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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 20 janvier 1865

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 328) M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Van Humbeeck donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florisone présente l'analyse des pétitions adressées à la Chambre.

« Des cultivateurs à Ghistelles demandent qu'il soit pris des mesures pour empêcher toute espèce d'enrôlement militaire au profit de l'étranger. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Butsele propose des dispositions pour assurer la sincérité des élections. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi relatif aux fraudes électorales.


« Les bourgmestre et échevins de la ville de Louvain transmettent à la Chambre 120 exemplaires d'un recueil des pièces relatives à la suppression du mont-de-piété de cette ville. »

- Distribution aux membres et dépôt à la bibliothèque.

Rapport sur une pétition

M. Van Iseghem. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau, au nom de la commission d'industrie, le rapport sur la pétition des sieurs Van Langermussch et Stayaert-de Bal, président et secrétaire du comité commercial et industriel de Bruges, qui demandent la liberté du courtage.

- Ce rapport sera imprimé et distribué, et son objet mis à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre de l’exercice 1865

Discussion générale

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Messieurs, je n'avais pas l'intention de prendre une part très active à la discussion du budget de la guerre. J'avais, dans des circonstances précédentes, suffisamment motivé mon vote pour pouvoir, cette fois, m'abstenir à peu près de le motiver de nouveau. Mais, après les étranges attaques dont les économistes ont été l'objet hier, après l'accusation qui nous a été lancée de prêcher la lâcheté nationale...

M. Bouvierµ. - Je n'ai pas dit cela. Je demande la parole.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Vous comprenez, messieurs, qu'il me serait impossible de ne pas répondre quelques mots à ces attaques, ne fût-ce que pour prouver, par quelques raisonnements, que le patriotisme des économistes, s'il n'est pas aussi sonore que celui d'autres orateurs, est tout au moins aussi bien justifié et qu'il n'a pas besoin de faire de grandes phrases pour s'affirmer dans cette enceinte.

Je ne suivrai pas l'orateur qui m'a précédé dans tous les développements qu'il a donnés à son attaque ; je n'opposerai pas une Brabançonne économique au chauvinisme patriotique qu'il a fait retentir hier. Je me bornerai à dire, de la façon la plus simple et la plus intelligible que je pourrai, les raisons qui me font persister dans mes votes antérieurs.

Messieurs, j'espère vous démontrer que l'entretien d'une armée permanente est, pour les familles et les individus, souvent une cause de ruine, et, pour les Etats, une cause permanente de faiblesse et d'impuissance.

Je n'entrerai pas dans de long prolégomènes pour établir cette proposition ; j'aborde immédiatement mon sujet.

Le travail est la source de toute richesse ; la richesse est le fondement de toute puissance et de toute force, et par conséquent, la nation qu' possède le plus de travailleurs est à la fois la plus riche, la plus forte et la plus à même de se défendre.

Au contraire, le pays ou la nation où il se trouve le moins d'hommes occupés au travail productif, est celle où il y a la plus grande déperdition de forces, par conséquent aussi, celle qui sera la plus faible et la moins apte à se défendre.

Je croirais faire injure à cette Chambre, si je devais développer et justifier cette proposition qui est la base de tout le raisonnement sur lequel s'appuie l'opinion que j'ai toujours défendue dans cette enceinte.

J'applique donc immédiatement cette proposition au budget qui nous est soumis.

D'après le budget que nous avons à voter, 40,000 hommes en moyenne sout annuellement distraits du travail productif pour être, je ne dirai pas employés, mais préparés à la défense contre des attaques qui ne sont pas même prévues...

M. Hymans. - Je demande la parole.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Ces 40,000 hommes, non seulement ne produisent rien par eux-mêmes, mais ils doivent encore être entretenus, nourris, logés, vêtus aux dépens du travail du restant de la population.

Vous comprenez immédiatement, messieurs, l'immense dommage que ce système opère sur les forces productives du pays.

Si vous prenez un homme en particulier, s'il travaille, il produit par son travail, soit intellectuel, soit manuel, de quoi subvenir, d'abord à son existence, très souvent à l'existence de sa famille ; et, en outre, le produit de son travail laisse dans la richesse nationale un excédant qui contribue annuellement à augmenter cette richesse.

En effet, messieurs, prenez la pratique des faits, voyez et analysez la raison pour laquelle l'industrie, l'agriculture, le commerce, la littérature, les arts, en un mot toutes les branches de l'activité nationale, non seulement nourrissent ceux qui s'y livrent, mais laissent encore un surplus, souvent considérable, pour payer les intérêts des capitaux, les amortissent et laissent encore souvent une réserve pour l'avenir.

Tous ces produits sont le résultat du travail ; sans ce travail, toutes ces richesses ne pourraient pas être obtenues, et la richesse nationale, au lieu d'aller en s'accroissant sans cesse, irait en diminuant continuellement. Il est évident que si une proportion plus considérable de la population était employée à des services improductifs, il arriverait un moment où la nation serait incapable et de soutenir ces bras inutiles et de se soutenir elle-même.

C'est parce que la nation produit assez pour se nourrir elle-même et pour payer encore, dans une certaine mesure et jusqu'à une certaine limite, des services improductifs, qu'elle n'est pas ruinée, qu'elle n'est pas anéantie par le budget de la guerre.

Messieurs, il ne faut pas aller très loin, il ne faut pas sortir des temp actuels pour voir la règle que je viens de formuler d'une façon aussi simple que possible produire ces résultats.

Voyez dans quel état se trouvent les puissances qui ont abusé de l'entretien des armées trop considérables ? Voyez l'Autriche, voyez la Russie, voyez l'Italie, voyez l'Espagne et demandez-vous quelles sont les causes de l'état de prostration, d'impuissance et de faiblesse où ces nations se trouvent.

M. Bouvierµ. - Voyez l'Amérique !

M. le Hardy de Beaulieuµ. - J'y viendrai tout à l'heure.

Il est évident pour tout homme impartial, pour tout homme qui examine les faits, que c'est par l'abus de l'entretien d'armées trop considérables que toutes ces puissances sont arrivées à l'état d'épuisement où elles se trouvent actuellement.

Messieurs, je vais par un calcul très simple vous donner la clef de la puissance de ceux qui n'emploient pas inutilement des armées trop considérables et de la faiblesse de ceux qui excèdent la proportion que les nations peuvent supporter.

A quel capital arriverions-nous si, hypothétiquement, nous pouvions, en nous passant d'entretenir une armée permanente, économiser annuellement les 32 ou 34 millions en moyenne qu'elle nous a coûtés depuis 1830 ?

M. Coomans. - Plus de 40 millions en moyenne.

M. le Hardy de Beaulieuµ. - Je ne veux pas exagérer les chiffres.

M. Coomans. - Je n'exagère pas. Ce sont des chiffres officiels.

M. Bouvierµ. - Et quelque peu officieux de votre part.

M. Coomans. - Ce sont les chiffres de la cour des comptes, M. Bouvier ; notre honorable président le sait bien.

M. le Hardy de Beaulieuµ. - Ces 32 millions placés à l'intérêt (page 329) de 5 p. c. et il est évident que, si les sommes absorbées par ces dépenses entraient annuellement dans les épargnes de la nation, étaient employées en dépenses reproductives, elles produiraient un intérêt beaucoup plus considérable. Eh bien, limitons à 5 p. c. seulement le produit de 32 millions épargnés annuellement, nous arrivons, au bout de 35 ans, à un capital de près de trois milliards.

Et qu'avons-nous en échange de caete dépense annuelle ? Nous avons devant nous une dette annuelle de 40 millions, intérêts d'un capital de 600 et des millions. Voilà ce que produit une dépense qui se reproduit tous les ans et qui, si j'en crois l’honorable orateur qui m'a précédé, non seulement devra se reproduire toujours, mais devra augmenter sans cesse.

M. Bouvierµ. - J'ai dit : aussi longtemps que les armements de pays voisins existeront. Voilà ce que j'ai dit.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je n'attaque pas l'honorable préopinant ; il a émis son opinion consciencieusement comme j'émets la mienne.

M. Allard. - Vous l'avez aussi un peu interrompu hier.

M. Bouvierµ. - Une petite interruption. Nous nous donnerons la main après.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Messieurs, je vous ai tracé le tableau succinct, la comparaison raccourcie des pays qui, développant outre mesure leurs forces défensives ou agressives, et j'ai démontré que, bien loin d'y rencontrer la force qu'ils espéraient, ils n'y ont trouvé que la faiblesse et l'impuissance.

Je demande ici à M. le ministre des finances, à qui, je pense, tout le monde rend le juste hommage qui lui est dû, s'il ne se trouve pas tous les jours devant des difficultés où le place le chiffre de 80 millions à servir pour payer d'une part les 40,000 hommes distraits du travail productif...

MfFOµ. - Si vous me demandez mon opinion, je dirai que cela ne me gêne en aucune manière.

M. Coomans. -Cela gêne beaucoup plus les contribuables.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Cela gêne certainement beaucoup le pays. Bien des travaux ne se font pas, ou sont ajournés, et le pays en éprouve non seulement le dommage de ne pas les avoir, mais il souffre la perte qui résulte de les voir coûter énormément plus cher par les retards que ces travaux subissent. La ville de Bruxelles en sait entre autres quelque chose.

Je vais maintenant, messieurs, vous montrer l'autre côté du tableau. Je vais vous montrer par un exemple frappant, par un exemple que nous avons sous les yeux au moment actuel, que l'absence de dépenses improductives donne aux puissances qui ont le courage de ne pas les faire, la force réelle au moment où elles en ont besoin.

Nous assistons maintenant à cette guerre épouvantable des Etats-Unis.

Savez-vous quelle était la force de l'armée permanente des Etats-Unis avant la guerre ? Elle était de 9,000 hommes et, dans les trois dernières années, par suite de ce que le gouvernement était tombé entre les mains de ceux qui voulaient la rébellion, elle fut portée à 14,000 hommes.

Voilà le maximum des forces régulières entretenues par les Etats-Unis.

M. de Brouckere. - C'est pour cela que la guerre a duré si longtemps.

MfFOµ. - Et qu'elle a été si désastreuse.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je vais vous prouver que cela n'est pas exact. (Interruption.)

La population des Etats-Unis était de 32 millions au moment où la rébellion a éclaté. Cette population était assez énergique et assez sûre d'elle-même pour ne s'être laissé faire la loi par aucune espèce d'armée permanente, si elle avait existé. D'ailleurs, cette armée se fut séparée en deux et par conséquent c'eût été exactement comme si elle n'avait pas existé. Mais ne se fût-elle pas séparée, la population n'eût pas encore accepté la loi de cette armée. Elle ne l'accepte pas même maintenant.

Malgré les désastres que le Sud a essuyés, accepte-t-il la loi des armées ? Pas le moins du monde. Ilveut discuter dans les comices sur son sort futur, lorsque la guerre sera terminée. N'avons-nous pas vu récemment que la population de Savannah s'est assemblée et a décidé qu'elle acceptait provisoirement les résultats de la victoire remportée par Sherman, mais qu'elle l'accepte pas du tout la loi faite par l'armée ; elle veut obéir à ses propres lois à elle quand elle pourra exprimer sa volonté.

La population des Etats-Unis est soumise depuis trois ans à une épreuve qu'aucune nation européenne n'aurait pu supporter, Le Nord a fait 14 ou 15 milliards de dépenses. Il est évident que si les Etats-Unis n'avaient pas économisé pendant les 60 années de paix dont ils ont joui auparavant, s'ils n'avaient pu accumuler cette somme de richesse, ils n'auraient jamais pu subvenir aux grandes dépenses qu'ils supportent maintenant.

Faisons de suite une petite comparaison. Nous avons vu, en 1856, une grande puissance de 71 millions d'âmes entretenant une magnifique armée de 700,000 hommes, être attaquée chez elle par une poignée, je pourrais presque dire d'aventuriers venus de mille lieues de distance et être obligée de céder et de traiter de la paix dans des conditions très défavorables.

M. Bouvierµ. - C'étaient des Chinois.

M. Coomans. - C'est nous qui sommes des Chinois.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - La rébellion des Etats-Unis, tout le monde le sait, a eu pour auxiliaires en dessous-main précisément les deux mêmes puissances qui ont attaqué la Russie en Crimée. Et croyez-vous qu'elles aient osé se déclarer ouvertement vis-à-vis de cette nation qui n'avait que 14,000 soldats avant l'insurrection ? Pas du tout. Et elles ne l'oseront pas, car elles se mettraient sur les bras la plus détestable affaire, si elles donnaient un cours officiel à leurs sentiments cachés.

Vous voyez, messieurs, par ces exemples, que je ne vais pas chercher bien loin, que l'entretien d'une armée permanente n'est pas pour les nations une source de force et de puissance, mais une cause permanente de faiblesse.

Avant de terminer, je vous en citerai un autre exemple tout à fait contemporain.

Nous avons eu tout récemment, cette année même, la guerre du Danemark. Deux puissances très grandes qui comptent ensemble, je pense, 75 millions d'âmes, se sont bravement lancées sur une petite nation de 2 1/2 à 3 millions d'habitants et l'ont vaillamment vaincue.

M. Bouvierµ. - Ce n'était pas difficile.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Non, mais il y a quelques années une de ces puissances a eu maille à partir avec la Suisse, autre puissance qui n'a pas d'armée permanente.

Il s'agissait d'une question à peu près, je dirai même, tout à fait semblable à celle du Danemark. Une partie du canton de Neuchâtel voulait être prussienne, l'autre ne le voulait pas ; la Prusse soutenait ses partisans, de là une rupture, de là guerre.

Mais quand la Prusse a vu ces 200,000 carabines prêles à la recevoir, elle a eu plus prudent de traiter et de céder Neuchâtel à la Suisse. C'est encore là un fait qui vient à l'appui de ma thèse, et je doute qu'on me prouve le contraire.

Je ne sais si j'ai besoin d'aller plus loin, de prolonger plus longtemps ce débat pour justifier le vote négatif que je vais émettre. Cependant avant de me rasseoir, je crois utile de dire que si je vote contre le budget de la guerre, je suis disposé à accepter de ce budget ce qui sera reconnu nécessaire. Je suis d'avis que nous pouvons parfaitement arriver à une meilleure organisation de notre défense nationale en faisant des réductions considérables sur les dépenses qu'exigent nos armements.

Si je n'avais pas cette conviction ; si j'avais même sur ce point le moindre doute, j'hésiterais à émettre un vote défavorable. Mais c'est parce que chez moi cette conviction est entière, c'est parce que je suis certain que ce n'est qu'en persévérant dans la voie que j'ai suivie que nous arriverons au résultat que je désire, que je continuerai, jusqu'à ce qu'il soit fait droit aux légitimes exigences du pays, d'émettre un vote négatif sur le budget actuel.

(page 333) M. Van Overloopµ. - Je crois, messieurs, que des deux côtés de la Chambre, nous sommes tous également dévoués, comme les honorables MM. Jouret et Bouvier, au maintien de notre nationalité, et à la conservation, - quoi qu'on veuille insinuer, - de toutes nos libertés constitutionnelles, nulle excepté.

Mais il est, tant sur les bancs de la droite que sur les bancs de la gauche, des membres qui pensent consciencieusement que les bienfaits de la nationalité belge sont suffisamment garanties par les traités et par l'intérêt des grandes puissances à nous maintenir tels que nous sommes.

Je ne suis pas, messieurs, de cet avis ; j'en ai longuement développé les motifs, dans cette enceinte, il y a une dizaine d'années. Je crois aujourd'hui, comme je croyais alors, qu'une armée fortement constituée, appuyée sur une base solide, nous est indispensable. Et, en effet, messieurs, quelle foi peut-on avoir dans les traités ? Ne sait-on pas que le premier effet de la guerre, c'est le déchirement des conventions internationales ? Et comment peut-on encore invoquer l'argument de l'intérêt des grandes puissances quand on a vu la France s'annexer la Savoie et le comté de Nice ?

C'est, messieurs, parce que telle est ma conviction, que j'ai toujours voté les dépenses relatives à notre établissement militaire que j'ai trouvées justifiées. Je les ai toujours votées, parce que tel a été le cri de ma conscience, sans jamais regarder en arrière.

Mais en votant ces dépenses, j'ai réservé mon droit d'observation, j'ai réservé mon droit de critique. J'ai fait usage de ce droit lorsque je faisais partie de la majorité de la Chambre ; j'entends en faire usage aujourd'hui que je fais partie de la minorité : mes convictions ne changent pas selon que j'appartiens à la majorité ou à la minorité, uniquement parce que je suis dans la majorité ou dans la minorité.

Il ne faut pas se le dissimuler, messieurs, l'opposition contre notre établissement militaire grandit dans le pays comme elle grandit dans la Chambre. Nous devons franchement rechercher les causes de cette opposition ; nous devons les exposer ouvertement, dussions-nous déplaire à des personnes qu'au surplus nous estimons.

Amicus Plato, sed magis amica veritas

Quelles sont, messieurs, les causes de l'opposition grandissante contre notre établissement militaire ?

Il est d'abord une cause générale : c'est la paix dont nous jouissons fort heureusement depuis de longues années.

M. Bouvierµ. - La paix armée ! (Interruption.)

M. Van Overloopµ. - De même, messieurs, qu'un particulier imprévoyant qui, depuis de longues années, n'a plus entendu parler de vol, croit qu'il peut supprimer ou diminuer ses frais de précaution, de même une nation imprévoyante qui jouit, depuis de longues années, des bienfaits de la paix, croit qu'elle peut supprimer ou diminuer son établissement militaire.

Messieurs, si les années 1848 et 1852 étaient encore devant nous, je suis convaincu que l'opinion publique ne se montrerait pas si hostile à notre établissement militaire.

Ensuite, messieurs, il y a des causes, que j'appellerai spéciales, de cette opposition.

D'abord, le contribuable, payant de sa bourse, ajoute volontiers foi aux paroles des personnes qui prêchent les économes dans les dépenses militaires. Quoi de plus naturel que de dire : « Si l'on diminuait le budget de la guerre de quelques millions par an, j'aurais à verser annuellement d'autant moins dans la caisse du receveur des contributions. » Quoi de plus naturel dès lors que la popularité facilement acquise des adversaires des dépenses militaires ?

Puis, il faut bien le reconnaître, les contribuables non payant de leur bourse, c'est-à-dire-les masses, supportent impatiemment notre inique législation sur la milice.

Enfin, messieurs, dans notre armée même, je regrette de devoir le déclarer, il existe un mécontentement, qu'on me dit être assez grand, et qui provient, m'assure-t-on, des changements incessants qu'on y introduit, surtout (on me pardonnera le mot) d'un certain favoritisme qu'on dit exister au département de la guerre.

Eh bien, messieurs, il est du devoir et il est du devoir impérieux du gouvernement de faire disparaître ces motifs d'opposition ou de justifier, d'une manière claire et nette, qu'ils n'ont aucun fondement.

Si le gouvernement ne remplit pas ce devoir, l'opposition ne fera que croître, et il arrivera un jour où le corps électoral n'enverra plus dans cette enceinte que des députés hostiles à notre établissement militaire.

Dans ma conviction, messieurs, ce serait un malheur, un malheur immense pour le pays, parce qu'il serait, dès lors, à la merci du premier puissant ambitieux qui voudrait venir l'occuper.

L'expérience, messieurs, nous a appris ce que vaut l'occupation étrangère ; en 1792, si ma mémoire est fidèle, au bout de six semaines, nos prétendus libérateurs de France, comme les appellent ceux qui apprennent notre histoire dans les ouvrages français, avaient enlevé à la Belgique un capital excédant douze cents millions. Ces douze cents millions ne nous auraient pas été enlevés si nous avions eu une armée nationale quelconque à opposer aux bandes envahissantes de cette époque.

Or, messieurs, douze cents millions (c'est encore une remarque qui doit avoir quelque valeur ,ce me semble, aux yeux mêmes de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu), douze cents millions à raison de 5 p. c. représentent un intérêt de 60 millions par an, soit à peu près le double ou tout au moins un tiers de plus que ne nous coûte tous les ans notre établissement militaire.

Quels moyens y a-t-il, messieurs, de faire disparaître les causes spéciales d'opposition que je viens d'énumérer ?

Je pense que ni l’honorable ministre de la guerre, ni personne en Belgique ne voudra recourir un moyen héroïque de faire disparaître la cause générale dont j'ai parlé tout à l'heure, mais il n'est pas moins certain que le rêve de l'abbé de Saint-Pierre ne se réalisera jamais. Il semble même que plus il y a de congrès d'amis de la paix, plus les guerres se multiplient.

Y a-t-il moyen de faire disparaître les causes spéciales d'opposition que j'ai énumérées ?

Y a-t-il moyen notamment de faire disparaître la cause spéciale qui se trouve dans le désir naturel des contribuables de voir faire des économies ?

Il semble que non, messieurs, d'après les réponses que l'honorable ministre de la guerre a faites à la section centrale ; mais comme ces réponses ne sont que des allégations et qu'elles ne sont appuyées sur aucun argument, l'honorable ministre de la guerre me permettra de ne pas partager, jusqu'ores, son opinion : je crois, sauf meilleur avis, qu'il y a moyen de faire des économies.

Depuis l'adoption de la loi d'organisation de notre armée, les places suivantes ont été démantelées : Nieuport, Ypres, Menin, Audenarde, Ath, Mons, Philippeville, Marienbourg, Bouillon (citadelle), Dinant (citadelle), Huy (citadelle).

Tournai, Charleroi, Namur ont été démantelés en partie : on n'a conservé que les citadelles de Tournai et de Namur, et la ville haute de Charleroi.

La ville haute de Charleroi devra être également démantelée, car, selon une expression militaire, dont on peut vérifier là vérité en jetant un regard sur la carte, elle est véritablement en l'air, c'est-à-dire sans valeur réelle.

Il ne reste plus intacts de nos anciennes places fortes qu'Ostende, Gand (citadelle), Termonde, Diest et Liège (citadelle).

On pourrait peut-être y ajouter les forts très peu importants de Lillo et de Liefkenshoek, ainsi que le fort de Sainte-Marie sur l'Escaut, lequel fort a été récemment agrandi.

A Anvers, on a remplacé les anciennes fortifications par ce qu'on appelle la grande enceinte.

En un mot, le gouvernement a substitué au système de dissémination qu'il avait précédemment adopté, le système de concentration de notre armée pour la défense nationale.

Messieurs, le gouvernement a-t-il bien ou mal fait en substituant le système de concentration au système de dissémination et en donnant à la place d'Anvers des proportions énormes ?

Je ne discute pas ce point ; c'est là un fait accompli que la législature a ratifié à plusieurs reprises.

Il est donc complètement inutile, selon moi, de s'occuper encore aujourd'hui de cette question.

Je me borne à constater que le développement des fronts des places fortes démantelées, en y comprenant Charleroi (ville basse), Namur (ville), Tournai (ville), Anvers (ancienne enceinte), était de 44,200 mètres, et que la longueur de la ligne de feu des nouvelles fortifications d'Anvers n'est que de 26,880 mètres.

A Marienbourg, le développement du corps de place était de 1,550 mètres, à Philippeville de 1,800 mètres, à Ath, de 3,525 mètres, à Mons de 5,665 mètres, à Ypres de 5,125 mètres, (page 334) à Audenarde de 3,600 mètres, à Charleroi (ville basse) de 2,150 mètres, à Namur (ville) de 5,180 mètres, à Tournai (ville) de 5,270 mètres, à Menin de 3,900 mètres, à Menin de 3,900 mètres, à Nieuport de 3,125 mètres et à Anvers (ancienne place) de 5,300 mètres. Total 44,200 mètres

Voici le tableau de la longueur de la ligne de feu à Anvers :

Nouvelle enceinte 12,000 mètres, citadelle du Nord 2,340 mètres, 8 forts et camp retranché 10,800 mètres et fort Sainte-Marie 1,740 mètres. Total 26,880 mètres.

On pourrait même omettre le fort de St-Marie, parce que, en réalité, son extension n'est pas due au système de la grande enceinte : il était déjà compris dans le système de la petite enceinte.

Messieurs, de la comparaison de ces deux chiffres, 44,200 mètres d’une part et 26,880 mètres d'autre part, il me semble résulter à l'évidence que notre nouveau système de défense doit entraîner une économie notable dans les frais d'entretien des fortifications ; on doit dépenser beaucoup moins pour entretenir 26,880 mètres, que pour entretenir 44,200 mètres.

Grâce à cette différence, le crédit annuellement voté dans le budget de la guerre, qui était, dit-on, insuffisant pour maintenir en bon étal nos anciennes places ; grâce à cette différence, dis-je, ce crédit sera, je l'espère, suffisant.

Messieurs, c'est donc là une économie évidente à laquelle le système de concentration a donné lieu.

Mais ce même système ne peut-il pas, ne doit-il pas même rationnellement donner lieu à d'autres économies ?

Notre armée, je crois que nous sommes d'accord sur ce point, notre armée est principalement appelée à jouer un rôle défensif.

Or, il me semble rationnel qu'une armée qui est appelée à ne jouer qu'un rôle défensif, soit organisée autrement qu'une armée appelée à jouer un rôle offensif ; et cependant l'organisation actuelle de notre armée est conforme à celle des armées des grandes puissances européennes.

Ainsi, dans notre armée principalement destinée à une mission défensive nous avons, entre les diverses armes, les mêmes proportions que celles qui existent dans les armées européennes destinées à un rôle offensif ; nous avons les mêmes proportions entre l'infanterie, la cavalerie et l'artillerie.

Je dis que notre armée est principalement appelée à jouer un rôle défensif, qu'elle est surtout appelée à se défendre, au moins dans le principe, en cas de brusque invasion, dans la place d'Anvers, et on veut cependant que nos soldats manœuvrent avec autant d'aisance, avec autant de facilité que les soldats des armées appelées à marcher en avant.

Enfin, on voit dans notre armée des officiers aussi ingambes que dans les armées organisées en vue de l'offensive.

Faut-il que des soldats d'infanterie, qui ne sont pas appelés à jouer un rôle aussi actif que les soldats des autres armées de l'Europe, manœuvrent aussi bien que ceux des autres armées de l'Europe ?

Il me semble que non.

Puisque déjà l'honorable ministre de la guerre a employé plusieurs milliers de nos fantassins aux travaux de fortifications d'Anvers, et qu'à coup sûr ce n'est pas en employant des soldats à des travaux de terrassement qu'on les exerce à manier le fusil, ne pourrait-on pas, les travaux d'Anvers complètement achevés, puisque 4,000 ou 5,000 hommes ont été employés à ces travaux, diminuer de 4,000 à 5,000 hommes par an l'appel de nos miliciens sous les drapeaux ?

Ce serait d'abord une très grande économie, et ensuite ce serait une grande diminution de l'impôt de la milice.

Remarquez, messieurs, que je n'entends pas résoudre ces questions. Je me borne à les soulever.

Je ne parle pas, comme vous le comprenez, des cadres. Les cadres ne se forment pas, comme les soldats d'infanterie, en quelques semaines. Les cadres doivent, selon moi, rester permanents.

Ensuite, faut-il que nos officiers soient aussi ingambes que les officiers destinés à jouer un rôle complètement actif ?

Cela ne me semble pas non plus nécessaire.

Si cela n'est pas nécessaire, ne pourrait-on pas retarder de quelques années l'âge de la mise à la pension des officiers ? Grâce à l'économie que cela produirait dans le budget de la guerre, on pourrait probablement améliorer d'une manière convenable la position des officiers pensionnés, position qui ne peut rester telle qu’elle est. Tôt ou tard, vous serez obligés d'améliorer la position des officiers pensionnés, de même que vous avez été obligés d'augmenter les traitements des fonctionnaires. Un gouvernement doit être équitable.

Ne convient-il pas surtout, messieurs, en présence de notre nouveau système de défense, de supprimer une grande partie de la cavalerie ?

Cette suppression, par cela seul qu’elle entraînerait celle d'un grand nombre de chevaux, donnerait lieu à une économie importante.

Messieurs, il me semble encore une fois que cette question a été pour ainsi dire résolue affirmativement, par un acte posé par M. le ministre de la guerre.

Qu'avons-nous aujourd'hui en fait de cavalerie ? Nous n'avons plus de cavalerie de ligne, à l'exception du régiment des guides. Nos majestueux cuirassiers sont devenus de coquets lanciers. (Interruption.)

Nous n'avons donc plus de cavalerie de ligne, les guides exceptés. Il ne nous reste plus que des lanciers, et encore ces lanciers, d'après ce qu'on m'a dit, sont exercés seulement pour faire le service d'éclaireurs.

Si la cavalerie peut être supprimée en grande partie, nous ferons une première économie qui sera considérable, en fait de chevaux.

Mais nous pourrions faire, par suite, une seconde économie. N'en déplaise à M. le ministre de l'intérieur, nous pourrions, je crois, supprimer l'école d'équitation d’Ypres.

Je pense que l'honorable ministre de l'intérieur ne serait pas hostile à cette économie, puisqu'il a lui même supprimé les haras, dont la création avait eu lieu, en grande partie, en vue de la remonte de notre cavalerie.

Mais, messieurs, si d'une part, je crois que, par suite du nouveau système de défense qui a été adopté, nous pouvons faire des économies dans l'ordre que je viens d'indiquer, je crois, d'autre part, que l'admission de ce nouveau système doit donner lieu à une augmentation de notre artillerie. Sous ce rapport, il ne peut pas y avoir de doute. Je ne pense pas qu'il y ait dans l'armée un officier, à quelque arme qu'il appartienne, qui ne dise que, par suite de la construction de la formidable place d'Anvers, notre artillerie doit être augmentée dans des proportions considérables. (Interruption de M. le ministre de la guerre.)

Le général Totleben, oui ou non, puisque M. le ministre de la guerre m'interrompt, a-t il déclaré d'une manière formelle qu'entre les divers fors détachés qui couvrent la grande enceinte d’Anvers, il faudra encore établir des batteries nombreuses a fleur de terre, si l'on veut empêcher l'ennemi de pénétrer de vive force dans une caponnière et par suite d'enlever un fort et toute l'enceinte ? C'est une question que je pose.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Ne faites pas intervenir le général Totleben : on lui a fait dire une foule d'absurdités.

M. Van Overloopµ. - Le fait est, n'en déplaise à M. le ministre de la guerre, que je ne crois pas qu'il y ait dans l'armée un officier qui soutienne que notre artillerie soit aujourd'hui suffisante pour la défense de la place d'Anvers.

Messieurs, je ne suis pas, on le sait, hostile à l'armée. Je demande qu'on fasse des économies là où, selon mon bon sens, les économies sont possibles, mais je demande aussi qu'on fasse des dépenses là où, selon mon bon sens, je cois qu'elles sont indispensables.

Toutes ces questions et beaucoup d'autres encore, je voudrais qu'on les soumît à une commission. (Interruption.)

J'en suis fâché, messieurs ; mais quand il s'est agi du système de dissémination que nous avons supprimé, qu'a-t on fait ? On a institué une commission pour examiner comment devait être organisée notre armée en vue de ce système de dissémination. Eh bien, aujourd'hui que nous avons adopté un système de concentration, un système par conséquent différent, il me semble qu'il serait convenable d'instituer également une commission pour examiner quelle doit être l'organisation de notre armée au point de vue de ce système de concentration. Cela me semble logique. Alors le pays saurait à quoi s'en tenir.

Je crois que la majorité du pays veut une armée, parce que, grâce à son bon sens, elle comprend la nécessité d'une armée. Eh bien, la majorité du pays voulant une armée, elle ne reculera pas devant les conséquences de cette volonté.

Le second motif d'opposition au budget de la guerre est notre inique législation sur la milice. Je ne m'arrêterai pas sur ce point.

M. Coomans. - C'est dommage.

M. Van Overloopµ. - Ce n'est pas dommage, mon honorable ami, et par une raison fort simple, c'est que nous sommes saisis d'un projet de loi à cet égard et que par conséquent il serait fort inopportun de venir occuper incidemment la Chambre de cette question alors que nous (page 335) serons fatalement obligés de nous en occuper spécialement dans un temps, j'espère, peu éloigné. Je n'émets qu'un vœu, c'est que le gouvernement donne la main aux grands défenseurs de la liberté individuelle des citoyens pour diminuer autant que faire se pourra, dans l'intérêt des mases, l’impôt de la milice.

Reste, messieurs, la troisième cause spéciale d'opposition contre notre établissement militaire.

C'est, comme j'ai eu l'honneur de le dire, un certain mécontentement qu'on dit exister dans l'armée.

Ce mécontentement provient en premier lieu des changements continuels qu'on introduit, je ne dirai pas sans nécessité, mais sans utilité, au moins sans grande utilité, à ce que l'on affirme.

Je n'insisterai pas sur ces changements : on en a déjà assez parlé dans des séances antérieures ; je dirai seulement que les changements introduits dans la cavalerie paraissent avoir produit des résultats assez extraordinaires.

Ainsi, nous avons aujourd'hui, dans la même régiment, des harnachements de trois espèces différentes ; dans un régiment, il y a 5 escadrons, dans un autre, il y a 6 escadrons, et cependant, pour les 5 escadrons, il y a 3 majors comme pour les 6 escadrons.

Or s'il faut 3 majors pour 5 escadrons, comment n'en faut-il pas davantage pour 6 escadrons ? Et s'il ne faut pas 3 majors pour 5 escadrons, comment se fait-il qu'il y en ait trois ?

Je crois, messieurs, que le sort de la cavalerie est aujourd'hui à peu près certain ; mais il serait à désirer, selon moi, que le gouvernement déclarât nettement quelles sont ses idées relativement au maintien ou à la suppression ou à une diminution notable de cette arme.

La position de nos officiers de cavalerie est tellement perplexe que je ne serais pas étonné si le gouvernement disait aux officiers supérieurs : « Voulez-vous être mis à la retraite avec la pension entière de votre grade ? » que je ne serais pas étonné, dis-je, de voir la plupart accepter. (Interruption.) Ils renonceraient à leur avancement.

Au surplus, il n'est pas convenable de laisser des jeunes gens entrer dans une arme sans avenir.

Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire en commençant, il n'y a rien d'hostile, dans ma pensée, contre l'honorable ministre de la guerre personnellement, et je regretterais qu'il considérât l'une ou l'autre de mes expressions comme un blâme malveillant à son adresse.

J'arrive au deuxième grief dont se plaint l'armée.

Vous vous rappelez, messieurs, au moins la plupart d'entre vous, qu'il y a quelques années un arrêté relatif à l'avancement, au grand choix, avait été soumis au Roi ; cet arrêté fut rapporté par suite des grands inconvénients auxquels il avait donné lieu ; eh bien, messieurs, cet arrêté qu'on n'applique plus aux officiers supérieurs, on l'applique aujourd'hui aux officiers subalternes.

On cite, notamment, un capitaine en second d'artillerie, nommé capitaine commandant en dépassant trois de ses camarades ; on cite un lieutenant d'artillerie nommé capitaine en second en dépassant dix-huit de ses camarades.

Je ne conteste pas, messieurs, que les arrêtés de promotion de ces officiers ne soient conformes au strict droit, à la lettre de la loi, mais je crois que jusqu'à un certain point, on doit les considérer comme contraires à l'esprit de la loi.

L'article 124 de la Constitution a voulu donner aux militaires une position stable, or, messieurs, des arrêtés tels que ceux auxquels je viens de faire allusion, n'ont-ils pas pour effet de contrarier l'esprit qui a dicté l'article 124 de la Constitution ?

Je ne conteste pas davantage, messieurs, le mérite des officiers qui ont été l'objet des promotions hors ligne, mais ce mérite est-il supérieur à celui de leurs camarades qu'ils ont dépassés ?

Je crois qu'en temps de paix on devrait tenir grand compte de l'ancienneté.

Si toutefois le mérite des officiers dont je parle est infiniment supérieur à celui de leurs camarades plus anciens en grande, je me tais ; mais s'il n'en est pas ainsi, je ne m'étonne plus de la vive émotion causée par les promotions dont il s'agit.

Qu'on y prenne garde, messieurs, l'injustice dans les promotions éteint l'esprit de corps et de camaraderies et c'est l'esprit de corps et de camaraderie qui fait la principale force morale des armées.

Le grief dont on se plaint, on pourrait peut-être le faire disparaître sans difficulté et je me permettrai de soumettre à cet égard mon idée à l'honorable ministre de la guerre.

Il me semble que les bases équitables des choix sont les suivantes, bien entendu en temps de paix, car, en temps de guerre, les promotions au grand choix sont indispensables :

« Tout sous lieutenant doit devenir lieutenant et capitaine à son tour d’ancienneté, à moins qu’il n’ait démérité au point d’avoir entraîné contre lui une proposition formelle et motivée, émanée du comité des inspecteurs généraux.

« Tout capitaine ne doit pas nécessairement passer major à son tour d’ancienneté. Pour remplir ces fonctions supérieures, il faut en effet posséder des connaissances plus étendues ; il faut avoir le feu sacré du commindement.et posséder le tact, qui n'est pas donné à tout le monde, de conduire un cadre d'officiers.

« Mais tout major doit passer, à son tour, lieutenant-colonel et colonel, s'il n'a pas démérité au point d'avoir entraîné contre lui une proposition motivée par le comité des inspecteurs généraux de son arme et approuvée par l'inspecteur général.

« Donc, un capitaine proposé au choix hors ligne ne pourra passer major que pour autant qu'il existe des propositions motivées contre tous les capitaines qui sont avant lui.

« Tout colonel ne doit pas nécessairement devenir général. Il faut en effet, pour remplir ces fonctions, posséder toutes les connaissances - qui sont presque universelles - de l'art de la guerre. Les relations d’un général s'étendent aussi à toutes les administrations, tant civiles que militaire. Il faut donc un choix sévère parmi les colonels pour distinguer ceux qui méritent le généralat.

« Mais tout général doit passera son tour lieutenant général, à moins d'avoir démérité de manière à provoquer contre lui un rapport au Roi. »

Vous comprenez, messieurs, qu'on pèsera beaucoup mieux les propositions qui auraient pour effet de compromettre l'avenir d'un officier que celles qui auraient pour but de distribuer des faveurs.

Si l'on adoptait cette manière de procéder, je crois que l'on ferait incontestablement disparaître le grief dont se plaignent aujourd’hui les officiers appartenant à l'arme de l'artillerie, grief, au surplus, que je serais heureux de voir réfuter par l’honorable ministre de la guerre.

Avant de finir, messieurs, il me reste à dire un mot sur le projet qu'on attribue au département de la guerre, d'aliéner la citadelle du Sud d'Anvers pour construire, avec le produit de cette aliénation, au lieu de le verser dans le trésor public, des forts sur la rive gauche de l'Escaut.

J'ai déjà, messieurs, appelé l'attention de la Chambre sur ce point dans la séance du soir du 2 septembre 1864, dans laquelle j'ai demandé à l’honorable ministre de la guerre, s'il n'y avait pas nécessité absolue d'exécuter des travaux sur la rive gauche de l'Escaut.

L'honorable ministre de la guerre m'a répondu dans la séance du 3 septembre 1864 c'est-à-dire le lendemain, que cela n'était pas nécessaire.

Je lis dans les Annales parlementaires :

« M. le lieutenant général Chazal. - Ce que je trouverais de plus heureux pour la position d'Anvers, c'est qu'on vînt l'attaquer du côté où l’on prétend qu'elle est menacée, du côté de la Tête de Flandre ; l'assaillant se mettrait dans un péril extrême et je demande à la Chambre qu'elle prenne acte de ma déclaration.

« M. Van Overloop. - Donc pas de travaux à faire à la Tête deFlandre ?

« M. le lieutenant général Chazal, ministre de la guerre. - Je ne demande rien au-delà du crédit en discussion. »

Je savais bien, messieurs, que le gouvernement ne demandait rien au-delà du crédit en discussion, celui de 5,573,000 fr., dont on s’était préoccupé, mais moi je demandas qu'il fût bien reconnu qu'on n'exécuterait pas de travaux sur la rive gauche de l'Escaut.

Si le bruit qui court dans le public relativement au projet qu'aurait le gouvernement de construire des forts sur la rive gauche avec le produit de l'aliénation de la citadelle du Sud, était vrai, il y aurait eu un malentendu formel entre M. le ministre de la guerre et moi dans la séance du 3 septembre 1864.

Il ne m'importait pas de savoir, dans ce moment, si l'honorable ministre de la guerre aurait demandé de nouveaux crédit, pour créer des forts nouveaux sur la rive gauche de l’Escaut, mais bien de savoir s’il est nécessaire, oui ou non, de construire des forts sur la rive gauche.

Or, d'après les explications données par l'honorable ministre de la guerre dans la séance du 3 septembre 1864, Anvers achevé sera une ville véritablement imprenable et les travaux sur la rive gauche seront parfaitement inutiles/

J'espère donc que le projet que le bruit public attribue au gouvernement n’existe pas. J'espère que les habitants de Zwyndrecht, Burght, Cruybeke, Haesdonck, Beveren, Melsele et d'autres commune seront privés de l'avantage d'avoir des forts et surtout de celui de jouir de servitudes militaires.

J'espère, par conséquent, si l'on aliène la citadelle du Sud à Anvers (page 336) pour 15 ou 17 millions, prix qu'on cite ; j'espère, dis-je, que M. le ministre des finances s'empressera de garder ces 15 ou 17 millions dans le trésor public. Ce sera autant de pris sur les frais qu'aura occasionnes l'exécution de la grande enceinte d'Anvers.

On comprend, messieurs, qu'avec ma manière de voir relativement aux forts à construire sur la rive gauche de l'Escaut, je m'opposerai autant que je le pourrai aux projets de mes honorables collègues d'Anvers qui demandent ni plus ni moins que la suppression de la citadelle du Nord, pour la réédifier dans le pays de Waes et y construire un second camp retranché dans des proportions telles, que les dernières maisons de la ville de Saint-Nicolas ne seraient pas à l'abri des projectiles Wahrendorff.

Je désire donner satisfaction, autant que possible, à mes honorables collègues d'Anvers, mais je les remercie infiniment de l'avantage qu'ils veulent donner, à leur point de vue, à l'arrondissement de Saint-Nicolas.

Je ne puis que leur témoigner ma reconnaissance, car je dois refuser leur bienfait.

Ah ! messieurs, si l'on avait trouvé nécessaire de concentrer la défense du pays sur la rive gauche de l'Escaut, si l'on avait exécuté le grand et beau projet de Napoléon Ier, de construire une grande ville sur la rive gauche, je n'aurais pas hésité à approuver ce projet ; mais comme on a trouvé suffisants, on l'a dit à plusieurs reprises, les travaux exécutés sur la rive droite de l'Escaut, je crois que je ne manque pas de patriotisme en disant que je m'opposerai de toutes mes forces à ce qu'on élève des forts sur la rive gauche.

Messieurs, je voterai le budget de la guerre et je continuerai à voter, je n'hésite pas à le dire, toutes les dépenses qui seront prouvées être absolument nécessaires à la défense du pays. C'est là le cri de ma conscience ; je ne reculerai pas. En vrai Flamand je dirai : « Doe wel en zie niet om. » Fais ce que dois, advienne que pourra.

Qu'on ne donne pas toutefois à mes paroles une portée trop grande ! Je demande qu'on ne vienne plus nous demander de fonds pour des dépenses nouvelles si des circonstances tout à fait extraordinaires ne l'exigent impérieusement. Je demande, si l'on croit pouvoir aliéner la citadelle du Sud, que le produit de l'aliénation fasse retour au trésor de l'Etat.

Je demande qu'on nous prouve que la loi d'organisation actuellement existante ne saurait être changée, modifiée sans danger pour le pays. Je demande si l'on ne nous fait pas cette preuve qu'on institue une commission à l'effet d'examiner en quel sens devrait être organisée notre armée à la suite du nouveau système de défense, du système de concentration que le gouvernement a adopté.

Je demande qu'on recherche sérieusement les moyens de faire des économies.

Je demande notamment qu'en tranche sans plus de retard la question du maintien, de la suppression de la diminution notable de la cavalerie.

Et enfin, messieurs, je demande qu'on fasse autant que possible disparaître toutes les causes de mécontentement qui pourraient surgir dans l'armée, qu'on prenne les mesures les plus efficaces pour maintenir dans notre armée l'esprit de corps, l'esprit de camaraderie.

Si ; messieurs, il vaut mieux ne pas avoir d'armée, comme le disait l’honorable M. Jouret, que d'avoir un armée insuffisante, j'ajouterai qu'il vaut bien mieux encore n'avoir pas d'armée du tout, que d'avoir une armée sans esprit de corps, sans camaraderie. La force physique d'une armée n'est rien sans la force morale. J'ai dit.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Messieurs, je m'efforcerai de n'être pas long. La question du budget de la guerre a déjà été traitée avec tant de talent, au point de vue technique, par notre honorale collègue M. Hayez ; au point de vue économique, par notre honorable collègue M* Le Hardy ; et l'honorable membre qui vient de se rasseoir, tout en disant qu'il consent à voter le budget de la guerre et qu'il le votera toujours, a tellement préconisé aussi les économies et a indiqué d'une manière si catégorique et si précise les moyens d'y arriver, qu'il serait parfaitement inutile pour moi de m'étendre encore sur ce sujet et d'abuser des moments de la Chambre.

Vous comprendrez, messieurs, que je vote contre le budget de la guerre ; mais, parce que j'émets un vote négatif, je demande que ni la Chambre ni le pays ne croient que j'agisse ainsi, poussé par un besoin d'opposition mesquine ou systématique.

Les Anversois réclament pour eux autant de patriotisme que les autres membres de cette assemblée. Il leur en faut même plus, vous me concéderez cela, puisque le législateur a décidé qu'Anvers sera le dernier rempart de notre nationalité. Du reste, ce patriotisme, nous n'y ayons jamais manqué, nous ne l'avons jamais renié et je pourrais citer différentes occasions où de certaines catégories d'industriels en Belgique ont fait preuve de beaucoup moins d’amour de la patrie que les Anversois.

Je désire donc que, dans toute discussion, la Chambre voulût croire à de véritables convictions de la part des députés d'Anvers, au sujet de la guerre comme au sujet de toutes les autres questions qui se traitent dans cette enceinte.

Le budget de la guerre, messieurs, depuis de nombreuses années, a été l'objet de vives critiques, d'attaques incessantes et parfois même violentes. J'ai recherché dans notre histoire nationale, dans l'histoire de Belgique depuis 1830, quelle pouvait être la raison d'être de ces attaques, de ces critiques, et j'ai trouvé des motifs qui donnent raison à cette grande partie de la population qui non seulement s'oppose à l'exagération continue des dépenses militaires, mais même au maintien des dépenses actuelles.

Ces motifs sont au nombre de trois : le premier a été développé avec infiniment de science par M. Le Hardy de Beaulieu ; il se résume en une question financière ; il est évident que la Belgique verrait s'augmenter sa prospérité intérieure et extérieure dans des proportions extraordinaires si elle pouvait employer pour l'industrie, pour le commerce et pour l'agriculture les sommes immenses que nous avons dépensées et que nous dépensons encore pour notre état militaire. Ce point a été soutenu plus éloquemment que je ne pourrais le faire ; je ne m'y étendrai donc pas davantage.

Le second motif consiste dans l'état de neutralité de la Belgique. Je ne puis pas admettre, parce que la vérité ne m'en est pas démontrée, et parce qui je trouve qu'en soutenant cette thèse, nous sortons des convenances internationales ; je ne puis pas admettre, dis-je, que les cinq puissances qui ont garanti la neutralité de la Belgique soient infidèles à leurs engagements au moment du danger. On peut supposer qu'il n'en sera pas ainsi, mais jusqu'à preuve du contraire, nous devons agir comme si la possibilité d'un abandon n'était pas à redouter.

M. Bouvierµ. - Elle serait jolie la preuve...

M. d'Hane de Steenhuyseµ. - Nous devons accepter notre situation avec toutes ses conséquences ; si nous voulons être une nation militaire, il faut demander aux cinq grandes puissances de ne plus garante notre neutralité, nous permettant de cette manière d'avoir notre mot à dire dans les grands conseils européens. (Interruption.)

Nous avons métamorphosé complètement la situation de la Belgique ; nous n'avons rien à dire, lorsque s'ouvrent des congrès ; nous n'y trouvons pas notre fauteuil ; si une grande question internationale se traite, la Belgique n'a rien à y voir, et cependant, notre situation militaire est plus forte, un honorable député l'a prouvé il y a quelques années, que celle des puissances qui ont une grande influence dans la marche des affaires générales. Je dis donc que notre position est fausse ; ou bien nous devons rester neutres et vivre à l'état neutre, ou bien nous devons avoir une armée très forte pour la défense et pour l'attaque à la condition dans ce cas, de réclamer tous les bénéfices de cette situation.

Le troisième point, qui a pour moi une grande importance, c'est l'infiltration dans nos populations d'un esprit inconnu chez elles, je veux parler de l'esprit militaire exagéré. Lorsque nous relisons l'histoire des provinces Belgiques, lorsque nous examinons l'histoire de ces provinces sous la république et sous l'empire français, nous voyons que le courage du Belge est parfaitement établi et reconnu ; que le Belge est l'un des meilleurs soldats de l’Europe, et que les régiments formés en Belgique sous la république et sous l'empire ont été peut-être, plus que tous autres, portés à l’ordre du jour de la grande armée.

Ce sont là de magnifiques souvenirs qui peuvent se perpétuer au sein de nos populations. Mais, il me semble que nous pourrions vivre de ces souvenirs, sans continuer parmi nous cet esprit militaire qui, dans notre pays, ne peut plus être satisfait. Le génie du peuple belge n'est pas celui du peuple français. La France a une forte armée parce que sa situation le commande et aussi parce qu'en France on aime la guerre, parce qu'on la recherche ; on l'aime et on la recherche parce qu'au bout d'une campagne se trouve la gloire, et qu'au moyen de la gloire on satisfait la nation française.

Mais en Belgique, quoique sous le rapport du courage personnel le Belge ne le cède à personne, en Belgique, dis-je, nous avons un esprit plus pratique, nous sommes plus positifs.

Nous acceptons le danger, mais nous ne le recherchons pas. Vienne le péril, notre garde civique étant réglée de manière à présenter une force véritable, la Belgique pourrait se trouver à même de défendre pendant quelque temps sa nationalité.

Ce n'est pas dans une armée trop nombreuse que je voudrais placer la défense nationale ; j'irais la chercher dans la pratique véritable des grands principes de liberté ; je voudrais différencier tellement nos institutions (page 337) de celles des peuples qui nous entourent, qu'il fût impossible, après nous avoir pris par un coup demain, de se maintenir dans notre pays. Ce n'est pas en rendant nos institutions semblables à celles de nos puissants voisins que nous éloignerons le moment d'une annexion. Il est plus facile à un peuple de s'assimiler une nation qui lui ressemble que de réunir deux éléments complètement, diamétralement opposés.

Les idées que je viens d'avoir l'honneur de développer ont été discutées longuement lors de la réunion du Congrès national. Tous les dangers que je viens de signaler et qui proviennent, selon moi, de l'existence d'une armée trop nombreuse où règne un esprit qui n'est pas celui de la nation belge, tous ces dangers ont été signalés également à cette époque.

Voici ce que je trouve dans le discours d'ouverture du Congrès : « Messieurs, vous allez achever et consolider notre ouvrage. Fondez l'édifice de notre prospérité future sur les principes de liberté de tous, de l’égalité de tous devant la loi et de l'économie la plus sévère. Que le peuple soit appelé à profiter de notre révolution ; les charges de l'Etat diminuées dans la proportion de ses vrais besoins ; le salaire de ses fonctionnaires réduit de manière à ne plus être que la juste indemnité du temps et des talents qu'ils consacrent à la patrie ; enfin la suppression des emplois inutiles et de ces nombreuses pensions, récompenses trop souvent accordées à la servilité, vous mettront à même de consommer l'œuvre de notre régénération nationale. »

Il est évident que le Congrès faisait un appel à tous les sentiments justes et équitables qui doivent animer le législateur dans l'intérêt des populations.

Ainsi, il demande l'égalité parfaite devant la loi, et nous avons la loi sur la milice qui n'est pas précisément ce qu'a pu rêver le Congrès national.

En ce qui concerne les emplois, je pense qu'on pourrait réaliser encore de grandes améliorations, et qu'on entrerait de cette manière dans les idées que préconisait en 1831 la même assemblée.

Quant à la question financière, je n'ai pas besoin de la traiter, l'honorable M. Van Overloop lui-même a prouvé tout à l'heure que l'on pourrait faire de fortes réductions sur le budget de la guerre.

Pour ce qui est de l'esprit qui règne dans l'armée, voici ce que je trouve dans un rapport fait au Congrès par M. Fleussu, au nom de la section centrale, le 24 janvier 1831 :

« Plus d'un publiciste a fait ressortir les dangers d'entretien d'armées nombreuses entretenues à grands frais en temps de paix ; trop souvent au lieu de servir au salut de l'Etat, elles aident à favoriser les entreprises du despotisme : l'exemple de tous les gouvernements absolus fournit la preuve de cette vérité. »

Cette idée, comme vous le voyez, n'est pas de moi, messieurs ; je n'ai fait que constater un danger signalé par M. Fleussu.

On a donc discuté les mauvais côtés de ce système et l'on a espéré trouver un remède, on tout au moins un moyen pour empêcher que les conséquences n'en devinssent permanentes. Voici ce que dit le même rapport :

« Deux moyens ont été employés pour parer à cet inconvénient ; c'est l'annualité des subsides ; c'est l'annualité du vote du contingent de l'armée ; une loi déterminera chaque année le contingent, de sorte qu'on aura la certitude que toujours il sera proportionné aux ressources et aux besoins du pays. »

II entrait donc parfaitement dans les idées du Congrès national de ne voter l'existence de l'armée que pour une année, et c'est cette législation qui est venue jusqu'à nous.

La réflexion qui naît à la suite de la lecture de ce rapport est celle-ci, c'est que, dans l'intérêt de la dignité de l'armée elle-même nous ne devrions pas vouloir que son existence fût remise en question à l'occasion de chaque budget. Nous devrions désirer que toute la Belgique pût se mettre d'accord sur cette question, au moyen de concessions mutuelles, tant sur le chiffre d'hommes que sur le chiffre de la dépense ; nous devrions vouloir surtout que l'armée fût certaine de son avenir.

Aujourd'hui, messieurs, qu'arrive-t-il ? Après 34 années de paix, après avoir traversé l'année néfaste de 1848 ainsi qu'une ou deux autres encore qui ont nécessité en Belgique un accroissement provisoire de forces pour parer à certaines éventualités ; après 34 années, dis-je, nous voici, en 1865, dans un état de paix à peu près général, chargés d'un budget dont le chiffre reste exagéré.

On ne me contredira pas, je pense, car tous les journaux nous apportent et de l'Angleterre, et de l'Autriche, et de la France, des idées de désarmement. Ce désarmement aura-t-il lieu ou ne se fera-t-il pas ? Je n'en sais rien.

On nous a fait espérer et je pense que les intérêts matériels auront, dans les conseils des souverains, assez de poids pour les porter à opérer le désarmement promis. Mais, dans tous les cas, je pense que la Belgique ne doit dépasser ni une certaine mesure dans ses moyens de défense ni un certain chiffre dans son budget de la guerre. Ce chiffre, du reste, a été admis dans le temps par des personnes qui aujourd'hui appuient les augmentations.

A ce propos, messieurs, je reviendrai sur le grief qui a été articulé bien souvent déjà dans cette Chambre et qui consiste à dire que ceux qui demandent la réduction du budget de la guerre manquent de patriotisme et ne tiennent pas à leur nationalité.

Je répondrai à ce reproche qu'en demandant cette diminution ils sont en parfaite compagnie ; et que si l'on veut absolument qu'ils soient des traîtres, ils le sont avec M. le ministre des affaires étrangères, avec M. le ministre des finances, avec M. le ministre de la justice qui, en 1856, disaient à la section centrale, qu'ils voulaient en arriver, après trois années successives, à amener le budget de la guerre au chiffre normal de 25 millions. (Interruption.)

Je ne pense donc pas qu'on puisse nous lancer la pierre quand nous venons demander une diminution de quelques millions, millions qu'on pourrait infiniment mieux employer au profit de l'agriculture, du commerce et de l'industrie.

Maintenant, messieurs, voyons un peu ce qu'est cette organisation de l'armée, dont on parle toujours.

Je ne veux pas entrer dans le fond de cette question, car je me déclare tout à fait incompétent ; mais j'étudie de nouveau à ce point de vue notre histoire nationale ; je recherche ce qui s'est passé au sujet du budget de la guerre sous les différents ministères qui se sont succédé, et je trouve qu'en 1832 M. Ch. de Brouckere tenait à avoir un budget de 25 millions et pas plus.

Peu de temps après lui, dans la même année, 1832 (et remarquez que nous étions alors en pleine guerre, que beaucoup de dangers nous menaçaient et que ce n'est que sept années plus tard que nous sommes parvenus à conclure un traité avec nos anciens ennemis), dans cette même année donc, 1822, M. le général Evain disait également qu'avec 25 millions il pourrait défendre le territoire et en assurer l'intégrité.

En 1841, M. le général de Liem propose de rester au-dessous du budget de 29 millions et indique également le chiffre de 25 millions comme le budget normal de l'armée. En 1849, M. le général Chazal, aujourd'hui ministre de la guerre, déclarait répondre de l'ordre avec un budget de 25 millions ; et, en 1850, il ajoutait : Il faut se résigner, si l'on veut une armée, à avoir un budget de 26 1/2 à 27 millions. Vous le voyez, messieurs, je cite mes auteurs et vous reconnaîtrez, sans doute, qu'on est mal fondé à reprocher aux adversaires des dépenses militaires de vouloir la perte de notre nationalité, et d'être de mauvais patriotes.

Quant à ce que coûte notre armée, écoutons ce que disait, en 1853 M. Thiéfry, l'un des adversaires les plus ardents, je le reconnais, du budget de la guerre,

M. Thiéfry soutenait que nous payons plus que la Hollande, la France, et la Prusse, pour une population égale à la nôtre :

La Hollande paye 6,743,278 fr. de moins que nous, la Prusse 7,851,071, et la France 3,542,244.

Enfin, le chiffre du budget de la guerre paraissait si exagéré que, je le répète, en 1856, trois des ministres actuels ont déclaré qu'ils voulaient un budget normal de 25 millions.

On ne peut nier que nous ne nous trouvions lancés à toute vapeur dans des dépenses qu'il est impossible d'indiquer ni même de prévoir. Ainsi, dans la pièce qu'a lue l'honorable M. Van Overloop, on voit qu'au mois de septembre 1864 il demande à M. le ministre de la guerre s'il entre dans les intentions de son département d'établir de nouveaux ouvrages de défense sur la rive gauche de l'Escaut ; et M. le ministre lui répond, vaguement selon moi : Je ne réclame rien de plus que ce que je demande maintenant. D'où il faut conclure que si un jour le système actuel était considéré comme incomplet, on pourrait nous demander encore de nouveaux crédits. J'ignore si ce cas se présentera et peut-être l'honorable M. Van Overloop en sait-il plus long que moi sur ce point.

Messieurs, je trouve que le système dans lequel nous sommes entrés depuis 1830, pour ce qui regarde le budget de la guerre, doit cesser, d'abord pour alléger les charges des contribuables, ensuite, je le répète, (page 338) dans l'intérêt de l'armée elle-même. Je croîs qu'il serait beaucoup plus agréable, beaucoup plus consolant pour nos officiers, de voir le budget de la guerre réduit à des proportions raisonnables et d'être sûrs de leur position, que de la voir remise en question, tous les ans, dans cette enceinte.

J'ai déjà eu l'occasion de causer dans le temps avec M. le ministre de la guerre de l'opposition qui va, grandissant, contre son budget. Je lui ai dit que ses adversaires finiront par avoir une majorité dans cette enceinte ; et alors on arrivera peut-être à se demander, comme on se l'est demandé au Congrès national, s'il est nécessaire d'avoir une armée permanente oui ou non. La question sera posée catégoriquement, et il pourra très bien se faire qu'elle soit résolue négativement.

Il y a donc là une position mauvaise et pour les contribuables et pour l'armée.

Messieurs, en parlant du budget de la guerre, je pense qu'il me sera permis de dire également deux mots sur le système de défense établi autour de la ville d'Anvers.

Lors des discussions qui ont eu lieu dans cette enceinte en 1859, M. le ministre de la guerre a déclaré que la ville d'Anvers ne courait aucun danger immédiat.

Cette assertion a déjà été combattue, et par les députés d'Anvers actuels et par d'autres représentants qui ont voté contre les fortifications en 1859.

A ce sujet, on a rappelé ce qui s'est passé en 1830 ; je me suis permis d'attirer l'attention de la Chambre sur ce point, et j’ai cité, à l'appui de ma thèse, des pièces émanant de personnes très officielles, et constatant qu'en 1830 et en 1831 la citadelle du Sud constituait pour la ville d Anvers un danger tellement grand que ces personnes en demandaient la démolition. J’ai lu à cette époque deux pièces officielles, écrites l'une par l'honorable M. Rogier, l'autre par M. 'c ministre de la guerre actuel ; ils constatent dans ces deux pièces que je crois inutile de relire aujourd'hui, que la ville d'Anvers était exposée à un danger immense et que les Hollandais pouvaient à tout instant mettre le feu aux quatre coins de la ville.

Mais ce n’est pas tout : il est une autre pièce que je n'ai pas lue l'année dernière et dont je me bornerai à citer les trois premières lignes : C'est l'ordre du jour du colonel Vandermeeren, chef d'état-major :

« Anvers est en flammes ; bientôt il ne restera plus de traces de cet entrepôt du commerce de notre pays. »

Voilà, messieurs, ce que disait le colonel Vandermeeren, le 18 novembre 1830, sous l'influence de quelques bombes seulement, lancées de la citadelle du Sud.

Eh bien, pour en revenir à la réclamation des Anversois, qu'on prétend complètement enterrée, je demande de nouveau à la Chambre, lorsque la citadelle du Sud peut causer de pareils ravages, ce que ne pourra pas faire une citadelle tout aussi rapprochée, eu égard surtout aux travaux maritimes que la ville d'Anvers fait exécuter ? Je le demande à la Chambre, le danger que fera courir à la ville d'Anvers la citadelle du Nord ne sera-t-il pas cent fois plus grand ?

Et remarquez, messieurs, que la citadelle du Sud, dans le rayon de son tir, ne peut atteindre en général que des maisons particulières d'une valeur relativement moindre, tandis que la citadelle du Nord plane sur tous nos établissements maritimes, sur nos entrepôts, sur tout ce qui constitue la source de la prospérité de la ville d'Anvers en particulier et du pays en général.

C'est ce que nos adversaires, en nous combattant, n'ont pas saisi ; ou s'ils l'ont saisi, ce qu'ils n'ont pas voulu reconnaître.

Nous n'avons qu'un désir, celui de voir se développer la prospérité d'Anvers, et partant celle du pays.

La ville d'Anvers s'occupe aujourd'hui, de concert avec le gouvernement, à former dans son sein un grand dépôt de charbons, de manière à permettre l'exportation facile et à prix réduit de cette matière à l'étranger, dans les conditions les plus favorables. Il en sera peut-être de même pour d'autres produits ; les Anversois mettront un empressement patriotique à concourir aux efforts des producteurs nationaux qui voudront établir chez eux de semblables dépôts.

Mais lorsque vous reconnaissez avec nous que la ville d'Anvers a une situation magnifique au point de vue commercial ; lorsque vous reconnaissez que par les facilités de communication que nous offrent les chemins de fer, la ville d'Anvers peut devenir un entrepôt magnifique, sans rival en Europe, se peut-il que vous autorisiez la conservation, dans cette ville, d'une citadelle qui l'expose à un danger permanent ? (Interruption.)

Les Anversois n'ont pas demandé qu'on démolît toutes les fortifications ; vous ne trouverez aucune trace d'une semblable réclamation dans nos discours. Nous avons demandé que la Chambre voulût faire une enquête ; qu'elle voulût voir, qu'elle voulût palper et constater tous les dangers que la citadelle du Nord fait courir à la métropole commerciale de la Belgique, et qu'ensuite, elle voulût aussi, dans la plénitude de sa liberté, décider si nous avons raison de demander qu'on nous délivre d'une citadelle n'offrant aucune sécurité pour le seul entrepôt commercial du pays.

Il y a encore une considération sur laquelle j'appellerai l'attention de la Chambre et qui me paraît très importante.

Dans des pays comme la France, l'Angleterre, la Prusse, l'Autriche et la Russie, la situation politique explique l'existence de grandes armées, et si elles sont exagérées dans leurs dépenses militaires, les éventualités qui peuvent se présenter pour elles, justifient jusqu'à un certain point leur manière d'agir. Mais lorsqu'elles le font et qu'elles se tiennent à la hauteur des progrès que fait la science militaire, elles peuvent en retirer quelque bénéfice. Elles peuvent supposer que tout ce matériel qu'elles font construire à grands frais, que tous ces nouveaux canons qui coûtent énormément cher, que toute cette nouvelle artillerie, tous ces nouveaux harnais, qui avaient leur raison d'être, seront usés un jour de bataille et remplacés par un matériel meilleur.

Mais ici, en Belgique, le pays va-t-on se décider à se tenir à la hauteur de la science militaire et à modifier son système d'artillerie, son système de harnachement, les uniformes de son armée, chaque fois qu'une grande puissance changera la forme de ses fusils et de ses canons, ou adoptera une nouvelle tenue pour ses soldats ? Mais notre matériel à nous ne s'use pas, et j'ajouterai : fort heureusement.

Je pense que la Belgique, qui est condamnée à une paix perpétuelle ; qui peut se développer et développer sa prospérité au sein de cette paix, est mille fois plus heureuse que les puissances qui sont obligées de maintenir sur pied 400, 500 et 600 mille hommes, et de faire d'énormes sacrifices d'argent et de soldats.

Messieurs, je ne veux pas abuser plus longtemps des moments de la Chambre. Je crois avoir justifié le vote que j'émettrai et je persiste à dire, en terminant, que la défense du pays réside beaucoup plus dans la pratique de toutes les libertés que dans une force armée exagérée.

Les Belges ne reculeront pas au moment du danger ; ils sauront prouver alors qu'ils n'ont rien de plus cher au monde que leurs institutions et leur liberté.

La défense du pays me semble résider beaucoup plus aussi dans la diffusion des lumières. Répandez l'instruction partout ; dans les campagnes, dans les villes. Mais pour cela, il nous faut beaucoup d'argent et je crois que le budget de la guerre pourrait nous offrir une assez jolie somme à cet effet.

Je crois que la défense de notre pays réside en outre dans l'union de tous les citoyens, et non dans cette sorte de guerre incessante qu'on s'efforce de soulever entre deux parties du pays ; que notre sécurité est beaucoup plus encore dans la différence que nous établissons entre les institutions qui nous régissent et celles qui régissent les autres nations ; dans notre prospérité commerciale et industrielle ; dans notre neutralité sincèrement pratiquée et dans l'abandon complet, au point de vue militaire, d'idées d'un autre âge qui ne conviennent pas à un pays condamné, comme la Belgique, et ce heureusement, je le répète, à une paix perpétuelle.

Messieurs, permettez-moi encore un mot sur un point qui m'a échappé. Je tiens à vous faire connaître l'opinion d'un officier général au sujet des droits que conservent les citoyens qui composent l'armée. D'un côté, nous disons que tous les Belges sont égaux devant la loi et de l'autre, nous trouvons que ce n'est pas précisément l'avis de tous les officiers généraux ; nous avons entendu, hier, un orateur qui s'étonnait de voir nos officiers supérieurs généralement opposés au ministre de la guerre...

M. Bouvierµ. - Lorsqu'ils sont pensionnés.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Fort bien, c'est qu'ils sont probablement alors dans une situation à faire preuve de plus d'indépendance.

Messieurs, voici l'opinion d'un officier général qui a envoyé une lettre à l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu notre collègue ; parlant des droits et des devoirs des soldats, il lui dit :

« Permettez-moi, monsieur, de vous dire ici toute ma pensée à ce (page 339) sujet : c’est à tort que l'on dit d'une manière absolue que le militaire est un citoyen comme un autre, et que les devoirs de soldat ne lui enlèvent pas ses droits de citoyen. Je pense qu'un militaire qui réclame tous les droits du citoyen cesse d'être un soldat. Celui qui, imbu des idées des économistes, embrasserait la profession des armes parce qu'elle serait mieux payée que d'autres professions auxquelles il pourrait se livrer, ne serait pas un soldat ; s'il réclame, comme on l'y convie imprudemment, l'égalité et l'indépendance ; si l'obéissance passive et le dévouement absolu au devoir et à l'ordre ne sont pas pour lui des dogmes qui n'admettent ni examen ni discussion, il ne sera jamais un soldat. »

M Bouvierµ. - Ce n'est pas un officier pensionné qui a dit cela.

M. Coomans. - Non, malheureusement il ne l'est pas.

M, Bouvierµ. - Heureusement.

M. d’Hane-Steenhuyseµ. - Ce passage me paraît être la meilleure réponse que je puisse donner au rapport fait par M. Fleussu, au Congrès national en 1831.

(page 329) MpVµ. - La parole est à M. Hymans.

M. Hymans. - M. de Brouckere désire parler aujourd'hui ; je lui cède mon tour de parole.

M. de Brouckere. - J'ai demandé la parole, lorsque j'ai entendu tout à l'heure un honorable orateur nous répéter ce qui nous avait été dit, dans une séance précédente, du prétendu mécontentement de l'armée. Mais, avant de lui répondre, je désire présenter quelques observations générales.

L'orateur qui a parlé le premier dans cette séance pour motiver le vote négatif qu'il compte émettre sur le budget de la guerre et pour nous démontrer l'inutilité des armées permanentes, s'est particulièrement étayé sur ce qui se passait en Amérique, aux Etats-Unis, un peu désunis pour le moment, avant la guerre.

(page 530) L'exemple me paraît très mal choisi.

Qu'est-il arrivé en Amérique ? Une fraction des Etats-Unis s'est révoltée contre le gouvernement organisé par le pays, et le gouvernement n'ayant aucune armée permanente à sa disposition, il en est résulté qu'il n'a pu comprimer la révolte, et que les deux factions du pays ont eu le même temps pour s'organiser.

A la suite de cela, qu'avons-nous vu ? Nous avons vu un massacre épouvantable qui continue à décimer la population et qui bien décidément la ruine pour longtemps.

S'il y avait eu une armée permanente, que serait-il arrivé ? Ou cette armée permanente se serait trouvée en présence des révoltés ; et des deux choses l'une, ou elle aurait eu le dessus et les choses se seraient rétablies dans l’état où elles se trouvaient avant la révolte ; ou les révoltés auraient battu l'armé ; et il se serait fait une séparation en Amérique comme en 1830 il s'en est fait une dans les Pays-Bas.

Je trouve donc l'exemple très mal choisi, et si je devais, moi, prouver la thèse contraire et démontrer l’utilité des armées permanentes, je citerais, à mon tour, à l'appui de ma thése, ce qui s'est passé aux Etats-Unis.

Au surplus, messieurs, nous savons que l'Amérique du Nord est l'Etat modèle pour l'honorable orateur. L'année dernière il nous a raconté que se trouvant à New York il avait remarqué qu'il n'y avait pas de police dans cette grande cité, et que fort surpris de ce qu'il considérait comme une lacune, il avait demandé au chef de la municipalité pourquoi il n'avait pas organisé de police et que ce magistrat lui avait répondu : «A quoi sert une police ? A prévenir les crimes et particulièrement les vols ; eh bien, j'ai fait mon calcul, et les vols causent moins de préjudice que le chiffre des sommes que nous devrions payer pour avoir une police ; donc concluait l'honorable magistrat, j'aime mieux laisser voler que de créer une police. »

Eh bien, l'honorable membre auquel je réponds raisonne pour la Belgique et pour l'armée comme le chef de la municipalité de New-York raisonnait pour ses administrés et pour la police ; il se dit : Voter tous les ans 32 ou 34 millions, pourquoi ? Pour ne pas nous exposer à une défaite ! J'aime mieux une défaite ; une défaite ne coûtera pas plus cher que la somme qu'il faudrait dépenser pour l'évite.

Eh bien, malgré toute l'estime que j'ai pour l'honorable membre et pour ses opinions, je lui demande la permission d’être d'un avis tout différent du sien ; j'aime beaucoup mieux voter 34 et même 40 millions tous les ans que d'exposer la Belgique à une humiliante et ruineuse défaite et peut-être à la perte de notre nationalité.

C'est pour cela que je n'ai jamais hésité à voter les fonds nécessaires pour que nous ayons une armée permanente et une armée que je considère comme en état de nous défendre bien et efficacement en cas de danger.

Messieurs, j'ai été, il y a quelques années, dans une position qui m'a forcé à étudier d'une manière toute spéciale les questions se rattachant à l'organisation de l'armée et au budget de la guerre. Ceux d'entre vous qui siégeaient ici en 1853 voudront bien se rappeler peut-être que j'ai pris une part active à la loi d'organisation votée à cette époque ; eh bien, messieurs, des études que j'ai faites consciencieusement je déclare qu'il est résulté pour moi cette opinion que quoi que nous fassions, nous n'arriverons pas à avoir une armée capable de nous défendre en cas de guerre, pour une somme beaucoup inférieure à celle qui a été admise en 1853.

Je sais bien qu'on, me dira et on a déjà dit, si je ne me trompe, quc les choses sont changées depuis 1853, que nous n'avons plus le même système de défense ; cela est vrai et il est très possible, comme l'a dit un honorable orateur tout à l'heure, il est possible que ce nouvel état de choses réclamera des modifications dans la composition de l'armée ; mais ces modifications entraîneront-elles une grande économie ? Je ne le crois pas.

Je le désire tout autant que qui que ce soit, ce n'est pas de gaieté de cœur que je vote chaque année des sommes considérables pour l'entretien de l'armée, et s'il m'était démontré qu'on peut organiser la défense du pays avec une somme inférieure à celle que j'alloue chaque année, j'en serais aussi heureux qu'aucun de vous.

J'arrive, messieurs, j'ai promis d'être court et je le serai, j'arrive à ce qu'on a dit dans cette séance et dans les séances précédentes du prétendu mécontentement de l'armée. D'abord on me permettra de ne reconnaître à personne ici le droit de se constituer le représentant de l'armée.

Ceux qui nous disent que l'armée est mécontente, que si l'on ne change pas de conduite au ministère de la guerre vis-à-vis de l'armée, l'armée sous peu sera désorganisée, ceux qui disent cela le croient de bonne foi, j'en suis convaincu, mais il n'en est pas moins vrai qu'ils ne peuvent faire autre chose que de répéter ce que leur ont dit un certain nombre d'officiers ; eh bien, s'ils ont été en rapport avec des officiers mécontents, j'en ai rencontré, moi, qui ne l'étaient pas.

L'armée est mécontente ! Nous avons eu, messieurs, depuis 1830, un bien grand nombre de ministres de la guerre pris dans toutes les armes, et dans l'état-major, et dans le génie, et dans l'artillerie, et dans l'infanterie et dans la cavalerie, nous avons eu, dis-je, un très grand nombre de ministres, je voudrais bien qu'on m'en citât un contre lequel on n'a pas murmuré dans l'armée après quelque temps de fonctions.

J'en porte le défi et j'ajoute que cela est parfaitement naturel : les promotions qui se font ont lieu sur la proposition du ministre de la guerre. Or, chaque fois qu'on donne de l'avancement à un officier, on fait un heureux, mais pour cet heureux on fait une foule de mécontents. Il en est de l'armée comme de toutes les administrations : chacun croit avoir le mérite nécessaire pour pouvoir, si pas dépasser ses camarades, au moins pour n'être dépassé par aucun d'eux ; eh bien, quand on voit passer un officier devant soi on est mécontent, on murmure, on accuse le ministre de la guerre d'injustice, et quand les promotions sont devenues plus ou moins nombreuses, le mécontentement va toujours en augmentant, bien que plus longtemps un même ministre est resté à la tête du département de la guerre, plus il y a de mécontentement dans l'armée.

Voilà l'explication du mécontentement. Mais ce mécontentement est-il dangereux ? doit-il nous causer la moindre inquiétude ? En aucune manière. Vienne le moment du danger, vienne le moment où l'on fera un appel aux services de l'armée et je suis convaincu, comme vous le serez tous avec moi, que tous les officiers feraient parfaitement leur devoir et que les prétendus mécontents se conduiraient avec autant de bravoure, avec autant de patriotisme que les autres. Ce sont là, messieurs, des mécontentements passagers, des mécontentements naturels, des mécontentements que j'excuse. J'ai vu, à toutes les époques, des officiers mécontents, j'en ai entendu un grand nombre et je n'oserais pas vous dire que j'ai toujours trouvé leur mécontentement mal fondé. Croyez-vous qu'il existe une administration dans laquelle il n'y ait pas de mécontents ? Demandez donc à l'administration des douanes et des contributions si, chaque fois qu'il y a une promotion un peu considérable de contrôleurs, d'inspecteurs, de receveurs, demandez un peu s'il n'y a pas de mécontents ?

Il y en a autant que dans l'armée. On ne vient cependant jamais nous dire ici que l'administration des contributions est mécontente et que si l'on ne change pas de manière d'agir à son égard, l'administration sera désorganisée.

Messieurs, vous pourriez dire cela, après une promotion un peu importante, vous pourriez le dire de l'administration des contributions, comme vous le dites de l'armée et vous diriez tout aussi vrai. On me dit autour de moi, et on a raison, on me dit : Quand le Roi décerne des croix à quelques officiers, croyez-vous qu'il ne fasse pas de mécontents ? Mais s'il décore vingt officiers, il y en a deux cents qui trouvent qu'ils avaient autant de titres à être décorés que les vingt qui l'ont été. Ils éprouvent un mécontentement passager ; ils le font connaître à leurs amis, ils le font connaître aux représentants du pays et ils sont parfaitement dans leur droit ; mais, ce que je regrette, c'est qu'on vienne porter ces plaintes, toutes momentanées, dans cette Chambre et que de ce que quelques officiers se plaignent, on tire cette conséquence que toute l'armée est mécontente, qu'elle est à la veille d'être désorganisée.

C'est une exagération très grande, et cette exagération, je dois le dire, pourrait avoir des suites fâcheuses, car, en tenant un langage pareil ici, on pousse au mécontentement, on pousse à la désorganisation, on pousse au manque d'égards et de respect envers les chefs, et c'est là une chose très fâcheuse.

Messieurs, deux mots encore. Qu'avons-nous à faire aujourd'hui ?

Evidemment ceux qui croient que le ministère de la guerre est mal dirigé, qu'il règne au ministère de la guerre un esprit de coterie, un esprit de favoritisme, ceux qui croient qu'il n'y a dans ce ministère qu'injustice et abus, voulussent-ils même approuver le chiffre du budget de la guerre, doivent voter contre ce chiffre. Je ferais de même à leur place, mais je crois que c'est le petit nombre des membres de la Chambre.

Et, quant aux autres, je pense qu'ils peuvent sans danger émettre aujourd'hui un vote affirmatif.

La section centrale nous propose une espèce d'atermoiement, une espèce de conciliation.

Le gouvernement nous dit : L'organisation de notre défense est (page 331) changée. D'ici a l'année prochaine je présenterai un rapport motivé, dans lequel je comparerai notre ancien état de défense et l'état de défense actuel. J'indiquerai à la Chambre les modifications qui doivent être introduites dans l'armée à la suite de ces changements.

La section centrale répond à cela : Soit ; nous attendrons le rapport ; nous ne voulons pas discuter aujourd'hui à fond, ni l'organisation de l'armée, ni le budget de la guerre, et, pour cette année, nous voterons le chiffre demandé.

Je dis que dans cet état de choses ceux qui ont toujours voté le chiffre de 33 ou 34 millions peuvent le voter encore et que ceux qui ont voté contre ou qui se sont abstenus les années précédentes, pourraient voter, sans être inconséquents, le budget qui nous est présenté aujourd'hui parce que c'est un budget transitoire et que ce vote ne compromettra en aucune manière celui qu'ils auront à émettre dans l'avenir.

- Plusieurs membres. - A demain.

- La séance est levée à 4 3/4 heures.