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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 16 juin 1864

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1863-1864)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 545) M. Thienpont procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Florisone donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont communique l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Des poissonniers de Bruxelles et des faubourgs demandent l'abolition des droits d'entrée sur les huîtres et les homards. »

- Renvoi à la commission permanente d'industrie.


« Les membres de l'administration communale de Modave prient la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer de Bruxelles à Mayence. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur les pétitions relatives au même objet.


« Des habitants de Bruxelles demandent la révision de l'article 47 de la Constitution. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Bruxelles demandent la révision des articles 47 et 53 de la Constitution. »

« Même demande d'habitants de Seraing. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Molenbeek-Saint-Jean prient la Chambre d'autoriser la concession des chemins de fer secondaires dans la province de Brabant, projetés par l'ingénieur Splingard. »

« Même demande d habitants de Schaerbeek et d'Overyssche. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur les pétitions relatives au même objet.


« Des habitants de Jemeppe-sur-Sambre prient la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer de Gembloux à la Meuse vers Dinant avec prolongement jusqu'à Rochefort. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur une pétition relative au même objet.


« Des habitants de Frasnes-lez-Gosselies prient la Chambre d'accorder aux sieurs de Haulleville et Wergifosse la concession d'un chemin de fer d'Anvers à Saint-Vith. »

« Même demande d'habitants de Leerbeek. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des ouvriers demandent que les dispositions du nouveau Code pénal relatives aux coalitions soient rendues obligatoires. »

- Même renvoi.


« M. le ministre de l'intérieur transmet à la Chambre 118 exemplaires des tomes I et III de l'exposé de la situation administrative du royaume pour la période décennale de 1851 à 1860. »

- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.

Projet de loi allouant un crédit d’un million de francs au budget du ministère de l’intérieur pour construction et ameublement d’écoles

Rapport de la section centrale

M. de Kerchoveµ. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi allouant un quatrième crédit d'un million de francs pour construction et ameublement de maisons d'école.

-Ce rapport sera imprimé et distribué.

M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Le projet de loi sur lequel il vient d'être fait rapport a un caractère d'urgence bien marqué. Je prierai la Chambre de vouloir bien en fixer la discussion immédiatement après celle qui se poursuit sur la crise ministérielle et avant les budgets.

- Cette proposition es1 adoptée.

Motion d’ordre relative à la rédaction des Annales parlementaires

M. de Naeyer. - J'ai, messieurs, à demander la rectification de quelques interruptions qui m'ont été attribuées dans le compte rendu de la séance du 14 juin.

Je crois avoir prouvé, entre autres choses, que les recettes abandonnées par le trésor au fonds communal ne s'élevaient pas à quatre millions. Ce point a été contesté par M. le ministre des finances et, à ce propos, on m'attribue l'interruption suivante :

« M. de Naeyer. - Il s'agit de la différence du tantième résultant de l'augmentation de droit que vous demandez pour le trésor. »

Cette phrase n'a pas de sens. Voici la pensée que j'ai exprimée : Mon calcul est basé sur la différence entre le tantième perçu par le trésor du chef de l'augmentation de droits et le tantième abandonné au fonds communal. Voir les Annales parlementaires, page 531, première colonne.

A la page suivante, première colonne, on m'attribue encore une interruption qui exprime mal ma pensée. M. le ministre des finances disait que nos dépenses qu'on peut prévoir dès maintenant pouvaient s'élever à. un chiffre de 50, 60 et peut-être 80 millions. Là-dessus on me fait dire : « Non ! non ! » Cette dénégation ne s'appliquait pas au chiffre, mais à quelques dépenses énumérées par M. le ministre des finances, et je disais non ! non ! parce que parmi ces dépenses il en est que je considère comme des avances qui devront rentrer au trésor soit par voie de remboursement, soit de toute autre manière.

Enfin, messieurs, car j'ai été bien malheureux ce jour-là, il y a une troisième interruption également inexacte à la page 533 des Annales, deuxième colonne.

M. le ministre disait que j'avais annoncé l'intention de ne pas réduire pour le moment les dépenses de l'instruction. Là dessus on me fait dire :

« M. de Naeyer. - Je ne veux pas les réduire ; j'ai dit que je m'élevais contre la progression constante et permanente de ces dépenses ; mais n’ayez pas égard, je vous prie, à ce que j'ai pu répondre à une interruption. »

Ce dernier membre de phrase doit nécessairement être supprimé, car il en résulterait que j'aurais rétracté une opinion exprimée précédemment et que, par conséquent, je considérerais le budget de l'instruction comme étant en quelque sorte invariable, tandis que mon opinion était celle-ci : C'est que le budget de l'instruction pourrait être également réduit si la liberté de l'enseignement, dans ses différentes manifestations, parvenait à pourvoir d'une manière plus large et plus complète aux besoins de l'instruction.

MpVµ. - Les explications données par M. de Naeyer, reproduites par les Annales, serviront de rectification des erreurs qu'il signale.

Discussion générale sur la crise ministérielle

(page 579) M. Schollaert. - Messieurs, je crois avoir prouvé hier que les doctrines inconstitutionnelles que M. le ministre des finances attribue aux jésuites ne sont pas les doctrines de cet ordre, au moins de la partie de l’ordre qui doit nous préoccuper.

Les jésuites belges, pour la plupart nés comme nous sur le sol belge, ont protesté avec éclat contre les doctrines absolutistes qu'on leur prête depuis quelque temps, dans le but de les compromettre.

Je veux aujourd'hui tâcher d'établir que l'influence politique qui leur est attribuée n'est pas plus réelle. Certes, messieurs, un ordre illustre comme la Compagnie de Jésus, dont le nom est écrit depuis trois siècles à presque toutes les pages de l'histoire, qui possède dans son sein des savants considérables, des théologiens éminents ; un tel ordre doit exercer sur la société et dans l'Eglise une influence considérable et légitime.

Mais ce n'est pas de cette influence purement morale qu'il est surtout question ici. Pour démontrer la puissance de cette milice qui ne désespère jamais de rien, l’honorable ministre des finances s'est appuyé sur deux faits principaux. J'aime beaucoup, surtout dans des discussions de ce genre, à m'attarder aux faits, parce que, quand on les prend corps à corps, et qu'on parvient à les renverser, tout est détruit.

M. le ministre donc s'est appuyé sur deux faits.

Voyez, a-t-il dit, la puissance des jésuites ! Ils ont voulu s'emparer de l'université de Louvain et, malgré l'influence qu'exerçait dans le pays ce grand établissement scientifique, malgré la sympathie naturelle des évêques, malgré l'appui que lui prêtent les membres les plus considérés de la droite et enfin, malgré le concours de presque tous les fidèles, les jésuites sont parvenus à faire condamner ses doctrines philosophiques ! Entendez-vous, messieurs ? Ils ont fait condamner la philosophie de l'université catholique de Louvain.

Ce n'est pas tout. A en croire l'honorable ministre des finances, les jésuites sont maîtres de presque tous les sièges épiscopaux, ce qui veut dire sans doute qu'ils exercent sur la plupart des évêques une influence imposée ou acceptée, mais toute-puissante.

Examinons ces faits.

Les jésuites ont voulu s'emparer de l'université de Louvain. J'ignore les tentatives auxquelles ils ont pu se livrer dans ce but ; mais comme il s'agit de prouver leur puissance, je pose ce dilemme : Ou le fait est exact ou il ne l'est pas ; si le fait est exact, les jésuites ont échoué dans leur entreprise et ce n'est pas leur pouvoir que prouverait cet échec, mais bien plutôt leur faiblesse. Ou le fait est inexact, et les jésuites n'ont pas essayé de s'approprier l'université de Louvain, et, dans ce cas, l'argument s'évanouit comme un vain et impuissant fantôme.

Il n'y a pas à sortir de là ! Voyons si l'honorable ministre des finances est plus heureux en affirmant que les jésuites ont fait condamner à Rome la doctrine de l'université catholique ! La question du traditionalisme, car il ne peut s'agir que d'elle, semble beaucoup préoccuper M. le ministre des finances. Il en a parlé deux fois depuis que j'ai l'honneur de siéger à la Chambre ; malgré cela, je suis surpris de la rencontrer dans cette affaire, avec laquelle elle n'a absolument rien de commun. Vous allez en juger.

La question du traditionalisme, à laquelle je déclare, pour ce qui me concerne, comprendre fort peu, est une pure question métaphysique, qui peut présenter un haut intérêt dans l'école, mais qui n'en présente absolument aucun pour les hommes positifs dont se compose la Chambre. Je veux pourtant vous conter son histoire ; car il y a ici, comme tout à l'heure, un fantôme à chasser !

L'honorable ministre des finances me répondra, si je suis inexact.

Les psychologues se demandent si la raison de l'homme dans sa condition actuelle se développe d'elle-même, de manière à parvenir, sans le secours de l'enseignement social, à la connaissance distincte de Dieu et de la loi morale.

Je vous demande pardon, messieurs, de poser ici une pareille question, mais puisqu'on soutient que les jésuites ont fait condamner les doctrines de Louvain et que le pays pourrait très bien se méprendre sur la nature de ces doctrines, je dois indispensablement m'expliquer sur ce point.

MfFOµ. - Ce n'est pas la question.

M. Schollaert. - C'est la question. C'est absolument dans ces termes qu'elle a été posée.

MfFOµ. - Pas ici.

M. Schollaert. - Il est vrai que la question n'a pas été posée en ces termes à la Chambre, mais elle y a été soulevée.

Je veux m'expliquer, non pas longuement, non pas de manière à vous faire admettre mon opinion (je ne sais pas si j'ai une opinion bien formée sur le point en discussion) mais uniquement pour que le public ne puisse pas se méprendre sur la portée da l'argument de l'honorable ministre des finances.

Eh bien, messieurs, les professeurs da Louvain pensent que la raison humaine dans les conditions actuelles de sa nature ne pourrait pas atteindre au développement dont il s'agit, sans y être aidés par une raison extérieure et déjà développée. En d'autres termes ils croient l'enseignement nécessaire au développement de la vie de l'intelligence, comme l'air est nécessaire au développement de la vie dans les plantes !

Cette opinion parut alarmer, il y a quelques années, la foi religieuse d'un étranger célèbre, qui se trouvait à Bruxelles, en relations assez suivies avec Mgr Fornari, alors nonce apostolique dans notre pays. Cet étranger, dont je vous dirai le nom tout à l'heure, interprétant mal la pensée des professeurs de Louvain, accusa ceux-ci de ruiner la raison humaine et par là de compromettre la foi elle-même qui suppose la raison et s'appuie sur elle...

M. Bouvierµ. - C'est de la théologie cela.

M. Schollaert. - Mgr Fornari soumit la question à un savant jésuite, et enfin le Saint-Siège fut consulté. Et maintenant, messieurs, il est temps de vous faire connaître le vrai dénonciateur de l'université catholique. N'allez pas croire que c'était un jésuite, un membre de cette illustre et redoutable compagnie qui va nous enlever notre Constitution !

Non, l'accusateur de l'université de Louvain était un des adversaires les plus implacables des jésuites ; c'était l'auteur d'Il Gesuita moderno, un philosophe illustre, d'ailleurs : le fameux Gioberti !

M. Bouvierµ. - Qu'est-ce que cela nous fait ?

M. Schollaert. - Encore une fois, je ne me serais certainement jamais permis de parier d'une pareille question, si d'autres ne l'avaient soulevée ; personne ne verrait avec plus de regret que moi la Chambre se transformer en concile. Je continue.

Il est vrai que les jésuites se montrèrent, en général, peu favorables aux doctrines de Louvain, mais il est totalement faux qu'ils firent condamner l'université. Par un bref daté du 19 décembre 1861, le saint-père déclara qu'il n'appartient à personne, à personne hormis le pape, de décider cette question d'orthodoxie et qu'on devait désormais s'abstenir de toute discussion propre à blesser la charité. L'opinion des professeurs de Louvain resta donc libre. Il y a plus : le pape défendait de la traiter d'hétérodoxes. Ce n'est pas tout. Un journal, et un journal que je respecté, dont j'aime généralement l'esprit et dont très souvent vous aimez l'esprit aussi, un journal catholique toutefois, mais qui a toujours défendu la liberté avec tant de prudence et de conviction qu'il trouve des sympathies même dans vos rangs, ce journal osa encore, malgré le bref du 1er juin 1861, attaquer, comme dangereuse, l'opinion des professeurs de Louvain ; mais dès le 16 juin 1862, le pape écrivit au cardinal archevêque de Malines une lettre officielle où il réprimanda vigoureusement le journal, lui reprocha d'être sorti de la modération, et il finit par décerner aux professeurs de Louvain et à l'université catholique les plus grands et les plus paternels éloges.

Voilà, en termes précis, l'histoire de l'université de Louvain et de sa prétendue condamnation ; voilà l'histoire que l'on a voulu introduire sous un autre jour dans un discours magnifique et très habile, pour faire croire au pays que nous sommes, à Louvain, sous puissance de jésuite et que notre entrée aux affaires serait un danger pour le pays !

Les documents, car enfin je désire traiter ces choses pièces en mains, les documents qui concernent l'affaire du traditionalisme se trouvent réunis dans les annales du congrès de Malines et dans le volume de 1862 de la Revue catholique de Louvain.

Le second fait qui, d'après mon honorable adversaire, doit prouver l'influence des jésuites, c'est la possession morale qu'ils ont de la plupart des sièges épiscopaux.

Il n'y a pas dans le monde catholique un jésuite évêque, la règle de l'ordre s'y oppose ; mais l'honorable ministre a voulu dire sans doute que l'influence des jésuites domine la plupart des sièges épiscopaux. Soit.

Mais cette influence, existe-elle ? Non ! Si elle existe, elle doit se montrer dans la conduite des évêques ! Il n'y a que ce moyen de la prouver. Il y a plus, comme il est convenu que nous sommes les représentants de l'épiscopat, il faut aussi qu'elle se traduise dans nos actes. Cela me semble clair !

Or, messieurs, chose singulière et que je recommande à votre attention, cet ordre puissant, qui rêve, à ce que l'on assure, le renversement de l'esprit moderne et dont nous ne serions, la plupart des évêques et nous, que des instruments dociles et modestes, n'est pas parvenu à avoir dans cette Chambre un seul représentant de ses prétendues doctrines politiques.

(page 580) Pas un seul, entendez-vous ! L'honorable ministre des finances a eu la loyauté de le reconnaître !

II a reconnu de la manière la plus formelle que nous avons tous ici des sentiments constitutionnels ; et il n'a voulu prêter à aucun de nous l'intention exécrable de violer ou de révoquer le serment qui nous lie à la Constitution par un lien religieux et sacré !

Oh ! vous n'expliquerez jamais cela ! Si les jésuites, je parle des jésuites, professent des doctrines absolutistes, ont tant d'influence sur les évêques et sur nous, comment les évêques dont nous sommes les serviteurs et les mandataires, n'ont-ils pas un seul homme auquel vous osiez attribuer, auquel votre loyauté puisse attribuer les doctrines que l'on reproche à la Civilta

M. Bouvierµ. - Cela viendra.

M. Schollaert. - Permettez-moi, messieurs de m'arrêter un moment à cette idée émise par un honorable membre, que les membres de la droite, les députés d'Anvers exceptés, sont purement et simplement les représentants des évêques ! Sans le concours du clergé, nous dit-on, sans son action exagérée, pas un de vous ne se trouverait ici ; vous êtes donc et l'on peut en toute justice vous appeler non pas le parti conservateur non pas même le parti catholique mais le parti clérical.

Pour ce qui me concerne personnellement, je suis peu sensible aux qualifications qu'un adversaire politique se plaît à donner à mon mandat. Je serai clérical si l'on veut, et après cela, comme l'honorable M. Bara, comme tous les honorables membres de cette Chambre, je tâcherai de servir mon pays dans l'étroite mesure de mes forces ! Si, ce qu'à Dieu ne plaise, je me trompais dans mes appréhensions ou dans mes tendances, je suis sûr du moins de trouver dans ma bonne foi, dans mon sincère désir de faire le bien une excuse et une consolation ! Ce sentiment, qui ne m'est pas personnel, mais dont vous êtes tous animés, ne devrait-il pas nous engager à avoir les uns pour les autres sinon du respect, au moins une grande déférence ?

Pensez-vous, d'autre part, qu'il soit de notre intérêt commun et bien entendu. d'établir ici des distinctions qui pourraient atteindre ou diminuer le caractère des grands partis qui divisent la Chambre ? Pour ma part, je ne le crois pas, car voyez !

La droite en ce moment est à peu près aussi forte que la gauche. Nous ne serions pas dans une crise ministérielle si cela n'était point. Eh bien, croyez-vous qu'il soit bien politique, bien national d'affirmer que la moitié des électeurs belges, la moitié du pays légal, la moitié de la nation est purement et simplement esclave des évêques ? Non, cependant la qualification que l'on nous donne, jointe aux commentaires par lesquels on la justifie, contient cette conséquence exorbitante ! Y avez-vous sérieusement pensé ? Vous êtes-vous demandé ce que le corps électoral qui nous a élus, et qui n'a pas conscience de sa servitude pense de l'accusation de vasselage que vous élevez contre lui ? J'attends les prochaines élections pour voir sa réponse à une pareille imputation !

Une autre question que je désire vous soumettre sur ce point est celle-ci : Convient-il, messieurs, dans l'intérêt de notre dignité collective de tailler ou de découper dans la représentation nationale ce que vous me permettrez d'appeler des castes, des clans, toutes sortes de petites coteries, au lieu d'admettre une bonne fois que nous sommes tous ici représentants de la nation et tous les intérêts de la nation ?

Deux grands partis se divisent le pays, et c'est tout simple ; dans tous les pays constitutionnels de telles divisions se produisent inévitablement, il est tout simple encore que les partis puisent dans le caractère qui leur est propre des dénominations honorables et réciproquement admises.

Ce que je ne puis admettre, ce qui me semble inconciliable avec le respect dont nous sommes tenus envers nous-mêmes, c'est qu'un parti prétende imposer à ses adversaires un nom blessant ou dédaigneux.

Les grands corps constitués qui veulent vivre et exercer sur l'opinion publique un ascendant sérieux et durable ne sauraient, à mon avis, se mettre assez en garde contre tout ce qui pourrait les amoindrir aux yeux de la nation !

Or, messieurs, je le répète, nous serions amoindris si le pays au lieu de voir en nous ses représentants et ses législateurs s'habituait à voir dans les uns les représentants des loges, dans les autres les représentants de la sacristie, dans ceux-ci les représentants des citadelles, dans ceux-là les représentants du coton !

Oh ! il y a sous tout cela une pensée que je comprends et qu'un de nos adversaires a exprimé au point de vue d'un sentiment auquel moi-même je rends hommage. L'honorable M. De Fré regrette de voir le clergé se mêler des élections, et ses amis partent de là pour nous infliger une qualification que je considère comme injurieuse.

Je voudrais moi aussi, messieurs, que le clergé ne dût se mêler ni des élections, ni aux élections ; j'ajouterai que le clergé désire plus ardemment que nous de pouvoir se dispenser de cette intervention pénible.

Le clergé que sa véritable vocation appelle à s'occuper des âmes et qui considère cette part comme la meilleure est, je le répète, plus impatient que l'honorable M. De Fré ne pourrait l'être à sa place, de renoncer à l'exercice de son droit électoral !

Vous désirez que le clergé quitte le terrain électoral ? Eh bien, messieurs, cela dépend de vous. Pourquoi, intervient-il dans nos luttes politiques ? Parce que, dans vos journaux, sa charité, sa bienfaisance, son enseignement, toutes ses œuvres et toutes ses tendances, sont attaquées comme suspects ; parce que le prêtre, quand il monte en chaire, sent une main invisible, hostile se poser sur ses lèvres ; parce que, lorsqu'il entre dans une école primaire, il voit la même main qui ne le repousse pas encore, mais qui se lève déjà pour le repousser plus tard ; parce que, quand il entre dans son cimetière...

- Voix à gauche. - Ce n'est pas son cimetière...

M. Schollaert. - Vous savez bien que je ne veux pas traiter, en ce moment, de la propriété des cimetières.... Mais, je répète que lorsque le prêtre entre dans le cimetière affecté à sa communion, il y trouve toujours la même main hostile qui creuse dans le terrain bénit des fosses pour des hommes qui peuvent être très honorables, mais que l'Eglise ne compte pas parmi ses enfants.

Et vous voulez que le clergé ne s'alarme pas, qu'il ne se défende pas, qu'il vous sacrifie ses intérêts les plus chers qu'il abandonne les droits de l'Eglise ! (Interruption.) Je vous prouverai tout à l'heure que c'est un droit de l'Eglise, non pas d'avoir la police des cimetières, non pas d'avoir l'administration des cimetières, mais d'avoir au moins l'usage d'un cimetière ou d'une partie de cimetière approprié exclusivement à la sépulture des fidèles qui meurent dans la foi catholique.

Inspirez à l'Eglise la persuasion qu'au lieu d'être animés d'une hostilité sourde à son égard, vous êtes prêts à l'accepter non comme une alliée, non comme une servante, mais comme une utile coopératrice, montrez que vous êtes décidés à respecter ses droits, ne consacrez plus contre le prêtre d'inqualifiables exceptions, déclarez franchement que l'atmosphère de l'école, de l'école primaire surtout doit être religieuse, et l'Eglise sera satisfaite.

Et pour cette triste question des cimetières, tâchons, messieurs, au lieu de chercher des querelles, de chercher des solutions ! Je suis convaincu qu'avec un peu de patriotisme de part et d'autre nous en trouverions, sans blesser nos sentiments et de façon aussi à contenter vos consciences.

Vous aurez raison en partie dans la question des cimetières...

- Voix à gauche. - Oh ! oh !

M. Schollaert. - Oui, je le reconnais, vous avez en partie raison, Je comprends parfaitement bien que le coin des réprouvés soit une chose qui vous indigne : la dépouille humaine est toujours sacrée, toujours respectable. Il n'est pas de tombe au monde sur laquelle l'ignominie doive ou puisse peser, parce que nul n'a le droit de juger celui qui est entré dans l'éternité, hormis Dieu ! C'est la doctrine de l'Eglise.

- Voix à droite. - Très bien !

M. De Fré. - Sans doute, c'est très bien ; mais ce qui est très mal, c'est que toutes les personnes de votre opinion ne pensent pas comme vous.

- Voix à droite. - Tout le monde ! (Interruption.)

M. Schollaert. - Vous, avez raison encore sur un autre point : la société civile a sur les cimetières d'incontestables droits à exercer, et si mes amis venaient à les combattre, je me rangerais de votre côté pour en revendiquer le maintien.

Ainsi, il est incontestable que la police, l'administration, appartiennent au pouvoir civil. Je sortirais des règles que s'imposent en cette matière tous les peuples civilisés, en niant cela.

Vous avez donc raison, dans la question des cimetières, par un grand et notable côté.

Mais après vous avoir rendu cette justice, voici ce que j'ai à vous objecter.

Qu'est-ce que la liberté des cultes ?

La liberté des cultes, comme l'ont définie de grands publicistes, c'est le droit pour toute religion d'exister, de se produire à l'extérieur et de s'y conformer, sous la protection de l'Etat, à ses dogmes, à ses lois, à ses canons, à ses rites et à ses pratiques.

Ainsi la liberté des cultes est pour nous le droit, non seulement de professer le symbole catholique, mais d'avoir une église, un temple pour y célébrer les mystères catholiques, C'est, en outre, le droit (page 581) d'administrer à l'extérieur et sans entraves les sacrements de notre Eglise et de faire toutes les autres cérémonies qu'elle sanctifie, adopte ou consacre. Voilà la liberté du culte, comme elle est compris : par Guizot, par Benjamin Constant, par tous les publicistes qui l'ont sérieusement étudiée.

Or, les funérailles, l'administration religieuse du cimetière, le droit de n'y admettre que les fidèles morts dans la communion de l'Eglise entrent comme un élément considérable dans la substance même du culte extérieur.

Van Espen, dont vous ne récuserez pas l'autorité en cette matière, fait entrer, si ma mémoire est fidèle, dans la constitution extérieure du culte trois éléments : la disposition d'une église où le culte se célèbre ; la faculté d'administrer les sacrements au dehors et le cimetière, qui est en quelque sorte une dépendance de l'Eglise, spécialement destinée aux fidèles défunts.

Si donc vous voulez, et vous devez vouloir, la pleine liberté du culte catholique, il ne faut pas nous concéder un coin des réprouvés, ni un droit quelconque d'injurier ou d'outrager des cadavres, ce serait odieux. Je ne le demande pas, mais la liberté vous oblige de ménager à l'Eglise la faculté d'avoir des cimetières exclusivement réservés aux personnes qui meurent dans sa communion, des cimetières où les catholiques puissent recevoir ses bénédictions et reposer dans la terre qu'elle bénit.

MfFOµ. - Et où seront placés les catholiques excommuniés, les catholiques repoussés par le ministre de leur cuite ?

M. Schollaert. - Quoi de plus simple que de continuer l'œuvre de la loi de prairial ?

Cette loi, messieurs, abandonne à chaque culte un compartiment particulier du cimetière.

Qu'on laisse un compartiment spécial pour les personnes mortes hors de toute communion religieuse, et la difficulté sera vaincue.

Ceux qui ont repoussé la religion de leur vivant et confié leurs destinées aux promesses de la philosophie humaine ne pourront pas s'en offenser ; pourvu qu'ils soient respectueusement inhumés dans une place convenable. Pour ma part je ne désire pas seulement l'accomplissement de cette condition : je la réclame ! Qu'on élève des mausolée sur la tombe du libre penseur, qu'on y grave des inscriptions et des emblèmes, qu'on l'entoure, en un mot, de tout le respect possible. Rien de mieux. La seule chose que j'ambitionne pour mon religieux pays, c'est que le prêtre ne soit plus troublé dans ces lieux de repos, où la présence et le respect de la religion peuvent seuls entretenir dans les masses la foi à l'immortalité !...

Vous demandez, messieurs, pourquoi le clergé intervient dans les élections ? Je viens de vous le dire. Le clergé veille aux droits de l'Eglise, il se sent suspect, attaqué, il voit qu'on calomnie partout les œuvres catholiques ; qu'on ne les comprend pas ou qu'on les comprend mal, et il use pour leur défense de son droit de citoyen. Je ne veux pas insister sur la guerre incessante qui est livrée aux œuvres catholiques, dans la presse, cet océan houleux, où l'esprit se perd et s'égare, mais je ne puis passer sous silence les attaques que ces œuvres subissent ici à la Chambre. Et pour être bref, n'a-t-on pas fait à l'honorable M. Soenens, en termes presque dérisoires, un grief d'avoir recueilli à Bruges le denier de Saint-Pierre, et de l'avoir finalement porté au père commun de tous les fidèles ?

Eh bien, messieurs, je paye et défends, moi aussi, le denier de Saint-Pierre, ce saint et volontaire impôt de la foi ! Mais que sommes-nous donc pour qu'on puisse s'étonner d'une chose aussi simple ? Nous sommes une société, la plus grande société spirituelle qui soit dans le monde.

Pour nous, le chef suprême de cette société est en ce moment la plus haute et la plus touchante personnification de la justice persécutée. Nous voyons le pape dans la détresse, privé de ses principales ressources, incapable de suffire aux besoins de l'administration de l'Eglise universelle. Il nous tend la main ; il nous demande l'aumône ? Oh non ! des enfants ne peuvent faire l'aumône à leur père ! mais un pieux et libre tribut ! Et lorsque nous lui apportons notre offrande, cet acte si simple, si naturel est tourné contre nous-et nous est jeté comme un grief au visage !

Mais, messieurs, si nous agissions autrement, si nous repoussions la main tendue du saint père, que penseriez-vous de notre foi, de notre courage et de notre amour ?

Autre point. Il y a quelques années un illustre évêque de France dont le père Lacordaire a fait depuis l'éloge funèbre, monseigneur de Forbin-Janson, conçut une idée aussi humaine que magnifique. Il pensa qu'il serait bon d'habituer dès l'âge le plus tendre les petits enfants à la charité, de leur inculquer, dès l'aurore même de la vie, la pratique et le goût de la plus sublime vertu du christianisme !

Il connaissait la Chine, ses vies et ses besoins. Il savait que beaucoup d'enfants y sont traités avec une rigueur toute païenne. Il prit en pitié ces pauvres créatures, tantôt abandonnées par leurs parents, tantôt livrées à la prostitution, tantôt même exposées à la mort, et pour venir à leur secours, son âme aussi ingénieuse que belle conçut la pensée de faire des petits enfants européens les rédempteurs et les protecteurs des petits Chinois. (Interruption.)

On a ri de cela ; cependant l'œuvre s'est étendue ; elle a été imitée en pays protestant, en Angleterre et y a provoqué la création d'une société de jeunes missionnaires anglais...

Eh bien, je dis que rire de cette œuvre, c'est rire de ce qu'il y a de plus noble dans le cœur humain ! Que nous font, dites-vous, les petits Chinois ? Evidemment, il ne nous empêchent ni de boire, ni de manger, ni de veiller, ni de dormir : nous pouvons nous passer d'eux, mais l'Eglise, que je défendrai jusqu'à mon dernier souffle, a le cœur plus grand que nous ; elle a besoin de toutes les âmes ; et c'est pour cela qu'elle embrasse jusqu'à ces pauvres enfants qui souffrent à six mille lieues de nous !

Oh ! messieurs, il est bien heureux que l'Eglise pense et aime ainsi. Si, il y a dix-huit siècles, quelques hommes chargés de répandre l'Evangile dans le monde avaient tenu notre langage, s'ils avaient dit : « Que nous font à nous les barbares qui grouillent dans les marais de la Germanie et dans les bois de la Gaule ? » nous pourrions fort bien, à l'heure qu'il est, n'être pas civilisés.

Oui, messieurs, si faire des sacrifices pour de pareilles œuvres, c'est être coupable et criminel, nous sommes criminels, coupables, et pour emprunter un tour éloquent à l'honorable ministre des finances, j'ajouterai que nous ne sommes pas assez coupables, pas assez criminels ! Quand je considère le peu qu'on fait aujourd'hui pour la dignité spirituelle et morale de l'homme, et que je compare nos faibles efforts à l'immensité des besoins qui se déclarent partout, je me dis que le jour n'est pas loin où tous les esprits éclairés applaudiront avec moi à des profusions autrement abondantes.

Et déjà, quand je regarde l'Angleterre et ce qui se fait dans ce noble pays, dans un but de moralisation, d'éducation religieuse, je me sens pris d'un sentiment de jalousie. L'Angleterre est la grande aumônière du monde !

Les sociétés charitables qui s'y réunissent chaque année, au mois de mai, à Exeter-Hall, dans des réunions connues sous le nom de May-meetings, pour régler leurs budgets, en sont la preuve. Ces sociétés présentent la plus grande et la plus touchante variété ; parmi elles on rencontre, par exemple, des associations pour évangéliser les juifs ; d'autres pour entretenir des missionnaires, et d'autres encore pour l'instruction des jeunes Indous.

Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir le chiffre auquel s'est élevé ce budget en 1862 ? A plus de vingt-cinq millions de francs !

Personne en Angleterre ne critique ces œuvres, et pour ceux qui les font au grand jour, elles sont un titre de gloire.

Parmi les dames patronnesses d'une de ces associations chrétiennes, j'ai trouvé deux noms qui ne vous sont pas inconnus, et que je veux citer, celui de la duchesse de Sutherland et celui de lady Palmerston.

Je passe au discours de M. Orts, à qui je dois aussi un mot de réponse. Pour faire cette réponse avec clarté, il est nécessaire que je vous rappelle en peu de mots la subtile argumentation que cet honorable membre nous a présentée.

Il a pris les choses de haut, il nous a dit : Depuis des siècles l'Etat et l'Eglise ne faisaient qu'un. L'Eglise avait assisté à l'agonie des anciens peuples, elle s'était trouvée assise au berceau des peuples nouveaux et s'était maternellement chargée de leur tutelle ; cette tutelle avait produit les meilleurs fruits.

L'Eglise, a dit M. Orts, marchait alors en tête du progrès, je remercie l'honorable membre de l'avoir reconnu ; pour accomplir son œuvre, elle s'était chargée de tous les grands services sociaux. L'Eglise était hospitalière, et toutes les institutions de bienfaisance émanaient d'elle ; l'Eglise était enseignante, elle distribuait la lumière, et toutes les écoles lui appartenaient ; elle avait besoin d'une grande possession territoriale, et la trouvait chez les ordres religieux dans l'établissement de la mainmorte.

Telle était la situation depuis plusieurs siècles ; mais, ajoute l'honorable M. Orts, les peuples ne sont pas toujours mineurs, nulle tutelle n'est éternelle ; un jour l'heure de l'émancipation vint à sonner pour l'Europe, c'était en 1789 ; ce jour-là le mineur se sépara de son ancienne tutrice. (page 582) Permettez-moi d'ajouter que la séparation ne fut pas amiable ; elle eut lieu dans une tempête, et fut accompagnée d'une pluie de sang. L'Etat hérita alors des anciennes attributions de l'Eglise ; on sécularisa l'enseignement et la charité, on abolit les ordres religieux et la mainmorte.

Maïs à peine l'orage fut-il passé, que l'Eglise, qui est douée d'une indomptable énergie, et d'une fécondité inépuisable, voulut ressaisir ce qu'elle avait perdu, et semblable à l'araignée dont la pluie a dissipé ou déchiré la toile, se mit à refaire sa trame.

Je cite la comparaison de l'honorable M. Orts. Elle me plaît beaucoup, mais je ne comprends pas comment on ait pu prétendre que le jour où l'Eglise parviendrait à rétablir son ancienne influence, sous le régime nouveau, et par la liberté, c'en serait fait de la liberté.

J'ai été douloureusement surpris d'entendre l'honorable membre insinuer que si par la liberté, qui n'est en définitive que l'expression du bon droit et de la justice, l'Eglise reprenait son ancienne autorité, ce serait un mal.

Mais quel mal, y a-t-il au point de vue libéral, à ce qu'une idée quelconque, philosophie ou religion, triomphe par la persuasion ou par l'amour ? Si l'Eglise doit remporter la victoire dans le combat intellectuel qui se livre aujourd'hui, de quel droit condamnez-vous d'avance un triomphe qu'elle devra à la liberté ?

Au fond l'honorable M. Orts refuse d'admettre que l'Eglise puisse légitimement reconquérir sou antique influence. Il y voit un mal et veut empêcher ce mal à toute force. Selon lui, on ne lutte pas à armes égales avec l'Eglise sur le terrain de la liberté.

L'Etat doit être le contre-poids de l'Eglise ! En vérité ? Nous ne sommes donc sortis de la tutelle de l'Eglise que pour tomber sous celle de l'Etat ! Oh ! je vous comprends.

L'Etat doit servir de contre-poids à l'influence spirituelle de l'Eglise, tout le système est là. Mais si l'Etat doit tenir l'Eglise en échec, si vous en faites un contre-poids de l'Eglise, cet Etat fort que vous voulez organiser sera donc nécessairement hostile à l'Eglise ; et les adversaires de l'Eglise pourront seuls en prendre utilement la direction. Des catholiques même libéraux, mais dévoués à l'Eglise, ne sauraient gouverner sans danger pour le pays !

Par un chemin autre que celui qu'a suivi l'honorable M. Frère, M. Orts arrive à la même conclusion ; à l'aide de certaines spéculations historiques habilement déduites et savamment accommodées à sa thèse, lui aussi parvient à conclure que le lien religieux et la solidarité morale qui lie les catholiques à l'Eglise est une cause suffisante pour appréhender, comme un péril, leur présence au pouvoir.

Eh bien, je proteste ; je n'accepte pas, pour ma part, une pareille situation.

Je ne veux pas être frappé d'impuissance politique. Nous sommes égaux sur le sol belge, je trouverais souverainement injuste qu'on fit valoir les forces de l'Etat contre les efforts de la liberté, n'importe dans quel ordre d'intérêts. Je ne veux pas d'un Etat-contre-poids. L'Etat contre-poids ne peut être, je le répète, qu'un Etat hostile à l'Eglise, dirigé par des mains systématiquement contraires à l'Eglise ; un Etat nécessairement gouverné par des libres penseurs ou par des rationalistes !

Je dis cela sans la moindre intention injurieuse pour aucune opinion ! Mais de nouveau je proteste et je n'accepte pas.

Nous sommes sortis de la tutelle, dit l'honorable M. Orts, l'heure de la majorité a sonné. Fort bien : je veux l'admettre. Je préfère, dans le fond de mon âme, le régime nouveau au régime ancien qui me semble peu regrettable. Mais qu'on ne l'oublie pas, sortir de tutelle, c'est entrer dans la liberté !

La révolution française serait, pour tous ceux qui ont gardé leurs croyances chrétiennes, une amère et étrange mystification, si leur émancipation ne devait consister que dans la substitution de la tutelle rationaliste de l'Etat à la sainte tutelle du christianisme !

Nous ne voulons à aucun prix être soumis, en politique, à une tutelle quelconque, mais pour tout vous dire, s'il fallait en accepter une, ce n'est pas la vôtre que je subirais.

Voulez-vous la raison de ma préférence ? C'est qu'en somme la tutelle de l'Etat est une tutelle naturellement ondoyante et variable. L'Etat est un Protée ; il est représenté aujourd'hui par MM. Frère et Rogier ; il sera représenté demain par leurs adversaires politiques ; et peut-être, dans un temps donné, il le sera par des hommes ayant des opinions beaucoup moins respectables que celles qui se partagent cette assemblée.

En somme, messieurs, qu'ont donc voulu nos honorables adversaires dans le cours de cette longue discussion ? Evidemment, ils ont voulu effrayer le pays en évoquant de nouveau le spectre noir qui de temps en temps sort des coulisses du théâtre lorsqu'on sent le besoin de remuer les masses par d'autres moyens que des arguments.

Ce n'est pas la première fois qu'une pareille manœuvre a lieu en Belgique, et nous y sommes habitués, Dieu merci ! de longue main. Dès 1832, les mêmes tentatives étaient faites, et savez-vous ce que répondait alors à ces clameurs intéressées un homme considérable que nous estimons tous et que vous aimez particulièrement ? Ecoutez :

« Je ne nie pas l'influence du catholicisme dans notre révolution.... mais combien de catholiques figuraient au gouvernement provisoire ? Un seul. Combien dans les divers ministères qui se succédèrent ? Pas un seul. Singulière influence du catholicisme, étranges envahissements du clergé qui, ayant à choisir entre un régent libéral et un régent catholique, donne la préférence au régent libéral ; qui plus tard se choisit un roi protestant ; qui, dans le Congrès, où il est certain que les catholiques étaient en majorité, abolit les dimanches et les jours de fêtes, et ne veut ni de cette religion d'Etat, ni de cette religion de la majorité, dont la France de juillet fit encore un axiome de sa charte régénérée ! L'influence du clergé, dit-on, envahit tout. Mais si du trône nous descendons à tous les pouvoirs publics, je demanderai dans quel cercle de fonctions se manifestent ces envahissements ?... Est-ce parmi les administrateurs généraux ? Voyez les noms qui figurent aux finances, aux prisons, à l'instruction publique, à la sûreté publique. Est-ce dans les gouvernements de provinces ? Voyez Liège, Mons, le Limbourg, le Luxembourg, Anvers, la Flandre occidentale et d'autres encore. Est-ce dans les commissariats de districts ? Faites, je vous prie, le même calcul et voyez sans sortir de cette Chambre. Est-ce dans les parquets que domine le parti prêtre ? Est-ce dans les cours ? Qu'à plus forte raison, peut-être, il pourrait adresser le reproche contraire au parti libéral ! Serait-ce par hasard dans l'armée ? Eh ! combien de chefs comptons-nous portant de la même main le cierge et l'épée ? Quoi ! nous croupissons honteusement courbés sous la férule du clergé, et tout ce qui paraît d'écrits libéraux en France est lu et réimprimé avec avidité en Belgique. Le jésuitisme envahit tout ; et des huit ou dix journaux qui partent de cette capitale, pas un seul ne représente même l'opinion catholique unioniste et n'a mission de la défendre. Quant à moi, qui ai encore quelque foi dans l'avenir et dans les promesses de l'esprit humain, je ne suis pas atteint de ces craintes contre les influences malignes de la religion et du clergé. Il y a déjà plusieurs années que je professe cette opinion et je ne vois pas qu'aucun fait soit venu me démontrer qu'elle était une erreur. A la vérité j'entends bien des assertions, des hypothèses ; maïs des preuves, ou elles n'existent pas, ou on ne se donne pas la peine de les montrer, » (Moniteur du 10 mars 1832.)

Et maintenant voulez-vous savoir de qui émane cette éloquente et chaleureuse protestation ? Elle émane d'un homme, que, je le répète, nous estimons tous et qui est certes, par ses antécédents, une des gloires de la Belgique, de l'honorable ministre des affaires étrangères...

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Oui, j'écrivais cela en 1832. Mais voyez ce que dès 1840 vous avez dit, ce que vous avez fait contre cet homme. Rappelez-vous comment on m'a traité en 1840, malgré ce langage-là. Je n'ai pas changé, moi.

M. Schollaert. - Les catholiques, non pas uniquement dans un intérêt belge, mais dans l'intérêt de l'Eglise universelle, faisant usage d'une liberté qui ne leur est point contestée, se sont réunis naguère dans un grand congrès dont le nom a retenti souvent dans cette enceinte, le congrès de Malines. C'est là qu'on aurait formulé, d'après l'honorable M. Orts, le programme des idées qui doivent rendre dangereux au pouvoir même ceux d'entre nous qui aiment la liberté de conscience.

Je suis heureux, messieurs, de parler en ce moment devant mon pays avec la certitude que mes paroles seront conservées dans les archives du Moniteur : car je vais faire de l'histoire.

Le congrès de Malines, dont on a fait un épouvantail, est un des congrès les plus libéraux qui se soient réunis dans le courant de ce siècle. J'y étais, je l'affirme et vous ne pouvez le nier !

Je dis que l'histoire enregistrera ce fait, qu'aucun effort ne saurait détruire et qui est dès aujourd'hui acquis à ses annales.

J'ai assisté au congrès de Malines et j'y ai éprouvé plus de satisfaction encore comme libéral que comme catholique.

Jamais un pareil élan pour la liberté n'a ébloui mes yeux et mon âme ! Quels applaudissements, quels transports dans cette immense et religieuse multitude, lorsque le mot sacré venait à tomber des lèvres d'un orateur !

Comment donc le congrès de Malines est-il devenu un épouvantail ? Je vais vous le dire : parce que dans quelques-unes de ses résolutions (résolutions qui, au surplus, ne lient personne, par lesquelles je n'entends pas être lié, mais que l'honorable ministre des finances a groupées et tournées contre nous avec une rare habileté), le congrès de Malines a montré qu'il n'était pas ami du pouvoir fort ; parce, qu'entre autres, il a (page 583) manifesté le vœu de voir, lorsque cela pourra se faire sans détriment pour l'ordre public, insensiblement se continuer, s'étendre et se compléter cette émancipation du mineur dont M. Orts nous parlait naguère avec tant d'intelligence et de sympathie !

Eh bien, messieurs, ce crime du congrès de Malines, j'en fais mon vœu et m'y associe, mais je ne crois pas reculer en m'y ralliant, je crois avancer et surtout vous devancer.

Souffrez que je m'explique : sous un de ses aspects, la civilisation est l'émancipation insensible et successive de tous les hommes par la liberté. Regardez très loin dans le passé quelque peuple au berceau, vous verrez que l'Etat est, pour ce peuple naissant, ce que le père est vis-à-vis de l'enfant.

A mesure que l'histoire avance, à mesure que la nation grandit, les premiers liens se relâchent. De même l'enfant devenu jeune homme est insensiblement abandonné à lui-même, et quand enfin il atteint l'âge viril, le père se contente de conserver précisément assez d'autorité pour faire régner l'ordre de la maison.

Il n'y a qu'une différence à établir entre le développement d'une nation et celui d'un individu ; mais elle est capitale. Tandis que l'individu passe tout entier, en un seul instant, de la tutelle à la liberté, l'émancipation d'un peuple n'est l'affaire, ni d'une heure, ni d'un jour, ni souvent de plusieurs siècles elle n'a rien de brusque rien de simultané, elle est lente, successive, et c'est pour cette raison, comme l'a dit avec tant d'éclat M. Jules Simon, cité par l'honorable M. Kervyn de Lettenhove, que les Etats ne doivent pas inconsidérément abdiquer leur prérogative, mais préparer insensiblement en toutes choses leur propre destitution. Voilà, pour moi, le progrès.

Cet avis n'est point partagé par tout le monde.

Il y a en politique deux écoles, toutes deux représentés et suivies par de grands esprits ; voici le rêve de la première. Conquérir une forte majorité parlementaire, et, quand on est arrivé au pouvoir, réaliser avec une détermination inflexible mais qui n'exclut ni le patriotisme, ni le désir d'être utile, ce que l'on croit bon et nécessaire ; appliquer les idées de l'Etat sous toutes les formes, dans toutes les directions, et à cet effet ériger en services publics la charité, l'enseignement, la bienfaisance ; attirer tout vers l'Etat, imprimer en son nom à tous les citoyens le même caractère, les pénétrer tous des mêmes idées, les couler tous dans le même moule, les frapper tous de la même estampille, le tout pour mettre au monde, au moyen d'un grand travail de centralisation, analogue à celui du premier empire, cette savante machine où les individus sont engloutis, mais qui produit, suivant ses constructeurs, la force, la régularité et l'ordre.

Il y a une autre école, l'école libérale.

Celle-là a une grande confiance dans la puissance individuelle, dans l'initiative des citoyens ; elle préfère le jeu de la vie au plus beau jeu de mécanique, elle comprend que plus une nation, sans faire détriment à l'ordre, peut être livrée à elle-même, plus l'émancipation de toutes les classes y devient grande et sérieuse, plus l'action de l'Etat y est remplacée par celle des citoyens, plus aussi cette nation peut se dire libre et avancée. C'est l'école qui domine en Angleterre et en Amérique ! Oui, l'idée du congrès de Malines a été prise aux Américains et aux Anglais.

M. Bara. - Démontrez-le.

M. Schollaert. - Je vais le démontrer.

Je ne comptais pas le faire en détail pour l'enseignement, mais je veux répondre à l'interpellation qui m'est adressée.

Je vais donc citer, à l'appui de ce que j'avance, un fait que mes souvenirs me rappellent en ce moment. S'ils ne sont pas complètement fidèles, je vous prie de m'excuser et de me rectifier.

En 1848, M. Guizot était ambassadeur, à Londres. Si je commets des inexactitudes, elles seront complètement involontaires.

- Plusieurs membres : C'est bien en 1840.

M. Schollaert. - J'aurais mieux aimé ne pas parler du fait ; je respecte trop la Chambre pour l'occuper de sujets auxquels je ne suis pas préparé.

En 1840 donc, pendant que M. Guizot était ambassadeur à Londres, le gouvernement anglais eut la pensée d'organiser un enseignement de l'Etat et de créer un département de l'instruction publique.

Une commission composée d'hommes considérables et prise dans toutes les classes de la société, dans le parlement, dans le clergé, dans les universités d'Oxford et de Cambridge, dans la magistrature, fut chargée d'étudier la question. Elle se mit en communication avec M. Guizot, qui lui expliqua le système qui avait prévalu en France.

La commission fit faire une enquête en Allemagne, et voici en résumé l'opinion qu'elle exprima après l'examen le plus mûr et le plus sérieux. Encore une fois je ne puis rapporter textuellement ce résumé, mais je crois en posséder le fond.

La commission pensa que l'Angleterre n'avait pas besoin de suivre en matière d'enseignement les errements de la France ; que la France avait été obligée de créer son université, parce que la révolution française avait fait table rase de tout l'ancien enseignement et que par conséquent il fallait bien que l'Etat enseignât, sous peine de priver indéfiniment la France de tout enseignement quelconque.

En Angleterre, au contraire, il existait depuis des siècles des fondations nombreuses, instituées par des personnes d'opinions et de communions diverses. Chacune de ces fondations avait un caractère propre, spécialement adapté à certains courants de sentiments et d'idées existant dans la nation et qu'il était juste de respecter. On préférait ce système qui assurait à chaque famille un enseignement conforme à ses vues, et qui laissait entière, en matière d'instruction, cette liberté pratique à laquelle les Anglais tiennent tant.

Enfin la commission ajouta que toutes ces écoles anglicanes ou dissidentes étaient animées d'un profond esprit religieux, et que malgré la meilleure volonté l'Etat ne parvient pas toujours à faire régner cet esprit dans ses établissements.

Au contraire dans les nombreuses fondations existantes, presque toutes nées d'un sentiment de religion et de piété, l'atmosphère religieuse se produisait en quelque sorte d'elle-même et exerçait la plus heureuse influence, en élevant la moralité et la dignité des citoyens, sans nuire au libre développement de l'esprit national.

Voilà ma réponse.

Le congrès de Malines n'a pas demandé d'ailleurs la suppression de l'enseignement de l'Etat.

Il a subordonné l'émancipation complète de l'enseignement à un ordre de choses qui n'existe pas et qui pourrait très bien ne pas exister d'ici à longtemps.

Je me séparerais ouvertement de lui s'il avait fait autrement.

Nul ne songe en Belgique à supprimer ce que nous avons créé si laborieusement et au prix de tant de sacrifices. Je veux parler de l'enseignement de l'Etat. Il y avait, au congrès de Malines, des hommes sérieux et pratiques qui se seraient élevés contre d'aussi insoutenables prétentions si elles avaient eu le tort de se produire. La seule chose qui ait été soutenue, et suivant moi légitimement, c'est qu'en tenant compte des circonstances, des besoins et des progrès de chaque nation, l'Etat doit, en matière d'enseignement comme en toute autre matière, préparer sa destitution.

J'irai plus loin, messieurs, et je n'hésiterai pas à reconnaître que la loi sur l'enseignement primaire est une des meilleures et des plus glorieuses lois qui aient été créées depuis notre révolution. Quand l'honorable ministre des finances s'accuse de vouloir consacrer à pleines mains les fonds du trésor à la diffusion de l'instruction primaire, je ne demande pas mieux que de me rendre solidaire d'un tel péché. On me permettra seulement de mettre deux conditions à mon concours : C'est d'abord que l'enseignement primaire reste conforme à l'esprit hautement religieux de la loi de 1842 ; c'est qu'ensuite l'on se contente de combler avec les fonds nouveaux de regrettables lacunes et qu'on ne s'en serve pas soit pour faire concurrence aux écoles libres, soit à supplanter les écoles patronnées.

Un autre point traité au congrès de Malines qui a paru scandaliser mes adversaires et alarmer l'esprit de l'honorable ministre des finances, c'est le vœu qu'ont osé y former les catholiques de récupérer tôt ou tard la faculté de fonder sous le contrôle et la surveillance de l'Etat.

Je serai encore franc, messieurs, je crois que la seconde idée du congrès de Malines est, comme la première, une idée de progrès.

Je suis intimement convaincu que boucher des sources, enchaîner des forces, réduire des libertés, c'est marcher à reculons !

Une chose me frappe : c'est la puissance de l'association.

Tous les prodiges dont notre siècle est témoin en matière économique, domestique et industrielle sont le produit de cette force.

Nous lui devons nos chemins de fer, la plupart de nos usines et de nos fabriques, toutes les grandes entreprises qui ne sont possibles que là où des hommes consentent à mettre en commun leurs capitaux et leurs idées, pour un terme qui n'est point mesuré aux étroites limites de la vie.

Lorsqu'on voit sanctionner par cette Chambre et ailleurs des sociétés anonymes mobilières et immobilières qui possèdent des capitaux plus énormes qu'un petit Etat d'autrefois, on doit reconnaître que c'est l'association qui, en centuplant partout nos forces et nos ressources, donne au XIXème siècle son véritable caractère.

Dans l'ordre matériel l'association a changé la face du monde !

(page 584) Si le plus humble bourgeois et le plus petit artisan ont aujourd'hui plus de bien-être que n'en avaient autrefois les plus grands seigneurs, c'est à son inépuisable fécondité que nous devons ce grand bienfait.

Que ne produirait pas une telle puissance en matière de religion, d'enseignement et de charité, quand à nos idées et à nos capitaux nous pourrons ajouter encore les deux forces les plus énergiques de l'homme, la foi et l'amour !

Cela veut-il dire que le congrès de Malines cherche à détruire et les hospices et les bureaux de bienfaisance ?

Nullement ; si une telle idée se produisait, je serais le premier à la combattre.

Nos hospices et nos bureaux de bienfaisance, tels qu'ils sont aujourd'hui organisés, sont d'admirables institutions dont il faut désirer et alimenter la prospérité ; mais pourquoi ne créerions-nous pas à côté d'elles les établissements de la liberté ? Tous les malheureux sont ils donc secourus ? toutes les misères sont-elles donc apaisées ? Non. Les besoins sont toujours au-dessus des secours.

Eh bien, aussi longtemps que vous aurez un pauvre besogneux ou infirme abandonné, vous ne serez pas en de droit fermer l'asile qu'une main indépendante voudrait leur ouvrir ?

Toutefois, ici encore, j'ai une réserve à exprimer.

M. le ministre des finances nous a dit, si ma mémoire me sert bien, qu'alors même que de telles idées seraient discutables, seraient bonnes, ce n'est pas le moment de les produire dans un pays qui s'est prononcé contre elles avec la plus grande vigueur et la plus profonde antipathie.

Je crois, messieurs, que l'honorable ministre a raison dans cette question d'opportunité. Si j'avais à conseiller un cabinet de la droite, je lui donnerais le même conseil.

Je lui dirais :

Oui, en ce moment la Belgique est égarée. Pour étouffer la liberté de la bienfaisance on y a soulevé les passions contre les couvents qui préfèrent pour leur compte le droit commun au régime que je préconise et qui placeraient les fondations charitables sous la surveillance et le contrôle de l'Etat.

Soyez patients. Ne troublez pas le pays même pour permettre le bien. Un jour il reviendra lui-même à des idées plus saines, à des idées plus libérales, un jour il comprendra que la liberté de la charité, comme toutes les autres, est bonne, féconde, désirable en Belgique comme en Amérique et en Angleterre, et que le génie qu'il a repoussé dans un jour d'erreur et de colère, n'était pas le génie de la réaction, mais celui du progrès.

Un mot encore, messieurs. Mon honorable ami, M. Dechamps, avait promis d'apporter à la tribune nationale les nobles et libérales idées qui ont été émises au congrès de Malines, en dehors des résolutions que je viens d'analyser, par son illustre ami, M. le comte de Montalembert. M. Dechamps a, en partie, rempli sa promesse ; je vous demande, messieurs, je demande à mon honorable ami, de pouvoir en compléter l'exécution.

Elle ne peut que rassurer le pays sur nos idées et le rallier autour de notre véritable programme dont on s'efforce, par un calcul intéressé, de nier les généreuses et loyales tendances.

Dans son deuxième discours, M. le comte de Montalembert a parlé de la liberté.

Il a prouvé, par des arguments irréfragables, que nul n'en a plus besoin que les catholiques et l'Eglise ! Nous seuls nous sommes une religion qui a pour mission de se répandre par toute la terre ; pour devoir de s'établir sous tous les régimes sans devenir servante ou complice d'aucun. Seuls nous avons des œuvres à fonder. Seuls aussi nous alarmons les oppresseurs de la conscience religieuse parce que l'expérience leur a appris que le despotisme, après nous avoir tout arraché, n'a pas de prise sur nos âmes ! Regardez l'Europe, partout l'Eglise est libre ou persécutée ! Il n'y a plus d'autre alternative pour elle !

Et nous serions ennemis de la liberté ? Mais si on voulait la restreindre ou supprimer l'une de ses manifestations, dites-moi à quelle liberté pourrions-nous renoncer, je ne dis pas en Belgique, mais en Europe ? Serait-ce la liberté d'association ? Mais nous en usons, d'après vous, jusqu'à l'abus. Serait-ce la liberté d'enseignement ? Mais elle a été proclamée par vous-mêmes la liberté catholique par excellence. Serait-ce la liberté de la presse ?

Mais qui donc, aujourd'hui, a plus besoin de la liberté de la presse, que l'Eglise universelle ? Mais que nous arriverait-il même ici si nos plumes étaient brisées et nos lèvres cousues ; que nous arriverait-il ? En France, où, selon l'expression de M. de Montalembert, on est tenu à la plus stricte réserve envers le moindre sous-préfet, on intercepte les bulles du pape, on met au pilori les mandements des évêques !

Je le reconnais, il y a des catholiques, comme il y a des libéraux, qui ne savent pas se familiariser avec la pratique des grandes idées libérales. Naguère encore, nous avons entendu, au sénat français, des hommes très élèves et infiniment respectables, regretter que le pouvoir séculier n'eût pas porté la main sur le livre de la Vie de Jésus écrit par M. Renan.

Eh bien, messieurs, selon moi, ces hommes, dont je vénère les intentions et le caractère, ont tort, et je pense qu'au congrès de Malines on n'aurait exprimé ni leurs regrets, ni leurs craintes. Là, quoique sous le coup des blessures profondes que le livre de M. Renan avait faites à leurs consciences religieuses, des catholiques n'ont pas hésité à reconnaître que, grâce à la liberté de la presse, ce livre même, qui a fait beaucoup de mal, deviendrait la cause d'un plus grand bien. En effet, après le blasphème est venue la réparation. A peine l'ouvrage eut-il paru qu'il provoqua une protestation unanime en France, en Allemagne, en Angleterre et ici !

L'histoire, l'exégèse, la philologie, toutes les sciences se levèrent pour venger le Sauveur outragé ; et de leurs efforts combinés, il sortit une figure si admirable et si complète de ce Christ qu'on avait voulu détrôner, que celui qui fera plus tard le dépouillement du grand travail, dont le livre de M. Renan a été l'occasion, aura, grâce à M. Renan et grâce aussi à la liberté, rendu au christianisme un service signalé et élevé à l'Eglise un véritable monument.

Enfin, messieurs, ce n'est pas la liberté religieuse dont vous pouvez nous croire fatigués ! Entre toutes, elle est pour nous la plus précieuse et la plus nécessaire.

C'est l'atmosphère dans laquelle nous sommes, dans laquelle nous vivons, dans laquelle nous nous mouvons !

Oui, dit-on, vous la voulez la liberté religieuse, vous y tenez de toute votre âme, mais vous ne la voulez pas pour les autres !

Eh bien, messieurs, en disant cela on nous prête une prétention insensée !

Veuillez, je vous en conjure, réfléchir un instant et vous placer devant cette idée d'une Eglise libre, privilégiée en plein dix-neuvième siècle, au milieu du silence et de la soumission générale. Il est évident qu'une telle utopie serait non seulement le comble de l'illusion, mais qu'elle produirait, si on parvenait à la réaliser, un état de choses qui ne durerait pas un mois sans provoquer la tempête.

Rassurez-vous, messieurs, qu'on veuille ou qu'on ne veuille pas, la seule liberté possible dans l'état où le monde est arrivé c'est la liberté qui s'appuie sur le droit commun.

Nous voulons, nous, la liberté pour tous.

Voici comment s'exprimait, à ce sujet au congrès de Malines, devant un auditoire qui l'acclamait et où se trouvaient deux mille prêtres, l'intrépide comte de Montalembert. Jamais il n'a coulé d'une âme chrétienne des accents plus libéraux, et c'est servir la cause de l'Eglise et celle de la civilisation, que de les répéter à toute occasion.

« Je déclare, disait M. le comte de Montalembert, que j'éprouve une invincible horreur pour tous les supplices et toutes les violences faites à l'humanité, sous prétexte de servir ou de défendre la religion. Les bûchers allumés par une main catholique me font autant d'horreur que les échafauds où les protestants ont immolé tant de martyrs. Le bâillon enfoncé dans la bouche de quiconque parle avec un cœur pur pour prêcher sa foi, je le sens entre mes propres lèvres, et j'en frémis de douleur. Quand j'évoque par la pensée les glorieux martyrs de la liberté des consciences catholiques ; quand je songe à Thomas Morus et aux autres victimes du fondateur de l'Eglise anglicane, à tous ces pieux jésuites qui, avec un héroïsme si modeste et si indomptable, ont arrosé de leur sang la cruelle Angleterre ; aux Franciscains de Gorcum ; aux prêtres innombrables qui ont franchi les marches de la guillotine ou pourri dans les pontons de Rochefort ; à la Vendée égorgée, à l'Irlande conquise, confisquée et affamée, à la Pologne agonisante ; je ne veux pas que le bienheureux privilège, que la sainte joie de pouvoir admirer, invoquer de tels martyrs, soit jamais troublée ou ternie par la nécessité d'approuver ou d'excuser d'autres supplices ou d'autres crimes, si enfouis qu'ils soient dans la nuit sanglante du passé. L'inquisiteur espagnol disant à l'hérétique : La vérité ou la mort, m'est aussi odieux que le terroriste français disant à mon grand-père : La liberté, la fraternité ou la mort. La conscience humaine a le droit d'exiger qu'on ne lui pose plus jamais ces hideuses alternatives. »

Et immédiatement après avoir dit cela, l'illustre orateur, qui est un beau talent, mais qui est aussi un grand caractère, évoqua le souvenir d'un ami mort naguère, mais qui a été, comme lui, dans le sein de (page 585) l'Eglise le serviteur de la liberté, et ajouta ces énergiques et loyales paroles :

« Quiconque excepte un seul homme dans la réclamation du droit ; quiconque consent à la servitude d'un seul homme, blanc ou noir, ne fût-ce même que par un cheveu de sa tête injustement lié, celui-là n'est pas un homme sincère et ne mérite pas de combattre pour la cause sacrée du genre humain... Il y a dans le cœur de l'honnête homme qui parle pour tous, et qui, en parlant pour tous, semble parfois parler contre lui-même, il y a là une loi de puissance, de supériorité logique et morale qui produit infailliblement la réciprocité. Oui, catholiques, entendez-le bien, si vous voulez la liberté pour vous, il faut la vouloir pour tous les hommes et sous tous les cieux. Si vous ne la demandez que pour vous, on ne vous l'accordera jamais ; donnez-la où vous êtes les maîtres, afin qu'on vous la donne là où vous êtes les esclaves... »

Messieurs, si je ne puis vous rendre les acclamations qui accueillirent à Malines ces nobles paroles, je puis au moins vous dire de quel cœur elles sont sorties !

C'est un prêtre, un religieux, un dominicain ; c'est le père Lacordaire, qui a le premier fait retentir de tels accents !

Oui, messieurs, l'homme qui a écrit ce que je viens de vous lire était dominicain, il était moine, il portait le froc : mais pensez à ce froc et niez, si vous l'osez encore, que le progrès existe parmi nous !

Je n'en dirai pas plus du congrès de Malines. Un mot pourtant.

Serait-il vrai que dans cette unanimité il y ait eu des discordances, discrètes mais réelles ? Serait-il vrai, comme l'a prétendu M. le ministre des finances, que derrière nous et contre nous il existe un parti important profondément religieux, qui ne veut pas de nos idées, et qui repousse nos doctrines !

Messieurs, j'aime la franchise. Oui, il y a des hommes qui n'ont pas dans la liberté la pleine confiance qu'elle nous inspire.

Oui, il existe un journal où l'on discute souvent des théories qui ne sont pas les miennes, mais qui, dépouillées de certaines âpretés de polémique, présentent un caractère beaucoup moins pratique que spécu latif. Ces théories toutefois ont donné au Bien public (c’est le journal auquel M. le ministre des finances a fait allusion) des apparences absolutistes, que les amis de la Constitution ont pu trouver fâcheuses, mais qui n'impliquent en aucune manière la condamnation de ce pacte sacré.

Je n'ai pas l'honneur de connaître personnellement les rédacteurs du journal que je viens de nommer. Mais je sais que ce sont des hommes d'un dévouement inébranlable, d'un caractère éprouvé, qu'ils ont droit à tous nos respects. Nous serions ingrats envers ces vaillants serviteurs de l'Eglise, si nous avions la faiblesse de les sacrifier ici à des convenances politiques ou de séparer leur cause de la nôtre.

Cela, d'ailleurs, n'est aucunement nécessaire.

Quelles sont, en effet, les doctrines da Bien public qui épouvantent tant de gens ? Eh, messieurs, dans un pays où les opinions sont libres, le Bien public croit au retour d'une unité religieuse sur laquelle, pour ma part, je n'ose compter, mais qui, d'après lui, ferait introduire dans le régime politique, actuellement adopté, des modifications radicales !

Le Bien public raisonne sur une hypothèse qui se réalisera, si elle doit se réaliser, dans cent, ou dans deux cents ans ! Quoi de plus inoffensif î Mais ce que le Bien public fait aussi, c'est d'affirmer constamment que, dans le moment actuel, pour le siècle où nous sommes, la Belgique ne saurait trouver un meilleur régime que celui de sa Constitution ; qu'il lui serait fidèle, qu'il la défendrait au besoin ; enfin, que le serment qu'on lui prête est sacré et lie la conscience...

M. Bara. - C'est pour cela que l'Etat doit préparer sa propre destitution !

M. Schollaert. - J'aime la liberté pour elle-même ; mais pourquoi exigerait-on de tout le monde une pareille déclaration ? Politiquement parlant, sur le terrain positif où nous sommes placés, ne suffit-il donc pas d'adhérer à la Constitution, à ce contrat qui nous lie tous, d'après le Bien public lui-même, qui ne saurait être dissous que du consentement des parties qui l'ont formé et auquel nous sommes liés, je le répète, par un serment qui oblige la conscience ?

Messieurs, en Angleterre, on est moins théoricien que cela ; on ne s'y demande guère si la liberté est un but ou un moyen, un droit naturel ou un mode de procédure sociale ; si elle a convenu à tel siècle passé et si elle conviendra à tous les siècles à venir.

Les Anglais, dit Macaulay, leur plus illustre historien, se sont rarement préoccupés de théories et d'utopies ; ils n'ont pas ressenti le besoin de prouver que la liberté est un droit naturel de l'homme ; ils se sont contentés de la regarder comme l'héritage légal et natif de tout Anglais. Leur contrat social n'est pas une fiction. Il existe encore sur le parchemin original, scellé de la cire qui y a été apposée à Runnymede, signé des nobles noms des Marischal et des Fitz-Herbert.

Messieurs, je le dis avec fierté, nous aussi nous avons un contrat, nous aussi nous avons une charte écrite et scellée. Elle repose aux archives de ce palais. Elle aussi est signée de nobles noms, des noms pris sur vos bancs et sur les nôtres, comme cela doit être pour tout contrat. Parmi ces noms je lis celui de l'honorable M. Rogier à côté du nom vénéré de M. le comte de Theux,

L'acte est parfait et ne saurait être violé sans félonie. Si vous voulez ramener dans les esprits la paix, le calme dont ils ont besoin, c'est autour de cet acte qu'il faut les rallier.

Soyons uns dans la liberté, uns dans la Constitution, et uns aussi dans l'amour de cette dynastie, qui en est la splendeur, et pour ainsi parler, la personnification vivante.

Et puis veillons, messieurs, veillons ensemble et simultanément à la garde de cette transaction précieuse.

Repoussez-nous si nous y portons la main, nous jurons de vous repousser si vous y portez la vôtre.

Mais aussi longtemps qu'aucun empiétement n'aura été commis de part ni d'autre, aussi longtemps que le contrat de 1831 restera intact et respecté, soyons adversaires, sans être ennemis, car il n'y a pas entre nous d'abîme infranchissable.

(page 545) M. Van Humbeeck. - Messieurs, j'étais heureux de n'avoir pas à prendre la parole à la fin de la séance d'hier, après l'éloquent discours de M. le ministre des finances. A ce moment, j'aurais eu des droits, en effet, à toute votre indulgence.

L'honorable orateur qui vient de se rasseoir la réclamait alors. Parlant après lui, j'en aurai doublement besoin aujourd'hui.

Je dois vous le demander, d'autant plus que j'ai à vous entretenir brièvement d'un sujet qui ne rentre pas dans le cadre ordinaire de nos discours politiques.

A cet égard, l'autorité de l'honorable orateur, auquel je succède, pourrait être invoquée par moi ; je pourrais m'appuyer sur le précédent qu'il vient de poser. Lui aussi est sorti à diverses reprises du terrain ordinaire de nos discussions ; mais, pour faire excuser ma digression, je n'ai pas à ma disposition le talent dont il a fait usage. J'espère cependant que vous voudrez m'écouter sans trop d'impatience.

Vous vous rappellerez peut-être, messieurs, qu'il y a quelques jours j'ai cédé, dans cette assemblée, à un mouvement d'impatience. L'honorable M. Delaet attaquait une grande institution à laquelle je me fais honneur d'appartenir. Il l'accusait d'être une église et de vouloir s'imposer à l'Etat ; il l'accusait, en s'armant d'un document qui porte ma signature.

J'attendais une démonstration, j'étais certain de pouvoir la réfuter ; j'ai demandé la parole. Mais je n'ai pas tardé à m'apercevoir que je m'étais trop hâté : la démonstration n'est pas venue. Ici, comme dans la presse catholique, on s'est contenté d'accuser, sans tenter même aucune espèce de preuve.

L'accusation s'est bornée à une allégation pure et simple ; cette allégation s'est produite à la suite d'une citation, mais elle était démentie par la citation elle-même ; et elle aurait été démentie d'une manière bien plus évidente encore si l'on avait commencé la citation quatre lignes plus (page 546) haut, si l'un vous avait lu ces mots qui précèdent immédiatement le passage incriminé par l'honorable M. Delaet :

« Respecter toutes les religions, toutes les croyances, n'en attaquer aucune, ce seront toujours des règles inviolables pour la maçonnerie ; par cela seul qu'elle respecte toutes les religions, elle ne peut donner la préférence à aucune ; elle proclame donc hautement la liberté de l'âne humaine, comme un droit inviolable ; c'est sa maxime fondamentale. »

Je défie, messieurs, qu'on ait un blâme pour ce passage après avoir applaudi au fragment du discours de M. de Montalembert cité tout à l’heure par l'honorable M. Schollaert.

- Voix à gauche. - Très bien !

M. Van Humbeeck. - Que dit donc ce passage ? Il dit, c'est une doctrine que l'on peut professer hautement et partout, que la maçonnerie revendique la liberté d'examen comme un droit et qu'elle reconnaît en même temps la tolérance comme un devoir.

Eh bien, lorsque la maçonnerie proclame de telles doctrines, est-on bien fondé à venir, dans une enceinte législative où toutes les paroles doivent être sérieuses, soutenir que la maçonnerie doit être appelée une église ?

Mais on oublie donc, messieurs, que lorsqu'on dit église on dit dogme ; on oublie donc que la citation dont on s'est armé prouve que la maçonnerie a une tolérance égale pour tous les dogmes en même temps qu'elle admet cependant qu'on peut rester en dehors de tous.

On peut d'après la maçonnerie être homme, homme réellement digne de ce nom, homme réellement honnête, comprenant sa mission terrestre, ayant la conscience de sa destinée, dans toutes les religions positives et aussi en dehors de toute religion positive ; est-ce là un dogme ? En ce cas ce dogme ne peut avoir qu'un nom ; c'est le dogme de la tolérance. Or, si c'est un crime de veiller à ce que cette tolérance soit de mieux en mieux comprise par les intelligences ; si c'est un crime de veiller à ce que la tolérance s'enracine de plus en plus dans 1es mœurs, je le déclare encore, ce crime, la maçonnerie en revendique la culpabilité comme un titre d'honneur.

Pour nous, maçons, le sceau distinctif de l'humanité laisse une empreinte à tout homme, quelle que soit sa croyance.

Tous ils ont droit de la part de leurs semblables au même respect, au même amour ; il est vrai que ce principe nous conduit à ne pouvoir admettre sérieusement qu'il puisse y avoir une église quelconque hors de laquelle il n'y ait pas de salut.

Il est vrai que ce principe nous amène à considérer Dieu comme voyant dans les actes la prière la plus méritoire qui puisse lui être adressée, le culte le plus fervent qui puisse lui être rendu ; vous dites que la foi ne sauve pas sans les œuvres ; nous le disons, comme vous, mais nous ajoutons que les œuvres sauvent avec ou sans foi.

M. Delaetµ. - Vous répondez à la doctrine protestante.

M. Van Humbeeck. - Je sais bien que ces principes suffisent pour que la maçonnerie soit toujours suspecte à toute église, catholique ou autre, qui espère conquérir ou ressaisir une part de domination sur le terrain des choses temporelles.

C'est que pour réaliser une pareille ambition, il faut un Dieu qu'on puisse utiliser, un Dieu à qui on puisse prêter des passions, qu'on puisse représenter comme s'inspirant pour punir de l'idée de vengeance dont l'homme ne veut plus pour base de ses législations pénales, un Dieu qu'on puisse dépeindre comme renfermant l'essor de sa justice éternelle et suprême dans les formules plus étroites que n'étaient celles du préteur romain aux époques les plus reculées de l'ancien droit ; il faut enfin un Dieu que l’on puisse se figurer comme tellement accessible à toutes les rancunes que les hommes bilieux seraient les seuls créés à son image.

Ce Dieu vindicatif, formaliste, rancunier, bilieux, n'est pas celui de la maçonnerie, pas plus qu'il n'est celui de l'Evangile, celui du christianisme.

M. Delaetµ. - C'est comme cela que vous respectez la révélation !

M. Van Humbeeck. - Je ne veux pas prolonger cette défense de la maçonnerie dans laquelle je me suis engagé à être bref ; l'attaque dirigée contre l'institution n'a d'ailleurs pas été sérieuse.

Mais une circonstance doit vous avoir frappés ; il y a autant de francs-maçons sur les bancs de la droite que sur ceux de la gauche. (Interruption.)

Ces francs-maçons de la droite figurent parmi les membres les plus dévoués du parti. Comment se fait-il que les accusations qu'on se plaît à nous lancer, restent toujours dans le vague ?

Est-ce que la droite s'arrêterait devant les scrupules qui peuvent résulter d'un serment de discrétion ? Nullement. Ce sont là des scrupules que ne respecte pas votre parti, que surtout ne respecte pas votre presse,

Vous ne pouvez obtenir d'indiscrétion sur ce qui se passe dans les loges que par de véritables abus de confiance.

Vous oubliez cependant si bien l'origine de ces indiscrétions que, sans remords, vous les propagez par la voie de votre presse et que même vous venez en argumenter à la tribune. A plus forte raison, pour décider à des révélations les maçons qui sont dans vos rangs, vous auriez des éloges, des encouragements, des absolutions, des indulgences, bien plus qu'il n'en faut pour calmer les consciences les plus orthodoxes, mais les révélations n'arrivent point ; c'est qu'en effet, si on mettait ces révélations en rapport avec les gros mots que vos auteurs pieux jettent à la maçonnerie, ces gros mots n'auraient bientôt plus cours, les fidèles comprendraient qu'ils sont joués par toutes vos déclamations, vous verriez tomber de vos mains une arme que vous croyez propre encore à vous rendre service dans vos luttes de parti.

Je crois en avoir dit assez sur un sujet qui ne peut être considéré que comme un hors d'œuvre dans une discussion politique.

Aborderai-je maintenant cette discussion politique elle-même ? J'avoue que j’hésite un peu. Je ne puis pas avoir la prétention de venir jeter de de nouvelles lumières. Cependant je me décide à. vous demander quelques moments d'attention.

La résolution prise par le ministère, résolution dont il revendique la responsabilité et dont le mérite est soumis à vos délibérations, est un résolution que j'approuve ; mais, si vous me permettez une réminiscence de palais, je l'approuve, comme on fait de certains arrêts, dont on loue volontiers le dispositif, sans en accepter tous les considérants. C'est à raison de cette circonstance que je me permets de demander à la Chambre de me continuer son indulgence.

Comme les autres orateurs de la gauche, qui m'ont précédé dans le débat, je ne puis me résoudre à prendre au sérieux les organes de la droite se posant ici comme des apologistes ardents de la démocratie. Je ne puis m'empêcher de comparer leur programme émaillé de professions de foi progressives à ces tapis de fleurs sous lesquelles se cachent bien des serpents. Cette défiance n'existe pas seulement sur les bancs de la gauche, elle est dans le pays, le pays persiste à voir dans la droite le parti qui représente les idées cléricales. Ces idées cléricales, le pays n'en veut plus ; c'est là un fait acquis, hors de doute, dominant la situation et qui ne sera contesté ici par la droite ni par la gauche ; la gauche, d'accord avec le sentiment intime et vrai de la nation, a toujours repoussé ces idées ; la droite les trouve aujourd'hui tellement embarrassantes que, sans oser les renier, elle n'ose plus déclarer qu'elle y demeure fidèle.

C'est même cette réticence qui caractérise surtout la conduite de la droite dans ces derniers temps et qui empêche le pays de se laisser éblouir par les plus belles promesses qui viennent d'elle.

Vous dites que le pays n'a pas pour l'opinion libérale l'enthousiasme qu'il a montré aux grandes époques de 1846 et de 1857. C'est possible.

Il est possible que sous la préoccupation exclusive des idées, qui ont alimenté les luttes politiques de ces dernières années, le pays se soit figuré un instant que ces idées sont les seules dont la gauche s'inspire ; il est possible qu'en voyant surgir des idées de progrès de vos rangs, le pays se soit demandé un instant, si en faveur de ces idées il ne devait pas oublier le passé de ceux qui s'en faisaient les apôtres et les défiances que ce passé lui inspire. Mais si cette hésitation a pu exister, la discussion actuelle a dû la dissiper déjà. Elle a dû montrer au pays, que les idées au profit desquelles on l'invite à abandonner la gauche sont les idées de la gauche elle-même ; elle a dû lui démontrer aussi que l'application de ces idées doit être confiée à la gauche, si l'on veut que cette application soit sincère dans le présent et féconde dans l'avenir.

Messieurs, j'ai toujours considéré le parti libéral comme étant le défenseur-né de trois grands principes.

Deux de ces principes appartiennent à l'ordre moral ; ils s'appellent : gouvernement du pays par le pays, séparation de l'Etat d'avec toutes les églises.

Le troisième de ces principes est de l'ordre matériel. Il veut l'application à toutes les relations de cet ordre, application toujours de plus en plus étendue, des maximes de liberté proclamées par la science économique.

Le maintien de ces trois principes, leur développement jusque dans leurs dernières conséquences possibles, telle a été l'idée inspiratrice, l'idée créatrice d'un parti libéral, comme je le comprends.

C'est à ces trois principes que se rapportent en définitive tous les articles du programme du Congrès libéral de 1846.

Le Congrès libéral voulait l'abaissement successif du cens jusqu'aux dernières limites posées par la Constitution.

Il voulait, comme mesure d'application immédiate, l'avènement des capacités dans les limites constitutionnelles et de plus un certain abaissement du cens dans les villes.

(page 517) Pourquoi le congrès libéral réclamait-il l'avénement des capacités ? Parce que le cens n'est qu'une présomption d'intelligence et que si l'on donne des droits à l'intelligence présumée, on doit à plus forte raison les donner à l'intelligence constatée.

Pourquoi le congrès libéral voulait-il la diminution du cens des villes ?

Mais parce que les moyens de s'instruire y étant plus nombreux, l'instruction doit y être descendue plus avant dans les populations.

Ainsi vouloir le gouvernement du pays par le pays et pour cela faire autant que possible de l'intelligence, la base de l'admissibilité au droit électoral, telle était déjà en 1846 l'idée du congrès libéral.

Qui combattait cette idée ?

C'était vous.

Le congrès libéral de 1846 demandait le retrait des lois réactionnaires. Quelles étaient ces lois ?

11 y avait la loi qui permettait de nommer les bourgmestres hors du conseil, et cette autre loi, - car les deux dispositions avaient des origines distinctes, - qui permettait le fractionnement des collèges électoraux des communes.

Quels étaient les résultats de ces deux lois ? C'était d'abaisser, de diminuer l'importance du rôle attribué au pays dans la direction de ses propres affaires.

Qui avait fait ces lois qui venaient restreindre le principe du gouvernement du pays par le pays ? C'était encore une fois vous,

Ainsi dans votre passé, vous avez combattu toute extension possible de ce principe du gouvernement du pays par le pays. Vous avez fait plus. Vous en avez supprimé les applications là où elles existaient ; vous ne vous êtes pas contentés de barrer la route ; pour mieux arrêter le principe dans sa marche, vous l'avez mutilé.

Aujourd'hui vous revenez sur vos idées d'autrefois ; pour ma part, je m'en réjouis.

Il y a dans le ciel libéral beaucoup de joie pour les pécheurs repentants ; mais tenez compte d'une circonstance, messieurs.

Si vous êtes les pécheurs qui se convertissent, nous sommes de notre côté les justes qui avons persévéré et cela aussi vaut bien quelque chose. (Interruption.)

Vous vous êtes dit que depuis 1848, nous n'avions pas fait un pas dans la voie de l'extension du suffrage où nous avions commencé à marcher. Vous vous êtes figuré que le pavé de cette route était désormais à vous. Vous venez provoquer aujourd'hui une réforme nouvelle, vous venez réparer notre oubli. Nous dormions et vous nous réveillez.

Quant à moi, je le répète encore, je vous en remercie de tout mon cœur ; grâce à vous, la question de la réforme électorale est désormais posée devant le pays. Seulement le principe que vous avez essayé de nous dérober pendant nos moments de somnolence, ce principe est bien à nous et comme nous sommes plus habitués que vous à le manier, nous espérons en obtenir de meilleurs résultats.

Votre réforme est timide, vous l'avouez vous-mêmes ; il en est parmi vous qui la louent de ce défaut comme d'une qualité.

Votre réforme est intéressée ; oh ! ceci vous ne l'avouez pas. Mais l'honorable M. Orts vous l'a démontré à l'évidence et sa démonstration attend toujours une réponse.

Notre réforme à nous sera large ; elle sera logique et désintéressée.

Quelle en sera la formule à laquelle pourront se rallier les nuances diverses de l'opinion libérale ? Je n'en sais rien encore ; mais j'affirme que cette réforme, quelle qu'elle soit, aura les trois caractères que je viens d'indiquer.

Quant à moi, si je puis donner sur cette question mon opinion personnelle, je déclare que je verrais sans crainte aucune admettre dans tout le pays comme électeurs à la commune les censitaires à 15 fr., qui ne jouissent aujourd'hui de ce droit que dans les petites localités.

Il est évident que si, dans les petites localités, le cens à 15 francs est une garantie de capacité, il doit à plus forte raison offrir le même caractère dans les grands centres où la vie intellectuelle est plus active et plus générale.

Vous au contraire vous voulez continuer le système du cens différentiel, qui n'a aucune raison d'être en logique.

Le cens différentiel n'a qu'une raison utilitaire. Il doit empêcher qu'il y ait des collèges électoraux trop peu nombreux. Eh bien, si le cens à 15 francs suffit à atteindre ce but, en l'appliquant uniformément, j'en maintiens tout l'avantage, mais aussi j'en rectifie l'inconséquence actuelle.

J'ajouterais quelque chose encore, messieurs, à cette adoption d'un cens uniforme modéré ; j'ajouterais l'admission au suffrage, sans condition de cens, de tout citoyen porteur d'un brevet de capacité ou rentrant dans les catégories où se recrutent les listes des jurys.

Je sais que la droite n'a que des dédains pour ces catégories de citoyens ; vous les appelez l'autocratie lettrée.

Messieurs, ce mot qui a été adopté par vous différencie parfaitement la situation des deux partis qui divisent cette Chambre. II signifie que nous sommes l'affirmation, tandis que vous êtes la négation des droits de l'intelligence. (Interruption.)

Demandez donc au pays ce qu'il préfère ici, du système de l'affirmation ou du système de la négation.

On a beaucoup parlé, messieurs, à propos de la réforme électorale, de l'avènement du suffrage universel en Belgique.

Permettez-moi d’exprimer aussi sur ce point mon opinion en deux mots.

La marche la plus prudente, la plus sage, la meilleure, me paraît celle de l'extension graduelle du droit de suffrage.

La réforme que j'indiquais il y a un instant serait un premier pas dans cette voie ; mais, cependant, le jour où il sera prouvé que la lenteur de cette marche répugne au sentiment du pays, ce qui jusqu'à ce jour n'est pas démontré le moins du monde, le jour où il sera constaté que le suffrage universel est bien réellement le vœu des populations, il vaudra mieux céder à ce sentiment que d'y résister.

L'avénement prématuré du suffrage universel, la nécessité où il sera de faire son éducation sur le terrain électoral même, seront des inconvénients sans doute, des inconvénients incontestables. Mais ces inconvénients, d'après moi, ne sont pas comparables à ceux qui résulteraient des froissements constants qu'une résistance malhabile à cet égard pourrait entretenir au sein des populations.

Permettez-moi de céder à un sentiment d'amour-propre. La droite a pris une position qui tendrait à faire croire qu'elle a été la première à signaler au pays que le moment approchait où il faudrait examiner comme une question sérieuse si le système électoral que la Constitution nous impose ne devait recevoir aucune modification. Mais, messieurs, bien avant la discussion actuelle, bien avant même la dernière discussion de l'adresse, pendant laquelle l'honorable M. Dechamps a indiqué la question d'une manière excessivement vague, je l'avais indiquée, moi, en examinant une pétition isolée à cette époque, qui demandait la réforme de l'article 47 de la Constitution, et je disais :

« ... Si l'importance d'une mesure telle que la révision de notre pacte fondamental, nous oblige impérieusement à demander l'ordre du jour sur la requête dont il s'agit, nous tenons cependant à dire qu'au fond des réclamations soulevées, gît un redoutable problème, digne de toute l’attention des hommes d'Etat, et qu'il serait peut-être désirable de voir discuter au premier moment opportun devant la législature belge. Le mot « suffrage universel » est une expression fausse ; tout suffrage est restreint, il ne s'agit que de savoir où on prend la présomption de capacité électorale.

« Dans le suffrage dit « universel », l’âge et la capacité suffisent à déterminer la capacité électorale ; dans le système de la Constitution belge, on exige en outre des conditions de fortune chez l’électeur, tout en ne l’exigeant pas chez l’éligible, quand il s’agit de la Chambre des représentants. Ce système ne devra-t-il pas être modifié un jour ? Ce jour est-il loin ? En attendant que devienne nécessaire cette modification, à laquelle s’attacherait une révision de la Constitution, ne faudrait-il pas pour préparer à la vie politique ceux qui sont exclus aujourd’hui des élections, élargir le cercle de la capacité électorale dans la collation des mandats municipaux et provinciaux ? Là, en effet, il n’y a pas de limite de cens imposée par la Constitution.

« Ce sont autant de questions graves que nous n'entendons pas résoudre en ce moment ; nous les rappelons afin de constater qu'elles ne nous ont pas échappé ; quelques singularités de langage ont pu nous autoriser à examiner sous une forme un peu légère les arguments du pétitionnaire ; nous n'entendons pas cependant qu'on nous attribue un dédain aveugle pour des questions qui non seulement sont d'une haute importance théorique, mais aussi, qui peuvent, à un moment donné, avoir sur les destinées du pays la plus grande influence pratique. »

Cela se disait dans la séance du 20 novembre 1862.

Vous voyez donc, messieurs, qu'à gauche, avant qu'on eût parlé à droite, on avait reconnu l'importance du problème que vous êtes venus soulever à propos de la crise ministérielle.

Je ne crois pas, messieurs, devoir consacrer d'autres observations à la partie du programme qui concerne la réforme électorale ! Voyons (page 548) maintenant si ce que vous appelez votre réforme communale vaut mieux que votre réforme électorale.

D'après moi, votre réforme communale est simplement un grand mot, un mot à effet, mais un mot complètement vide de sens.

Je comprendrais qu'on voulût appliquer l'idée qui domine au sein du parti libéral, l'idée de ne jamais permettre la nomination du bourgmestre en dehors du conseil.

Je comprendrais cela, je le répète, et pour ce qui me concerne personnellement, je l'approuverais. Beaucoup de membres du parti libéral, et je suis de ce nombre, n'admettent pas le tempérament que la loi actuelle apporte à ce principe, si modéré que puisse être ce tempérament.

En faisant du principe une application radicale, on serait dans la saine logique.

Le bourgmestre, on l'a répété assez souvent dans cette discussion, a un double caractère ; il est d'un côté le grand administrateur des intérêts locaux ; il est d'un autre côté le représentant du pouvoir exécutif, chargé de veiller à l'exécution des dispositions législatives et réglementaires d'un intérêt général.

Sous le premier point de vue, il relève évidemment du corps électoral de la commune. Sous le second, il relève du pouvoir exécutif ; mais ne l'oubliez pas, car c'est un principe que l'on a trop perdu de vue peut-être dans ces débats, le pouvoir exécutif en Belgique, comme tous les autres pouvoirs, émane de la nation.

Ces deux missions attribuées au bourgmestre ont des exigences diverses. Ces exigences doivent être conciliées. D'après moi, elles le sont d'une manière logique, si l'on charge d'abord le corps électoral de désigner ceux en qui il a confiance, si l'on oblige ensuite le pouvoir exécutif à restreindre son choix parmi ceux que le corps électoral de la commune a proclamé digne de sa confiance.

Mais n'oublions pas encore une fois que ce pouvoir exécutif, c'est la nation.

Et pourquoi donc voudriez-vous que la nation, après avoir consulté directement cette partie d'elle-même, qui s'appelle la commune, après lui avoir demandé de désigner quels sont ceux qu'elle juge dignes de sa confiance, vît encore restreindre son choix, non plus par le corps électoral cette fois, mais par les mandataires de ce corps électoral !

C'est, selon moi, sortir de la logique pour arriver à une surabondance de précautions.

Je comprendrais votre système dans les pays de droit divin, je comprendrais votre système dans un pays sortant du despotisme et où le pouvoir communal est une conquête sur le pouvoir central. Je comprends que là on se délie de ce pouvoir, à qui on peut supposer l'intention de saisir toutes les occasions favorables pour rentrer dans les concessions qu'il a faites. Là, votre système pourrait avoir quelque fondement sérieux.

Mais appliqué dans un pays où il est de principe constitutionnel que le pouvoir exécutif, comme tous les pouvoirs, est une émanation de la nation, il serait une offense à ce principe.

D'après moi donc, vous ne voulez ni une réforme électorale sérieuse, ni une réforme communale sérieuse. Vous nous dérobez nos armes ; vous les maniez fort mal, ce qui n'est pas étonnant puisqu'elles sont pour vous tout à fait nouvelles. Voilà ce qui résulte d'un examen calme, et impartial de vos idées récentes.

Je ne vous parlerai pas de la réforme économique. On vous a assez démontré que vous avez été ses plus constants adversaires, que c'est dans vos rangs qu'elle a rencontré les dernières résistances. Vous ne pouvez donc demander qu'on vous prenne au sérieux, lorsque, après ces résistances, vous venez vous plaindre qu'elle ne s'achève pas assez rapidement.

C'est cependant sur ces deux idées que repose tout votre programme, sur ce -deux idées qui étaient à nous avant d'être à vous : extension du gouvernement du pays par le pays, application plus large des principes économiques.

Mais une circonstance me frappe. Pendant que vous nous preniez deux de nos principes, pourquoi donc ne preniez-vous pas le troisième ? Pourquoi ne preniez-vous pas ce principe qui, d'après moi, complète le programme d'un véritable parti libéral : le principe de la séparation des églises d'avec l'Etat ? Pourquoi ne dites-vous pas un mot des conséquences de ce principe, conséquences dont, depuis plusieurs années, l'ensemble est désigné dans le langage usuel de notre politique par ces mots : indépendance du pouvoir civil ?

Pourquoi, à cet égard, gardez-vous le silence le plus complet ? Il est évident, et à mesure que la discussion avance, cela devient plus évident encore, que vous manquez ici complètement de franchise. Vous êtes embarrassés ; vous n'osez pas désavouer, sur ce point, votre passé et j'aime à croire que c'est un peu parce que, dans cet ordre d'idées, vous n'avez pas varié.

Mais eussiez-vous varié, vous n'oseriez pas le dire, parce que vous craindriez de vous aliéner le clergé, allié électoral trop puissant pour que vous y renonciez.

N'osant pas renier votre passé, vous n'osez pas cependant le revendiquer, vous n'osez pas inscrire vos anciennes prétentions sur votre drapeau ; cette fois vous avez peur de vous aliéner l'immense majorité du corps électoral.

Aussi, messieurs, après quinze jours de discussion nous sommes plus autorisés que jamais à dire que votre programme est plus inquiétant parce qu'il ne dit pas que parce qu'il dit. Cette parole énergique de mon honorable ami, M. Bara, vraie au commencement de la discussion, est aujourd'hui plus vraie encore.

Vous répondez toujours : Ce combat du clérical et du libéral doit finir. Il y a quelques instants l'honorable M. Schollaert disait : C'est en vain qu'on vient de nouveau agiter le spectre noir ; il ne faut plus que la lutte se porte sur les questions religieuses.

Personne plus que moi ne désire finir cette lutte du clérical et du libéral, mais du moins, messieurs, il faut la finir sérieusement, dignement ; il ne faut pas, sous prétexte de la finir, que vous arriviez tout simplement à tendre un piège aux électeurs libéraux. Donnez-nous la preuve que vous ne voulez pas seulement interrompre la lutte avec l'espoir de la reprendre dans un temps plus favorable au triomphe de vos idées. Voilà la preuve que nous vous demandons. Mais vous ne pouvez pas nous la donner.

En effet, la lutte du clérical et du libéral n'est pas un accident, la lutte du clérical et du libéral ne sera finie que quant vous serez remontés à ses causes pour les détruire ; cette lutte est le résultat d'une situation transitoire créée par la Constitution.

Jusqu'en 1830 les églises étaient enchaînées à l'Etat, l'Etat leur imposait un joug. Il est vrai que c'était un joug doré, il est vrai que l’oppression avait une compensation dans le privilège.

La Constitution est venue ; elle a posé le principe de la séparation absolue de l'Etat et des églises. Mais elle a posé le principe seulement ; elle a laissé le soin d'en préciser les conséquences aux législatures à venir et aucune de ces législatures n'a jamais rempli cette tâche. Toutes les lois qui règlent la position respective de l'Etat et des églises, toutes ces lois faites sous le régime de l’alliance entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel, n’ont pas été révisées. Elles sont cependant d’application journalière.

Il en résulte que nous nous trouvons, dans la pratique, en présence d'un mélange singulier, bizarre, de conséquences de la séparation et de conséquences de l'ancien système d'alliance. C'est la première cause de conflits qui aboutissent à la lutte du clérical et du libéral. Pour effacer cette cause, il faut, messieurs, nous décider à détruire, dans la législation, les derniers vestiges d'un régime qui n'admettait pas cette séparation entre l'Etat et toutes les Eglises, notre règle constitutionnelle d'aujourd'hui.

Etes-vous disposés, êtes-vous prêts à commencer cette œuvre de rénovation ? Je vous défie de me répondre affirmativement. Les résistances de votre part seraient énergiques, si les libéraux entreprenaient de marcher carrément dans cette voie, où ils se sont toujours laissé arrêter trop facilement. C'est un reproche qu'en mon nom personnel je crois pouvoir adresser au parti que je sers.

Vous ne voulez pas de la séparation de l'Etat et des églises, établie sincèrement, complètement ; ce que vous voulez, c'est emprunter au régime de l'alliance tous les privilèges, emprunter au régime de la séparation toutes ses libertés. Liberté et privilège à la fois ; voila le dernier mot de vos prétentions.

Vous ne vous contentez pas même des privilèges que vous aviez sous le régime de l'alliance, vous prétendez que le régime de la séparation vous doit des privilèges nouveaux.

Voilà la deuxième cause qui vient éterniser la lutte du clérical et du libéral.

II est vrai que les privilèges nouveaux vous les revendiquez d'une manière excessivement adroite ; vous ne les revendiquez pas sous le nom de privilèges ; avant de les revendiquer vous avez soin de les baptiser du nom de libertés ; vous avez trouvé un mot extrêmement heureux pour désigner cet ensemble de privilèges, vous l'avez nommé : la liberté de fonder.

La liberté de fonder, c'est-à-dire, en d'autres termes, la personnification civile des corporations religieuses, d'abord de celles qui auront un but charitable, puis des corporations enseignantes et, enfin, de toutes sans (page 549) distinction, tantôt sous prétexte de charité, tantôt sous prétexte d'enseignement.

Eh bien, je vous le demande, renoncez-vous à la liberté de fonder ou ne faites-vous qu'en ajourner la revendication à des temps meilleurs ? C'est là une question sur laquelle, depuis le commencement de ce débat, vous avez toujours glissé, avec beaucoup d'habileté ; mais, permettez-moi de le dire, c'est pour vous un devoir d'honneur et de loyauté politique de ne pas la laisser sans une réponse catégorique.

Messieurs, ce devoir d'honneur et de loyauté, je le dis sincèrement et avec tristesse, vous y avez failli jusqu'ici, et sans doute vous continuerez à y faillir. Votre réticence persistante aura été ainsi toute la moralité de cette longue discussion. (Interruption.)

Messieurs, je comprends votre silence : vous ne pourriez faire qu'une seule réponse, et cette réponse vous dépopulariserait complètement. Votre silence est habile ; mais je dois le dire aussi, s'il est habile, il est peu loyal.

Nous signalons au pays ce manque de loyauté, nous le signalons au peuple belge que nous sommes fiers d'appeler le peuple honnête par excellence ; vous avez préférê au mérite de la franchise le bénéfice de l'habileté ; vous finirez par n'avoir ni l'un ni l'autre.

- La séance est levée à 4 1/2 heures.