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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 5 janvier 1864

Séance du 5 janvier 1864

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1863-1864)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 181) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Van Humbeeck, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants de Houtain-l'Evêque demandent une loi qui règle le mode de sépulture. »

« Même demande d'habitants de Givroulle, Hoes, Caneghem, Roly, Mabompré, Martenslinde, Rocour, Caggevinne-Assent, Oostroosebeke, Waltwilder, Hoelbeek. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants d’Anvers demandent la révision de la loi sur les conseils de prud’hommes. »

- Même renvoi.


« Des membres du conseil communal de Rendeux présentent des observations contre la nomination d'un instituteur communal. »

- Même renvoi.


« Les médecins vétérinaires du gouvernement dans la province d'Anvers demandent leur assimilation aux fonctionnaires de l'Etat et un traitement fixe. »

- Même renvoi.


« Des propriétaires et fermiers à Roclenge demandent que les obligations prescrites par l'arrêté royal du 10 novembre 1845, relatif aux livrets d'ouvriers, soient étendues aux ouvriers des campagnes et aux maîtres qui les emploient. »

- Même renvoi.


« Des pêcheurs à Rupelmonde demandent le retrait de l'arrêté roal du 10 novembre 1863, relatif à la pêche dans l'Escaut et dans le Rupecl ou qu'on leur accorde une indemnité. »

- Même renvoi.


« Le sieur Loret, négociant à Gand, réclame l'intervention de la Chambre pour que le gouvernement lui rembourse la valeur d'une marchandise reçue par le chemin de fer de l'Etat et qui a été perdue avant sou arrivée à destination. »

- Même renvoi.


« L'administration communale d'Ath demande que le projet de loi modifiant l'article 23 de la loi sur les chemins vicinaux, contienne une disposition qui fixe d'une manière certaine le droit de la commune, lorsqu'un de ses chemins sera dégradé ou détérioré par un établissement ou une exploitation située dans une autre commune voisine. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi.


« La députation permanente du conseil provincial du Luxembourg prie la Chambre de voter dans la plus large mesure des crédits en faveur de la voirie vicinale et des travaux d'assainissement. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le budget de l'intérieur.


« Les conseillers communaux et des habitants de Coulture Saint-Germain présentent des observations sur les effets de la loi du 18 juillet 1860, quant à la brasserie des campagnes, et proposent de frapper le malt d'un droit de 5 francs par 100 kilogrammes. »

- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.


« Le situr Desmel, ancien volontaire de 1830, demanda une pension sur le fonds spécial. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des cabaretiers à lngelmunster se plaignent que le garde champêtre de cette commune tienne un cabaret et un débit de boissons distillées. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Joseph Klein, ouvrier plafonneur à Louvain, né dans cette ville, demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Le sieur Eelbade, ancien volontaire de 1830, demande la croix de Fer. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Baeveghem réclament l'intervention de la Chambre pour faire annuler les élections qui ont eu lieu dans cette commune le 27 octobre 1863. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Molhaus, facteur rural, à arneton, prie la Chambre de lui faire obtenir le maximum du traitement accordé à son grade. »

- Même renvoi.


« Le sieur Bievelez réclame l'intervention de la Chambre pour rentrer en jouissance de sa propriété. »

- Même renvoi.


« M. le ministre de la justice transmet à la Chambre, avec les pièces de l'instruction, cinq demandes de naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« Par message, en date du 31 décembre 1803, le Sénat informe la Chambre qu'il a donné son adhésion aux projets de loi :

« 1° Contenant les mesures organiques de l'enquête sur l'élection de l'arrondissement de Bastogne ;

« 2° Fixant le contingent de l'armée pour 1864 ;

« 3° Ouvrant des crédits provisoires à valoir sur les budgets de 1864 ;

« 4° Contenant le budget des voies et moyens pour l'exercice 1864 ;

« 5° Contenant le budget des recettes et dépenses pour ordre de l'exercice 1864 ;

« 6° Contenant le budget des non-valeurs et des remboursements pour l'exercice 1864. »

- Pris pour notification.


« Le sieur Van Dooren adresse à la Chambre 120 exemplaires d'une brochure en réponse aux critiques du Moniteur des intérêts matériels sur l'exploitation du chemin de fer de l'Etat. »

- Distribution aux membres de l'assemblée.


« Par message du 24 décembre 1865, M. le ministre des finances adresse à la Chambre le rapport sur les opérations de la caisse générale de retraite pendant l'année 1862, et sur la situation de l'institution au 1er janvier 1863. »

- Impression et distribution.


Il est procédé au tirage des sections pour le mois de janvier.

Ordre des travaux de la chambre

MpVµ. - Messieurs, je propose de renvoyer aux sections de janvier le budget des travaux publics, le budget de l'intérieur et le projet de loi relatif à l'incorporation du bois de la Cambre au territoire de la capitale. Comme c'est au président de fixer l'heure de la réunion et que les sections ne seront constituées que demain, je propose de les convoquer demain à midi pour l'examen de tous ces projets de lois.

M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Ne serait-il pas possible d'ajourner encore l'examen en sections du projet de loi concernant le bois de la Cambre ? Je demande qu'on ne s'en occupe pas encore en ce moment.

J'ai l'espoir que l'on pourra présenter un autre projet de loi qui sera de nature à mieux concilier tous les intérêts.

MPVµ. - D'après l'observation de M. le ministre de l'intérieur, je propose de ne renvoyer aux sections que le budget des travaux publics et le budget de l'intérieur.

M. le ministre des travaux publics (M. Vander Stichelen. - Il y a au budget des travaux publics plusieurs amendements qui parviendront au bureau dans le courant de la semaine. Je pense qu'il vaut mieux d'ajourner cet examen d'un jour ou deux.

MpVµ. - Il ne reste donc pour le moment à renvoyer à l'examen des sections que le budget de l'intérieur.

Les sections se réuniront demain à une heure.

Projet d’adresse en réponse au discours du trône

Discussion générale

M. Royer de Behr. - Messieurs, le discours royal d'ouverture de la session législative est empreint d'un sentiment de modération, auquel nos honorables amis et moi nous avons sincèrement applaudi.

Un instant, nous avons pu croire que le cabinet, averti par le corps électoral, impressionné surtout par la gravité des circonstances extérieures, nous conviait implicitement à une trêve que nous eussions loyalement acceptée.

Cependant, messieurs, nous ne nous croyons pas trop faibles pour la lutte. Mais, quand le danger menace la patrie, quelque lointain que soit ce danger, nous savons faire taire nos plus légitimes griefs, nos plus légitimes aspirations : 1848 est là pour l'attester. A cette époque, nous disions qu'il est, dans la vie des peuples, des moments suprêmes qui (page 182 exigent la concentration de toutes les forces nationales vers un même but, vers un but de conservation, et la droite tout entière vous donnait son appui.

Si de redoutables éventualités venaient encore à surgir, et rien ne prouve qu'elles ne surgiront pas au moment le plus inattendu, notre dévoueraient à tous, tant que nous sommes dans cette enceinte, ne ferait pas défaut à la chose publique.

Mais opérant un triste retour vers le passé, vous regretteriez peut-être d'avoir relevé aujourd'hui l'étendard de la lutte alors qu'il fallait entreprendre une œuvre de pacification, d'avoir passionné les esprits alors qu'il fallait les calmer, d'avoir enfin disséminé toutes les forces vives de la nation alors qu'il fallait les grouper ; et votre patriotisme, que je suis loin de méconnaître, pas plus que vous ne méconnaîtrez le nôtre, serait impuissant peut-être, d'une part, à apaiser les colères que vous auriez soulevées, et, d'autre part, à vaincre les indifférences que vous auriez créées.

Messieurs, le gouvernement le proclame, il tiendra toutes ses promisses, celles d'hier et celles d'aujourd'hui.

Cependant ses promesses d'hier ont été condamnées par le corps électoral. Le Brabant, la Flandre occidentale, Namur, Anvers et le Luxembourg ont envoyé sur nos bancs 34 députés et n'en ont envoyé que 24 sur les vôtres.

Mais, objectera-t-on, les communes, renouvelant les manifestations de 1857, ont, en 1863, acclamé la politique libérale.

Je conteste ce fait, et si tant est qu'il existe, je refuse de m'associer aux conséquences que vous voulez en déduire.

Vous avez conservé vos positions électives communales, je suis prêt à le reconnaître, et nous avons maintenu les nôtres. Voilà la vérité. Pour le dire en passant, je m'étonne d'un tel résultat. Car nous avons marché au scrutin sous l'empire d'une législation faite contre nous ; nous avons combattu avec les armes forgées pour nous frapper, il est démontré aujourd'hui à toute évidence que le cabinet, le « forum moderne », pour me servir de l'expression de l'honorable M. Hymans, est généralement libéral, et c'est pour cela que le forum est devenu électeur.

- Un membre. - Sauf à Bruges.

M. Royer de Behr. - Vous avez maintenu vos positions électives communales, j'en conviens. Cependant la situation de nos communes est aujourd'hui ce qu'elle était au mois de juin, et si vous voulez faire un peu de statistique, de la statistique impartiale, sincère, comme on en fait peu, je l'avoue, vous ne tarderez pas à vous convaincre que les 2,500 conseils communaux de la Belgique sont encore loin d’être avec vous.

Maintenant, par hypothèse, je vous concède le triomphe le plus complet aux élections communales.

Vous voyez que je n'affaiblis pas l'argument. Pouvez-vous en conclure que le verdict du mois de juin soit annulé ? Une semblable conclusion serait le renversement de tous nos principes constitutionnels en matière électorale.

Vous établissez entre les élections législatives et communales une sorte de solidarité qui n'existe pas et qui ne saurait exister que par l'amoindrissement du pouvoir législatif. Nous ne dépendons pas des électeurs communaux et ceux-ci ne sauraient, quoi qu'il arrive, être transformés en arbitres suprêmes de nos débats politiques.

S'il en était autrement, les élections de Nivelles et de Namur (je cite à dessein ces deux villes, parce que dans l'une ce sont des libéraux qui ont été nommés, et dans l'autre ce sont des catholiques.... (Interruption.)

A Nivelles, des catholiques ont été nommés au conseil communal, tandis que ce sont des libéraux qui ont été nommés à Namur.... (interruption). Vous contestez ?

On pourrait certainement trouver beaucoup de communes en Belgique où des faits de ce genre se sont passés.

Ainsi, messieurs, les élections communales des deux communes dont je viens de parler seraient venues infirmer le mandat que nous exerçons ici, nos honorables collègues de la gauche et nous. Je proteste avec le bon sens public contre de semblables conclusions qui conduisent à la confusion de tous les pouvoirs.

Je suppose, messieurs, que le Roi, usant de la prérogative que lui confère l'article 71 de la Constitution, dissolve les Chambres, et qu'à la suite de cette dissolution de minorité que nous sommes, nous devenions majorité. Le fait n'est pas impossible, le progrès que nous avons réalisé depuis 1859 laisse place à cette supposition. Eh bien, dans cette hypothèse, direz-vous que les élections communales du mois d'octobre n'ont plus la même valeur ? Evidemment non. Et si vous le prétendiez, personne ne vous croirait, attendu qu'une dissolution des consuls communaux pourrait ne rien modifier dans la composition de ces conseils.

Messieurs, j'insiste, car il me semble extrêmement important de maintenir vis-à-vis du pays la signification des élections du mois de juin.

La Constitution, article 47, décide que le corps électoral chargé de conférer les mandats législatifs se recrute parmi les citoyens payant 20 florins d'impôt direct ; aucune disposition de ce genre n'existe pour la composition du corps électoral communal et du corps électoral provincial ; les auteurs de la Constitution ont donc voulu qu'il n'y eût rien de commun entre le pouvoir législatif et les conseils communaux.

Une loi intervenant, les conseillers communaux peuvent être les élus du suffrage universel, tandis que les membres de la Chambre doivent perpétuellement rester les élus des censitaires. Je suppose que, usant de nos droits, nous proclamions le suffrage universel à la commune et que sous l'empire de cette nouvelle législation les élections communales soient catholiques, les élections législatives étant libérales ; viendrons-nous, nous armant des verdicts du suffrage universel, vous dire que vous ne représentez plus le pays ?

L'inconstitutionnalité serait manifeste ; votre langage serait l'écho de celui que nous tenons aujourd’hui ; vous diriez : La loi trace les attributions des conseils communaux ; ces attributions sont purement administratives ; nul n'a censé ignorer la loi ; chacun sait donc qu'en déposant son suffrage dans l'urne communale il confère un mandat administratif, un mandat limité, tellement limité, que quand les conseils communaux s'en écartent, ils sont rappelés immédiatement à leurs devoirs par l'autorité supérieure.

J'affirme donc, messieurs, que les élections du mois de juin conservent toute leur valeur et que vous n'avez aucune raison de supposer que le pays est aujourd'hui avec vous. Votre politique a été condamnée. Cette condamnation a été d'autant plus éclatante, que le cabinet était intervenu dans la lutte au moyen d'une circulaire. (Interruption.)

Cette circulaire, messieurs, a surpris beaucoup de monde ; on y a vu une sorte de contrefaçon. On s'est rappelé la circulaire que, peu de temps auparavant, le 8 mai, si je ne me trompe, M. de Persigny adressait aux électeurs (nouvelles interruptions) ; la circulaire au moyen de laquelle M. de Persigny pesait sur les élections de Paris. Je m'empresse de le dire ; l'opinion publique s'est égarée. Il n'y avait pas là contrefaçon, et la preuve c'est que M. de Persigny, condamné par l'opinion publique, se retirait des affaires, tandis que le cabinet belge reste à son poste. (Interruption.)

Messieurs, le procédé est nouveau, mais je ne le blâme pas d'une manière absolue.

Ce n'est pas parce qu'on a l'honneur d'être ministre, qu'on ne peut pas profiter de la liberté de la presse ; ce qu'il faut éviter, c'est de mettre en œuvre les rouages de l'administration pour les faire fonctionner au profit d'un parti ; ces rouages ne peuvent être mis en œuvre que dans un intérêt général.

Lorsque les ministres veulent lancer dans le public ces sortes de circulaires, ils doivent le faire à leurs frais et non aux frais des contribuables.

Il s'agit d'une petite somme, je le veux bien. Mais c'est une question de principe, et quant à moi, je ne veux pas plus d'une presse de l'Etat que je ne veux d'une presse provinciale ni d'une presse communale.

Voyons maintenant, messieurs, non pas votre programme article par article, mais la pensée qui vous anime.

Je n'incrimine aucune intention et je proteste d'avance contre les expressions qui pourraient excéder ma pensée.

Je le dis, messieurs, avec une profonde conviction, je crois que vous vous laissez égarer par la crainte de l'influence cléricale ou occulte. Vous ressemblez aux protectionnistes qui, dominés par une appréhension aussi irréfléchie que respectable de la concurrence anglaise, voulaient bien du libre échange, à la condition que l'absorbante Angleterre en fût exclue.

Les protectionnistes, dans leur amour pour le travail national, auraient fini peu à peu, sans s'en apercevoir, avec les meilleures intentions du monde, par constituer une sorte de féodalité industrielle et commerciale, et la liberté des transactions n'aurait plus existé que de nom.

De même vous redoutez tellement les envahissements du clergé et cette tête de Méduse qu'on appelle la dîme, la mainmorte et l'encyclique, que peu à peu, sans vous en apercevoir, vous créez une sorte d'oligarchie décorée des beaux noms de liberté et de progrès.

Les protectionnistes acceptaient le libre échange, à la condition que l'Angleterre en fût exclue. Vous voulez bien de la liberté, mais à la condition que le clergé n'en profite pas.

Cette vaillante persévérance dont vous parlez, savez-vous ce que c'est ? C'est la volonté arrêtée, irrévocable, implacable de ne nous faire aucune concession ; cette vaillante persévérance, c'est de l'absolutisme. Eh bien, (page 183) messieurs, vous ne tarderez pas à vous convaincre qu'il faut, dans la vie politique comme dans la vie privée, savoir faire des concessions, sous peine d'être bientôt isolé.

Vous ne nous faites aucune concession ; vous serez bientôt isolés.

Vous soulevez, d'une manière ainsi impolitique qu'imprudente, la question des cimetières. (Interruption)

Bientôt les pétitions s'entasseront sur ce bureau et vous prouveront la vérité de ce que j'avance.

M. Allard. - Cela n'est pas difficile.

M. Royer de Behr. - Cela n'est pas difficile ? Examinons :

J'ai, messieurs, sous les yeux une pétition qu'on m'a prié de remettre à la Chambre et que j'aurai l'honneur de déposer au greffe au sortir de la séance.

Cette pétition émane d'une des principales communes de la province de Namur. En me l'envoyant, voici ce qu'on m'écrit :

« Je n'ai rencontré que deux maisons où l'on n'ait pas voulu signer. » (Interruption.)

La question des cimetières se dressera devant vous, et vous reculerez devant vos propres conclusions. La sécularisation des cimetières ! Mais vous n'y songez pas. Vous allez vous heurter et vous briser contre ce qui le cœur humain a de plus intime, de plus profond, de plus sacré.

M. Bara. - Et à Tournai !

M. Royer de Behr. - Quoi ! vous oserez dire à nos populations : Ceux que vous avez aimés, ceux qui ayant vécu en communauté religieuse entendent maintenir cette communauté dans le repos de la tombe, ils ne le pourront plus : israélites, protestants, libres-penseurs, catholiques, vous n'aurez plus qu'une seule et même sépulture, un seul et même champ de repos.

Vous avez été libéralisés dans la vie, vous serez libéralisés dans la mort !

Vous oserez tenir ce langage ! Allons donc ! essayez ! Je vous lance ce défi ; et si nous sommes ici trop faibles par le nombre, le droit constitutionnel de pétitions est là, et la nation tout entière se lèvera pour vous répondre. (Interruption.)

MpVµ. - Pas d'interruption, messieurs.

M. de Theuxµ. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.

MpVµ. - Vous avez la parole, mais je ferai remarquer que je viens précisément d'inviter la Chambre à ne pas interrompre.

M. de Theuxµ. - J'ai remarqué, dans de précédentes séances, et je remarque encore aujourd'hui, que quand un orateur de la droite a la parole, divers membres se permettent de l'interrompre constamment. Il s'ensuit une discussion en partie double, un véritable tohu-bohu ; d'une part, vous avez un orateur qui parle en vertu du règlement ; d'autre part, il y a divers membres qui, sans avoir demandé ni obtenu la parole, troublent incessamment l'ordre de la discussion par des observations à peine saisissables la plupart du temps.

Il me semble que ces interruptions devraient être défendues, dans l'intérêt surtout de nos débats.

Je conçois, messieurs, que dans toute assemblée délibérante, il y a des moments où des interruptions se produisent en quelque sorte forcément. Mais ce qui n'est pas tolérable, ce sont ces interruptions incessantes, qui troublent l'orateur qui a régulièrement la parole et l'empêchent tout au moins de se faire entendre. Il me paraît impossible que nous continuions à délibérer dans de pareilles conditions,

M. Mullerµ. - Je suppose que la recommandation de l'honorable M. de Theux s'adresse autant à ses amis qu'à nous.

MpVµ. - Je n'ai pas attendu la demande de M. de Theux pour prier qu'on n'interrompe pas, et je dois ajouter que chaque fois que je l'ai fait on s'est rendu à l'invitation du président. Je réitère cette invitation. Toute interruption est interdite par le règlement.

- Plusieurs membres. - L'observation ne peut pas s'adresser à un seul côté de la Chambre.

- La parole est continuée à M. Royer de Behr.

M. Royer de Behr. - Les interruptions, quand je les comprends, ne me gênent pas, mais lorsqu'elles sont générais, elles m'obligent à élever la voix, et cela me fatigue. Je crois n'avoir rien dit qui soit de nature à blesser rassemblée. Je continue :

C'est encore la crainte du fantôme clérical qui vous empêche de modifier les lois électorales de manière à rapprocher l'urne électorale de la main de l'électeur, et dans le sens de l'extension du suffrage. Cependant, vous le reconnaissez avec moi, une modification profonde est nécessaire aux lois dont je parle. Vous avez préparé, c'est dans vos promesses d'hier, une loi sur les fraudes électorales, cette loi est aujourd'hui jugée ; presque toute la presse l'a condamnée.

En effet, cette loi ne remédie nullement au mal dont nous nous plaignons. Il faut un remède plus radical, il faut couper le mal dans sa racine ; car bientôt ce ne seront plus l'indépendance du caractère, le talent et l'honorabilité qui constitueront le parlement national, ce sera l'argent.

Nous marchons droit au culte du veau d'or, et certes, ce n'est pas à ce résultat stupide que notre Constitution si démocratique, si libérale, comme dirait naguère notre honorable président, a voulu nous conduire. Vous qui vous prétendez les partisans des idées modernes, qui invoquez sans cesse les grands principes de 1789, proclamez donc avec moi que vous voulez l'extension du suffrage dans les limites de la Constitution ; augmentez le nombre des électeurs, rapprochez de ceux-ci l'urne du scrutin, allez dans cette voie aussi loin que vous le voulez, je vous y suivrai. Que tout citoyen payant 20 florins d'impôt direct à n'importe quel degré de la hiérarchie politique, pourvu qu'il paye 20 florins d'impositions directes soit à la commune, à la province ou à l'Etat, par ce fait seul devienne électeur.

Si vous prétendez que le progrès pour être durable doit être lent, faites que le cens électoral pour la province et la commune soit réduit de moitié ou des trois quarts, rendez aux communes toutes leurs libertés, le droit de nommer leur bourgmestre et leurs échevins, le droit de recevoir pour l'enseignement à tous les degrés, accordez enfin à la presse toutes les libertés qu'elle réclame.

Laissez la liberté faire son chemin. Vainement vous voudriez l'arrêter : elle vous écraserait, vous et vos doctrines. Pour moi, la liberté laisse place à toutes les convictions, c'est pour cela que j'aime la liberté. Je crois que les hommes les plus opposés de croyances peuvent s'entendre et se prêter un mutuel appui pour conquérir cette puissance qu'on appelle la liberté.

Si vous pensez comme moi, reconnaissez que n'ayant pas eu à vous plaindre, depuis 30 ans, de nos libertés constitutionnelles vous en voulez le développement. Liberté oblige.

Messieurs, le discours royal et le projet d'adresse ne parlent pas d'une grande et généreuse idée sociale ayant de nombreux défenseurs dans la presse et particulièrement dans la province de Liège. Je veux parler de l'abolition de la peine de mort.

Ce n'est pas, je le reconnais, le moment de soulever cette question. Je me réserve de la reproduire devant vous,

Je tiens simplement à relever une parole qui, un jour, a retenti dans cette enceinte.

« Avant de supprimer la peine de mort, a-t-on dit, supprimez les assassins. »

Messieurs, c'est par des arguments de ce genre que les anciens criminalisies réclamaient le maintien de tous ces supplices révoltants qui déshonoraient l'humanité et dont les siècles passés nous offraient l'odieux spectacle.

S'il faut terrifier les criminels, détruisez ce que j'appellerai la gloire ignoble de l'échafaud ; faites en sorte que les criminels soient faibles, car la faiblesse excite le dégoût, supprimez cet intérêt aussi déplorable que passionné qui s'attache à ces grands criminels qui, d'un pas ferme et assuré, franchissent les degrés de l'échafaud et, pour être logiques, rétablissez la peine du talion.

Il faut des degrés dans les peines. Ne confondez donc plus dans une seule et même catégorie les crimes de toute espèce et puisqu'il y a des criminels qui portent dans l'accomplissement de leurs forfaits tous les raffinements de cruauté ; inscrivons aussi dans nos Codes que la mort sera plus ou moins terrible selon la nature du crime. Nous serons cruels, mais logiques.

N'y eût-il contre la peine de mort que ce seul argument, qu'elle est irréparable et que la justice humaine est faillible, que la vie de l’homme est inviolable, parce que c'est la main de Dieu qui compte les heures de notre existence : cet argument suffirait pour proscrire la peine de mort de la législation de tous les peuples civilisés.

Messieurs, entre l'époque que nous traversons et l'époque contemporaine qui a précédé la révolution de 1830, il existe plusieurs analogies sur lesquelles j'appelle votre sérieuse attention.

Que voyons-nous aujourd'hui ?

Dans les provinces du Nord, le mouvement flamand, comme nous voyions, avant 1830, le mouvement wallon dans les provinces du Midi. On pétitionnait contre le collège philosophique, comme on pétitionne en ce moment contre la violation des cimetières.

On reprochait au gouvernement néerlandais son ingérence outrée (page 184) dans la sphère des intérêts industriels et commerciaux comme on reproche au gouvernement actuel son ingérence outrés dans la sphère des intérêts moraux.

Ainsi que le fait remarquer notre honorable collègue, M. Thonissen, dans ses Etudes d'histoire contemporaine, « au lieu de laisser au temps au travail et à l'intérêt privé, le soin de fonder et de féconder tous les éléments de prospérité, Guillaume Ier, croyant à la toute-puissance de l'action gouvernementale, avait voulu hâter le mouvement à l'aile de privilèges et de faveurs. »

Aujourd'hui on doute de l'action privée. L'action de l'Etat dans l'eseignement est devenue une dette sainte, une obligation d'honneur, une pression sociale. L'action de l'Etat ne saurait être assez énergique.

En 1830, la seconde chambre des états généraux ne donnait au ministère d'alors qu'un infime majorité, et ce ministère conduisait aveuglément son pays vers les hasards d'une révolution.

Maintenant ce n'est pas vers une révolution qu'on se dirige, mais on prépare l'absence de vie politique. Déjà ce résultat se fait remarquer à Mons, à Bruxelles et à Liège.

De 1820 à 1830 on sacrifiait les libertés publiques à l'idole du pouvoir civil ; en 1863 on immole sur l'autel du Dieu-Etat les intérêts des catholiques.

Cependant, messieurs, voyez combien sont différentes les deux époques que je compare.

De 1820 à 1830, on traversait une période de calme et de quiétude ; aujourd'hui nous sommes témoins des situations les plus tourmentées.

C'est un grave danger de voir le pays aussi profondément divisé dans de telles circonstances. Les enseignements historiques le démontrent à toute évidence, et, pour n'en citer qu'un seul, je rappellerai que vers la fin du siècle dernier ce fut à la suite des dissensions civiles et religieuses, soulevées par Joseph II, que la nationalité belge fut absorbée pendant un quart de siècle.

Messieurs, je n'incrimine les intentions d'aucun parti.

Je crois faire acte de bon citoyen en signalant les dangers alors qu'il est encore temps de les prévenir.

Aussi longtemps que le calme régnera en Europe, nous n'avons rien à craindre, je le pense ; mais qu'une guerre vienne à éclater ou qu'une révolution surgisse dans un pays voisin et nous serons exposés aux plus graves périls.

Sans doute j'ai confiance dans la haute sagesse du Souverain qui dirige les destinées de la nation et dans le patriotisme de cette même nation.

Si je mêle le nom du Roi à ce débat, c'est, croyez le bien, messieurs, pour joindre ma voix à la vôtre qui naguère acclamait ce nom vénéré.

Lorsqu'il s'agit de l'unité nationale, nous n'avons qu'une voix dans cette enceinte.

Maintenant, je vous le demande, en supposant qu'il soit utile, ce que je ne puis croire, de fournir de nouveaux aliments à des discussions déjà trop ardentes, le moment est-il bien choisi pour cela ? Mes honorables amis et moi nous croyons que c'est par une politique, je ne dirai pas de conciliation, - ce mot vous fait sourire - mais par une politique de modération que nous pouvons rester unis et conjurer les périls qui nous menacent.

Nous ne voulions pas diviser le pays en deux camps.

La preuve, c'est que nous sommes disposés à accepter une trêve. Pourquoi discutons-nous : Parce que vous nous jetez le gant, nous mettant ainsi dans la nécessité impérieuse de le relever.

La conduite du cabinet est-elle sage, est-elle prudente ?

Le pays jugera et saura attribuer à chacun sa part de responsabilisé.

Quant à moi je m'aperçois une fois de plus que les hommes profitent rarement des enseignements du passé.

Les intelligences les plus robustes, les mieux constituées, je rends justice à mes adversaires, se laissent trop souvent aveugler par l'esprit de parti et par les passions politiques.

Je n'ai plus qu'un mot à ajouter.

A ceux qui nous reprochent de ne pas marcher dans la voie du progrès, nous adresserons cette réponse que fit un jour un philosophe, si je ne sais quel sceptique qui niait le mouvement : il marche.

Eh bien, nous avons marché, et nous marcherons encore.

Nous monterons sur la brèche chaque fois qu'il s'agira de défendre les intérêts de la patrie. Nous monterons sur la brèche quand il faudra tenir haut et ferme le drapeau de ce grand parti national que nous avons la légitime ambition de représenter et qui, s'inspirant des traditions de notre immortel Congrès, veut la liberté en tout et pour tous, et n'a d'autres promesses que la Constitution, avec ses interprétations les plus larges et les plus généreuses,

MPVµ. – Il n'y a plus d'orateur inscrit ; si personne ne demande plus la parole, je vais clore la discussion générale.

.M. Dechamps. - Je demande la parole.

J'aurais bien désiré que, dans une discussion générale aussi importante que celle engagée sur un projet d'adresse, un membre de la majorité prît la parole pour répondre à l'orateur que vous venez d'entendre.

MPVµ. - M. Dechamps, il n'y a personne d'inscrit, je ne puis inscrire des orateurs d'office.

.M. Dechamps. - Cela est vrai, M. le président ; aussi je ne fais que m'étonner de ce silence. Je prendrai donc la parole plus tôt que je ne l'aurais voulu.

Messieurs, nous nous trouvons en présence du discours royal et ( n présence du projet d'adresse dont la commission propose l'adoption à la Chambre.

Lorsque nous avons entendu le discours du Trône, et que nous y avons applaudi, presque tous, j'en appelle à vos souvenirs sincères, nous avions cru que ce discours, trop incolore pour les uns, modéré pour les autres, révélait une intention pacifique et conciliante. Il y avait bien dans le dernier paragraphe du discours du Trône une petite phrase incidente, d'abord peu aperçue, cachée dans une demi-obscurité, qui rappelait vaguement des projets précédemment annoncés. Mais pour tous ceux qui ne sont pas initiés à l'art des sous-entendus, cette phrase incidente, cette parenthèse ne pouvait pas avoir assez d'importance pour détruire l'ensemble modéré du discours du Trône et la signification conciliante que l'opinion y avait attribuée.

L'honorable ministre des finances, dans la discussion de l'adresse au Sénat, s'est empressé de nous détromper. Il a tiré cette parenthèse des ombres qui l'enveloppaient ; il l'a mise en lumière, il l'a accentuée ; il a donné ainsi au discours pacifique de la couronne un commentaire agressif qui en a changé la portée et l'esprit. Je dois ajouter qu'il l'a fait dans un langage relativement modéré.

La commission de l'adresse va beaucoup plus loin. De ce lambeau de phrase, elle fait un drapeau politique, le fond même de l'adresse, le programme militant de la session qui vient de s'ouvrir. Pour qu'on ne s'y méprenne pas, elle revient trois fois, quatre fois, dans deux paragraphes, sur ces projets précédemment annoncés, sur ces projets, dit-elle, que le Roi rappelle et que le pays attend avec une légitime impatience.

Cette provocation à la présentation des lois politiques ne lui suffit pas ; elle rappelle les promesses d'hier, elle constate les promesses d'aujourd'hui et elle en provoque de nouvelles pour demain. Elle parle de fermeté, de courage, de persévérance, à développer, à déployer une politique qui, en cinq années, dans trois élections successives de 1859, de 1861 et de 1863, a été manifestement, hautement condamnée par le pays électoral. (Interruption.) Cette politique, elle l'appelle vaillante ; elle excite le ministère à la poursuivre, elle l'encourage à l'accomplir tout entière.

Le discours du Trône était évidemment un appel fait à la modération, à la trêve, à la paix. Le projet d'adresse, on vous l'a dit avant moi, est un véritable défi jeté en provocation aux partis.

M. de Liedekerke. - C'est vrai !

.M. Dechamps. - our bien juger cette politique, il faut la mettre en regard de la situation qui en est sortie ; situation, vous en conviendrez tous avec moi, pleine de difficultés, presque inextricable et pour le ministère, et pour tous les partis, et pour tous les pouvoirs de l'Etat.

S'il est vrai qu'un arbre doit être jugé à ses fruits et une politique à ses résultats, la politique du ministère devrait être bien sévèrement apréciée.

Quelle est, en effet, cette situation ?

Ai-je besoin de la définir ? Le ministère n'a plus une majorité suffisante dans les deux Chambres pour rester au pouvoir avec utilité pour le pays et avec dignité pour lui-même.

M. Orts. - Je demande la parole.

.M. Dechamps. - L'opposition conservatrice, par cela seul qu'elle est minorité, ne peut pas parvenir au pouvoir et, dans les circonstances actuelles, ne pourrait pas légitimement le garder.

La dissolution des Chambres ? Mais d'abord qui la ferait ? Il n'y a pas d'exemple, dans aucun parlement, je pense, que la dissolution des Chambres ait été accordée deux fois au même ministère : une fois pour lui permettre, étant minorité, d'arriver au pouvoir, et une fois pour l'empêcher d'en sortir. (Interruption.)

La dissolution, messieurs, faite dans des conditions de complète et impartiale justice pour les partis, n'a rien assurément qui nous effraye ; mais je me hâte d ajouter, c'est là mon appréciation, que je ne pense pas que la dissolution puisse modifier essentiellement la situation actuelle.

L'équilibre entre les partis serait maintenu, avec cette différence (page 185) probable qu'après les élections générales, cet équilibre pencherait vers nous, tandis qu'aujourd'hui il penche vers vous.

Ainsi, messieurs, impossibilité ou difficulté extrême pour le ministère de rester au pouvoir ; impossibilité ou difficulté extrême pour l'opposition d'y arriver dans les circonstances où nous sommes ; dissolution sans résultat, à moins qu'on ne suppose qu'elle puisse jamais devenir une de ces mesures destinées à assurer la domination d'un parti sur l'autre, et cette supposition, il n'est permis à personne de la faire.

Voilà donc, messieurs, la situation, ce que je pourrais appeler l'impasse politique dans laquelle la politique ministérielle nous a engagés. Je dis que c'est la politique ministérielle qui nous y a engagés. En effet, l'un des buts de cette politique, poursuivi avec persistance depuis 1847 jusqu'aujourd'hui, c'est de faire disparaître les centres parlementaires, c'est de détruire toutes les nuances intermédiaires entre les partis pour ne laisser en face l'un de l'autre que deux partis armés, sans influence modératrice entre eux, et lorsque le pays, fatigué de ces guerres de partis et des exagérations qu'elles entraînent, leur retire à chacun la majorité et leur prescrit le calme, on se trouve dans une situation impossible, comme celle où nous nous trouvons.

Messieurs, l'histoire nous dit que quand les centres parlementaires disparaissent dans un gouvernement représentatif, la pratique de ce gouvernement devient bien difficile. Sous la Restauration lorsque le gouvernement des centres, les ministères du duc Decazes et du duc de Richelieu, succombèrent et que la majorité compacte des ministères de Villèle et de Polignac s'est trouvée en face de l'opposition des 221, la Restauration ne tarda pas à succomber à son tour.

Une des causes de la chute du gouvernement de Louis-Philippe, c'est la dissolution des centres et du tiers-parti qui se sont fondus, les uns dans la majorité homogène de M. Guizot, les autres dans l'opposition. C'est alors que le gouvernement n'a plus trouvé assez de ressources parlementaires, pour conjurer, par la formation d'un ministère nouveau, la révolution de février qui s'avançait.

En Angleterre, jamais cette situation ne se présente ; entre le parti tory et le parti whig, il y a toujours de nombreuses fractions intermédiaires ; aujourd'hui ce sont : le parti Peeliste, le parti de Manchester, le parti catholique irlandais ; ces partis indépendants y exercent sur le ministère et sur l'opposition une action modératrice, et donnent à la couronne, dans les moments de crise, de fécondes ressources pour la composition des ministères.

Ainsi, messieurs, j'avais raison de dire que la politique du ministère actuel, qui depuis 1847 a eu pour but principal de faire disparaître tous les centres parlementaires, et il y a trop réussi, était la cause de la situation difficile dans laquelle nous sommes.

Pour sortir de cette situation, il eût fallu beaucoup de modération, de ménagement et de prudence.

Il faudrait, et je m'adresse ici aux membres modérés de la majorité, il faudrait qu'on ne poussât pas le ministère dans la voie funeste où il marche ; qu'on ne l'excitât pas à la vaillance, c'est-à-dire à la guerre, et qu'on ne l'encourageât pas à poursuivre une politique qui a reçu trois fois le désaveu solennel du pays.

Dans toutes les langues, on appelle cela réagir contre l'opinion, et en Belgique, toute réaction, qu'elle vienne de la gauche ou de la droite, le pays ne la supporte pas longtemps.

Le ministère, messieurs, au lendemain des élections du 9 juin, avait devant lui deux voies qui lui étaient ouvertes : l'une était la voie de la raison politique, l'autre était celle de la passion politique.

Parmi les amis du ministère les uns lui disaient, ou du moins devaient lui dire : Si vous avez échoué depuis 1859 dans les élections successives et si vous êtes sur le point de perdre la majorité, c'est parce que vous êtes allés trop loin.

Vous avez excité les défiances religieuses des populations ; votre loi sur les bourses d'étude tendant à dépouiller l'université de Louvain de ses fondations anciennes à la faveur du principe détestable de la rétroactivité, a été une faute qui a reçu sa prompte expiation aux élections du 9 juin.

La loi sur les fabriques d'église, destinée à irriter le clergé paroissial que vous devriez, au contraire, ménager, est une faute plus grande encore que la première. Votre jurisprudence illégale sur les sépultures religieuses blesse profondément le sentiment religieux du pays et amènera une réaction puissante qui renversera le parti libéral pour longtemps. Vous avez dépassé les limites au delà desquelles le pays et une fraction de l'opinion libérale refusent de vous suivre.

Le corps électoral en enlevant la majorité au ministère et en ne la donnant pas à l'opposition, en renvoyant les deux partis en équilibre dans la Chambre, avait par cela même imposé la trêve aux partis. Eh bien, cette trêve, pourquoi, vous ministère libéral, ne la feriez-vous pas ? Vous n'auriez rien à abdiquer, il suffisait pour cela d'être modérés.

Voilà le langage de vos amis prudents ; voici le langage de vos amis impatients qui viennent tout à l'heure de m'interrompre ; ceux-là ont dit au ministère : Si vous avez échoué dans les élections, Ce n'est pas parce que vous avez été trop loin, c'est parce que vous n'êtes pas allés assez loin ; si vous voulez vous relever et vaincre il faut rallier autour de vous toutes les nuances du libéralisme, celles surtout qui ne sont pas encore entrées dans vos rangs.

Or, pour les rallier, il faut faire des concessions nouvelles à cette fraction du libéralisme où règnent des antipathies contre le clergé et même des hostilités contre les croyances. Si vous voulez reconquérir votre majorité, il faut poursuivre votre politique, n'en rien abandonner, réveiller l’esprit de parti qui sommeille et exciter la passion politique qui s'éteint.

Voilà, messieurs, les deux langages, les deux voies, les deux politiques ; je n'ai pas besoin de vous dire laquelle le ministère a préférée ; l'enquête ordonnée sur l'élection de Bastogne, l'annulation des élections de Bruges et le projet d'adresse nous disent assez quel est le choix qui a été fait.

Messieurs, si je n'écoutais que les intérêts de parti, je devrais m'en réjouir, car cette politique, le passé nous en donne le gage, cette politique sera suivie de prompts mécomptes, et pour nous, de nouvelles victoires. Mais si les fautes d'un parti peuvent profiter à ses adversaires, elles ne profitent pas toujours au pays.

Je me hâte d'ajouter, messieurs, que cette politique que je combats a un grand défaut, ou plutôt un grand mérite, c'est qu'elle est tout bonnement impossible.

Quand un ministère n'a plus que six voix de majorité, c'est-à-dire les siennes, et quand il ne compte au Sénat qu'une majorité plus douteuse, plus précaire encore... (Interruption.) Je ne crois pas que votre interruption soit bien sincère.

Je dis donc que lorsqu'un ministère n'a plus que six voix de majorité, c'est-à-dire les siennes, il est fatalement condamné à la modération, quoi qu'il veuille, quoi qu'il dise et quoi que lui conseille le projet d'adresse, et s'il ne veut pas de la modération, il est condamné à l'impuissance. (Interruption.)

Il ne poursuivra sa politique, comme on le lui conseille, qu'à une condition, à la condition d'une obéissance passive et absolue de la part de toute la majorité. Il faudrait une discipline telle, je ne veux pas me servir d'un autre mot qui pourrait vous blesser, il faudrait une discipline telle que jamais, dans aucun cas, quels que soient les projets que le ministère propose, un membre de la majorité n'osât sortir des rangs ministériels.

Eh bien, en Belgique cela est impossible ; les traditions de liberté et d'indépendance personnelle y sont trop vivaces pour que les consciences ne se révoltent pas contre un pareil joug.

Le ministère en a du reste fait déjà deux fois l'expérience dans cette session. L'enquête de Bastogne n'a été ordonnée qu'à l'aide d'une seule voix arrachée par la surprise à la conscience loyale d'un de nos honorables collègues dont le vote était hostile à l'enquête et dont le vote cependant a fait décider l'enquête.

L'annulation de l'élection de Bruges n'a été ordonnée qu'à une seule voix de majorité en l'absence de deux honorables collègues de l'opposition, M. Soenens et M. Van Hoorde ; c'est-à-dire que si la Chambre avait été ici tout entière, l'élection de Bruges était validée, et qu'elle n'a été cassée que par un vote de la minorité de cette Chambre. J'espère bien, à l'honneur de la moralité politique, que cette décision arbitraire sera cassée à son tour par le corps électoral. (Interruption.)

Je dis donc, messieurs, que le ministère est placé entre les deux termes d'un dilemme politique : ou bien la modération et, à défaut de modération, l'impuissance, ou bien sa retraite.

Messieurs, je viens de prononcer le mot de retraite du ministère.

Ce mot me rappelle quelques antécédents que je veux invoquer.

Chaque fois que les ministères précédents, depuis 1830 jusqu'aujourd'hui, se sont trouvés dans une position analogue à celle où se trouve le ministère actuel, sans hésitaion ces ministères se sont retirés du pouvoir.

Permettez-moi de vous rappeler quelques souvenirs qui ne manquent ni d'intérêt ni d'enseignement.

Je vais comparer d'abord la conduite du ministère actuel avec la conduite du ministère présidé par M. J.-B. Nothomb en 1845.

Vous savez, messieurs, que l'opposition, pendant cinq années, a poursuivi cet homme d'Etat éminent, à qui ses adversaires n'ont jamais (page 186) refusé le talent et le courage, du reproche d'avoir tout sacrifié, même sa dignité, au désir immodéré de rester au pouvoir.

Eh bien, après l'élection de 1845 qui avait affaibli la majorité ministérielle, l'honorable M. Nothomb avait encore dans cette Chambre une majorité de plus de 30 voix et il avait au Sénat une majorité proportionnellement plus considérable, parce que la composition du Sénat est restée la même jusqu'à l'avènement du ministère de 1847.

M. Nothomb avait donc une majorité de trente voix dans la Chambre, et une majorité proportionnellement plus forte au Sénat. Il s'est retiré, lui que l'on accusait de tout sacrifier pour rester au pouvoir. Et pourquoi l'a-t-il fait ? Il l'a déclaré, c'est parce que dans les élections successives de 1843 et de 1845, il avait perdu l'appui de quelques-unes des grandes villes du pays ; Liège, Gand et Tournai en 1843, Bruxelles et Anvers en 1845. M. Nothomb a cru que, malgré sa forte majorité numérique, il lui était défendu de rester au pouvoir en l'absence de cette influence morale que donne le concours des grands centres politiques.

M. de Renesse. - Vous n'avez qu'Anvers.

.M. Dechamps. - Je ne comprends pas le sens de cette interruption.

Dans les élections de 1861 et de 1863, le ministère a perdu successivement, comme M. Nothomb en 1845, l'appui de quelques-unes des grandes villes du pays, Louvain, Namur, Bruges, Anvers et en partie Gand.

Ainsi donc la situation morale du ministère actuel et la situation morale du ministère de 1845 est à peu près la même ; vous ne pouvez pas le contester. Mais M. Nothomb s'est retiré du pouvoir à la tête d'une majorité de 30 voix, et vous, avec 6 voix, les vôtres, vous restez !

Je trouve ici l'occasion de relever un mot prononcé récemment à cette tribune par M. le ministre des finances ; en rappelant ce passé des ministères conservateurs, il nous a dit : A défaut d'influence morale, vous aviez des voix ; les voix, la majorité numérique vous suffisaient !

M. le ministre des finances s'est trompé, je viens de le prouver par l'exemple de M. Nothomb, à qui la majorité numérique n'a pas suffi, et qui a résigné le pouvoir sous l'impulsion d'une influence morale.

Eh bien, savez-vous comment l'opposition d'alors traitait ce ministère ? Les citations que je vais faire sont prises dans les discours du membre le plus grave de l'opposition, de l'honorable M. Devaux. Voici ce que disait M. Devaux en s'adressant à M. Nothomb : « Être au pouvoir, rester au pouvoir, faire à ce but les sacrifices d'opinion, de dignité, passer par tous les expédients, voilà vos moyens de gouvernement ! »

L'expédient des enquêtes parlementaires et des annulations électorales, comme moyen de gouvernement, n'était pas encore inventé.

M. Coomans. - C'est cela.

.M. Dechamps. - M. Devaux ajoutait : « Vous semblez dire aux partis (disait-il à M. Nothomb) : Je me résigne à me laisser mépriser ; résignez-vous à me laisser vivre. »

Voilà, messieurs, les violences et les injustices que l'opposition libérale de 1845 adressait à un homme politique qui, avec une majorité considérable, abandonnait le pouvoir, pour obéir à ce qu'il considérait comme un devoir moral.

Vous n'attendez pas de moi, messieurs, que je relève de pareilles accusations, injustes, passionnées, pour les retourner contre mes adversaires et contre le ministère. Vous savez que cela n'est ni dans mon vocabulaire, ni dans mes habitudes, et tout à l'heure, en vous donnant l'explication de la conduite presque inexplicable du ministère, je prouverai que je n’ai besoin, pour juger mes adversaires, ni d’accuser des intentions, ni de blesser des caractères.

Je ne veux, en ce moment, constater qu'une chose ; mettre en regard la conduite du ministère de 1845 avec celle du ministère actuel ; je signale et je compare.

Le ministère de l'honorable comte de Theux, en 1846, qui était arrivé au pouvoir dans des circonstances les plus difficiles, avait, à force de prudence et de modération, conquis une majorité de près de vingt voix en 1847 et avait conservé, au Sénat, une majorité relativement plus considérable.

Les élections de 1847 lui ont fait perdre cette majorité, c'est-à-dire que, dans la Chambre, les partis étaient en forces exactement égales. Au Sénat, la majorité était restée conservatrice.

Cette situation était donc presque analogue à celle où se trouve le ministère actuel ; l'honorable comte de Theux n'a pas hésité un seul instant à se retirer du pouvoir.

Le premier ministère de l'honorable M. Rogier, de 1847, a vu sa majorité décliner et disparaître peu à peu, et en 1852 cette majorité n'était plus comme aujourd’hui, que de quelques voix. L'honorable M. Rogier a posé la question de cabinet sur le vote de la présidence ; M. Verhaegen fut nommé à une majorité de cinq voix ; c'est à peu près votre majorité actuelle ; l'honorable M. Rogier ne crut pas, en 1852, qu'il fût possible de conserver le pouvoir dans de pareilles conditions.

Mon honorable ami M. de Decker, en 1857, après les émotions contagieuses et les événements que vous connaissez, avait conservé dans cette Chambre une majorité de 22 voix (les derniers appels nominaux sur la loi relative à la charité se constatent), et il possédait au Sénat une majorité proportionnellement aussi forte. Evidemment, mon honorable ami pouvait rester au pouvoir dans de pareilles conditions. Pourquoi s'est-il retiré ? On avait attribué, à tort selon moi, aux élections communales un caractère politique, et mon honorable ami s'est retiré devant les manifestations des corps électoraux qu'il regardait comme un signe suffisant pour lui prouver que l'opinion se retirait de lui.

Il a poussé la loyauté politique jusqu'à l'exagération, selon moi ; il en a été chaudement loué, il a reçu des applaudissements de la presse libérale qui ont retenti à cette tribune. Or, je vous demande de m'expliquer comment l'honorable M. de Decker a mérité ces applaudissements en 1857 pour s'être retiré avec une majorité de 22 voix, et comment le ministère actuel mérite vos mêmes applaudissements en suivant une conduite diamétralement contraire.

Messieurs, je vous disais tout à l'heure que, pour expliquer cette conduite du ministère, je n'avais pas besoin d'accuser des intentions, de blesser des caractères, de reproduire ici des accusations dont nous avons été abreuvés depuis 1841 jusqu'en 1847 ; non, messieurs, le chef de la conduite du ministère, l'explication de sa ténacité à se maintenir au pouvoir, je vais vous la donner.

Il est une idée fixe, une pensée arrêtée qui dirige la politique des chefs du parti libéral, qui pour eux, est érigée en quelque sorte à l'état d'axiome ; cette idée, cet axiome politique, c'est que la prépondérance et le pouvoir appartient naturellement à l'opinion libérale, c'est que l'opinion conservatrice, dans l'intérêt du pays, doit se résigner au rôle de minorité. (Interruption.)

Oh ! ne vous récriez pas ; je vais vous le démontrer par les faits et par vos aveux. Quand, de 1841 à 1847, nous avions des majorités parlementaires de 20, de 30 et de 40 voix, après avoir été précédemment majorité pendant les 10 premières années de la révolution, on contestait notre droit d'être au pouvoir. On divisait le pays en pays intelligent et en pays qui ne l'est pas. Le pays intelligent était derrière l'infime minorité de 20 à 25 voix qui siégeait sur vos bancs ; le pays inintelligent était derrière cette immense majorité parlementaire qui siégeait sur les nôtres !

On prétendait que l'opinion n'était pas avec nous ; M. Devaux s'écriait : « Devancez les arrêts du corps électoral : résignez le pouvoir. »

Voilà le gouvernement représentatif tel que vous le comprenez !

Quand nous sommes majorité, vous prétendez que nous ne représentons pas l'opinion et que nous y sommes par des moyens frauduleux, inavouables, illégitimes.

Quand vous êtes majorité et que cette majorité vous échappe, dans des élections successives, normales, régulières, vous niez vos échecs.

Quand MM. Raikem, Brabant, d'Huart, du Bus aîné, Dumortier, Malou tombent dans la bataille électorale, ce sont des triomphes de l'opinion.

Mais que l'honorable M. Rogier tombe à Dinant, M. de Luesemans à Louvain, M. d'Hoffschmidt à Bastogne, M. Devaux à Bruges, oh ! alors ce n'est plus l'opinion qui triomphe, c'est la corruption ! (Interruption.)

Vous le voyez, c'est toujours la même pensée : nous sommes, dites-vous, je ne dirai pas de droit divin, mais de droit libéral, nous sommes la prépondérance politique et le pouvoir ; vous devez rester la minorité. Voilà votre prétention.

M. Orts. - Je ne le nie pas.

.M. Dechamps. - Vous ne le niez pas ; mais alors c'est le gouvernement représentatif lui-même que vous niez.

Messieurs, ne croyez pas que j'exagère ; je viens de vous le prouver par des faits ; je vais de plus le prouver par des aveux.

M. Orts. - Je l'avoue parfaitement.

.M. Dechamps. - Ah ! Vous l'avouez !

M. Orts. - Certainement.

M. Coomans. - C'est la négation de la Constitution.

.M. Dechamps. - Eh bien, vous allez voir où ces aveux vous conduisent.

Messieurs, la pensée que je signale était écrite dans un rapport au Roi présenté en 1841, par le ministère de MM. Lebeau et Rogier. On y disait en toutes lettres que, pour le salut du pays il fallait que l'opinion conservatrice fût réduite dans cette Chambre à une minorité de 30 voix.

L'honorable M. Devaux a donné la formule de cette prétention inouïe : « La querelle des deux partis ne fera que s'aigrir de plus en plus, tant (page 187) que l'opinion libérale ne sera pas en possession de l'influence prédominante, tant que l'opinion catholique ne sera pas convaincue qu'elle doit se résigner au rôle de minorité. »

Voilà la formule de cette prétention extra-parlementaire.

Quand l'honorable ministre des finances a prononcé, en 1849 ou 1850, une parole devenue presque célèbre, il ne faisait que la confirmer : « Si vous aviez été au pouvoir en 1848, disait-il, vous auriez péri et vous auriez entraîné dans votre chute les institutions mêmes du pays.»

Quand j'interrogeais l'honorable M. Frère et que je lui demandais par quelles mains nous aurions péri, et s'il était vrai qu'il y avait, dans vos rangs ou derrière vos rangs, une fraction menaçante, toute disposée pour renverser un ministère qui lui déplaît, à renverser, s'il le fallait, les institutions mêmes du pays, on ne m'a pas répondu, mais cette réponse nous a été donnée plus tard, en 1857. (Interruption.)

Cette prétention, que je m'attendais à voir repousser par des dénégations, est accueillie par vos aveux.

On entend donc en Belgique le gouvernement parlementaire de cette façon, que les résultats électoraux, la volonté exprimée par le pays électoral, ne décident pas des questions de parti et de pouvoir, non, la prépondérance appartient légitimement et exclusivement à l'une des deux opinions qui divisent le pays.

Le gouvernement n'est plus le régime des majorités, mais le régime d'un monopole politique !

Mais la prétention de nos adversaires va plus loin encore : Un des membres les plus spirituels et les mieux informés de la majorité ministérielle, l'honorable M. Hymans, très au courant de ce qui se passe dans vos conseils, a écrit récemment ceci : C'est que désormais il n'y a plus de ministère libéral possible, que le ministère libéral actuel..... (Interruption.) Bien ! Cette opinion vous la maintenez.

Voilà donc où votre théorie vous conduit : non seulement la prépondérance et le pouvoir appartiennent à une seule opinion, mais même dans cette opinion, il n'y a qu'un seul ministère possible.

Il n'y a plus qu'un pas à faire, ce serait de dire que dans ce ministère, il n'y a qu'un homme, et nous arriverions si cette hypothèse se réalisait, à avoir d'un côté, une dictature ministérielle, et de l'autre un long parlement. (Interruption.)

- A droite. - Très bien !

.M. Dechamps. - J'ai tâché de vous prouver que la politique du ministère est en complet désaccord avec la volonté exprimée par le corps électoral du pays, depuis cinq ans ; que cette politique avait enfanté une situation très grave pour le ministère lui-même, pour tous les partis et pour tous les pouvoirs ; que de cette situation le ministère aurait pu sortir, par beaucoup de modération, de prudence ; qu'il s'est au contraire décidé à poursuivre une politique en réaction formelle avec l'opinion.

Je viens de rappeler que la conduite du ministère, en contradiction avec celle tenue par tous les ministères depuis 1830, ne trouvait son explication que dans la prétention inouïe que la prépondérance et le pouvoir appartiennent exclusivement à l'opinion libérale. Quand la majorité se retire de lui, il attribue ce fait à des causes illégitimes et à la corruption, et il en est venu à casser les arrêts des corps électoraux, par des arrêts arbitraires de parti, pris à une seule voix de majorité !

Il ne me reste plus qu'à vous parler du caractère même de la politique ministérielle.

Ce caractère a été signalé bien des fois ; je puis résumer ma pensée ; ce caractère consiste en ceci : placer la politique intérieure exclusivement sur le terrain des questions de liberté religieuse et d'intérêt catholique : l'enseignement, la charité, le temporel du culte.

Voilà le programme du cabinet.

Le ministère a besoin pour exister, pour rallier autour de lui dans sa majorité, toutes les nuances du libéralisme, celles où règnent des antipathies contre le clergé et des hostilités contre nos croyances religieuses ; il a besoin, pour les rallier et ne pas tomber dans l'isolement, d'avoir toujours en face de lui un parti catholique qu'il fait appeler, par la presse ministérielle, le parti clérical.

Il lui faut, à chaque session parlementaire, écrire en tête de son programme l'une de ces questions religieuses, hier, l'enseignement et la charité, aujourd'hui les bourses d'études, demain, les fabriques d'église, puis la question des cimetières religieux.

Quand vous aurez voté tout cela, vous devrez inventer des questions nouvelles pour alimenter nos divisions sans lesquelles vous n'auriez plus de raison . Vous avez, du reste, parmi vous, assez de juristes habiles qui trouveront toujours, dans l'inépuisable arsenal des lois et des décrets de la république et de l'empire, de quoi entretenir les passions politiques ! Vous avez besoin toujours de ces questions ; le jour où elles vous manqueraient, vous cesseriez d'exister ; vous en vivez ; il est vrai que déjà une fois vous en êtes morts et que vous pourriez peut-être prochainement encore en mourir.

Cette politique, je la regarde comme funeste, pour trois raisons : parce qu'elle tend à miner, affaiblir, détruire à la longue le sentiment religieux de nos populations, qu'il faudrait, au contraire, fortifier en présence du mouvement démocratique qui envahit le monde, parce qu'elle est hostile aux libertés religieuses conquises en 1830 et force ainsi le clergé, sans cesse attaqué, à descendre dans l'arène électorale pour y remplir ses devoirs d'homme et de citoyen : en troisième lieu, parce que, comme le disait, tout à l'heure, M. de Behr, elle tend à ressusciter une politique qui fut fatale au gouvernement de Guillaume Ier et amena la destruction du royaume des Pays-Bas. (Interruption.)

Sur le terrain de ces luttes, j'en demande pardon à M. Orts, qui m'a reproché d'avoir entendu cinq fois le développement de cette pensée ce sera la sixième.

M. Orts. - C'est toujours avec un nouveau plaisir que je vous écoute.

.M. Dechamps. - Je vous remercie, et je compte bien redire plus d'une fois encore cette vérité, qui est pour moi claire comme l'évidence et qu'il faut faire pénétrer dans l'opinion.

Dans cette lutte, engagée entre nous sur le terrain des questions d'enseignement et de charité et du temporel des cultes, que défendez-vous ?

Mais vous ne pouvez avoir la prétention de défendre la liberté ! Vous défendez constamment quoi ? Ce que vous appelez les droits du pouvoir, la centralisation, l'intervention chaque jour plus puissante de l'Etat.

La commission de l'adresse a même trouvé un mot nouveau pour caractériser votre programme. On avait dit, jusqu'à présent, la religion sainte, la liberté sainte, la nationalité sainte. Maintenant, on parle de la sainte intervention de l'Etat, de la dette sainte de l'Etat en matière d'enseignement.

Ce mot n'avait pas encore été trouvé par les plus ardents et les plus absolus centralisateurs, et j'avoue que j'ai été étonné de rencontrer ce mtl sous la plume d'un professeur distingué d'économie politique appartenant à l'école qui a la prétention de défendre la liberté et la non-intervention de l'Etat dans toutes les sphères.

Vous défendez constamment l'intervention de l'Etat de plus en plus grande, de plus en plus centralisée en matière d'enseignement et de bienfaisance publique ; vous voulez accroître les attributions du pouvoir dans tout ce qui concerne le temporel du culte ; c'est bien là votre principe et votre thèse.

Mais, encore une fois, vous ne pouvez pas appeler liberté cette extension donnée à l'intervention de l'Etat.

Il me semble, à moins que mon intelligence n'ait fait divorce avec le bon sens, que plus l'intervention de l'Etat dans la sphère des libertés publiques est puissante, plus la liberté diminue, et que plus la liberté grandit, plus cette intervention du pouvoir se restreint. Cela me paraît élémentaire.

Je vous l'ai déjà demandé ! Comment, lorsqu'il s'agit de la liberté de conscience, de la liberté de la presse, de la liberté de l'industrie et du travail, comment se fait-il que dans toutes ces sphères vous répudiiez l'intervention de l'Etat comme une idée arriérée et d'ancien régime, et comment se fait-il que lorsqu'il s'agit de la liberté d'enseignement et de la liberté de la charité, qui sont comme la liberté de la presse et la liberté des cultes de grandes libertés politiques, comment se fait il que là vous appeliez cette intervention de l'Etat libéralisme et progrès ? Evidemment vous avez un programme divisé. Vous défendez la liberté qui vous sert et vous combattez la liberté qui vous nuit.

Eh bien, j'affirme que l'opinion conservatrice depuis le jour où nous étions majorité au Congrès national, quand nous fondions malgré la minorité libérale du Congrès la Constitution qui est notre gloire nationale, j'affirme que jamais l'opinion conservatrice n'a eu ce programme divisé.

M. H. de Brouckereµ. - Vous n'avez jamais été majorité au Congrès.

M. Rodenbach. - C'était l'union des catholiques et des libéraux.

.M. Dechamps. - Je dis, messieurs, qu'au Congrès nous étions majorité.

Certainement l'opinion catholique avait pour auxiliaire une fraction assez peu nombreuse de libéraux unionistes, mais elle était le noyau principal de cette majorité.

M. H. de Brouckereµ. - Vous n'aviez pas d'auxiliaires. Ce sont des contes cela !

(page 188) .M. Dechamps. - Mais vous ne pouvez nier l'histoire et les faits. J'appelle cela avec raison notre majorité. Mais je reviens à ma pensée.

Nous vous avons porté plusieurs fois un défi qui n'a jamais été relevé et je prédis qu'il ne le sera pas encore cette fois ; nous vous avons défié de citer, depuis 1830 jusqu'aujourd'hui, un seul mot ayant autorité et tombé de cette tribune, un seul acte posé par un ministère conservateur ou provoqué par une opposition conservatrice, qui ait eu pour but, pour caractère ou pour tendance d'attaquer directement ou indirectement l'une des grandes libertés politiques qui sont les bases de nos institutions : la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté d'enseignement et la liberté d'association !

Ce mot, vous ne le citerez pas. Cet acte, vous ne l'invoquerez pas.

Eh bien, messieurs, si cela est vrai, si depuis 33 ans, nous avons tenu une conduite telle que je puisse porter à mes adversaires un pareil défi, je vous demande comment vous pouvez, avec impartialité et bonne foi, nous appeler le parti clérical en réveillant ainsi des préjugés d'un autre temps, des idées d'ancien régime qui est mort pour nous comme pour vous-mêmes.

Je vous demande à quel titre vous êtes le parti libéral, vous qui ne défendez avec persévérance et avec vaillance que l'action de l'Etat et la prépondérance du pouvoir ?

Messieurs, cette explication je l'ai souvent demandée à moi-même, en présence de préjugés que depuis 33 ans nous ne sommes pas parvenus à détruire dans une partie de l'opinion et comment je m'explique ces préjugés :

Il est très vrai qu'en défendant la liberté religieuse, la liberté d'enseignement et la liberté d'association, nous servons en même temps l'intérêt catholique. La partie de l'opinion ou règnent les hostilités contre nos croyances religieuses oublie que nous défendons la liberté, pour ne s'apercevoir que d'une chose, c'est que nous servons l'intérêt de l'Eglise qui, au dix-neuvième siècle, se confond de jour en jour davantage avec la liberté.

On est parvenu à jeter ainsi entre notre défense libérale et notre défense religieuse, des préjugés qui ont, je le reconnais, pris racine dans une partie de l'opinion égarée.

Eh bien, il est de notre devoir de redoubler d'efforts pour déraciner ces préjugés, non seulement dans l'intérêt de notre parti, ce qui serait beaucoup assurément, mais dans l'intérêt du pays et de notre avenir national.

Le ministère, pour entretenir ces préjugés et nos divisions qui le font vivre, cherche constamment à placer nos débats sur ces questions où l'intérêt religieux est engagé.

Nous devons chercher à déplacer le terrain de ces luttes et au lieu de rester sur la défensive, nous devons prendre l'offensive.

Sans doute, chaque fois qu'on combattra nos libertés religieuses, nous saurons continuer à nous défendre avec énergie et courage, avec la vaillance dont parle le projet d'adresse ; mais tout en acceptant cette lutte défensive, nous porterons le combat parlementaire sur le terrain des questions purement politiques, où aucun intérêt du clergé n'est engagé, où la liberté seule sera en cause. Nous verrons quels sont les parleurs de liberté et quels en sont les amis. Le pays ne pourra plus se tromper aux couleurs de nos drapeaux.

Au programme ministériel qui, pour cette session, porte en tête la loi sur les fabriques d'église, nous opposerons un programme qui porte en tête la réforme communale. (Interruption.)

L'honorable ministre de l'intérieur a présenté un projet de réforme communale dans un but décentralisateur.

Nous irons plus loin. Nous proposerons une réforme communale libérale qui satisfasse aux besoins nouveaux qui se sont manifestés depuis 1836 et 1842.

C'est là le rendez-vous que nous vous assignons ; nous verrons si vous y resterez fidèles à votre drapeau libéral, ou bien si le libéralisme pour vous est l'hostilité aux catholiques plutôt que l'amour vrai de la liberté.

Messieurs, en vous proposant cette réforme, ce n'est pas à un calcul de parti que nous obéirons. (Interruption.) Vous en doutez ; je l'affirme.

Certainement, nous servirons en cela les intérêts de notre parti, et en servant ces intérêts, nous servirons l'intérêt public en même temps. Mais des pensées plus élevées nous dominent : nous croyons que dans les circonstances où nous sommes et en présence du mouvement démocratique qui se fait en Europe, la liberté communale doit être chez nous élargie ; nous vous expliquerons comment nous concilions ce que nous proposons avec nos antécédents politiques. Ce sera chose facile à faire. Non seulement cette réforme nous paraît utile et nécessaire dans l'intérêt communal, dans l'intérêt de la paix des communes qui sont sans cesse troublées par les nominations politiques que l'on y fait dans un but électoral, mais elle est nécessaire surtout dans l'intérêt du gouvernement que l'on affaiblit en le faisant servir d'instrument de parti dans ces nominations qui devaient rester administratives.

Cette réforme est nécessaire encore au point de vue national. Je n'ai pas besoin d'indiquer les dangers extérieurs que les événements peuvent chaque jour faire éclater. Pour nous défendre contre ces dangers et les prévenir, le meilleur moyen, le meilleur rempart, c'est de différencier nos institutions de celles d'un pays voisin, nos institutions communales comme nos institutions constitutionnelles et politiques.

Voilà la ligne politique que nous voulons suivre. A un programme anticlérical nous opposerons un programme libéral, et le pays nous jugera. (Interruption.)

M. Orts, rapporteur. - Messieurs, l'honorable membre, auquel je réponds, a examiné, comme c'était le droit de l'opposition dans une discussion d'adresse, la situation de la majorité, la situation du cabinet. Il a condamné la majorité, parce que dans le projet d'adresse elle s'est montrée, à la différence du cabinet dans le discours du Trône, provocatrice, désireuse d'amener des luttes de parti au sein de cette Chambre et au dehors. Il a reproché au ministère de continuer à diriger les affaires du pays avec le concours de cette majorité ; et l'honorable membre s'est empressé d'ajouter cependant, sans doute pour montrer la logique de ses accusations, que ses amis de l'opposition étaient incapables de prendre la place du cabinet, qu'ils se trouveraient, pour atteindre ce but, dans une condition de succès plus difficile encore que celle où se trouve le pouvoir libéral. Le moyen constitutionnel de sortir d'une pareille impasse, le moyen qui se présente le premier à nos yeux, lorsque nous cherchons un remède, la dissolution des Chambres, ne pourrait, selon l'honorable M. Dechamps être honnêtement demandé par le cabinet actuel.

Il a saisi les affaires à l'aide d'une dissolution destructive d'une majorité hostile ; il ne peut honnêtement vouloir une nouvelle dissolution pour éviter d'en sortir. Voilà le thème de l'opposition.

Pourquoi le ministère actuel ne peut-il, dignement pour lui-même, utilement pour le pays, continuer à diriger les affaires ?

D'après l'honorable membre, ce ministère est aujourd'hui dans une situation parlementaire différente de celle qu'il avait trouvée au début de sa carrière.

Sa politique a été condamnée à maintes reprises par le corps électoral ; sa majorité s'est amoindrie à la suite de ces condamnations. En vain, dit l'honorable membre d'accord avec un de ses honorables amis qui a parlé avant lui, en vain le ministère chercherait-il une justification de sa conduite et de sa persistance à gouverner le pays, dans le résultat des élections communales ; ces élections ne doivent pas être consultées. Pourquoi non ? L'honorable M. Dechamps ne l'a pas dit. Mais l'honorable M. Royer de Behr a donné un motif : le corps électoral qui concourt à la formation des conseils communaux n'est pas le même que celui qui concourt à la formation du parlement.

Le ministère devrait au moins, dit l'honorable membre, s'il veut vivre sans en avoir le droit, chercher à se maintenir à l'aide de concessions ; sans doute en cachant son ancien drapeau. Il doit s'ingénier à reconstituer une chose qu'il avait toujours cherché à détruire jusqu'ici, des centres sur lesquels il s'appuierait à droite comme à gauche pour pratiquer une politique de modération.

Mais le ministère veut autre chose, continue M. Dechamps. Pourquoi ? Parce qu'il se trouve dans une situation telle qu'il ne peut obtenir l'appui unanime de l'opinion libérale qu'il a la prétention de représenter, si ce n'est en contractant alliance avec ceux qui sont derrière lui, peut-être même derrière la majorité, avec ceux que l'on accuse, et c'est l'honorable M. Dechamps qui a lancé cette accusation, dont je lui laisse la responsabilité, que l'on accuse de ne voir dans le libéralisme rien qu'une opinion irréligieuse, hostile au catholicisme, peut-être même à toutes croyances chrétiennes.

Enfin, toujours selon l'honorable orateur, le ministère est ému par cette considération, qui est sa pensée et celle de la majorité : L'opinion libérale seule est capable de conduire, utilement pour le pays, les affaires de l’Etat.

A ce moment, je me suis permis d'interrompre l'honorable membre et je lui ai dit : Cette conviction qu'aujourd'hui, à l'époque où nous nous trouvons et pour laquelle nous agissons et nous parlons, l'opinion libérale est seule capable de gérer utilement les intérêts du pays, cette conviction, je l'ai, je l'avoue.

Cet aveu, je le répète ; telle est également, j'en suis persuadé, la conviction de mes amis politiques, la conviction de la majorité et la conviction (page 189) du cabinet ; je dirai plus à l’honorable membre : Si le cabinet, si la majorité, si moi-même nous n'avions pas cette conviction, je serais le premier à conseiller à mes amis d'abandonner le pouvoir ; le premier, si déjà le ministère ne l'avait fait sans attendre mes conseils. Et si le ministère avait pris cette initiative honnête et honorable sur les bancs de la majorité, pas un membre ne se lèverait pour faire ce que nous avons vu faire envers un ministre ami politique de l'honorable M. Dechamps, pour accuser le cabinet de lâcheté, parce qu'il céderait devant une nécessité politique pour le bien de la patrie.

Mais, messieurs, cette conviction, pourquoi l'avons-nous ? Nous avons cette conviction, parce que nous avons vu successivement les systèmes préconisés par l'honorable M. Dechamps faire leur temps et tomber, faute d'appui dans le pays, faute de cette force morale sans laquelle, disait l'honorable M. de Decker en 1858, un ministère n'est pas possible et n'est pas honorable.

Qu'on ne fasse pas, messieurs, si grand bruit, alors surtout qu'on a la modestie de se reconnaître impuissant à gouverner soi-même, à la place du ministère qu'on veut renverser ; qu'on ne fasse pas si grand bruit d'échecs électoraux. Ces échecs sont le résultat du jeu normal des institutions représentatives. Ils prouvent surtout l'existence et l'énergie de cette vie politique sans laquelle un gouvernement libre ne pourrait pas exister et dont l'honorable M. Royer de Behr déplorait à l'instant la disparition. Les échecs ? Oui, mais croyez-vous donc que nous les devions au triomphe de nos doctrines ? Vous avez dressé le bilan des élections dernières, mais vous avez oublié que si la majorité de la Chambre se trouve amoindrie, c'est par un accident que vous connaissez comme moi. Cet accident, vu l'état des partis dans cette Chambre, convenez-en de bonne foi, cet accident rendrait le gouvernement moins possible encore pour vos amis que pour les miens. Vous avez oublié d'ailleurs que si la majorité dans la Chambre s'est amoindrie, la majorité s'est renforcée au Sénat, qu'elle s'y est renforcée en conquérant la députation d'une des plus grandes villes de la Belgique.

Je le répète, messieurs, ces échecs électoraux qui rendent la situation difficile pour nous, la rendraient plus pénible pour vous si vous étiez au pouvoir. Qu'avons-nous perdu en fait d'appui moral, de cet appui, le principal de tous ceux qui peuvent consolider le pouvoir dans un gouvernement d'opinion ? Nous avons perdu 5 voix, représentant notre métropole commerciale, nous les avons perdues, mais vous ne les avez point gagnées.

Soit, la ville d'Anvers boude le ministère et la majorité libérale, mais la ville d'Anvers n'est pas devenue catholique.

La ville d'Anvers croit avoir à se plaindre du gouvernement, elle a envoyé 5 représentants qui doivent exiger la réparation de ses griefs. Ces griefs, elle les croit fondés, elle se trompe, mais elle est sincère. Ces griefs anversois, je défie l'honorable M. Dechamps et ses amis, arrivés au pouvoir, de les redresser.

L'honorable M. Dechamps ne signera pas la démolition des citadelles d'Anvers, ses amis ne la signeront pas davantage. Je défie l'honorable M. Deschamps et ses amis de donner satisfaction au programme électoral infligé par la ville d'Anvers à ses élus.

Voilà la situation vraie faite par les élections générales, à la droite comme à la gauche. Maintenant, messieurs, dans une situation pareille, n'avons-nous pas le droit de tenir compte et grand compte de l'appui donné à notre opinion par les dernières élections communales depuis les échecs électoraux qui ont réfléchi sur la composition du Parlement ? N'avons-nous pas le droit d'invoquer l'appui donné par les élections communales à la politique du cabinet, à la politique de la majorité ? Je dis oui, et j'ajoute que l'honorable M. Dechamps ne devrait pas contester la valeur de cette manifestation politique. L'honorable M. de Behr s'est trompé à son tour, quand il s'est appuyé sur la différence existant entre la composition du corps électoral, votant pour la formation des conseils communaux et la composition du corps électoral qui forme les Chambres.

L'honorable M. Dechamps ne peut pas, lui, méconnaître l'influence des élections communales sur la politique générale du pays, puisque son honorable ami .M. de Decker a déclaré lui-même en 1858 que devant la condamnation de sa politique par les électeurs communaux il s'était retiré ; il se retirât non pas comme il en a été accusé par ses amis politiques, devant l'émeute, devant une manifestation irrégulière de la réprobation populaire, mais devant les élections communales du mois d'octobre 1837.

Les amis politiques de l'honorable M. Dechamps comprennent donc la haute signification des manifestations de l'opinion publique dans les élections communales.

Et que l'honorable M. Royer de Behr ne persiste pas à dire : Les élections communales se font par d'autres électeurs qui les élections générales. Où donc cherchons-nous dans les élections communales l'influence morale suffisante pour affaiblir ou appuyer la politique du gouvernement ? Est-ce dans les élections de quelque obscur village ? Non : dans les élections de nos grandes villes, dans ces élections dont parlait l’honorable M. de Decker quand il expliquait les raisons de sa retraite.

Qui ne sait que, depuis 1848, dans toutes les villes de 15,000 âmes et au-dessus, les élections communales se font pour les 99/100 par les mêmes électeurs que les élections générales ? Le cens est uniforme.

Voilà la position. Sans nous faire illusion, elle nous autorise pourtant à dire avec persistance : L'opinion libérale seule est capable de diriger aujourd'hui les affaires du pays.

De là, messieurs, découlerait, selon l'honorable M. Dechamps, une conséquence qu'un honorable interrupteur de la droite disait peu flatteuse pour nous. Vous croyez, s'écrie l'honorable M. Dechamps, votre opinion seule habile à gouverner ! Et le plus spirituel de vos amis va jusqu'à dire :Le ministère actuel est seul capable de représenter cette opinion au pouvoir. Il vous reste un pas à faire dans cette voie : déclarer qu'il y a au sein du ministère un seul homme capable de gouverner. L'honorable M. Dechamps n'a nommé personne, mais l'allusion est transparente, ; il désigne l'honorable M. Frère ; puis il s'écrie : « Nous avons un Cromwell avec un long parlement. »

Messieurs, rassurez-vous, nous n'en sommes pas là. L'opinion libérale reconnaissante estime à leur haute valeur les hommes qui dirigent la politique en son nom. Mais l'opinion libérale est assez sûre d'elle-même, elle a le droit d'être assez fière de ses partisans, pour affirmer que si un jour d'autres ministres libéraux étaient nécessaires pour le bien du pays, on trouverait encore en dehors des six ministres qui dirigent les affaires aujourd'hui, d'autres hommes pour les diriger. Mais est-ce à dire que dans les circonstances actuelles le seul ministère libéral possible n'est pas celui que nous possédons ? Non, messieurs, et je suis ici complètement de l'avis de l'honorable M. Hymans, qu'a cité M. Dechamps. Je n'ajouterai pas avec M. Coomans que cela est peu flatteur pour les amis qui m'écoutent.

Nous l'avouons en face d'une nécessité de la situation, nécessité que je justifie d'un seul mot sans blesser personne. Faites-vous, demanderai-je à la droite, faites-vous de l'opposition personnelle, lorsque vous attaquez le cabinet ? Dites-vous que d'autres hommes pris sur nos bancs agiraient plus conformément à vos désirs, à vos espérances ? qu'ils gouverneraient en vertu d'autres principes ou en vertu des mêmes principes dans d'autres voies ? Non. Vous ne le dites pas et vous ne pouvez pas le dire si vous êtes sincères.

Vous combattez le ministère actuel, pourquoi ? Parce qu'il tient haut et ferme le drapeau libéral. Parce qu'il demande la réalisation de progrès de réformes que désire l'opinion libérale dans tous ses rangs sans exception. Vous combattez radicalement le programme commun du libéralisme, vous ne prenez pas quelques détails qui seraient désirés par quelques-uns d'entre nous et repoussés ou reculés par d'autres.

Non, non ! C'est notre foi commune que vous attaquez, c'est celle-là que vous considérez comme destructive des idées que vous nous opposez.

Par conséquent si vous attaquez le ministère actuel, c'est parce qu'il est libéral. J'ai donc raison de dire qu'aucun autre ministère pris dans nos rangs ne pourrait vous suffire et ne peut le remplacer. Ce ministère pour se concilier votre neutralité même devrait cesser d'être libéral ; il ne serait plus des nôtres.

Et après l'avoir dit, permettez-moi de le prouver. Cela me mènera tout naturellement à examiner ce que pourrait valoir ce système de gouvernement de transaction que vous, M. Deschamps, vous préconisez et recommandez aux ministres comme condition de leur maintien au pouvoir.

Notons en passant que vous n'avez pas eu la générosité de leur dire d'avance si à ce prix, au moins, ils conquerraient votre appui.

Le ministère devrait céder, il devrait être modéré, rester tel qu'il s'est montré dans le discours du Trône.

L'adresse a été plus loin, suivant l'impulsion donnée à l'esprit public par les paroles prononcées au Sénat par l'honorable ministre des finances.

Messieurs, pourquoi l'adresse ne recommanda-t-elle pas, comme l'honorable M. Dechamps, un système de concession, de transaction au ministère actuel ? Précisément parce que nous sommes dans cette situation qu'indique l'honorable M. Dechamps. Nous avons une situation parlementaire troublée.

(page 190) La gauche a possédé des majorités plus considérables, jamais plus fermes, ni plus compactes. De là que résulte-t-il ? Que nécessairement un jour le pays nous devra tirer de la situation. Pour qu'il y parvienne, il faut que le pays sache parfaitement qu’il y a une droite et qu'il y a une gauche ; qu'il sache ce que veut la droite et ce que veut la gauche.

Messieurs de la droite, nous avons dit franchement dans l'adresse notre opinion sur les questions au sujet desquelles nous croyons que le dissentiment le plus considérable nous sépare de la gauche. Nous avons cru devoir le faire. Et ce n'est pas une provocation ; c'est une réponse nécessitée par les événements que vous avez provoqués.

Nous avons dit ce que nous devions loyalement dire, et la situation nous interdisait toute espèce de concession, concession qui ne serait en définitive qu'un leurre et qu'un mensonge pour le pays.

Grâce à vous, nous devions déployer notre drapeau plus large que jamais pour que tout le monde pût le voir et en distinguer les couleurs, pour qu'il n'y eût plus d'équivoque possible sur ce qu'ici l'on veut, sur ce que là l'on ne veut pas.

.M. Dechamps. - La loi des fabriques !

M. Orts. - La loi sur les fabriques d'église, oh ! je vous l'accorde, c'est un détail, et je n’en parle pas. Nous allons plus haut et plus loin que les fabriques d'église.

Qu'avons-nous dit dans l'adresse ?

Nous avons dit qu'il était nécessaire que le gouvernement tînt toutes ses promesses, en matière d'enseignement, en matière de charité, en matière de fabriques d'église si vous le voulez, et je vous dirai tout à l'heure par quel mot un peu plus élevé on caractérise cette question des fabriques et des intérêts qui s'y rattachent. Disons-le tout de suite ce mot : L'indépendance du pouvoir civil.

Nous disons tout cela, pourquoi ?

Pour vous provoquer ? Jamais. Nous sommes en état de légitime défense.

Nous n'avons pas fait notre programme les premiers. Le parti que la droite représente au sein du parlement aval déployé son drapeau d'abord. Vous avez eu vos grandes assises catholiques. Vous avez exposé vos principes à Malines comme les libéraux ont exposé les leurs à l'hôtel de ville de Bruxelles en 1846 ; si nous avons eu notre congrès libéral, vous avez eu votre congrès catholique. Il y a cette différence cependant : c'est qu'il m'est facile de parler du congrès libéral de 1846, quoique je n'en aie pas fait partie, et qu'il m'est beaucoup plus difficile de parler du congrès catholique de 1863.

Au congres libéral, libéraux ou non, tout le monde y entrait. Au congrès catholique, ce n'était pas précisément la même chose. J'en atteste la presse qui nous a raconté ses tribulations et ses douleurs, et comment elle avait dû se condamner à paraître en très petite députation et presque sous un déguisement, pour arriver à reproduire ce qui s'était passé.

- Un membre. - Des sténographes y étaient.

M. Orts. - C'est-à-dire il y avait des sténographes catholiques et puis un sténographe de l’Indépendance qui y était entré par surprise ou tolérance.

Nous avons entendu, même de la part des rares journaux invités à y paraître, plus d'une réclamation ; entre autres l’Economiste belge s'est plaint d'avoir vu, au congrès de Malines, en fait de journalisme, beaucoup d'appelés et peu d'élus, beaucoup d'invités arrivés comme lui jusqu'à la porte.... exclusivement. (Interruption.)

Mais enfin, dans ce congrès, il est incontestable que l'on a dit les choses que voici, au moins pour le fond, si ce n'est pour la forme.

On a beaucoup parlé de libertés comme en parle l'honorable M. Dechamps, de ces libertés qu'il appelait jadis des libertés de choix, donc de la liberté qui touche aux intérêts religieux ; à cotie occasion l'on a dit de fort belles choses ; et je m'attendais, malgré tout le plaisir que j'exprimais tantôt d'entendre l'honorable M. Dechamps exposer fût-ce pour la sixième fois ses idées, à lui voir produire ici tout autre chose que ses idées personnelles.

Je m'attendais à lui voir produire à cette tribune les idées d'un homme éminent, les idées de M. de Montalembert. L’honorable M. Dechamps avait solennellement promis qu'il nous apporterait ce programme, et je ne crois pas que ce programme se borne à une simple réforme communale ; il doit y avoir franchement quelque chose de plus.

M. Coomans. - Oui ! oui ! (Interruption.)

M. Orts. - Si le programme international du congrès de Malines, rédigé par M. de Montalembert, se bornait à une réforme communale, je doute que M. de Montalembert, son apôtre, soit jamais prophète dans son pays.

Maintenant, qu'a-t-on demandé à Malines ?

Je laisse de côté les discours ; il y a des enfants terribles dans tous les partis et même dans les congrès catholiques, mais j'ai vu dans les résolutions prises, quoi ?

La négation la plus complète de la compétence de l'Etat en matière d'enseignement.

M. Coomans. - Cala a été soutenu avec beaucoup plus d'énergie au congrès de Gand.

M. Orts. – Très bien ! Aussi l'adresse, quand elle parle de la nécessité, pour l'Etat, de donner l’enseignement à tous les degrés, répond aux catholiques et aux libéraux qui s'associent aux catholiques sur cette question.

J'ai vu proclamer, au congrès de Malines, que le rôle de l'Eut, en matière d'enseignement, se bornait à combler les lacunes laissées par l'insuffisance bien constatée de l'enseignement catholique. Quand nous aurons des écoles catholiques partout en Europe, disait un des membres de ce congrès, l'Etat n'aura plus rien à faire.

Eh bien, comme ne compter que des écoles catholiques n'est pas précisément, dans un pays de liberté religieuse et de tolérance, le but qu'on veut poursuivre, surtout au nom des pouvoirs politiques qui doivent une protection égale à toutes les croyances et à tous les individus qui les partagent quel que soit leur nombre, je dis qu'une pareille prétention formulée en Belgique, appuyée par des Belges qui ont promis de faire tout ce qui dépendrait d'eux pour la réaliser, mérite une protestation.

.M. Dechamps. - Le congrès de Malines a été beaucoup moins loin que le congrès de Gand, sous ce rapport.

M. Orts. - Le congrès de Gand était un congrès de libres penseurs et je doute que le congrès de Malines eût, sons ce rapport,- une complète indépendance. Du reste, nous en jugerons bien mieux la valeur, quand arrivera, si elle arrive, la chose promise depuis si longtemps et qui n'est pas encore arrivée : la reproduction complète et exacte surtout de ce qui s'est dit au congrès de Malines.

A côté de la question de l'enseignement et des vœux émis pour la disposition de l'enseignement de l'Etat, de l'enseignement des provinces et de l’enseignement des communes, j'ai trouvé bien autre chose encore : la question non moins brûlante de la charité. Beaucoup d'adhérents de ce congrès ont parlé de la nécessité de permettre, plus qu'on ne le permet maintenant, le développement et la consolidation de ce qu'on appelle la liberté d'association religieuse et ce que j'appelle tout bonnement la mainmorte et les couvents, dût-on trouver, sur les bancs de la droite, le mot exorbitant.

Ce mot, je suis autorisé à le dire, un orateur qui a l'habitude de parler franc et net comme il convient à un homme occupant une position aussi élevée que la sienne, un orateur de Malines a eu soin de déclarer, sans déguiser sa pensée, sans aucune espèce de masque : Il nous faut des couvents !

Voilà pourquoi il est bon chez les libéraux de parler de la liberté de la charité ; voilà pourquoi il est juste que nous nous expliquions. Nous sommes, vous l'affirmez, dans une situation où le pays peut être appelé à se prononcer. Vous vous êtes fait connaître ; il est donc juste que nous nous fassions connaître aussi. Vous élevez votre drapeau, nous arborons le nôtre. Vous niez à l'Etat le droit d'enseigner, nous disons que c'est pour lui un devoir et nous le qualifions de saint, - car je maintiens ce mot quoi qu'en dise l'honorable Dechamps. - Voilà pourquoi nous avons dit au gouvernement qu'en ce qui concerne l'indépendance du pouvoir civil dans tous les points de contact qu'il peut avoir avec l'autorité religieuse, fabriques d'église, couvents, charité, il devait maintenir tout ce qu'il avait promis : ses promesses d'hier comme ses promesses d'aujourd'hui.

Maintenant, est-ce que, en agissant ainsi, le gouvernement va directement à cette situation périlleuse que l'on crée de fantaisie en prêtant aux événements extérieurs une portée que je crois exagérée, que j'espère exagérée et que, en définitive, rien ne justifie dans le moment présent ? Quoi ! la politique libérale a tué les gouvernements de centre et ce sont les gouvernements de centre qui sauvent les nations aux époques difficiles ! Eh ! mon Dieu ! non, messieurs, la politique libérale n'a pas tué les gouvernements de centre que j'ai entendu appeler quelquefois des gouvernements mixtes. Ce n'est pas elle, non plus, qui la première est arrivée aux affaires pour prouver qu'il fallait des ministères d'opinion homogène pour pouvoir honorablement conduite le pays dans la voie où il faut le mener pour son bien-être et pour son développement moral et matériel. Ce n'est pas l'opinion libérale qui la première a été obligée de prendre en mains le pouvoir d'une manière très accentuée pour prouver que toute autre combinaison était impuissante à gouverner.

La droite, la première, nous a donné cet exemple.

Et, en effet, messieurs, d'où est sorti le fameux ministère des six Malou, comme on l'avait appelé ?

(page 191) Il est sorti d'une impuissante expérience des ministères de centre tentée durant plusieurs années. D'abord par cet homme éminemment habile que nommait M. Dechamps ; par le seul homme qui grâce à l'énergie, à la puissance de son esprit politique, pouvait réaliser cette utopie impossible en d'autres mains que les siennes.

L'honorable M. Nothomb a vainement essayé du gouvernement de centre : il est tombé, non par sa propre impuissance, mais par l'impuissance originelle de ces gouvernements à se maintenir dans le pays. Pourquoi cette impuissance ?

Parce que notre pays est un pays de sincérité politique avant tout et qu'il veut être gouverné par des hommes dans la sincérité desquels il ait une foi absolue. Cette foi n’existe que dans les hommes politiques aux doctrines franches et nettes.

Et c'est pourquoi les ministères libéraux accentués peuvent plus que d'autres agir avec modération et se maintenir ; car le pays, qui connaît leurs convictions, sait qu'ils cèdent et ne trahissent pas.

C'est pourquoi aussi quand vous aurez conquis légitimement votre majorité, messieurs de la droite, quand l'opinion publique vous portera au pouvoir, vous ne pourrez gouverner modérément vis-à-vis de tout ce monde qu'à la condition d'être ministère homogène.

Le passé le démontre.

Pour notre part, messieurs, nous n'avons pas oublié que le ministère catholique le plus juste pour le libéralisme, a été le ministère le plus homogène, le premier cabinet de l'honorable M. de Theux. C'est lui qui, dans la nomination du jury d'examen, rétablissait, au profit de l'opinion libérale, cet équilibre que les efforts de nos majorités passionnées, de nos ministères mixtes, de transaction ou de modération, comme vous les appelez, ont toujours pris à tâche de rompre, de briser à jamais.

Je disais, messieurs, que par l'infructueuse tentative de M. Nothomb, les ministères de transaction sont venus démontrer leur impuissance, que de cette impuissance a jailli la nécessité des ministères d'opinion tranchée. Je continue à le prouver.

En 1846, vous avez vous-mêmes, à droite, laisser tomber un ministère de transaction dans lequel se rencontraient des hommes de l'option libérale. Ces ministères, messieurs, sont tombés à tout jamais et ce n’est pas sur vos bancs que se trouve leur futur restaurateur ; n'en déplaise à l'honorable M. Dechamps.

Sont-ils dangereux pour le pays ces ministères de parti ? Mais vous qui affirmez, vous avez donc tout oublié ?

Lorsque nous nous sommes trouvés devant la crue de 1848, le seul danger sérieux qui depuis 1830 ait menacé notre indépendance, notre nationalité, le seul, je l'espère, qui nous aura jamais menacés, n'avez-vous pas dit vous-mêmes que si un ministère libéral n'était pas arrivé au pouvoir, les dangers qui grondaient sur la Belgique n'eussent point été conjurés ? Je n'insiste pas pour savoir si, oui ou non, vous avez avoué que la Belgique entre vos mains eût péri. Ce mot, que quelqu'un a dit, vous nous le reprochez amèrement et vous nous jetez à la face cette vieille accusation : « Qui donc aurait fait férir la Belgique si vous, libéraux, vous ne l'aviez pas voulu, si derrière vous il ne s'était trouvé des hommes disposés à sacrifier la nationalité et l'indépendance au désir de faire tomber un ministère ? »

L'honorable M. Dechamps a trop de perspicacité, il a trop l'intelligence et l'esprit politique pour faire de ces questions très sérieusement, à tête reposée. Dans la chaleur de l'improvisation, cela s'explique, le mot est sonore et il pose bien. Mais, si l'honorable M. Dechamps y avait réfléchi, il n'eût pas plus tenu ce langage en 1864 qu'il ne l'eût tenu en 1848. On sait très bien qu'en 1848, pas plus du sein d'une majorité libérale que d'une minorité catholique, ne pouvaient surgir des dangers sérieux pour notre l'indépendance et notre nationalité.

A droite et à gauche, les partis qui ont des organes dans le Parlement ont montré successivement depuis 1830, au pouvoir ou dans l'opposition (et c'est un honneur pour la Belgique de le rappeler), qu'ils avaient avant tout une foi commune, robuste, inébranlable dans l'indépendance et la nationalité de la Belgique. Ce n'est pas des partis parlementaires que le danger pouvait surgir. Mais en dehors de ces partis, et sans que l'on puisse dire que ce soit plutôt derrière l'un que derrière l'autre, il y a des germes de dangers sociaux qui se manifestent dans tontes les grandes commotions politiques ; ces dangers, l'honorable M. Dechamps doit les connaître, lui qui a été au pouvoir ; il y a de plus les dangers extérieurs, et ce n'est que de l'extérieur qu'en 1848 sont venus les dangers sérieux pour notre indépendance et notre nationalité.

Je ne veux pas insister sur ce genre d'accusation ; il me suffit d'en montrer l'inanité. Je ne veux surtout pas chercher à rétorquer l'argument. Je me borne à engager l'honorable M. Dechamps à réfléchir beaucoup, à engager ses amis à réfléchir avec lui sur le danger de laisser pénétrer dans vos rangs des alliés douteux, dont les adhérents vous disent ; Il y a des intérêts locaux plus précieux pour nous que ce qu'on appelle à Bruxelles la dynastie et la nationalité.

L'honorable M. Dechamps me permettra de terminer par un dernier souvenir rétrospectif emprunté à notre histoire parlementaire. Je lui dirai pourquoi des ministères de concession ne peuvent pas satisfaire l'opinion publique ; puis je lui demanderai à mon tour pourquoi il engage l'opinion libérale à abdiquer ses convictions, à retrancher des articles de son programme, à cacher quelque peu son drapeau.

Les ministères de conciliation, de modération sortis des rangs libéraux ont été rares, mais il y en a eu des exemples ; les avez-vous soutenus ? A ces ministères de centre avez-vous apporté votre contingent du centre droit ? Vous l'avez fait chaque fois que le ministère concédait quelque chose à l'opinion catholique et refusait quelque chose à l'opinion libérale ; mais cet appui lui était retiré systématiquement dès que le ministère voulait faire droit à une demande de la gauche, à commencer par M. Nothomb ; rappelez-vous, M. Dechamps, la proposition de votre collègue d'alors concernant le jury d'examen et la part que vous avez prise à la mémorable discussion de cette époque.

- Un membre. - En quittant le centre.

M. Orts. - Oui, en quittant le centre pour aller prendre sa place au haut de la montagne - de la montagne de droite.

Quand M. Vande Weyer, autre ministre de transaction, de concession, voulut concéder quelque chose à l'opinion libérale en matière d'enseignement moyen, le centre droit redevint introuvable et M. Vande Weyer tomba. A une époque plus rapprochée, vous avez eu un autre ministère de transition quoique libéral. Il vous disait : Je viens faire les affaires du pays en attendant que l'opinion se prononce et permette à un cabinet libéral ou catholique de se former, c'était le cabinet de M. H. de Brouckere.

Il avait eu le malheur, c'est vrai, de dire qu'il était un ministère libéral, quoique conciliant, et modéré, et le malheur plus grand de prouver qu'il avait dit vrai. Quand il a voulu marcher, où est apparu ce centre droit que vous promettez maintenant ?

Peut-être refusiez-vous votre centre droit aux cabinets de MM. Van de Weyer et de Brouckere parce qu'ils s'affirmaient libéraux ? Voyons si vous aviez plus de sympathie et de confiance pour l'œuvre des cabinets de conciliation quand vous y placiez vos hommes ?

Nous avons vu un ministère de conciliation, de concessions à la tête duquel se trouvaient, soit dit sans offenser personne sur vos bancs, peut-être les deux hommes éminents de votre parti qui inspirent le plus de sympathies personnelles à vos adversaires politiques, les plus propres enfin à former un ministère de conciliation, MM. Vilain XIIII et de Decker.

Qu'avez-vous fait pour leur constituer cette position que vous conseillez au ministère actuel de prend-e ? La leur avez-vous donnée ? Je me souviens de ce qui, dans votre conduite politique, a caractérisé l'avénement de ce cabinet et je veux vous le rappeler.

Nous libéraux, trois choses précieuses nous touchent aussi bien que vous ; c'est pour cela que nous désirons conserver ce que nous en avons et que vous ne le désirez pas moins ; mais nous, nous sommes moins désireux d'empiéter sur votre part, que vous dégrossir la vôtre, à notre détriment : voilà la différence. Je veux parler de l'enseignement, de la charité et de l'indépendance du pouvoir politique vis-à-vis de ce que vous appelez le pouvoir religieux.

Le cabinet de M. de Decker était composé de ministres modérés, conciliants sortis de vos rangs. Son avènement a été signalé par une croisade contre les universités de l'Etat ; les mandements épiscopaux ont dénoncé l'université de Gand comme un foyer de pestilence où l’on ne pouvait, sous peine d'excommunication, laisser les enfants des catholiques. L'université de Bruxelles a bien reçu sa part de ces aménités, mais en sa qualité d'université libre, elle n'avait pas à s'en émouvoir, elle n'avait rien à démêler avec les ministres ; je ne la cite que pour mémoire.

Mais l'université de Gand placée dans les attributions du ministre de l'intérieur était, je le répète, attaquée avec une virulence sans exemple, comme sans excuse ; des attaques spéciales, directes furent dirigées contre un professeur à raisin d'opinions émises par lui en dehors de son enseignement, chose qui ne regarde pas le ministre ; cependant on exige dans les hautes régions de ce pouvoir que l'honorable M. Royer de Behr appelait occulte et que nous voyons très bien à l'œil nu, on exige que le ministre destitue le professeur, M. de Decker refuse, il fait acte de ministre de conciliation ; et qu'écrit-on dans vos journaux ?

On écrit qu'il commet une lâcheté ; car les termes de cette dureté ne lui ont pas été épargnés par vos amis pendant son ministère plus qu'à sa sortie.

(page 192) .M. Dechamps. - Acceptez-vous la responsabilité de ce que disent vos journaux ?

M. Orts. - D'abord je n'ai pas de journal.

Mais si j'avais un journal à moi ou le droit d'empêcher un journal d'écrire ce qu'il ne me conviendrait pas de lui laisser dire, j'accepterais cette responsabilité. Or, comme il appartient â quelqu'un que le parti catholique ne désavouera pas de mettre dans les journaux catholiques de chaque diocèse, ce qu'il veut qu'on y mette et d'empêcher qu'on n'y insère ce qu'il ne veut pas qu'on y mette, vous n'êtes pas, vous parti, en droit de décliner la solidarité que je vous inflige.

Ce qui s'écrivait contre l'honorable M. de Decker dans la Patrie de Bruges en 1856 et 1857 ne pouvait pas y être inséré sans autorisation ni s'y reproduire, une fois désapprouvé, sans encourir une censure sévère.

Or, rien n'a été censuré ; rien n'a été empêché ; c'est dans la Patrie de Bruges qu'on a pu lire encore ces paroles : « Les évêques disent oui et le ministre dit non ! » suivies d'un point d'exclamation ! Quelle énormité, en effet ! un ministre constitutionnel et de conciliation qui dit autrement qu'un évêque ! Ce n'était pas tout.

La Patrie continuait en ces termes :

« Il reste à la majorité qui soutient encore M. de Decker un grand devoir à remplir ; nous espérons qu'elle saura l'accomplir. Il faut acculer le ministre entre un oui ou un non et l'exécuter selon qu'il répondra. » Je ne sais ce que le ministre a répondu, mais on l'a exécuté.

Voilà comment la droite facilite la tâche d'un ministère de conciliation. Vous avez exécuté M. de Decker, et comme expiation de ses tendances conciliantes, vous l'avez condamné à nous apporter, dans un ordre d'idées que l'on connaît, la loi de charité de 1857, cette loi dont je n'ai pas à dire ou à refaire l'histoire, mais à l'égard de laquelle je constate un seul fait.

Elle a montré pour la première fois au pays le ministère et la majorité froissant si intimement le sentiment national qu'elle a eu le triste privilège, seule depuis 1830, d'appeler l'émeute dans la rue à titre de protestation indignée. (Interruption.)

Oui, l'émeute. O mon Dieu ! Je ne marchande pas sur les mots. Je constate ce qui est et j'appelle les choses par leur nom.

.M. Dechamps. - Vous aviez parlé par les fenêtres.

M. Orts. - Nous avons parlé par les fenêtres ? Nous ? Expliquez-vous. (Interruption.)

Je ne comprends pas ce que l'on veut dire. Entend-on insinuer qu'un membre quelconque de la gauche aurait poussé à l'émeute dans les rues de Bruxelles, attiré l'émeute dans cette Chambre ? Si ce membre existe, qu'on le nomme ! Montrez-moi le doigt d'un homme parlementaire de cette époque mêlé à cette crise et je retire ce que je disais tout à l'heure pour renvoyer à ce membre la responsabilité que je vous attribue à tous et à vos amis politiques ; à vous qui avez imprudemment et judicieusement provoqué l'indignation populaire, par le plus incroyable défi qui ait été porté à l'esprit moderne depuis 1789.

Et ne vous plaignez pas de ce que je vous inflige la responsabilité de ces tristes circonstances. Vous ne pouvez pas la décliner ; pas plus que ne pourrait dél'iner les conséquences d'une explosion, l'homme assez imprudent pour aller agiter une torche allumée au-dessus de tonneaux de poudre défoncés.

Lorsque les ministères de concession ont abouti à jeter l'émeute dans les rues et lorsque les ministères de parti ont sauvé le pays de la révolution en 1848, j'ai le droit de dire, malgré vous, contre vous, qu'un ministère pareil tient encore aujourd'hui dignement le pouvoir, que ni vous ni vos amis vous ne pourriez accepter la tâche de gouverner à sa place.

J'ai le droit d'affirmer que, si par un accident parlementaire quelconque vous rentriez au pouvoir, vous seriez obligés de consulter le pays, de lui demander qu'il ratifie votre acceptation et vous donne la majorité qui vous manque. J'ai le droit d'affirmer que, faute de cette force morale dont l'absence motivait la retraite de M. de Decker en 1857 ; faute de l'appui de nos grandes villes, vous tomberiez devant la dissolution ; que la réprobation du pays vous précipiterait du haut de ce pouvoir plus vite que son indifférence ne vous aurait permis d'y monter.

Projet de loi prorogeant la loi des péages sur les chemins de fer de l’Etat

Dépôt

M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau le projet de loi portant prorogation de la loi des péages sur les chemins de fer de l'Etat.

- Impression et distribution et mise à la suite de l'ordre du jour.

- La séance est levée à 5 heures et un quart.