(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1863-1864)
(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)
(page 291) M. de Moorµ procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Florisone donne lecture da procès-verbal de la dernière séance.
- La réduction en est approuvée.
M. de Moorµ communique l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Les sieurs Polder r réclament l'intervention de la Chambre pour faire donner suite à la plainte qu'ils ont adressée au parquet du tribunal de Louvain. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Verhaggen propose de décréter le suffrage universel. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Quievrain prient la Chambre de sauvegarder le respect dû à la sépulture, ainsi que les principes d'égalité sociale consacrés par la Constitution. »
- Même renvoi.
« Des habitants d'une commune non dénommée demandent l'abrogation de la loi sur les étrangers. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Quiévrain proposent des modifications au décret du 25 prairial an XII qui régit les cimetières. »
- Même renvoi.
« Le sieur Sanetin Benoît Barella, ouvrier imprimeur-lithographe à Louvain, né à Seudellate (Suisse), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi au ministre de la justice.
« Des habitants de Bruxelles proposent des mesures en faveur des étrangers. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Louvain demandent une loi dans l'intérêt de la langue flamande. »
- Renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
« Des habitants de Wasmes demandent que l'administration des mines constate par quelle société charbonnière leurs habitations sont endommagées. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des marchands de chiffons à Bruges et dans la province demandent la libre sortie des chiffons de toile et de coton. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
M\ de Brouckereµ. - J'ai l'honneur de déposer 20 projets de loi sur autant de demandes en naturalisation qui ont été prises en considération par le Sénat.
- Le feuilleton contenant ces projets de loi sera mis à la suite de l'ordre du jour.
M. Vander Donckt. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a été chargée d'examiner la demande de crédit d'un million au département de la justice, pour couvrir les dépenses résultant du travail dans les prisons.
- Ce rapport sera imprimé, distribué et mis à la suite de l'ordre du jour.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Messieurs, l'intention du cabinet n'est pas de provoquer de longs débats sur les questions qui ont été soulevées dans la séance d'hier ; si des membres de la Chambre veulent prendre part aux débats, nous les écouterons avec grand plaisir, nous leur céderons même volontiers la parole. Je me bornerai pour le moment à quelques observations.
Hier, j'ai interrompu l'honorable M. Dechamps quand il est venu me reprocher d'apporter dans une discussion au.si grave, ce qu'il a appelé des cancans.
Le fait que j'ai apporté n'était nullement un cancan, c'était un fait, à mes yeux, d'une haute gravité, dont il importait beaucoup au ministère de prendre acte, dont la Chambre et le pays apprécieront l'importance.
J'avais fait remarquer à l'honorable M. Dechamps que la loi des bourses qui avait formé le pivot principal de l'opposition, qui avait attiré tout le feu de l'opposition depuis plusieurs années, que cette loi, qui avait été dénoncée comme une loi contraire à la conscience des Belges, comme violatrice de tous les droits de la propriété, j'avais annoncé que cette loi, l'honorable M. Dechamps, qui a déclaré n'avoir rien fait ou dit, que de concert avec ses amis, en avait pris son parti, qu'il avait fait savoir aux hommes de l'opinion libérale appelés à former un cabinet que si cette loi passait au Sénat, la droite n'en ferait pas un grief à ce cabinet, qu'elle lui permettrait de vivre alors même que cette loi passerait au Sénat.
Ainsi cette loi qu'on nous impute comme un grief capital, pour ainsi dire comme un crime dans le pays et même à l'étranger, cette loi eût été innocentée et on l'eût acceptée parfaitement si elle avait été votée sous un autre ministère que le nôtre.
- Plusieurs voix à gauche. - Non ! non !
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Je dis que telle a été la déclaration de M. Dechamps. Je suis autorisé à le dire.
M. Landeloos. - Ce n'est pas au nom de la droits qu'il a pu faire une pareille déclaration.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Désavouez-le si vous voulez, mais hier vous l'avez applaudi comme un de vos chefs.
(page 304à M. Thonissenµ. – Il est absent, il ne peut vous répondre.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Qu'on ne dise pas que j'ai choisi le moment où M. Dechamps est absent pour faire cette déclaration. Je l'ai déjà faite hier. Je puis du reste attendre sa présence.
Comme j'étais inscrit le premier, j'ai voulu céder la parole à d'autres membres.
Je conçois du reste que cette déclaration vous embarrasse et vous irrite. (Dénégations à droite.)
M. Thonissenµ. - Il n'y a rien de personnel pour vous dans ce que nous disons, M. le ministre.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Je regrette que M. Dechamps ne soit pas à son banc. Si l'on veut, j'attendrai qu'il soit présent et je répéterai alors ce que je viens de dire. Comme le reste de ce que j'ai à dire le regarde un peu aussi, je crois qu'il est convenable qu'il soit présent.
MpVµ. - Il n'y a plus d'inscrits.
M. Allard. - On a remis il y a quelque temps pendant trois jours la discussion d'une pétition parce que M. Dechamps était absent. Il faudrait encore attendre cette fois jusqu'à ce que M. Dechamps fût présent. Cela n'est pas possible.
MfFOµ. - Qu'on procède au tirage des sections.
- Plusieurs voix à droite. - Oui ! oui !
- La discussion est suspendue.
Il est procédé au tirage des sections pour le mois de mars.
M. Dechamps étant entré dans la salle dans l'intervalle, la discussion est reprise.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Messieurs, hier, dans la discussion, j'avais rapporté un fait très grave qui était venu à ma connaissance à la suite des négociations alors que ces négociations pouvaient être considérées comme un fait accompli.
L'honorable M. Dechamps avait fait savoir aux personnes qu'il désignait pour former une administration nouvelle, que quant à la loi des bourses, si elle était votée au Sénat, M. Dechamps et son parti n'en feraient pas au ministère un grief tel que le ministère dût se retirer.
L'honorable M. Dechamps et probablement aussi son parti ou ceux de son parti qu'il a consultés acceptaient comme possible l'éventualité du vote de la loi des bourses au Sénat.
Voilà ce que j'ai appris de source certaine. Ce n'est pas ce qu’il a appelé un cancan. Ce qui serait un cancan, ce serait l'allusion que j'aurais pu faire à une conversation particulière que l'honorable M. Dechamps a eue avec un de mes amis, mais je n'ai pas fait allusion à cette conversation d'où j'aurais pu cependant tirer la même conséquence. Je me suis adressé à une source plus haute.
Voilà, messieurs, quant au fait de la loi des bourses.
Je dis que ce fait est grave et mérite d'être signalé à l'attention de la Chambre et du pays ; que cette question pour laquelle on a passionné le pays depuis si longtemps, qui a attiré au ministère les outrages de tout genre, que l'on a été porter jusque dans les pays étrangers avec l'espoir de provoquer contre le gouvernement de son propre pays des attaques que l'on accueillait avec un grand empressement dans les feuilles de l'opposition, eh bien, cette question, si monstrueuse sous le ministère actuel, devenait en quelque sorte un incident sans importance sous tout autre ministère que le nôtre. La loi était acceptée ; on ne faisait pas de son retrait une condition au ministère que l'on mettait en avant.
M. Kervyn de Lettenhove. - Un ministère libéral.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - C'est comme cela. On serait en droit d'en conclure, et je veux, autant qu'il serait possible, de rester sérieux dans cette discussion, quoi qu'elle présente véritablement quelques côtés qui ne le sont pas, on serait en droit de conclure, en présence d’une pareille déclaration de la part de l'honorable M. Dechamps, que ce n'est pas aux principes qu'il fait la guerre, que ce n'est pas à un ministère libéral quelconque qu'il fait la guerre, mais que c'est à la personne même des hommes qui siègent sur ce banc. (Interruption.)
Je vais trouver une seconde preuve à l'appui de cette assertion. L'honorable M. Dechamps, et si je cite son nom seul, c'est que l'honorable M. de Theux a paru désirer d'être détaché de son honorable ami, n'ayant pas été chargé, dit-il, de la mission de faire un cabinet, c'est pourquoi je m'adresse à l'honorable M. Dechamps seul, l'honorable membre, dit il, a fait une réserve.
Nous n'avions pas d'abord compris en quoi consistait la réserve, mais d'après le Moniteur d'aujourd'hui, je la comprends parfaitement. Voici en quoi consiste la réserve de l’honorable M. Dechamps : J'accepte tout ministère quelconque, excepté celui qui se trouve actuellement sur les bancs.
Lorsque l'honorable orateur a été appelé auprès du Roi, et lorsqu'on lui a offert la mission de composer un cabinet, il a d'abord décliné cette mission. Il en a donné les motifs ; il a conseillé à Sa Majesté de s'adresser à d'autres hommes.
Le Roi, plein de condescendance pour les conseils de l'honorable M. Dechamps, a suivi toutes les directions qu'il lui indiquait. Il s'est adressé successivement à trois, quatre ou cinq personnes, prises soit dans la Chambre, soit hors des Chambres.
Après avoir épuisé toutes ces combinaisons, après avoir recueilli les refus successifs de M. Faider, de M. le gouverneur du Brabant, de M. le prince de Ligne, président du Sénat, de M. Nothomb, ministre à Berlin, le Roi a cru qu'il avait complétement et largement accompli sa tâche et il a fait savoir à l’honorable M. Dechamps qu'il se trouvait dans l'impossibilité de former un cabinet suivant la direction qui lui avait été donnée.
L'honorable M. Dechamps, informé de ce résultat, a demandé à aviser. De concert avec l'honorable M. de Theux et, dit-on, après avoir consulté quelques-uns de ses amis, l'honorable M. Dechamps, ayant avisé, est venu déclarer qu'il ne pouvait pas, qu'il ne voulait pas se charger de la mission de composer un cabinet, et qu'il remettait ses pouvoirs entre les mains du Roi.
La réserve qu'avait faite M. Dechamps consistait en ceci : Tout autre ministère que le ministère actuel ; si le ministère actuel devait rester aux affaires avec sa politique, et l'on comprend très bien qu'il ne resterait aux affaires qu'avec sa politique, si le ministère restât aux affaires avec sa politique, alors nous serions dans l'obligation d'accomplir un devoir.
Eh bien, messieurs, l'hypothèse de l'honorable M. Dechamps est venue à se réaliser. Du moment qu'on a épuisé toute autre combinaison et que la Couronne nous faisait savoir qu'elle était à bout de moyens et qu'elle ne pouvait pas faire de ministère tel que le désirait M. Dechamps, l'hypothèse était réalisée et cependant M. Dechamps n'a pas pris le pouvoir. Qu'a-t-il répondu ? Non, nous ne pouvons nous résoudre à prendre le pouvoir et nous prions Sa Majesté d'aviser.
Le Roi nous a fait savoir alors que les honorables membres auxquels il avait offert la mission de former un cabinet avaient remis le pouvoir et qu'il ne lui restait qu'à nous prier de continuer la gestion des affaires. Mais n'est-il pas évident que du moment que tout autre pouvoir était reconnu impraticable, la conclusion était le maintien, maintien provisoire, mais enfin le maintien du pouvoir actuel, car vous ne pouvez pas concevoir que le pays se trouve sans ministres.
Mais cette conduite de M. Dechamps ne paraît pas avoir reçu l'adhésion de tous ses amis. On lui a dit : Mais que faites-vous ? Le pouvoir vous est offert ; vous avez fait tout ce que vous avez pu pour échapper à l'obligation de le prendre, mais enfin, vous n'êtes pas parvenu à faire des ministères de trêve, le pouvoir vous a été de nouveau offert, pourquoi l'avez-vous refusé ?
De là, dit-on, de grands reproches adressés à M, Dechamps ; de là, dit-on, des réunions qui ont reçu plus ou moins de publicité de la part d'honorables écrivains, membres de cette chambre. Je dois supposer qu'à la suite de ces réunions, l'honorable M. Dechamps se sera ravisé, qu'il aura éprouvé des regrets de ce qu'il avait fait et que ce pouvoir qu'il avait refusé il n'a pas renoncé à l'espoir de le ressaisir.
Lorsqu'on nous a fait savoir que M. Dechamps cl de Theux avaient remis leurs pouvoirs, le Roi ne nous a pas fait savoir que dans le cas où le ministère actuel resterait au gouvernement, alors MM. de Theux et Dechamps voudraient prendre le pouvoir.
D'ailleurs je ne sais pas, messieurs, ce que c'est que cette manière de faire du gouvernement, ce que c'est que cette manière de traiter la prérogative royale. On veut aujourd'hui, on ne veut plus demain, on veut de nouveau le surlendemain ! On dit à la Couronne : Attendez quelque temps ; quand cela nous conviendra, nous verrons si nous ne pouvons pas remplacer votre ministère.
Messieurs, ce n'est pas ainsi, me semble-t-il, qu'on doit traiter les prérogatives de la couronne. Le pouvoir vous a été offert sans condition, d'une manière générale ; vous l'avez refusé. Que vous regrettiez ce que vous avez fait, c'est possible, mon Dieu ! ne perdez pas tout espoir ; mais ne venez pas vous retrancher derrière des réserves que véritablement nous ne pouvons pas admettre.
(page 305) Sans doute, il faut bien s'y attendre, le ministère qui continue aujourd'hui, sur les instances du Roi, la gestion des affaires, s'il se constituait de nouveau, se constituerait avec son programme, avec sa politique ; nous tenons à ce qu'on le sache bien ! nous ne voulons en aucune manière jouer le rôle tout à fait ridicule qu'on a voulu imposer à quelques-uns de nos amis de la gauche ; c'est sans doute pour cela que l'on ne veut de nous à aucun prix.
Messieurs, si ce n'était risquer de donner de trop grandes proportions à ce débat, ce serait peut-être le moment de demander quelques explications sur le programme qu'on nous a tracé hier d'une manière si brillante, mais en termes si généraux. Nous avons vu éclore divers programmes sortis du sein des réunions extraparlementaires de la droite. Si ce n était pas être indiscret, nous voudrions bien avoir, ne fût-ce que pour comparer les deux programmes, le programme existant et le programme en perspective ; nous voudrions bien avoir de l'un ou de l'autre membre de la droite quelques éclaircissements sur ce programme. Ces révélations seraient pleines d'intérêt pour la Chambre et pour le pays.
Le programme est enveloppé d'un certain mystère ; il a quelque chose de grandiose, de radieux ; mais les détails n'en sont pas bien connus. On nous assure que ce programme a été agréé par toute la droite et notamment par l'honorable M. Dechamps ; il contient, entre autres, la bagatelle de douze millions dont les impôts seraient réduits.
Par cet article seul, c'est un programme tout à fait attrayant. Il serait dès lors fort intéressant de le connaître en détail ; il contient encore d'autres belles mesures, par exemple, le suffrage universel, la transformation de l'armée, etc., mais je m'en tiens à la réduction de 12 millions d'impôts ; c'est le bel et bon article.
Messieurs, ce que l'honorable M. Dechamps peut appeler de la grande politique : nous, si nous ne craignions de faire dégénérer la discussion en pure plaisanterie, nous appellerions cela de la politique au rabais. Pour ma part, je me défie de cette politique-là.
Je me souviens qu'étant un jour à Londres, et visitant les quartiers de la Cité, je voyais aux vitrages de certains magasins des avis ainsi conçus : « Bon marché prodigieux, rabais extravagant. »
Ou était naturellement très tenté d'entrer dans ce magasin et de se faire vêtir par ce marchand-là. Et je conçois très bien que la Belgique serait enchantée d'avoir affaire à un ministère qui la délivrerait immédiatement de douze millions d'impôts.
Mais quand on entrait dans ce magasin, qu'y trouvait-on ? De mauvaises marchandises, des vêtements fripés (interruption), des fonds de magasin qui n'allaient nullement ni à la taille ni au goût du consommateur. (Nouvelle interruption.)
Eh bien, messieurs, je le crains fort, je crois que la politique au rabais de l'honorable M. Dechamps et de ses amis n'irait nullement au goût ni à la taille de la nation belge.
MpVµ. - M. Dechamps est inscrit ; je pense qu'il n'entre pas dans les intentions de la Chambre d'appliquer, dans une discussion comme celle-ci, la disposition du règlement qui interdit au même orateur de parler plus de deux fois, sauf autorisation. (Non ! non). La parole est donc à M. Dechamps.
.M. Dechamps - Comme il y a d'autres orateurs inscrits...
M. Allard. - Du tout.
MpVµ. - Il n'y a pas d'autres membres inscrits que M. Dechamps.
.M. Dechamps. - Je ne veux, en réponse au discours que vous venez d'entendre, qu'aborder le fait personnel, sans avoir l'intention de rentrer dans le débat même sur la crise ministérielle qui me semble avoir été épuisé.
Hier, messieurs, l'honorable ministre des affaires étrangères avait jeté une sorte d'insinuation qu'il n'avait nullement précisée et dont il voulait faire le pivot d'un débat à caractère personnel, qu'il affectionne particulièrement, surtout lorsqu'il s'agit de moi. (Interruption.)
Hier, il lui était revenu, on lui avait dit, un bruit qui rase la terre, comme dit le fabuliste, était parvenu jusqu'à lui.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Non ! j'ai parlé sans métaphore.
- Voix à droite. - Oui ! oui ! c'est ainsi.
.M. Dechamps. - e vous demande pardon, c'est ce que vous avez dit, vous ne parliez hier que sur des on-dit.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). – Non !
.M. Dechamps. - Ce sont vos expressions textuelles.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Vous êtes dans l'erreur.
.M. Dechamps. - Et vous avez même ajouté ; Je suis resté étranger à cette phase des négociations et je n'en sais absolument rien officiellement.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Non !
.M. Dechamps. - Mais j'en appelle au souvenir de la Chambre. (Interruption.)
Hier, messieurs, j'avais le droit de dire : Vous demandez à discuter des cancans politiques, je n'accepte pas un pareil débat. Aujourd'hui l'honorable ministre va plus loin : aujourd'hui, il ne s'agit plus d'un bruit qui lui est revenu, il s'agit d'un fait dont il a connaissance.
Messieurs, permettez-moi de vous le dire, si l'on avait voulu rester fidèle aux usages parlementaires, on aurait compris que l'on n'avait pas le droit de m'interroger sur cet incident.
Nous discutons des faits connus, des situations réelles, existantes. Nous avions le droit de demander au ministère pourquoi, ministère démissionnaire, il est encore sur ces bancs ; il nous a donné ces explications. On avait le droit de nous demander les motifs et les conditions de notre refus et de la conduite que nous avons cru devoir tenir ; ces motifs nous les avons fait connaître.
Mais, lorsque vous m'interrogez sur des négociations qui n'ont pas abouti, pour la formation d'un ministère qui n'est pas né, qui n'a pas pu se constituer, sur des négociations auxquelles je suis resté complètement étranger, évidemment vous excédez votre droit : d'après tous les usages constitutionnels, vous ne pouviez pas m'interroger sur ce point et j'avais le droit de ne pas vous répondre. (Interruption.)
Messieurs, j'avais le droit de ne pas donner ces explications à mes adversaires ; mais je pourrais les devoir à mes amis politiques. Or, mes amis, que j'ai eu l'occasion alors de consulter, savent très bien que, sur cet incident, comme sur tout le reste, l'accord a été établi entre nous et que je n'ai pas dit un mot que je n'ai été autorisé à dire.
Pour ceux de mes amis que je n'ai pas eu occasion de consulter, je leur devais des explications que je me suis empressé de leur fournir, et je n'ai aucun doute sur la complète qu'ils auraient donnée à ma conduite.
Si l'on cherche à semer le désaccord, la désunion entre nous, on n'y réussira pas.
- Voix à droite. - Très bien ! très bien !
.M. Dechamps. - Comme on pourrait croire qu'une sorte d'énormité se cache sous le fait dont a parlé l'honorable ministre, et comme la manière dont il parle me prouve qu'il n'en a pas eu une connaissance réelle, puisque, contre son intention sans doute, il le dénature complètement, je crois de mon devoir de rétablir le fait et de dire ce qui s'est passé. Vous vous convaincrez, messieurs, que ce nuage sera vile dissipé.
Je commence par déclarer que nous sommes restés complètement étrangers à la formation d'un ministère dont M. de Brouckere aurait été le président ; l'honorable membre, j'en suis convaincu, confirmera mon allégation. Nous n'avons eu avec lui aucun pour parler ; je n'ai pas eu l'occasion de le rencontrer une seule fois pendant la crise ministérielle ; il n'a en rien à nous demander et nous n'avons eu rien à lui procurer et à lui offrir.
Vous voyez donc, messieurs, que le fait relatif aux bourses d'études perd déjà beaucoup des proportions que M. le ministre voulait lui donner, puisque nous sommes restés étrangers aux négociations engagées avec l'honorable M. de Brouckere.
Mais je vais le faire entièrement disparaître.
Voici ce qui s'est passé : Vous savez, par nos explications, que notre conseil avait été qu'un ministère de modération et de trêve politique prît le pouvoir, dans les circonstance actuelles, et je vous ai dit dans quelles vues de sagesse patriotique ce conseil était donné.
Tout ministère apportant pour programme la modération politique et l'impartialité administrative, aurait eu notre concours. Vous voyez que notre opposition ne s'adresse pas à des hommes, mais à une politique exagérée que nous combattrons quels que soient les noms des ministres au pouvoir. (Interruption.)
Nous désirions qu'un ministère, présidé par l'honorable M. de Brouckere, se formât, parce que nous avions la confiance qu'il l'aurait formé dans les traditions modérées de son ministère de 1852.
Nous n'avions à demander à notre honorable collègue aucune abdication d'opinion, mais nous croyions à sa modération. Nous pensions que l'honorable député de Mons, tout en gardant ses convictions, aurait pu apaiser les luttes ardentes engagées depuis quelques années sur le terrain des partis.
Nous étions donc tout disposés à faciliter la formation de l'administration nouvelle que l'honorable M. de Brouckere aurait dirigée.
(page 306) L'honorable député de Mons avait été appelé avant moi par Sa Majesté. J'avais le devoir de connaître le résultat de la négociation engagée avec lui. Dans des pourparlers que j'ai eu l'honneur d'avoir avec un personnage politique auquel il a déjà été fait allusion dans ces débats et qui jouit d'une manière méritée de la haute confiance royale, il fut dit que parmi les difficultés qui s'opposaient à l'acceptation de l'honorable M. de Brouckere, et qu'il vous a fait connaître hier franchement, la plus immédiate qui se présentait était celle relative à la question des bourses d'études portée devant le Sénat. Je fis part à plusieurs de mes amis politiques de cette difficulté qui ne parut pas aussi grande qu'elle pouvait d'abord le paraître, du moins à certain point de vue.
J'ai dit à mon honorable interlocuteur auquel j'ai fait allusion tout à heure, que nous n'avions assurément rien à exiger de l’honorable M. de Brouckere qui pût être contraire à ses convictions et à son honneur politique ; que nous ne pouvions donc pas nous attendre à ce qu'il retirât la loi des bourdes portée au Sénat, loi qu'il avait votée, en silence il est vrai, sans enthousiasme, comme il nous l'a dit, mais enfin qu'il avait votée.
Nous comprenions qu'il défendît la loi, au Sénat, dans le langage qui lui aurait convenu. Ceci était une appréciation qui lui appartenait seul. Nous nous bornions à une chose bien légitime, à demander une chose, c'est qu'il ne fît pas au Sénat, de la question des bourses, une question de cabinet, qu'il n'exerçât pas dès lors sur le Sénat, cette pression naturelle qu'exerce toujours un ministère qui fait d'un vote sur une question politique, une condition d'existence ministérielle.
On place ainsi les membres des Chambres entre deux devoirs. Ils peuvent être opposés à une loi que défend le ministère, et d'un autre côté ils peuvent placer au-dessus de leur conviction, dans une question spéciale, ce qu'ils considéreraient comme un devoir politique d'une nature supérieure, celui de ne pas renverser le ministère par leur vote.
La pression exercée par une question de cabinet posée par un ministère, est considérable, et détermine souvent un vote qui n'eût pas été le même sans cette pression.
Nous avions la persuasion que le Sénat, laissé à lui-même, à la liberté de ses convictions, dans la question des bourses d'études, n'aurait pas adopté la loi telle qu'elle lui est présentée. Nous en avions pour garant le précédent que le Sénat a posé dans la question de la charité, alors qu'il a refusé, à l'unanimité, d'admettre le principe exorbitant de la rétroactivité que la loi sur les bourses d'études renferme. Telle était notre conviction. Nous pensions que sans la pression qu'aurait exercée le cabinet actuel sur les votes du Sénat, en faisant, comme il le devait, de la loi des bourses d'études, une question d'existence ministérielle, cette loi serait modifiée.
Il était donc tout simple que l'on demandât à l'honorable M. de Brouckere de ne pas faire de cette question votée par lui en silence et sans enthousiasme, une question de cabinet. Il ne le pouvait pas, avec le programme de modération que nous supposions que ce ministère eût arboré.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Et si la loi eût passé telle qu'elle a été votée ici ?
.M. Dechamps. - Nous n'avions pas à examiner cette hypothèse. Notre conviction était que sans la pression exercée sur les convictions des membres du Sénat, par une question d'existence ministérielle posée pour faire passer la loi, cette loi eût été modifiée.
Nous n'avions pas à attendre autre chose d'un ministère libéral modéré qui, du reste, comme je viens de le dire, ne pouvait pas poser une question de cabinet dans ces circonstances-là.
Nous n'aurions exprimé aucune opinion que la question ministérielle ne pouvait pas être posée par M. de Brouckere, à propos de la loi des bourses ; cela était sous-entendu et supposé.
Vous voyez, messieurs, que nous avions été loin de faire bon marché de la loi sur les bourses d'études. Je déclare que si la droite était appelée au pouvoir dans les circonstances actuelles, le premier devoir qu'elle aurait à remplir, serait de retirer ou de modifier la loi des bourses.
- Voix à droite. - Très bien !
.M. Dechamps. - Vous voyez, messieurs, à quelle proportion se réduit cet incident que l'honorable M. Rogier avait cherché à démesurément grossir. Nous n'avions pas fait bon marché d'une grave question qui a ému la conscience du pays ; nous espérions au contraire triompher au Sénat, Que M. le ministre des affaires étrangères veuille bien en être persuadé, ce n'est pas à la personne des ministres et à leurs figures que nous faisons opposition, c'est uniquement à leur politique.
Vous voyez bien que c'était de la politique que nous étions préoccupés et non pas de vos personnes.
Tout ministère qui continuerait votre politique, nous le combattrions. Ce que nous ayons espéré, c'est qu'il y avait dans le libéralisme des hommes modérés qui ne partagent pas l'opinion qui a dirigé le ministère dans ces derniers temps, qui n'approuvent pas la ligne de conduite qu'il suit.
Voilà cet incident clos.
Je m'adresse à mes amis ; c'est à eux surtout que je devais cette explication.
Vous voyez que je n'ai rien abandonné, que nous avons conservé intacts nos principes, que l'accord établi entre nous n'a pu être brisé, malgré les espérances qu'on avait conçues de nous désunir, et que le parti conservateur sortira de cette crise plus fort qu'il n'était lorsqu'elle s'ouvrit.
- L'incident est clos.
MpVµ. - L'objet suivant à l'ordre du jour est la discussion du budget de la justice.
M. Debaets. - M. le président, je me tiens à la disposition de la Chambre pour les développements de la proposition que j'ai déposée de concert avec plusieurs de mes honorables amis.
MpVµ. - Ces développements avaient été ajournés par suite de l'absence de l'honorable M. Debaets. La Chambre consent-elle à les entendre aujourd'hui ?
- Plusieurs membres. - Oui ! oui !
- La Chambre décide qu'elle entendra immédiatement ces développements.
M. Debaets. — Messieurs,
« La presse est libre. » (Article 18 de la Constitution).
« Le jury est établi en toutes matières criminelles, et pour délits politiques et de la presse. » (Article 98 de la Constitution).
Comme corollaire de ces principes de notre loi fondamentale, nous avons eu l'honneur de vous proposer le projet de loi qui suit :
« Proposition de loi.
« Art. 1er. En matière de presse, nul ne peut être condamné à des de dommages-intérêts, sans que le fait qu'on lui impute ait été préalablement l'objet d'une condamnation définitive en cour d'assises.
« Art. 2. Sauf le cas où le fait est qualifié crime par la loi pénale, aucune visite domiciliaire tendant à découvrir l'auteur d'un écrit incriminé ne peut être pratiquée.
« (Signé) Coomans ; Debaets, Delaet, Thonissen, C. Delcour, C. Royer de Behr. »
Nous croyons, messieurs, pour nous servir de l'expression d'un important organe de publicité, que ce projet est un retour vers l'esprit de la Constitution. Nous allons tâcher de le prouver.
Parmi les causes de la révolution de 1830, on peut certes porter comme une des plus efficaces les atteintes portées à la liberté de la presse.
L'arrêté du 23 septembre 1814 renfermait pour elle une espérance dans le premier de ses considérants ; la loi fondamentale du 24 août 1815, dans son article 227, consacrait un droit.
Mais entre l'une et l'autre de ces dispositions législatives, des circonstances exceptionnelles avaient donné naissance à l'arrêté dictatorial du 20 avril 1815 qu'il importe de transcrire ici, parce qu'il résume d'une manière fidèle le régime fait à la presse malgré l'arrêté de 1814 et malgré la loi fondamentale.
Art. 1er. Sans préjudice aux dispositions du titre premier du troisième livre du Code pénal actuel, et pour autant qu'il n'y sera point dérogé par les dispositions suivantes : tous ceux qui débiteront des bruits, annonces ou nouvelles qui tendraient à alarmer ou à troubler le public, tous ceux qui se signaleront comme partisans ou instruments d'une puissance étrangère, soit par des propos ou des cris publics, soit par quelques faits ou écrits, et enfin ceux qui chercheront à susciter entre les habitants la défiance, la désunion ou les querelles, ou à exciter du désordre ou une sédition, soit en soulevant le peuple dans les rues et places publiques, soit par tout autre acte contraire au bon ordre, seront punis d'après la gravité du fait et des circonstances, soit séparément, soit cumulativement, de l'exposition pendant une heure à six, de la dégradation, de la marque, de l'emprisonnement d'un an à dix, eu d une amende de 100 à 10,000 francs..
L'article 3 créait une cour spéciale pour les crimes et délits prévus à l'article premier.
L'article 4 statuait que les poursuites auraient lieu sans délai et sans (page 307) informations préalables par le juge d'instruction, et que les arrêts ne seraient fournis à aucun pourvoi d'appel ou de cassation.
De plus ils devaient être exécutés dans les 24 heures après la prononciation (article 5).
Un homme éminent dont la capitale et le Parlement belge conserveront longtemps le souvenir, a résumé la longue et triste histoire de la presse sous Guillaume.
La proposition de M. Ch. de Brouckere pour le retrait de l'arrêté-loi de 1815 fut développée avec cette âpre énergie qui caractérisait la manière de ce député. Le ministère avait toujours prétendu que la mesure de 1815 n'était qu'une arme rouillée dans le fourreau, dont on voulait encore effrayer les méchants, mais dont on ne se servait presque plus. En lui répondant M. de Brouckere fit connaître les noms de 50 à 60 personnes poursuivies, en vertu de cet arrêté, et condamnées à des peines plus ou moins fortes. Voici un extrait de ce discours qui offrait une statistique abrégée de la presse dans les Pays Bas depuis les douze dernières années.
« Parlerai-je (dit l'orateur) des premières condamnations de la cour spéciale de Bruxelles ? Vous citerai-je les douze condamnés qui ont précédé l'abbé De Foere ? Ce serait, messieurs, vous reporter trop loin.
< Vous rappellerai-je que le rédacteur du Spectateur belge expia par deux années de prison la publication d'une lettre sur un individu d'Anvers et d'une note du cardinal Consalvi imprimée antérieurement à Cologne ? L'imprimeur fut impliqué dans la condamnation. La terreur que répandit cet arrêt est encore présente à votre pensée.
« Vous dirai je que MM. Jouan et Stockhove, pour avoir écrit et imprimé un bulletin sur le droit du tol dans le Journal de la province d'Anvers le 13 mars furent condamnés le 26 juillet 1817, bien qu'il ait plu à Sa Majesté d'abolir le droit le 29 avril de la même année ? que l'éditeur et le rédacteur du Mercure d'Anvers furent condamnés à la même époque par la même cour de Bruxelles pour avoir blâmé la manière dont un huissier avait voulu exécuter le mandat d'amener lancé contre leurs confrères du Journal de la province ? Vous parlerai-je de MM. Dubar et Doucin, propriétaires et rédacteurs du Journal de la Flandre orientale, condamnés respectivement à une année d'emprisonnement en 1818 par la cour de Gand, après l'apposition des scellés sur l'atelier de l'imprimerie et un emprisonnement préalable de trois mois et demi dont sept semaines au secret ?
« Non, messieurs, laissons là ces faits et tant d'autres, contentons-nous en général de citer ; n'appuyons que sur quelques affaires pour ne pas réveiller à la fois trop de souvenirs cruels. Passons même sous silence le procès de Michel Brialmont qui, corrigé sous les verrous, est maintenant attaché à la rédaction de la Gazette officielle.
« En première ligne s'offrent les poursuites intentées contre M. Vanderstraeten, auteur d'un livre Sur l'état actuel du royaume des Pays-Bas et les moyens de l'améliorer. Il est arrêté le 3 décembre 1819, mis au secret pendant 24 heures, interrogé coup sur coup. Le 31 décembre il s'adresse à un conseil composé de sept avocats. Dans l'intervalle il avait composé un mémoire au roi, mais enlevée par trahison cette pièce passa en d'autres mains...
« Le conseil du prévenu ose dire que l'article 227 de la loi fondamentale eût tendu un piège aux Belges animés par le patriotisme, vertu trop rare, si l'auteur d'un écrit dirigé dans un but d'utilité générale mais qui attaque les actes ministériels en signalant leurs vices, était exposé à perdre la liberté, peut-être la vie, dans les angoisses d'une prison ; que l'habitude de sévir contre les hommes qui déplaisent aux puissants, de les emprisonner, s'ils sont indigènes, de les exiler, quand ils sont étrangers, anéantirait toutes les sûretés dans le royaume... Et voici que du 10 au 14 mars, les sept avocats, tous hommes honorables et parmi lesquels je me plais à citer notre collègue M. Barthélémy, sont écroués à la maison d'arrêt, aussi bien que le fils du prévenu principal ! Le 3 avril la chambre des mises en accusation les décharge de la plainte ; Vanderstraeten seul est renvoyé aux assises, et dix jours après il est condamné à 3000 fl. d'amende. La part active que le public a prise au sort des victimes s'est manifestée alors d'une manière éclatante : les trois mille florins ont été couverts par une souscription spontanée.
« Viennent alors les rédacteur, imprimeur et éditeur de Utopiansche Courant. Arrêtés le 4 avril les deux derniers sont mis en liberté le 20 mai. Wibmer est condamné le 6 juillet à six mois de détention.
« Après eux c'est le tour des vicaires généraux de Gand et du secrétaire de l'évêché ; ils sont acquittés en troisième instance, c'est-à-dire aux assises.
« En 1821 le Journal de Gand, le Flambeau et le Vrai Libéral deviennent l'objet de poursuites. Le premier est condamné pour une série d'articles sur la révolution napolitaine : il y avait tendance. La mouture avait donné matière aux passages incriminés du Flambeau ; le scellé sur les presses et la mise au secret d'un prote furent les avant-coureurs d'une année de prison.
« Le Vrai Libéral est sous le poids d'une double accusation : ici, scellés sur l'atelier, prison préalable, pourvoi du ministère public, d'instance en instance, jusqu'à ce que rédacteurs, éditeurs, imprimeur et propriétaire soient tous déclarés coopéraient. ... Et de quoi ? D'avoir dans des articles sur Naples, le Piémont et la France « cherché à troubler la paix en Europe et le bon ordre que les puissances alliées y avaient établi (j'emprunte les paroles du ministère public) ; d'avoir de plus écrit des choses susceptibles d'occasionner du désordre à l'époque de la discussion de la loi sur les nouveaux impôts. MM. Orts et le comte de La Ferté furent condamnés à un an de prison, Stevenotte à une amende de 600 florins.
« En 1823, M. Vanderstraeten père est de nouveau renvoyé aux assises : 19 articles du journal l'Ami du Roi et de la Patrie sont incriminés. Le prévenu est condamné à un an de prison le 30 janvier ; il meurt le 2 février.
« En 1825 l'éditeur du Courrier de la Flandre est acquitté après un emprisonnement de onze semaines.
« La législation exceptionnelle était tombée en discrédit ou plutôt on n'osait plus écrire, tant les condamnations antérieures avaient comprimé l'opinion.
« Tout à coup en 1827 Buelens, Vanderstraeten, de Belder, de Vlieger, Mosman et Schuit, simple ouvrier imprimeur, sont traduits devant plusieurs cours d'assises ; Le Sageten Bioeck et Langenhuyzen sont également jetés en prison. Je ne m'étendrai pas sur des accusations que j'ai dénoncées dans la dernière session à V. N. P., non plus que sur le procès de Bellet, Jador et Hublou...
« Bientôt, après, ici, sous vos yeux, on incarcère Coché-Mommens et l'avocat Ducpetiaux, jeune homme de 24 ans, mais jeune homme que guidait une généreuse indignation...
« Wallez fut emprisonné pour avoir imprimé l'appel à l'opinion publique de Guyet et Cauchois-Lemaire. La cour d'assises l'acquitta après deux mois de détention. Alors deux membres de la commission qui avaient rédigé la loi fondamentale expliquèrent l'esprit de l'article 4 ; il y a des officieux qui cherchent à prouver aujourd'hui qu'il est oiseux ; alors comme aujourd'hui on nous accusa de gallomanie.
« Enfin M. de Potter a été écroué dans la maison de justice, et pourquoi ? Pour avoir opposé des choses à des mots, le ministérialisme au jésuitisme ! Depuis quand les hommes du pouvoir veulent-ils tout accaparer, et dans leurs exigences repousser la responsabilité de leurs actes ? Heureusement la force ni les abus n'ont d'empire sur la pensée ; au contraire jamais plus de défiance ne s'est manifestée dans la nation contre les mesures du ministère et jamais défiance ne f cil plus légitime.
« Veuillez remarquer ici une nouvelle source d'exceptions ; tant il est vrai que les législations exceptionnelles communiquent leur caractère à tout ce qui les touche ! Dans le ressort de la cour de Liège, le ministre public n'a inquiété ni l'imprimeur, ni l'éditeur ; dès que l'auteur d'un écrit est connu, il ne met pas même leur innocence en doute ; le procès de l'Eclaireur atteste ce fait. A la Haye le parquet poursuit l'imprimeur, mais la chambre du conseil, attendu que la jurisprudence a établi que celui-ci est déchargé de toute responsabilité quand l'auteur est connu, le renvoie de la plainte : l'affaire Langenhuysen et d'autres en fournissent la preuve expresse. A Bruxelles, auteurs, éditeurs, imprimeurs, tous sont enveloppés dans les poursuites, tous sont condamnés dans toutes les instances, etc. »
A cette liste de noms si longue, cités par l'honorable M. de Brouckere, ajoutons ceux de Jottrand, Clacs, Coché-Mommens, Bellet, Jador, Hublou, Bartels, de Nève, etc., tous poursuivis, et résumons en disant avec un historien de la révolution « qu'il y eut une époque ou la liberté de la presse achevait d'expirer en Belgique : auteurs, imprimeurs, journalistes, avocats, tout était terrassé ou hors de combat., »
Et cependant tout cela ne suffisait point encore, Le projet de loi qui accompagnait le fameux message de 11 décembre 1829 contenait une disposition qui punissait d'un emprisonnement d'un à trois ans entre autres «ceux qui d une manière quelconque se seraient rendus coupables de compromettre la tranquillité publique en favorisait la discorde en faisant naît e du désordre et de la défiance ; d'assaillir en termes diffamants le gouvernement ou un de ses membres, ses actes ou ses vues ou diminuer son autorité ! »
M. J. B. Nothomb avait droit de le dire ; la presse en était au moment (page 308) où sa dernière heure était venue ; elle aussi a été sauvée dans les journées de septembre.
Au point de vue de la question qui nous occupe, il est nécessaire de constater un fait important : c'est que depuis 1815 jusqu'en 1830, au milieu de cette avalanche de procès criminels et correctionnels, aucune action civile ne fut intentée contre la presse.
Van Maanen n'avait pas songé à cette arme que de préférence aujourd'hui on dirige contre elle : les dommages-intérêts ! Ce fait, nous le soumettons aux réflexions de ceux qui réclament l’application de l'article 1382 du Code civil avec la procédure ordinaire, comme une sauvegarde indispensable pour préserver la société contre les écarts de la presse.
Nous en tirons une autre observation : c'est que le Congrès, affirmation vivante de tous les droits méconnus par Guillaume, n'a pas eu à protester contre les abus de l'action civile, inconnue jusqu'alors.
Vous savez tous, et nous aurons l'occasion de le prouver par quelques exemples, avec quelle sollicitude méticuleuse notre immortelle assemblée constituante fonda la liberté de la presse. N'avons-nous pas le droit de conclure dès à présent que si elle avait pu prévoir le régime que le système des poursuites civiles devait bientôt préparer à la presse, celui-ci eût été impitoyablement proscrit ?
Le gouvernement provisoire lui aurait certes fait le même sort qu'à toutes « les entraves par lesquelles le pouvoir avait jusque-là enchaîné la presse dans son expression, sa marche et ses développements, » et qu'il faisait disparaître par son arrêté du 16 octobre 1830.
Lorsque la Constitution statua que la presse est libre, elle voulut la liberté la plus large et la plus complète. Sans doute le Congrès ne voulut pas la licence ni l'impunité. Il voulait punir, non prévenir. Ajoutons que chaque fois, dans ses discussions, qu'il a parlé des juges de la presse, il a nommé le jury.
Jetons un rapide coup d'œil sur ces mémorables débats, et voyons dans les paroles de quelques orateurs se refléter l'opinion de tous. C'est d'abord M. Nothomb :
« M. Nothomb. La censure n'est pas le seul moyen d'anéantir la presse ; des mesures répressives très vagues comme l'arrêté de 1815, qui créait la tendance et des dispositions semblables à celles du Code pénal de 1810, qui défend toute imputation propre à blesser la délicatesse des fonctionnaires, ne sont pas moins destructives de toute liberté. Je voudrai empêcher le retour d'une loi comme celle du 16 mai 1829, qu'on a dite si libérale et qui cependant maintenait tout le système du Code de 1810 sur l'injure et la calomnie.
« M. l'abbé Verduyn. Messieurs, fidèle au principe de liberté que nous avons invoqué jusqu'ici, nous en réclamons le bienfait pour la presse et surtout pour la presse périodique, avec toute la chaleur que mérite une liberté que nous regardons comme la plus vitale et la plus sacrée, parce qu'elle est la sauvegarde et le palladium de toutes les autres.
« Aujourd'hui que les opinions sont tellement divisées, tous ceux qui ont foi dans celles qu'ils professent, doivent désirer ardemment que cette liberté soit pleine et entière, ils doivent unir leurs efforts pour faire tomber toutes les entraves que le despotisme a inventées pour enchaîner la circulation de la pensée. Ceux-là seuls pourraient s'y opposer qui ne veulent de liberté que pour eux et qui ne trouvent pas de meilleur moyen pour faire triompher leurs opinions que de bâillonner ceux qui ne les partagent pas. Pour nous, messieurs, un triomphe qui serait, non le fruit d'une libre discussion, mais seulement l'effet de la contrainte, nous paraîtrait funeste à la vérité, et je crois que l'histoire est loin de me démentir.
« Je voterai donc pour la liberté de la presse la plus large et la plus étendue, ainsi que pour tout ce qui tiendrait à la favoriser, et, dans ce sens, je suis prêt à adopter tous les amendements qui me paraîtront modifier, dans l'intérêt de cette liberté plus étendue, l'article qui est soumis à votre délibération. »
« M. De Robaulx s'effrayait de voir la presse détruite par un moyen détourné et considérait comme tels le timbre et le droit de poste. »
« M. l'abbé de Foere. Messieurs, si je viens réclamer, avec mon honorable collègue M. l'abbé Verduyn, la liberté de la presse dans toute son intégrité et dans toute son étendue, c'est pour vous donner une nouvelle preuve publique que, sans exclusion, sans catégorie, sans restriction aucune, comme sans arrière-pensée, nous voulons la liberté la plus pure en tant qu'elle est conciliable avec la conservation de la société. Nous serons et nous voulons être conséquents en tout et jusqu'au bout.
« Pour dissiper les craintes que quelques personnes pourraient éprouver à l'égard des influences pernicieuses que la liberté entière de la presse pourrait exercer sur l'ordre social, j'établirai en principe que, si nous continuons de déposer dans la Constitution le droit de tous, et de garantir leurs libertés sans restriction aucune, comme nous l'avons fait jusqu'à présent, j'établis qu'alors les résultats de la presse seront, en thèse presque générale, favorables à l'ordre social et à sa stabilité. La raison en est évidente : tous seront intéressés au maintien et à la consolidation d'un ordre de choses dans lequel tous trouveront la garantie de leurs droits et de leurs libertés. La malveillance n'aura aucun succès ; elle sera étouffée par l'opinion générale, qui sera intéressée au maintien de l'ordre social, tel que nous l'aurons libéralement établi.
« Je voterai pour l'amendement de M. Devaux, parce qu'il garantit à mes yeux, plus que tout autre, la liberté entière de la presse. Si cependant, dans le cours de vos délibérations, quelque autre amendement atteint mieux ce but, je me prononcerai pour cet autre amendement. »
« M. Devaux. On dit : Mais dans de pareils cas, vous présenterez un auteur, et vous aurez toujours la même garantie ; il ne faut donc pas permettre la poursuite de l'imprimeur. On ne la permettra, répond-on, que dans le cas où l'auteur aurait disparu ; mais pourquoi la permettre dans ce cas ? Faut-il, parce que la loi ne pourra atteindre l'auteur du délit, que l'imprimeur en soit puni ? Mais un assassin peut disparaître aussi : s'avise-t on, dans ce cas, de poursuivre un individu qui est innocent de son crime ? Non, sans doute. Du reste, messieurs, croyez-le bien, un homme n'ira pas s'expatrier pour avoir le triste plaisir de lancer une calomnie contre quelqu'un, et je n'hésite pas à croire que nous aurons peu à craindre de délits de ce genre.
« N'oublions pas, d'un autre côté, que le jury jugera les délits de la presse ; et les jurés seront toujours sévères pour les calomniateurs. D'ailleurs, les délits de calomnie sont rares : en France, on en a fait, il y a quelque temps, la nomenclature ; je ne me souviens pas précisément du chiffre, mais il était très petit.
« M. Beyts est embarrassé pour savoir comment feront les tribunaux pour déclarer que l'auteur n'est pas connu, lorsqu'il s'en présentera un qui sera, comme on dit, un homme de paille. Je crois que s'il s'élève des doutes pour savoir s'il est l'auteur, le ministère public sera intéressé à soutenir qu'il ne l'est pas, et alors on présentera deux questions au jury : par la première on fera décider si celui qui se présente est l'auteur de l'écrit incriminé ; par la seconde on demandera s'il est coupable. »
Dans cette discussion le Congrès s'était occupé des conséquences de la liberté de la presse, non seulement au point de vue de la société, mais aussi au point de vue des individus, L'article18 de la Constitution adopté, M. Lebeau proposa un paragraphe additionnel portant :
« Dans tout procès pour délit de la presse, la déclaration de culpabilité appartient au jury. »
Il fut adopté ; sans discussion.
De poursuite purement civile, pas un mot !
Le paragraphe additionnel de M. Lebeau est venu se fondre dans l'article 98 de la Constitution : « Le jury est établi en toutes matières criminelles et pour délits politiques et de la presse. »
L'honorable abbé de Haerne nous paraît avoir parfaitement caractérisé le but principal de l'institution, surtout en matière de presse. Un magistrat, M. Helias d'Huddeghem exprimait les mêmes idées.
« M. Helias d'Huddeghem. Je désire que le jury soit établi tant pour les affaires criminelles que pour les affaires politiques et de la presse, parce que je regarde comme indispensable la distinction établie entre les juges du fait et les juges du droit ; distinction sans laquelle le magistrat, décidant sans cesse de la vie et de l'honneur des citoyens, pourrait se lais.er aller, sans s'en apercevoir, aux préventions les plus dangereuses, prendre l'habitude de la dureté et cesser d'être impartial par crainte d'être trop indulgent. Personne ne pouvant se croire à l'abri de toute action judiciaire, quelle n'est pas, messieurs, l'importance d'une institution qui donne au prévenu des juges dont les intérêts ne sont pas distincts de ceux de la société ? »
M. l'abbé de Haerne voit dans le jury le principe salutaire de la prédominance de l'opinion publique sur la sens privé du magistrat. Les dissentiments, d’ailleurs, religieux ou politiques, que partagent les hommes de l'époque, rendent indispensable l'institution d'une magistrature à laquelle toutes les classes ont leur contingent à fournir. Ainsi prévaudra sur la prédilection ou l'aversion du juge, ce qu'il y aura de général dans les idées individuelles des citoyens. L'orateur prouve, par des exemples frappants, que la liberté religieuse ne serait qu'une chimère sans l'établissement du jury. Partant du principe qu'il vaut mieux absoudre cent coupables que condamner un innocent, il voudrait que les condamnations ne pussent, comme en Angleterre, être prononcées qu'à l'unanimité du jury. Quelle plus grande garantie que le concours de douze citoyens, pris indistinctement dans toutes les professions et dans toutes les opinions ? »
(page 309) Le Congrès national, avant de se séparer, a voulu édicter lui-même un décret sur les délits politiques et de la presse. D'après l'exposé des motifs, « ce projet de décret, présenté par M. Barthélémy, ministre de la justice, a pour objet de lever les entraves que rencontre la liberté de la presse dans la législation actuelle et en même temps de mettre à exécution l'article 98 de la Constitution, qui veut que le jugement de tous délits politiques et de la presse soit déféré au jury. »
Nous répéterons encore ici la réflexion que nous faisions plus haut : Si l'action civile devant la juridiction ordinaire avait été inventée avant 1830, si au moins le congrès en avait prévu la naissance prochaine, n'eût-il pas été amené par la logique de ses principes à tailler largement dans cette procédure qui en est la négation virtuelle ?
Chose remarquable ! ce projet de décret, comme le décret du 23 juillet 1830 lui-même, n'oubliait pas que la réparation civile peut-être poursuivie en même temps que la répression du délit : mais il ni prévoyait la discussion des intérêts civils que devant la cour d'assises, sans insinuer, même par une simple réserve, que l'action privée pourrait rester entière devant une autre juridiction (article 7 du projet et du décret).
Le projet fit l'objet d'un rapport de M. Devaux, et la discussion qui eut lieu le 20 juillet 1831, veille de la séparation du Congrès, nous confirme dans l'idée que les poursuites devant les tribunaux civils ne tombèrent nullement dans les prévisions de l'assemblée. Un amendement de M. Simons, non appuyé, il est vrai, mais visiblement écarté, parce qu'on ne voulait pas subordonner l'action du ministère public, une fois mise en mouvement, au caprice ou aux calculs possibles des intérêts privés, donne un nouveau poids a notre appréciation.
Nous avons fait une revue rapide des faits qui ont précédé et amené la révolution de 1830, et des discussions du Congrès national. Nous croyons avoir le droit d'en conclure que notre proposition est un retour vers l'esprit de la Constitution.
Qu'il nous soit permis, messieurs, d'étayer cette opinion d'autorités plus importantes que la nôtre. Voici ce que dit M. Schuermans dans son Code de la presse : « Une question d'une importance extrême est celle de savoir si le texte de l'article 98 de la Constitution belge exclut ou non la compétence des tribunaux civils, pour statuer sur l'action en dommages-intérêts de la partie lésée, intentée séparément de l'action publique.
« Supposons un membre du Congrès qui, après avoir violé la Constitution, se serait enfermé dans une retraite absolue, où il se serait isolé des bruits du monde ; supposons que, sortant aujourd'hui de cette retraite, il se voie adresser la question ci-dessus posée. Les tribunaux civils ! s'écrierait-il, les tribunaux civils s'occuper des matières de presse ! Qu'est donc devenu l'article 98 de la Constitution ? A-t-il été abrogé ou révisé ? Toutes les dispositions du décret de 1831, article 7, article 11, article 18, ne sont-elles pas relatives au jury seul ?
« Telle serait évidemment sa réponse ; semblable est encore celle que des membres de cette auguste assemblée, consultés par l'auteur, lui ont faite, en affirmant que la pensée du législateur constituant n'a pas été un seul instant de faire une exception quelconque à la disposition impérative de l'article 98 de la Constitution belge ; ils ajoutaient que si quelqu'un, au Congrès, s'était avisé de proposer un pareil amendement, le téméraire n'aurait pu mettre assez d'empressement à se soustraire à l'animadversion générale.
« Avant d'examiner les motifs graves qui ont insensiblement amené les tribunaux à retenir la connaissance des délits de presse, considérés comme faits dommageables, recherchons quelle a été la pensée du Congrès. Peut-être qu'un jour viendra où cette étude ne sera pas inutile et où le législateur reprendra l’œuvre de 1831, inspiré de la même sollicitude pour la presse que celle qui animait les auteurs de la Constitution ; il se fera alors un devoir d'aplanir les obstacles, d'ôter tout prétexte à la réaction en en faisant disparaître les causes et de restituer au jury la juridiction exclusive et souveraine sur les matières de presse. »
En France, la poursuite civile intentée par les fonctionnaires publics rencontra de vigoureux adversaires (voir Revue des revues de droit, 9, 214 ; ibid. 223 ; ibid. 10, 72. Pasicrisie, passim).
Nous n'avons pas à chercher à l'étranger le commentaire de notre pacte fondamental'. Mais n'est-il pas juste de dire que si, en présence de la loi française de 1819, des sommités de la magistrature voulaient introduire la doctrine de notre projet de loi dans la jurisprudence, il est du devoir des chambres belges d'introduire cette même doctrine dans notre législation.
Ecoutons d'abord M. Borelly, procureur général près la cour d'Aix :
« L'institution du jury, si essentielle et si fondamentale, l'est surtout dans les affaires où le pouvoir est directement intéressé et joue lui-même le rôle de partie, dans les affaires politiques et dans les affaires relatives aux délits de la presse. Si, dans ces sortes d'affaires, le pouvoir était à la fois juge et partie, ou, ce qui revient absolument au même, s'il exerçait la justice par des fonctionnaires à qui il aurait délégué son autorité, la liberté ne serait plus qu'un vain mot, et une large voie serait ouverte à l'oppression et à la tyrannie. Les fonctionnaires, naturellement portés à épouser la cause du gouvernement qui les nomme et sur les faveurs duquel ils ont à compter pour leur avancement, n'ont pas cette impartialité, cette indépendance de position nécessaires à des juges, et le glaive de la justice ne deviendrait que trop souvent un instrument de persécution.
« Avec les meilleures intentions, on ne peut jamais se soustraire entièrement aux influences de ses habitudes et de son état, et les soldats du pouvoir ne seront jamais que difficilement les défenseurs de la liberté. Dans les temps de trouble et d'orage surtout, lorsque l'esprit de parti dénature, condamne ou justifie tout, fait au gré de ses caprices les vertus et les crimes, quel refuge pour l'accusé qui retrouve parmi ses juges le même adversaire qu'il a combattu à la tribune ou dans la presse ? Le jury, au contraire, est dans une position bien différente : libre dans ses allures, sans engagements, sans précédents, sans-arrière-pensée d'ambition, il n'a à consulter que sa conscience ; il juge d'après les idées et les sentiments qu'il a puisés dans la foule d'où il est sorti momentanément pour y rentrer bientôt et toujours. Sou jugement n'est que l'écho de l'opinion publique, le reflet du sentiment populaire, l'expression des intérêts, des besoins, et, si l'on veut, des préjugés de tous, préjugés qu'il faut comprendre, qu'il faut savoir respecter, souvent utiles, quelquefois vrais sous le rapport pratique, quoiqu'ils ne puissent pas être entièrement conformes à la vérité abstraite et absolue. Les jurés sont les véritables pairs de l'accusé ; comme lui, ils appartiennent au peuple ; comme lui, ils sont étrangers au pouvoir ; comme lui, ils ont à souffrir de ses écarts et de ses abus. Il peut donc attendre d'eux commisération protection, sympathie. Ce n'est pas lui seul qui est traduit à la barre ; le gouvernement y est aussi traduit à ses côtés ; il y est traduit avec ses actes, ses paroles, ses mesures, ses systèmes, ses fautes et ses abus : souvent l'acquittement de l'accusé est moins une déclaration et une preuve de son innocence qu'un avertissement donné au pouvoir,
« Sorti de la foule un moment, le jury y rentre bientôt et s'y confond pour jamais. Il est partout et il n'est nulle part. C'est, si l'on peut ainsi dire, une magistrature sans magistrats, un tribunal sans juges ; c'est la voix de la conscience publique, la manifestation de l'opinion populaire, sujette à l'erreur, il est vrai, mais ne pouvant être altérée par des influences corruptrices.
« Un autre inconvénient résulte de la jurisprudence contraire ; [il est immense et il est des plus déplorables, et c'est celui contre lequel la loi n'a pas cru devoir prendre de trop grandes précautions. Cet inconvénient est celui de jeter la magistrature dans l'arène politique, de la mêler aux agitations, à toutes les passions des partis, et de la dépouiller ainsi de ce caractère d'impartialité qui est à la fois sa sauvegarde et sa gloire. La loi a voulu que la magistrature restât pure et indépendante, isolée dans sa haute sphère et immuable comme la justice dont elle rend les oracles ; l’indépendance et l'impartialité de la magistrature sont la plus ferme et la plus solide garantie des citoyens. Eh quoi ! au moyen de ce détour subtil, de cette distinction sophistique entre le délit et le fait dommageable, les compétences seraient bouleversées, l'ordre des juridictions détruit, le vœu et l'esprit de la loi complètement éludés ! Le juge civil, que la loi n'a pas voulu constituer juge des procès politiques, en décidera seul exclusivement, et il suffira au fonctionnaire qui se prétendra diffamé de convertir une question d'honneur en une question d'argent pour transporter au juge civil toutes les attributions du jury et rendre ainsi complètement illusoires les garanties que la loi a voulu donner à l'écrivain.
« La presse est le grand champ de bataille des partis ; c'est par elle qu'ils vivent, qu'ils parlent, qu'ils se communiquent, qu'ils s'attaquent et se défendent ; c'est par elle qu'ils agissent sur l'opinion, expriment leurs idées, leurs sentiments, leurs passions, et s'efforcent de les faire passer dans les masses. Et c'est dans cette arène brûlante que l'on veut précipiter la magistrature ; dans cette arène où elle ne pourrait descendre sans perdre ce qui fait sa dignité et sa gloire, nous voulons dire son calme et son impartialité ! Le magistrat est aussi citoyen ; il a, lui aussi, ses opinions politiques. Comme magistrat, il est fonctionnaire public, et à une époque où il n'est pas encore défendu d'avoir de l'ambition et d'aspirer à un avancement légitime. Dès lors son caractère de juge impartial et indépendant n'est-il pas gravement compromis s'il est appelé à juger un écrivain dont les opinions sont directement opposées aux siennes, ou dont les écrits auraient attaqué le gouvernement et même quelque personnage puissant ou en crédit ? Dès lors, que deviendront son impartialité et sa justice ? (page 310) Ne serait-il pas placé entre son intérêt et son devoir, entre ses passions, ses opinions et sa conscience de juge ? N'est-il pas à craindre qu'il succombe ? Et s'il résiste, s'il parvient à tenir la balance d'une main ferme et assurée, le soupçon injurieux n'ira-t-il pas encore l'atteindre ? L'esprit de parti, si défiant, si injuste, si passionné, n'ira-t-il pas jusqu'à prêter à sa conduite les motifs les plus intérêts, les plus vils, à expliquer un acquittement ou une condamnation par des vues d'ambition, de servilité ou autres, toutes également étrangères à la justice ? Une grave atteinte sera donc portée à cette considération si essentielle à la magistrature et qui lui est due à tant de titres.
« Cette haute réputation d'indépendance et d'impartialité, qui doit faire sa force dans l'opinion publique, sera obscurcie par les nuages soulevés et amoncelés autour d'elle et la ruine de son influence, de son autorité morale, entraînera bientôt celle de la justice et des lois. »
A son tour, M. Dupin, procureur général à la cour de cassation de France, défend le même système :
« Sous le régime de la Charte, qui a réservé au jury soit les délits politiques, soit les délits de la presse, l'action accordée à la presse contre les fonctionnaires publies et l'action de ceux-ci pour repousser les attaques de la presse, est une action sur generis qui consacre tout à la fois, pour l'écrivain, un droit et un devoir ; pour le fonctionnaire public, une condition de responsabilité attachée à ces fonctions ; pour la Constitution et pour le pays, la libre appréciation du jury, juge politique, maître souverain d'apprécier les cas, les circonstances, la conduite des personnes et la valeur des actes selon les besoins publics et l'impression du moment.
« Déplacez les juridictions, allez devant les tribunaux civils, vous transportez devant eux la discussion des actes de fonctionnaires publics, non seulement de l'ordre judiciaire, mais de l'ordre administratif, et l'appréciation morale de leur conduite, au mépris non seulement des lois sur la presse, mais au mépris de toutes les autres lois sur la séparation des pouvoirs.
« Et qu'on ne cherche pas à équivoquer : l'action ouverte est essentiellement une action en diffamation ou ce n'est rien ; c'est l'abus criminel du droit, ou c'est le droit lui-même justement exercé. Qui en sera juge ? Le jury. Transformez cela en une action civile en dommages-intérêts : s'il est vrai, comme on le prétend, que le droit de saisir cette juridiction existe d'une manière absolue, comme l'action en diffamation n'est pas seulement ouverte aux fonctionnaires pris isolément, mais aux corps administratifs et judiciaires, aux ministres, aux ambassadeurs, au roi, aux Chambres législatives, il faudra donc en conclure logiquement que toutes ces personnes, tous ces corps ont le droit d'intenter une action civile en dommages-intérêts pour réparation de leur caractère offensé. Conçoit-on rien de plus étrange ?
« Le jury a toute la flexibilité nécessaire pour juger la presse, au point de vue de l'écrivain, au point de vue du pays, du temps, du lieu, des circonstances, et par conséquent au point de vue de la loi. Le juge civil peut-il également se prêter à ces inflexions ! Non : car il se transforme en juge politique, il change son caractère, et s'il reste juge non politique, il n'est pas le juge de la question...
« C'est un grand bonheur qu'on ait enlevé à la magistrature la connaissance des délits politiques et des délits de la presse ; on l'a mise par là à l'abri des attaques, des récriminations, des insultes, dont elle eût été immanquablement l'objet si elle avait été appelée à juger les partis. Sans cela, peut-être, il eût été impossible de maintenir le salutaire principe de l'inamovibilité ; on aurait recherché les antécédents des juges, cherché à expliquer leurs opinions par l'époque de leur nomination, et le soulèvement de l'opinion publique eût forcé la main au gouvernement. Au contraire, en enlevant aux tribunaux le jugement des affaires politiques et de presse, en ne leur laissant que le jugement des affaires qui intéressent l'état des familles, la conservation des propriétés, l'exécution des contrats et toutes les questions qui intéressent la vie commune des citoyens, on n'a fourni à ceux-ci que des occasions de rendre hommage à la sagesse, à la science et à l'impartialité des magistrats.
« Ajoutez que l'inamovibilité même des tribunaux amènerait un danger réel, s'ils avaient à juger les procès politiques et qu'ils le fissent dans un esprit systématique ; s'ils se montraient trop favorables au pouvoir, et qu'ils se piquassent de lui rendre ce qu'à une autre époque on a appelé des services, ils mettraient la liberté en péril. Dans le cas inverse, le pouvoir lui-même se trouverait menacé L'amovibilité du jury est au contraire merveilleusement appropriée au jugement des affaires politiques.
« Tiré de la société pour chaque affaire, et pour y entrer dès qu'elle est jugée, le jury se place au sein des impressions sociales, il en reflète toutes les nuances. Quelquefois, j'en conviens, il se fâche de peu ou il excuse beaucoup ; il peut même se passionner ; mais si cette institution, comme toute autre, a aussi ses inconvénient», elle a d'incontestables avantages, et voilà pourquoi la loi a voulu que les méfaits, les torts, les abus de la pressa fussent jugés par le jury. »
Mais, messieurs, ne sortons pas du parlement belge pour trouver des autorités incontestées.
C'est d'abord un de nos honorables prédécesseurs dont le magnifique talent n'est point oublié dans cette enceinte. « Ainsi, disait l'honorable M. d'Elhoungne, dans la séance du 23 mars 1847 je voudrais que dans la législation révisée on mît un terme à cette manière de fausser la disposition de la Constitution qui attribue la connaissance de tons les délits de la presse au jury, en intentant une action civile. Je voudrais qu'on ne vît plus des fonctionnaires intenter une action civile devant des tribunaux correctionnels et se faire allouer, à titre de dommages-intérêts, garantis par la contrainte par corps, de grosses sommes ; ce qui constitue, en réalité, une peine prononcée par une juridiction autre que le jury, la seule admise par la Constitution. »
Dans la même séance, l'honorable M. Rogier disait : « S'il y avait des réformes à faire pour la presse, ce seraient des réformes dans un sens opposé à celui du projet qu'on vient nous proposer.
« Pour moi, je m'étonne d'une chose, c'est de la longanimité avec laquelle la presse a souffert la situation qui lui est faite aujourd'hui par la jurisprudence de quelques-uns de nos tribunaux qui tend à lui enlever la garantie que la Constitution lui donne.
« Je m'étonne qu'alors que la Constitution déclare que tous les délits de la presse seront du ressort du jury, ces délits cependant peuvent être, même en matière publique, attribués aux tribunaux civils du moment que les plaignants les saisissent d'une demande de dommages-intérêts. Sous ce rapport, si une large voie aux amendements est ouverte, si l'on doit, à l'exemple du ministre, étendre le projet en discussion, je verrai avec plaisir partir de nos bancs un amendement pour rendre à la presse la garantie constitutionnelle dont on tend à la dépouiller. »
Puis c'est M. Forgeur qui dit au Sénat (Annales parlementaires) :
« Puisque j'ai la parole, j'en profiterai pour dire quelques mots sur un sujet délicat, que je me reproche de n'avoir pas encore abordé à cette tribune.
« La presse est libre, la garantie de cette liberté est dans l'institution du jury. C'est au jury et uniquement au jury que la Constitution a déféré la connaissance des délits politiques et de la presse. Cette disposition constitutionnelle qui renferme une garantie si précieuse, est cependant ouvertement éludée depuis longtemps, sous le prétexte que la Constitution n'a pas réglé le sort de l'action civile et que cette action peut être portée devant les tribunaux civils, qu'arrive-t-il ? C'est qu'on soustrait dans la réalité au jury la connaissance des délits dota presse,
« Ceux qui croient avoir à se plaindre d'elle, au lieu de se présenter devant le jury, leur juge naturel, intentent une action civile en dommages-intérêts, en sorte que les tribunaux sont appelés à apprécier à ce point de vue un délit de presse. Il arrive alors qu'à la juridiction indiquée par la Constitution on substitue une autre juridiction dont le Congrès n'a certes pas voulu.
« Et cet usage tend à se généraliser : les tribunaux civils sont fréquemment transformés en cours d'assises, appelés à apprécier un écrit purement politique. Il y a là, je n'hésite pas à le dire, un danger réel, sérieux, auquel il faut veiller, et sur lequel j'appelle l'attention du pays. »
Et plus loin, répondant à M. le ministre de la justice :
« Lorsque j'ai parlé de la liberté de la presse, je n'ai fait que me rendre l'écho, dans cette enceinte, de réclamations sérieuses et motivées que je me souviens d'avoir lues dans un de nos plus importants journaux.
« Je ne veux assurément pas que la vie privée des citoyens puisse servir de pâture à la presse, mais ce que je veux, ce que je désire, c'est qu'un écrivain ne puisse être jugé et flétri, s'il doit l'être, que par ses juges naturels ; or, avec le système qui prévaut, on arrive droit à l'anéantissement du jury en matière de presse.
« Il n'est pas un homme politique, un bourgmestre, un conseiller communal, un candidat à la représentation nationale, provinciale ou communale qui, plus ou moins vivement attaqué, au lieu de faire appel à ses pairs, ne se réfugie plus ou moins honteusement dans un procès civil où la presse la plus honnête, la plus modérée peut finir par succomber ; l'honorable ministre de la justice et moi nous en savons quelque chose.
« Je répète donc qu'il y a là un danger sérieux et qu'en reconnaissant leur compétence, les tribunaux civils ont peut-être jugé d'après la (page 311) lettre de la loi, mais en ont méconnu l'esprit, et que pas un homme du Congrès peut-être n'a pensé qu'un jour on pourrait faire la distinction contre laquelle je ne cesserai de m'élever. (Sénat, 23 décembre 1859.)
Un des signataires de notre proposition, auquel ses travaux historiques et juridiques ont assuré une place distinguée parmi les savants et dans le parlement belge, l'honorable M. Thonissen, a poussé plus loin la déduction du principe constitutionnel.
Il considère le système des poursuites civiles non seulement comme hostile à l'esprit de la Constitution, mais comme absolument incompatible avec elle.
Un auteur que nous avons déjà eu l'occasion de citer, M. Schuermans, semble pencher vers cette même théorie, et si des motifs, qu'il reconnaît lui-même n'être point juridiques, lui font tolérer la jurisprudence des tribunaux, il exprime hautement le vœu que l'intervention de la législature proclame d'une manière absolue le principe qu'en Belgique le jury est établi pour toutes poursuites quelconque, en matière de presse.
L'auteur que nous venons de citer appelle le système des poursuites civiles une réaction contre la volonté formelle du législateur constituant.
Est-il besoin de vous dire, messieurs, à quels résultats en est arrivée cette réaction ?
Nous avons vu avec quelle rigueur draconienne la justice répressive pourchassait la presse sous Guillaume : nous avons constaté, en même temps, que depuis 1815 jusqu'en 1830 aucun procès civil n'avait été dicté contre elle.
Aujourd'hui, sous l'empire des articles 18 et 98 de la Constitution, nous en sommes arrivés au point que le jury ne s'occupe qu'à de très longs intervalles d'affaires de presse, et que les tribunaux civils en retentissent tous les jours.
Non, ce n'est plus même vrai ce que disait le journal la Vérité à propos d'une pareille poursuite que lui intentait M. le baron de Rasse, bourgmestre de Tournai, et contre laquelle le défendirent deux de nos honorables collègues MM. Bara et De Fré.
« Reconnaissons-le cependant, disait la Vérité, en rappelant les paroles de l'honorable M. Forgeur, ce ne sont pas les sommités du pays qui se réfugient honteusement dans les procès civils. Ceux-là, forts de leur conscience et de leurs talents, redoutent peu les critiques, les attaques même méchantes. Suivant l'exemple des hommes d'Etat de l'Angleterre, ils restent impassibles devant les écarts les plus excessifs d'une presse libre. Mais les ennemis des journaux, ceux qui se saisissent avec empressement de la faculté que leur laisse la jurisprudence actuelle, ce sont les médiocrités vaniteuses, les nullités administratives, les tyranneaux des petites villes. Ceux-là s'indignent à la moindre égratignure, ils crient à l'abomination et au sacrilège dès qu'un journal ne se prosterne pas humblement devant leur génie incompris, et dans leur extrême irritation, ils vont entretenir de leurs déboires politiques les tribunaux civils qui leur font le plus aimable accueil et se constituent leur providence et leurs protecteurs. Un mot a froissé nos plaignants, il leur faut une réparation d'honneur, c'est-à-dire, quelques milliers de francs. »
Nous avons vu, non plus de simples particuliers, non des fonctionnaires agissant en nom personnel, mais des administrations entières, un collège échevinal, par exemple, venir abriter derrière l'article 1382 et quinze cents francs de frais de procédure, le crédit d'une ville qu'un article de journal devait avoir ébranlé.
Prenons-y garde, messieurs, la jurisprudence actuelle doit étouffer la presse quand bien même les magistrats, - et il y a de pareils tribunaux, - mettraient la plus grande modération dans l'allocation des dommages-intérêts ; les frais seuls d'une ou de deux instances peuvent devenir ruineux pour un écrivain ou dégoûter le publiciste qui veut bien mettre tout son dévouement à la chose publique, mais ne pas en retirer de pareils intérêts.
Quant à ces frais de justice, mes honorables collègues qui plaident ou qui ont fait plaider, savent ce que c'est.
Qu'avec le système que nous attaquons une autre doctrine, qui déjà s'est fait jour en Belgique, soit adoptée, c'est-à-dire la complicité au civil du distributeur, de l'imprimeur et de l'éditeur, l'article 18 de la Constitution sera une lettre morte, et ce sera fait de nos institutions représentatives.
M. Devaux a dit dans la discussion au Congrès : « Le jury sera toujours sévère contre les calomniateurs. » Tant que la presse ne sort pas absolument des bornes de sa mission sociale, le jury sera indulgent ; il tiendra compte des nécessités de la lutte, des entraînements de la polémique. L'homme public, au reste, dans un pays représentatif, est et doit être sujet à discussion ; la presse a non seulement le droit, mais le devoir du contrôle.
De plus, contre les erreurs ou les écarts de la presse, il y a plus d un remède. Il y a, pour le fonctionnaire et pour tout citoyen, d'abord le droit de riposte, il y a le droit de réponse dans le journal mène qui a attaqué.
Si néanmoins la presse, foulant aux pieds sa dignité, descend dans la boue de la calomnie, si la discussion se convertit en outrage, le jury est là, et, croyez-le avec M. Devaux, il sera sévère pour les calomniateurs. L'intérêt social sera satisfait par la répression du délit. Si en outre celui-ci a réellement occasionné un dommage, il sera réparé, car les magistrats de la cour d'assises ne montreront pas pour le calomniateur plus d'indulgence que les juges du fait.
Quand donc il s'agit d'une poursuite en calomnie, il n'y a guère d'objection sérieuse à faire contre le régime que nous voulons garantir à la presse en vertu des principes constitutionnels et de la mission spéciale qu'elle a à remplir. Car nous n'avons pas à répondre à ceux qui répudient le jury comme n'offrant pas de garanties suffisantes à la société. Ils font tout bonnement la guerre à notre pacte fondamental et nous n'avons pas ici à leur répondre.
Mais voici venir la grande objection, un fait, dit-on, peut être dommageable sans être délictueux ; un article de journal, sans renfermer ni calomnies, ni outrages, ni injures, peut léser les intérêts d'un tiers. Dans cette hypothèse refuserez-vous toute justice à la personne lésée ? N'ayant point de délit à poursuivre, la cour d'assises lui restera fermée et vous voulez lui interdire l'accès des tribunaux civils ! Ce serait là un déni de justice inexcusable.
L'objection des quasi-délits est sérieuse : elle n'est pas sans réponse.
En fait, le quasi-délit en matière de presse se rencontrera très rarement. Ils sont certes bien clairsemés, les articles de journaux qui, sans renfermer injure, outrage ni calomnie, auraient néanmoins lésé la fortune, ébréché l'honneur, ou ébranlé le crédit d'une personne.
La chose est néanmoins possible : et quelques-uns répondant à cet égard : que de pareils faits ne peuvent se reproduire qu'à des intervalles excessivement rares, que le dommage à en résulter sera le plus souvent minime, et devra pouvoir trouver sa réparation chez celui dont le journaliste s'est fait de bonne foi l'écho, que le démenti que le journal sera obligé et s'empressera de plus d'insérer sera une réparation suffisante et efficace par sa promptitude ; qu'au surplus la considération d'un dommage hypothétique à subir par un petit nombre de citoyens, ne pourrait l'emporter sur les motifs puissants qui réclament la liberté de la presse, en faveur de laquelle il serait préférable de maintenir une espèce de servitude légale : l'intérêt de tous devant l'emporter sur l'intérêt de quelques-uns.
Ce système, il faut en convenir, rencontrerait des adversaires nombreux ; mais d'autres solutions se présentent.
Le Code pénal punit l'homicide, les coups et blessures faits par maladresse, imprudence, inattention ou inobservation des règlements ; d'autres faits sont punis qui supposent cependant l'absence de toute intention doleuse chez l'agent. Sans parler des amendes en matière fiscale qui sont de véritables pénalités et qui souvent sont encourues par les citoyens à leur insu, en fait de contraventions il est de principe que la bonne foi ne saurait faire échapper à la peine. Qui donc empêcherait le législateur de transformer le quasi-délit de presse en délit ?
Benjamin Constant disait :
« Les actions des particuliers n'appartiennent point au public. L'homme auquel les actions d'un autre ne nuisent pas n'a pas le droit de les publier. Ordonnez que tout homme qui insérera dans un journal, dans un livre, le nom d'un individu, et racontera ses actions privées quelles qu'elles soient, lors même qu'elles paraîtraient indifférentes, sera condamné à une amende. »
Il proposait même de punir d'une amende de 1,000 francs tout journaliste qui insérerait un nom propre dans son journal.
Sans aller aussi loin que ce publiciste, la loi ne pourrait-elle pas frapper d'une pénalité celui qui par inattention, légèreté, aurait au moyen de la presse occasionné un dommage réel à un citoyen ? Cette solution ne révolterait ni la logique, ni le droit : et le jury serait aussi apte à décider en fait qu'un article incriminé est dommageable tout aussi bien qu'il peut le déclarer calomnieux.
Enfin, messieurs, un troisième système se présente ; il se rapporte et se confond presque avec le précédent et consiste à faire prononcer le jury sur l'existence du quasi-délit, sans attacher à celui-ci une pénalité. En France le décret du 22 mars 1848 déclara les tribunaux civils incompétents pour connaître des diffamations ou injures dirigées par la voie de la presse envers les fonctionnaires publics.
L'article 84 de la constitution républicaine de la même année chargea le jury seul de statuer sur les dommages-intérêts réclamés pour faits et délits de la presse.
(page 312) L'époque à laquelle nous empruntons nos exemples pourrait à aucuns inspirer une médiocre sympathie pour l'extension des attributions conférées au jury.
Permettez-moi, messieurs, d'atténuer cette impression par la citation d'un petit incident, qui avait lieu l'autre jour au corps législatif de France.
« Voulez-vous me permettre, disait M. J. Simon à la séance du 21 janvier 1864, de proposer pour mon compte et sans engager mes amis, un amendement en quelques lignes ? Il serait ainsi conçu :
« Tout citoyen a le droit de publier et d'imprimer ses pensées en les signant sans censure préalable, sauf la responsabilité légale, après publications et jugement par jurés (bruits divers) quand même la peine encourue serait purement correctionnelle. »
L'orateur ajoutait : « Comment trouvez vous ce petit article ?
« Une voix : Très mauvais !
« M. J. Simon. J'ai l'honneur de vous déclarer que je le trouve superbe, et cela m'est d'autant plus facile que je n'en suis pas l'auteur. L'article est de Sa Majesté Napoléon Ier. »
Ajoutons encore, messieurs, qu'il n'est pas sans exemple de voir intervenir le jury dans les actions purement civiles.
Il me suffira de citer, en France, la matière des expropriations pour cause d'utilité publique.
L'objection des quasi-délits, la seule sérieuse qu'à mon avis on puisse produire contre notre proposition, n'est donc pas, comme nous disions, sans réponse.
Nous croyons avoir suffisamment justifié le principe constitutionnel déposé dans l'article premier de notre proposition. Si la Chambre adopte ce principe d'après qu'elle se prononce pour l'un ou l'autre des systèmes que nous avons exposé relativement aux quasi-délits, elle aura à s'occuper de quelques questions accessoires que l'on pourrait appeler les détails de la mise en pratique. Telles seront les questions de la composition du jury, la poursuite pour citation directe de la partie civile, etc.
Nous n'avons pins qu'un mot à dire.
L'article 2 de notre proposition nous semble apporter avec lui-même sa justification. Au moment où nous venons défendre la cause des journalistes, il nous sera bien permis d'emprunter à un journal de la capitale, l’iIndépendance, quelques observations en faveur de la thèse que nous défendons.
« Depuis longtemps, en France, dans les Pays-Bas, en Prusse, des protestations se sont élevées contre la prétention du ministère public de s'immiscer dans le secret indispensable à la profession de journaliste.
« En 1819, B. Constant fustigeait les visites domiciliaires et les saisies opérées chez le professeur Bavoux, inculpé de provocation à désobéir aux lois.
« En 1825 et en 1830, le ministre van Maanen ordonnait de semblables mesures contre le Flambeau, le Courrier, le Belge, le Catholique et le Vaderlander.
« En 1862, la Chambre des députés de Berlin était saisie d'une proposition formulée par un de ses membres, M. Oppermann, procureur du roi à Berlin, et ainsi conçue : « Les imprimeurs, éditeurs et rédacteurs de journaux ne peuvent être contraints par des mesures de rigueur, à témoigner en justice au sujet des auteurs d'articles ou d'imprimés, ni sur l'origine des nouvelles qu'ils renferment. »
« En 1838, en 1845, la presse a réclamé coutre les visites domiciliaires opérées en Belgique dans les bureaux du Lynx et de l’Observateur, M. Eug. Verhaegen a publié à cet égard une excellente étude, où il a démontré que la Constitution s'oppose à la recherche de l'auteur, lorsque le rédacteur du journal est connu et domicilié : à celui-ci seul appartient de décider s'il lui convient de se décharger de sa responsabilité en nommant l'auteur.
« La société, dit M. Eug.Verhaegen, ne demande qu'une victime, ainsi que le disait M. Devaux au Congrès : pour atteindre cette victime, le législateur, par l'article 14 du décret de 1831, a exigé la signature de l'imprimeur ou de l'éditeur, sans exiger celle de l'auteur.....S'il suffit qu'une seule personne expie la faute reprochée, le cas échéant, à la presse, et s'il est vrai, en dernière analyse, que l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur que la déclaration spontanée de l'auteur ne vient pas dégager, et que lui-même ne veut et ne peut exercer de recours contre l'auteur, soit positivement coupable, pourquoi le ministère public aurait-il le droit de chercher à remplacer la culpabilité en cause, par celle de l'auteur ? En agissant de la sorte, il irait au-delà de ce que le salut de la société rend indispensable ; il susciterait donc à la presse des difficultés sans excuse ; il nuirait donc au lieu d'être utile. »
« Nous savons que M. Schuermans, Code de la presse, p. 454, soutient que les visites domiciliaires et les saisies ne sont pas contraire à la Constitution et à la loi ; mais ce publiciste, dont nous ne partageons du reste pas l'avis, se base, pour arriver à une pareille conclusion, sur l'article 8 du décret du 19 juillet 1831, déclarant que l'instruction en matière de presse est la même qu'en matière ordinaire ; et il ajoute qu'une restriction des droits de l'instruction judiciaire serait à désirer pour empêcher des abus regrettables.
« Quand donc le législateur comprendra-t-il enfin que les tracasseries à l'égard de la presse sont de nature à déconsidérer le pouvoir qui les autorise ? Quand donc une bonne fois coupera-t-on court à ces violences qui, en les supposant même légales peut-être, sont en tout cas empreintes d'un caractère excessif et par conséquent blâmables.
« La Chambre, que l'on saisira prochainement, dit-on, de propositions ayant pour but la révision des lois sur la presse, profitera, nous l'espérons, de cette occasion pour compléter la réforme, en mettant la presse à l'abri de vexations arbitraires et en empêchant le ministère public, que le moindre prétexte peut armer aujourd'hui, de se livrer à des perquisitions enlevant au journalisme la sécurité qui lui est indispensable, et sans laquelle il ne peut vivre.
« Que l'on réserve, si on le veut, les rigueurs des lois et les moyens de police judiciaire, aux cas où les délits de la presse entraîneraient des peines criminelles ou même la peine de mort (il en existe de ces cas ! Voir l'article premier du décret du 20 juillet 1831) ; mais pour les cas où il y a lieu à l'application d'une simple amende ou d'un emprisonnement, la société n'est-elle pas satisfaite si l'auteur apparent du délit se présente pour en répondre ? La Constitution ne voulant pas entraver la presse, se contenta d'une fiction, d'une présomption de culpabilité ; pourquoi la loi serait-elle plus exigeante ? »
Nous ne donnerons pas plus de développements à la seconde partie de notre proposition. Cette question a été agitée dans cette Chambre et dans la presse. Nous espérons que pour cet article comme pour le premier, vous accorderez la sanction législative depuis si longtemps désirée.
MpVµ. - La discussion est ouverte sur la prise en considération.
- Personne ne demandant la parole, la discussion est close.
MpVµ. - Je consulte la Chambre sur la prise en considération.
- La Chambre prend en considération ; en conséquence la proposition sera envoyée en sections et les développements seront imprimés et distribués.
MpVµ. - La Chambre entend-elle procéder maintenant à la discussion du budget de la justice ?
- Plusieurs voix : A demain !
M. Goblet. - Continuons, il n'est que 4 heures.
M. Orts. - Messieurs, j'ai demandé la parole ou sur le budget de la justice ou sur l'ordre du jour de la séance de demain, selon que la Chambre entend aborder la discussion du budget ou la remettre à une autre séance.
M. de Naeyer. - Le budget est à l'ordre du jour.
M. Orts. - Eh bien, messieurs, je demande à la Chambre d'ajourner la discussion du budget de la justice jusqu'après les vacances de Pâques et d'accorder à M. le ministre de la justice, à titre de crédit provisoire, deux douzièmes de son budget.
- Voix à droite. - Allons donc !
M. Orts. - Vous aurez beau dire non ; je dis oui, moi.
La Chambre, en vue de la situation politique, a décidé déjà qu'elle n'accorderait, sur le budget de 1864, que des crédits provisoires aux ministres.
La Chambre a fait ainsi une chose parfaitement constitutionnelle. Elle ne veut pas abdiquer dans la situation où se trouve le pays.
Je demande à la Chambre de persister dans cette manière de voir, attendu que la situation qui l'a portée à se prononcer pour les crédits provisoires n'est point aujourd'hui modifiée.
Elle est exactement la même qu'il y a deux mois, malgré les explications qui ont été données tout à l'heure.
Les mêmes raisons qui ont déterminé la majorité à ne pas mettre les budgets éventuellement entre les mains de ministres qui n'auraient pas sa confiance subsistent encore aujourd'hui.
J'espère que cet ajournement nouveau, qui n'entravera en rien la marche des affaires, parce que ce que j'ai fait pour le budget de la justice, je le ferai pour les autres budgets qui paraîtront à l'ordre du jour.
J'espère que ce nouvel ajournement permettra à tous ceux auxquels j ai adressé, dans la séance d'hier, des questions et qui m m'ont pas répondu, de faire leurs réflexions et de répondre.
(page 313) Voici ma proposition :
Je propose :
1° D'ajourner la discussion du budget de la justice jusqu'après les vacances de Pâques ;
2° D'accorder à M. le ministre de la justice deux douzièmes de son budget à titre de crédit provisoire.
- Plusieurs voix. - Appuyé !
MpVµ. - Messieurs, vous venez d'entendre la proposition de l'honorable M. Orts. Quelqu'un demande-t-il la parole sur cette proposition ?
M. Coomans. - Pour ma part, je n'ai aucune objection à faire à la proposition de l'honorable M. Orts qui répond à ma propre pensée. Mais en fait de budget je crois qu'il serait bon de consulter le gouvernement et je désire qu'il nous apprenne ce qu'il pense de la proposition, ne fût-ce qu'au point de vue pratique.
MfFOµ. - Messieurs, nous nous en rapportons à la décision de la Chambre. C'est à la Chambre de savoir si elle entend se dessaisir de son contrôle légitime sur la direction politique des affaires. Si elle vote les budgets, tout est dit : les ministres sont alors investis de tous les moyens nécessaires de gouverner. Les ministres sont démissionnaires. Les uns veulent leur donner les budgets, d'autres pensent qu'il y a lieu de ne voter que des crédits provisoires.
C'est à la Chambre de décider sur ce point, et nous n'avons aucune préférence à exprimer à cet égard.
M. Vilain XIIII. - Je désire savoir de M. le président de la Chambre pourquoi il nous a convoqués, qui l'a engagé à nous convoquer. Il faut que quelqu'un ait la responsabilité de cette convocation.
MjTµ. - Messieurs, la Chambre a été convoquée pour parer aux nécessités de la situation.
M. Vilain XIIII. - Votons.
MjTµ. - Soit, votons. La convocation a été faite pour les crédits ou pour des crédits, car il y a certains départements auxquels des ressources sont nécessaires, surtout ceux qui doivent faire des dépenses extraordinaires.
Nous devons mettre le gouvernement en mesure de parer à toutes les nécessités du service, mais nous n'avons pas, en convoquant la Chambre, entendu lui imposer plutôt des budgets que des crédits. C'est à la Chambre de décider.
M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, il y a près de trois mois que nos travaux parlementaires ont commencé, et la session a été complètement stérile.
Je crois que si, en dehors de nos discussions politiques, la discussion des budgets est possible, et le gouvernement paraît le penser puisqu'il ne s'est pas opposé à ce que le budget de la justice fût porté à l'ordre du jour, nous répondrions au vœu du pays en nous occupant sérieusement de toutes les questions qui touchent à l'administration et non pas à la politique.
Or, je crois qu'il y en a un grand nombre qui peuvent être examinées, à propos des budgets, d'une manière utile. Je demande donc que nous poursuivions la discussion des budgets.
M. Bara. - Je viens appuyer la proposition faite par l'honorable M. Orts. Voter les budgets, c'est pour la Chambre des représentants poser un acte politique et non un acte administratif. Dans tous les pays constitutionnels, en tête des premiers droits de la nation est le vote des budgets ; le vote des budgets est l'acte le plus important que les assemblées délibérantes puissent poser.
Voter les budgets, c'est donner un bill d'indemnité à une politique déterminée ; c'est indiquer comment l'argent que l'on vote sera employé. Or, lorsque dans la séance qui a suivi l'élection de Bruges, il s'est agi d'entamer la discussion du budget de la justice, qu'est-il arrivé ? On a dit qu'en présence d'un ministère démissionnaire et dès lors moralement irresponsable, il était impossible de discuter.
Il y a plus, au Sénat on n'a pas discuté une loi sur les caisses d'épargne, parce qu'on prévoyait l'avènement d'un cabinet futur qui aurait pu ne pas accepter cette loi telle que l'aurait votée la majorité du Sénat.
Or, aujourd'hui la droite voudrait nous faire voter les budgets, alors que la situation est la même.
M. Coomans. - Qui vous dit cela ?
M. Bara. - Quelques membres de la droite, l'honorable M. Kervyn entre autres. Je n'ai, du reste, encore entendu aucun membre de la droite parler contre la proposition de M. Orts, veulent nous faire voter les budgets. Pour ma part, je suis de l'avis de M. le ministre des finances, qui disait à la suite des élections de Bruges : Il serait incompréhensible qu'en présence d'une pareille situation, la Chambre abdiquât son droit d’examen.
Il peut se présenter tel ministère auquel, quant à moi, je ne donnerais pas même mon concours administratif. Il pourrait se présenter un ministère que je dusse combattre de toutes les manières et auquel je n'accorderais pas un centime. Dès lors je ne veux pas voter le budget de la justice.
Je le veux encore moins que nous nous trouvons en présence d'une déclaration de ministère en formation. L'honorable M. Dechamps a dit hier que si le cabinet restait à son poste, la droite aviserait, la droite prendrait le pouvoir. La droite est donc décidée à prendre le pouvoir, si le ministère actuel reste à son poste.
Or comment le ministère restera-t-il aux affaires ?
Ou bien il y restera à l'état démissionnaire. Il ne posera plus d'actes politiques ; c'est un ministère d'affaires. Or, vous n'arriverez pas à faire jouer ce rôle par nos amis ; le ministère n'en veut pas. Vous ne pouvez pas par votre inertie en faisant voter les budgets, nous obliger à faire du ministère actuel un ministère d'affaires. Vous ne l'obtiendrez pas, ou du moins si vous l'obtenez, ce ne sera pas par mon vote d'un budget politique.
Ou bien le ministère se reconstituera et alors il arrivera devant vous avec la loi sur les bourses d'études et avec son programme politique.
Dès lors, l'hypothèse prévue par l'honorable M. Dechamps sera arrivée ; il ira demander au Roi le portefeuille qu'il a d'abord refusé et nous aurons voté l'argent pour être dépensé par nos adversaires politiques. Nous aurons voté le budget pour les libéraux et il sera dépensé par les cléricaux.
Je ne veux point jouer le rôle de dupe.
Je le répète, le vote du budget est l'acte le plus important dans la vie d'une nation, et quand je l'émets, je veux savoir comment les revenus publics seront employés ; je veux contrôler, surveiller leur emploi, et le ministère actuel ne se déclarant pas responsable de cet emploi, je ne vote pas de budget.
M. Goblet. - Je n'ai qu'une seule question à faire. C'est celle-ci : Si nous votons les divers budgets, il est évident qu'après cela, dans la situation actuelle, la Chambre sera renvoyée. Ou bien un ministère nouveau viendra au pouvoir, ou le ministère actuel maintiendra son programme et redeviendra ministère politique agissant.
Je demanderai si, dans le cas où les budgets seraient votés, les ministres comptent rester démissionnaires jusqu'à ce qu'un nouveau ministère ait pris leur place.
Après le vote des budgets que l'on nous demande, nous pouvons parfaitement rester hors de cette enceinte jusqu'au mois de novembre, et ainsi nos adversaires auront atteint leur but ; il y aura un ministère qui se bornera à gouverner administrativement, sans poser aucun acte politique et sans lutter d'aucune façon contre les efforts constants et permanents que les partisans de la réaction font contre nos libertés.
Dans la possibilité d'une pareille hypothèse, nous ne pouvons ni ne devons engager l'avenir pour longtemps.
MfFOµ. - Messieurs, il paraît bien évident pour tout le monde que nous ne pouvons accepter actuellement d'autre position que celle de ministres démissionnaires. Sous notre régime constitutionnel, il ne dépend pas de la volonté d'un homme de cesser d'être ministre. On peut se trouver ministre malgré soi, et c'est précisément ce qui nous arrive. Pour n'être plus ministre, il faut le concours de trois volontés : d'abord celle du ministre qui veut abandonner son portefeuille, puis l'assentiment de la Couronne, et il faut enfin le concours d'un tiers qui consente à contresigner l’arrêté de démission. Jusqu'à présent ce dernier personnage ne s'est pas rencontré, et c'est là l'unique motif pour lequel nous sommes encore aujourd'hui ce que nous étions au lendemain du 14 janvier. Mais, que l'on ne s'y trompe pas : nous ne sommes pas pour cela un ministère d'affaires, dans le sens que l’on attache actuellement à cette expression. Nous sommes un ministère qui ne fait pas les affaires. Aucune mesure politique ni administrative ne sera proposée par nous au parlement, dans la situation où nous sommes placés. Nous n'entendons en aucune façon engager notre responsabilité à un degré quelconque.
M. Thibaut. - Et les nominations ?
MfFOµ. - Certainement nous avons le devoir d'empêcher la désorganisation des services publics, et ce devoir nous le remplirons. Nous sommes obligés de faire dans ce sens les choses indispensables, et nous les ferons comme nous l'entendrons, c'est-à-dire sous l'inspiration des principes qui nous ont toujours dirigés. Si vous voulez qu'elles soient faites autrement, prenez le pouvoir et venez les faire vous-mêmes ! Mais n'élevez pas cette singulière prétention de nous dicter notre conduite et de diriger nos (page 314) actes. Vous n'avez pas le droit de nous empêcher de faire ce que nous trouvons convenable pour empêcher l'administration publique de péricliter. Sauf ces réserves, je réitère la déclaration formelle que je viens de faire : nous n'entendons être autre chose qu'un ministère démissionnaire, dans les conditions que je viens de déterminer.
Maintenant, si la Chambre le trouve bon, elle peut voter des budgets à ce ministère. Mais alors elle aura abdiqué sa juridiction politique, son contrôle sur les affaires de l'Etat. Si elle juge devoir agir ainsi, nous ne pouvons certes considérer une pareille décision comme une offense pour le cabinet démissionnaire.
Si, au contraire, la Chambre veut, comme c'est à mon sens son devoir, se réserver le contrôle sur la direction politique des affaires, elle se bornera à voter des crédits provisoires, pour assurer les services jusqu'à ce que la situation soit devenue normale.
L'état actuel des choses a sans doute des conséquences fort regrettables ; il est fâcheux que le fonctionnement politique de nos institutions soit momentanément quelque peu paralysé, et que les choses à faire ne se fassent pas. Mais enfin la situation est telle ; il n'est au pouvoir de personne de la changer ; ou plutôt, il n'y a qu'un moyen de la changer : c'est l'exécution complète des principes du régime constitutionnel, c'est-à-dire la prise de possession du pouvoir par ceux qui ont renversé le cabinet.
MpVµ. - M. Vilain XIIII a demandé qui avait la responsabilité de la convocation de la Chambre. Je la prends tout entière sur moi, et voici comment j'ai convoqué la Chambre.
Vous vous rappelez que lorsque nous nous sommes séparés, vous avez laissé au président le soin de vous convoquer. Je vous ai convoqués, d'abord parce qu'il y avait à l'ordre du jour une affaire urgente, celle du bois de la Cambre. En second lieu, les crédits provisoires étaient sur le point d'être épuisés et il pouvait en résulter de l'embarras dans les services publics.
Il fallait donc vous convoquer pour ces objets, mais comme je n'avais pas le droit d'inscrire à votre ordre du jour des crédits provisoires, j'ai dû y inscrire le budget de la justice, sauf à vous à décider si vous voteriez ce budget ou si vous voteriez des crédits provisoires.
Les choses étant ainsi, je crois, en convoquant la Chambre, ne pas être sorti des limites qui m'avaient été tracées par l'assemblée.
- Plusieurs membres. - C'est clair.
M. Coomans.- C'est M. Moreau qui nous a convoqués. (Interruption.)
MpVµ. - C'est moi qui ai convoqué la Chambre ; j'en prends la responsabilité sérieusement.
M. Coomans. - Oui, mais moi, j'ai la signature de M. Moreau.
M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, la proposition de M. Orts est très grave ; elle est imprévue. Je proposerai à la Chambre de mettre à l'ordre du jour de demain le projet concernant l'avenue de la Cambre. Après-demain l'on pourrait s'occuper de la question soulevée par l'honorable M. Orts. La Chambre serait prévenue. Elle prendrait, en connaissance de cause, une grave décision.
M. Hymans. – Il me semble que rien ne s'oppose à ce que la discussion de la proposition de M. Orts soit mise à l'ordre du jour de demain.
- La proposition de M. Hymans est adoptée.
La séance est levée à quatre heures et demie.