(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)
(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)
(page 371) M. Van Humbeeck procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Florisone donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Van Humbeeck présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Des habitants de Gand demandent la traduction des Annales parlementaires en langue flamande. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal d'Audenarde déclare s'associer aux demandes des administrations communales de Deynze et de Cruyshautem relatives au tracé du chemin de fer vers Breskens. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur les pétitions relatives au même objet.
MpVµ. - La parole est à M. Le Hardy de Beaulieu.
M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Messieurs, je n'aurais pas soulevé la discussion que vous avez entendue sur le budget de la guerre, si je n'avais cru qu'il y avait utilité publique à le faire. J'aurais pu parfaitement, si je n'avais consulté que mes propres convenances, me borner à répéter l'opinion que j'avais déjà émise dans deux autres circonstances.
Mais j'ai pensé qu'une question qui attire à un aussi haut degré l'attention du pays, qui soulève des discussions aussi vives et aussi nombreuses, avait besoin d'être portée à cette tribune, d'y être portée souvent, afin de recevoir de la représentation nationale une direction plus précise et plus utile.
Je ne prendrais pas la parole une seconde fois, dans cette discussion, s'il s'était trouvé avant moi quelque membre pour répondre aux arguments qui m'ont été opposés ; et si je vous ai demandé hier le temps de la réflexion, ce n'était pas que je ne fusse prêt à répondre dès hier ; j'ai voulu faire un choix des objections auxquelles je croyais utile de répondre et ménager ainsi les moments précieux de la Chambre.
Avant d'entrer dans la discussion, je crois devoir remercier M. le ministre de la guerre et tous les orateurs qui l'ont suivi, d'avoir maintenu le débat sur le terrain calme et élevé où j'avais essayé de le placer ; je le remercie d'avoir constamment défendu, à son point de vue, des principes et de n'être pas descendu dans ces questions plus ou moins personnelles qui ne peuvent qu'irriter la passion sans être d'aucune utilité pour le pays.
Ceci dit, j'aborde la réponse que j'ai à faire, non pas à tous les arguments qui ont été invoqués, mais, comme je l'ai dit tantôt, à ceux qui m'ont paru le plus importants, et qui maintiendront les débats à la hauteur où ils ont été placés.
« Vous vous rappelez, messieurs, que le principe que j'ai posé, et que j'ai essayé de développer dans mon premier discours, était celui-ci : Les armées permanences sont pour les individus et pour les familles souvent une cause de ruine, et pour les peuples une cause de faiblesse, d'impuissance.
L'argument, je dois le dire, malgré tout le talent qui a été employé à l'attaquer, est sorti intact de la discussion. On a attaqué avec une très grande vigueur, avec une énergie sans pareille, quelques-uns des faits et des considérations que j'ai dû invoquer pour appuyer mon argumentation, mais l'argument principal est resté irréfuté ; je vais essayer de vous le démontrer, en répondant aux divers arguments qui ont été invoqués tant par M. le ministre de la guerre que par les honorables orateurs qui ont suivi ses traces.
L'armée, dit M. le ministre, est un élément indispensable de l'existence sociale ; sans elle, pas de sécurité. Un seul jour de désordre coûterait plus cher au pays que le budget pendant dix ans. Messieurs, il serait facile, en fouillant dans les profondeurs de l'histoire, de vous rappeler ce qu'étaient, comme élément d'existence sociale, les légions romaines sous les empereurs. Je pourrais vous rappeler leurs services et vous montrer les provinces pillées, Rome saccagée, le gouvernement mis à l'encan et la nation préférer, au bout de tant de désastres, l'invasion des Barbares à cet élément d'ordre social qu'on appelle les armées permanentes.
Vous me direz, messieurs : Vous faites de l’histoire ancienne ; l'humanité a fait de grands progrès depuis ces temps reculés. Vous aurez parfaitement raison. Mais dans le moment actuel, sans nous éloigner beaucoup, je vous montrerai, messieurs, l'Europe jonchée des débris de dynasties tombées pour s'être confiées aux armées permanentes pour les soutenir contre leurs peuples et pour défendre l'organisation politique sur laquelle elles étaient établies.
Hier encore, messieurs, n'avons-nous pas vu tout à coup le gouvernement napolitain refuser à la nation de répondre à l'une de ses aspirations les plus légitimes ; n'avons-nous pas vu que, malgré le soutien sur lequel il croyait pouvoir compter, il a fallu qu'il cédât devant l'opinion publique, devant le mouvement populaire ?
Vous voyez donc, messieurs, que si l'on ne regarde qu'un seul côté de la question, que si l'on ne voit dans la société que les gouvernements, la thèse qui m'a été opposée peut se soutenir quelquefois, mais que les événements presque toujours la renversent et qu'en définitive c'est dans la nation elle-même que l'on trouve la force nécessaire pour maintenir les institutions, l'ordre et la sécurité ; que quand la nation est divisée et ne renferme pas en elle ces éléments, les armées permanentes ne sont que d'un bien faible secours et que si elles peuvent prolonger la lutte pendant quelque temps, elles finissent toujours par devoir céder à la volonté nationale.
On a cité 1848 ; on a cité Risquons-Tout. Je vous le demande à vous, messieurs, si la nation, lors de la déplorable affaire de Risquons-Tout, n'était pas restée parfaitement tranquille, ne s'était pas, à l'unanimité, opposée à cette entreprise téméraire, est-ce le régiment ou le bataillon qu'on a envoyé au-devant des envahisseurs qui aurait épargné au pays les plus graves désordres ? Non, messieurs, c'est dans la nation qu'on a trouvé alors tous les éléments d'ordre et de sécurité.
Un seul jour de désordre coûterait plus cher au pays que le budget de dix années, dit encore l'honorable ministre de la guerre.
Messieurs, depuis 1789 jusqu'en 1848, je ne sache pas que ni en France ni dans les autres pays, il y ait eu manque d'armées permanentes, et je ne sache pas non plus qu'elles aient empêché les désordres et les désastres qui ont pu se produire, et pour répéter ce que je disais tantôt, elles ont probablement aggravé de beaucoup ces désordres par la résistance qu'elles ont opposée pendant quelque temps à la volonté nationale.
Ainsi, messieurs, considérées à ce point de vue exclusif, c'est-à-dire, comme éléments d'ordre social, les armées permanentes ne présentent aucune garantie et ne sont d'aucun secours si cet ordre ne trouve sa base dans l'esprit et dans la volonté de la nation elle-même.
Mais les armées permanentes sont au moins utiles pour défendre les nations en général et en particulier la Belgique contre l'invasion étrangère !
J'admets que lorsque les guerres sont de simples guerres diplomatiques, des guerre de cabinet auxquelles les nations s'intéressent plus ou moins, j'admets qu'il y ait un certain avantage à se servir de troupes organisées, qui font du métier des armes leur unique étude, leur unique préoccupation, leur unique devoir ; mais en est-il de même lorsque les nations elles-mêmes sont engagées, lorsqu'elles prennent part à la lutte, lorsqu'elles ne veulent pas s'en rapporter à la décision d'une poignée d'hommes ? En 1792, lorsque les armées de la Prusse organisées par Frédéric II, et qui étaient alors les modèles de l'organisation militaire, ont pénétré en France, est-ce que la nation française s'en est rapportée à quelques régiments de gardes françaises qu'elle pouvait leur opposer ? La nation tout entière s'est levée et elle a repoussé sous le nom de sans-culottes ces régiments invincibles et si bien organisés.
Lorsque à la suite d'événements historiques que je n'apprécierai pas ici, laissant à chacun de vous le soin de le faire comme il l'entend, lorsque à la suite de la révolution française, les armées du consulat et de l'empire ont non seulement refoulé l’étranger hors de la France, mais parcouru l'Europe entière, est-ce qu'elles n'ont pas rencontré dans la résistance des nations, dans les efforts faits par les peuples pour se délivrer, des adversaires beaucoup plus sérieux et beaucoup plus efficaces que les armées permanentes qu'on leur avait d'abord opposées ? L'histoire de l'Espagne est là pour nous apprendre ce que sont, ce que peuvent les nations qui ne veulent pas tolérer sur leur sol la domination étrangère. (Interruption.)
On m'oppose l'intervention des Anglais en Espagne ; je veux répondre immédiatement à cette objection : je choisirai un exemple sous nos yeux, actuel. La nation hongroise, en 1848, s'était soulevée pour (page 372) reconquérir ses droits, grâce à l'intervention des armées russes, au lieu d'aller à Vienne, ce sont les Autrichiens qui sont allés à Pesth ; malgré sa défaite, la nation hongroise est-elle vaincue ? Est-ce que sans armée, sans armes même, elle ne trouve pas dans son courage civique le moyen de résister à ses vainqueurs et n'oblige-t-elle pas, à l'heure qu'il, est le gouvernement autrichien aujourd'hui à compter avec elle et demain à traiter avec elle ?
Vous voyez bien, messieurs, que ma thèse est parfaitement juste et fondée sur les faits ; c'est dans les nations seules, dans leur courage, c'est dans leur énergie et aussi dans leur instruction qu'elles trouvent leur force et non dans des armées qui disparaissent en un seul jour de bataille.
Les nations ont encore une autre garantie ; à mesure que la civilisation se répand, à mesure que les bienfaits du travail augmentent, à mesure que les intérêts grandissent, il devient de plus en plus difficile aux gouvernements d'imposer leurs volontés aux nations et à l'esprit de conquête qui les anime quelquefois de se faire jour, parce que les conquêtes, même faciles, ne parviendraient plus à compenser les pertes immenses qui seraient le résultat de la seule menace d'une perturbation de la paix générale.
Autrefois, on allait à la conquête de l'or et dans cette discussion même on a essayé d'agir sur nos esprits en nous faisant peur de la convoitise de certaines nations pour nos richesses et pour notre or.
Mais quand on s'est servi de ce langage, on a oublié que l'économie politique, qui a été passablement attaquée dans cette discussion, nous enseigne que l'or n'est que la mesure des richesses et tout au plus pourrait-on dire que ce sont les tonneaux qui les contiennent.
Sans doute, on peut trouver de grands avantages à posséder beaucoup de ces tonneaux et à les louer ou prêter à intérêt ; mais évidemment celui qui n'aurait que de l'or ou des tonneaux à sa disposition ne serait pas riche.
Est-ce qu'on pourrait, par exemple, enlever les terres d'une nation, ses maisons, ses valeurs de toute nature, commerciales, industrielles ou autres, qui forment sa seule et véritable richesse ? Ce serait de toute impossibilité. Aussi, depuis que les principes de l'économie politique ont frayé leur chemin dans le monde, l'opinion des gouvernements comme celle des peuples a changé considérablement à l'égard des avantages des conquêtes.
Ceci m'amène directement, messieurs, à un exemple qui m'a été opposé : c'est celui de l'Angleterre.
On m'a dit : L'Angleterre dépense tous les ans plus du tiers de ses revenus pour soutenir ses armées, et cette nation, qui est le berceau de l'économie politique, le pays où, les notions économiques ont fait le plus de progrès, l'Angleterre résiste aux hommes d'Etat qui tâchent de lui persuader qu'elle doit désarmer.
D'abord, messieurs, je vous ferai remarquer, bien que cela ne soit guère nécessaire ici, que depuis très longtemps déjà, depuis Robert Peel, l’Angleterre, lorsqu'elle n'y a pas été forcée absolument par des engagements formels ou par des intérêts extrêmement pressants, s'est abstenue d'intervenir là où elle intervenait, au moindre prétexte, il y a un demi-siècle. Vous avez même pu lire dans tous les journaux de ces derniers jours, qu'elle favorise l'établissement du gouvernement qui précédera ou qui accompagnera l'abandon qu'elle est disposée à faire du Canada.
En Australie, elle a développé les institutions locales au point que du jour au lendemain nous pourrons apprendre et nous apprendrons probablement qu'elle remet à cette colonie le soin de se gouverner et de se défendre elle-même.
Aux Indes, elle a, en apparence, posé un acte contraire, il y a quelques années, en prenant elle-même directement le gouvernement de ces immenses régions. Je dis que ce n'était qu'un acte apparent, car en réalité depuis plus d'un siècle c'était le gouvernement anglais qui gouvernait les Indes, sous le nom d'une compagnie.
Mais même cet acte plus fictif que réel, recèle dans son sein le germe de l'abandon futur des Indes à leur propre sort.
Donc si l'Angleterre, dans l'état actuel des choses, est encore une puissance fortement armée, si elle dépense pour cet objet de sommes immenses, c'est moins pour ses besoins réels que pour des besoins qui ont été créés par ceux qui ont précédé les gouvernants actuels ; et aussi parce qu'une grande nation ne peut pas du jour au lendemain changer complètement de système.
A l'heure qu'il est, l'Angleterre se prépare graduellement au désarmement, car il ne faut pas oublier qu'ayant à vaincre des résistances locales considérables, des intérêts de caste, de famille, d'individu, très puissants, elle se prépare, malgré toutes ces difficultés, à l'abandon de sa politique traditionnelle et agressive, pour arriver à la politique qui seule la rendra forte et écoutée dans les conseils de la nation, celle de la non-intervention.
On peut dire que si l'Angleterre n'était pas obligée d'entretenir aux Indes 60,000 à 70,000 hommes pour veiller à la sécurité des 200 millions d'habitants qu'elle gouverne dans cette contrée ; si elle n'avait pas d'immenses colonies dans l'Amérique du Nord, en Australie, dans l'océan Indien, dans la Méditerranée et ailleurs, l'Angleterre serait la puissance qui occuperait le moins de soldats et qui distrairait du travail le moins d'hommes en Europe.
Ce n'est donc que par tradition et non par nécessité politique, que l'Angleterre conserve cet état de choses.
On a cité, comme preuve de la sympathie universelle dont la nation anglaise entourait son armée et sa flotte, les toasts qui leur étaient portés à chaque occasion, dans les diners publics. Messieurs, il n'y a là rien d'étonnant. Si j'assistais à un semblable banquet, je boirais très volontiers un toast à l'armée belge, comme représentant l'élite de la nation à laquelle j'appartiens, tant sous le rapport physique que sous le rapport intellectuel.
En Angleterre, l'armée fait en quelque sorte partie de l'aristocratie. C'est le chemin par lequel les familles bourgeoises parvenues à la fortune, se rapprochent de cette classe privilégiée. On achète un grade pour son fils, et par là, on le fait asseoir à la table du régiment côte à côté avec des lords. Il est donc tout naturel, comme ce sont ceux qui sont dans cette situation de fortune qui donnent ces grands banquets, qu'ils se portent en quelque sorte leur propre santé quand ils boivent à l'armée.
Il en est de même des toasts à la flotte comme de celui que l'on porte aux volontaires depuis que cette institution a été consacrée par l'opinion publique et par la faveur royale.
Messieurs, on a aussi invoqué comme argument dans cette discussion la dette immense que l'Angleterre a contractée pour soutenir sa politique au commencement de ce siècle. Je ne sais pas, si la question était remise dans l'état ante quo, si les hommes politiques actuels de l'Angleterre se lanceraient de nouveau dans les entreprises qui sont la cause principale de cette dette ; j'en doute, pour ma part, très fortement ; mais, en définitive, cette dette a été créée pour l'organisation et pour l'entretien d'armées permanentes sur le continent et en Angleterre, et je ne vois pas pourquoi on vient l'opposer à la dette que les Etats-Unis créent dans ce moment pour l'organisation de l'armée de volontaires qui est appelée à résoudre une question, sinon tout à fait identique, au moins à peu près de même nature que celles qui ont été résolues au commencement de ce siècle et à la fin du siècle dernier, sur notre continent d'Europe.
Quelle a été la cause des guerres entreprises par l'Angleterre d'une part et par certains peuples du continent de l'autre ? N'est-ce pas la révolution de 1789 qui a rénové la société tout entière ? L'Angleterre s'est jetée, avec toutes ses forces, dans la contre-révolution ; elle a obligé les nations du continent qui voulaient changer leur état social et adopter un ordre de choses meilleur, l'ordre de choses dont nous jouissons aujourd'hui, elle les a forcées, dis-je, à une lutte terrible qui a été pour cette nation la cause de sa dette immense et pour la plupart des nations de l'Europe, l'origine des dettes sous lesquelles elles ploient aujourd'hui.
Vous voyez donc, messieurs, que cet argument ne pouvait affaiblir la proposition qui faisait la base de mon discours ; mais, comme je vous le disais en commençant, c'a été une attaque dirigée avec une habileté consommée sur un incident ; afin de détourner l'attention et de se donner l'apparence d'une facile victoire.
Je ne dirai que peu de chose de l'argument qu'on a tiré de la guerre actuelle des Etats-Unis. J'avais, à l'appui de la thèse qui faisait la base de mon argumentation, cité les Etats-Unis comme étant une nation qui, n'ayant pas d'armée permanente et ayant pendant soixante ans, appliqué tous ses revenus et toutes ses ressources à la fertilisation et à la civilisation du territoire sauvage qui lui avait été légué par ses pères, était parvenue, dans ce court espace de temps, à se créer, en l'absence de toute force publique, une richesse incomparable et supérieure même à celle de nations beaucoup plus anciennes et chez lesquelles la civilisation s'était établie depuis beaucoup plus longtemps.
Tout à coup, cette nation prospère, croissante, heureuse, chez laquelle toutes les institutions les plus avancées de la civilisation florissaient, tout à coup, dis-je, cette nation se trouve plongée dans les horreurs d'une immense guerre civile. Une partie de la population, en possession de l'esclavage, voulut non seulement conserver pour elle et chez elle cette institution, mais l'imposer en quelque sorte à la partie de la population qui l'avait depuis longtemps rejetée de ses lois.
Désespérant d'y parvenir par la discussion qui était cependant parfaitement libre, par les moyens légaux qui lui étaient complètement (page 373) ouverts, et par la législation qui était égale pour tous, ils ont eu recours à la force et ainsi obligé les Etats qui étaient délivrés de l'esclavage à se défendre d'abord chez eux et ensuite à porter la guerre chez ceux qui les avaient attaqués.
Il y a là, messieurs, comme il y avait en 1789, en Europe, une immense question de principe engagée, et vous ne devez pas vous étonner si pour résoudre cette question, des deux parts, comme en Europe, au commencement de ce siècle, on se condamne à des sacrifices immenses. Mais, soyez-en persuadés, messieurs, la solution en Amérique comme en Europe sera fertile en fruits heureux pour les combattants comme pour l'humanité tout entière.
Pouvons-nous donc condamner, sans nous condamner en quelque sorte nous-mêmes, une nation qui se résout à des sacrifices aussi immenses en hommes et en argent ? (Interruption.) Vous contestez les résultats, mais, messieurs, ces résultats vous les avez obtenus par les mêmes moyens.
Vous n'êtes riches que parce que vous avez su faire aussi des sacrifices immenses en 1789, et parce que vous avez eu le courage de soutenir pendant 25 ans la guerre contre ceux qui voulaient vous retenir ou vous replonger dans l'ancien état social.
Nous ne pouvons donc pas tirer de là un argument en faveur des armées permanentes parce que si les Etats-Unis, depuis leur origine, en avaient entretenu, les dépenses qu'elles auraient occasionnées les auraient empêchés de construire les 60,000 kilomètres de chemins de fer qu'ils ont, alors que l'Europe tout entière n'en a que 55,000. Mais cette armée, lorsque la guerre civile se serait déclarée, aurait pris parti des deux côtés comme la nation elle-même et l'on se serait ainsi trouvé exactement dans la position où l'on se trouve aujourd'hui, c'est-à-dire qu'au bout de deux ou trois batailles, on aurait été forcé de puiser dans la nation la force nécessaire pour continuer la lutte.
Je vois dans ces faits la preuve, messieurs, que mon argument n'a pas été entamé par la charge à fond dont il a été l'objet sur ce point.
On a parlé aussi à l'appui de cette thèse non seulement de la dette qui est contractée par les Etats-Unis pour soutenir la lutte, mais des conséquences ultérieures qu’ils auraient à subir du chef des dévastations, des déprédations qui sont commises sur les champs de batailles, et l'honorable ministre est arrivé, par le calcul, à nous démontrer que ces dévastations exigeraient des indemnités égales à la somme de 27 milliards. Je me demande alors, messieurs, si, sur cette bande très étroite de terrain où se meuvent les armées, on est parvenu à dévaster pour 27 milliards de propriétés, quelle peut être la valeur de toutes celles qui existent dans l'immense territoire qui n'a pas été touché par la guerre et qui jouissent en ce moment d'une prospérité tout au moins aussi grande, si l'on en croit les sources d'informations que vous avez sans doute comme moi, qu'avant la guerre.
L'honorable ministre de la guerre, se fondant sur l'essence même de nos institutions, a invoqué sa responsabilité. A cet égard je dois professer ici une théorie que je n'impose à personne, mais qui est la mienne, c'est qu'en réalité, c'est nous, c'est le Parlement qui est responsable vis-à-vis de la nation ou plutôt c'est en réalité la nation elle-même qui seule est toujours responsable, parce que seule elle supporte les conséquences de nos actes. Les ministres sont moralement, légalement responsables, mais, la Constitution est là pour le démontrer, il n'y a que la nation, il n'y a que le Parlement qui la représente, qui soient véritablement responsables.
A cet égard donc, l'honorable ministre peut être parfaitement tranquille.
Il a soutenu devant nous ses opinions, il a bien fait, je l'en loue, je l'en remercie ; il les a soutenues avec la modération et la grandeur que nous avons essayé d'imprimer à ce débat ; mais quand il s'agira de prendre une décision c'est en nous-mêmes que nous devons chercher nos convictions, c'est dans notre responsabilité vis à vis de la nation qui nous a envoyés ici, que nous devons trouver notre appui et si nous nous trompions, je le répète, ce serait nous et non pas le ministre qui serions engagés vis à vis de nos mandants et, par conséquent il peut être parfaitement tranquille.
Notre mission ici est de décider, de voter ce que nous trouvons juste, ce que nous croyons utile aux intérêts de la nation.
On a aussi, messieurs, incidemment, et ceci répond plutôt à d'autres orateurs qu'à l'honorable ministre de la guerre, on a critiqué les calculs que j'ai invoqués pour soutenir mon vote négatif sur la loi du contingent de l'armée. J'avais dit alors que la Belgique levait un soldat sur 57 habitants et M. le ministre ainsi que d'autres orateurs ont trouvé que nous n'en avons qu'un sur 120 ; mais je ferai remarquer, messieurs, que lorsque j'ai prononcé ce discours il s'agissait de mettre à la disposition du gouvernement 80,000 hommes et je ne pouvais pas faire de calcul sur une autre base que ces 80,000 hommes, puisqu'ils sont à la disposition du gouvernement qui peut en user quand il le veut, sous sa responsabilité, sans que nous puissions l'en empêcher ; par conséquent, j'étais dans le vrai et je ne pouvais calculer autrement.
J'ai usé du même procédé pour toutes les nations que j'ai citées comme point de comparaison. C'est l'état légal de leurs armées et non pas l'état officiel que je ne connais pas, que personne de nous ne peut connaître, que j'ai cité et c'est sur cette base que j'ai fondé mes calculs.
Messieurs, je crois avoir suffisamment établi devant cette Chambre que la proposition qui a servi de base à toute mon argumentation est restée intacte et n'a pas été ébranlée.
Je crois maintenant devoir répondre quelques mots à ceux qui, profitant de la position que j'ai prise, ont insinué ou plutôt ont cherché à établir par la manière dont ils ont cité mes paroles, que je voulais la destruction de tout moyen de défense pour le pays, que je voulais la désorganisation de la nation sous le rapport des forces défensives, et que je voulais ainsi préparer la conquête du pays par nos voisins.
Voila, je crois, traduit en termes un peu plus durs que ceux qui ont été employés, mais qui les résument, je pense, exactement, ce qui a été dit. S'il en était autrement, on me rectifierait. Eh bien, messieurs, non seulement je n'ai pas dit un seul mot qui tendît à cette conséquence, mais je crois avoir cherché à établir précisément le contraire.
J'ai soutenu, je soutiens encore et je crois que, dans d'autres occasions je parviendrai à l'établir, que, sans dépenser une somme aussi considérable que celle qui nous est demandée toutes les années, nous pourrons établir notre système de défense sur une base plus large, plus forte et plus efficace que celui que nous possédons actuellement. Mais ce n'est ni le temps ni l'occasion de développer cette idée.
Le temps et l'occasion se présenteront lorsque le pays aura plus mûrement étudié cette question, Nous ne pouvons pas la résoudre sans que le pays soit avec nous et derrière nous. Il faut que la conviction s'établisse dans la population, qu'elle peut être parfaitement sûre de son existence, de sa prospérité, de son avenir sans une armée permanente considérable.
Lorsque cette conviction sera établie, le moment sera venu de dire, de développer et de donner les moyens d'organiser cette défense ; ils sortiront en quelque sorte d'eux-mêmes de la discussion.
Jusque-là toute polémique à cet égard serait prématurée, ne pourrait, pour me servir d'un terme vulgaire, qu'embrouiller la question...
M. Hymans. - Je demande la parole.
M. Hardy de Beaulieuµ. - ... et je ne pense pas que nous ayons, dans un moment où nous avons devant nous un ordre du jour extrêmement chargé, le loisir de prolonger la discussion du budget de la guerre.
A mon avis, la future armée sortira de l'école. Le maître d'école sera notre général.
C'est dans l'instruction, c’est dans le développement de la force morale qui sortira de l'école que nous trouverons la force physique qui nous permettra de résister à toutes les agressions injustes, et pour ma part je dois déclarer que je ne vois pas, de quelque côté de l'horizon que je tourne mes regards, d'où une agression semblable pourrait nous venir.
M. Julliot. - Messieurs, je voterai le budget de la guerre, et je fais connaître les impressions sous lesquelles j'émets ce vote.
En 1850-1851, alors que nous avions pour voisine une république dont le chef pouvait être débordé tous les jours et que le budget de la guerre montait à 26 1/2 millions, des hommes considérables de la gauche battaient en brèche le budget de la guerre et voulaient le réduire de force à 25 millions nets.
Dans ces conditions, je défendais ce budget avec ardeur et conviction.
Je disais au gouvernement : A l'avenir, assurez toutes vos dépenses obligatoires avant de faire une dépense facultative.
A l'avenir, payez tous les verrous sur vos portes avant d'acheter des tableaux, des statues et autres amusements que nous payons volontiers, parce que cela plaît à nos commettants.
Voilà ce que je disais à cette époque.
Je ne suis donc pas un utopiste quoique un peu économiste.
Mais je tiens ici un travail d'un avocat qui, ayant supputé dans tous les budgets les dépenses militaires, arrive au chiffre annuel de 55 millions.
Mais les avocats, habitués à plaider le pour et le contre sont exposés à voir double, et mon homme peut s'être trompé quelque peu dans son calcul.
(page 374 ) Quoi qu'il en soit, le temps marché et les chiffres aussi.
M. le ministre de la guerre, à son tour, a supputé les fortes dépenses militaires que s'imposent d'autres nations et il a exploré les deux Amériques avec talent et habileté.
Mais les nations qui s'imposent de grands sacrifices sont conquérantes, l'Angleterre même s'étend tous les jours, et si la Prusse ne s'annexe rien, ne sera pas de sa faute.
Selon moi, ce qui se passe en Amérique ne peut se passer que là.
L'Amérique est le rendez-vous de tous les aventuriers, et le niveau social doit se ressentir de cette immigration.
Si ceux qui habitent les Amériques avaient le sentiment de justice et de moralité sociale des Européens, ils ne se massacreraient pas entre eux comme le font les Knisténaux leurs voisins, et ce, parce que le Nord veut imposer au Sud un fait social qu'il ne devrait demander qu'à l'apostolat et à l'exemple.
Il y a donc de l'exagération à nous faire peur d'un exemple que la Belgique, quoi qu'il arrive, n'imitera jamais de loin ni de près.
Je suis d'accord avec M. Le Hardy de Beaulieu quand il dit que dans cette question le ministre est responsable vis-à-vis le parlement, mais que ce dernier est principalement responsable envers le pays.
J'ai écouté avec intérêt le discours de l'honorable ministre, surtout lorsqu'il nous a rassurés complètement sur la bienveillance et l'affection de nos puissants voisins, et ce fait n'est pas de nature à faire grossir notre budget.
Jusqu'à ce jour, j'ai voté tous les budgets de la guerre, parce que les notions militaires me font défaut.
Je crois à la science militaire, et quand j'avais à opter entre un ministre de grande capacité, une spécialité dans le métier des armes et une opposition parlementaire nullement militaire, je me disais : L'un se connaît en la matière, les autres ne sont pas plus forts que moi ; à qui faut-il donner sa confiance ? Et la solution donnée m'amenait à voter le budget. C'était le côté philosophique et théorique de la question qui m'entraînait comme toujours, tant que des faits n'ont pas démenti la théorie.
Mais, je dois le reconnaître, trois faits spéciaux se sont présentés depuis, et ces faits sont tels qu'ils se contentent d'une explication donnée par le bon sens.
1° Pendant dix ans dans la discussion du budget de la guerre, tous les ministres de ce département nous ont dit : Il nous faut constamment 32 mille hommes sous les armes ; si vous réduisez le moins du monde ce contingent, vous détraquez les garnisons, vous démoralisez l'armée ; l'officier veut commander à beaucoup de soldats et dans peu d'années vous n'aurez plus d'armée utile à réunir, tout sera perdu pour longtemps.
Néanmoins, depuis trois ans on détache de ce contingent 5,000 hommes dont on fait des ouvriers terrassiers à Anvers, et les garnisons ne se détraquent pas et l'armée n'est pas démoralisée ; tout se passe comme auparavant.
Je dis donc : Vous pourrez faire réduire, après les travaux d'Anvers, votre contingent sous les armes, comme vous le faites pendant l'exécution de ces travaux et arriver à une réduction normale, de ce chef, de 2 à 3 millions de francs.
2° On a modifié totalement le système de défense du pays ; l'armée, au lieu de couvrir et de prendre position à la frontière en cas d'invasion, livrera bataille à partir de la grande forteresse afin d'assurer sa retraite en cas d'échec, et dans ce cas le reste du pays sera occupé par l'ennemi et ou ne change rien à l'organisation de l'armée, elle reste la même. Je vous avoue que s'il en était ainsi indéfiniment, j'en conclurai que je me suis fait des illusions sur la science militaire, puisqu'une organisation donnée peut servir à des systèmes de défense opposés.
Selon moi, c'est très difficile à comprendre. J'ai rencontré des officiers supérieurs de différentes nations ; tous m'ont dit qu'en présence de cette grande perfection des armes à feu, la cavalerie était réduite au rôle de poursuivre une déroule ou de couvrir une longue retraite ; or nous, qui avons juré de ne pas faire de conquêtes et nos frontières se trouvant très rapprochées, nous ne pourrons même pas profiter de cet avantage, réservé aux nations conquérantes.
3° Et ce fait est le plus important.
En 1849, 1850 et 1851, un ministre de la guerre qui avait toute ma confiance nous disait : « Avec un budget de 26 1/2 millions, je réponds de la sécurité intérieure et à la frontière. » Et cela fut répété souvent.
Depuis peu d'années, M. le ministre de la guerre actuel, qui est identiquement aussi digne de confiance que le premier, nous dit :
« Il me faut 34 à 35 millions pour que je réponde de la sécurité intérieure et extérieure. »
Ce qui fait que, cette fois, je me trouve devoir opter non pas entre un ministre de la guerre capable et des stratégistes de ma force, mais entre deux ministres d'une capacité égale, ayant le même patriotisme, le même devoir et se ressemblant à tel point qu'on peut les prendre pour un seul homme.
Et qu'on ne me dise pas que c'est le changement de système de défense qui occasionne l'accroissement de dépense ; non, cet accroissement est antérieur au projet d'Anvers, c'est la commission mixte, où l'élément civil était en minorité, qui nous a dotés d'une surcharge considérable.
Quand l'élément militaire doit décider de l'importance à donner à l'établissement militaire, on peut en connaître la solution d'avance ; voir ce qui se passe en Prusse.
Si M. le ministre de l'intérieur, dans la question du haras, avait écouté l'homme le plus compétent dans la matière, M. l'inspecteur du haras, il aurait doublé cet établissement au lieu de le supprimer.
Les 80 mille hommes et les 26 1/2 millions de dépense qui nous abritaient, ne suffisaient plus. Il fallait 100 mille hommes et 35 millions de dépense.
Aujourd'hui j'ai donc à opter entre deux ministres de la guerre qui ont ma confiance au même degré, dont l'un, d'accord avec les trois présidents de notre Chambre, ce qui le fortifie considérablement, se contentait de 80 mille hommes et 26 1/2 millions de dépense et dont l'autre nous demande 100 mille hommes et 35 millions de francs pour atteindre le même but.
J'ai donc douté de ce qui me restait à faire, car les dépenses exagérées et la conscription comme elle fonctionne, répugnent vivement à nos populations.
Puis, nous est arrivée une brochure qui nous apprend que nos auteurs militaires les plus autorisés varient du tout au tout dans leurs écrits successifs, soutenant tour à tour des systèmes différents de fortifications.
J'avoue que cette versatilité dans les principes de défense est décourageante pour l'ami de son pays, qui veut une défense sérieuse tout en ménageant les ressources du contribuable en temps ordinaire pour les trouver disponibles le jour où elles pourraient nous être indispensables.
Messieurs, j'accepte donc le rapport qu'on nous promet, et je me joins à M. Hymans pour demander une enquête parlementaire dont le personnel sera élu par la Chambre : cela dégagera le ministre de la guerre de cette responsabilité d'organisation qui est trop lourde pour un seul homme, et je me fie à la perspective d'une réduction de dépense. Je voterai donc le budget sans m'engager le moins du monde pour l'avenir et sous toute réserve.
Mon vote est un vote gouvernemental, et je puis me croire l'écho de plusieurs amis qui étaient indécis comme moi.
Je termine en conviant l'honorable général Chazal, dont je sais apprécier le caractère et la valeur, à donner une issue à cette complication qui ne fera que s'aggraver. Je crois pouvoir prédire qu'aux élections prochaines plus d'un choix sera subordonné à une modification des dépenses militaires, il est temps encore d'y obvier et je suis loin de le désirer, car alors la réaction sera trop forte.
Le gouvernement ne doit pas craindre une enquête parlementaire ; le Belge tient à son drapeau, mais il aime à voir clair dans ses propres affaires.
On sait donc dans quelles conditions je vote ce budget.
M. Coomans. - Messieurs, j'avais résolu de repousser le budget de la guerre par un vote sans phrases, parce qu'il me semblait superflu de justifier de nouveau l'opposition radicale que je fais depuis longtemps, depuis toujours, au système militaire pratiqué en Belgique, mais j'ai vu se produire dans ce débat des énormités telles, non encore réfutées, et mes principes les plus chers ont été si violemment heurtés et proscrits, que je crois devoir rompre le silence.
Venant à la dernière heure, forcé d'improviser et désirant dire beaucoup de choses en peu de mots, je réclame plus que jamais votre indulgence.
A en croire l'honorable ministre de la guerre, nous sommes des théoriciens, des utopistes, des songe-creux, des faiseurs de paradoxes, nous nous plaisons à vivre légèrement dans les régions lunaires, au-dessus des nuages et sans daigner nous occuper des choses de ce monde, bref nous ne sommes pas des hommes pratiques, nous ne sommes pas sérieux, nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien, nous devrions nous taire, nous sommes frappés d'une incompétence radicale.
Si ces reproches avaient du poids, ils écraseraient, me paraît-il, l'honorable ministre de la guerre, qui s'est montré théoricien et pas autre chose dans toute cette discussion. L'honorable ministre n'a pas daigné répondre à un seule des objections importantes qui se sont produites depuis de longues années contre le budget de la guerre, contre certaines dépenses, contre certaines parties de l'organisation, et s'il dédaigne les théoriciens comme M. Delaet, comme M. Le Hardy de Beaulieu, comme (page 375) moi et quelques autres, mécréants et incrédules obstinés, M. le ministre de la guerre dédaigne également et encore plus les hommes pratiques.
Le premier homme pratique qui a pris la parole dans ce débat est l'honorable M. Hayez à qui l'honorable général n'a eu garde de répondre un mot, et cependant tout théoricien, tout songe-creux, tout être lunaire que je suis, j'ai été frappé de quelques-unes des observations que M. Hayez a présentées avec l'autorité de sa science et de sa loyauté. Un autre homme quasi-pratique, l'honorable M. Van Overloop, a posé une foule de questions dont quelques-unes sont intéressantes, et l'honorable ministre n'a pas non plus daigné y répondre un seul mot.
Je doute que M. Hayez soit satisfait du silence de M. le ministre de la guerre et si M. Van Overloop en était satisfait, j'en serais étonné et, je dois le dire, un peu affligé.
Au fond, hommes pratiques ou rhétoriciens, administrateurs ou économistes spéculatifs, amis ou adversaires du cabinet, tous les adversaires quelconques du système ultra militaire du gouvernement n'ont pas droit à une discussion sérieuse.
Il n'y a de sérieux que nos hommes officiels et ceux qui aspirent à le devenir.
Avant de relever les paradoxe, les purs paradoxes de l'honorable général, paradoxes plus dignes d'un simple avocat que d'un ministre de la guerre, j'ai à répondre à une accusation banale qu'on m'a trop prodiguée, à une récusation stupide (je lâche l'expression) et mensongère, ce qui est pis encore (interruption), c'est dire qu'elle ne s'est pas produite dans cette Chambre, car ici on ne ment jamais, on n'est jamais stupide certainement ; mais elle traîne depuis longtemps dans maints écrits dont je ne parlerais pas s'ils n'étaient quasi officieux et rédigés et imprimés avec l'autorisation de M. le ministre de la guerre. On me reproche d'être un ennemi de l'armée. Quoi ! messieurs, mais je passe depuis assez longtemps pour défendre les intérêts de la grande majorité de l'armée.
Je me suis tout particulièrement intéressé aux soldats, parce qu'étant les plus faibles, quoique les plus nombreux, ils me paraissaient dignes d'égards particuliers. J'ai réclamé pour eux non seulement l'usage de leur liberté, du plus de liberté possible, mais j'ai encore demandé pour eux une augmentation de solde, une augmentation de pension, d'excellents vêtements, une bonne couche, une bonne soupe, du pain à suffisance, des biftecks s'il y avait moyen.
Voilà comment je me suis montré ennemi de l'armée en ce qui concerne le soldat.
Quant aux sous-officiers, j'ai toujours demandé et je crois, qu'on me permette de le dire, que je suis le premier qui ai demandé pour eux une augmentation de solde, des égards et surtout la préférence sur les élèves de l'école militaire, j'aurais voulu voir choisir tous nos officies dans nos écoles régimentaires. Je ne suis donc pas non plus un ennemi des sous-officiers.
Suis-je l'ennemi des officiers ?
Mais j'ai toujours dit que nos officiers n'étaient pas assez payés ; je suis un des promoteurs de l'augmentation de traitement qu'ils ont obtenue ; j'ai fait plus : j'ai fait de l’armée, verbalement et par écrit, un éloge que les officiers les plus distingués ont trouvé exagéré, j'ai dit et écrit, il y a quelques années, que si j'avais à appliquer en Belgique le système du tirage au sort à la formation des Chambres, de nos Académies et de tous nos corps industriels et savants, c'est à l'armée que je m'adresserais, parce que je suis convaincu que l'élite physique et intellectuelle du pays se trouve dans l'armée ; j'ai dit que j'irais y chercher les éléments de nos Chambres et de nos Académies, plutôt que dans les rangs de nos avocats (et j'en suis un), que dans les rangs des médecins (j'ai failli être des leurs), que dans les rangs des gardes civiques (où je ne figure plus, Dieu merci) ; enfin que dans toutes les autres classes de la population. Lorsque cet éloge de l'armée belge, que j'ai fait insérer dans le principal journal officieux du ministère, a paru avec ma signature, des officiers m'ont déclaré que cela était exagéré, que je les honorais outre mesure.
Je leur ai répondu qu'ils faisaient bien de me faire cette observation déclinatoire, mais qu'à mes yeux elle confirmait mon appréciation. L'opinion que je manifestais alors, je l'ai encore aujourd’hui, et c'est précisément parce que j'ai cette bonne opinion de notre armée qu'il me peine de la voir condamnée à perpétuité à un travail forcé d'une part, improductif de l'autre.
Maintenant, messieurs, je reviens le plus vite possible aux paradoxes de M. le ministre de la guerre.
L'honorable ministre a donc prétendu que la dépense la plus économique que les Etats puissent faire est celle qui a pour objet les établissements militaires, que les armées permanentes ont été la cause déterminante de la civilisation, les protectrices du droit, de la liberté et des nationalités.
Voilà entre autres paradoxes ceux qui sont sortis très éloquemment et très habilement de la bouche de l'honorable ministre de la guerre.
Je suis effrayé, messieurs, d'entendre un pareil langage dans un pays comme la Belgique et à une époque où les idées de désarmement se propagent non seulement parmi toutes les populations civilisées de l'Europe, mais même dans les cabinets des gouvernements.
L'heure est venue, les journaux vous l'apprennent soir et matin, où tous les gouvernements songent à désarmer. Je n'insiste pas sur les faits, vous les avez tous présents à la mémoire, mais ce que je dis est si vrai qu'il n'y a plus en ce moment en Europe que deux pays qui s'obstinent dans un militarisme inopportun, exagéré, la Belgique et la Prusse ; tous les autres gouvernements désarment.
Je sais bien qu'ils ne désarment pas par respect pour nos théories, pour nous plaire à nous, songe-creux ; non, ils désarment parce qu'ils y sont forcés, parce que l'abîme de la banqueroute est au bout de toutes ces grandes voies militaires qu'on a trop longtemps suivies dans la politique des peuples. Mais peu importe, on désarme en Italie, on désarme en Autriche, en France... (interruption.) On désarme en France. 45 millions c'est quelque chose pour commencer.
On désarme en Russie, en Italie, on désarme partout, excepté, je le répète, à Berlin et à Bruxelles, Hélas ! je plains les Prussiens si l'on ne désarme pas à Berlin, de même que je plaindrai bientôt les Belges si on ne désarme pas à Bruxelles.
Eh quoi, messieurs, les années permanentes... Mais, d'abord et puisque j'emploie cette expression, je crois utile de la définir une fois pour toutes. Ecartons tout de suite l'équivoque, cet élément de désordre dans nos débats.
L'honorable ministre a prouvé pendant près de deux séances ce qu'il appelle la nécessité des armées permanentes.
Mais, messieurs, personne ne conteste les conclusions de l'honorable ministre ; où donc est le membre ici qui ne veuille pas d'armée permanente ? Mais j'en veux une tout comme mes contradicteurs ; je prétends que la permanence des armées est un progrès social, un progrès économique et je dis que je ne suis pas du tout partisan du système suisse, du moins appliqué à la Belgique. Je le crois excellent pour la Suisse, puisque la Suisse est satisfaite, et elle aurait grandement tort, par conséquent, d'en adopter un autre ; mais je crois qu'il ne conviendrait nullement à la Belgique, et que la Belgique n'en voudrait pas.
Or, pensant que la permanence des armées est un grand progrès économique et politique, je désire qu'on retranche ce point de la discussion de nos questions militaires.
Là n'est donc pas la question : l'honorable ministre a enfoncé longuement et bruyamment une porte ouverte. Nous voulons une armée permanente ; mais toute la question est dans le quantum, dans la mesure, dans le modus in rebus. Mes critiques s'adressent aux grandes armées permanentes ; ce que je blâme, c'est l'exagération des armées permanentes.
Ainsi, nous nous entendons bien : les armées permanentes sont bonnes, je l'accorde à l'honorable ministre ; seulement, c'est le chiffre qu'il s'agit de définir.
Je disais donc, messieurs, qu'à en croire l'honorable ministre, la civilisation ne date que des armées permanentes. (Interruption.) Son discours n'a pas encore paru au Moniteur, mais j'ai pris des notes qui me permettent de croire que je cite textuellement, sinon ses paroles, du moins le sens des formules de l'honorable ministre. Au surplus, si je me trompe, la rectification ne se fera pas attendre.
Eh bien, je nie absolument que la civilisation date de l'institution des armées permanentes, et je suis fort étonné qu'in homme aussi instruit que l'honorable baron Chazal ose venir soutenir ici une hérésie, un paradoxe aussi manifestement faux que celui-là.
Je n'ai pas besoin d'invoquer ici le témoignage des historiens que renferme l'assemblée, les honorables MM. Kervyn de Lettenhove et Hymans. Vous savez tous, messieurs, que la plus belle période de l’histoire de la Belgique, celle où nos provinces étaient le plus populeuses, le plus riches, le plus glorieuses, c'est la période antérieure à l’institution des armées permanentes ; c'est la belle période du XIIIème au XVème siècle, alors que nous avions en Belgique plus de villes qu'aujourd'hui, alors que toutes les villes de la Belgique étaient beaucoup plus populeuses qu'aujourd’hui ; alors que le rapport des bourgeois aux campagnards était comme 2 à 4, tandis qu'aujourd'hui ce rapport est comme à 1 à 3 1/2.
Eh bien, messieurs, cette belle période de notre histoire, celle où nos grandes villes comptaient de 150,000 à 200,000 âmes, où notre (page 376) industrie mettait le monde entier à contribution, où nos flottes marchandes (nous n'avions pas de marine militaire heureusement) étaient cinquante fois plus considérables que toute la flotte belge d'aujourd'hui... (Interruption.)
Oui, messieurs, cinquante fois plus considérable ; cette période où le seul port de Bruges avait plus de 1,000 vaisseaux appartenant à ses armateurs ; cette période qu'on vante à chaque instant, où vivaient les héros auxquels l'honorable ministre et ses collègues élèvent des statues ; cette période, messieurs, est effacée de notre histoire d'un coup de plume ou de langue ; cette période, c'est la barbarie ! Parce qu'il n'y avait pas d'armées permanentes !
.Non, messieurs, il n'y avait pas d'armées permanentes, fort heureusement ; et cependant sans armée permanente chez nous, sans même une simple compagnie permanente, la Flandre a repoussé, a repoussé à elle seule, quatre invasions françaises.
Toute l'aristocratie française est venue périr un jour (elle qui était permanente, car s'il y avait alors une armée permanente c'était à coup sûr l'aristocratie du moyen âge, qui était constamment à cheval et éperonnée) ; cette belle armée permanente des rois de France est venue un jour périr peu glorieusement dans les champs flamands attaqués par ces pauvres pékins de Bruges, de Gand, d'Audenarde, d'Alost et d'Ypres, qui ne se battaient que quand la patrie était en danger.
- Un membre. - Ils se battaient souvent entre eux.
M. Coomans. - N'exagérons pas. Ces guerres intestines dont on a tant parlé comme un grief, ont été très rares. Mais ce n'est pas là ce que je veux démontrer ; je veux démontrer qu'il ne faut pas de grandes armées permanentes, pas même de petites pour sauver un peuple ; qu'il suffit que les peuples veuillent se sauver eux-mêmes.
Je veux démontrer aussi que l'honorable M. Chazal s’est absolument trompé lorsqu'il s'est permis d'affirmer que la civilisation date de la formation des armées permanente.
L'honorable M. Chazal a dit encore que la liberté date de la formation des armées permanentes. Bientôt il nous dira que les nationalités datent de l'institution des armées permanentes. Mais voyons donc ce qu'est devenue chez nous la liberté après la formation des armées permanentes.
Nous savons tous, messieurs, qu'elle florissait très largement avant la formation des armées permanentes ; mais un beau jour le créateur des armées permanentes, grand homme aux yeux de l'honorable M. Chazal, grand fou et méchant, fou aux miens, Charles le Téméraire, un beau jour, dis-je, ce célèbre tapant, cet aventurier ruineux, ce sauvage despote, voyant que les communes belges lui refusaient des troupes et de l'argent pour se lancer dans les stupides aventures de la Suisse, dans les gouffres de sang de Morat, Granson et Nancy en Lorraine, Charles, se voyant abandonné par ses fidèles communes belges, qui n'avaient poussé que trop loin la fidélité à leur souverain insensé, Charles, un beau jour, le premier, a formé une armée permanente et comment s'y est-il pris ?
Il a ramassé quelques tapageurs ambitieux et quelques mauves drôles en Belgique ; ils s'est annexé ses bandes détestables des Campo-Baso et autres aventuriers étrangers ; et il est parvenu ainsi à constituer une armée permanente qui n'a point réussi à lui faire atteindre le but de son ambition (la journée du 6 janvier 1476 le lui a bien prouvé) ; mais qui lui a permis de réduire sous le joug du despotisme nos belles, brillantes et libres communes belges. Voilà le premier exploit des armées permanentes en Belgique, voilà ce qu'ont fait les grandes armées permanentes de votre héros, Charles le Fou.
Puis quand la Belgique, écrasée et violée par l'armée permanente de Charles le Téméraire, se plaignait tardivement de son sort, un autre Charles a trouvé l'institution bonne pour sa politique conquérante, et à mesure qu'il est parvenu à développer les cadres de son armée, il a diminué d'autant toutes les libertés belges.
Mes auditeurs gantois le savent particulièrement. Toutes nos vieilles libertés il les foula tellement, qu'il n'en restait plus grand-chose pour être fauché par Philippe II, autre grand partisan des armées permanentes.
Oh ! nos pères ne surent que trop combien les horribles armées permanentes de l'époque causèrent de maux et de ruines en Belgique ! Rappelez-vous donc les dévastations commises dans nos provinces par ces régiments espagnols révoltés, qui, hélas ! n'étaient pas composés d'Espagnols seulement, puisqu'ils renfermaient autant et plus de Belges que d'étrangers. (Interruption.) On peut s'en affliger, mais on ne peut le nier et l'on ne doit pas s'en étonner ; car dans tous les pays on trouve toujours assez de méchants, de désœuvrés et de sots pour en faire les satellites du despotisme militaire.
Anvers et bien d'autres de nos villes ont été ravagées, pillées et outragées par ces armées permanentes, par ces prétendues protectrices du droit, de la liberté et de la civilisation. Les armées permanentes de Philippe II ont seules empêché la Belgique de garder ou de reconquérir alors leur indépendance séculaire.
Voilà les fruits de la permanence des armées en Belgique ! Et combien nos pères avaient raison de protester contre l'invasion de la Belgique par les armées permanentes de leurs souverains, conformément à leurs droits légitimes et solennellement jurés !
Parmi ces protestants, ces nobles et généreux protestants contre le despotisme militaire du duc d'Albe, il y a eu deux hommes, deux guerriers à qui vous venez d'élever une statue dans la capitale ; je veux parler du comte d'Egmont et du comte de Hornes. Ces deux citoyens, quoique militaires, quoique généraux, ministres du roi, ont protesté contre l'entrée des troupes permanentes de leur maître en Belgique. C'est leur plus beau titre à notre reconnaissance et à notre estime. On ne les a pas écoutés : on a trouvé plus simple de leur couper le cou. C'est là de l'histoire et de la simple histoire, sans théorie ni paradoxe. (Interruption.)
On me dit que les Espagnols dévastateurs dont je parlais tout à l'heure ne comptaient pas des Belges parmi eux.
Quand j'étais petit enfant, j'ai cru aussi que cette armée-là n'était composée que d'Espagnols ; des professeurs trop patriotes me l'enseignaient ; mais tous les documents que j'ai lus depuis m'ont malheureusement donné la conviction que la majorité de ces soldats étaient Belges. On choisissait les Belges pour une raison qui les honore à certains égards ; c'était un hommage rendu à leur courage, sinon à leur patriotisme.
Voilà ce qu'ont fait les armées permanentes chez nous, d'abord pour la civilisation, et ensuite pour notre prospérité matérielle et pour nos libertés. La vérité est que la décadence de la Belgique date de la formation des armées permanentes.
Chaque fois que l'élément étranger est parvenu à dominer dans notre pays, il y a eu recul dans le cours de la civilisation, car c'est à partir de la période bourguignonne que notre civilisation a reculé et qu'elle est sortie de ses voies nationales ; elle a déraillé sous les ducs bourguignons, elle a continué à dérailler sous Charles-Quint et sous Philippe II ; elle n'a repris son essor et ne s'est mise d'accord avec nos libertés que sous l’empire du self-government reconnu par l'Autriche.
On trouve beau de rire du self-government ; eh bien, je déclare que les seuls ennemis du self-government sont les amis du pouvoir fort. La marche de la civilisation est marquée par les progrès du self-government. Je dis cela pour répondre à une plaisanterie que j'ai entendue l'autre jour,
Chose remarquable et sur laquelle j'appelle toute votre attention, je vois dans l'histoire que les pays les plus libres et les plus prospères sont ceux où a prédominé le self-government dans toute sa pureté, sans aucune armée permanente, ni grande, ni petite. Ces pays qui ont été les plus libres, les plus prospères et qui le sont encore, sont la Belgique, l'Angleterre, la Suisse et les Etats-Unis.
Voilà les pays où il n'y avait pas d’armées permanentes, il y a peu de temps encore ; eh bien, ce sont ces pays-là qui ont réalisé le plus de progrès dans toutes les applications du principe civilisateur.
Mais, a dit M. le ministre de la guerre, - et il a paru produire sur vous une certaine impression qui serait justifiée, si l'allégation était vraie - mais, a dit M. le ministre de la guerre, les armées permanentes ont toujours sauvé les, nationalités, les trônes, les institutions constitutionnelles.
Messieurs, c'est le contraire qui est vrai ; je trouve que les armées permanentes n'ont jamais rien sauvé, ni les nationalités, ni les trônes, ni les constitutions, et que bien souvent elles ont renversé les uns et les autres.
D'abord, et ceci est curieux, aucune armée permanente n'a jamais empêché une seule révolution. Et à ce propos, permettez-moi, messieurs, de faire une petite excursion dans les champs de l'histoire contemporaine, et vous allez voir comment fonctionnent ces belles et salutaires armées permanentes, ce qu'elles valent, ce qu'elles font et ce qu'elles deviennent, elles et leurs protecteurs.
Dans un petit royaume, aussi malheureux que célèbre, en Grèce, il existait une jolie petite armée permanente, qui inspirait au roi Othon une confiance égale à sa fierté.
L'armée grecque, une armée composée des neveux de Léonidas, de Thémistocle, d'Agésilas, hélas! méritait bien quelques millions ; elle devait restaurer la gloire hellénique. Le roi Othon a tellement fêté, choyé, subsidié cette belle petite armée permanente qu'il a indisposé à peu près tous les autres Grecs, et qu'un beau jour il s'est vu chasser de ses Etats par son peuple et aussi un peu par son armée permanente qu'il croyait lui être si dévouée.
C'est de l'histoire contemporaine ; les héros en vivent encore ; ils ne (page 377) me démentiront pas. Le fléau de la Grèce a été son armée ; il l’est encore.
Je viens de parler de l'armée permanente du roi Othon ; j'eusse été bien curieux de voir cette armée ; je n'ai pas eu ce plaisir, mais j'ai vu une autre armée permanente, j'ai vu celle de l'avant-dernier roi de Naples. Oh ! elle fonctionnait admirablement cette armée permanente. J'ai assisté à une de ses revues. Ces pantalons rouges étaient un magnifique spectacle, qui me rappelait les revues de Paris et de Lyon, mais je n'en fus pas le moins du monde ému.
Un beau jour, et je ne crois pas devoir faire mystère de cette circonstance, je fus invité, moi indigne, à la table d'un des ministres du roi de Naples.
Je crus devoir payer son hospitalité par un bon conseil. Ce ministre, homme fort instruit, et je dois le dire, fort libéral, eut la bonté de m'en demander un. « Mon cher ministre, je vous conseille, lui dis-je, de congédier toute votre armée permanente ; ce sont de très belles troupes ; mais je ne m'y fierais pas trop ; si vous ne pouvez pas donner beaucoup de liberté à ce peuple qui, je l'avoue, n'en mérite guère aujourd'hui, donnez-lui au moins beaucoup d'aisance. Rendez votre roi très populaire ; il l'est déjà... (C'était vrai ; j'ai entendu et vu des acclamations enthousiastes retentir autour de cette Majesté), rendez votre roi de plus en plus populaire ; faites de grandes économies ; réduisez encore vos impôts et je suis persuadé que vous vous en trouverez bien. Les dangers les plus sérieux sont toujours, comme les maladies, les dangers intérieurs. »
Le conseil a été amicalement reçu, mais on n'en a rien fait. C'est naturel, il était trop bon ; c'était de la théorie ; j'étais un songe-creux.
Le ministre me dit : « Mon cher monsieur, cela n'a pas le sens commun ; vous n'y pensez pas ; qui nous défendrait contre la France et l'Angleterre qui nous menacent ? (C'était en 1857. On ne songeait nullement à l'orage qui menaçait réellement le pays ; c'est ce qui arrive souvent.) Notre gloire, notre intérêt nous obligent à nous défendre contre la France et l'Angleterre ; leurs flottes sont aux portes de Naples, au port de Naples. »
Je dis encore au ministre : « C'est très hardi, c'est très glorieux, mais très dangereux. Vous ne réussirez pas, si vous êtes attaqué par ces deux grandes puissances, vous succomberez. »
« Pas le moins du monde, répondit l'honorable ministre ; notre ministre de la guerre est une forte spécialité ; moi, je n'y connais rien, je ne suis que ministre des travaux publics et de l'instruction publique ; mais notre ministre de la guerre nous assure que notre armée sera suffisante pour garantir notre indépendance nationale. Il est vrai que l'on pourra bombarder Naples ; si on le fait, nous ne la défendrons pas. Nos châteaux ne sont pas bien armés, (ce qui était heureux pour Naples). Mais, si l'on fait une descente, si quelques divisions franco-anglaises se présentent, nous les écraserons ; si les forces ennemies sont trop fortes, nous nous réfugierons dans Gaëte, et là nous sommes invincibles. Allez visiter Gaëte, vous y verrez des fortifications merveilleuses. » Je répliquai à M. le ministre : « Cela me paraît très beau, mais cela ne me convainc pas ; j'en reviens à mon premier conseil ; licenciez votre armée permanente, appuyez-vous sur le peuple, c'est le plus sûr de beaucoup. »
Le roi de Naples, qui probablement n'a jamais rien su de cette conversation après boire (et je le regrette beaucoup dans son intérêt), le roi de Naples a soigneusement conservé sa belle armée permanente qui devait chasser éventuellement les Français de la Pouille ou des Calabres, les Anglais de la Sicile, et qui devait assurer le maintien permanent de la royauté napolitaine dans la forteresse de Gaéte, l'Anvers de là-bas.
Quelques années après, une petite troupe qui n'était pas permanente du tout, descend sur les côtes où florissait cette belle armée permanente et la petite troupe chassa le tout ; elle fait fondre toute cette armée permanente, comme le soleil dissipe les nuages dont on nous accuse de nous envelopper.
M. Bouvierµ. -Mais cette petite troupe avait le drapeau libéral, M. Coomans. (Interruption.)
M. Coomans. - Si l'honorable M. Bouvier veut me faire des interruptions sérieuses, je les accueillerai volontiers. Je me bornerai à répondre à celle-ci que la victoire n'est ni catholique ni libérale ; elle est fort impartiale ; elle est du côté de la force brutale ; la Victoire, plus aveugle que la Justice, a été longtemps du côté d'Attila, de Mahomet, de Charles le Téméraire, de Philippe II et d'autres souverains qui n'étaient pas libéraux, je pense, et je ne crois pas que le drapeau libéral, ce que l’honorable M. Bouvier appelle le drapeau libéral, ait été victorieux en Pologne, en Hongrie et ailleurs encore, M. Bouvier.
- Un membre. - Nous sommes à Naples.
M. Coomans. - J'ai à constater une chose, c'est qu'il ne suffit pas d'avoir une grande armée permanente pour garantir sa nationalité. A Naples, cette armée permanente a laissé faire ce qu'avait laissé faire un peu plus tôt l'armée grecque ; elle a laissé chasser son chef ; elle a laissé renverser le trône ; elle a laissé confisquer une nationalité, et au fond une grande partie de cette armée permanente si bien traitée par son roi, n'a pas été fâché d'aller s'installer en permanence au milieu d'une armée étrangère.
M. Bouvierµ. - Parce qu'elle était libérale.
M. Coomans. - Cette interruption n'est pas bonne, M. Bouvier.
M. Bouvierµ. - Cela m'est égal.
M, Coomansµ. - J'aime mieux les bonnes. (Interruption.)
- Un membre. - L'armée napolitaine s'est rangée sous le drapeau libéral.
M. de Borchgraveµ. - Le drapeau libéral serait-il le drapeau de la trahison ?
M. Coomans. - Je continue l'examen de l'histoire moderne.
Il y a encore une armée permanente et vraiment nationale qui n'a rien produit de bon du tout, et celle-là nous la connaissons plus particulièrement. Je vous parle de l'armée permanente du roi Guillaume Ier'.
Je n'en ferai pas un grand éloge, parce qu'elle était composée en majorité de mes compatriotes. J'aime à croire qu'elle était très bonne ; mais ma conviction profonde est que c'est cette armée permanente, qui a coûté le trône au roi Guillaume et qui a perdu la magnifique nationalité des Pays-Bas, un des plus beaux royaumes, une des plus belles conceptions politiques et populaires qui se soient jamais produites en Europe.
N'est-il pas clair, messieurs, que si le roi Guillaume n'avait pas eu cette belle armée permanente, qui lui inspirait aussi une confiance exagérée dans sa force, il aurait compté avec les justes réclamations des Belges, il aurait fait ce que le roi Christian aurait dû faire et aurait fait sans armée permanente, envers les Schleswig-Holsteinois ; il les aurait satisfaits ; et c'était facile, parce que les réclamations des Belges n'étaient pas des énormités.
Mais pourquoi n'a-t-on pas écouté les Belges à La Haye ? Uniquement parce qu'il y avait là un esprit militaire exagéré, un honneur gouvernemental outré et que l'on disait : Si les Belges se soulèvent, nous avons pour nous la force, nous les battrons.
Voilà pourquoi on a détruit le magnifique royaume des Pays-Bas. Voilà pourquoi le roi Guillaume a perdu le trône, la vie peut-être.
A Naples, la même chose s'est produite, je viens d'en dire un mot.
Mais l'histoire du Danemark est lumineusement instructive pour ceux qui veulent ouvrir les yeux. N'est-il pas évident que si le roi Christian n'avait pas eu à sa disposition une force armée suffisante pour faire la guerre, il aurait pactisé avec ses sujets allemands ; et n'est-il pas clair, d'autre part, que si le Danemark n'avait pas eu d'armée permanente, n'avait eu que cette petite force permanente nécessaire dans tous les pays civilisés pour maintenir l'ordre, le roi de Prusse n'aurait jamais attaqué le Danemark ? Car, ceci est encore ma conviction profonde, la question de la nationalité n'a été là qu'un prétexte. Le roi de Prusse a cherché noise au Danemark, parce qu'il avait à prouver aux libéraux prussiens que son armée était bonne à quelque chose, qu'elle était nécessaire, qu'elle était indispensable. Il avait à prouver cela à MM. les libéraux prussiens qui étaient en train de rogner le bec et les ongles de l'aigle prussien, et il a été heureux de trouver un dérivatif aux aspirations libérales de son peuple. Jamais les libéraux prussiens (et ils n'ont pas été malins dans cette circonstance) n'auraient consenti à aller en guerre avec M. de Bismarck contre un peuple sans défense.
Il fallait des lauriers à M. de Bismarck et il est allé les chercher dans son voisinage. C'est peut-être heureux qu'il ait trouvé le Schleswig, car enfin il aurait été capable de venir nous chercher querelle, pour les besoins de sa politique. (Interruption.) Oui, il lui fallait des lauriers. (Interruption.) Eh, messieurs, les lauriers cela ne vaut pas la chicorée, le café, ni même les pommes de terre. J'aime mieux cultiver des pommes de terre que des lauriers, à tous les points de vue. C'est plus sain, c'est plus utile, c'est plus généreux, c'est plus glorieux, c'est aussi plus libéral, si je sais ce que ce mot signifie.
Et remarquez bien, messieurs, que c'est votre avis à tous, puisque vous consentez tous à la neutralité belge, c'est-à-dire que vous trouvez tous bon que nous ayons des bataillons qui ne peuvent jamais se battre. La neutralité, c'est la proclamation de cette vérité économique que les pommes de terre valent mieux que les lauriers ; elles ne sont pas seulement plus utiles, elles sont plus morales, elles sont plus glorieuses, je le répète hardiment. Vous me provoquez à insister là-dessus.
La Hollande, à qui doit-elle sa merveilleuse prospérité ? Est-ce à ses flottes et aux bandes d'aventuriers belliqueux qu'elle achetait à droite et gauche pour faire la guerre contre la France, contre l'Angleterre, etc. ? (page 378) Non, messieurs, la Hollande doit ses richesses et sa véritable gloire, son Rotterdam, son Amsterdam, ces luxueuses Venises du Nord, et jusqu'à Rembrandt, à quoi ? Aux harengs et aux fromages. Voilà la vérité pure. Ces produits de son industrie lui procurent un milliard par an. Si elle n'avait eu que les De Ruyter et les Trump, qui disséminèrent et gaspillèrent ses capitaux, dans toutes les parties du monde, s'il n'y avait pas eu en Hollande ce million de travailleurs voués à la fabrication du fromage et à la pêche du hareng, la Hollande serait aujourd'hui un peuple d'affreux sauvages, de Patagons ichthyophages mourants de faim sur des landes stériles.
Messieurs, je vous exprime nettement mes opinions ; s'il y a par-ci par-là une expression un peu dure, veuillez-me le pardonner en faveur de la bonté de mes intentions.
Je disais donc, messieurs, que les armées permanentes n'ont jamais rien sauvé ; si vous voulez d'autres exemples encore, votre mémoire vous les fournira en grand nombre. Je demanderai seulement si cette magnifique armée française de Louis-Philippe a empêché le 24 février ? Non, messieurs, elle n'a pas prévenu le 24 février, ni ses conséquences ; l'armée française a laissé faire, et c'est ce que font toutes les armées quand elles se trouvent en face d'une grande opposition populaire.
Et notre Risquons-Tous qu'on veut inscrire au bilan de notre gloire militaire !
Quoi ! vous osez dire ici que c'est l'armée belge qui a protégé le pays contre les désastreuses conséquences de Risquons-Tout !
C'est faux, absolument faux ; Risquons-Tout est venu échouer contre l'impopularité de cette propagande anarchique ; Risquons-Tout aurait été comprimé par deux ou trois compagnies de gardes civiques. fussent-elles de Poperinghe... (Interruption.) J'honore mon pays en provoquant ces rires approbateurs. Merci, messieurs.
Et je suppose, messieurs, que nos pauvres compagnies de gardes civiques eussent été battues à Risquons-Tout ; mais le lendemain il ne serait rien resté des bandes de Risquons-Tout ; tous les Belges se seraient levés non pas comme un seul homme mais comme un million d'hommes ! Pour l'honneur de la Belgique rayez donc Risquons-Tout de vos papiers.
Et puis, oh ! permettez moi cette expression, quel abominable paradoxe de dire : « Les armées sont le pain des peuples. »
C'est contraire à toutes les vérités divines et humaines. Qu'on soutienne, comme on l'a dit assez heureusement, que les armées sont un mal souvent nécessaire, je le conçois, mais dire qu'elles sont salutaires, que partout elles ont créé la liberté, qu'elles ont créé la civilisation, qu'elles sont aussi nécessaires aux peuples que le pain, je répète l'expression, c'est un abominable paradoxe.
Je tiens à avoir une loyale explication avec l'honorable ministre de la guerre.
Je reconnais qu'il a raison en un point, un point essentiel : quand l'honorable ministre prétend que l'on a tort ici de rogner quelques millions au budget, de marchander ce qui n'est pas marchandable, ce qui est sans prix, notre indépendance nationale, l'honorable ministre a parfaitement raison ; j'en demande pardon à mes amis et à mes adversaires, je n'ai jamais compris la thèse des économies ; quand un ministre vient déclarer qu'une somme de... est nécessaire pour défendre la patrie, pour maintenir la liberté et la nationalité, il ne faut pas marchander, il faut ou accepter ou rejeter.
Aussi, j'ai été déplorablement surpris, il y a seize ans, lorsque j'ai entendu l’honorable ministre déclarer qu'avec un budget de la guerre inférieur à 27 millions de francs, il garantissait le maintien de l'indépendance nationale. J'ai toujours cru, quoique pur théoricien, qu'il est très dangereux de garantir quoi que ce soit et surtout de garantir l'indépendance nationale d'un petit pays, avec une petite armée, contre les ambitions de voisins puissants.
J'ai toujours pensé que telle n'était pas la pensée intime de l'honorable ministre, et l'événement a bien prouvé que mes soupçons étaient fondés, car peu d'années après, ce n'était pas avec 27 millions que l'on pouvait garantir l'indépendance de la Belgique ; il fallait 35 millions.
Eh bien, 35 millions ce n'est pas trop, 40 millions ce n'est pas trop, 50 millions ce n'est pas trop ; on ne marchande pas l'indépendance de son pays. Si l'on pouvait me garantir à peu près que, moyennant 50 millions, on écarterait de nous ce fléau, je ne dis pas d'une invasion, mais d'une occupation étrangère, je voterais ce chiffre, car j'avoue que ce bien fait serait inappréciable.
Mais soyez juste aussi à notre égard et ne dites pas que nous voulons marchander notre bien le plus précieux, car cela n'est pas vrai. Je suis hostile au chiffre de 35 millions comme je le serais au chiffre de 27 millions, ou de 25 millions, ou de 20 millions.
J'y suif hostile pour deux raisons ; La première (dont je ne vous dirai pas grand-chose aujourd'hui) parce que ce chiffre implique, selon moi, le maintien de la conscription, dont je ne veux pas ; ma seconde raison, c'est que je suis très convaincu qu'avec une armée de 35, de 40, de 50 millions, vous ne pourrez jamais vous défendre utilement ni même glorieusement contre une armée envahissante de 500 millions. Je suis hostile à un chiffre quelconque du budget de la guerre parce que je crois que c'est la précaution superflue.
Vous ne pouvez rien garantir n'étant pas maître du cours des événements.
Je ne dis pas que c'est trop que 30 ou 40 millions, je trouve au contraire que ce n'est pas assez pour les intérêts supérieurs à garantir ; mais je trouve que cet argent versé dans la caisse de l'honorable baron Chazal y fait exactement, au point de vue de l'économie politique et du bon sens, le même effet que si elle était versée dans le bas Escaut. (Interruption.)
Oui, c'est absolument la même chose.
Il y a deux systèmes rationnels en cette matière et je me rappelle qu'à cet égard j'étais parfaitement d'accord avec l'honorable M. Chazal, il y a quelques années. L'honorable M. Chazal a bien voulu me dire alors qu'il y avait deux hommes logiques dans cette assemblée, c'était lui et moi, lui qui veut une armée de guerre, une armée pour la défense de la frontière, et moi qui ne veux qu'une armée pour la défense de l'ordre et du droit.
L'honorable baron Chazal me permettra de lui remettre en mémoire un souvenir très honorable pour lui.
II se plaignait des difficultés, des chicanes qu'on lui suscitait souvent au sujet du budget de la guerre. Je lui donnais raison, car je n'admets pas, pour les motifs que j'ai dits et pour d'autres encore, qu'on ait bonne grâce à venir rogner quelques millions d'un budget de guerre que je trouve déjà très insuffisant.
Il y a donc deux systèmes : ou la défense à outrance, la défense sérieuse ou la confiance dans l'avenir ; dire à l'étranger : Nous combattrons pour notre nationalité comme l'ont fait nos pères les Nerviens, nous succomberons jusqu'au tout dernier homme, ou bien nous gouvernerons à la grâce de Dieu, sur la foi des traités avec les seules forces que nous donnera notre inébranlable et unanime attachement à nos libertés et à notre prospérité.
Ce dernier système était le mien. L'autre était celui de l'honorable baron Chazal.
Je les trouve tous les deux logiques, sérieux, honorables. Mais vous trouverez bon que je préfère le mien.
Messieurs, si vous posez en dogme le maintien quand même et à tout prix de l'indépendance nationale, ce n'est pas une armée de 80,000, de 100,000 hommes qu'il nous faut, c'est une armée de 400,000 hommes, une armée au moins égale à celle des envahisseurs éventuels. Si vous dites que la question financière est secondaire, eh bien soit, c'est mon avis aussi, ayez le courage d'être logiques jusqu'au bout et demandez une armée digne de la Belgique, digne de notre patriotisme, demandez 300,000 ou 400,000 hommes, ajoutez-y la quasi-permanence de la garde civique ; greffez le système suisse sur le système français pratiqué chez nous ; portons tous le fusil et le sabre ; soyons tous soldats à la mode des anciens Grecs, je le veux bien ; ce sera honorable, ce sera ruineux, mais j'avoue que ce sera glorieux et logique.
Mais traiter les gens de mauvais patriotes ou tout au moins l'insinuer, parce qu'ils diffèrent d'appréciation avec vous au sujet du nombre de millions nécessaires, cela n'est pas juste.
Je déclare que lorsqu'on prouvera qu'il y a moyen de nous préserver sinon de l'invasion au moins de l'occupation, je voterai tous les millions qu'on voudra me demander.
- Un membre. - Où les trouverez-vous ?
M. Coomans. - Ah ! ce sera M. le ministre des finances qui aura à les chercher. Moi je n'ai qu'à indiquer les voies de la logique.
J'ai dit que la question financière est secondaire. Cela est vrai au point de vue des grands intérêts moraux et même matériels qu'il s'agit de sauvegarder. Cependant cette question n'est pas indifférente. La vérité est que notre établissement militaire nous coûte tout juste la moitié de toutes les contributions perçues par l'Etat.
Toutes nos contributions s'élèvent à peu près à 120 millions. Or notre armée nous coûte en réalité plus de 55 millions. (Interruption.) Cela a été démontré à suffisance. Il est vrai que cela a été démontré dans une grande association libérale du pays, mais la démonstration n'en est pas plus mauvaise. Tel sera aussi, je pense, l'avis de mes honorables collègues de la gauche.
Donc, c'est bien la moitié de tous les impôts de l'Etat consacrée à une armée permanente.
(page 379) Mais, dit-on, c'est une prime d'assurance. Ah ! messieurs, primo d'assurance qui s'élève à 50 p. c. du revenu de l'immeuble assuré, et prime d'assurance payée, selon moi, à perpétuité, à une compagnie perpétuellement insolvable.
Voilà comment je définis l'opération militaro-financière qu'on nous fait faire à ce point de vue.
Un budget de 35 à 55 millions, c'est trop peu ; un budget de 500 millions serait suffisant peut-être, mais ce serait trop pour nos ressources. Donc, agissons selon nos moyens, selon les préceptes de la science et de la prudence, et désarmons.
Permettez-moi de dire encore un mot, messieurs, de la valeur des armées permanentes pour la sauvegarde des nationalités. C'est curieux, ce me semble.
Quels sont les Etats les plus militaires de toute l'Europe, les Etats où l'armée permanente, composée de l'aristocratie et du peuple, a fonctionné avec le plus d'éclat ?
C'est la Pologne. La Pologne a eu véritablement des armées permanentes et dans le meilleur sens du mot, car on a pu dire des Polonais qu'ils vivaient et mouraient à cheval.
Eh bien, qu'est devenue la Pologne après tous les sacrifices qu'elle a faits pour les armements permanents ? Elle a perdu sa nationalité, qui lui a été volée par d'autres armées permanentes.
C'est aussi la Hongrie.
Autre nation militaire, glorieusement militaire. Le peuple hongrois lui aussi a défendu pendant des siècles, à pied et à cheval, à cheval surtout, sa nationalité. Et bien sa nationalité a été perdue peut-être un peu à cause de ses armements.
Un autre peuple militaire encore, le peuple écossais a perdu sa nationalité aussi, malgré son esprit belliqueux en permanence.
Je prie l'honorable M. Chazal de descendre à son tour des nuages où il se complaît et de préciser la portée pratique de ses paradoxes ; je le prie de me dire quand et où jamais une armée a sauvé ou un trône, ou une constitution, ou une nationalité, ou une liberté.
Savez-vous ce que font surtout les armées permanentes ? Elles inspirent une imprévoyance aveugle aux souverains, même quand ces souverains sont pacifiques ; mais quand les souverains sont des guerriers, savez-vous ce que font les armées permanentes ? Elles conduisent leurs héros à travers le sang et le feu jusqu'au Kremlin, puis elles les ramènent humblement et désastreusement jusqu'à 3 lieues d'ici. (Interruption) C’est encore de l'histoire, sans théories.
Voilà où conduit l'abus des armées permanentes ou plutôt des armées conquérantes, des armées guerroyantes, les seules que nous repoussions. Je n'aime que l'armée belge, dont le premier devoir est de vivre en paix, mais pour cela elle n'a pas besoin d'être de 100,000 hommes ; 20,000 suffiraient amplement.
L'honorable ministre de la guerre a eu raison de dire qu'il faut une armée pour faire respecter les droits des citoyens, les droits de l'Etat, pour faire respecter les justes décisions de la majorité contre des minorités rebelles. Là dessus je suis d'accord avec lui ; je veux une armée suffisante pour que le dernier mot reste toujours aux majorités régulièrement constituées ; mais ce que je ne veux pas, ce sont des armées permanentes tellement fortes, et ici je ne parte pas de la Belgique pour le moment, qu'elles finissent par faire taire les majorités même. Et remarquez-le, les armées font taire plus souvent les majorités que les minorités ; ce sont les majorités qu'on bâillonne ; nous l'avons vu quelquefois ; quant aux minorités, on les laisse souvent faire, quand elles sont inoffensives, quand elles ne menacent par de devenir des majorités gênantes.
Depuis 35 ans il n'y a eu qu'une occasion où notre armée permanente aurait dû servir au maintien de l'ordre intérieur, du droit constitutionnel ; et l'occasion était belle, car il s'agissait de défendre la majorité contre la minorité. Or, l'armée n'a rien fait. Je ne m'en suis guère plaint, à cause de mes sentiments très pacifiques. Je constate un fait historique. Dans tous les cas, vous serez d'accord avec moi qu'il ne faut jamais permettre aux armées, permanentes ou non, de supprimer, de comprimer, de bâillonner les majorités. C'est tout ce que je tenais à démontrer sur ce point.
Non, les armées permanentes n'ont jamais rien sauvé : ni institutions ni nationalités, ni trônes ; les armées permanentes, je demande la permission de le dire franchement, les armées permanentes sont surtout instituées dans les petits pays, pour fournir aux classes privilégiées, qui existent partout, les moyens de remplir un peu plus de fonctions lucratives. (Interruption.)
J'en demande pardon à l'honorable M. Van Overloop qui dit : Ah ! C'est mon opinion et je suis convaincu de ce que je dis. S'il n'y avait pas en Belgique tant de familles qui tiennent à placer utilement leurs fils, il y aurait beaucoup moins de partisans d'une grosse armée permanente, de cadres bien fournis et bien logés. (Interruption.)
Pourquoi ne dirais-je pas cela de l'armée quand je pense cela du barreau, du corps médical et du clergé ? Est-ce que l'armée serait seule inviolable ? Voilà la vérité, car vous ne ferez pas à notre pays le déshonneur de dire qu'il faut une armée de 100,000 hommes pour y maintenir l'ordre et il est évident que cette armée, au point de vue de la défense nationale, est tout à fait insuffisante.
Je résume les véritables motifs de mon opposition radicale au système militaire pratiqué en Belgique.
Depuis 35 ans un principe constitutionnel de la plus haute importance est violé en Belgique : la réorganisation de l'armée ne s'est pas faite, une iniquité sans nom se perpétue contre la grande majorité du peuple belge, contre les classes moyennes et inférieures qui sont seules soumises aux corvées militaires, à la servitude militaire. C'est là le vice radical de notre armée. En second lieu (remarquez que je n'invoque aucune considération financière), en second lieu j'ai blâmé et je blâme plus que jamais les fortifications d'Anvers qui, selon moi, n'ont été inventées et construites que pour perpétuer des cadres de 100,000 hommes.
Enfin je ne suis pas satisfait de la manière dont on administre l'armée. J'ai lieu de croire que bien des mécontentements qui s'y produisent sont légitimes, que notre organisation militaire est vicieuse (ici je ne parle que par ouï-dire), qu'elle est inefficace, qu'on a eu tort de se priver du concours encore précieux de nos meilleurs et de nos plus honorables officiers supérieurs. Bref toutes ces raisons réunies m'engagent et me décident à voler contre toute espèce de dépenses militaires, jusqu'à ce que réforme s'ensuive.
- Voix nombreuses. - A demain !
- La séance est levée à 4 3/4 heures.