(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1863-1864)
(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)
(page 451) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à une heure et un quart.
M. Van Humbeeck, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction est approuvée.
M. Thienpont présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le conseil communal de Weert prie la Chambre d'accorder aux sieurs de Haulleville et Wergifosse la concession d'un chemin de fer d'Anvers à Saint-Vith. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants d'Anderlecht demandent une loi consacrant : 1° la propriété des cimetières aux communes ; 2° le droit pour l'autorité civile compétente d'exercer exclusivement la police et la surveillance des cimetières ; 3° la suppression du monopole des pompes funèbres en faveur des fabriques d'église ou consistoires. »
« Même demande d'habitants d'Anvers, Braine-l'Alleud, Bruges, Gand, Grammont, Ixelles, Liège, Lodelinsart, Londerzeel, Malines, Molenbeek-Saint-Jean, Ninove, Ransart, Saint-Josse-ten-Noode, Trois-Fontaines, Verviers, Waterloo. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Saventhem prient la Chambre d'autoriser la concession des chemins de fer projetés par l'ingénieur Splingard. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Verviers demandent l'abrogation de la loi spéciale sur les étrangers. »
- Renvoi à la section centrale chargée de l'examen du projet de loi qui proroge la loi relative aux étrangers.
« Les membres de l'administration communale de Bomal prient la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer de Bruxelles à Mayence. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Robert se plaint que la Prusse refuse l'enregistrement des marques de fabriques belges et réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir le payement, par le gouvernement prussien, des indemnités qu'il aurait eues des contrefacteurs de ses produits si la poursuite ne lui avait été rendue impossible. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Liège demande le maintien de l'indépendance et des droits du pouvoir civil en matière d'inhumations. »
- Même renvoi.
« Le sieur Goman demande la suppression de la loi sur les coalitions. »
- Même renvoi.
« Des habitants d'Alost se plaignent d'abus dans le mode de sépulture et prient la Chambre d'aviser aux mesures nécessaires pour les faire cesser. »
« Même demande d'habitants d'Anvers, Bruxelles, Borgerhout, Bruges, Duffel, Evergem, Fontaine-l'Evêque, Gand, Ixelles, Lodelinsart, Ransart, Molenbeek-Saint-Jean, Saint-Josse-ten-Noode, Trois-Fontaines, Verviers. »
- Même renvoi.
« La commission administrative de la caisse de prévoyance des ouvriers mineurs de la province de Liège fait hommage à la Chambre de 118 exemplaires du rapport annuel de ses opérations pendant l'année 1863. »
- Distribution aux membres de l'assemblée et dépôt à la bibliothèque.
Les sections de juin se sont constituées comme suit :
Première section
Président : M. J. Jouret
Vice-président : M. de Kerchove
Secrétaire : M. Mouton
Rapporteur de pétitions : M. Vander Donckt
Deuxième section
Président : M. Vilain XIIII
Vice-président : M. Delaet
Secrétaire : M. Bouvier
Rapporteur de pétitions : M. Hayez
Troisième section
Président : M. de Renesse
Vice-président : M. Lesoinne
Secrétaire : M. Van Overloop
Rapporteur de pétitions : M. Notelteirs
Quatrième section
Président : M. d’Hane-Steenhuyse
Vice-président : M. de Macar
Secrétaire : M. Declercq
Rapporteur de pétitions : M. Thienpont
Cinquième section
Président : M. de Paul
Vice-président : M. Bara
Secrétaire : M. De Lexhy
Rapporteur de pétitions : M. Van Volxem
Sixième section
Président : M. Delcour
Vice-président : M. Faignart
Secrétaire : M. Van Humbeeck
Rapporteur de pétitions : M. Janssens
M. Ch. Lebeau. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi sur le rétablissement du canton de justice de paix de Châtelet.
- Le rapport sera imprimé et distribué, et l'objet qu'il concerne mis à la suite de l'ordre du jour.
MpVµ. - Messieurs, toutes les sections ayant autorisé la lecture du projet de loi qui a été déposé l'autre jour, je vais, conformément au règlement, en donner connaissance à la Chambre.
« Les articles 6, 7, 8, 9 et 10 de la loi du 16 juin 1836 sur l'état et la position des officiers, sont remplacés par les suivants :
« Art. 6. La non activité est la position de l'officier hors cadre et sans emploi.
« Les officiers peuvent être mis en non activité :
« 1° Par suppression d'emploi.
« 2° Par réduction de l'effectif ou licenciement du corps dont ils font partie.
« 3° Par motif de santé et bien dûment constaté.
« 4° Par mesure d'ordre à titre de punition.
« Le traitement de non activité est fixé comme suit :
« a. Pour les officiers des trois premières catégories : à la moitié du traitement d'activité pour les officiers généraux, et aux trois cinquièmes de leur traitement d'activité pour tous les officiers, depuis le grade de colonel jusqu'à celui de sous-lieutenant inclus.
« b. Pour les officiers de la quatrième catégorie : aux deux cinquièmes du traitement d'activité pour les officiers généraux et à la moitié du traitement d'activité des officiers d infanterie pour tous les officiers, depuis le grade de colonel jusqu'à celui de sous-lieutenant inclus, quelle que soit l'arme à laquelle ils appartiennent.
« Art. 7. La réforme est la position de l'officier privé de son emploi à titre de mesure disciplinaire, pour des faits de nature à faire encourir une punition plus sévère que celle de la mise en non activité par mesure d'ordre.
« Le traitement de réforme des officiers de tout grade et de tout emploi est fixé aux deux tiers de celui de la non activité par mesure d'ordre.
« Art. 8. La mise au traitement de non activité pour l'une des trois premières causes énumérées au paragraphe 2 de l'article 6, est prononcée par arrêté royal motivé, sur le rapport du ministre de la guerre.
« Art. 9. La mise en non activité par mesure d'ordre et la mise à la réforme sont prononcées par arrêté royal motivé, sur le rapport du ministre de la guerre et de l'avis conforme d'un conseil d'enquête, composé, d'après les dispositions des articles 2, 3, 4, 5, 6, 7 et 8 de la loi du 16 juin 1836, sur la perte des grades, et fonctionnant conformément aux prescriptions des articles 9,10, 11 et 12 de la même loi.
« L'officier aura trois jours francs pour se pourvoir, devant la cour militaire, contre la décision du conseil d'enquête.
« Art. 10. Les officiers ne pourront être mis en non activité par mesure d'ordre, ou à la réforme, pour plus d'un an. Après l'expiration de ce terme, un conseil d'enquête sera de nouveau convoqué pour examiner si (page 452) la punition doit être levée ou maintenue, ou si, par suite de la persistance de l'officier dans la conduite qui a motivé sa punition, il n'y a pas lieu de prononcer sa déchéance du rang militaire, d'après les règles énoncées dans la loi sur la perte des grades.
« Art. 11. Cette disposition est applicable aux officiers qui se trouvent actuellement en non activité ou à la réforme.
« Si l'officier en non activité ou à la réforme est jugé digne de pouvoir rentrer en activité, il sera considéré comme en non activité, jusqu'à la première vacance dans son grade et dans son arme. Le rang d'ancienneté sera réglé d'après les dispositions en vigueur.
« Art. 12. Les officiers en disponibilité, en non activité ou à la réforme, restent soumis à la juridiction militaire et aux ordres du ministre de la guerre, qui peut assigner une résidence aux officiers mis en non activité par mesure d'ordre ou mis à la réforme.
« Les autres officiers pourront choisir leur résidence dans le pays, et en changer en faisant connaître leurs intentions au ministre de la guerre, pour information.
« Bruxelles, le 2 juin 1864.
(Signé) : E. Hayez, J. Delaet, Isidore Van Overloop, Debaets, T. Vander Donckt, comte d'Hane Steenhuyse.
MpVµ. - A quel jour la Chambre entend-elle fixer les développements de la proposition ?
M. Hayezµ. - Je pense que le moment le plus favorable serait la fin de la discussion qui nous occupe en ce moment. Je me tiens à la disposition de la Chambre à cet égard.
MpVµ. - M. Hayez propose de fixer les développements après les explications qui nous occupent en ce moment.
- Plusieurs membres. - Non, après les budgets.
MpVµ. - On propose de les renvoyer après les budgets ?
- Cette proposition est mise aux voix et adoptée.
MpVµ. - Le premier objet à l'ordre du jour est la suite des explications sur la situation.
Je dois, avant tout, avertir le public des tribunes que des ordres sévères sont donnés pour que le premier qui donnera des signes d'approbation ou d'improbation soit immédiatement expulsé. Cet ordre sera strictement suivi.
M. Thonissenµ. - Messieurs, le débat est sorti et devait sortir du cercle restreint des explications personnelles. Ni pour vous, ni pour nous, ni pour la droite, ni pour la gauche, il ne s'agit d'une mesquine question de noms propres, d'une misérable compétition de portefeuilles ; c'est une justice que nous pouvons, que nous devons nous rendre des deux côtés de cette assemblée. Quels que soient nos affections ou nos intérêts, nous savons tous qu'il s'agit aujourd'hui d'une question d'avenir pour nos principes, pour nos idées ; principes et idées qui nous sont chers, parce que nous sommes tous des hommes de bonne foi et que nous les croyons indispensables au développement régulier et normal des intérêts matériels et moraux du pays.
Le problème grave, plein de périls, qui se pose devant la Chambre, devant le Roi, devant le pays, est le produit de vingt-cinq années de luttes ardentes à la tribune et dans la presse. Si l'on veut donner au pays, devant lequel, je l'espère, nous comparaîtrons bientôt, l'intelligence parfaite des embarras de la situation actuelle, c'est à ce point de vue, à ce point de vue seul qu'il faut se placer.
Deux grandes opinions se partagent les forces et les sympathies du pays. Chacune d'elles y possède des partisans nombreux et des ressources considérables. Chacune d'elles, je puis le dire sans exagération, y a jeté de profondes racines. Pour l'homme d'Etat qui envisage cette situation sans idées préconçues, sans se laisser aveugler par ses passions politiques, les conséquences qui en dérivent ne sont pas difficiles à saisir. Si l'on ne veut pas compromettre le repos, le bonheur, la prospérité, l'avenir, l'indépendance même du pays, il faut que chacune des deux grandes opinions qui nous divisent trouve, sur le sol belge, le respect de ses droits, la garantie de ses intérêts, et surtout l'espoir fondé de n'être jamais systématiquement repoussée, quand son tour est venu de jouir loyalement du bénéfice des institutions parlementaires.
Or, messieurs, c'est là une vérité que les chefs de l'opinion libérale n'ont jamais su ni voulu comprendre.
Ils ont toujours exalté, exagéré les forces de leurs amis ; ils ont toujours abaissé, méconnu la force de leurs adversaires. Ils ont toujours revendiqué le pouvoir et la domination pour leurs amis, l'abaissement et l'obéissance pour les autres.
Je ne nie pas, moi, les droits et la force de l'opinion libérale. L'opinion libérale est un grand et puissant parti national. L'opinion libérale possède la majorité dans nos villes les plus importantes ; elle compte des partisans nombreux et convaincus dans tous les rangs du corps social, depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevés. Elle se trouve largement représentée dans l'industrie, dans le commerce, dans la magistrature, dans l'armée, dans la science, dans toutes les forces vives de la nation. Gouverner en Belgique, sans tenir compte des droits, des forces et même, dans une certaine mesure, des préjugés de l'opinion libérale, ce ne serait pas pratiquer une politique raisonnable, ce serait faire une politique insensée ; et si jamais un ministère quelconque, fût-il composé (erratum, page 476) de ses amis, pratiquait cette politique-là, je me placerais immédiatement au nombre de ses adversaires. Je ne veux pas de politique étroite, partiale, exclusive, tracassière, ni pour vous, ni pour nous ; je n'en veux pour personne.
Je ne nie pas davantage les services que les ministres actuels ont rendus au pays dans la sphère des intérêts matériels. Ils ont réformé, largement réformé le tarif suranné de nos douanes ; ils ont amélioré, considérablement amélioré la situation financière du pays ; ils ont supprimé les octrois communaux ; ils ont imprimé une impulsion vigoureuse à tous nos travaux publics ; ils ont eu le bonheur, la gloire, si vous le voulez, de briser les dernières entraves qui enchaînaient la libre navigation de l'Escaut. Tout cela je l'avoue, et je l'avoue volontiers, parce que je veux être juste pour tous, et principalement pour mes ennemis politiques.
Malheureusement, messieurs, permettez-moi de vous le dire, ces sentiments ne sont pas les vôtres. Vous n'êtes guère disposés à tenir compte des droits et des intérêts qui sont représentés sur nos bancs. Ce que vous éprouvez pour nos droits, pour nos forces, pour nos aspirations, pour nos doctrines, pour nos intérêts, ce n'est pas de la bienveillance, ce n'est pas de la condescendance, ce n'est pas de l'estime : c'est du dédain, c'est du mépris !
Il y a quelques mois, dans la séance du 8 mai 1863, l'honorable ministre des finances, célébrant par anticipation les triomphes électoraux de ses amis politiques, nous disait : « Vous avez devant le pays une position humiliante, une position malheureuse. On ne vous croit plus !»
Je pourrais répondre que l'honorable ministre a été très mauvais prophète ; je pourrais lui dire que cette opinion malheureuse, humiliée, à laquelle on ne croit plus, a si bien montré sa force dans nos dernières luttes électorales que, si MM. les ministres cessaient de voter pour eux-mêmes, ils auraient dans cette Chambre trois voix de minorité. Mais je ne veux pas rapetisser le débat ; je veux surtout tâcher de lui enlever ce caractère de violence qu'il n'a que trop revêtu. Je ne rappelle les paroles de M. le ministre qui pour attester un seul fait, celui du dédain de nos forces, du mépris de nos droits ; et je vais vous prouver que cette même injustice politique, ou pour mieux dire, ce même aveuglement politique, a été la source de tous vos actes depuis un quart de siècle et, par conséquent, la seule cause, la cause génératrice de tous nos embarras actuels.
Les orateurs qui m'ont précédé ont longuement parlé du passé ; je viens à mon tour user de ce droit. Une digression historique me semble indispensable, parce que je suis convaincu que la politique actuelle n'est autre chose que le développement d'un vaste système, dont le premier jalon a été posé en 1840. D'ailleurs, après le discours très éloquent, très habile, mais plein de passion et plein d'erreurs, de l'honorable ministre des finances, il faut que le pays sache que l'opposition violente, systématique, factieuse, dont a parlé l'honorable ministre, n'est autre chose qu'une grande opinion politique, un grand parti national qui, depuis un quart de siècle, a été réduit à la triste nécessité de défendre, chaque jour, ses libertés les plus chères et ses droits les plus incontestables contre les envahissements d'implacables adversaires.
Vous le savez, messieurs, l'union patriotique, cette union si belle et si féconde conclue sous la domination hollandaise, fut brisée en 1840.
Le 6 avril 1840, l'honorable comte de Theux, ministre depuis 1834, succomba sur un incident qui n'avait rien de politique. Le Roi fit appeler l'honorable M. Rogier et l'honorable M. Lebeau, et ces deux hommes d'Etat, en présence d'une Chambre où les catholiques possédaient incontestablement une forte majorité, ne trouvèrent rien de mieux que de former un cabinet exclusivement libéral, exclusivement doctrinaire.
MfFOµ. - Qui a eu dix voix de majorité dans cette Chambre.
M. Thonissenµ. - Je vous répondrai plus loin ; je connais parfaitement le terrain sur lequel je marche.
Cet oubli calculé des exigences les plus élémentaires du régime constitutionnel, ce dédain superbe des droits et des susceptibilités les plus (page 453) légitimes de la majorité, étaient incontestablement un fait grave. C'était le premier symptôme de cette politique de dédain, de mépris, dont je vais suivre les développements.
Ce fait, je le répète, était déjà très grave ; mais bientôt un autre vint s'y joindre. M. Devaux fonda la Revue nationale pour démontrer que les catholiques devaient désormais se résigner au rôle infime, mais paisible, de minorité éternelle.
Or, l'honorable M. Devaux était l'inspirateur de la politique ministérielle. C'était sous son patronage que l'administration nouvelle s'était formée. Tous les ministres étaient de mes amis, et dès lors les catholiques avaient le droit, le droit incontestable de demander, dans cette enceinte, si, oui ou non, le cabinet partageait les idées préconisées dans les colonnes de la Revue nationale. L'honorable M. Rogier répondit : « Je ne désavoue pas mes amis. » Mais l'honorable M. Lebeau alla plus loin ; il adressa au Roi un rapport officiel, dans lequel il ne craignit pas de déclarer que les ministres, choisis au sein de la minorité, avaient la mission de briser la majorité et de faire en sorte que les catholiques fussent à jamais réduits dans cette Chambre à la minorité d'une trentaine de voix. (Interruption.)
Le rapport existe, messieurs ; vous ne pouvez pas le nier. (Interruption.)
L'honorable M. Rogier a l'air de le contester. Je répète donc que M. Lebeau adressa au Roi un rapport dans lequel il ne craignait pas de dire que le ministère de 1840, choisi dans la minorité, avait pour mission d'anéantir la majorité, ou du moins de la réduire à une trentaine de voix dans la Chambre.
M. J. Lebeau. - Pourriez-vous citer les phrases du rapport ?
M. Thonissenµ. - Je ne puis pas faire de citations ; mais j'ai une preuve incontestable à fournir. Le fait ayant été affirmé à la tribune, en 1843, je pense, par M. J.-B. Nothomb, l'honorable M. Rogier lui demanda : •«D'où savez-vous cela ? Avez-vous lu le rapport ? » L'honorable M. Nothomb lui a répondu : « Oui, je l'ai lu ; le Roi me l'a communiqué. » L'honorable M. Rogier avoua alors qu'effectivement le rapport avait existé.
J'ajouterai que j'ai affirmé le fait dans un volume que j'ai publié. J'ai envoyé ce volume à l'honorable M. Lebeau ; il a bien voulu me répondre par une lettre autographe, où il me loue de mon impartialité et de ma bienveillance envers un adversaire politique.
Je répète donc que le ministère de 1840 disait au Roi que, dans l'intérêt même du pays, il fallait que l'un des deux grands partis qui divisent la Belgique n'obtînt qu'une trentaine de voix dans la représentation nationale.
Les catholiques, vous le savez, ne voulurent pas souscrire à cet arrêt de proscription politique. Un débat s'engagea dans cette assemblée. Le cabinet, comme l'a dit l'honorable ministre des finances, obtint ici 10 voix de majorité. Mais comment ? A l'aide de la pression exercée sur un grand nombre de fonctionnaires que la réforme parlementaire n'avait pas encore écartés de cette enceinte. Au Sénat, les choses se passèrent d'une autre manière. Le ministère y succomba, et bientôt, après avoir demandé, mais en vain, la dissolution du Sénat, il fut forcé de faire place à d'autres.
Il y a quelques semaines, l’honorable M. Rogier a fait rire une partie de cette assemblée, en disant que l'opposition de 1841 avait pour cause unique une croix de chevalier et l'organisation d'un concours entre les collèges subsidiés par l'Etat. C'était bien autre chose ! c'était la protestation d'un grand parti national qui ne voulait pas se laisser réduire au rôle de minorité éternelle !
Partout ailleurs que chez nous, le fait seul d'un cabinet formé en dehors de la majorité eût suffi pour amener, dès la première séance, l'explosion de l'indignation de cette majorité, et la retraite instantanée du ministère.
J'avoue que les catholiques eussent mieux fait d'attendre que les intentions du cabinet libéral se fussent dévoilées au sein de la représentation nationale ; j'avoue qu'ils auraient agi prudemment en attendant que des faits patents, irrécusables, ostensibles, fussent venus attester la partialité du ministère en faveur de la minorité du sein de laquelle il était sorti. Mais, d'un autre côté, avouez-le, une grande opinion politique, un grand parti national, convaincu da la loyauté de ses idées, de la pureté de ses principes, ne pouvait que très difficilement se résigner au rôle de minorité éternelle qu'on lui offrait avec une véritable naïveté politique.
Le ministère de 1840 succomba et fut remplacé par un cabinet mixte, présidé par l'honorable M. J.-B. Nothomb.
M. J.-P. Nothomb, homme d'Etat éminent, pour lequel la postérité sera plus équitable que ses contemporains, revint aux traditions larges et généreuses du congrès de 1830, à ces traditions que l'honorable M. Rogier avait lui-même pratiquées jusqu'au jour où il accepta du directeur de la Revue nationale la dangereuse théorie de la nécessité des gouvernements de parti.
Je n'ai pas besoin, messieurs, de vous rappeler à quelles attaques ce cabinet fut immédiatement en butte. Que fit-on ? On inventa la mainmorte et même la dîme ! On s'écria que les principes de 1789, principes que nous aimons comme vous, étaient en péril. On disait qu'une influence occulte pesait sur le cabinet et enlevait au Roi lui-même son libre arbitre. On affirmait que toutes les institutions du pays se trouvaient en péril et que les conseils communaux eux-mêmes devaient faire entendre leur voix pour éclairer la royauté et les Chambres ; en d'autres termes, on poussa les conseils communaux hors du cercle de leur compétence purement locale et administrative, pour les faire intervenir, par des adresses, dans les conseils de la couronne et jusque dans les délibérations des Chambres !
Mais le pays ne subit pas d'abord cette impulsion dangereuse, et l'honorable M. J.-B. Nothomb poursuivit résolument son chemin. Pendant quatre années son activité infatigable et féconde se manifesta dans toutes les sphères de l'administration publique, et. sans craindre un démenti, je puis dire qu'aucun de vous, quels que soient son talent et son activité, ne laissera dans les annales du règne de Léopold Ier une trace aussi brillante, aussi profonde. Quand il se retira, en 1845, il n'était pas vaincu ; il ne s'était pas cramponné à son portefeuille. Il renonça au pouvoir en disposant encore de plus de 25 voix de majorité ; car, vous vous le rappelez, quelques semaines avant sa retraite, la question de confiance ayant été posée, elle fut résolue affirmativement par 65 voix contre 23. C'est un fait que vous ne pourriez pas contester.
MfFOµ. - Je le conteste cependant formellement ; il n'a jamais eu de majorité.
M. Thonissenµ. - Quel était alors, messieurs, le rôle de la royauté ? En tenant compte des exigences ordinaires du gouvernement parlementaires, ce rôle était on ne peut plus simple. Une majorité conservatrice, unioniste, si vous le préférez, existant au sein des Chambres, le Roi devait former un ministère unioniste. Telle ne fut pas cependant la première pensée de Sa Majesté, et je ne lui en fais pas un reproche. Dans le désir de mettre un terme à des luttes dont sa haute raison prévoyait les conséquences funestes, le chef de l'Etat conçut le projet d'offrir le pouvoir à l'honorable M. Rogier, c'est-à-dire à l'homme de la minorité, et un personnage élevé, ordinairement mêlé aux crises ministérielles, fut chargé de sonder ses intentions.
L'honorable M. Rogier répondit affirmativement à ces insinuations ; mais, toujours sous l'impulsion de cette politique de dédain et de mépris qui s'était déjà manifestée en 1840, il déclara qu'il exigerait un blanc-seing pour dissoudre les Chambres. Il exigeait cette faculté, remarquez-le bien, non pas en vue d'un conflit nettement fixé d'avance ; mais d'une manière vague, indéterminée, chaque fois que la mesure semblerait nécessaire, utile à l'honorable M. Rogier ! La prérogative royale devenait une arme de guerre, un instrument d'intimidation aux mains des ministres.
- Un membre. - Et M. Dechamps ?
M. Thonissenµ. - La question n'était pas la même ; M. Dechamps avait indiqué des points précis, tandis que M. Rogier avait demandé la faculté de dissoudre d'une manière vague, indéterminée (Interruption.)
MfFOµ. - Le programme de M. Dechamps ne précise rien.
M. Thonissenµ. - Vous me répondrez.
Je dis donc que M. Rogier manifesta l'intention de demander le droit illimité, absolu de dissoudre les Chambres : il voulait s'imposer, par la crainte de la dissolution, à une majorité qu'il savait lui être hostile. Mais le Roi ne voulut pas accepter ces exigences ; il appela successivement MM. Leclercq et Dolez. A l'un et à l'autre, il offrit la mission de former un cabinet libéral, Un cabinet choisi dans les rangs de la minorité.
Ces honorables membres, convaincus qu'il n'était pas raisonnable, qu'il n'était pas possible d'organiser un cabinet libéral en présence d'une majorité catholique, déclinèrent ces offres, et le Roi, après de nouvelles tentatives infructueuses, eut recours à M. Van de Weyer.
Dans tout autre pays que la Belgique, en Angleterre, par exemple, cette solution eût paru toute simple, toute naturelle.
En effet, quoi de plus simple, de plus naturel, que de choisir un ministère au sein de la majorité ? Il n'en fut pas ainsi en Belgique ! Ce suprême dédain des droits de la majorité se manifestant de plus en plus, on soutint hardiment que le cabinet pouvait et devait être pris au sein de la minorité. Choisir le ministère parmi les membres de la majorité, c'était un crime !
Placé, le 27 juillet 1845, à la tête d'un ministère mixte, M. Van de Weyer (page 454) posa immédiatement la question de confiance, et l'accueil qu'il reçut de la part de la Chambre fut tellement bienveillant que cette question obtint une réponse affirmative par 63 voix contre 22 : preuve incontestable que, contrairement à ce que nous disait naguère l'honorable M. Rogier, il n'y existait aucune velléité d'opposition sérieuse, et que si quelques mois plus tard, le ministère se retira, c'était par le seul motif que des dissidences s'étaient produites dans son sein à l'égard de l'organisation de l'enseignement moyen.
Quoi qu'il en soit, M. Van de Weyer reprit le chemin de Londres, et le Roi se vit forcé de former un nouveau cabinet....
M. le président, je ne puis pas continuer au milieu des conversations
M. de Theuxµ. - On ne peut pas causer ainsi pendant qu'un orateur parle ; c'est un moyen d'interrompre.
M. Mullerµ. - C'est vous qui faites du bruit.
MpVµ. - N'interrompez pas.
M. Bara. - On n'a pas interrompu de notre côté.
M. Goblet. - C'est lui qui s'interrompt.
M. Thonissenµ - Je dis donc, messieurs, que l'honorable M. Van de Weyer reprit le chemin de Londres et que le Roi se vit de nouveau dans l'obligation de former un ministère. Que pouvait-il faire ? Suivant les règles essentielles du régime parlementaire il pouvait faire son choix au sein de la majorité ; il en avait incontestablement le droit. Ce n'est cependant pas par là qu'il débuta. Il fit appeler l'honorable M. Rogier, et, remarquez-le, pour la troisième fois, il lui offrit la mission de former un ministère exclusivement libéral, en présence d'une Chambre où les catholiques ou, si vous le voulez, les unionistes possédaient toujours une majorité considérable !
L'honorable M. Rogier accepta. Il forma une liste sur laquelle toutes les nuances de l'opinion libérale étaient représentées. Une seule nuance manquait ; c'était celle qui formait la majorité au sein de la Chambre des représentants et au sein du Sénat.
Le Roi cependant passa outre ; poussant la condescendance jusqu'aux dernières limites, il agréa la liste qu'on lui présentait ; mais l'honorable M. Rogier ajouta une condition. Il demanda de nouveau la dissolution éventuelle des Chambres, et cette fois, pour ne plus encourir le reproche de l'avoir exigée d'une manière vague et indéterminée, il proposa au Roi l'appel aux électeurs, chaque fois que la représentation nationale lui ferait une opposition combinée.
C'était bien vague ! Vous le savez, messieurs, les ministres sont plus ou moins susceptibles. Tel ministre s'indigne-là où un autre daigne à peine répondre. En réalité ce que l'honorable M. Rogier voulait, c'était d'avoir à sa disposition la prérogative de la dissolution jusqu'aux élections de 1847. Jusque-là il voulait avoir le droit de venir dire au Roi, chaque jour, à chaque heure : « Les Chambres me font une opposition combinée ; signez, Sire, signez immédiatement l'arrêté de dissolution que je vous présente. »
Le Roi se crut obligé de repousser ces prétentions exagérées, et alors seulement il prit la résolution de former son ministère au sein de la majorité, laquelle, même en 1846, était toujours catholique ! A sa demande, l'honorable comte de Theux forma le ministère que l'honorable M. Rogier a appelé ironiquement, il y a quelque temps, le ministère des six Malous.
Ce ministère comparut devant la Chambre, et, la question de confiance ayant été posée, il obtint une majorité de dix voix. Il avait donc le droit d'occuper le pouvoir. (Interruption.)
MfFOµ. - Et les fonctionnaires !
M. Thonissenµ. - Eh bien, messieurs, ce droit fut audacieusement nié.
Les uns s'en prirent aux ministres, les autres osèrent mettre directement le Roi lui-même en cause.
Aux ministres que disait-on ? On leur disait : Comment ! vous voulez gouverner avec dix voix de majorité ! Et encore cette majorité comprend cinq membres du cabinet. Si cinq d'entre vous ne votaient pas pour eux-mêmes, vous n'auriez plus que cinq voix de majorité. Et vous gardez le pouvoir ! Vous ne comprenez pas votre dignité ! Retirez-vous, respectez-vous, remettez le pouvoir à d'autres !
Voilà le langage tenu en 1846, vous ne sauriez pas le contester.
M. Hymans. - C'est ce que l'on a fait.
M. Coomans. - Vous avez fait semblant de le faire.
M. Thonissenµ. - Vous comprendrez sans peine, messieurs, que je n'entends pas discutez cette singulière théorie. Puisque l'honorable comte de Theux avait dix voix de majorité, on ne pouvait raisonnablement lui dénier le droit d'occuper le pouvoir. Je ne rappelle cette circonstance que pour constater qu'en politique, comme ailleurs, il est parfois vrai de dire ; Autres temps, autres mœurs.
En 1846, dix voix de majorité étaient trop peu pour gouverner, c'était insignifiant ; en 1864, deux voix suffisent, y compris les voix de cinq ministres.
- Plusieurs voix. - Du tout, du tout !
M. Bara. - Vous savez bien le contraire.
M. Thonissenµ. - Mais, je l'ai dit, il y avait quelque chose de plus grave. On ne se borna pas à nier le droit de l'honorable comte de Theux. On s'en prit au Roi lui-même. On osa l'attaquer dans cette enceinte de la manière la plus injuste et la plus inconvenante. En voici la preuve.
Un honorable membre de la gauche ne craignit pas de prononcer les paroles suivantes :
« L'opinion libérale, par sa seule présence aux affaires, aurait émancipé la royauté du joug que, dans l'opinion du pays, elle subit aujourd'hui. »
Vous ne demandez pas qui a dit cela ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - C'est moi.
M. Thonissenµ. - Oui, c'est l'honorable M. Rogier.
MfFOµ. - Ce n'est pas là attaquer la royauté.
M. Thonissenµ. - Un autre membre fut encore plus explicite et plus audacieux :
« Qu'est-ce donc dit celui-ci, qu'est-ce donc qui écarte le parti libéral du pouvoir ?... C'est cette influence funeste qui pèse sur la Couronne ; c'est cette influence qui entoure, qui circonvient, qui obsède la Couronne ; c'est cette influence qui, s'étayant du souvenir de deux révolutions, menace encore alors qu'elle se proclame, dans cette enceinte, la gardienne de la royauté. » Il ajouta, aux applaudissements de la gauche : « Si, en ce moment, je n'hésite pas à signaler avec énergie le mal de la situation, le véritable mal qui mine le pouvoir et qui l'avilit..., c'est que, en homme modéré avant tout, j'ai dû signaler au pilote, si haut placé qu'il soit, l'écueil qui menace le navire de l'Etat, pour qu'il l’arrête ! »
M. Orts. - Cela a été dit par M. d'Elhoungne.
M. Thonissenµ. - Oui !
Le tout fut couronné par une harangue de l'un des chefs les plus actifs et les plus énergiques de l'opinion libérale. Celui-là ne craignit pas de s'écrier « qu'il n'était pas permis au roi de choisir un ministère libéral réunissant des conditions de vitalité. »
Comme toujours, la presse exagéra ses attaques ; les passions démagogiques s'en mêlèrent, et bientôt il fallut faire une loi d'exception pour mettre la famille royale à l'abri de viles, de honteuses, d'ignobles attaques.
Et cependant, quel était le crime de la royauté ? En 1840, les catholiques possédant incontestablement la majorité dans cette enceinte, le Roi offre à l'honorable M. Rogier la faculté de former un ministère exclusivement libéral, c'est-à-dire, pris tout entier au sein de la minorité.
En 1845, les catholiques ayant encore la majorité, le Roi offre une seconde fois à l'honorable M. Rogier le pouvoir de choisir un ministère purement libéral au sein de la minorité.
En 1846, le Roi fait les mêmes offres à l'honorable M. Rogier, toujours en présence d'une Chambre où les catholiques possédaient la majorité.
Ainsi, trois fois en cinq ans, le Roi dit à l'honorable M. Rogier : Je vous offre le pouvoir, à vous, l'homme de la minorité ! Je vous présente la faculté d'organiser une administration exclusivement, composée de vos amis politiques ! Et ce Roi-là n'a pas la liberté de choisir un ministère libéral ! Et ce Roi pousse le navire de l'Etat vers sa perte ! Et ce Roi subit une influence occulte !
Cela a été dit dans cette enceinte ; et cependant, vous l'avez vu, trois fois en cinq ans, le Roi avait offert à l'honorable M. Rogier la faculté de former un ministère exclusivement composé d'hommes de la minorité.
Soyons francs : au fond de toutes ces déclamations, il y avait une seule prétention, une seule exigence ; c'était celle-ci : Nous possédons le droit au pouvoir, il nous appartient, il est notre lot, notre apanage, quoique nous soyons la minorité, parce que nous sommes le libéralisme doctrinaire !
J'ai beaucoup étudié l'histoire des gouvernements parlementaires ; mais je n'ai jamais rien vu de pareil. Ah ! quand les acteurs auront disparu de la scène ; quand ceux qui les flattent et les exploitent ne seront plus là pour égarer l'opinion publique ; quand l'histoire, l'histoire seule, avec sa grande voix, toujours impassible et juste, se fera entendre, les générations (page 455) qui nous suivent auront peine à concevoir que de telles exagérations aient pu un seul instant égarer l'opinion publique d'un pays qui se distingue par son bon sens proverbial.
Et cependant tel fut le sort réservé à l'honorable comte de Theux ! Malgré sa modération exemplaire, malgré sa haute impartialité, malgré sa fidélité scrupuleuse à conserver intactes toutes les traditions larges et généreuses du congrès national, les élections de 1847 lui furent défavorables. Un ministère libéral arriva au pouvoir ; et ce ministère, pour don de joyeux avènement, amena la destitution du tiers des gouverneurs de province et du quart des commissaires d'arrondissement du royaume !
Dis l'ouverture de la session parlementaire, quatre orateurs catholiques prirent la parole ; et leurs discours méritent d'autant plus d'attention qu'ils sont pour ainsi dire caractéristiques de la position, de l'attitude, que l'opinion conservatrice a prise dans cette enceinte depuis la révolution et qu'elle a conservée jusqu'aujourd'hui.
« Je reconnais, dit l'honorable M. Malou, que le ministère devait naître tel qu'il est, après les élections du 8 juin ; je ne lui conteste pas, comme on l'a fait si souvent, en présence de l'évidence des faits, le droit d'être au pouvoir. »
L'honorable comte de Theux, l'honorable M. Dechamps, l'honorable M. de Decker tinrent le même langage ; tous s'écrièrent : Vous avez la majorité au sein du corps électoral ; vous avez le droit d'occuper le pouvoir. En un mot, ils tinrent un langage entièrement opposé à celui que l'honorable M. Rogier et ses amis avaient tenu dans cette enceinte depuis 1840 jusqu'en 1847.
L'honorable M. Frère et ses collègues se mirent donc à l'œuvre, sans rencontrer cette hostilité systématique, cette négation hautaine de toutes les fictions parlementaires, qui avaient causé tant d'embarras et tant de déboires aux administrations précédentes ; on leur disait : Gouvernez ; vous avez la majorité ! Langage d'autant plus remarquable que, lorsqu'on examinait la situation à fond, lorsqu'on scrutait les antécédents de tous les membres de la représentation nationale, on arrivait à cette conclusion que la majorité était réellement indécise.
Eh bien, comment le ministère témoigna-t-il sa reconnaissance ? Je vous défie de me montrer dans l'histoire des gouvernements parlementaires un seul exemple d'une guerre aussi active, aussi acharnée, aussi savante, aussi persévérante que celle qui, de 1847 à 1852, fut faite à l'opinion conservatrice. Je vais vous en fournir la preuve.
Le 12 avril 1848, modifiant profondément le système électoral établi par le congrès national de 1830, mais réalisant d'un seul coup le vœu le plus hardi du congrès libéral de 1846, on abaissa le cens électoral jus qu'aux dernières limites fixées par la Constitution. En d'autres termes, on augmenta le nombre des électeurs de 108 p. c. dans les villes, et de 49 p. c. seulement dans les campagnes. Puis, profitant habilement de cette réforme radicale, on demanda au Roi la dissolution des deux Chambres.
Les élections se firent sous la pression hautement avouée du pouvoir, et, grâce au concours de quelques milliers de fonctionnaires ; grâce aussi aux troubles et aux inquiétudes résultant des événements de l'époque, le nombre des représentants de l'opinion conservatrice, déjà réduit en 1847, fut de nouveau largement décimé.
Mais ce n'est pas tout : une loi du 1er mai vint dissoudre les conseils communaux, et le ministère eut la chance heureuse de pouvoir renouveler, au gré de ses doctrines, les collèges échevinaux des 2,524 communes du royaume.
L'œuvre, vous le voyez, était déjà considérable ; mais elle ne tarda pas à recevoir son complément. Une loi du 9 mai 1848 prononça la dissolution des conseils provinciaux ; les élections nouvelles se firent sous la même pression, et le gouvernement eut le bonheur de voir renforcer considérablement l'élément libéral au sein des députations permanentes, dont l'influence électorale n'est pas un mystère.
Ainsi, dans toutes les sphères de l'administration nationale, à la province, à la commune, au sein des Chambres, l'opinion conservatrice, déjà deux fois vaincue, rencontra de nouvelles phalanges d'adversaires, adversaires ardents, exaltés par le succès et décidés à profiter largement de la victoire.
Aussi, je n'ai pas besoin de vous le rappeler, de toutes parts surgirent des cris de triomphe ! On proclama que désormais c'en était fait de l'influence des conservateurs ; on annonça que jamais ce parti, si rudement secoué, si complètement vaincu ne retrouverait une influence quelconque sur le sol belge.
Il pouvait encore végéter pendant quelque temps ; mais redevenir un parti influent, cela était complètement impossible !
Or, messieurs, comment toutes ces erratum, page 476)prédictions se sont-elles réalisées ? Au lieu de disparaître misérablement de la scène, au lieu de s'éteindre dans les étreintes d'une rapide agonie, cette opinion deux fois vaincue ne tarda pas à reprendre ses forces. Aux élections de 1850, les conservateurs gagnèrent quelques voix ; aux élections de 1885, leur nombre s'accrut de douze, et le ministère usé, impuissant, fut forcé de donner sa démission, après avoir vainement cherché son salut dans une dissolution du Sénat.
Alors il se fit une trêve sous l'administration bienveillante et impartiale de l'honorable M. de Brouckere. Cet homme d'Etat éminent comprit que la lutte ardente qui agitait et troublait le pays devait avoir un terme ; il proposa loyalement une trêve qui fût loyalement acceptée ; il abandonna le pays à ses propres inspirations et, dès 1854, le pays envoya dans cette enceinte une majorité conservatrice.
Ainsi, messieurs, malgré vingt-cinq années d'attaques incessantes, malgré les rudes coups que lui avait portés le ministère de 1847, l'opinion conservatrice jouissait de nouveau de la confiance de la majorité du corps électoral.
Le cabinet de Brouckere fut remplacé par le ministère de Decker. L'opinion conservatrice se trouvait encore une fois à la tête des affaires du pays !
Eh bien, cette fois encore, vous n'avez pas su vous résigner ; cette fois encore, vous avez manifesté la prétention que le pouvoir vous appartenait de droit, comme vous l'aviez fait en 1840 ; vous l'avez revendiqué en vertu d'une sorte de droit divin du libéralisme ; vous l'avez saisi des deux mains quoique vous n'eussiez qu'une minorité très faible dans cette enceinte ; vous l'avez saisi avec empressement, vous minorité, dès qu'il vous fut offert.
A la fin de 1857, à la suite de scènes pénibles que je ne veux pas rappeler pour ne pas provoquer des passions nouvelles, un ministère libéral fut donc choisi, encore une fois, au sein de la minorité et, comme signal de son avénement, il nous donna la dissolution de la Chambre des représentants.
Les élections se firent, comme en 1847, sous la pression active du ministère libéral, et, grâce au concours de milliers de fonctionnaires appartenant à tous les rangs de la hiérarchie administrative, le corps électoral, surexcité, trompé par la prétendue loi des couvents, obéit à l'impulsion qu'on lui imprimait, et l'opinion conservatrice fut de nouveau violemment réduite à l'état de minorité.
J'entends encore les cris de triomphe qui éclatèrent à cette occasion ! De nouvelles prophéties retentirent dans toutes les parties du pays. Désormais le doute devenait impossible ! C'en était fait des conservateurs ; les libéraux étaient vainqueurs définitifs ; vainqueurs à jamais !
Eh bien, comment ces prophéties retentissantes se sont-elles réalisées ? Un seul mot suffit pour fournir une réponse complète. Après sept années de gouvernement implacable pour vos adversaires, vous êtes encore une fois réduits à l'impuissance !
Convenez-en avec moi, messieurs, une opinion qui résiste à de telles attaques ; une opinion qui triomphe malgré tant de vicissitudes ; une opinion ainsi impitoyablement poursuivie pendant un quart de siècle, retrouvant immédiatement ses forces après toutes les défaites qu'elle subit, est une opinion puissante, vivace, ayant jeté de profondes racines dans le pays. Mais s'il en est ainsi et vous ne sauriez le contester, votre politique est mauvaise, car elle prend pour base le dédain des forces et le mépris des droits de l'opinion conservatrice !
Si cette opinion est un grand parti national, un parti ayant poussé des racines profondes dans le sol belge, votre politique, encore une fois, basée sur le dédain de ses forces et le mépris de ses droits, est en dehors des faits. C'est une politique de passion, une politique de rancune, une politique d'aventures !
Un instant, il est vrai, vous avez pris d'autres allures ; un instant vous avez paru vous résigner à conformer, pour la première fois, votre conduite aux règles ordinaires du régime parlementaire.
Après un échec électoral mémorable, vous aviez compris que le corps électoral s'éloignait de vous ; vous aviez compris que vous deviez quitter le pouvoir : Nous ne voulons plus, disiez-vous, être un ministère quelconque ; nous ne voulons être ni ministère politique, ni ministère d'affaires ; nous ne voulons pas rester sur ces bancs. Cherchez-moi un tiers pour me délivrer, et j'abandonne immédiatement mon portefeuille, disait l'honorable ministre des finances ; mais ce tiers, ajoutait-il, je ne l'ai pas trouvé.
Eh bien, le jour où ce tiers s'est rencontré, vous n'avez plus voulu partir. (Interruption.) Chacun de vous ne cessait de s'écrier : « Nous voulons partir » ; mais, dès qu'un ministère conservateur se fut présenté, chacun de vous s'écria : « Je reste. »
MfFOµ. - Vous êtes un singulier historien.
M. Thonissenµ. - Vous restez donc au pouvoir ; vous êtes revenus à votre politique traditionnelle qui réclame le pouvoir comme un droit, (page 456) comme un apanage, comme une espèce de droit divin du libéralisme doctrinaire, à cette politique de dédain pour les droits et les forces de vos adversaires.
Vous avez obtenu la dissolution des Chambres pour arriver ; vous l'obtenez aujourd’hui pour vous maintenir.
Mon patriotisme me força à le dire : c'est là une situation très grave dont vous assumez la responsabilité. Je n'hésite pas à le déclarer, vous donnez des conseils funestes à la Couronne.
Comment ! En 1833, M. Rogier obtient la dissolution de la Chambre des représentants ; il obtient, en 1848, la dissolution de la Chambre et celle du Sénat ; il obtient, en 1857, la dissolution de la Chambre, et aujourd'hui, messieurs, pour la cinquième fois on accorde éventuellement à M. Rogier le même droit de dissolution !
Et nous, combien de fois l'avons-nous obtenue ? Pas une seule fois. Jamais, jamais !
Je le répète : cela est excessivement grave ; car, en définitive, si le Roi voulait vous suivre jusqu'au bout ; si sa haute raison ne vous résistait pas, savez-vous ce que vous feriez de ce droit de dissolution que vous ne cessez de demander pour arriver au ministère ou pour vous y maintenir ? Je le dis avec regret, mais avec franchise : « Vous en feriez un instrument de domination pour les uns, un instrument d’oppression pour les autres ! Si ce Roi que nous révérons, que nous aimons tous, si ce Roi, pour lequel au besoin nous répandrions tout notre sang, vous suivait et vous écoutait jusqu’au bout, qu’en feriez-vous ? Vous en feriez un homme de parti ; vous le mettriez en guerre avec la moitié de son peuple !
Ce n'est pas ainsi que nous avons procédé de notre côté. Lorsqu'il fut question d'un ministère dirigé par l'honorable M. de Brouckere, cette nouvelle reçut un accueil favorable sur nos bancs, et si ce cabinet se fût constitué, les deux tiers de la droite au moins lui eussent prêté l'appui de leur suffrage. Mais vous n'avez pas voulu de ce ministère ; vous l'avez rendu impossible ; car, dès la première séance qui suivit la crise ministérielle, l'honorable M. Orts nous a déclaré, au nom de son parti, que le seul ministère de gauche auquel celle-ci pouvait donner son appui, était le ministère actuel. Par anticipation, vous déclariez impossible l'avénement de M. de Brouckere.
Plus tard, il fut question d'un ministère dirigé par M. le prince de Ligne. Ce ministère, encore une fois, eût été bien accueilli par nous ; et s'il s'était formé, il est certain que, dans le sein de cette Chambre, il réunirait aujourd'hui une imposante majorité. Mais, encore une fois, vous n'en avez pas voulu ; vois l'avez rendu impossible !
Si un ministère modéré ne s'est pas constitué, il faut que le pays le sache, c'est parce que vous n'en avez pas voulu.
Si nos luttes se perpétuent ; si la Chambre perd un temps précieux en discussions irritantes et stériles, il faut que le pays le sache, c'est parce que, à l'encontre de ce que nous voulons, vous ne voulez pas d'un ministère modéré, d'un ministère d'affaires.
Si la Belgique continue à être divisée en deux camps nettement tranchés ; si le parlement beige, seul dans le monde, continue à être privé de cette portion flottante et modérée qu'on appelle le centre, c'est que vous ne voulez pas d'une administration qui pourrait calmer les haines, apaiser les rancunes et ramener la concorde au sein de la représentation nationale.
MfFOµ. - Qui ferait partie de votre centre ?
M. Thonissenµ. - Je viens de vous le dire. Vous rendez le centre impossible. A chaque instant vous citez l'exemple de lord Palmerston, sans que cependant vous vous soyez jamais comparé à lui, que je sache. Eh bien, s'il y avait eu Angleterre une administration violente, partiale, vindicative, implacable comme la vôtre, on n'y trouverait pas plus de centre qu'ici.
- Des membres. - Voilà de la modération !
M. Bara. - Voilà le langage du chef du centre droit.
M. Thonissenµ. - Vous allez donc revenir à votre politique traditionnelle ; vous ne voulez pas d'un ministère de trêve ; vous ne voulez pas la paix ; vous voulez avoir la lutte ; parce que vous espérez que vos forces grandiront dans la tempête, comme cela vous a réussi en 1857. Vous ne pouvez pas vous résigner à tenir compte de nos droits et de notre force. Eh bien, cela est d'une gravité extrême !
Il y a, parmi vous, des hommes d'Etat à qui je n'ai pas la prétention de me comparer. Je les conjure de vouloir bien réfléchir aux périls de la situation qu'ils font au pays.
Comment ! Vous voulez la guerre civile des idées, la guerre civile des intérêts, à l'heure où la question flamande, elle aussi dédaignée et méprisée par vous...
M. Goblet. - Voilà de la modération !
- Un membre. - C'est une manœuvre électorale.
MpVµ. - M. Thonissen, il y a ici des questions contestées ; jamais aucune des questions qui nous sont soumises n'y est méprisée.
M. Thonissenµ. - Je modifierai donc ma phrase en disant : Vous voulez établir la guerre civile des idées, la guerre civile des principes, an moment où la question flamande, dont vous ne comprenez pas toute l'importance....
M. Goblet. - Et vous ?
M. Thonissenµ. - ... menace d'introduire chez nous une rivalité de race et de langue, c'est-à-dire la rivalité la plus dangereuse de toutes.
M. Bara. - Adressez-vous à M. Delaet qui a divisé le pays en Wallons et en Flamands.
M. B. Dumortier. - N'interrompons pas.
MpVµ. - Vous n'avez pas la police de l'assemblée.
M. Thonissenµ. - Vous voulez avoir la guerre civile des idées, la guerre des principes et des intérêts à l'heure où le canon peut retentir tout à coup sur les rives du Rhin ; à l'heure où le pays a besoin, avant tout, de paix et de concorde.
Et ici, permettez-moi de vous le dire, si de nouveaux périls surgissaient, nous ne serons plus vos dupes comme en 1848.
En 1848, lorsque la nouvelle du coup de foudre qui brisa le trône de Louis-Philippe parvint à Bruxelles ; quand ce grand et loyal ami des Belges, le père de notre Reine vénérée, l'aïeul de nos princes, prit le chemin de l'exil, mes amis descendirent de leurs bancs, les bras et les cœurs tendus vers vous ; ils vous prirent les mains ; ils vous offrirent leur confiance entière, leur concours illimité, absolu.
Et comment avez-vous reconnu ce noble et généreux élan de patriotisme ? Je vais vous le dire ; c'était le 20 avril 1850. J'ai entendu l'un des ministres, le regard plein de colère, le geste menaçant, le sarcasme sur les lèvres, prononcer ces incroyables paroles : « Vous aviez peur en 1848 ! » Eh bien, la leçon ne sera pas perdue. Si de nouveaux périls surgissent, nous ne viendrons pas entraver votre marche, car nous mettons le grand intérêt national au-dessus de tous les intérêts. Mais soyez-en persuadés : la leçon de 1848 ne sera pas perdue. Nous ne vous fournirons plus l'occasion de nous traiter de lâches, du haut de la tribune nationale, quand le danger sera passé.
Ainsi que je vous l'ai déjà dit, vous venez de nouveau faire un appel à votre politique de violence, à votre politique d'exclusion, à votre politique implacable. Vous n'avez voulu ni paix, ni repos, ni trêve ; vous voulez la guerre, vous nous l'avez déclarée.
Vous nous jetez le gant. Et bien, nous le ramassons, quoique avec un profond regret...
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Je demande la parole.
M. Thonissenµ. - Nous acceptons la lutte et nous la soutiendrons avec le sentiment indomptable de nos droits, avec une confiance entière dans nos forces. Nous ne vous permettrons pas de réaliser vos idées ; nous ne laisserons pas surtout se reproduire impunément les scènes de 1857. Si les lauriers de Cavour vous empêchent de dormir, nous ne serons pas, nous, des Toscans ou des Napolitains !
- Voix à droite. - Très bien ! très bien ! (Interruption.)
M. Thonissenµ. - Mais aussi, messieurs, si ces luttes incessantes déposent un germe de dissolution au sein de noire belle patrie ; si, à force d'en user, vous allez jusqu'à compromettre la prérogative royale elle-même ; si un jour, jour néfaste que Dieu veuille écarter, vous ne trouvez plus que la désaffection et le dédain au lieu du dévouement et du patriotisme dans la moitié da la nation, c'est à vous, à vous seuls, que la Belgique devra demander compte de ses malheurs, peut-être même de la perte de son indépendance ! (Interruption.)
M. Guillery. - Voilà les hommes modérés ! (Interruption.)
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Le discours de l'honorable M. Thonissen devait être prononcé hier avant celui de mon honorable collègue M. le ministre des finances ; je m'explique par là pourquoi l'honorable M. Thonissen n'a pas répondu un seul mot à mon honorable collègue.
M. Thonissenµ. - D'autres le feront.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Ce discours cependant valait peut-être la peine de quelque réfutation. Mais l'honorable M. Thonissen avait préparé le sien de longue main. (Interruption.)
- Voix à gauche. - D'où viennent les interruptions maintenant ?
(page 457) M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Je ne défends pas qu'on m'interrompe ; je ne m'en offense pas ; mais je demande qu'on réserve les interruptions pour des choses plus importantes que celles-là.
Je dis que l'honorable M. Thonissce a préparé son discours de longue main ; le nie-t-il ? C'est un long exposé historique.
Quoi qu'il en soit, que l'honorable M. Thonissen ait ou n'ait pas préparé l'histoire qu'il vient de nous faire, je n'attendrai pas jusqu'à demain pour lui répondre.
Voici le thème de l'honorable M. Thonissen : Vous êtes un ministère violent, haineux... Que dit-il encore ? ...
- Une voix. - Implacable !
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - ... vindicatif, implacable ; vous jetez le désordre partout, vous provoquez la guerre civile, vous préparez au pays les plus grands périls ; vous compromettez enfin la dynastie ; il faut vous retirer.
Vous n'avez plus que deux voix de majorité dans la Chambre ; et, dans d'autres circonstances, vous avez déclare à d'autres hommes d'Etat qu'ils ne pouvaient pas rester au pouvoir sans porter atteinte à leur considération, bien qu'ils eussent encore dix voix de majorité.
Messieurs, à l'époque où l'opposition libérale disait aux ministères mixtes, aux ministères catholiques de se retirer alors qu'ils avaient encore dix voix de majorité, y compris les leurs et celles de tous les fonctionnaires publics qui affluaient dans cette enceinte, que faisaient ces ministères que nous engagions à la retraite ?
Ils ne se retiraient pas ; ils restaient sur leurs bancs. Et lorsque l'honorable M. Dechamps, à son tour, nous a sommés de nous retirer, qu'avons-nous fait ? Nous nous sommes retirés. (Interruption.) Nous avons remis nos démissions entre les mains du Roi, ce qu'avec grand soin nos honorables prédécesseurs s'abstenaient de faire, quand ici on leur donnait le même conseil.
Qu'a fait la Couronne lorsque l'honorable M. Dechamps s'est rendu près d'elle ? La Couronne a dit : Faites un ministère ; dissolvez les Chambres si vous le voulez ; ni conditions, ni réserves.
Eh bien, si l'honorable M. Dechamps avait fait ce qu'il devait faire suivant nous ; s'il avait pris le ministère, s'il avait dissous les Chambres, on n'aurait plus le chagrin de nous voir sur ces bancs. Est-ce que l'honorable M. Dechamps ou quelqu'un d'autre osera soutenir que nous l'avons empêché de prendre le ministère au mois de janvier 1864, quelqu'un osera-t-il soutenir une pareille thèse ?
Il a plu à l'honorable M. Dechamps de ce pas prendre le ministère ; il lui a convenu de vouloir imposer à la Couronne tel ou tel ministère qui ne fût pas le nôtre ; il a voulu qu'on prît un ministère nouveau dans les rangs de la gauche ; il n'a pas même cherché à composer un ministère de trêve, de transaction, de modération dans les rangs de la droite.
Cependant il y avait dans la droite des hommes convenables pour une telle mission ; des hommes qui ont déjà figuré sur ces bancs ; il y avait l'honorable M. de Decker, il y avait l'honorable M. Vilain XIIII. Pourquoi l'honorable M. Dechamps n'a-t-il pas donné à la Couronne le conseil de s'adresser à ces hommes modérés ? Pourquoi ? Est-ce que par hasard, nous aurions aussi déconseillé à la Couronne de s'adresser à M. de Decker, à M. Vilain XIIII ? Pourquoi l'exclusion de ces honorables membres de la droite ?
M. de Renesse. - Qui jouissent de l'estime de toute la gauche.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Oui, ces honorables collègues jouissent de l'estime de la gauche tout entière ; sous le ministère de ces honorables membres nous n'avons pas donné l'exemple que vous, depuis sept années, vous nous offrez ; nous ne les avons pas harcelés sur chaque loi, quelle qu'elle soit ; nous ne leur avons pas fait une opposition incessante, une opposition de détail et de violence ; j'en appelle à leur propre témoignage.
Ainsi, les honorables représentants de la droite qui voulaient composer un ministère de trêve, commencent par en exclure les hommes de leur parti les plus capables de présider à un pareil ministère. Il a fallu d'ailleurs que la Couronne se prêtât à toutes les exigences, à tous les caprices de l'opposition.
Après l'honorable M. de Brouckere, on a passé à l'honorable prince de Ligne, président du Sénat. Osera-t-on soutenir que nous sommes intervenus auprès de l'honorable M. de Brouckere, auprès de l'honorable prince de Ligne pour les engager à refuser le pouvoir ?
On s'est adressé ensuite à M. J.-R. Nothomb, notre ministre à Berlin, à qui l'honorable M. Thonissen vient d'accorder un si éclatant témoignage. Eh bien, l'honorable M. Nothomb a refusé. Est-ce que l'honorable M. Thonissen s'imagine que j'ai écrit à M. Nothomb de refuser le ministère sous peine de démission ?
M. Thonissenµ. - Qui a parlé de cela ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Après tous ces refus, messieurs, le Roi nous a fait savoir qu'étant à bout de moyens, ne parvenant pas à composer un ministère, attendu que tout le monde refusait, il nous priait de continuer la gestion des affaires.
Qu'avions-mus à faire alors pour répondre à l'appel du Roi ? Nous avions à reprendre la gestion des affaires du pays. Mon opinion personnelle était que dès ce moment nous en avions le droit et le devoir.
Mes collègues n'étaient pas de cet avis, ils ont pensé qu'il fallait demander au Roi de faire de nouvelles tentatives pour composer un nouveau cabinet. Je me suis rallié à leur opinion, je tenais avant tout à rester leur collègue. Nous avons alors prié le Roi de faire de nouvelles tentatives pour arriver à la composition d'une administration nouvelle.
C'est dans cette position que nous nous sommes présentés au mois de mars dernier. Qu'arriva-t-il alors ? M. Dechamps, qui au commencement et à la fin de la crise avait refusé de se charger de la composition d'un cabinet, se montra disposé à s'en charger. Il fut donc de nouveau appelé et se présenta cette fois avec un programme. Qui forçait M. Dechamps à présenter au Roi un programme qu'il était impossible à la Couronne d accepter, attendu qu'il impliquait l'abdication partielle de ses prérogatives ? On savait d'avance qu'un pareil programme ne recevrait pas l'adhésion du Roi.
Je déclare qu'avant la publication de votre programme par les journaux de l'opposition, nous n'en savions pas le premier mot. En présence de ce programme, le Roi a réfléchi, il s'est demandé où le prétendu parti conservateur voulait conduire le pays et la Couronne.
Il n'a pas accepté le programme, il s'est de nouveau adressé aux ministres démissionnaires. Qu'avions-nous à faire ? J'émis l'avis de reprendre la gestion des affaires ; mes honorables collègues, pour échapper aux reproches qu'on ne craint pas de nous adresser aujourd'hui, ont encore insisté pour que le Roi fît de nouvelles tentatives.
Le Roi avait laissé entrevoir la possibilité de former un ministère extra-parlementaire.
Nous avons dit que nous désirions que Sa Majesté usât de sa prérogative dans toute sa plénitude.
M. Dechamps et ses amis avait trouvé singulier que le Roi refusât le programme sans le discuter ; nous avons engagé à discuter le programme ; et c'est sur l'insistance de M. Dechamps pour le maintien de l'article 2 relatif à la réforme électorale, sans compter l'article premier qui enlevait au Roi la nomination des bourgmestres et des échevins, c'est là-dessus que le Roi a de nouveau rejeté le programme.
Que devions-nous faire ? Devions-nous laisser le pouvoir indéfiniment vacant ? après quatre mois de suspension fallait-il laisser quatre mois encore le pays dans cet état quand des nécessités budgétaires nous forçaient de nous présenter devant la Chambre ?
Messieurs, je l'ai dit dans la première séance, quand j'ai vu un pareil programme proposé par de pareils hommes, ma première pensée a été celle-ci : on ne veut pas en ce moment arriver au pouvoir, on propose au Roi un programme qu’il lui sera impossible d’accepter, et comme on ne nous ménage pas dans cette discussion, qu’on attribue à une basse cupidité du pouvoir la résolution que nous avons prise, comme on prétend que nous avons rendu tout impossible parce que nous nous considérions comme indispensables à la gestion des affaires, à nos portefeuilles, je demanderai si d’autres membres ne s’étaient pas rendus impossible parce qu’ils se considéraient comme indispensables à la gestion d’autres portefeuilles.
Il est en dehors du pouvoir d'autres positions beaucoup plus douces ; et je conçois qu'à celles-là on s'attache avec ténacité.
Nous nous considérons, dit-on, comme indispensables et de tout temps nous nous sommes imposés à la Couronne.
Je répondrai aussi rapidement que possible sur l'historique de M. Thonissen, qui est un historien distingué... dans ses livres.
Il est remonté en 1840. Nous sommes-nous imposés alors ? Nous sommes arrivés à la suite de la retraite de M. de Theux qui avait été combattu par M. Dumortier et d'autres membres de la droite : je suis arrivé avec MM. Lebeau, Liedts, Leclercq, Mercier et le général Buzen, ce dernier comme ministre de la guerre ; nous n'en avons pas vu, pour le dire en passant, figurer dans le cabinet projeté de M. Dechamps.
Voilà un ministère assez modéré. Comment a-t-il été traité par la (page 458) droite ? On trouve que nous frappons d'incapacité la droite, d'indignité la droite. M. de Theux était cependant resté sept ans au pouvoir, soit au département de l'intérieur, soit à celui des affaires étrangères, ce qui est un terme assez long ; les libéraux arrivent en 1840 avec le programme le plus modéré, le plus effacé, avec des hommes qu'on n'accusera pas d'être des démagogues ; mais ils avaient le malheur d'être libéraux.
Comment les a-t-on traités ? Pas tout à fait comme aujourd'hui, on était plus poli à cette époque ; mais nous étions déjà un brandon de discorde, une cause de désunion dans le pays. Il fallait à tout prix renverser ce ministère, c'était un ministère irritant. L'opposition ne prévalut pas à la Chambre, nous eûmes dix voix de majorité. Mais on nous reprit au Sénat et sur une question équivoque, il y eut un vote de non confiance. Qu'avions-nous à faire ?
Nous demandâmes au Roi, nous croyant investis de la confiance de l'opinion publique, de faire un appel au pays, et c'est alors je pense qu'à cette objection qui nous était faite : Vous allez renvoyer de la Chambre tous les catholiques, il va y avoir une hécatombe de catholiques, prenez-y garde ! l'honorable M. Lebeau fit un rapport à Sa Majesté pour Lui démontrer qu'en toute hypothèse tous les catholiques ne disparaîtraient pas de la Chambre, qu'il en resterait au moins une trentaine. Je crois que c'est à cela qu'on faisait allusion tout à l'heure.
M. Thonissenµ. - On a dit qu'on devait les réduire au nombre de 30.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Permettez, M. Thonissen. Les amis de l'honorable M. Thonissen nous avaient condamnés à mort, et nous, nous désirions vous réduire, nos accusateurs, nos exécuteurs, au moindre nombre possible. D'accord. Et si nous avons une dissolution, nous la ferons dans l’intention de réduire autant que nous pourrons le nombre de nos adversaires. C'est pour cela que l'on fait une dissolution.
Eh bien, messieurs, on nous refusa la dissolution et nous nous retirâmes.
On a fait tantôt l'histoire des ministères mixtes. J'aurais beaucoup à dire sur la prétendue fécondité qu'on attribue à ces ministères-là, mais j'abrège.
En 1845 le ministère mixte se dissout lui-même, tellement ces ministères sont dans de bonnes conditions d'existence. Après s'être deux ou trois fois modifié en quatre ans, il tombe de lui-même.
J'eus alors des pourparlers avec un personnage qui joue auprès du Roi un rôle important, un rôle de confiance et là je me permis de dire que le ministère s'étant retiré ayant la majorité, si j'étais appelé au pouvoir je ne pourrais pas gouverner sans une dissolution.
Immédiate ? disait-on.
Je ne sais pas, peut-être, répondis-je, cela dépend des circonstances. Pour avoir prononcé ce mot : dissolution, messieurs, il n'y a pas d'outrages, pas d'accusation dont je n'aie été l'objet depuis cette époque. Il n'y eut pas de dissolution.
Un ministère nouveau se présenta et tâcha de gouverner pendant un an.
Ce ministère, composé d'éléments presque entièrement catholiques, ne parvint pas à s'entendre sur la question de l'enseignement.
L'honorable M. Van de Weyer qui avait eu la prétention de faire de la conciliation, qui croyait pouvoir agir en libéral modéré, trouva sur cette première question, celle de l'enseignement moyen, une opposition au sein du conseil et le cabinet fut dissous.
Cette fois S. M. après avoir tenté ailleurs, je n'affirme rien, mais je le pense, s'adressa de nouveau à moi, et je fus amené à proposer au Roi un nouveau cabinet avec un programme.
Dans ce cabinet figuraient entre autres l'honorable M. de Brouckere, l'honorable procureur général de Bavay avec l'honorable M. Delfosse.
En 1845 on m'avait reproché de vouloir absorber la prérogative royale en demandant éventuellement la dissolution sans préciser les points sur lesquels elle se ferait. Dans notre programme de 1846, nous demandâmes encore la dissolution éventuelle, mais en précisant les cas sur lesquels elle se ferait.
Croyez-vous, messieurs, qu'on nous pardonna en faveur de cette concession que nous faisions à nos adversaires ? Pas du tout. Nous fûmes traités absolument de la même manière qu'auparavant.
Ce fut encore l'usurpation de la Couronne, le renversement de la royauté, l'absorption de la prérogative royale.
Bref on ne nous accorda pas la dissolution. Et, messieurs, cet homme que l'honorable M. Thonissen représente comme acharné à la possession du pouvoir, se proclamant indispensable à l'administration des affaires, comme travaillé du mal d'être ministre, cet homme, au lieu d'accepter le pouvoir en 1845 et 1846, proposait au Roi un programme qui l'éloignait du pouvoir.
Conciliez cette manière d'agir avec cette ambition infatigable, démesurée qu'il vous plaît de lui attribuer.
Si je comprends bien la pensée de l'honorable M. Thonissen, pensée qu'il a bien voulu dissimuler sous de grandes paroles de dévouement à la royauté, je ne sais trop s'il ne veut pas rendre la royauté plus ou moins solidaire ou complice du maintien des libéraux aux affaires.
Je constate que la royauté en 1840, en 1845 et en 1846, n'a rien voulu accorder aux libéraux pour rester ou pour entrer aux affaires et qu'à cette époque après ce qui s'était passé au Sénat, après l'intrigue du Sénat... (Interruption.)
Mais ce qui s'est passé au Sénat a été qualifié et blâmé par vous-mêmes.
M. B. Dumortier. - Vous ne pouvez pas qualifier la conduite d'autres corps.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). – Je prie l'honorable M. Dumortier de ne pas m'interrompre. Veut-il recommencer les scènes d'hier ?
MpVµ. - M. Dumortier, vous ne pouvez pas interrompre.
MpVµ. – Je suis en droit de dire qu'il y a eu une intrigue au Sénat, et que nous avions raison de penser et de dire que le Roi était à cette époque sous l'empire d'une influence occulte dont nous voulions l'émanciper. (Interruption.)
On dit que nous décrétions l'indignité, l'incapacité des catholiques relativement aux affaires publiques. Les libéraux sont en droit de tourner contre eux ce reproche.
Dès 1840, en effet, avec les éléments que je viens d'indiquer, avec un programme ultra-modéré, nous sommes combattus par les catholiques. Pourquoi ? Parce que nous nous appelons libéraux. Il n'y avait pas d'autre raison.
En 1846, le ministère des six Matous, comme M, Malou l'a appelé lui-même, car ce n'est pas moi qui l'ai qualifié ainsi, se retire après une année de gouvernement. Le Roi veut bien s'adresser à moi, et cette fois je parvins à composer un cabinet qui obtint l'assentiment de Sa Majesté. Nous étions des libéraux ; notre programme est là.
Comment avons-nous été traités ? Comment avons-nous été accueillis par la droite ? Depuis le premier jour de notre avènement jusqu'au dernier jour, opposition constante, opposition sur toutes les lois, opposition sur toutes les mesures.
Pourquoi ? Parce que nous étions des libéraux, parce que nous nous appelions libéraux.
L'opinion catholique a cette prétention ou de gouverner par elle-même, ou de gouverner par des ministères qui lui conviennent, par des ministères soi-disant mixtes qu'elle prétend exploiter à son profit, mais il n'est pas permis à des libéraux d'occuper le pouvoir.
Nous étions alors, messieurs, combattu comme radicaux. L'honorable M. Dechamps s'écriait au Sénat que le radicalisme allait lever la tête.
En 1857 nous rentrons au pouvoir.
Dès le premier jour jusqu'au dernier, nous sommes le ministère de l'émeute, le ministère des pavés, le ministère de l'étranger, un ministère haineux, un ministère vindicatif, un ministère implacable, antinational, anticonstitutionnel. Voilà ce que nous sommes depuis le premier jour jusqu'au dernier.
Voilà le genre d'opposition que nous avons à subir.
Oui, messieurs, on est haineux, ou est implacable, on est violent ; on est parfois antinational ; mais ce n'est pas des bancs du ministère que viennent de pareils exemples.
On reproche à l'opinion libérale d'avoir recours quatre ou cinq fois à la dissolution et l'on semble blâmer la condescendance du Roi pour nous en ces occurrences.
Je demande à 1 honorable M. Thonissen, lui qui est un historien sérieux dans ses livres, je lui demande au moins, pour être impartial, de vouloir bien rechercher les causes de ces dissolutions.
En 1833, est-ce contre les catholiques que nous avons fait la dissolution ? Mais nous avons sacrifié alors un grand nombre de libéraux. Et pourquoi le faisions-nous ? Parce que sur la question étrangère, nous ne parvenions pas à obtenir une majorité dans la Chambre ; parce que le gouvernement était entravé dans sa marche, était entravé dans ses négociations ! C'était le moment ou jamais de faire appel au pays, et la Chambre fut dissoute.
Un grand nombre de libéraux furent sacrifiés parce qu'ils différaient (page 459) de manière de voir avec nous, entre autres notre honorable ami M. de Brouckere et autres. Est-ce là la dissolution que vous nous répudiez ?
En 1840, nous sommes combattus au Sénat, sans qu'on ait un seul grief réel à nous reprocher ; cela a été constaté et avoué. Nous demandons au Roi que le pays soit juge entre le Sénat et nous. Le Roi nous refuse et nous renvoie. Est-ce là une preuve de condescendance pour nous ?
En 1845, même situation. Nous demandons la dissolution ; le Roi nous la refuse.
En 1846, nous demandons la dissolution. Le Roi la refuse.
En 1848, le renouvellement intégral des Chambres est reconnu par toutes les opinions comme conséquence indispensable de la réforme électorale.
En 1857, oh ! nous y voici. En 1857, dit l'honorable M, Thonissen, à la suite d'événements déplorables, nous sommes appelés au pouvoir.
D'abord il n'est pas exact que le cabinet se soit formé à la suite des événements de mai. Ce thème peut servir à l’opposition ; il est joli de nous appeler le ministre de mai, novembre, le ministère des pavés, le ministère des émeutes. Mais cela n’est pas exact, ce n’est pas à la suite de ce qu’on appelle les événements de mai que nous sommes arrivés au pouvoir.
A la suite des événements de mai, le ministère est parfaitement resté en fonctions ; à la suite des événements de mai, le cabinet de MM. de Decker, Vilain XIIII, Nothomb ne s'est pas retiré. Il a même pris d'agréables vacances pendant une partie de l'été. Le pays était tellement agité, tellement ému, qu'il a permis au gouvernement d'aller en vacances, de voyager à l'étranger.
Mai, juin, juillet, août, septembre, octobre se passent ainsi.
Arrivèrent les élections communales, où le sentiment public se fit jour dans un grand nombre de communes. Car, grâce à Dieu, nos communes, nos villes sont et seront longtemps encore, je l'espère, le siège et l'espoir du libéralisme.
Au mois de novembre, les élections communales arrivent, qui, en fait, font ressortir dans le pays une opinion peu favorable à la politique ; mais qui, en droit, ne pouvaient avoir pour effet le renversement du ministère.
Les libéraux triomphent dans la commune et le ministère s'en va. Je ne pense pas que nous ayons engagé l'honorable M. Vilain XIIII et l'honorable M. de Decker à se retirer.
Tout ce que je puis dire : c'est que lorsque le Roi me fit l'honneur de m'appeler, ma première question fut celle-ci : Pourquoi le ministère se retire-t-il ? Il a encore la majorité.
Je crois que le Roi fit revenir ces messieurs, pour leur dire ma réponse et leur demander s'ils ne voulaient pas rester au pouvoir. Est-ce exact ?
M. Vilain XIIII. - Oui.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). – Ces messieurs ne voulurent pas rester au pouvoir. Mais comme il n'est pas permis aux libéraux, sous peine d'être accusé de violer les lois divines et humaines, d'occuper le pouvoir sans la permission des catholiques, le fait de prendre le pouvoir nous fut imputé à crime.
Nous insistions d'autant plus pour que MM. de Decker et Vilain XIIII conservassent le pouvoir, qu'ils avaient la majorité, et nous disions au Roi : Nous serons obligés de faire une dissolution, si nous entrons.
La dissolution eut lieu, mais non pour le Sénat. Nous dîmes que nous tâcherions de gouverner avec le Sénat, quoiqu'il y eût alors au Sénat une majorité contre nous ; majorité qui, pour le dire en passant, s'est transformée depuis, attendu qu'aujourd’hui nous avons la majorité au Sénat et que, partant, s'il y avait dissolution, nous n'aurions pas, probablement, à dissoudre le Sénat ; cela ne serait pas nécessaire, nécessité au contraire qui existe complètement pour l'honorable M. Dechamps.
Messieurs, s'il était permis d'espérer de l'impartialité, du sang-froid du côté de la droite, je voudrais lui tenir le langage modéré que voici. Je crois que la droite cède, dans ce moment, à un entraînement très périlleux, sinon pour le pays, au moins pour l'opinion qu'elle a la prétention de représenter. L'opposition à laquelle le cabinet est en bulle est, je crois, sans exemple dans les annales parlementaires d'aucun pays. Les outrages de tous genres s'accumulent sur sa tête. Tous les jours, les insultes, les calomnies contre lui sont répandues dans le pays. sans que ceux auxquels elles s'adressent aient même la permission de recevoir le contre-poison. A chaque pas que nous faisons, dans les grandes questions, en dehors des partis, comme dans les plus petites questions administratives, votre concours nous est refusé d'une manière presque absolue.
Nous avions une question nationale, autour de laquelle tous les partis auraient dû se réunir, question pour laquelle le cabinet avait fait de grands et patriotiques efforts, pour laquelle notre propre opinion avait montré un grand détachement de ses intérêts électoraux ; ; nous avions la question de la défense nationale, ce qu'on a appelé, en la rétrécissant : la question d Anvers. Voilà une de ces questions qui dans un pays où les partis ont avant tout de la loyauté et le sentiment de leurs devoirs, voilà une de ces questions qui auraient dû désarmer l’opposition. Quel spectacle vous a donné le parti soi-disant conservateur (mais je lui dénie formellement ce titre), qu’a fait ce parti prétendument conservateur, qui donne aujourd’hui la main tendrement au parti radical après l’avoir tendue au parti anversois ? Eh bien, messieurs, au lieu de soutenir le gouvernement dans cette tâche laborieuse et difficile, on est venu en aide aux mauvais projets sortis de mauvais meetings. On parle de ministère émeutier, mais ne pourrions-nous pas aussi parler d’opposition émeutière ? On est venu encourager ici tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait dans ces meetings où jusqu’au nom du Roi, tout était insulté ; on a encouragé ces passions, on a voulu en tirer parti, ne prévoyant pas qu’à la dernière heure, lorsque le moment viendrait de payer cette dette, on se trouverait honteusement dans l’impuissance de satisfaire ces créanciers-là ?
Voilà le rôle du parti conservateur et nous nous mettons, avec confiance, en présence du pays, même sur cette seule question.
Au fond, si nous sommes un ministère violent, implacable, despotiques, tyrannique, si nos lois ont jeté le désordre et l’irritation dans le pays, quel était votre premier rôle ? C’était de détruire ces lois, et au lieu de nous présenter comme programme un de ces fastueux prospectus où l'on promet aux actionnaires des avantages dont ils ne jouiront pas, il fallait arriver avec un programme sérieux, un programme en situation, en déclarant que h ministère actuel avait posé des actes despotiques, tyranniques, attentatoires à la religion et que vous vous proposiez de revenir sur ces actes. Voilà ce qu'il fallait faire.
Vous parlez des périls de la situation : vous nous faites entrevoir à l'extérieur les lueurs du canon, vous nous faites entendre dans le lointain le bruit des armes ; eh bien, oui, j'admets cette situation extérieure, j'admets qu'elle présente certains périls pour le pays ; j'admets que le pays et son gouvernement doivent être très attentifs aux événements extérieurs ; mais alors ne serait-ce pas, pour l'opposition, le moment de se recueillir un peu ? Vous êtes amis de la paix, dites-vous, vous êtes amis de la trêve ; mais de qui vient la guerre ?
De qui vient la guerre incessante sur toutes les questions ? C'est de vous.
Vous êtes amis de la religion et vous la mêlez à toutes nos luttes. Vous êtes ennemis de l'irritation ; mais vit-on jamais un parti plus irrité que vous l'êtes ? Vous êtes amis de la conciliation, mais vit-on jamais un parti plus inconciliable ? Vous êtes amis de la modération, mais nous venons encore d'avoir un échantillon de votre modération dans le discours de M. Thonissen, lui cependant qui a la réputation d’être un des membres les plus modérés de la droite.
L'honorable M. Thonissen qui ne nous a pas fait savoir pourquoi il n'est pas entré dans le ministère de l'honorable M. Dechamps alors qu'il avait cependant été désigné pour en faire partie, l'honorable M. Thonissen se préoccupe des dangers éventuels qui peuvent venir de l'extérieur ; mais alors, à vous parti conservateur, à vous parti modéré, nous ne vous demandons pas votre sympathie, votre appui constant, nous vous demandons de faire ce que fait tout parti loyal, nous vous demandons d'aider à la marche du gouvernement, ou tout au moins de ne pas la contrecarrer à toute heure, sur toutes les questions. Est-ce trop exiger d'un parti et surtout d'un parti conservateur ?
On a rappelé, messieurs, avec satisfaction, la conduite que l’on a tenue en 1848. Jusqu'en 1848 le ministère libéral était poursuivi comme un ministère révolutionnaire, comme un ministère radical. C'était le thème alors.
En 1848, on fut tout surpris de. voir ce ministère radical et révolutionnaire tenir courageusement tête au radicalisme et à la révolution, et l'on voulut bien nous en témoigner une satisfaction, malheureusement bien courte et bien transitoire. Après 1848, quelques mois après les événements de Février et lorsque la tranquillité n'était pas encore rétablie, lorsque la république était à nos portes, que fit l'opposition ? Je ne dis pas qu'elle avait eu peur.
(page 460) M. Coomans. - Cela a été dit.
MfFOµ. - C'est moi qui l'ai dit, en réponse à une insulte que vous nous aviez adressée, et je maintiens ce que j'ai dit.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). – A cette époque donc, je ne dis pas que vous avez eu peur plus que nous ; vous vous êtes montrés bons citoyens comme vous le seriez encore, j'aime à le croire pour vote honneur, dans des circonstances pareilles ; mais trois mois à peine s'étaient écoulés après cette scène de réconciliation, que l'opposition recommença avec une nouvelle violence contre nous, et depuis lors cette opposition n'a pas cessé. Ministère de 1847, comme ministère de 1857, nous avons été traités avec des degrés différents de violence, de la même manière.
La droite, je le répète, ne peut pas admettre que des messieurs qui s'appellent libéraux, que des gentlemen qui s'appellent libéraux, se trouvent à la tête des affaires.
Votre tempérament ne supporte pas de voir les libéraux aux affaires ; et cependant il faut bien que vous vous y résigniez. Vous demandez la dissolution. Si vous pensez que le pays se prononce pour la politique de la droite parlementaire, eh bien, l’occasion se présentera naturellement pour vous de prendre le pouvoir et vos désirs seront satisfaits.
- A droite. - Tant mieux !
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Pourquoi n'avez-vous pas fait vous-mêmes la dissolution ? Vous l'avez pu faire il y a trois mois ; vous préférez nous charger de cette besogne; soit. Mais je suppose, messieurs, que le pays renvoie une majorité suffisante au ministère libéra1 ; il faudra bien que ce ministère, tout haineux, tout implacable, tout violent qu'il est, reste en fonctions. Que ferez-vous alors ? Vous ne vous attendez pas sans doute à nous voir modifier nos allures, nos principes ; recommencerez-vous alors le rôle que vous jouez depuis sept ans ? S'il en est ainsi, vous agirez, je vous en avertis, aux yeux du pays, non plus comme un parti, mais comme une véritable faction.
L'honorable M. Thonissen a dit une parole qui m'a un peu étonné. « Oh ! s'est-il écrié, si vous avez un Cavour dans le ministère, nous ne serons pas des Napolitains, des Toscans ! » Vous serez, je le veux bien, des Romains ; mais qu'est-ce que cela veut dire ?
Restez dans votre rôle. Il n'est pas question, je pense, d'annexer, pour le moment, à la Belgique d'autres provinces ; il n'est pas question de mettre sons le joug le Brabant, la Flandre occidentale ou la Flandre orientale, Que signifie ce langage de l'honorable M. Thonissen ? Je lui demanderai de vouloir bien expliquer sa pensée.
En fait de politique intérieure, voyons ce qui reste de ce que nous avions annoncé dans notre programme.
La loi qui semble vous toucher le plus au cœur, la loi qui nous a valu un déluge d'injures, de récriminations ; la loi pour laquelle on n'a pas même craint de faire un appel à l'étranger, la loi spoliatrice des bourses, elle est presque finie ; elle est au Sénat ; il est probable qu'elle sera votée par le Sénat ; et cette loi, qui était le grand prétexte des fureurs dont nous sommes les témoins ; cette loi, j'aime à le répéter, était acceptée par l'honorable M. Dechamps. (Interruption.)
- Un membre. Il l'a nié.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - L'honorable M. Dechamps, dans son grand désir de voir disparaître les hommes qui lui déplaisent au banc ministériel, d'y voir d'autres figures, a dit à ceux qui étaient appelés à vous succéder : « Entrez aux affaires ; et la loi des bourses ne sera pas pour vous une difficulté ; n'en faites pas une question de portefeuille au Sénat ; et si elle passe, ce sera bien.... »
M. Nothomb. - Mon honorable ami, qui n'est pas présent, n'a pas dit cela ; il a dit : N'en faites pas une question de portefeuille, et elle sera rejetée.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Il y a dans le programme annoncé par nous une autre loi : c'est la loi relative au temporel des cultes. Cette loi a pour but unique d'assurer aux communes un contrôle plus efficace sur les dépenses des fabriques d'église.
Si je tiens bien le mot d'un d'entre vous, cette loi n'a qu'un malheur, c'est d'être présentée par un ministère libéral ; présentée par un ministère catholique, elle ne rencontrerait pas d'opposition.
Voilà donc, dans un avenir prochain, ce qui vous est réservé : la présentation d'une loi sur le temporel du culte.
Or, les autres lois politiques sont votées ; les mesures administratives sont maintenues et il n'était pas question, de la part de l'opposition, de revenir sur les lois votées, sur les mesures administratives mises en pratique.
Je pense qu'un des candidats-ministres, auquel était destiné primitivement le département de l'intérieur, avait déclaré que les interprétations admises notamment en fait d'enseignement primaire, seraient maintenues. Expliquez donc toutes ces inconséquences.
Eh bien, avec l'intention bien arrêtée de défendre vigoureusement le terrain du pouvoir civil contre toutes les prétentions directes ou indirectes du clergé, avec l'espérance d'assurer au pays la tranquillité dont il jouit au fond, la prospérité qu'on ne peut lui dénier ; avec l'espoir de ramener le calme dont il a besoin et qu'on fait tout pour lui ravir, nous nous en rapporterons avec confiance à l'opinion du pays.
Si l'opposition nous y force, nous n'hésiterons pas à proposer à S. M. d'user de la faculté qu'elle a bien voulu nous donner.
Et qu'on en soit bien sûr : si une majorité en faveur de l'opposition vient à se déclarer, l'opinion libérale supportera la perte du pouvoir avec plus de philosophie et de résignation que vous-mêmes ne l'avez fait ; elle ne viendra pas récriminer tous les jours contre la manière dont vous serez entrés au pouvoir ; elle ne viendra pas vous tracasser sur chacune des lois et sur chacune des mesures que vous proposerez. Un parti parlementaire a des devoirs à remplir ; il faut qu'il prête son concours à la marche des affaires. Vous êtes ici pour faire des lois et non pas pour faire de l'opposition sur tous les détails et à toute occasion. Que, dans nos discussions politiques, vous refusiez votre concours au gouvernement, rien de mieux ; nous ne vous le demandons pas ; mais du moins, pour toutes les lois qui n'ont pas un caractère politique, donnez au gouvernement le concours dont il a besoin pour que les affaires marchent.
Voilà ce qu'on peut appeler de la modération. Mais je le dis à regret, nous ne devons pas nous attendre à cette modération-là. Je crois que vous suivez un courant qui vous entraîne, et qui conduira beaucoup d'entre vous bien plus loin qu'ils ne voudraient aller. Mais si un jour, et par suite des excès de votre opinion, par suite de vos prétentions dangereuses vous vous trouviez vis-à-vis du pays dans une situation fausse et périlleuse, soyez certains que c'est dans nos rangs que vous trouveriez encore vos défenseurs.
M. B. Dumortier. (pour une motion d’ordre). - Je n'ai point l'intention de prendre part à un débat de portefeuille. Mais il y a une question qui me touche et sur laquelle je voudrais bien avoir une explication.
J'ai entendu, à plusieurs reprises, M. le ministre des affaires étrangères et d'autres membres du cabinet nous parler de dissolution. On vient aussi de parler de la loi des bourses ; on vient de parler d'une loi sur les fabriques d'église. On nous a laissés dans un vague extrême, ainsi que le pays, au sujet de cette grave question de la dissolution, et de l'attitude que le ministère compte prendre devant le Sénat.
Eh bien, une explication nette, franche, précise, est nécessaire sur la portée du pouvoir que le ministère a en main. (Interruption.) Messieurs, je crois que cette question est très parlementaire ; je demande au ministère :
1° Entend-il, oui ou non, faire de la question des bourses, devant le Sénat, une question de cabinet ?
- Voix à gauche. - Certainement.
M. B. Dumortier. - C'est au ministère et à personne autre que je m'adresse.
2° Quand le ministère entend-il faire la dissolution ?
- Voix à gauche. - Ah ! ah !
M. B. Dumortier. - Le pays doit savoir si le droit de dissolution accordé au ministère est absolu, si c'est un droit de dissolution donné en blanc seing, ou si les conditions de la dissolution sont précisées. (Interruption.)
Comment ! Vous êtes ici avec deux voix de majorité ; vous avez déclaré à vingt reprises que cette majorité ne suffisait pas pour gouverner ; j'ai donc le droit de croire que votre intention est de faire un appel au pays. Eh bien, je désire savoir si votre intention est de faire cet appel à un moment où les élections pourraient se faire dans des conditions d'égalité pour les deux partis ; ou bien si vous attendrez une époque où les circonstances du temps pourraient éloigner du scrutin un grand nombre d'électeurs. Le pays a évidemment intérêt à savoir à quoi s'en tenir, et c'est pourquoi je vous demande une explication franche et catégorie que.
MpVµ. - La parole est à M. Orts.
M. B. Dumortier. - Mais, M. le président, ce n'est pas M. Orts que j'ai interpellé.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Je demande la parole.
(page 461) M. Orts. - Je prie M. le ministre de me permettre d'adresser une question aux honorables membres de la droite.
M. B. Dumortier. - Je demande une réponse du gouvernement.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - En ce qui concerne la loi sur les bourses, nous nous en expliquerons devant le Sénat.
Quant à la dissolution, nous n'avons aucune réponse à faire à l'honorable M. Dumortier. La Chambre et le pays seront avertis à temps de ce qui sera fait.
M. Orts. - Je voudrais obtenir un échange d'explications sur un pied de parfaite égalité entre la droite et la gauche. Puisque l'honorable M. Dumortier pose des questions aux représentants de la gauche sur leurs intentions futures, je voudrais que le ministère passé, qui allait être le ministère de l'avenir (interruption) et au nom duquel l'honorable M. Dumortier vient de parler sans doute (nouvelle interruption) avait l'intention de dissoudre la Chambre et le Sénat immédiatement, ou bien attendre également son jour et son heure.
Je demanderai en second lieu, à n'importe lequel de nos adversaires politiques qui voudra bien me répondre, si la droite a oui ou non l'intention de refuser les budgets.
M. B. Dumortier. - Je n'ai point parlé au nom du ministère qui a avorté ; je n'avais aucun mandat et nulle intention de le faire. J'ai parlé en mon nom personnel, au nom de collègues qui n'ont rien de commun avec une question de portefeuille et pour lesquels il n'est pas indifférent du tout de savoir à quelle époque la dissolution aura lieu.
Vous ne pouvez pas être seuls dans le secret des affaires ; en pareille matière, la loyauté vous commande, et c'est ainsi que les choses se pratiquent en Angleterre, de faire connaître l'époque de la dissolution. (Interruption.)
Ne croyez pas, messieurs, que la droite redoute la dissolution.
- Voix à gauche. - Nous non plus.
M. B. Dumortier. - Mais ce que la droite ne peut pas admettre, c'est qu'on fasse la dissolution dans des conditions qui ne mettraient pas tout le monde sur le pied d'une parfaite égalité.
On nous demande ce qu'eût fait le ministère qui a avorté. En vérité, je trouve fort drôle d'adresser une pareille question à un ministère qui n'existe pas, à un ministère qui est mort-né.
Ma motion, à moi, s'adresse à des ministres qui sont devant nous et qui, aux termes de la Constitution, sont tenus de nous répondre autrement que par le silence ; tandis que l'honorable membre me demande, à moi, ce qu'il sait bien que je ne sais pas. Mais je ne doute pas que si mes amis avaient été au pouvoir, ils n'auraient pas fait la dissolution dans des conditions qui eussent pu être défavorables à la gauche. Je n'hésite pas à dire que cette dissolution ils l'eussent faite immédiatement, c'est-à-dire à l'époque fixée par la loi électorale pour les élections ordinaires.
Ce qui n'est point possible, c'est que le ministère se renferme dans le silence jusqu'au mois de novembre et qu'il fasse alors la dissolution, c'est-à-dire au cœur de l'hiver, à l'époque des neiges, des pluies, etc.
M. de Moorµ. - Il n'y a jamais eu tant d'électeurs qu'en décembre 1857.
M. B. Dumortier. - Voilà ce qui n'est pas possible et voilà cependant ce que vous voulez, parce que vous n'avez qu'un but : garder le pouvoir par tous les moyens. (Interruption.) Voilà ce que je signale au pays.
M. de Naeyer. - Je n'ai qu'une seule observation à faire au sujet de l'interpellation de l'honorable M. Orts ; c'est qu'il paraît peu sérieux, comme vient de le dire l'honorable M. Dumortier, de demander une explication à un ministère qui n'existe pas.
M. Pirmez. - Messieurs, il me paraît que la question posée par M. Dumortier est tout à fait prématurée.
La dissolution est une mesure qui ne doit être prise que quand elle est nécessaire.
Si les honorables membres de l'opposition votaient les budgets et les autres dispositions indispensables à la marche du gouvernement, pourquoi faudrait-il une dissolution ?
La dissolution a toujours été combattue par la droite, je la considère aussi comme une mesure que la nécessité seule justifie.
Il me paraît évident dès lors qu'il est impossible que le gouvernement déclare à quelle époque aura lieu une dissolution que la conduite future des membres qui posent la question peut seule amener.
- L'incident est clos.
La discussion est reprise.
M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, nous avons eu pour contradicteurs, d'abord l'honorable M. Bara qui, enveloppant dans le même anathème le clergé et la propriété, a cru devoir combattre, à propos du programme de M. Dechamps, tout ce qui n'était pas dans ce programme ; ensuite, l'honorable M. Hymans qui, marchant dans la même voie, vous a entretenus tour à tour de la défaite de ses amis à Bruges et du massacre de la Saint-Barthélemy.
Hier, M. le ministre des finances nous a parlé de Charles X, du roi d'Espagne, de la Civiltà Cattolica et surtout des jésuites.
Son habile et brillante imagination a ressuscité tous ces fantômes auxquels on a recours quand il faut troubler l'esprit des populations. En effet, M. le ministre des finances a été contraint de reconnaître qu'il n'est dans cette Chambre aucun membre qui ne soit dévoué aux libertés constitutionnelles, et dès lors nous avons bien le droit de demander à qui s'adressait ce langage.
L'honorable M. Bara s'était placé sur le même terrain quand il nous montrait, il y a deux jours, je ne sais quels ténébreux bataillons que nous conduisions à la croisade de l'intolérance, quand, dans une autre circonstance, il nous disait : Vous avez contre vous tout ce qui pense, tout ce qui est instruit ; vous frappez à la porte des ignorants (c'étaient ses expressions) pour les griser de fanatisme.
Qu'il me soit permis de le dire, il y a des attaques que leur forme même empêche d'arriver jusqu'au but.
Les paroles que nous avons entendues hier ont une bien autre gravité, sortant de la bouche d'un membre du cabinet. Evidemment, M. le ministre des finances voulait nous représenter comme les dociles instruments d'une influence étrangère : il voulait nous dénier l'indépendance de notre conscience, c'est ce que nous n'avons pas admis, ce que nous n'admettrons jamais.
Mais si M. le ministre des finances a retiré cette accusation, il en est une autre dont le désaveu est impossible. C'est bien à nous que s'adressait ce mot qui retentit encore dans cette enceinte, et que M. le ministre des affaires étrangères répète aujourd'hui.
L'honorable M. Frère a traité notre opposition de factieuse, expression étrange dans un gouvernement constitutionnel, et cette opposition que vous qualifiez de factieuse est une opposition qui, à deux voix près, a la majorité dans cette assemblée, qui a la majorité dans les conseils provinciaux et qui a la légitime prétention de représenter les éléments les plus respectables, les éléments qui donnent les garanties les plus sérieuses de dévouement à l'ordre public ! Et qu'arriverait-il donc si dans notre langage nous devions user de représailles ?
Etrange état de choses ! C'est nous, nous que l'on appelle l'opposition factieuse, qui sommes calmes, quoi qu'en ait dit M. le ministre des affaires étrangères ; c'est nous qui sommes modérés, dignes, réservés, parce que, même dans l'opposition, nous sentons que, comme opinion conservatrice, nous avons en nous le dépôt des traditions gouvernementales, tandis que la majorité et le gouvernement lui-même se montrent irrités, violents, passionnés, comme si la présence de la gauche au pouvoir n'était qu'un accident fortuit.
Je n'ai pas l'intention de suivre M. le ministre des finances sur le terrain, où il s'est placé par son éloquence et par sa tactique.
Je me crois tenu toutefois de faire cette déclaration en termes généraux.
Nous sommes fermement convaincus que l'idée religieuse a toujours été, et est encore aujourd'hui plus que jamais la base de l'ordre social, mais la liberté, cette forme définitive et indiscutable du gouvernement dans les sociétés modernes suffit, selon nous, à l'idée religieuse.
En ce qui nous touche, nous chercherons toujours à la placer en dehors des débats irritants qui ne doivent s'adresser qu'à nos opinions personnelles. Or, je dois constater que les discours des trois honorables orateurs auxquels je fais allusion, n'ont pas eu d'autre but que de raviver ces dissentiments funestes. Tandis que pour nous l'avenir de la nationalité belge réside dans l'union, pour nos adversaires, au contraire c'est dans l'affaiblissement de la nationalité par la plus dangereuse, par la plus profonde des divisions qu'il faut chercher la puissance et le triomphe d'un parti.
-Un membre. - Voilà de la modération !
M. Guillery. - C'est une accusation abominable.
M. Bara. - Et une accusation sans preuves.
M. Kervyn de Lettenhove. - Cette question écartée, il reste dans le discours de M. le ministre des finances deux choses : l'apologie et l'attaque ; l'apologie qu'il a terminée en montant au Capitole et en rendant grâce aux dieux, l'attaque qui tour à tour a été violente et indécise,
Dans son apologie M. le ministre des finances a beaucoup parlé de questions de détail, de réformes isolées, d'améliorations partielles ; mais de ce qui était surtout en discussion, du système général du gouvernement, de la politique du cabinet, rien.
(page 462) M. le ministre des finances a vu dans ce qui se passe aujourd'hui quelque chose d'inexplicable, quelque chose d'injustifiable ; il aurait été tenté de répéter ce qu'il nous disait, il y a trois mois : C'est vous qui avez créé la situation, c'est vous qui en êtes responsables !
II y a deux choses, il y a deux parts dans la situation, celle de ce qu'on appelait naguère la majorité et celle de ce que je ne puis plus appeler qu'assez inexactement la minorité.
Il y a notre part que nous revendiquons, il y a la vôtre, qui vous appartient et que nous vous laisserons tout entière.
Voyons ce qui nous sépare.
Vous rêvez le gouvernement centralisateur et absolu, et nous, nous voulons la décentralisation...
MfFOµ. - C'est nous qui la faisons contre vos lois.
M. Kervyn de Lettenhove. - Nous voulons la décentralisation et la liberté communale.
Nous voulons la décentralisation parce qu'elle ne doit pas seulement introduire dans l'administration la prompte expédition des affaires et l'économie dans les finances, mais aussi parce qu'elle doit accroître l'attachement que le pays porte à ses institutions et fortifier notre nationalité.
Nous voulons la décentralisation pour faire cesser ces immixtions illégitimes, ces influences coupables auxquelles le gouvernement peut parfois recourir, mais jamais sans se déconsidérer.
Nous voulons la décentralisation pour faire disparaître ce système de subsides indéfiniment distribués par le gouvernement, système mauvais qui place chez les gouvernants la tentation des corruptions et des complaisances et qui conduit fatalement les gouvernés à l'abaissement moral parce qu'ils ne croient plus à l'honneur et à la puissance de l'initiative privée.
Nous voulons enfin la décentralisation, parce qu'elle est intimement liée à la liberté communale.
La liberté communale (j'espère ne pas trouver ici de contradicteurs) est la première de toutes nos libertés ; je puis me rendre ce témoignage que j'ai consacré toute ma vie à en propager les grands et glorieux souvenirs.
Je l'ai vue dans le passé, base inébranlable de notre nationalité, souvent combattue et opprimée, jamais éteinte ; et je souhaite qu'elle se fortifie et qu'elle grandisse dans l'avenir, afin que si jamais des invasions étrangères devaient encore passer sur la Belgique, le sentiment de la liberté communale se perpétuât pour préparer et hâter le réveil de notre nationalité. (Interruption.)
Je rends hommage à la pensée qui a dicté le projet déposé au mois de décembre par M. le ministre de l'intérieur, mais je le trouve insuffisant, je voudrais à la fois étendre beaucoup plus les attributions et les ressources des conseils communaux.
Voilà, messieurs, les grands principes sur lesquels nous ne sommes pas d'accord.
Quand on passe à l'application des idées aux faits, que nous arrivons à l'administration, nous repoussons, et le projet repousse avec nous ce système déplorable qui consiste à appeler aux fonctions publiques, non pas les plus dignes, non pas les plus honorables, non pas les plus capables, mais ceux qui vous donnent le plus de gages de leur zèle et de leur chaleur à défendre des intérêts de parti, système déplorable, je le répète, parce qu'il met en opposition les convictions, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus respectable au monde, avec la séduction des ambitions et souvent aussi avec les exigences d'une impérieuse nécessité.
Vous êtes, ai-je dit tout à l'heure, véritablement le gouvernement absolu.
Que se passe-t-il dans cette enceinte ? Et cette fois encore voyons à qui incombe la responsabilité de la situation.
M. le ministre des affaires étrangères nous reprochait tout à l'heure je ne sais quelle opposition persévérante, constante, implacable. Qu'on lise dans les Annales parlementaires ce qui s'est passé à propos de la discussion de tous les budgets. Combien n'y en a-t-il pas qui ont été votés la grande majorité, ou à la presque unanimité de cette assemblée ?
Quels sont les projets de loi que nous avons déposés pour harceler, pour renverser le ministère ? Et dans les discussions qui ont eu lieu, de quel côté se sont trouvées les violences de langage ? Je puis dire que ce n'est pas du nôtre.
Qui donc a contrarié ce besoin de conciliation et de paix que nous invoquons sans cesse, parce que, selon nous, c'est la pensée même du pays ?
Est-ce nous qui avons demandé l'enquête sur l'élection de Dinant, pour l'abandonner, l'élection de Tournai étant faite, et qui n'avons insisté sur l’annulation de l'élection de Bruges que parce que là la défaite était restée irréparée, substituant ainsi des questions de personnes à des questions de principes et des questions d'intérêt à des questions de justice ?
Est-ce nous qui, la veille de l'élection de Bruges, avons porté dans cette enceinte ce principe si peu constitutionnel, selon moi, mais récemment glorifié par l'honorable M. Hymans, qu'il appartient au gouvernement non pas d'être l'image du mouvement électoral, mais de façonner le mouvement électoral à sa propre image ; qu'en Belgique il est licite pour le gouvernement d'intervenir par ses agents dans les élections parlementaires, principe mis à exécution dès le lendemain par un gouverneur qui a fait afficher, dans la forme officielle, les noms de ses candidats, et cela au moment où M. Thiers déposait au corps législatif un amendement ainsi conçu :
« La liberté électorale, méconnue et violée par le système des candidatures officielles, est la première des libertés politiques. »
M. Guillery. - Si c'est là que vous cherchez vos exemples, je ne vous en fais pas mon compliment.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Les évêques français ne font pas des mandements électoraux dans le goût de ceux que nous avons vus. Qu'ils s'en avisent !
M. Kervyn de Lettenhove. - Je ne suis pas le représentant des évêques.
Mais faut-il rappeler la discussion même de l'adresse ? Que de nous a oublié que nous avions à répondre à un discours de la Couronne empreint d'une haute pensée de modération et de conciliation ?
Certes, dans cette circonstance solennelle, il était à désirer que le pays, s'exprimant par la bouche de ses mandataires, fit entendre un langage à peu près unanime.
Qu'est-il arrivé ? On a répondu par une œuvre de parti, élaborée par une commission dans laquelle la droite ne comptait qu'un seul membre, et c'est à la plus faible majorité qu'on ait jamais vue ici qu'a été votée une adresse qui engageait le cabinet à une vaillante persévérance.
Oh ! c'est bien là le caractère de nos derniers débats parlementaires ; persévérance dans une politique irritante et passionnée ; la lutte sans cesse offerte, la provocation continue à des débats violents. Tout cela était dirigé contre nous ; mais c'est surtout le pays qui en a souffert, le pays qui a le droit d'exiger qu'on s'occupe sérieusement de ses intérêts, le pays qui se lasse de voir sans cesse la passion se substituer à la discussion et les intérêts de parti prendre la place des intérêts nationaux .
Voilà ce qui constitue à votre charge, votre part de responsabilité dans la situation. (Interruption.) Quelle est la nôtre ?
La nôtre, c'est celle qui se rattache à nos projets, à nos vues, à nos espérances pour le bien-être moral et matériel du pays. Cette part que nous revendiquons, est-ce, comme l'assurait M. le ministre des finances, quelque chose de tout fraîchement éclos, dans les idées de la droite, pour les besoins de la cause comme on dit au palais, et que nous condamnerions demain s'il ne s'agissait plus du programme ?
Je réponds sans hésiter qu'il n'en est rien, et je puis rappeler à la Chambre qu'il y a déjà longtemps que dans cette enceinte, répondant à l'honorable M. De Fré, je lui disais : N'attaquez pas le parti conservateur, vous reconnaîtrez un jour qu'il porte avec lui non pas le regret des privilèges du passé que rien ne peut faire sortir de leur cendre, mais le sentiment profond de tous ces progrès, de toutes ces libertés de l'avenir, qu'une opinion intimement liée à l'ordre et à la paix peut seule asseoir sur des bases solides et durables.
Nous croyons que, bien plus que nos adversaires, nous sommes attachés aux libertés constitutionnelles et que nous leur rendons un plus sincère hommage.
Le premier principe du droit constitutionnel, c'est que le gouvernement, c'est le pays se gouvernant lui-même. Or, vous gouvernez souvent contre le pays et à coup sûr malgré le pays.
Le même principe constitutionnel exige que le gouvernement comprenne et interprète la voix de l'opinion publique régulièrement exprimée, se maintenant au pouvoir quand il y a conformité entre l'opinion du pays et les convictions du ministère, s'en retirant quand cette conformité n'existe plus.
Or, vous repoussez tous les avertissements que le pays ne cesse de vous prodiguer.
Et ce serait là, messieurs, méconnaître notre devoir comme opinion conservatrice ! ce serait manquer à notre mission ! Nous n'hésitons pas à le dire, nous croyons remplir notre devoir, accomplir notre mission.
Je ne pense pas, messieurs, qu'il soit conforme aux principes constitutionnels que la droite vienne défendre ici un programme qui n'est qu'un vœu, qu'un projet, qu'une promesse. Cependant je tiens à faire remarquer que ce que l'on a pu dire dans (page 463) cette enceinte sur l’abaissement du cens électoral (bruit), et surtout sur la question du suffrage universel, n'est que l'expression d'opinions individuelles et que tout cela est complètement en dehors du programme (Interruption.)
Lorsqu'il s'agit d'opinions individuelles, je crois avoir le droit de faire entendre la mienne comme mes amis ont fait entendre la leur ; mais tout cela, je le répète, est complètement en dehors du programme. (Nouvelle interruption.)
Je fais mes réserves sur la question du cens électoral politique. Pour ce qui concerne le cens électoral communal, je suis d'accord avec les auteurs du programme, et je dirai tout à l'heure pourquoi.
M. Hymans. - Y a-t-il des élections non politiques ?
M. Kervyn de Lettenhove. - J'entends par élections politiques celles qui confèrent un mandat législatif. (Interruption.)
Eh bien, messieurs, je tiens à dire en passant qu'en ce qui me concerne, je ne suis pas favorable au suffrage universel. C'est pour moi une question de loyauté de le déclarer. Le suffrage universel, accessible aux rumeurs les plus absurdes, sujet aux variations les plus étranges, me paraît ne pouvoir être qu'un mensonge ou un danger, servile devant le despotisme, séditieux sous le souffle de l'anarchie.
M. Nothomb. - C'est votre opinion.
M. Kervyn de Lettenhove. - C'est mon opinion personnelle,
M. Coomans. - Nous sommes de libres penseurs.
M. Kervyn de Lettenhove. - En ce qui concerne le cens électoral politique, je suis du nombre de ceux qui pensent que lorsqu'il s'agit d'apprécier des systèmes et des théories politiques, l'on ne doit admettre au droit de suffrage que ceux qui sont assez indépendants pour ne subir aucune pression, assez éclairés pour trouver en eux-mêmes toutes les lumières dont ils ont besoin.
- Plusieurs membres à gauche. - Très bien ! très bien !
M. Kervyn de Lettenhove. - Lorsque M. le ministre des affaires étrangères, qui a affecté, dans tout le cours de cette discussion, de confondre sans cesse le cens communal et le cens électoral politique, a proposé, en 1848, d'abaisser le cens politique dans les grandes villes de 80 florins à 20, c'est-à-dire des trois quarts, il a assumé, selon moi, une responsabilité bien autrement grave que celle de toutes les réformes dont il est ici question depuis deux jours.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - En 1848.
M. Kervyn de Lettenhove. - J'ai dit en 1848.
M. Coomans. - Mais vous n'aviez pas peur, vous autres.
M. Kervyn de Lettenhove. - Mais, en ce qui touche la question du cens communal, mon opinion est toute différente, et cela s'explique parfaitement. C'est que, dans l'élection communale, il s'agit d'élire des personnes qu'on connaît, d'apprécier e s intérêts locaux qu'on a sous les yeux ; et c'est précisément en faveur de ces intérêts, qu'à la différence du cens électoral politique, je désire pour ma part l'extension du cens électoral communal. Je crois que les lumières sont assez répandues dans le pays pour permettre un abaissement auquel je ne découvre aucun péril.
Je désirerais terminer, messieurs, l'heure est avancée. Il est cependant deux points sur lesquels je tiens à dire quelques mots.
Je suis aussi dévoué que personne (on voudra bien le reconnaître) à tout ce qui touche aux intérêts de l'intelligence et de l'instruction. Mais je ne les comprends pas de même que mes honorables adversaires. Vous les cherchez dans le monopole déguisé, dans l'obligation, dans la contrainte, dans tout ce qui stérilise. Moi je les veux par la liberté qui seule, selon moi, est féconde.
Hier, l'honorable ministre des finances nous a donné lecture d'une citation empruntée à un discours de l'honorable M. Dechamps, citation dont le but était de déterminer la part de l'Etat dans l'instruction publique, où l'on disait que l'Etat est légitimement appelé par son devoir à suppléer à toutes les lacunes qui existent dans l'instruction publique ; mais que le jour où ces lacunes n'existent plus, la mission de l'Etat a cessé. Je tiens à déclarer sans hésitation que j'adhère complètement à l'opinion de l'honorable M. Dechamps.
L'honorable ministre des finances a beaucoup invoqué contre nous l'autorité du congrès de Malines. Qu’il me soit permis d'invoquer contre lui l'autorité du congrès de Gand.
M. Hymans. - On ne prenait pas de résolutions dans ce congrès.
M. Kervyn de Lettenhove. - Le congrès de Gand s'est occupé de la question de l'intervention de l'Etat dans l'instruction publique, et voici comment s'exprimait M. Jules Simon.
M. de Moorµ. - Ce n'est pas un Belge.
M. Kervyn de Lettenhove. - « Nous autres, libéraux, nous disons ; L'Etat est dans son droit, toutes les fois qu'il rend un service que, personne ne rendrait sans lui : Du moins, c'est ma manière de voir. Mais il est obligé à une chose : c'est à préparer sa destitution. Le progrès et la liberté se font de cette façon. »
Si M. Jules Simon a raison, l'on doit en conclure que M. le ministre des finances n'est pas un libéral.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Etes-vous de l'opinion de M. Jules Simon ?
M. Kervyn de Lettenhove. - J'admets tout à fait le principe dont je viens de donner lecture.
M. Bara. - Il y avait beaucoup de catholiques au congrès de Gand. Il y avait des opinions contraires.
M. Hymans. - C'est une opinion individuelle.
M. Kervyn de Lettenhove. - J'arrive, messieurs, et c'est par là que je terminerai, à une question dans laquelle M. le ministre des finances a fait intervenir mon nom.
Le discours de la Couronne a proclamé l'urgence de la révision de la législation sur la milice.
Dans notre dernière session, M. le président, du haut de son fauteuil, a également proclamé l'urgence de cette mesure et le devoir pour la Chambre de s'occuper sans délai de cette grave question dont la solution est si impatiemment appelée par nos populations.
Vous savez, en effet, messieurs, que depuis sept années il s'agit de cette révision, et jusqu'à ce jour, la Chambre n'a pas pu en aborder la discussion publique.
Hier, M. le ministre des finances, dans un langage très pompeux, a porté excessivement haut le projet de loi dont la Chambre a été saisie par le gouvernement. J’ose dire que ce projet de loi n'est pas même une révision.
M. Coomans. - C'est une dérision.
M. Kervyn de Lettenhove. - Il maintient tout ce dont le pays se plaint. Il maintient sans atténuation, dans toute sa rigueur, la circonscription, qui est incompatible avec la raison et la civilisation. Il maintient le remplacement. Et qu'offre-t-il comme compensation ? Un pécule que le soldat obtiendra à l'âge de 55 ans, c'est-à-dire que, sur 100 soldats 60 seulement en jouiront en vertu d'une bonne chance, et ce pécule ne permettra pas même à l'honnête ouvrier dont on a interrompu la carrière, d'acheter les outils dont il a besoin, lorsqu'il rentrera dans ses foyers. Et c'est là ce système que M, le ministre des finances a porté si haut ! Qu'est-il arrivé ? Ne m'est-il pas permis de dire que le gouvernement a nommé lui-même une commission pour l'examen de ce projet, et que cet article de la rémunération à 55 ans a été repoussé par l'unanimité de cette commission ?
Et s'il était nécessaire d'invoquer une autorité dont M. le ministre des finances ne contesterait pas la compétence, je me bornerais adonner connaissance à la Chambre de ces deux ou trois lignes : Quant au projet du gouvernement, à part d'excellentes améliorations de détails, il n'est au fond que le replâtrage de ce que le pays a subi trop longtemps. L'auteur de cette appréciation est un des membres les plus éminents du Sénat, c'est l'honorable M. Forgeur.
Ainsi, messieurs, c'est contre un programme qui contient ces améliorations vivement réclamées par le pays que s'élèvent aujourd'hui de si vives récriminations ; c'est ce programme que Ion dénonce à l'indignation publique ?
Il n'y a pas longtemps que l'honorable M. Bara, peu d'accord, sur ce point, avec M. le ministre des affaires étrangères, est venu déclarer que si la droite remontait au pouvoir, son devoir lui était tracé, et qu'il refuserait les fonds administratifs, qu'il n'accorderait pas les budgets ? Grave déclaration dont nous aurons à peser les conséquences.
M. Bara. - Je n'ai pas dit cela, et déjà, une fois je vous ai fait remarquer que vous citez inexactement mes paroles. J'ai dit qu'il pourrait se faire qu’il y eût tel ministère et tel programme, que nous fussions obligés de rejeter les budgets. Si l'honorable M. de Decker était venu au pouvoir, j'eusse voté les budgets ; si l'honorable M. Vilain XIIII était venu au pouvoir, j'eusse voté les budgets ; mais je ne voterai pas les budgets présentés par un ministère des six Malou, par un ministère épiscopal.
M. Kervyn de Lettenhove. - J'accepte la rectification de M. Bara et je constate qu'il aurait voté ou qu'il n'aurait pas voté les budgets selon que tel ou tel ministère aurait été au pouvoir. C'est une grave déclaration et dont nous aurons, je le répète, a peser les conséquences.
D'autre part, messieurs, l'honorable ministre des finances affirmait hier que si la droite arrivait aux affaires, ce serait un danger pour le pays, et c'est néanmoins M. le ministre des finances qui, il y a deux ou trois (page 464) mois, répétait sans cesse que nous devions monter au pouvoir, que le pouvoir était à nous. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Si le langage de M. le ministre des finances était sincère (et nous aimons toujours à croire à la sincérité du langage de nos adversaires), cela voulait dire : Constitutionnellement le pouvoir est à vous ; nous reconnaissons que vous avez à peu près la majorité dans cette Chambre et que vous la possédez déjà dans le pays. Qu'est-il donc arrivé qui ait modifié cette situation ? Sont-ce les élections récentes qui ont assuré le triomphe de l'opinion conservatrice dans la majorité des conseils provinciaux ? (Interruption.)
- Un membre. - Elle a la majorité dans cinq conseils provinciaux.
M. Kervyn de Lettenhove. - Et c'est au moment où l'opinion publique a condamné de nouveau la politique ministérielle, que le cabinet vient planter dans cette enceinte le glorieux drapeau dont les plis doivent l'ombrager et le couvrir jusqu'à sa dernière heure, le drapeau de la dissolution ? Mais en vertu de quel droit constitutionnel ? Sous quel prétexte ?
Le 1er mars, M. le ministre des affaires étrangères est venu porter à la Chambre une déclaration conçue en ces termes :
« Le cabinet a constaté que la force lui manquait pour continuer efficacement la gestion des affaires du pays. »
Nous pouvons demander aujourd'hui au ministère si cette force qui lui manquait le 1er mars, il l'a recouvrée le 1er juin ? Y a-t-il eu de nouvelles élections parlementaires qui la lui aient rendue ? Serait-ce l'admission de l'honorable représentant de Bastogne ou bien sont-ce les élections provinciales ? Evidemment non.
II faut donc reconnaître que le ministère, qui a eu besoin de la dissolution pour monter au pouvoir, a besoin de la dissolution pour s'y maintenir. Il lui faut (fait inouï dans nos annales constitutionnelles) une seconde dissolution à son profit ; mais au moins on n'invoquera plus la signification d'élections étrangères à la composition du parlement, et aujourd'hui la dissolution sera dirigée également contre les dernières élections parlementaires et contre les dernières élections provinciales.
La dissolution, messieurs, nous nous la représentons telle qu'elle sera, servie par des influences considérables, soutenue par ces subsides contre lesquels je m'élevais tout à l'heure, appuyée par cette armée de fonctionnaires dont on dénature trop souvent le caractère.
Mais quelle qu'elle doive être, si le rôle du cabinet libéral se borne à faire ce que je puis légitimement appeler un coup d'Etat, j'aime mieux, pour ma part, la dissolution qu'une situation dont souffre la dignité du gouvernement, la dignité de la Chambre, la dignité des institutions constitutionnelles, et, cette fois encore, le pays apprendra quels sont ceux qui veulent la conciliation par les idées, la justice impartiale dans les questions de personnes, l'examen consciencieux de toutes les réformes utiles, la légitime satisfaction de tous les intérêts sérieux.
MpVµ. - Je rappelle à la Chambre qu'elle a décidé qu'elle se rendra en corps au Te Deum lundi à midi. On se réunira ici à 11 heures et demie.
- La séance est levée à 4 heures.