(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1863-1864)
(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)
(page 257) M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 3 heures et un quart.
M. Van Humbeeck, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Florisone présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Filleul se plaint d'une saisie à la douane. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Celles demandent une loi qui règle le mode de sépulture.
« Même demande d'habitants à Hollange, Malmaison, Gontrode. »
- Même renvoi.
« Le sieur Vanschel, négociant à Londerzeel, demande une enquête judiciaire sur l'accusation dont sa famille est l'objet et sur les lettres anonymes qui lui sont adressées. »
- Même renvoi.
« Le sieur Duvivier de Streel se plaint d'abus qui existeraient dans la prison des Petits-Carmes à Bruxelles. »
- Même renvoi.
« Les habitants de Rasne demandent une diminution des droits d'accises sur le sucre indigène. »
- Renvoi à la commission permanente d'industrie.
« M. E. Bernimolin fait hommage à la Chambre d'un exemplaire de son manuel des lois sur la milice. »
Personne ne demandant la parole dans la discussion générale, la Chambre passe à la discussion des articles.
« Art. 1er. Liste civile (fixée en vertu de l'article 77 de la Constitution), par la loi du 28 février 1832 : fr. 2,751,322 75. »
- Adopté.
« Art. 2. Dotation de l'héritier présomptif du Roi (loi du 14 juin 1853) : fr. 500,000. »
- Adopté.
« Art. 3. Dotation de S. A. R. le Comte de Flandre : fr. 150,000. »
- Adopté.
« Art. 4. Sénat : fr. 40,000. »
MpVµ. – D’après une lettre envoyée par le Sénat, ce chiffre doit être porté à 50,000 francs.
- Adopté.
« Art. 5. Chambre des représentants : fr. 592,287 25.
« Charge extraordinaire : fr. 10,000. »
- Adopté.
« Art. 6. Traitement des membres de la Cour : fr. 70,750. »
- Adopté.
« Art. 7. Traitement du personnel des bureaux : fr. 95,520.
- Adopté.
« Art. 8. Matériel et dépenses diverses : fr. 16,900.
- Adopté.
« Art. 9. Premier terme des pensions à accorder éventuellement : fr. 1,200. »
- Adopté.
MpVµ. - L'article unique du projet est ainsi conçu ;
« Le budget des dotations est fixé, pour l'exercice 1864, à la somme de quatre millions deux cent trente-sept mille neuf cent quatre-vingt francs, conformément au tableau ci-annexé. »
Il est procédé à l'appel nominal.
86 membres répondent à l'appel.
Tous répondent oui.
En conséquence la Chambre adopte.
Le projet de loi sera transmis au Sénat.
Ont répondu à l'appel nominal ;
MM. Moreau, Mouton, Muller, Nélis, Notelteirs, Orban, Orts, Pirmez, Pirson, Rodenbach, Royer de Behr, Sabatier, Snoy, Tack, Tesch, Thienpont, Thonissen, Vanden Branden de Reeth, A. Vandenpeereboom, Vander Donckt, Vanderstichelen, Van Humbeeck, Van Iseghem, Van Overloop, Van Renynghe, Van Volxem, Vermeire, Verwilghen, Wasseige, Allard, Bara, Bouvier, Braconier, Carlier, Coomans, Coppens, Crombez, David, de Baillet-Latour, de Brouckere, Dechamps, de Conninck, de Florisone, De Fré, de Kerchove, Delaet, Delcourt, de Macar, de Mérode, de Moor, de Muelenaere, de Naeyer, de Renesse, de Rongé, de Ruddere de Te Lokeren, de Terbecq, de Theux, d'Hane-Steenhuyse, Dubois, H. Dumortier, Frère-Orban, Frison, Goblet, Grandgagnage, Grosfils, Guillery, Hayez, Hymans, Jacobs, Jacquemyns, Jamar, M. Jouret, Julliot, Kervyn de Lettenhove, Kervyn de Volkaersbeke, Landeloos, Lange, Le Bailly de Tilleghem, J. Lebeau, Le Hardy de Beaulieu, Lesoinne, Magherman, Mascart, Moncheur et E. Vandenpeereboom.
M. Hayezµ. - Messieurs, ne pouvant accorder ma confiance au gouvernement aussi longtemps qu'il persistera dans la ligne de conduite qu'il suit à l'égard de la ville d'Anvers, il m'est impossible de donner un vote approbatif au budget de la guerre.
Mais ce motif n'est pas le seul qui me guide ; il y en a d'autres non moins puissants et qui ont leur source dans l'intérêt de l'armée et de la défense nationale.
En effet, je ne puis consciencieusement admettre un budget basé sur une organisation militaire qui n'est pas en harmonie avec notre nouveau système de défense.
L'armée est encore organisée aujourd'hui, comme elle l'était du temps que subsistait le système de dissémination, alors qu'une partie de nos troupes devait être renfermée dans un grand nombre de places fortes et que l'autre partie devait tenir la campagne. Aujourd'hui que l'artillerie doit jouer le premier rôle dans la défense de notre position, où elle aura plus de 3,000 pièces à servir, cette artillerie n'a reçu aucune augmentation numérique.
Le système de dissémination n'existe plus. Est-ce un bien, est-ce un mal ? C'est ce que je ne veux pas examiner. C'est un fait, je l'accepte comme tel et ne le discute pas. Mais le système de concentration n'a pas toujours prévalu puisque, en 1851 encore, M. le major Brialmont s'exprimait ainsi à ce sujet dans son ouvrage intitulé : Considérations politiques et militaires sur la Belgique.
« L'idée de supprimer les places frontières et de concentrer la défense autour d'un seul point fortifié servant de base, de pivot et de front d'opérations est plus ancienne encore : elle appartient aux Mèdes et aux Assyriens. Le général Duvivier essaya de la moderniser à l'aide de certains mots techniques inconnus des anciens, et qui produisent toujours un merveilleux effet sur ceux qui n'ont pas approfondi l'art de la guerre. Mais, lui-même, à la fin de sa carrière, riait de ce projet babylonien, qu'il appelait « une erreur de jeunesse ». M. Vandevelde, nous en sommes certains, fera un jour la même confession, car si la place unique qu'il préconise diffère, par ses éléments et par son application, de celle qu'avait projetée le général français, elle repose sur les mêmes idées, et son auteur, pour la défendre, a invoqué les mêmes principes, les mêmes faits, employé les mêmes arguments et pour ainsi dire les mêmes expressions.
« Très probablement aussi elle éprouvera le même sort.
« On voit, par ce qui précède, que les novateurs belges n'ont fait que se traîner péniblement dans l'ornière tracée par les idéologues militaire de la France et des autres pays. Rien de nouveau, rien d'original, rien de sérieux n'a été produit. Systèmes rebattus, idées passées de mode, lieux communs, voilà tout, etc. »
Plus loin, page 38 :
« Comme toute organisation vivante, la force militaire ne se soutient qu'à condition de se modifier et de progresser sans cesse. Le pouvoir exécutif, responsable de la défense du pays, le Roi, investi par la Constitution (page 258) du droit de commander la force publique, doivent veiller incessamment à ce que cette condition d'existence soit remplie. »
Aujourd’hui donc, la défense du pays est concentrée dans une seule et unique place, dans un grand pivot stratégique comme on l'appelle.
Les conditions de cette défense sont changées du tout au tout, l'organisation de l'armée est restée la même. Cette situation est anomale, et je ne puis l'approuver en votant pour le budget de la guerre.
Mais une autre considération me guide encore dans mon opposition, c'est que le nouveau dispositif de défense est incomplet et insuffisant.
La position d'Anvers, choisie pour y concentrer la défense du pays, est traversée par l'Escaut ; or, une des rives seulement de ce fleuve est fortifiée, l'autre rive est dépourvue de défense, de défense sérieuse, veux-je dire ; de sorte que la position n'est pas suffisamment protégée de tous les côtés, car elle est ouverte à la gorge.
En effet, le fortin de la Tête-de-Flandre, le seul ouvrage de fortification qui existe sur la rive gauche de l'Escaut, - je ne parle pas des petits forts abandonnés de Burght et Isabelle - le fortin de la Tête-de-Flandre est incapable d'une résistance quelque peu prolongée ; d'abord parce qu'il est trop faible par lui-même ; ensuite parce que, étant isolé et séparé de la place par toute la largeur de l'Escaut, ses défenseurs, pour ainsi dire abandonnés à eux-mêmes, inquiets au sujet de leur retraite, ne pourront faire une défense aussi énergique que s'ils étaient complètement rassurés de ce chef.
Quant à l'inondation du polder de Borgerweert, elle constitue un obstacle insuffisant pour arrêter un ennemi audacieux, qui chercherait à occuper la gorge de la position.
En effet, une inondation n'est un obstacle sérieux que pour autant que l'assiégé en reste maître et qu'il soit en mesure d'en défendre efficacement les abords.
Or, dans l'état actuel, l'armée belge ne peut pas être considérée comme réellement maîtresse de l'inondation du polder de Borgerweert, parce que son établissement sur la rive gauche de l'Escaut est tout à fait précaire et n'offre pas les garanties suffisantes de sécurité, pour qu'elle puisse être certaine de garder, en toute circonstance, les clefs de l'inondation.
Ou sont situées les écluses ? A droite et à gauche du fortin de la Tête-de-Flandre ; ce fortin est l'ouvrage unique qui les protège ; et j'ai expliqué plus haut les raisons qui enlèvent à cet ouvrage toute force et toute valeur et rendent sa protection illusoire.
En outre, la digue qui limite l'inondation est complètement sans défense, et l'ennemi pourra l'occuper quand il voudra. C'est là un point capital, car, par ce temps d'industrie militaire, il faut s'attendre à tout.
Eh bien, une fois que l'ennemi sera maître de la digue en question, qu'arrivera-t-il ?
Il jettera dans l'inondation, un nombre considérable de radeaux, portant chacun un mortier, abrité derrière un épaulement ; puis ces radeaux-lombardes, remorqués par de petits vapeurs à faible tirant d'eau, convergeront vers le fortin de la Tête-de-Flandre et, arrivés à bonne portée, jetteront une grêle de bombes dans cet ouvrage qui, vu son exiguïté, sera bientôt rendu inhabitable. La garnison devra, dès lors, l'évacuer et l'abandonner à l'ennemi qui, établissant alors ses batteries le long de la rive du fleuve, en face de la ville, sera en réalité maître de la position, puisqu'il la tiendra sous la menace incessante d'un bombardement ; et la question d'humanité n'y fera rien.
Et ne croyez pas, messieurs, que cette navigation dans le polder inondé soit chose impossible et de pure imagination. Rien n'est plus pratique, au contraire. N'avons-nous pas vu, en effet, en 1831, les Hollandais renfermés dans la citadelle d'Anvers, se ravitailler sans devoir passer devant la ville ? Une coupure à la digue de l'Escaut avait été pratiquée à la Pipe de tabac ; une autre près de Burght ; des navires ayant jusqu'à neuf et dix pieds de tirant d'eau, passant par ces coupures et traversant l'inondation du polder, entretenaient, entre la Hollande et la citadelle, des communications suivies. Vous voyez, messieurs, que l'hypothèse que j'émettais se justifie parfaitement.
Mais, dit-on, l'ennemi ne tentera rien contre la place par la rive gauche de l'Escaut, parce que, d'après des considérations stratégiques, plus ou moins hasardées, l'armée envahissant la Belgique, ne se placera jamais entre la mer et l'Escaut pour marcher sur Anvers.
Voilà, en effet, ce que l'on répond à ceux qui signalent la lacune qui existe dans notre système de défense.
Je veux bien admettre cette opinion, que l'armée ne se dirigera pas sur Anvers par les Flandres et la rive gauche de l'Escaut. Je l'admets, parte que, dans notre nouveau système de défense, la capitale ne devant pas être défendue, ou ne devant l'être que très mollement et seulement pour la forme, l'ennemi aura tout intérêt et toute facilité de s'en emparer. Continuant alors sa marche sur Anvers par Boom et Malines, il suivra naturellement la rive droite de l'Escaut. Mais une fois qu'il arrivera à une certaine distance du camp retranché, qui l'empêchera de jeter des ponts sur l'Escaut et de faire passer de l'autre côté du fleuve un corps d’armée qui aura pour mission de s'établir à la Tête-de-Flandre afin de dominer la cité par la terreur ; d'occuper la Pipe de tabac pour intercepter les communications maritimes de la place et d'élever des batteries, près de Burght, pour prendre en flanc le camp retranché de la rive droite ?
On voit quelquefois des armées, lorsqu'un grand intérêt le commande, tenter des entreprises autrement hasardées que celle-là. Je n'en veux d'autre exemple que le siège tout récent de Puebla.
L'armée française, arrivant de Vera-Cruz, avait atteint Puebla par l'est de la place ; faisant alors le tour de la ville, le général en chef alla s'établir à l'extrémité directement opposée, c'est-à-dire à l'ouest, à cheval sur la route de Mexico, afin d'attaquer la place du côté où elle présentait le moins de difficultés à l'assaillant. Ainsi, pour faciliter les opérations du siège, le maréchal Forey n'hérita pas à s'éloigner de sa base d'opérations pour aller s'établir entre la place et le corps d'armée du général Orlega.
Eh bien, la manœuvre que je signale comme étant à craindre, pour Anvers, offrira moins de dangers pour l'assaillant que le mouvement des français devant Puebla, tout en lui assurant des résultats dont les conséquences seraient décisives.
Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que le corps ennemi qui s'établirait sur la rive gauche de l'Escaut ne cesserait pas d'être en communication directe avec la base d'opérations de l'armée envahissante.
De plus, il trouverait sur les lieux mêmes, dans les riches ressources du pays de Waes, toutes les facilités désirables pour son expédition ; rien ne lui serait plus facile, du reste, que de réunir tout le matériel nécessaire aux préparatifs de l'attaque dont je vous ai entretenus tout à l'heure, et de prendre toutes les mesures propres à en assurer le succès. Sa tentative aurait donc toutes les chances de réussite possibles. Dès lors pourquoi ne l'entreprendrait-il pas ? '
Le défaut capital de la place d'Anvers provient donc de ce qu'il n'existe pas de dispositions défensives sérieuses sur la rive gauche de l'Escaut.
C'est ce défaut qu'il faudra faire disparaître tôt ou tard, le plus tôt sera le mieux.
Qu'y a-t-il donc à faire pour remédier à ce fâcheux état de choses ?
D'abord, il faut mettre la gorge de la position à l'abri d'une insulte ; il faut en rendre l'accès plus difficile, donner plus de force aux travaux de défense destinés à permettre à l'armée belge de rester maîtresse de l’inondation.
C'est à quoi l'on parviendra en remplaçant le fortin, actuellement existant, par une enceinte continuant, sur la rive gauche, celle qui existe sur la rive droite.
On créera ainsi, à la Tête-de-Flandre, une petite place forte succursale de la grande, qui renfermera les écluses d'inondation et qui assurera aussi bien que possible, la sécurité du corps de troupes stationné de ce côté, pour garder les clefs de l'inondation.
Notons, en passant, que le polder de la rive gauche est de 40 à 50 centimètres plus élevé que celui d'Austruweel.
Par ce moyen la place d'Anvers serait, en fait, fermée de tous les cotés, et l'ennemi ne pourrait plus, comme aujourd'hui, venir prendre position, d'emblée, en face d'Anvers.
Ce serait une amélioration notable, sans doute, mais néanmoins encore insuffisante pour donner toute la solidité désirable à notre établissement sur la rive gauche et mettre ce côté de la position au niveau des autres, sous le rapport de la défense.
Ce qu'il faut, c'est empêcher l'ennemi de s'emparer des digues qui limitent l'inondation.
Pour atteindre ce but, il n'est qu'un seul moyen ; il consiste à occuper une forte position en avant du polder du Borgerweert.
L'accès des digues de ce polder doit donc être empêché par un corps de troupes stationné devant elles, de sorte que le polder lui-même ne sera inondé qu'en cas de revers de nos troupes et afin de couvrir leur rentrée dans la place.
Aujourd'hui cette inondation est préventive, c'est-à-dire qu'au premier bruit de guerre, elle doit être tendue, au grand détriment des milliers d'hectares de terre qui, après avoir été longtemps recouverts par l'eau salée, seront improductifs pendant de longues années ; fâcheux résultat qui doit rallier à la cause d'Anvers les populations de la Flandre orientale.
Lorsque, au contraire, le territoire situé en avant du polder sera maintenu (page 259) en notre possession, l'inondation en question deviendra éventuelle et il y aura de nombreuses chances pour qu'il ne soit pas nécessaire d’y avoir recours. On ne doit donc la considérer que comme un obstacle propre à arrêter momentanément l'ennemi repoussant notre armée dans la place d'Anvers, mais impuissant pour protéger efficacement, à lui seul ce côté de la position.
Ainsi, messieurs, la garnison d'Anvers devra détacher un corps de troupes pour occuper le terrain devant le polder de Borgerweert et tenir la campagne à l'entrée du pays de Waes. Ce corps de troupes devra t-il être abandonné à lui-même ou bien convient-il de couvrir la position par des travaux de fortification ? Toute la question est là.
Dans la séance du 23 décembre 1863, M. le ministre de la guerre reconnu la nécessité d'avoir recours, dans ce but, à des travaux de défense ; seulement il a prétendu que des ouvrages de fortifications passagères suffiraient dans ce but.
« Sur la rive gauche, qui pourra être inondée à volonté, a-t-il dit, nous ne manquerons pas de lever des ouvrages de fortification passagère, de les armer de manière à tenir l'ennemi à distance. » M. le ministre admet donc que l'ennemi peut venir de ce côté-là ; il admet aussi que l'armée belge détachera, sur la rive gauche, un corps de troupes pour tenir l'ennemi à distance, car des ouvrages de fortification passagère impliquent une force armée qui occupe une position à l'abri de ces ouvrages. Le principe d'une défense active par la rive gauche, c'est-à-dire d'une défense autre que celle qui résulte d'une inondation, est donc admis par le chef du département de la guerre ; il en est de même de la nécessité de construire des travaux de fortification de campagne de ce côté. Ce sont là des points acquis au débat. Reste à savoir si des ouvrages de cette nature suffiraient dans l'espèce, ou bien s'il ne vaudrait pas mieux donner à ces travaux une plus grande force, une plus grande solidité.
Le motif allégué par M. le ministre pour donner la préférence à des ouvrages de campagne, ne me paraît avoir qu'une valeur secondaire.
« II serait absurde, dit-il, de faire des ouvrages pendant la paix, parce que ce serait rendre des terrains improductifs et établir des servitudes sans nécessité.»
Ce sont là des considérations qui excluraient toute espèce de fortification permanente.
Du moment, en effet, qu'il est reconnu que la rive gauche doit être défendue sérieusement, mieux vaut déduire immédiatement toutes les conséquences de cette circonstance que de tergiverser.
Or, il est incontestable que des fortifications de campagne seraient insuffisantes pour le but que l'honorable ministre reconnaît devoir être atteint.
D'abord sommes-nous bien certains de ne pas être surpris, et aurons-nous le temps et les moyens, au moment du danger, de faire ces sortes de travaux ? Cela est fort douteux.
Ensuite, admettons que tout soit pour le mieux, sous ce rapport, des ouvrages de campagne suffiraient peut-être s'il s'agissait de couvrir une position occupée par une armée entière, comme à Sébastopol, mais ce ne sera pas le cas ici.
Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que, par suite de la nécessité de garder le grand camp retranché de la rive droits, nous ne pouvons détacher, pour défendre la rive gauche et les abords du polder de Borgerweert qu'un corps de troupes peu nombreux et, il faut bien le dire, peu aguerri.
Dans cette occurrence, il convient d'avoir recours à des ouvrages plus solidement construits que des travaux de fortification passagère, c'est-à-dire à des ouvrages permanents, à des forts constituant une sorte de petit camp retranché.
Ainsi j'arrive à cette conclusion que le dispositif de défense, qu'il est absolument indispensable de créer sur la rive gauche de l'Escaut, doit comprendre :
1° Une enceinte entourant la Tête-de-Flandre en remplacement du fortin actuel ;
2° Un petit camp retranché protégeant le polder de Borgerweert.
Messieurs, cette conclusion est entièrement conforme aux indications du pian type qui se trouve dans le récent ouvrage de M. le major Brialmont, sur la défense des Etats, ouvrage dont j'ai déjà eu l'occasion de vous entretenir.
Ce plan, qui se rapporte à une position analogue à celle d'Anvers, porte, en effet, une petite enceinte sur la rive gauche du fleuve, fermant le coude qu'il décrit devant la place, et quatre forts, à une certaine distance, sur une ligne qui réuni, les deux branches du fleuve.
Dans le texte de l'ouvrage l'auteur s'exprime comme suit, à ce sujet ;
« La résistance sur la rive gauche serait singulièrement facilitée si, au lieu d'un système d'inondation, on avait créé, sur cette rive, un camp retranché composé de quatre forts.
« Cette combinaison serait préférable, à tous les points de vue, si, bien entendu, l'armée était assez forte pour garder et défendre deux camps retranchés, séparés par un grand fleuve. » (Tome premier, page 195.)
M. Brialmont proclame donc la nécessité d'une résistance sur la rive gauche et signale les avantages qu'offrirait, pour cette résistance, l'existence d'un camp retranché de ce côté.
Le plan qu'il présente comme type est établi dans cet ordre d'idées. Il est vrai que, dans le texte de l'ouvrage, il semble faire une restriction, mais cette restriction n'est pas sérieuse.
Du moment, en effet, qu'il est avéré qu'on ne peut songer à abandonner la rive gauche, sans exposer la position à une chute certaine et immédiate, on doit absolument en conclure que, dans la supposition où il serait impossible de garder deux camps retranchés, c'est celui de la rive droite qu'il faudrait sacrifier.
Sur la rive droite se trouve déjà la nouvelle enceinte, enceinte formidable qui constitue une défense bien difficile à surmonter, l'honorable ministre de la guerre l'a répété, il y a peu de jours.
La rive gauche, au contraire, est presque sans défense, de sorte que, s'il fallait choisir entre les deux camps retranchés, on ne devrait pas hésiter à se prononcer pour celui de la rive gauche, afin de ne pas laisser à l'ennemi le libre accès de la place de ce côté.
Entre ces deux termes : tout d'un côté et rien de l'autre, ou bien, répartition judicieuse des moyens de défense sur tout le pourtour de la position, le choix ne saurait être douteux.
Mais est-il bien exact qu'il faille plus de troupes pour défendre l'ensemble de la position, s'il existe un camp retranché sur chaque rive, que si un pareil camp ne se trouve que d'un seul côté ? C'est là une opinion fort contestable ; je crois même pouvoir dire que c'est précisément le contraire qui est vrai.
Du moment que l'on reconnaît que la rive gauche doit être énergiquement défendue, il me semble qu'il faudra moins de troupes, pour cet objet, si la position est protégée de ce côté par des ouvrages de fortification que si elle est laissée complètement à découvert.
S'il y a, à l'entrée du pays de Waes, un petit camp retranché, appuyant ses deux flancs à l'Escaut, on peut diminuer la force du détachement chargé de couvrir le polder de Borgerweert et d'empêcher l'accès des digues, car l'ennemi, devant être forcément arrêté, un certain temps, par les forts de ce camp retranché, on aura le loisir de faire venir de la place des troupes de secours en cas d'attaque de ce côté.
En l'absence de ce petit camp retranché, au contraire, il faudrait avoir constamment, stationné sur les lieux, un corps d'armée considérable, au détriment de l'armée de défense de la rive droite.
La restriction, apportée par M. le major Brialmont, à un projet de construire un petit camp retranché sur la rive gauche, doit donc être considérée comme étant sans valeur, et comme lui ayant été imposée par les circonstances. Une pareille combinaison ne peut présenter que des avantages et point d'inconvénients.
Le dispositif de défense à créer sur la rive gauche doit donc être considéré comme le complément indispensable des travaux de fortification entrepris à Anvers, car il la protégera efficacement, du côté où elle est encore aujourd'hui vulnérable. Mais là ne se bornent pas les propriétés d'un tel dispositif, et il est destina à procurer d'autres résultats d'une importance majeure.
1° Il reliera à l'ensemble du système les forts du Bas-Escaut, aujourd'hui isolés.
Ces forts sont ceux de Lillo, Liefkenshoek et Sainte-Marie, auxquels il faudra ajouter celui de Philippe, pour lequel des fonds ont été alloués depuis 1855, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de vous le signaler, et dont la construction n'est pas encore commencée.
Dans l'état actuel des choses, le fort Sainte-Marie, le plus rapproché d'Anvers, se trouve à une distance de deux lieues de cette ville, avec laquelle il ne communique que par le fleuve.
Le camp retranché à créer sur la rive gauche venant s'appuyer à ce fort se relie directement à l'ensemble de la position. La défense serait ainsi plus condensée, et par conséquent, plus énergique et plus efficace,
2° Il comprend le point de la Pipe de tabac actuellement en dehors la position et empêche ainsi l'ennemi de venir s'établir en cet endroit. Vous vous rappelez peut-être, messieurs, que je vous ai signalé, entre le fort Sainte-Marie et la ville d'Anvers, l'existence d'une passe extrêmement dangereuse pour la sécurité de la place, en ce sens qu'une flotte ennemie peut venir s'embosser dans cette passe et bombarder Anvers, sans être aperçue ni du fort Sainte-Marie, ni de la citadelle du Nord.
(page 260) Cette passe se dirige vers le point de la rive gauche nommé la Pipe de Tabac.
M. le ministre de la guerre, dans la réplique qu'il a faite à mon discours, dans la séance du 24 décembre dernier, réponse à laquelle je n'ai pas obtenu de pouvoir répliquer, a prétendu que les batteries de la citadelle du Nord découvriront cette passe. Je persiste, de mon côté, à affirmer qu'il n'en sera pas ainsi.
Mais toute discussion sur ce sujet serait oiseuse, car il ne s'agit pas ici d'une opinion, mais d'un fait dont chacun peut vérifier l'exactitude.
Eh bien, messieurs, si la passe en question a une importance majeure, le point de la rive qui la domine a également une grande importance. En effet, si l'ennemi pouvait occuper ce point, il serait, par ce fait seul, maître du cours du fleuve, intercepterait les communications entre Anvers et le bas de la rivière et compromettrait, par suite, la ravitaillement de la place.
On a, dans tous les temps, si bien apprécié l'importance tactique de cette position qu'il y existait autrefois un fort dont on voit encore aujourd'hui des vertiges.
C'est aussi à l'effet de découvrir la passe de l'Escaut, que dans les divers projets qui ont été soumis à la Chambre par les généraux Greindl et Berten, ce dernier approuvé par le conseil de défense du pays, on a invariablement indiqué la construction d'un fort dans ces parages.
Ce fort se retrouve même dans le projet qui vous a été soumis en 1859 par M. le général Chazal et que vous avez approuvé par votre vote, parce qu'il était destiné à « compléter le système de défense du fleuve », aux termes mêmes du projet de loi. Malgré cette mention expresse, le fort n'a pas été construit et a été remplacé par la citadelle du Nord, placée sur l'autre rive, sans que la législature ait sanctionné cette modification radicale apportée au plan adopté par elle.
Aussi longtemps qu'il n'existait, sur la rive gauche, d'autre dispositif de défense que le fortin de la Tête-de-Flandre, on comprend qu'on ne pouvait trop éloigner de la place le fort destiné à dominer la Pipe de tabac, sans l'isoler complètement et sans l'exposer à être enlevé d'emblée par l'ennemi.
Voilà pourquoi on a stipulé qu'il serait construit en regard du village d'Austruweel ; mais si on élève, autour de la Tête-de-Flandre, une enceinte ennemie, le fort en queston pourra se rapprocher davantage du point critique et se construire à la Pipe de tabac même, poste qu'il importe tant de conserver.
Néanmoins il resterait toujours exposé à une attaque par terre que l'ennemi aurait tant d'intérêt à tenter, s'il pouvait atteindre facilement cet endroit. C'est précisément ce qui sera empêché par le camp retranché dont je vous ai entretenus, lequel couvrira toute la rive de l'Escaut depuis Sainte-Marie jusqu'à Anvers et s'opposera à ce que l'ennemi vienne occuper un point quelconque de cette rive.
3° Le dispositif de défense à créer sur la rive gauche de l'Escaut aura encore pour résultat de maintenir la place d'Anvers en communication avec le pays de Waes et les Flandres.
Cette considération est en quelque sorte décisive ; il importe en effet au plus haut degré que la grande place d'Anvers, qui doit servir de refuge à la nationalité belge, ne soit pas complètement isolée du reste du pays ; il faut, si elle est attaquée par la rive droite, qu'elle puisse encore conserver, par la rive gauche, des relations avec la Belgique ; ou tout au moins il faut qu'il y ait sur cette rive des préparatifs de défense tels, que l’ennemi ne pourra se décider à une double attaque sur les deux rives à la lois, à cause de l'immense développement en personnel et en matériel qu'il devra mettre en œuvre. Dans l'état actuel des choses, un simple détachement ennemi occupant Zwvyndrecht empêcherait toute communication entre Anvers et les Flandres ; quand le dispositif que j'ai esquissé sera construit, il faudra, pour atteindre le même but, toute une armée avec son équipage de siège.
Or, le pays de Waes présente, sous le rapport de l'alimentation, des ressources d'autant plus précieuses, que la population civile et militaire agglomérée à Anvers sera plus considérable.
Il importe même, à ce dernier point de vue, qu'une portion du riche et fertile pays de Waes soit englobée dans le camp retranché ; il convient donc d'y faire entrer l'importante commune de Beveren, qui, si elle restait en dehors, livrerait à l'ennemi, non seulement de précieuses ressources de toute espèce, mais serait encore, pour lui, une excellente base de soutien, un lieu de rassemblement et de concentration, extrêmement favorable pour pousser, de là, ses opérations contre notre établissement militaire.
Le camp retranché de Beveren remplit admirablement le rôle de réduit ou de refuge pour l'armée nationale après la prise d'Anvers. Après la chute de la place, il sera infiniment préférable, au point de vue militaire, et aussi dans l'intérêt de la nationalité, de faire passer l'armée de défense sur la rive gauche de l'Escaut, au lieu de l'enfermer dans une forteresse malsaine comme la citadelle du Nord, d'où elle ne pourra sortir que pour se livrer à l'ennemi.
L'armée se rendra donc dans le camp retranché de Beveren, qui sera ainsi le véritable réduit de la position, réduit dont voici les principaux avantages.
a. Il sera en rapport avec l'importance du grand pivot stratégique.
b. II sera de la même nature, c'est-à-dire il sera établi dans le même ordre d’idées et présentera le même caractère que la position elle-même.
c. Il offrira à l'armée un lieu de retraite unique et non multiple ; ce qui présentera l'avantage de concentrer les troupes après la défaite, au lieu de les éparpiller dans trois réduits différents, comme aujourd'hui.
d. Il fournira un refuge salubre et facile à défendre ; salubre, car les environs de Beveren sont relativement fort élevés et ne sont pas soumis à la fièvre des polders ; facile à défendre, car le camp retranché en question sera appuyé par les deux branches de l'Escaut.
e. Il permettra à l'armée de prolonger la résistance, même après la prise de la ville ; considération qui rendra possible une capitulation, sauvegardant la sécurité de la population ; ce qu'on ne peut faire dans l'état actuel des choses, où tout espoir est perdu après la chute de la place, de sorte qu'on se verra obligé de défendre celle-ci jusqu'à l'assaut et même après.
f. Il facilitera l'arrivée des secours et la jonction avec nos alliés venant de la mer.
II est certain que cette jonction se fera plus facilement en cet endroit que par l'intermédiaire de la citadelle du Nord, puisqu'elle n'oblige pas de remonter l'Escaut ; ensuite, il sera infiniment plus prudent, à tous égards, de recevoir nos alliés dans le camp de Beveren que dans la citadelle d'Anvers ; on en comprend aisément les motifs.
g. Enfin, grâce à cette combinaison, de nouveaux efforts pourront être tentés au cœur même du pays pour délivrer la patrie.
Messieurs, je viens d'énumérer sommairement les avantages incontestables que présenterai l’établissement d'un petit camp retranché aux environs de Beveren, et j'ai dit que ce camp devait être considéré comme le véritable réduit de la position.
Dans la séance du 24 décembre dernier, en vous parlant de la création d'une petite place de guerre à la Tête-de-Flandre, j'ai dit combien il était favorable de pouvoir occuper les deux rives d'un fleuve.
J'ai rappelé à cette occasion l'exemple de Sébastopol et j'ai ajouté que c'était un avantage précieux que de permettre à une partie de l'armée de se rendre d'une rive à l'autre, de se reposer et de se refaire sur la rive gauche pendant qu'elle serait relevée dans son service de défense sur la rive droite.
A cette occasion, j'ai prononcé le mot « réduit » ; l'honorable général Chazal en a conclu que je voulais placer le réduit de la position à la Tête-de-Flandre et il a cherché à me mettre en contradiction avec moi-même. L'honorable ministre de la guerre ne m'a pas compris ; je n'ai voulu envisager alors qu'une particularité de la question. En appliquant, assez mal à propos du reste, la qualification de réduit à la petite place de la Tête-de-Flandre, je n'ai voulu parler que d'un lieu de refuge pendant la durée du siège. Mais après la reddition de la place, je n'ai jamais songe à renfermer l'armée de siège en cet endroit. Dans quel but, en effet, et que pourrait-elle y faire ? Quel doit être son objectif ? Chercher à prolonger la défense et à rentrer dans le pays.
Pour cela, ce n'est pas à la Tête de Flandre ; mais dans le camp de Beveren qu'elle doit se réunir, ainsi que je l'ai longuement expliqué tout à l'heure. Quant à l'attaque extérieure de ce réduit, après la prise d'Anvers, ce n'est pas par la ville qu'elle pourra se faire, car il faudrait, pour cela, traverser l'Escaut, puis l'inondation et se présenter à nous de la façon la plus désavantageuse, mais bien par une manœuvre tournante, ou par une attaque de flanc par Rupelmonde ou par Cruybeke. Anvers n'a donc dès lors plus rien à craindre.
Ainsi tombent toutes les objections de M. le ministre. Messieurs, vous avez compris maintenant l'indispensable nécessité de créer un bon dispositif de défense sur la rive gauche de l'Escaut ; eh bien, je dis que le gouvernement a manqué de sincérité en 1859 lorsqu'il présenta à la législature son projet de loi relatif aux fortifications d'Anvers.
En effet, il n'a pas fait connaître aux Chambres, ainsi qu'il aurait dû le faire, que, lorsque les travaux dont il proposait l’adoption seraient terminés, il faudrait en exécuter de nouveaux de l'autre côté de l Escaut, travaux sans lesquels les premiers n'auraient que peu de valeur. Le chef du département de la guerre n'a point signalé la lacune que présentait le dispositif qu'il avait arrêté ; il n'a rien dit non plus des nombreux (page 261) bâtiments militaires de toute espèce qu'il faudrait construire, tôt ou tard, pour que la vaste place d'Anvers pût satisfaire à toutes les nécessités du service.
Tous ces points ont été laissés dans l'ombre, les Chambres n'ont pas été à même de savoir exactement jusqu'où on les engageait. Je ne puis donner mon approbation à une pareille manière de gérer les affaires de l'Etat et je proteste en votant contre le budget de la guerre.
Messieurs, d'autres reproches peuvent encore être adressés au chef du département de la guerre. C'est ainsi, par exemple, qu'on est en droit de lui reprocher de ne pas avoir rempli les engagements qui lui incombent en vertu de la loi de 1859.
Il ne fait pas exécuter le fort de Merxem, prévu par le paragraphe 3 de la description officielle des travaux. Il ne fait pas construire le fort de la rive gauche, en regard d'Austruweel, prévu par le paragraphe 4 et destiné à compléter le système de défense du fleuve. Il a remplacé ce fort par la citadelle du Nord, qui ne peut en aucune façon remplir le rôle destiné au fort précédent, et ne figure pas au nombre des travaux à exécuter, si bien qu'on pourrait la faire disparaître sans aucune intervention de la législature.
Il n'a pas encore commencé la construction du fort Philippe, pour lequel des fonds sont alloués depuis bientôt neuf ans. Si à tous ces griefs, je joins l'anomalie que présente l'organisation de l'armée, maintenue encore en vue de satisfaire à un système qui n'existe plus, qui n'exigeait pas la moitié de l'artillerie nécessaire aujourd'hui, on comprendra qu'il m'est impossible de voter pour le budget de la guerre.
Bien d'autres griefs encore existent et je crois qu'à leur égard, je dois entrer dans quelques détails ; je le ferai le plus sommairement possible.
Si je crois que les fonds votés pour les fortifications d'Anvers n'ont point reçu tout l'emploi utile qu'ils comportaient, je crois aussi que les fonds destinés à la transformation de notre artillerie ont encore été beaucoup moins utilement employés.
Les pièces de position du nouveau système ont des avantages incontestables. Elles ont des parties fort égales et très longues ; mais les pièces de campagne sont loin d'être telles qu'on les avait annoncées.
Le système d'artillerie de campagne est actuellement tout à fait incertain. On en est encore à des essais, on flotte entre les pièces de 6 et de 4.
Les pièces de tout le système ont un grand inconvénient plus sensible pour celles dessinées à suivre les armées, et cet inconvénient rendra ces dernières tout à fait impropres au genre de service auquel on les destine.
La complication de leur mécanisme sera, d'après moi, un obstacle qui les fera mettre hors d's'age d'ici à peu de temps.
Le métal dont elles sont faites est d'un entretien difficile, et pour le tenir en bon état il faut à peu près un mécanicien pour chaque pièce ; car vous saurez, vous le savez peut-être, tous les engins de guerre doivent, pour faire un bon service, être les plus simples possibles et indestructibles ; et encore, quand on en est arrivé à obtenir ces deux points essentiels, le soldat parvient à briser ces engins soit par défaut de soin, soit par suite des causes de détérioration auxquelles ils sont nécessairement soumis.
Les munitions de notre nouveau système d'artillerie sont d'une confection excessivement difficile. Elles exigent des soins minutieux. La fusée des projectiles creux est d'une construction si compliquée, l'exactitude requise dans ses dimensions doit être si grande, qu'on peut pour ainsi dire la comparer à un mécanisme d'horlogerie. Si bien qu'il existe des quantités considérables de ces fusées laissées sans emploi pour le moment ; parce qu'une fraction de millimètre en moins dans leur grosseur rend impossible leur application à l'œil du projectile. Je vous demande si des projectiles nécessitant de pareils soins pour leur construction peuvent entrer dans la composition d'un matériel destiné à suivre une armée en campagne ?
Ce système n'est donc pas pratique. Il n'est pas complet non plus, puisque chaque jour on fait de nouveaux essais ; on fait, on défait pour refaire de nouveau, et tous ces tâtonnements occasionnent des frais considérables.
Il y a loin de cet état de choses à ce que disait M. le ministre de la guerre en 1860, en présentant son système qui, d'après lui, était tout fait.
Aussitôt après la campagne d'Italie de 1859, on s'est occupé, dans tous les pays, de la transformation de l'artillerie. Il en a été de même en Belgique. Plusieurs officiers ont examiné la question, et ont élaboré des systèmes qu'ils croyaient convenables ; on les a expérimentés au polygone de Brasschaet. Ces expériences ont été plus ou moins heureuses ; cependant il ne paraissait pas qu'elles pussent aboutir à un résultat complet jusqu'au moment où le capitaine d'artillerie Heusschen, alors professeur à l'école militaire, arriva avec un système de canons rayés, imité je crois du système français qui avait produit des résultats si décisifs dans la campagne d'Italie.
L'honorable ministre de la guerre doit se rappeler qu'il a présidé lui-même à ces expériences et qu'il a témoigné au capitaine Heusschen tout l’enthousasme que lui faisaient éprouver les résultats obtenus.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - C'est complètement inexact. J'ai protesté vingt fois dans cette enceinte, et dans le public, contre les assertions mensongères de cet officier, et je le déclare encore à la Chambre, cela est complètement faux.
M. Hayezµ. - Je n'en soutiens pas moins que le capitaine Heusschen alors professeur à l'école militaire, a produit un système qui ressemblait au système français, que les épreuves ont été favorables à ce système ; et je ne suis pas le seul qui pourrait porter témoignage du fait. Lorsque ces expériences ont été exécutées à Brasschaet, il y avait beaucoup d'officiers présents. Je ne veux pas les désigner, parce que je sais à quoi cette mention pourrait les exposer.
Avant que M. le ministre de la guerre eût proposé notre système actuel, il avait affirmé d'uni manière positive, que la transformation de nos pièces de six mises au système français, ou à peu près, coûterait 6 francs par pièce.
Il y a loin de là à 15 millions. Et si l'on s'était contenté de cette simple transformation, en dépensant seulement 200,000 ou 300,00 francs, on aurait bien fait ; on se serait donné le temps de trouver ici ce qu'on est allé chercher ailleurs, et l'on serait arrivé, j'en suis certain, à des résultats très satisfaisants en ne dépensant peut-être que le dixième de ce qu'on dépensera sans doute.
Si l'on peut en croire les bruits qui ont circulé à cette époque, voici le motif qui a fait rejeter le canon proposé par M. le capitaine Heusschen, qui, fatigué des désagréments qu'il a éprouvés à la suite de sa proposition, s'est décidé à donner sa démission et à quitter le pays.
Quelques jours après que ces expériences si belles avaient été faites, plusieurs journaux en ont parlé et ont eu l'imprudence de dire : « Le système Heusschen. » Cela s'est répété et l'on prétend que ce nom de « système Heusschen » a sonné si mal à certaines oreilles, qu'il a suffi pour qu'on allât chercher chez nos voisins un système dont l'artillerie belge est loin d'être satisfaite aujourd'hui.
Notre artillerie est aujourd'hui, surtout l'artillerie de campagne, dans une confusion si grande, qu'elle figurerait moins bien sur un champ de bataille aujourd'hui qu'elle ne l'aurait fait en 1859 avec notre ancien système, qui du moins avait l'avantage d'être connu de l'armée.
Dans une séance précédente, M. le ministre a dit qu'on brisait des plaques de métal à mille mètres ; il est possible que cela se fasse en Amérique et ailleurs, mais il n'eu est pas moins vrai qu'aux expériences de Brasschaet, on ne brise les plaques qu'à 100 mètres de distance, et encore ces plaques et la pièce sont disposées dans les conditions les plus favorables, c'est-à-dire que le boulet frappe perpendiculairement la plaque.
Si de pareils projectiles étaient dirigés contre un vaisseau et à la même distance, ils devraient avoir beaucoup de chance pour le frapper dans les mêmes conditions, et il n'est pas probable qu'ils en briseraient l'armature même à 50 mètres s'ils le frappaient obliquement.
Messieurs, à l'époque dont je parle l'honorable ministre de la guerre a tenu toutes les expériences de l'artillerie dans le plus grand secret : ce secret étant encore maintenu, il ne serait pas étonnant que moi, qui ne suis plus dans l'armée et même d'autres officiers ignorassent beaucoup de choses qui se passent dans l'artillerie.
Lors de l'introduction du nouveau système, on en a fait un secret qui avait été confié à l'honneur de M. le ministre de la guerre, et cependant ce secret se trouve développé dans une brochure publiée en 180, avec figures dans le texte, par le prince de Hohenlobe, aide de camp du roi de Prusse.
Cet ouvrage, publié en 1860 et imprimé dans l'imprimerie particulière de la cour, donne le détail du canon Wahrendorff, du projectile et de la fusée, en un mot de tout ce qui concerne le secret d'Etat qui a motivé l'affaire de la fonderie de canons, en suite de laquelle est venue l'inquisition militaire dont je parlerai tout à l'heure.
Ce secret d'Etat, qui a été imaginé dans la séance du 13 avril 1861, pour motiver le refus de communiquer les procès-verbaux de Brasschaet, est expliqué tout au long dans l'ouvrage du prince de Hohenlohe, lequel, soit dit en passant, ne traite pas le canon Wahrendorff en ami, en compatriote. On dira peut-être que cet ouvrage n'était destiné qu'à quelques officiers d'artillerie ; mais il n'en est nullement ainsi, puisqu'il est (page 262) parvenu jusque notre pays, puisque je l'ai eu entre les mains et que j'ai pu voir moi-même les gravures du texte représentant canon, projectile et fusée.
Quant aux procès-verbaux de Brasschaet dont il a été tant question, le refus de l'honorable ministre de la guerre de les communiquer était basé sur la crainte de divulguer un secret d'Etat, en faisant connaître des renseignements sur des détails de fabrication concernant ce canon.
Or, les procès-verbaux de Brasschaet ne donnaient aucune espèce de détail sur la fabrication ; ils donnaient seulement le résultat des expériences. Il y a même plus, c'est que chaque procès-verbal commence en disant expressément qu'on ne pouvait donner aucun détail de ce genre.
Pour le canon de six, le procès-verbal contenait ceci : « Il nous est défendu expressément de donner la table de construction du canon, des projectiles, etc. »
Pour le canon de douze : « Il conviendrait de commencer par une description du canon et des projectiles, mais tout ce qui concerne la description des systèmes rayés en essai devant rester secret, nous devons nous borner à transcrire une note très sommaire relative aux expériences à exécuter. »
II y a bien loin de là à des secrets de fabrication.
Puisque nous en sommes sur les secrets, encore deux mots à ce sujet.
L'honorable ministre de la guerre a bien voulu me dire dans une séance précédente, que si j'avais fait parvenir, en temps utile, mes observations sur les fortifications d'Anvers, il aurait bien voulu les examiner.
Je dirai à cet égard qu'il y a, en pareille matière, beaucoup d'appelés et très peu d'élus, et qu'il eût été fort difficile à un officier quelconque placé hors des bureaux du département de la guerre de faire sur les plans en question aucune espèce d'observation : ces plans, en effet, étaient complètement inconnus de l'armée ; ils ne sortaient pas des bureaux du département de la guerre et c'est tout au plus, si, dans la discussion de la loi de 1859, vous avez pu en apercevoir quelque chose. Tout était encore plus ou moins dans le vague à cette époque. Cela est tellement vrai que depuis le commencement des travaux, il y a eu une foule de modifications, et je dois le dire à regret, ces modifications ne sont pas toujours avantageuses. Il en est quelques-unes même qui ont occasionné des réclamations qui se reproduiront probablement en temps et lieu.
Un officier a cru pouvoir adresser quelques observations sur le manque d'utilité et d'efficacité des fortifications d'Anvers, c'est le capitaine Cambrelin, qui a publié une brochure intitulée : « Camp retranché d'Anvers ». Vous vous rappelez probablement que le lendemain ou le surlendemain de l'apparition de ce livre, l'officier a été envoyé en non-activité à Arlon, si je me rappelle bien.
J'ai prononcé tout à l'heure le mot : « inquisition militaire ». Ce mot doit vous paraître une énigme ; je m'explique.
Il est arrivé que, malgré les recommandations fréquentes du département de la guerre, il avait été commis sur les expériences de Brasschaet sur les expériences des Wahrendorff, quelques indiscrétions qui s'infiltraient dans le public. Ces expériences, comme toutes les expériences, du reste, n'ont pas été heureuses et donnaient des résultats peu favorables.
Il paraît que ces bruits se sont répandus et ont engagé le département de la guerre à faire une démarche inconnue jusqu'à ce jour dans notre pays que l'on dit si libre. Il est arrivé ceci : deux lieutenants généraux, les plus haut placés dans l'échelle hiérarchique de l'armée, ont accompagné un auditeur militaire dans les principales villes du pays.
Ils ont appelé par-devers leur tribunal les officiers d'artillerie qui y ont été interrogés sur le fait des indiscrétions commises. Il y a plus : un des officiers qui avaient dirigé en grande partie les expériences de Brasschaet, avait terminé sa mission ; il s'était marié et il était, à l'époque dont je vous parle, en voyage de noces à Paris. Une dépêche télégraphique le rappela à Anvers peur être entendu par la commission rogatoire.
Ces faits se sont passés dans la libre Belgique et en l'an de grâce 1861.
On dit que les officiers ont le droit de se faire imprimer. Oui, certainement ; mais il y a certaines formalités à remplir. Ainsi il faut soumettre son manuscrit au département delà guerre. Si le manuscrit plaît, autorisation, après un temps plus ou moins long ; s'il ne plaît pas, défense. Si ce n'est pas une défense qu'on puisse suffisamment motiver, l'examen éprouva des retards qui enlèvent l'opportunité à la publication.
Je suis loin de prétendre qu'il faille absolument permettre toutes les publications ; j’y mets bien certaines restrictions, mais très peu nombreuses ; j’imiterais à cet égard l’exemple donné par nos voisins les Anglais. Vous savez que lors de l’émotion produite par la crainte d’une guerre européenne, il y a quelques années, il a été institué en Angleterre une commission chargée d'examiner le système qu'il faudrait adopter pour la défense du pays en cas d'agression étrangère.
La commission s'est installée ; elle a fonctionné ; tous les procès-verbaux ont été rendus publics. Elle avait le pouvoir d'interroger tous les fonctionnaires civils et militaires qu'elle supposait pouvoir donner des renseignements utiles. Et tous les rapports de cette commission ont été imprimés et publiés. Chez nous il n'en est pas tout à fait de même. Quand un officier n'a pas la patience d'attendre la permission qui n'arrive pas assez vite à son gré et qu'il fait imprimer son travail, il est sûr du résultat de sa précipitation. (Interruption.)
Toutefois, dans l'application de ces mesures de compression, il paraît qu'il y a certaines tolérances. Un des officiers placés près de M. le ministre de la guerre a publié des ouvrages dans lesquels des choses qu'on regardait comme des secrets d'Etat sont décrites avec tous leurs détails. Je suis loin de m'en plaindre ; j'approuverais, au contraire, cette publicité, mais je voudrais qu'elle s'étendît à tous et qu'il ne fût pas permis seulement à quelques officiers privilégiés d'écrire ce qu'ils pensent. Tous devraient participer au même bénéfice.
L'officier dont je vous ai déjà parlé explique très clairement sa manière de penser à cet égard dans l'introduction du dernier ouvrage qu'il a publié. On lit, aux pages 59 et 60 du tome premier, ce qui suit :
« La discussion publique, dit-il, des idées des ingénieurs ne présente et n'a jamais présenté aucun inconvénient sérieux.
« Ceux qui soutiennent le contraire, ou bien espèrent augmenter par le mystère l'importance de leurs projets, ou bien ont des raisons de craindre la juste sévérité de la critique (c'est l'auteur que je lis).
« Combien de fautes ont été commises qui proviennent du mystère avec lequel on a projeté et construit certaines forteresses ; et combien eussent été redressées ou prévenues, si l'on avait appelé un plus grand nombre de juges à émettre leur opinion en temps opportun..... !
« Le gouvernement anglais a donné récemment au monde un spectacle bien différent, et qui a dû bouleverser les idées des ingénieurs de tous les pays soumis encore à la règle du silence et du mystère ; il a imprimé et livré au public l'enquête faite sur le système de défense de l'Angleterre, en y joignant les procès-verbaux des séances, les interrogatoires et les mémoires de ses meilleurs généraux et de ses plus illustres marins, les plans des rades, les sondages, l'emplacement des nouveaux forts, le calcul des garnisons et des approvisionnements et une foule d'autres détails.
« En violant ainsi toutes les règles et toutes les bonnes traditions, l'Angleterre a-t-elle affaibli ses moyens de défense ? Nullement, elle n'a fait qu'apprendre à tout le monde ce que la France savait seule depuis longtemps, par ses ambassadeurs, ses agents et ses espions.
« Nous sommes d'avis que ce qu'on cache mérite généralement d’être caché, et que les bonnes idées, comme les bonnes œuvres, ne perdent pas à se montrer au grand jour.
« Le mystère peut profiter aux ingénieurs médiocres, qui ont la confiance du gouvernement ou du souverain ; il n'a jamais profité à la science, qui se développe par la controverse et la publicité. »
Voilà un passage extrait d'un ouvrage très récent qui n'a paru qu'à la fin de l'année dernière, et son auteur est le major d'état-major Brialmont.
La compression que l'on fait peser sur les officiers en matière d'écrits est également exercée sur eux dans les actes de leur vie, c'est-à-dire qu'ils sont soumis à certaine loi très sévère qu'on applique malheureusement trop souvent.
On ne sait pas généralement combien la carrière est difficile, pénible pour les militaires qui l'ont commencée par un engagement comme soldat ou même par un stage plus ou moins long à l'école militaire ; quelles peines infinies ils doivent se donner pour arriver au grade de capitaine, grade qui, en définitive, je le dis en passant, est leur bâton de maréchal, car c'est dans ce grade que la plupart des officiers finissent leur carrière.
Et cette carrière peut être brisée par deux mesures qui peuvent être appliquées presque sans contrôle aux officiers qui montrent un caractère un peu indépendant ; je veux parler de la mise en non-activité et au traitement de réforme.
La mise en non-activité, pendant laquelle l'officier perd la moitié de son ancienneté, brise son avenir, parce que la perte de cette ancienneté peut le faire classer après d'autres officiers du même grade qu'il précédait avant l'application de cette punition, et l'exclut des promotions qui peuvent se faire ; la mise en non-activité est d'autant plus redoutable qu'elle est appliquée uniquement d'après le bon vouloir de M. le ministre de la guerre.
(page 263) Je sais que dans les régiments les officiers qui laissent à désirer sous le rapport de la conduite sont traduits devant un conseil d'enquête. Voila un commencement d'instruction, une enquête et ce n'est pas un seul homme qui décide ; mais les choses ne se passent pas toujours ainsi, et il n'arrive que trop souvent que sans aucune forme du procès le ministre de la guerre prononce seul la mise à la non-activité.
Je citerai le capitaine Wemierskirch, qui a été mis en non-activité a la suite d'une publication qui n'avait rien d'hostile au département de la guerre.
La peine de la mise au traitement de réforme est tellement grave, que l'on ne l'applique presque plus, car l'officier qui en est frappé peut y mener une vie misérable et propre à le dégrader entièrement.
Je vous parlais tout à l'heure de la mise en non-activité.
Si j'ai bien compris, une pétition est arrivée à la Chambre il y a quelques jours ; elle vient, je pense, d'un officier de cavalerie nommé Stuyck.
Je ne connais pas le motif qui a fait mettre cet officier en non-activité mais je sais qu'il est à Malines et qu'il réclame sa mise en jugement.
Tout citoyen a le droit, d'après la Constitution, d'être traduit devant ses juges naturels. Les juges naturels d'un officier sont la cour militaire.
J'espère donc que vous trouverez convenable, messieurs, d'ordonner le renvoi de cet officier devant la cour militaire, si les motifs qu'il fait valoir vous paraissent suffisants. Je le répète, je ne connais pas les motifs qui ont donné lieu à la mise en non-activité.
Nous arrivons maintenant aux pensions.
- Plusieurs membres. - A demain !
MpVµ. - M. Hayez, consentez-vous à remettre la fin de votre discours à demain ?
M. Hayezµ. - Volontiers, M. le président ; je suis disposé à me conformer toujours aux désirs de la Chambre.
- La séante est levée à 5 heures.