suite au comité da sûreté général pour être visé. Il demeurera en attendant sous la surveillance de la municipalité qui lui donnera une carte de sûreté provisoire énonciative de la surveillance. »

Savez-vous, messieurs, dans quel décret on trouve cet article ? Dans un décret qui dispose d'abord que tous les étrangers appartenant à un pays avec lequel la France est en guerre et qui sont venus en France depuis le 1er janvier 1792 sont tenus d'en sortir, qu'ils devront quitter dans les trois jours de la publication du décret la commune qu'ils habitent et qu'ils devront faire sept lieues par jour pour sortir du pays.

En présence de pareilles disposions, il était naturel de prendre des précautions pour que les étrangers des mêmes catégories ne pussent pas pénétrer dans le pays. L'article 9 participe du caractère de tout le décret.

MjTµ. - C'est votre opinion.

M. Van Humbeeck. - Il est étrange de voir qu'on prétende encore accorder à cet article quelque force aujourd'hui ; il est impossible qu'on cherche à donner quelque force à l'article tout entier ; tout au plus pourrait-on donner de la force à ce qui en reste et il en reste peu de chose. Qui doit statuer sur le sort de l'étranger ? Le Comité de sûreté générale. Qu'est devenu ce Comité, cette annexe à la Convention ? Il est mort avec elle. Les traditions de l'Empire, il est vrai, ont donné le pouvoir du Comité de sûreté générale en ce qui concerne les étrangers au ministère de la police générale d'abord et plus tard au ministère de, l'intérieur. Mais j'aurai l'occasion de démontrer qu'en conservant en partie la marche pour l'exécution du décret de messidor an III, l'administration de l'Empire n'a pu la maintenir que comme mesure réglementaire assurant l'exécution non plus du décret de messidor an III mais de dispositions qui s'y sont substituées.

Je le répète, l'autorité à laquelle le sort des étrangers est remis d'après l'article 9 que le gouvernement prétend encore exister, cette autorité a disparu. Et les mesures qu'on ordonne contre l'étranger, quelles sont-elles ? Les étrangers seront porteurs de cartes provisoires ; ces cartes étaient le pendant des certificats de civisme qu'on exigeait de tout citoyen français sous la législation des suspects. L'arrêté du 23 messidor an III spécifie que cette carte de sûreté doit porter en tête les mots : « Hospitalité, sûreté » et que s'il s'agit d'une nation en paix avec la France, elle doit porter aussi le mot : « Fraternité. »

Je ne crois pas qu'au département de la justice on songe à fabriquer encore de pareille cartes.

Ce qui est encore plus sérieux, c'est que l'article 9 avait une sanction, que cette sanction a disparu et qu'on veut aujourd'hui invoquer l'art.icle9. tout en étant dans l'impossibilité de soutenir que la sanction existerait encore.

Dans la pensée de la Convention, la sanction de l'article 9 du décret du 23 messidor devait être dans l'article 4 de ce décret, article qui porte : « Tout étranger compris dans la présente loi, qui passé les délais portés aux articles 2 et 3 sera trouvé sur le territoire de la république, ou s'écartera du chemin qui lui aura été tracé, sera mis en arrestation. »

Mais le décret était si bien un décret temporaire, il avait été rendu avec tant de hâte, qu'on ne s'était pas aperçu que cet article, avec la place qu'on lui donnait, paraissait ne garantir que l'exécution des menaces concernant les étrangers résidant en France et demeurer sans application aux étrangers qui se présentaient à la frontière.

De plus l'article 4, en supposant que la sanction qu'il institue fût applicable à tout le décret, n'ordonne qu'une mesure embarrassante, une arrestation, qui ne peut être que provisoire.

Où cette arrestation devait-elle aboutir ? C'est ce que le décret ne disait point.

Aussi, cette lacune une fois constatée, on voulut la combler. On rendit dit donc, à trois semaines de là d'intervalle, un petit décret pour donner à toutes les dispositions de la loi de 23 messidor an II une sanction certaine et utile.

Voici le décret qui sert de sanction à celui du 23 messidor ; il est du 15 thermidor : « La Convention nationale, sur le rapport de son comité de sûreté générale rapportant l'article 4 de la loi du 23 messidor dernier, décrète que tout étranger qui ne se sera pas conformé aux autres articles de (page 1241) ladite loi, sera regardé comme espion et poursuivi comme tel ; et que tout particulier qui serait convaincu d'avoir recelé lesdits étrangers, sera puni de dix mois de détention. »

Il n'entre dans la pensée de personne de soutenir que ce décret puisse encore recevoir en Belgique une application quelconque. Ainsi le texte de l'article 9 de messidor est un texte désormais sans sanction, ce qui équivaut en pratique à un texte aboli.

On peut bien aujourd'hui refuser l'entrée dans le pays, mais si un étranger y pénètre on ne peut lui infliger aucune pénalité comme ayant contrevenu à l'article 9 du décret du 23 messidor an III. Ici je crois que l’administration de la sûreté publique est dans une complète erreur ; je crois que dans la partie de la législation française encore applicable à notre pays nous pouvons trouver des dispositions qui ont été rendues pour remplacer l'article 9 du décret de messidor. Ces dispositions, d'après moi, seraient les articles 6 et 7 de la loi du 10 vendémiaire an IV qui ont été complétés par un arrêté du 2 germinal de la même année.

Voici ce que portent les articles 6 et 7 du décret du 10 vendémiaire an IV.

« Art. 6. Tout individu voyageant et trouvé hors de son canton sans passeport sera mis sur-le-champ en état d'arrestation et détenu jusqu'à ce qu'il ait justifié être inscrit sur le tableau de la commune de son domicile.

« Art. 7. A défaut de justifier, dans deux décades, son inscription sur le tableau d'une commune, il sera réputé vagabond et sans aveu et traduit comme tel devant les tribunaux compétents. »

Et l'arrêté du 2 germinal an IV porte :

« Art. 8. Les commissaires de police, dans les communes où ils sont établis et l'agent municipal dans les autres communes, veilleront à ce que nul citoyen non domicilié dans le canton ne puisse s'y introduire sans passeport.

« Ils feront arrêter sur-le-champ tout individu (remarquer qu'ici on ne se sert plus du mot « citoyen » comme dans le premier paragraphe) voyageant et trouvé hors de son canton sans passeport, jusqu'à ce qu'il ait justifié être inscrit sur le tableau de la commune de son domicile ; et si l'individu arrêté ne justifie pas de cette inscription dans le délai de deux décades, il sera, aux termes de l'article 17, titre 3 de la loi du 10 vendémiaire an IV, réputé vagabond et sans aveu et traduit comme tel devant les tribunaux compétents. »

Voici donc ce qui s'est passé : sous l'empire du régime révolutionnaire, à l'époque de sa plus grande sévérité, un décret soumet l'admission de l'étranger à certaines formalités et assimile à l'espion l'étranger qui se mettrait en contravention avec les formalités ainsi établies. Ce régime révolutionnaire s'étant adouci, les dispositions de la loi sur les étrangers s'adoucissent également. L'étranger primitivement assimilé à l'espion n'est plus assimilé qu'au vagabond.

C'est cette législation nouvelle qui, d'après moi, a remplacé celle du décret du 23 messidor an III ; et quelle était la portée de cette disposition ? C'est que l'étranger, au lieu d'être assimilé à l'espion, ne pouvait qu'être poursuivi du chef de vagabondage ; seulement si cette prévention était établie et la condamnation prononcée, il pouvait être expulsé en vertu des lois spéciales sur le vagabondage.

Ainsi le droit de recevoir les étrangers à la frontière ou de leur refuser l'entrée du pays n'existe qu'à l'égard de ceux qui n'ont pas de passeport en règle. Ce droit a pour sanction l'assimilation des étrangers aux vagabonds, s'ils pénètrent sur le sol belge. Evidemment, ce sont déjà là des mesures bien rigoureuses. Et cependant la police gouvernementale ne trouve pas que ces pouvoirs soient suffisants ; elle ne veut pas s'en contenter. Il y a encore un recours au pouvoir judiciaire ; elle entend s'en passer. Le contrôle de la justice lui pèse ; ce sont des circulaires émanées du département de la justice lui-même qui nous le prouvent.

Celles de ces circulaires dont j'ai l'intention de citer des extrais, remontent, l'une à 1840, l'autre à 1852. Ces dates vous démontrent, messieurs, qu'en faisant le procès à la législation sur les étrangers et à la manière dont elle est appliquée, ce n'est pas à un ministre spécialement que je m'attaque ; c'est à toutes les administrations qui se sont suivies depuis 1835 ; c'est au système qui a été adopté au département de la justice par tous ceux qui ont été successivement chargés de la gestion de ce département.

Voici, messieurs, ce qu'on lit dans une circulaire qui date du 5 février 1840 ; elle était adressa par M. l'administrateur de la sûreté publique aux gouverneurs de province.

« Des plaintes réitérées se sont élevées contre l'importunité de ces étrangers dont les uns sont porteurs d'orgues ou autres instruments analogues, dont les autres exhibent des marmottes, singes, etc. ; mais dont la véritable industrie est de mendier des secours sur la voie publique.

« Tantôt ils suivent les promeneurs avec ténacité, tantôt ils exécutent de véritables charivaris et finissent par obtenir, de guerre lasse, quelque aumône.

« C'est en vain que les autorités administratives se sont adressées aux tribunaux pour obtenir la répression de ces faits. De nombreux acquittements ont démontré que c'était administrativement qu'il fallait agir. Mon intention est donc d'appliquer aux étrangers de cette catégorie la législation sur les passeports dans toute sa rigueur. »

Or, ainsi que je viens de le dire, touts la législation sur les passeports se résume pour le gouvernement dans l'article 9 de la loi du 23 messidor an III, pour moi dans les dispositions qui datent de vendémiaire et de germinal an IV. Or ni la législation que j'invoque ni celle qu'invoque le département de la justice n'accordent à l'administration de la sûreté publique le droit qu'elle revendique dans cette circulaire.

Je passe à la seconde circulaire, en date du 8 janvier 1852, où je lis le passage suivant :

« Les délits de mendicité et de vagabondage commis par des étrangers qui peuvent être renvoyés du pays, ne me paraissent devoir être déférés aux tribunaux de simple police que lorsqu'ils sont dûment constatés et qu'ils présentent un certain caractère de gravité. Il convient, en effet, de ne point multiplier les poursuites dont les frais doivent retomber à la charge du trésor, quand on peut, en vertu des lois sur les passeports, débarrasser le pays des étrangers qui en seraient l'objet. »

Il y a donc une tendance parfaitement manifeste à agir administrativement, à se passer de l'intervention du pouvoir judiciaire ; et cette tendance on la base sur trois circonstances : d'abord sur ce qu'il intervient de nombreux acquittements ; en second lieu, sur ce que les tribunaux ne condamnent que lorsque les faits sont dûment constatés ; enfin sur ce qu'il convient de ne point multiplier des frais qui doivent retomber à la charge du trésor.

Voilà les trois raisons que l'on donne. Eh bien, messieurs, évidemment aucune de ces raisons n'est légale.

MjTµ. - Elles sont parfaitement légales.

M. Van Humbeeck. - Aucune ne l'est : elles se trouvent toute mises à néant par des textes qui indiquent que l'expulsion doit être la conséquence d'une condamnation judiciaire ; et si cette condamnation n'existe pas, votre droit d'expulsion n'existe pas.

MjTµ. - Vous venez de prouver vous-même le contraire.

M. Van Humbeeck. - Moi ? Eh bien, je vous avoue que je ne m'en serais pas douté ; et je serais bien curieux de vous voir démontrer cela. (Interruption.)

J'ai reconnu le droit d'expulsion de tout individu qui n'est pas porteur d'un passeport, mais j'ai dit qu'elle ne pouvait être prononcée qu'après instruction de l'autorité judiciaire.

Il y a, je le répète, une tendance à se débarrasser de l'intervention du pouvoir judiciaire là même où cette intervention est commandée par la loi ; c'est probablement pour cela que l'on invoque l'article 9 de la loi du 23 messidor an III, de préférence aux dispositions de la loi de vendémiaire an IV, dont je donnais lecture tout à l'heure. Non pas que cet article 9 de la loi de messidor consacre même le droit qu'on prétend y trouver ; ce droit n'y est pas ; je n'y voit pas ce qu'on veut en faire dériver. Mais comme de cet article il ne reste pas grand-chose, comme il n'en reste que quelques mots qui puissent encore se concilier avec les termes de notre législation moderne, on le trouve assez élastique pour qu'on en déduise tout ce qu'on veut.

Aussi, c'est probablement en vertu de ce même article qu'on a déclaré d'une façon tout à fait absolue dans cette Chambre et à différentes reprises, que le gouvernement a le droit incontestable de recevoir à la frontière qui il lui plaît, et de refuser l'entrée du pays à qui il lui plaît.

Eh bien, c'est là une conclusion contre laquelle il importe de protester énergiquement.

Le gouvernement n'a pas ce droit. Le droit de refuser l'étranger à la frontière ou de lui permettre de la franchir est un droit qui appartient à la nation.

Il n'est pas vrai que le gouvernement puisse refuser à la frontière qui il veut ; la nation peut décider qui elle admettra chez elle ou qui elle forcera de ne pas franchir sa frontière. Le gouvernement n'a d autre droit que celui d'exécuter la volonté nationale ; il ne lui appartient pas de formuler cette volonté, devant l'article 128 de la Constitution ; or, à défaut d'une loi qui vous attribue ce droit de la manière la plus positive, vous ne pouvez refuser l'entrée du pays aux étrangers qui se présentent à la frontière.

(page 1242) il y a plus : une loi qui accorderait au gouvernement le droit de refuser à la frontière qui il veut, sans lui imposer aucune condition, cette loi serait inconstitutionnelle, contraire à l’article 128 de la Constitution ; et si l'article 9 de la loi du 23 messidor an III pouvait avoir cette pariée, il aurait été aboli de fait, le jour même où la Constitution a été promulguée.

Enfin, messieurs, si une semblable loi existait, ce que je conteste ; si, existant, elle était constitutionnelle, ce que je conteste encore, il faudrait immédiatement l'abolir eu y apporter sans retard des améliorations considérables ; de pareilles lois sont aujourd’hui réprouvées par les jurisconsultes du droit des gens.

La voix de la politique, si calme qu'on cherche à la rendre, a toujours quelque passion ; j'invoquerai maintenant celle de la science, voix paisible et à laquelle toute passion est étrangère ; écoutez quelques paroles d'un commentateur de Vattel :

« Non, le droit de refuser l'entrée aux étrangers n'est pas arbitraire. Pour l'exercer, le gouvernement doit pouvoir alléguer des raisons conformes au principe du juste, et il faut les alléguer par-devant le pouvoir judiciaire. Le gouvernement n'est pas seigneur et maître ; il n'est que le mandataire de la nation, chargé par elle de faire exécuter les lois. Or, du moment où l'étranger arrivé dans le pays, et se reconnaissant par ce fait seul justiciable des autorités locales, invoquera leur assistance, au nom des lois et notamment de la loi des lois : le respect de la liberté de l'homme, il a ce droit de ne pas être empêché de faire ce qui ne nuit à personne ; si, attaqué dans ce droit par les agents du pouvoir exécutif du pays, l'étranger en appelle au jury du pays, comment ces agents pourraient-ils se soustraire au devoir de répondre de leur conduite ? Et si nulle raison d'incompatibilité avec le bien général n'est alléguée par eux, pour justifier l'exclusion de l'étranger, qu'est-ce qui a pu mettre au néant le droit de celui-ci ?

« Ce n'est donc que par une flagrante violation des droits imprescriptibles de l'homme, que la législation du pays confère au gouvernement le pouvoir discrétionnaire et sans contrôle de renvoyer du pays l'étranger et de lui en défendre l'entrée. En votant une telle loi, le législateur a abusé de son mandat, qui lui enjoignait de défendre et de protéger les droits naturels de l'homme devenu membre de la société, autant que l'usage en sera compatible avec les droits de tous. »

Je m'empresse de déclarer que cette critique ne s'adresse pas à la loi belge de 1835, qui la mérite à certains égards, mais point d'une façon aussi absolue ; elle s'adresse à la loi française de 1849.

Messieurs, se passer de condamnations judiciaires, recevoir ou refuser arbitrairement à la frontière l'étranger qui s'y présente ; expulser l'étranger en vertu de la loi de 1835, en vertu de l'article 272 du Code pénal, et en vertu de l'article 3 de la loi du 3 avril 1848, voilà certainement des droits immenses.

Eh bien, croiriez-vous que d'après les traditions administratives du ministère de la justice, ces droits ne suffisent pas encore ? Ce qu'on veut c'est d'arriver à expulser sans arrêté royal des étrangers habitant le pays, qui ne sont ni mendiants, ni vagabonds. Voici les principes que l'administration invoque.

Elle avance d'abord que l'étranger n'a une résidence effective en Belgique que lorsqu'il a obtenu, à cet effet, l'autorisation de l'administration ; partant de là, elle ajoute que cette autorisation, d'après elle indispensable, elle a le droit de l'accorder purement et simplement ou de l'accorder sous certaines conditions.

Cette théorie a été affirmée dans cette Chambre par un ministre de la justice. Cet dans la séance du 21 novembre 1854 que M. Faider a développé cette doctrine. Voici comment il s'est expliqué ; il parle des réfugies politiques :

« Nous avons toujours cru devoir conserver une liberté d'appréciation à leur égard ; cette liberté d'appréciation résulte du régime que j'ai qualifié de permis provisoire et révocable, et il est indispensable que le gouvernement en reste armé.

« Cela, dit M. Verhaegen, constitue une violation de la loi de 1835. Messieurs, la loi de 1835 n'a rien à voir dans ce régime ; nous appliquons d’une manière extensive les lois qui régissent les passeports et l’admission des étrangers en Belgique ; nous admettons ces derniers conditionnellement et nous nous réservons le pouvoir de refuser l'autorisation qui leur est accordée, si leur conduite, leur présence, leur position et les événements européens nous font un devoir de les éloigner du pays.

« Cette marche, disait encore le même ministre, donne, il est vrai, une certaine latitude à l'administration ; mais elle a, à un point de vue extrêmement respectable, l’avantage de ne pas nous obliger de toujours recourir à la signature royale pour appliquer des mesures de rigueur dont nous acceptons toute la responsabilité. »

Messieurs, je conteste d'abord qu'il soit vrai qu'un étranger ne peut avoir en Belgique aucune résidence effective qu'avec l'autorisation du gouvernement ; et puisque l'administration de la justice prétend que l'arrêté du gouvernement provisoire du 6 octobre 1830 est encore en vigueur, je lui ferai immédiatement une objection que je tirerai de cet article même.

L'article 3 porte :

« Tous autres étrangers, non munis d'autorisation du gouvernement, sont tenus de justifier de leurs ressources ; dans le cas contraire, ils seront renvoyés chez eux. »

Il résulte de cet article que l'étranger qui justifiait de ses ressources ne pouvait être renvoyé chez lui, même s'il était en Belgique sans l'autorisation du gouvernement. Mais n'insistons pas sur l'article 3 de l'arrêté du 6 octobre 1830, puisque, d'après moi, cet arrêté n'est plus en vigueur. Revenons ici à l'arrêt de la cour de cassation du 13 janvier 1848, que je citais tout à l'heure ; j'y trouve encore une fois qu'aux yeux de la cour de cassation, avec laquelle je suis très heureux d'être, en quelque sorte, de complicité, cette prétention administrative est tout à fait extralégale.

« Attendu (dit la cour), que l’article premier de la loi de 1835 est général ; qu'il s'applique à tout étranger résidant en Belgique ; que la loi ne détermine pas quels sont les faits et circonstances qui constituent la résidence ; qu'elle n'exige point que l'étranger ait préalablement obtenu la permission ou l'autorisation de demeurer dans le pays ; qu'elle a donc abandonné à l'appréciation souveraine du juge la question de savoir si, dans le cas particulier qui lui est soumis, l'étranger est ou n'est pas résidant.

Voilà donc encore un droit que l'administration invoque, que les ministres ont invoqué devant le parlement et que le pouvoir judiciaire conteste.

Si le droit de subordonner le séjour de l'étranger à une autorisation n'existe pas, il devient parfaitement superflu de démontrer que cette autorisation devrait nécessairement être pure et simple. Cependant, je tiens à vous démontrer que si la nécessité de cette autorisation existait autant qu'elle existe peu, le gouvernement n'aurait qu'un droit : ce serait de la refuser ou de l'accorder purement et simplement. Il n'aurait pas le droit de donner une autorisation conditionnelle ; les conséquences qui dériveraient d'une semblable façon de faire seraient inadmissibles.

D'abord, messieurs, pour dire que cette autorisation conditionnelle est possible, il faut, comme le disait M. le ministre Faider, dans la séance du 21 novembre 1854, appliquer d'une manière extensive la loi qui régit les passeports, c'est-à dire appliquer d'une manière extensive des dispositions exceptionnelles.

Or, cela n'est pas possible.

De plus, admettre que de semblables autorisations puissent être données sous certaines conditions, ce serait admettre qu'au lieu de faire régler par une loi la disposition faite à la personne et au bien de l'étranger on pourra la régler par un contrat que le gouvernement passe avec l'étranger, anomalie choquante sur laquelle je n'ai pas besoin d'insister.

Cette assimilation du régime que l'on prétend vouloir imposer aux étrangers, à un véritable contrat, n'est pas de moi. Elle a été formulée dans cette Chambre par un ministre de la (justice et je ne crois pas me tromper en disant que c'est M. le ministre de la justice actuel qui a déclaré qu'il se formait, entre l'Etat et l'étranger placé sous ce régime spécial, un véritable contrat synallagmatique et que du moment où la convention était violée, le contrat se trouvant résolu, il en résultait pour le gouvernement le droit d’expulsion à l'égard de l'étranger, sans les formalités de la loi de 1835.

Or, il n'est jamais possible d'admettre qu'en matière de droit, on règle par un contrat ce qui doit être réglé par une loi, que l'on consacre par une convention entre le gouvernement et l'étranger, un régime que la loi n'approuverait point.

Et ici, messieurs, le régime que l'on rétablit au moyen de ces contrats, c'est celui d'une loi expressément abrogée par la loi de 1835. On rétablit en fait la loi du 28 vendémiaire an VI.

L'article 7 de la loi du 28 vendémiaire an VI que l'exposé des motifs et le rapport de 1835 déclarent abrogé est conçu dans les termes suivants :

« Tous étrangers voyageant dans l'intérieur de la république, ou y résidant sans avoir une mission des puissants neutres ou amies, reconnue par le gouvernement français ou sans y avoir acquis le titre de citoyens, sont mis sous la surveillance spéciale du directoire exécutif qui pourra leur retirer leurs passeports et leur enjoindre de sortir du territoire français, s'il juge leur présence susceptible de troubler l’ordre ou la tranquillité publique. »

(page 1243) Vous remarquerez, messieurs, la différente qu'il y a entre la loi de vendémiaire an IV, expressément abrogée.

Dans la loi du 22 septembre 1835, il faut que ce soit la conduite de l'étranger qui trouble l'ordre ou la tranquillité publique, Dans la loi de vendémiaire, il suffit que ce soit sa présence ; le droit est plus étendu.

Eh bien, M. le ministre de la justice Faider était parfaitement d'avis que c'était le régime aboli de la loi du 28 vendémiaire an IV qu'on pouvait rétablir au moyen de conventions, puisqu'il disait : « Nous nous réservons le pouvoir de retirer l'autorisation qui leur est accordée, si leur conduite, leur présence ou les événements européens nous font un devoir de l'éloigner. »

Le mot de la loi de vendémiaire an IV revient ainsi dans l'analyse des conventions que le gouvernement se prétend le droit de passer avec l'étranger.

Cela, messieurs, est contraire, non seulement au texte de la loi de 1835, mais a son esprit et, à cet égard, je demanderai à la Chambre la permission de rappeler deux citations que j'ai faites en 1861, en demandant des modifications à cette loi. L'une de ces citations est extraite de l'exposé des motifs, l'autre d'un discours prononcé par le rapporteur pendant la discussion.

« Si l'étranger qui réside parmi nous, dit l'exposé des motifs, ne compromet pas la tranquillité publique, l'asile lui sera assuré, mais s'il se rend indigne du bienfait de l'hospitalité, s'il profite de sa présence en Belgique pour exciter des dissensions, provoquer à l'anarchie, servir les desseins de nos ennemis, s'il trouble la sécurité générale, il s'expose à là révocation d'un bienfait dont il abuse, et c'est à lui-même qu'il devra imputer la mesure qu'il a encourue. »

Ainsi, d'après ce passage de l'exposé des motifs, ce n'est jamais la présence à elle seule qui peut être considérée comme troublant la tranquillité publique, il faut que, par des actes, l'étranger se soit rendu indigne de l'hospitalité qui lui est accordée, et comme dans le court de la discussion, on voulait préciser davantage que c'était par des actes postérieurs à son entrée dans le pays que l'étranger devait s'être rendu indigne de cette hospitalité, l'honorable rapporteur disait :

« En maintenant cette expression, pour que l'étranger puisse être contraint à se rendre dans un lieu déterminé ou à être expulsé, elle devra l'entendre uniquement de la conduite de l'étranger en Belgique. Il faudra une action actuelle pour lui appliquer la mesure, qu'il ait fait le mal, que sa conduite soit dangereuse. L'on ne pourra avoir égard à la conduite qu'il a tenue dans son pays, à ses principes de désorganisation sociale, à ses funestes doctrines. »

Ce sont là, messieurs, des garanties bien restreintes, mais ce sont des garanties ; elles étaient promises à l'époque où la loi de 1835 était votée ; on est arrivé a les mettre à néant en introduisant les système des conventions.

La meilleure preuve que l'on ne croit pas à la légalité de ce procédé, de cet expédient, c'est la demande de prorogation de la loi. Si ces conventions étaient parfaitement légales et inattaquables, la loi de 1835 serait parfaitement inutile dans les mains du gouvernement, il serait armé d'un instrument beaucoup plus redoutable.

Messieurs, cet examen, que j'ai taché de rendre rapide, doit vous avoir fourni la conviction que votre législation sur les étrangers est d'une incohérence complète et qu'à l'abri de cette incohérence l'administration peut trop facilement s'attribuer des droits qui sont souvent démentis par des textes, d'autres fois sérieusement controversables.

Il suffit qu'une semblable situation soit signalée, pour que nous soyons tous d'accord qu'il faut y remédier ; il me paraît impossible que nous nous occupions de la loi de 1835 pour la remettre purement et simplement en vigueur.

Abstraction faite des modifications dont cette loi est susceptible en elle-même, il me semble que nous devons tenir à honneur de la compléter en y fondant toutes les autres lois relatives aux étrangers, en donnant à ces lois une rédaction nouvelle, une rédaction appropriée à nos mœurs et au temps où nous vivons.

Il faut donc la compléter. Mais ne faut-il pas aussi la modifier ?

Messieurs, j'ai dit, au début de ce discours, que je n'entendais pas rendre la loi de 1835 moins sévère à l'égard des étrangers qui viennent fuir chez nous la justice répressive de leur pays ; j'irai plus loin, je crois que, pour faire une législation complète, il faudrait, à cet égard, renforcer la loi de 1835, et j'en donnerai deux raisons.

Remarquons d'abord que les lois sur les passeports ne sont pas abolies ; cependant nous n’en faisons plus usage ; pourquoi les maintenir ? Si ce n’est pour les tenir en réserve, c’est tout bonnement tendre un piège à l’étranger ; cela n’est pas digne du pays. Ces lois doivent donc être abolies.

Le passeport n'était pas une bien grande garantie ; mais, dans certaines limites, ce pouvait en être une ; en supprimant cette garantie, à titre de contrepoids, on pourrait ajouter à la loi de 1835 quelques dispositions renforçant l'action du pouvoir sur les étrangers qui viennent chez non parce qu'ils ont des difficultés avec la justice non politique de leur pays.

J'ai une autre raison encore de croire qu'on pourrait plutôt renforcer qu'adoucir la loi pour cette catégorie d'étrangers ; il n'y a pas de mal qui ne contienne une certaine quantité de bien. Le pouvoir arbitraire dont jouit l'administration, quoique étant un mal qu'il faut faire disparaître, peut présenter certains avantages ; on conserverait ceux-ci par une énumération complémentaire de catégories d'étrangers auxquelles le droit d'expulsion serait étendu.

Je citerai quelques exemples.

La loi sur l'extradition, à laquelle la loi de 1833 se réfère, permet l'expulsion de l'étranger condamné pour vol ; l'expression est générale ; toutes les espèces de vol ne sont pas spécifiées, je crois que l'étranger condamné du chef de larcin et de filouteries ne doit pas être placé dans une position privilégiée.

Le vagabondage et la mendicité ne sont pas prévus par la loi sur l'extradition ; pourquoi ne pourrait-on pas les comprendre dans la loi et pourquoi ne pourrait-on pas permettre l'expulsion de celui qui a été condamné à l'étranger pour mendicité ou vagabondage ?

La loi sur l'extradition parle de la banqueroute frauduleuse ; quand le banqueroutier simple fuit son pays, il est à croire qu'il n'ait pas seulement malheureux. Dès lors il peut être quelquefois légitimement expulsé.

La loi parle de l'escroquerie, mais elle passe sous silence l'abus de confiance ; est-ce que la différence entre les deux faits est assez grande pour créer un privilège en faveur du dernier ?

Enfin il y a encore un délit qui fait interdire, même au Belge qui s'en rend coupable, la plupart de ses droits civils et politiques ; c'est l’attentat aux mœurs. Dans certaines circonstances, l'attentat aux mœurs doit pouvoir également donner lieu à l'expulsion.

Je n'ai parlé que de condamnations. Comme le faisait observer l'honorable M. Reynaert, la loi de 1835 permet aussi l'expulsion de l'étranger qui a été poursuivi ; l'honorable membre fait remarquer que ce terme est trop vague.

Certes nous arons le droit de tenir en suspicion un étranger qui vient chez nous sous le coup d'une poursuite, mais il y a une différence entre ce cas et celui où la poursuite a été terminée par un acquittement ; alors il n'y a plus de motif d'expulsion. Cependant la loi de 1835, en parlant de l'étranger poursuivi, est tellement large qu'elle s'applique aux deux hypothèses. Il y aurait lieu de faire une nouvelle rédaction qui sauvegarderait la position de l'étranger acquitté.

J'abandonne ce point, messieurs, pour passer à la partie la plus délicate de cette discussion, il s'agit de la disposition de la loi de 183$ qui permet de prendre des mesures de rigueur contre l'étranger qui, par sa conduite, compromet la tranquillité publique. Qu'est-ce que c'est que compromettre la tranquillité publique ? Evidemment la première réponse qu'on est tenté de faire à cette question, c'est que, pour compromettre la tranquillité publique, il faut faire quelque chose qui soit défendu par la loi. Il faut, semble-t-il, que tout ce qui compromet la tranquillité publique soit défendu par la loi. D'un autre côté, tout ce qui n'est pas défendu est permis ; lors donc que l'étranger ne tombe pas sous l'application d'une loi pénale, il semblerait, au premier abord, qu'il ne peut pas tomber sous l'application de mesures de rigueur quelconques.

Cependant, si pour le Belge tout ce qui n'est pat défendu est permis, si pour l'étranger les mêmes défenses formelles existent que pour le Belge et point d'autres, on interdit encore à celui-ci d'une manière illimitée tout ce qui peut troubler la tranquillité publique en dehors des faits défendus ; on laisse au gouvernement le pouvoir d'apprécier ce qui peut troubler la tranquillité publique.

Si le gouvernement le veut, tout fait quelconque peut devenir un fait qui trouble la tranquillité publique. Cependant la seule différence qu'il fait entre l'étranger et le Belge, c'est que quand l'étranger se trouve sur notre sol, le gouvernement d'origine prétend encore avoir sur lui des droits, prétend encore lui imposer des devoirs.

(page 1244) A cause de cette circonstance, on peut soutenir qu’il peut, autrement que le Belge, troubler la tranquillité extérieure ; mais quand à la tranquillité intérieur, s'il se conforme à nos lois pénales, nous ne pouvons rien exiger de plus.

Un fait est dangereux de lui-même ; il ne devient pas plus ou moins dangereux parce que celui qui l'aura commis sera né en deçà de la frontière plutôt qu'au delà.

Le fait reste le fait, le danger reste le même. Si notre loi pénale est imparfaite, il faut que nous la complétions ; mais au point de vue de notre sécurité intérieure, ce n'est qu'à une condamnation judiciaire que nous pouvons attacher pour l'étranger la conséquence d’une expulsion. Encore, messieurs, faudra-t-il que cette condamnation judiciaire soit de quelque importance, et je crois qu'à cet égard la solution du problème est assez facile.

Je vous ai dit tout à l'heure comment on pourrait compléter l'énumération des délits qui pourraient donner lieu à une expulsion s'ils avaient fait l'objet d'une condamnation à l'étranger.

Je crois que pour notre sécurité intérieure il suffirait d'attacher la conséquence de l’'expulsion aux condamnations subies en Belgique à raison des mêmes faits.

Reste à examiner si nous devons faire à l'étranger une position autre pour assurer la sécurité de nos relations politiques.

Il y a, messieurs, entre notre question considérée au point de vue de la sécurité intérieure et la même question considérée au point de vue des relations extérieures, des différences capitales.

Il est de principe que, quant à notre sécurité intérieure, nous sommes maîtres et juges des conditions qu'elle peut exiger.

En ce qui concerne la sécurité des relations extérieures, nous ne sommes plus juges exclusifs.

Le droit international est un droit fort mal défini. C'est un droit coutumier plutôt qu'un droit écrit, un droit sur l'étendue duquel les opinions peuvent varier de gouvernement à gouvernement et par conséquent, il est impossible de prévoir dans une loi tous les faits qui peuvent troubler la sécurité de nos relations extérieures.

Nous nous trouvons là en présence de devoirs très mal connus, diversement interprétés ; il est impossible, par cela même, de déterminer d'avance toutes les infractions qui peuvent être faites à ces devoirs. L'inflexibilité d'une loi pénale n'est pas admissible quand il s'agit de faits aussi peu caractérisés qui ne peuvent même pas tous être prévus, qui peuvent être plus graves à telle époque qu'à telle autre ; il faut laisser à l'appréciation de ces faits une certaine latitude, et il est évident que cette appréciation est toute politique, entièrement distincte par ses caractères de celle du pouvoir judiciaire qui, lui, doit se trouver devant un statut invariable et n'a pas à s'occuper de faits qui peuvent motiver quelques mesurés à certain jour sans les motiver à d'autres.

Oui, c'est là une appréciation politique ; elle doit donc revenir au gouvernement parce qu'il a seul une responsabilité politique. Je dis qu'il est impossible de prévoir tous les faits qui peuvent donner ouverture à l'exercice de ce droit d'appréciation, mais je ne crois pas cependant qu'il soit impossible de déterminer certaines conditions générales en dehors desquelles ce droit d'appréciation n'existerait pas.

Je vais essayer d'indiquer quelques-unes de ces conditions.

D'abord, il est indispensable de spécifier que les seuls faits pouvant être considérés comme compromettant la sécurité de nos relations extérieures, pouvant être représentés comme constituant des infractions à nos devoirs internationaux, doivent être des faits émanés de l'étranger postérieurement à l'établissement de sa résidence en Belgique.

J'ai déjà dit tout à l’heure que si nous ne voulions pas accepter cette condition, nous ne nous trouvons même plus dans les termes de la loi de 1835 ; qu'alors ce n'est plus la conduite de l'étranger que nous considérons comme pouvant compromettre la tranquillité publique, mais sa seule présence sur notre territoire ; qu'alors on n'est plus sous l'empire de la loi de 1835, mais sous l'empire de la loi du 28 vendémiaire an IV que nous avons abolie de la manière la plus formelle par celle de 1835.

Si l'on démontrait (mais on ne démontrera pas) que la loi du 28 vendémiaire an OV doit être rétablie, que nous devons, au point de vue de nos relations internationales, subir la honte de cette loi, alors il faudrait avoir le courage d’accepter cette honte franchement ; il faudrait renoncer à mettre dans la loi de 1835 des termes qui ont eu pour but de répudier cette honte, si nous devions être réduits en réalité à la subir.

Il faut donc, comme première condition de l'exercice de ce droit d'appréciation réservé au gouvernement, qu'il s'applique à un fait émané de l'étranger pendant sa résidence en Belgique. Il faut de plus que ce fait soit un acte d'hostilité directe contre le gouvernement d'un pays étranger.

Nous ne devons pas donner aux gouvernements étrangers le droit de faire aux refugiés établis en Belgique des procès de tendance. Il ne faut pas, par exemple, parce qu'un étranger fera un cours de droit public, parce qu’il fera l'éloge du gouvernement républicain, parce qu'il représentera cette forme de gouvernement comme la meilleure au point de vue théorique et scientifique, il ne faut pas que le gouvernement de sa patrie qui sera une monarchie puisse lui imputer à crime d'avoir professé de semblables principes et demander contre lui des mesures de rigueur.

Une autre condition encore qui me paraît indispensable et contre laquelle aucun gouvernement, si ombrageux qu'il soit, ne pourra protester du moins ouvertement, c'est que le fait à raison duquel on prendrait des mesures contre l'étranger serait tout au moins un fait formellement prévu, expressément puni par la législation du gouvernement étranger contre lequel le fait serait dirigé.

Nos devoirs en fait de relations internationales, quoiqu'ils soient assez mal définis, peuvent cependant se ramener à peu près à la règle :

Neminem laedere, cuique suum tribuere

On ne peut pas dire que nous infligions une lésion à un gouvernement étranger, lorsque nous nous bornons à laisser se produire sur notre territoire des faits qu'il ne pourrait pas punir sur le sien, ces faits fussent-ils même des aces d'hostilité contre lui.

Voilà les conditions qui me paraissent indispensables pour donner ouverture au droit d'appréciation que j'ai dit vouloir réserver au gouvernement.

Je m'empresse de vous faire remarquer que de la réunion de ces diverses conditions je fais dépendre une faculté pour le gouvernement, mais qu'elles ne l'obligent pas à faire usage de son droit.

A cet égard, l'action du pouvoir judiciaire mettrait ici l'étranger dans une position plus mauvaise que ne le fait celle de l'autorité administrative ; du moment, en effet, que nous érigerions en délits les faits qui peuvent donner lieu à l'application d'une peine à l'étranger, il y aurait pour le pouvoir judiciaire une obligation d'intervenir toujours, et non pas une simple faculté. De plus, par de semblables dispositions, nous donnerions en réalité force de loi sur notre territoire aux législations pénales étrangères, ce qui serait pour le pays une véritable humiliation.

Cependant, messieurs, une fois les conditions dans lesquelles doit s'exercer le droit d'appréciation du gouvernement mieux définies, il s'ouvrira pour l'étranger un recours judiciaire restreint, maïs auquel, dans certaines conditions, on peut lui donner une efficacité assez grande.

Si l'étranger ne croit pas devoir exécuter l'arrêté d'expulsion, il sera traduit devant les tribunaux. Si l'arrêté est rendu en dehors des conditions que je viens d'indiquer, il pourra plaider l'illégalité.

D'après la loi de 1835, on ne pouvait plaider l'illégalité qu'en prétendant que l'expulsé était Belge ou qu'il tombait sous l'une ou l'autre des exceptions prévues par l'article 2 de la loi.

Dans l'hypothèse où les modifications que je propose seraient acceptées, le droit de plaider l'illégalité de l'arrêté devient beaucoup plus étendu, et les améliorations de détail que je vais signaler à la Chambre ajouteraient encore à leur efficacité.

Ces changements de détail se réduisent à trois. Je voudrais d'abord qu'on enlevât au gouvernement le droit de se faire immédiatement justice à lui-même.

Je voudrais qu'on fît du fait de ne pas obéir à l'arrêté d'expulsion une infraction qui serait jugée par les tribunaux avant que l'arrêté fût exécuté de force. Voilà la première modification que je voudrais voir insérer dans la loi de 1835. (Interruption.)

Traduit devant les tribunaux, il pourrait plaider l'illégalité de l'arrêté ; si l'arrêté était déclaré légal, il serait condamné et après sa condamnation seulement, conduit hors du pays. (Interruption.)

Une deuxième modification que je propose aurait pour but de diminuer les risques du recours judiciaire en permettant une large application des circonstances atténuantes.

La troisième modification diminuerait les rigueurs de la situation transitoire par laquelle l'étranger devrait passer avant que les tribunaux eussent prononcé sur la légalité de l'arrêté ; je permettrais, à cet effet, de lui appliquer les dispositions bienfaisantes de la loi de 1852 sur la détention préventive.

(page 1245) Aujourd'hui, je le répète, l'étranger qui résiste est saisi, conduit à la frontière, et ce n'est que s'il revient qu'il est traduit en justice. Dans le système nouveau que je propose, s'il reste en défaut d'obéir à l'arrêté, il est immédiatement traduit avant d'être expulsé de force.

Si je veux qu'on lui accorde le bénéfice des circonstances atténuantes, c'est parce que le recours aux tribunaux ne doit pas être pour lui un sujet d'effroi, si l'on veut que ce recours soit sérieux. Dans des questions de légalité, la bonne foi de l'étranger peut être entière et la question cependant être douteuse et se trancher contre lui.

Il y a un risque à courir ; eh bien, avec une peine de 65 jours à 6 mois l'étranger reculera, tandis que s'il est certain de démontrer que sa bonne foi est entière et que d'un autre côté les tribunaux puissent abaisser la peine jusqu'aux dernières limites permises par la loi du 6 mai 1849, jusqu'à la convertir en une légère amende, l'étranger hésitera moins ; il faut aussi que, conformément à la loi de 1852, la détention préventive ne lui soit appliquée que dans des circonstances graves et exceptionnelles ; il faut, en d'autres termes, que la résidence de l'étranger soit ici assimilée à un domicile.

Le recours judiciaire ainsi facilité aurait pour l'étranger quelques avantages ; je ne veux pas les exagérer, mais il aurait des avantages au moins aussi grands pour le pouvoir parlementaire. En permettant de plaider les circonstances atténuantes devant les tribunaux, vous permettrez à l'étranger d'y engager un débat en fait et à l'aide des lumières qui pourront jaillir de ce débat nous pourrons mieux qu'aujourd'hui apprécier la conduite du gouvernement.

Aujourd'hui nous sommes obligés d'écouter le gouvernement parlant seul, et par conséquent sans contradicteur ; il pourrait désormais en être autrement.

Je viens de toucher à la question du contrôle parlementaire. Les partisans du régime qui a existé jusqu'au 1er mars 1864 et qu'on nous demande de faire revivre citent comme garanties laissées à l'étranger le contrôle parlementaire et la liberté de la presse. Eh bien, ces garanties dans le système que je propose ne disparaîtraient pas ; elles viendraient s'ajouter aux autres. Seulement, au lieu d'être à l'état de lettre morte, comme elles l'ont été jusqu'à présent, elles seraient vivifiées au moyen de certaines modifications dont je vais encore vous entretenir.

Vous m'accorderez bien que, pour que ces garanties soient réelles, il faut que le parlement et la presse soient à même de discuter l'arrêté avant que l'ostracisme soit consommé ; il faut pour cela da la publicité, ce que la loi actuelle n'exige pas. Et comme la loi actuelle fixe un délai assez court entre le moment de la signification et celui où l'étranger peut être expulsé de force ou il faut que l'arrêté soit publié le jour même de la signification au plus tard.

Cette publicité doit être sérieuse ; il faut que l'arrêté soit motivé, qu'il porte en lui la preuve qu'il a été rendu à raison de faits graves, qu'il a été précédé d'informations précises ; il faut enfin que l'arrêté contienne la preuve que le droit de défense n'a pas été méconnu d'une façon complète, dans la personne de l'étranger, que celui-ci a été admis à s'expliquer, soit devant le ministre de la justice, soit devant un fonctionnaire que celui-ci aurait délégué pour l'entendre. Il va de soi que cette solennité de formes, ces précautions, je ne les demande que pour des proscrits politiques ; je tiens à établir une démarcation de plus en plus radicale entre les proscrits et les étrangers que la loi tient en suspicion comme malfaiteurs.

Les diverses améliorations que je viens de vous indiquer sont celles dont la loi de 1835 est incontestablement susceptible. Mais je vous ai dit qu'à mon avis il ne suffisait pas de modifier la loi, qu'il fallait aussi la compléter. Après avoir examiné quelles sont les modifications qu'il convient d'apporter à la loi, je vais examiner quels sont les compléments qu'il faut lui donner.

Messieurs, le gouvernement revendique le droit d'accueillir ou de repousser l'étranger à la frontière. J'ai dit que ce droit, d'après moi, n'est pas le droit du gouvernement mais le droit du pays. La loi peut organiser ce droit ; elle confie alors au gouvernement le soin d'exécuter les mesures décrétées dans ce but. Il faut donc organiser ce droit ; c'est le premier complément à donner à la loi,

Comment l'organiserons-nous ? Je vous l'avoue, cela me paraît assez simple.

Je compte énumérer les étrangers qui peuvent être expulsés de la Belgique à raison de condamnations subies à l'étranger ; ceux qui peuvent être expulsés de la Belgique à raison d'une poursuite entamée à l'étranger et non terminée ; ceux qui peuvent se trouver dans le même cas à raison de condamnation subie en Belgique. Eh bien, ceux qui seront dans une et dans l'autre de ces catégories pourront être repoussés du pays quand ils se présenteront à la frontière, comme ils pourront en être expulsés s'ils étaient trouvés à l'intérieur. En dehors de ces catégories, je ne vois vraiment pas en vertu de quel soupçon arbitraire, on pourrait refuser à quelqu'un l'entrée du pays.

A ces catégories, messieurs, il faut ajouter l'étranger banni pour cause politique qui antérieurement aurait été l'objet, en Belgique, d'une mesure d'expulsion.

C'est là, semble-t-il, l'organisation rationnelle autant que simple dut droit de la nation d'accueillir ou de repousser les étrangers.

Certes, messieurs, je n'ai pas la prétention de donner ce système comme parfait, bien qu'il offre d'incontestables avantages sur la législation qui nous a régis jusqu'à présent.

Je comprends aussi qu'il fait compter avec certaines circonstances exceptionnelles : il y a des moments de bouleversement, des moments où les passions populaires se déchaînent et ont des exigences qu'elles n'ont pas à d'autres époques. Cette situation peut se présenter soit à l'intérieur, soit à l'extérieur ; il faut donc que, si une pareille situation se présente, le gouvernement soit armé.

L'expérience a démontré que dans ces cas spéciaux la présence de certains étrangers présente aussi des périls spéciaux. Quel sera le droit que nous conférerons pour de pareilles circonstances ? Pour ma part, je n hésiterais pas à conférer au gouvernement, pour ces circonstances exceptionnelles, le droit de placer, par un arrêté royal, sous sa surveillance directe tous les étrangers qui n'auraient pas, par une certaine durée de résidence, acquis en Belgique une sorte de droit de bourgeoisie ; et je fixerais cette durée à 5 années, c'est le délai fixé par la loi du 28 vendémiaire an IV, loi rendue au milieu d'une tourmente révolutionnaire.

Je ne crois pas me montrer d'une indulgence exagérée en ajoutant un délai jugé suffisant sous le directoire dans les circonstances que vous savez.

Cependant, messieurs, le régime exceptionnel sous lequel les étrangers pourraient être placés, dans des circonstances exceptionnellement graves, en vertu d'un arrêté royal, devrait être essentiellement temporaire ; il devrait être restreint aux circonstances qui le justifieraient et disparaître avec elles. Tout cela devrait être précisé dans une disposition spéciale faite seulement pour parer à des éventualités d'une gravité toute spéciale.

Messieurs, l'ensemble des idées que je viens d'indiquer me paraît devoir constituer la base d'une nouvelle législation sur les étrangers en Belgique.

Eu développant ces idées, en les formulant en textes que j'aurai l'honneur de soumettre à vos délibérations, je ne me suis pas laissé guider aveuglément par mes aspirations.

J'avoue que si je n'avais cédé qu'à mes sentiments personnels, je serais allé beaucoup plus loin ; j'aurais proposé des mesures beaucoup plus radicales ; je crois même que j'aurais pu le faire sans compromettre la sécurité du pays.

Mais j'ai voulu compter avec les précédents de la Chambre ; j’ai voulu compter avec des préjugés qui ont encore une énorme influence ; je me suis souvenu que quand on veut un progrès, l'essentiel est de faire faire un premier pas.

Ce premier pas, j'ai voulu vous le rendre facile, j'ai voulu vous le rendre doux ; j'ai voulu qu'il vous parût le moins effrayant possible. C'est pour cela que je maintiens mes demandes de réformes dans le cadre que je viens d'indiquer.

J'aurai à combattre l'opposition du gouvernement. Cette opposition en semblable matière a moins d'importance qu'en d'autres : il faut tenir compte de la situation spéciale dans laquelle le gouvernement se trouve.

Le gouvernement, pour la législation qui nous occupe, est dans l'impuissance de vous proposer jamais la moindre amélioration. II doit compter avec des susceptibilités avec lesquelles nous devons compter, nous aussi, mais dans une mesure beaucoup moindre.

Armé aujourd'hui d'un droit qui lui permet toutes les complaisances, il pourrait être taxé de mauvais procédé s'il venait proposer à la Chambre des mesures qui limiteraient sur ca point ses pouvoirs.

Il faut que la Chambre le sache bien : si elle ne veut améliorer la législation sur les étrangers qu'avec l'assentiment du gouvernement, elle ne l'améliorera jamais ; tous les gouvernements qui se succéderont seront dans la nécessité, par raison de situation, de combattre tout changement ; il faudra donc le leur imposer.

L'honorable M. Bouvier a comparé notre législation aux législations (page 1246) étrangères ; il vous a dit que la législation sous laquelle nous avons vécu longtemps, et qu’on nous propose de restaurer dans son entier, était aussi bonne que celle des autres pays.

On s’est beaucoup occupé des législations étrangères à propose de notre question ; les uns ont voulu chercher dans ces législations des modèles que nous pourrons suivre ; ceux-là se sont trompés. Les autres se bornent à constater avec l'honorable M Bouvier que ces législations ne sont ni pires ni meilleures que la législation belge et de là ils concluent au maintien du statu quo.

Pour moi, messieurs, si je constate avec tout le monde qu'en matière de législation sur les étrangers, la Belgique n'a pas à rougir devant les autres nations, je ne crois pas que cela suffise pour nous dispenser de toute tentative d'amélioration.

Il me suffit de constater qu'une amélioration est possible pour que je sois disposé à l'introduire. Il s'agit d'une question de liberté, d'une question de garantie pour les personnes et en pareille matière nous avons l'habitude de marcher à la tête des nations européennes.

Je ne comprendrais donc pas que le législateur refusât un progrès par la peur, qui serait chez lui nouvelle et véritablement étrange, de se trouver le premier a l'accomplir.

(page 1237) - La séance est levée à 4 heures trois quarts.