(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1863-1864)
(Présidence de M. Lange, doyen d'âgeµ.)
(page 69) M. Jacobsµ procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.
M. de Conninckµ donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Brouckere. – Messieurs, n'est pas impartial qui veut. Dans la séance de mercredi, un honorable orateur a rappelé ces paroles que j'ai prononcées à une époque déjà bien éloignée de nous. Je les répète aujourd'hui ; et je les répète avec une conviction bien plus grande, bien plus profonde que celle que j'éprouvais alors ; non, n’est pas impartial qui veut.
J'admets chez chacun de vous l'intention, le désir d'être impartial dans son jugement sur les élections de Bruges, parce que j'ai moi-même cette intention et que j'éprouve ce désir. Cependant, il est deux vérités incontestables que nous ne devons pas perdre de vue, et contre lesquelles nous devons jusqu'à un certain point nous défendre et nous prémunir.
La première de ces vérités, c'est que le parti catholique a salué et célébré comme un éclatant triomphe l'élimination de l'ancien député de Bruges qui était l'un de ses plus redoutables adversaires ; la deuxième vérité, c'est que les membres de la gauche regrettent et s'affligent de ne plus voir siéger parmi eux un homme qui n'était pas seulement l'honneur de leur parti, mais qui par sa loyauté et son caractère élevé non moins que par son immense talent et par les services signalés qu'il a rendus est une des gloires les plus pures et les plus incontestées du pays. (Interruption.)
Oui, de part et d'autre, nous devons faire en sorte que les sentiments légitimes dont nous sommes plus ou moins animés, n'exercent pas une trop grande influence sur la décision que nous aurons à prendre relativement aux élections de Bruges.
Pour ma part, et ce que je vais vous dire est de la plus grande vérité, quand j'ai commencé la lecture du rapport de l’honorable M. Nothomb, je n'avais aucune idée préconçue, je me trompe, j'étais convaincu d'après ce qu'on m'avait dit que l'enquête ne révélerait aucun fait grave, aucun grief sérieux ; je ne sais même si je ne désirais pas qu'il en fût ainsi.
Instinctivement en matière électorale, je n'aime pas les enquêtes parlementaires, encore moins les annulations ; je pense même, et en cela je suis d'accord avec l'honorable M. Devaux, que quand un candidat a été proclamé représentant dans le lieu où l'élection s'est faite par les hommes les plus notables de la localité et au moment où les opérations électorales viennent d'avoir lieu, je pense, dis-je, qu'il y a une forte présomption que ce candidat est bien élu ; mais je dois ajouter que si c'est là une présomption, ce n'est pas une présomption juris et de jure pour me servir d'un terme de droit.
C'est si peu une présomption de cette nature que la Constitution nous donne le droit et, par conséquent, nous impose le devoir de vérifier chaque élection et que c'est pour nous une obligation de conscience d'annuler les élections qui ne nous paraissent pas marquées au coin de la sincérité et de la loyauté.
Les élections de Bruges ont-elles été sincères et loyales ? N'ont-elles pas été viciées ou au moins compromises par des manœuvres coupables ?
Voilà ce que nous avons à examiner.
Je me rentrerai pas, messieurs, dans les détails que constate l'enquête. Ils vous ont été exposés par deux honorables orateurs, tous deux, je le reconnais, hommes de grand talent ; l'un l'honorable M. Hymans s'est appliqué à vous démontrer que tous les détails de cette enquête étaient contraires à l'élection. L'honorable M. Nothomb a qualifié l'honorable M. Hymans de procureur général. C'est une dignité qui n'est pas à dédaigner, l'honorable M. Nothomb le sait mieux que personne. L'honorable M. Nothomb a rempli le rôle contraire : il s'est constitué le défenseur de l'élection.
On peut le dire, les débats sont entendus et peuvent être clos. Nous avons, nous, à nous prononcer comme se prononcerait un jury.
Je vous ai dit qu'en commençant la lecture du rapport ma pensée était qu'il ne révélerait pas de griefs sérieux. Cette opinion s'est encore renforcée après que j'eus lu les premières pages du rapport. Je me disais : Cette enquête restera positivement insignifiante. Mais quand j'eus terminé la lecture du rapport et que j'eus jeté un coup d'œil sur les principales dépositions de l'enquête, mon opinion a changé du tout au tout et je suis resté convaincu, messieurs, qu'un système de corruption tout nouveau avait été introduit à Bruges et pratiqué sur une large échelle à l'occasion des élections.
M. de Theuxµ. - Je demande la parole.
M. de Brouckere. - Il est de notoriété publique que dans un grand nombre d'arrondissements, l'usage, je dirai l'abus, s'est introduit de faire transporter les électeurs, de leur résidence au chef-lieu, aux frais des candidats. L'abus s'est introduit de leur donner à dîner au chef-lieu.
Permettez-moi, messieurs, de me servir d'une expression que je devrai employer quelquefois quoiqu'elle ne soit pas très élégante, l'abus s'est établi de « régaler » les électeurs.
L'usage n'est pas seulement de payer leur consommation, mais de les régaler. Je regrette que cet usage qui jusqu'ici ne s'est heureusement pas implanté dans mon arrondissement existe dans une grande partie du pays, mais il y a une chose certaine c'est que cela est mis en pratique dans d'égales proportions par le parti catholique et par le parti libéral. Il y a balance et l'on ne peut pas dire que cet abus ait exercé jusqu'ici une grande influence sur le résultat des élections.
On dit à l'électeur en lui faisant visite, - je pense du moins que c'est ainsi que cela se pratique - : J'espère que vous irez voter, les frais de transport ne vous coûteront rien et de plus j'espère que vous irez dîner à la table que j'ai commandée pour un certain nombre d'électeurs.
L'électeur accepta, il n'y en a guère qui refusent.
Il est bien évident que le candidat, en invitant son électeur, a la pensée qu'il votera pour lui ; mais il ne lui en fait pas une obligation absolue ; il n'exige de sa part aucune promesse formelle, aucune garantie. Je parle du parti catholique comme du parti libéral ; l'électeur reste libre.
Aussi vous la savez très bien, et je le sais parfaitement : dans certaines localités il y avait des électeurs qui avaient votés pour le parti catholique et qui sont allés dîner à la table libérale, et vice versa.
M. de Moorµ. - Il y en a même qui dînent deux fois.
M. de Brouckere. - Eh, mon Dieu ! on le dit, et je crois qu'on le dit avec raison ; il y a des électeurs qui ont un tel appétit qu'ils dînent aux deux tables.
Vous voyez donc que le payement du transport, le payement des dîners, le payement de quelques bouteilles de Champagne ne corrompt pas beaucoup les électeurs. Ils restent libres, et leur vote reste secret. Je parle toujours d'une manière générale.
Messieurs, l'usage ou l'abus dont je viens de vous parler existait à Bruges. A Bruges aussi, l'on charriait les électeurs, on leur donnait à dîner et l'on ne se faisait pas faute de leur donner une certaine quantité de liquide.
Mais les dépenses faites par le parti catholique ne lui ont guère profité jusqu'à présent. Car le scrutin a toujours eu pour résultat, depuis longtemps d'envoyer des libéraux à la Chambre.
Que se sont dit certaines personnes à Bruges ? Ce système de charrier et de défrayer les électeurs ne suffit pas. Il nous fait échouer tous les quatre ans. Il faut que nous inventions autre chose ; et probablement, après mûre délibération, on s'est arrêté au système que je vais vous dire : Donner à l'électeur avant, donner à l'électeur après, sans condition formelle, cela n'offrait pas assez de garanties. On s'est donc dit ceci : Nous irons trouver les électeurs, particulièrement ceux de la classe la moins élevée de 1a société et surtout les cabaretiers. Vous savez que presque tous les cabaretiers sont électeurs par l'effet de leur patente.
Nous irons trouver les électeurs, surtout ceux de la classe inférieure de la société, particulièrement les cabaretiers et nous allons faire en sorte non d'obtenir une promesse seulement, mais de les intéresser au succès de notre cause. Nous leur dirons ; Voici notre liste. Eh bien, nous vous prévenons que si nos candidats ont du succès, je me sers encore d'une expression qui n'est pas très élégante, mais qui revient continuellement dans l'instruction, nous vous autorisons à « vider » à nos frais un certain nombre de tonnes de bière, ou nous vous autoriserons à donner un dîner, un souper, un régal, ou même nous vous donnerons une telle somme dont vous ferez ce que vous voudrez, mais dont vous régalerez probablement vos clients et vos habitués.
(page 70) Voilà le langage qu'on tenait aux cabaretiers. Aux simples électeurs, on disait : Voilà notre liste, si elle a du succès, vous vous amuserez bien après. Vous aurez occasion de bien boire, de bien dîner ou de bien souper, en un mot de vous régaler.
Voilà donc, messieurs, les cabaretiers et les simples électeurs engagés, en quelque sorte, à prendre part à la lutte dans un certain sens ; les voilà intéressés au succès d'une certaine liste, et remarquez bien combien ce système est habile : en s'adressant aux cabaretiers on faisait d'une pierre deux coups, on intéressait le cabaretier en lui disant : Vous verserez un tel nombre de tonnes de bière et on intéressait encore le cabaretier à aller agir sur ses clients et ses habitués auxquels il disait : Voilà une liste ; si cette liste passe, on traite chez nous ; vous aurez un bon régal ; vous vous amuserez très bien et cela ne vous coûtera rien.
Eh bien, je dis que ce système est un système nouveau des plus habiles, des plus ingénieux, mais le plus dangereux de tous les systèmes.
Messieurs, aucun homme de bonne foi n'oserait nier que les manœuvres que je viens d'indiquer ont été pratiquées à Bruges. Je défie aucun homme de bonne foi de le nier. Mais j'y mets un correctif. La manœuvre a été pratiquée ; seulement j'admets qu'on peut en atténuer les proportions et qu'on peut jusqu'à un certain point soutenir que la manœuvre n'a pas eu un grand succès, qu'elle n'a pas exercé une influence décisive sur l'élection. J'admets qu'on peut soutenir cette opinion, mais quant au système de corruption que j'ai indiqué, il est évident pour tout le monde, on ne peut pas le nier et on ne le nie pas, le système a été pratiqué.
Maintenant ce n'est là qu'une manœuvre coupable. Si cette manœuvre n'a produit aucun résultat, si elle n'a pas exercé d'influence sur les élections, nous blâmerons la manœuvre comme le tribunal de Bruges, qui l'a constatée, l'a condamnée, mais elle ne suffirait pas pour faire invalider les élections.
Messieurs, la grande question, la véritable question qui se présente ici c'est celle de savoir si les manœuvres coupables qui ont été pratiquées à Bruges, ont été telles, qu'elles ont eu pour résultat de vicier l'élection, au moins si ces manœuvres ont été telles, qu'il est probable que le résultat de l'élection eût été différent dans le cas où elles n'auraient pas eu lieu. Voilà la grande question à examiner aujourd'hui.
Eh bien, voyons. L'honorable membre qui a été élu en remplacement de M. Devaux, a eu au-delà de la majorité absolue. Combien de voix voulez-vous ?
- Plusieurs membres. - 21 voix.
M. de Brouckere. - Comme on voudra. Je suis de bonne composition.
Ainsi donc l'honorable M. Soenens a obtenu 21 voix de plus que la majorité absolue qui lui était indispensable. La conséquence c'est qu'il suffit d'un déplacement de 11 voix pour qu'il ne soit pas élu.
M. de Naeyer. - Mais non ; il lui resterait 10 voix de majorité.
M. de Brouckere. - M. de Naeyer veut-il avoir la bonté d'expliquer son interruption ?
M. de Naeyer. - Un déplacement de 11 voix ne suffit pas pour enlever la majorité à celui qui a obtenu 21 voix. Retranchez 11 voix de 21, il restera 10 voix de majorité.
M. de Brouckere. - C'est parfaitement juste ; je vais m'expliquer ; je raisonnais dans l'hypothèse qu'il n'y aurait qu'une différence de 21 voix entre M. Soenens et M. Devaux, et alors un déplacement de 11 voix qui auraient été données à M. Devaux eût changé l'élection. L'honorable M. de Naeyer me dit maintenant : « Il faudrait pour que M. Soenens n'eût pas été élu, qu'il eût obtenu 21 voix de moins. » Eh bien, j'accepte ce chiffre ; vous ne direz pas que je suis difficile.
Ainsi, il ne fallait qu'un déplacement de 21 voix. Je prie chacun de mes honorables collègues de s'interroger sur ce point-ci :
Nous avons vu les manœuvres qui ont été pratiquées à Bruges, et qui l'ont été sur une très grande échelle ; toute l’enquête le constate : on s'est adressé à un grand nombre de cabaretiers et à un certain nombre d'électeurs qui n'étaient pas cabaretiers.
Mais vous voudrez bien admettre qu'on n'a pas découvert tous les cabaretiers ni tous les électeurs auxquels on s'est adressé. Ils se vantaient avant l'enquête, ils disaient : « Nous avons de l'argent en poche. »
Mais l'enquête commencée ils ne se vantaient plus de rien, ils ne disaient plus mot, ils se cachaient. Il est extrêmement probable qu'il en est qu'on n'a pas découverts ; que le plus grand nombre est resté caché.
Or, d'après l'aveu de l'honorable M. Nothomb, il y a eu quinze ou vingt cabaretiers vis-à-vis desquels ont été pratiquées des manœuvres de corruption.
Ainsi, au minimum, on a cherché à corrompre 20 cabaretiers, non compris les électeurs qui n'exercent pas cette profession. Je ne crois pas exagérer en disant qu'il y en a 20 au moins qui n'ont pas été découvert ; mas je les laisserai en dehors ; j'ai assez de 20 pour étayer ma thèse.
Comment ! 20 cabaretiers qu'on intéresse au résultat de l'élection et qui sont entraînés à intéresser à ce même résultat leurs principaux chalands et habitués... (Interruption.)
Je sais que mon opinion ne convient pas à tout le monde ; mais je parle sans passion et sans rien dire de désobligeant pour qui que ce soit ; je désire qu'on ne m'interrompe pas.
Comment ! vous me soutiendrez que les manœuvres infimes qui ont été pratiquées à Bruges vis-à-vis de vingt cabaretiers et vis-à-vis d'un certain nombre d'autres électeurs, manœuvres pratiquées de telle façon que les chalands et les habitués des cabaretiers ont le même intérêt qu'eux-mêmes au résultat de l'élection ; que ces manœuvres constatées de la manière la plus positive n'ont pu opérer un déplacement de 21 voix ! En vérité, cela ne me paraît pas sérieux,...
M. de Theuxµ. - Nous répondrons.
M. de Brouckere. - Oui ! oui ! vous répondrez.
Cela me paraît de toute évidence ; j'ai la conviction moi que les manœuvres qui ont été pratiquées ont vicié essentiellement le résultat de l'élection.
Que dit-on pour neutraliser l'effet qu'ont pu produire les manœuvres pratiquées ? On dit : « Comment ! vous pouvez soutenir qu'un souper, un dîner, quelques verres de bière suffisent pour faire d'un libéral un catholique, et d'un catholique un libéral ; vous avez une idée bien mince de la dignité de l'électeur belge. Mais un électeur belge ne se laisse pas gagner par quelques verres de bière. » (Interruption.) Doucement, messieurs. Si tout le monde, en Belgique, tout le monde, sans exception, était franchement catholique ou libéral, il est bien évident que ce n'est pas à l'aide de quelques verres de bière, ni à l'aide d'un dîner qu'on ferait changer un honnête homme d'opinion ; cela est de toute évidence. Mais vous savez que notre cens électoral est très bas ; vous savez que, parmi les électeurs figurent un grand nombre appartenant à la classe la moins aisée et la moins instruite de la société. Il y a, parmi les électeurs, c'est encore un fait qui n'est pas contestable, bon nombre de gens qui s'occupent fort peu du catholique et du libéral et à qui il est bien indifférent qui vient siéger dans cette enceinte.
Il y a une foule d'électeurs qui si vous leur faisiez cette question : « Etes-vous catholique ? Etes-vous libéral ? » répondraient ce que répondait un pénitent à son confesseur qui lui faisait cette question : « Etes-vous janséniste ou moliniste ? » « -janséniste ou moliniste ? Non, mon père, je suis ébéniste. » (Longue interruption.)
Eh bien, je vous le demande, à vous mes honorables collègues de la droite, n'y a-t-il pas en Belgique un grand nombre d'ébénistes de ce genre-là. (Nouvelle interruption.) Moi, je vous dis qu'il en existe un grand nombre. Ce sont de très honnêtes gens, mais qui ne s'occupent pas de politique ; ils s'occupent de leur état, de leur métier et ils font très bien de ne s'occuper que de leur métier ou de leur état. Maintenant, pour que ces gens-là votent, dans un sens plutôt que dans un autre, il faut bien peu de chose, à peu près rien.
Remarquez bien d'abord qu'ils ne se soucient pas d'aller aux élections et que si vous ne les appelez pas à l'urne électorale par un certain intérêt, ils ne s'y rendent pas ; pour eux il suffit donc d'un rien pour les décider à aller voter pour les candidats qu'on leur recommande. Voyez notamment cet homme dont parle l'enquête, à qui on présente un bulletin et qui répond : Je ne prends pas votre bulletin ; je les prends toujours chez M. Boyaval dont j'ai été le domestique. Si au lieu de servir chez un maître libéral, il avait demeuré chez un maître catholique, il aurait tout aussi bien été lui demander son bulletin. Combien n'y a-t-il pas d'électeurs qui agissent de même, guidés par des motifs analogues ? Je vous demande si les électeurs de la nature de ceux dont je viens de parler ne sont pas extrêmement faciles à entraîner et à séduire.
Je ne crois rien dire de désagréable pour eux ; je le répète, ils ne s'occupent pas de politique. On leur dit : Cela vous est égal pour qui vous votez ; votez pour cette liste-ci, vous y gagnerez toujours quelque chose ; vous aurez une journée de plaisir et il ne vous en coûtera rien.
Eh bien, je dis que des manœuvres de ce genre-là doivent exercer une très grande influence sur l'élection, et j'ajoute, sans hésiter, que les manœuvres pratiquées à Bruges ont nécessairement vicié l'élection ; ou, du moins, car je ne veux pas aller au-delà de la vérité, qu'elles ont compromis le résultat de l'élection, à tel point que nous ne pouvons pas l'envisager comme sincère, comme sérieux, comme loyal.
Mais j'arrive à un point très important du débat, car enfin où ai-je (page 71) été puiser ma conviction relativement aux élections de Bruges ? Dans l'enquête.
Oui dans l'enquête et dans l'enquête seule ; mais un honorable et très savant membre de la droite s'est appliqué, dans une de nos dernières séances, à nous démontrer que cette enquête sur laquelle je m'appuie ne mérite en aucune manière notre confiance, qu'elle n'a aucune valeur, que nous ferions la chose la plus étrange du monde si nous étayions sur cette enquête une décision quelconque.
Permettez-moi d'examiner une à une les raisons données par cet honorable et savant orateur.
L'enquête faite a Bruges n'a aucune valeur, ne prouve rien, 1° parce qu'elle a été faite par un seul homme ; en second lieu, parce qu'elle a été faite par un homme politique ; troisièmement, parce que l'enquête a été faite sans contradiction ; quatrièmement, parce qu'une enquête comme celle-là n'est jamais qu'un acte préliminaire ne pouvant amener aucune condamnation ; cinquièmement, parce qu'il n'y a pas eu de contre-enquête. J'en oublie peut-être ; si l'on m'en rappelle d'autres, je tâcherai de les rencontrer.
Je vais répondre aux arguments de l'honorable M. Thonissen. Premièrement l'enquête a été faite par un seul homme ; cela n'est pas exact ; cet homme était accompagné d'un greffier. (Interruption.)
J'ai vu vos sourires, quoique je n'aie pas la vue très bonne.
L'enquête a été faite par un juge d'instruction accompagné de son greffier lequel écrit toutes les dépositions des témoins.
M. B. Dumortier. - Sous la dictée du juge d'instruction.
M. de Brouckere. - J'accepte. Sous la dictée du juge d'instruction, soit ; mais quel est cet homme qui, avec son greffier, ne fait qu'un seul homme ? Cet homme est un magistrat, un citoyen appartenant à l'ordre le plus respectable des fonctionnaires belges ; cet homme est un fonctionnaire dont la mission, l'occupation de tous les jours est de faire des enquêtes. Je conviens que cela ne suffit pas pour que nous le croyions sur sa parole. Mais comment se font les dépositions des témoins ?
Il y a dans le code d'instruction criminelle un article 76 qui dit que les dépositions des témoins seront actées par le greffier, que la déposition faite, il en sera donné lecture au témoin qui sera invité à dire si la déposition est exacte, s'il y persiste et à la signer. Or, il n'y a pas une seule déclaration dans l'enquête qui n'ait été précédée de la formalité du serment, et qui n'ait été lue au témoin, qui n'ait été déclarée exacte par lui et qu'il n'ait signée.
Quelle garantie exigez-vous de plus ? Si les dépositions n'avaient pas été trouvées exactes, on aurait demandé qu'on les changeât, ou on aurait refusé de les signer. - L'enquête est imprimée depuis plusieurs jours, tout le monde eu a pris connaissance et probablement les intéressés eux-mêmes.
Est-ce qu'on a protesté ? Non. L'enquête est donc une pièce à laquelle nous pouvons ajouter toute espèce de confiance.
Je vous l'avoue, je n'ai pas pu comprendre comment un honorable orateur a pu s'oublier jusqu'à dire que l’enquête faite par un magistrat n'était qu'un chiffon !
Je demande la permission de ne pas répondre au mot « chiffon ». N'insistons pas.
Mais dit M. Thonissen, et ceci est plus curieux, le juge d'instruction est un homme politique. Qu'est-ce qu'on entend par là ? Que c'est un homme qui a une opinion ! Un juge d'instruction est un homme instruit, il est tout naturel qu'il ait une opinion. Voudrait-on que tout le monde fût ébéniste en Belgique ?
Je ne connais pas le juge d'instruction de Bruges ; je n'ai jamais entendu parler de lui, mais il a une opinion, je l'admets ; le procureur du roi aussi a une opinion.
Mais si l'honorable membre ne veut pas que les enquêtes soient faites par des hommes ayant une opinion, il fait le procès non pas seulement à l'enquête de Bruges, mais à toutes les enquêtes possibles. Donnez une enquête à faire en Belgique, qu'elle soit faite par une personne ou par plusieurs, il se trouvera qu'elles auront une opinion politique.
Il n'est, au surplus, pas d'hommes moins intéressés à faire triompher leur opinion politique que les magistrats ; car ils sont mis par la loi en dehors de la carrière politique, ils ne peuvent être membres de la Chambre, ni conseillers provinciaux. Pouvez-vous trouver des hommes plus impartiaux pour faire une enquête que les hommes auxquels la carrière politique est interdite, qui sont inamovibles ?
Je pense que des hommes appartenant à la carrière politique présenteraient moins de garantie qu'un juge d'instruction, qu'un magistrat honorable qui fait une opération à laquelle il se livre tous les jours.
M. Coomans. - Si les juges sont si bons, il faut supprimer le jury pour les journaux.
M. de Brouckere. - Il vaut mieux ne pas relever une plaisanterie, continuons à parler sérieusement.
M. Coomans. - Nous conserverons le jury pour la presse. (Interruption.)
M. de Brouckere. - Reprenons la discussion sérieusement. Tout à l'heure on m'a interrompu, j'ai répondu parce que l'interruption était sérieuse et non une plaisanterie. Je trouve le débat très sérieux, parlons raisonnablement.
Quelle est la troisième raison ? Je ne suis par sûr de suivre l'ordre dans lequel on les a présentes.
Mais voici une troisième raison, c'est qu'une enquête n'est jamais qu'un acte préliminaire et qui ne peut conduire à aucune condamnation. Cela est écrit dans tous les commentateurs passés et présents, et le sera encore dans ceux qui suivront.
Mais je ne prétends pas du tout prononcer une condamnation, je m'en garderais bien.
S'il s'agissait non pas d'envoyer quelqu'un aux galères ou dans une maison de force, mais seulement de le mettre pour vingt-quatre heures sous les verrous, j'hésiterais singulièrement.
Mais il n'est pas du tout question d'une condamnation. Je vais vous dire littéralement de quoi il s'agit.
Dans mon opinion, et je crois l'avoir démontré, pas pour tout le monde à coup sûr, mais pour le plus grand nombre, l'élection de Bruges est au moins excessivement douteuse, tellement douteuse que je ne puis en ratifier les résultats.
Eh bien, est ce que je vais condamner pour cela M. l'honorable M. Soenens et les électeurs de Bruges ? Du tout.
Voici ce que je dis. Il y a eu à Bruges de très fâcheuses et de très coupables manœuvres. Ces manœuvres ont été telles que, selon moi, les élections en sont viciées, je ne les regarde pas comme valables, je ne veux condamner personne, je dis aux électeurs : Vous recommencerez.
Je vais vous démontrer maintenant à toute évidence que je ne condamne personne et que je ne veux condamner personne.
Vous souvenez-vous de l'élection de Louvain ? Dans l'élection de Louvain il y avait des manœuvres coupables. J'étais parfaitement d'accord avec mes honorables collègues, mais je différais avec eux sur un point : dans ma pensée, ces manœuvres n'avaient pas exercé d'influence sur l'élection.
Je n’ai pas voulu voter l’enquête.
M. de Naeyer. – Je crois que vous avez voté l'enquête.
M. de Brouckere. - Non !
M. de Naeyer. - Vous vous êtes abstenu pour l'annulation.
M.de Brouckereµ. - Vous avez raison. J'ai dit : Les mêmes élus reviendront, parce que dans ma pensée les manœuvres n'avaient pas vicié l'élection.
Si les manœuvres qui ont eu lieu à Bruges n'ont pas vicié l'élection, les mêmes élus reviendront ; cela n'est pas le moins du monde douteux. Mais si le résultat des élections provient de manœuvres véritablement coupables, le résultat des élections sera différent, mais je n'aurai comdamné personne, j'aurai seulement proclamé avec raison que le résultat des élections de Bruges ne me paraissait pas être le vœu sincère et loyal des électeurs.
Voila la signification de la décision que nous prendrions si nous annulions les élections de Bruges.
L'honorable M. Thonissen disait en quatrième lieu : Cette enquête a eu lieu sans contradicteur.
Nouvelle erreur. Elle a eu lieu avec de nombreux contradicteurs.
Que s'est-il passé ?
Il n'est pas un prévenu appelé par le juge d'instruction auquel ce magistrat n'ait dit : On met tel fait à votre charge, qu'avez-vous à répondre ?
Tous les prévenus ont expliqué ce qu'ils avaient à dire. Vous savez que tous ont nié. Ils étaient dans leur droit. Ils n'étaient pas entendus sous serment et je comprends très bien qu'il est difficile à un homme de dire : Oui je suis un corrupteur, oui je suis un corrompu. Cela ne se dit pas, on en subit la honte, mais on n'avoue pas de pareilles turpitude.
Ils ont tous nié ; mais il ne tenait qu'à eux, et j'en appelle à l'honorable M. Thonissen qui comme moi a été magistrat et qui peut dire comme moi :
« Nourri dans le sérail, j'en connais les détours. »
Il ne tenait qu'à eux de faire citer des témoins qui pouvaient donner un démenti aux témoins à charge. Quand un prévenu indique un témoin, le juge d'instruction appelle ce témoin.
Voilà, messieurs, la contre-enquête faite.
Tous les prévenus ont été entendus, ils se sont expliqués ; ils n'ont (page 72) pas indiqué de témoins, peut-être auraient-ils eu de la peine à en trouver.
L'enquête a eu lieu et les contradicteurs ont été entendus.
L'enquête est donc parfaitement complète.
Cependant l'honorable M. Thonissen ne s'en tient pas encore là. Il lui faut une contre-enquête.
Ici, je l'avoue, j'ai de la peine à comprendre ce que l'honorable M. Thonissen veut, à moins qu'il ne me dise qu'il veut une enquête faite par un juge d'instruction catholique. (Interruption.)
Mais je vous ai expliqué que la contre-enquête est faite, que les contradicteurs des témoins à charge sont entendus, qu'il n'y manque absolument rien. Vous ne sauriez rien y ajouter.
Messieurs, je pense avoir rencontré les principaux arguments de l'honorable M. Thonissen et avoir rendu à l'enquête judiciaire sa valeur ; je n'ai plus qu'un mot à ajouter.
L'honorable membre nous dit : Mais cette enquête eût-elle même plus de valeur que je ne lui en donne, vous ne pouvez pas vous en rapporter à une semblable pièce. Si vous doutez, faites une enquête parlementaire. Je déclare moi que je ne puis comprendre comment avec la pièce que nous avons entre les mains, nous irions ordonner une enquête parlementaire.
Mais, messieurs, remarquez-le bien, nous tomberions, si nous suivions cette voie, dans une singulière impasse. Nous irions déclarer que l'enquête ne suffit pas, alors qu'elle contient tous les renseignements désirables. Nous irions ordonner une seconde enquête qui ne peut prouver plus que la première. Nous nous trouverions alors en présence de deux enquêtes, dont la première aurait paru insuffisante et dont la seconde ne prouverait pas plus que la première.
Ne nous mettons pas dans une impasse pareille. Le conseil peut avoir certains avantages, aux yeux de mon honorable adversaire, mais il ne sera pas suivi ; l'enquête, selon moi, est une pièce irréprochable.
L'enquête démontre à ceux qui veulent bien ne pas fermer les yeux, qu'un criminel système de corruption a été pratiqué à Bruges.
Maintenant mon opinion à moi, je ne demande pas que d'autres la partagent, est que ce système de corruption incontestable, et qui ne peut être nié par personne, a été pratiqué de telle manière et vis-à-vis d'un si grand nombre d'électeurs, qu'il est plus que probable qu'il a vicié l'élection et qui le résultat eût été autre si ces manœuvres criminelles n’avaient pas été employées.
Je terminerai donc en vous disant que j'ai bien hésité avant de voter l'enquête de Bastogne.
Il eût fallu bien peu de chose pour me faire émettre un vote contraire. Je m'en suis expliqué, mais quant aux élections de Bruges, je dirai comme un honorable orateur l'a dit : Je voterai l'annulation des élections de Bruges sans crainte et sans hésitation.
M. de Theuxµ. - Messieurs, je me propose de répondre immédiatement au discours de l'honorable préopinant.
L'honorable membre a une conviction absolue que les élections de Bruges ont été entachées de corruption et que toute investigation ultérieure est inutile, que l'enquête judiciaire a une grande valeur, une valeur probante. Eh bien, messieurs, je suis d'une conviction diamétralement opposée et j'ai à cet égard la conviction la plus profonde qu'il me soit possible d'avoir sur un sujet quelconque.
Je dis d'abord qu'en ce qui concerne l'enquête judiciaire, il faut distinguer. En tant qu'une enquête judiciaire porte sur des faits qui sont de la compétence de la justice, qui tendent à la preuve d'un délit, nous devons y avoir égard. Mais lorsqu'on veut donner à une enquête judiciaire une portée politique, je ne lui attribue plus aucune valeur.
Pour deux motifs : parce que l'autorité judiciaire n'est pas compétente pour faire des enquêtes politiques, parce que le parlement seul a le droit de s'enquérir des faits relativement aux élections par une enquête parlementaire.
L'honorable membre s'est donné beaucoup de peine pour prouver que nous ne pouvons pas arguer de faux ce que l'enquête a constaté. Mais personne de nous ne s'est inscrit en faux contre ce qui se trouve dans les procès-verbaux de l'enquête. Ce n'est pas ce qu'ont dit l'honorable M. Thonissen, ni l'honorable M. Nothomb. Mais ce que mes honorables amis ont dit, c'est que le juge instructeur, entrant dans la sphère politique, a mêlé la politique à l'enquête judiciaire. Voilà ce que mes honorables amis ont blâmé et à bon droit.
Mais, messieurs, emparons-nous de l'enquête judiciaire telle qu'elle nous est soumise et prenons d'abord les deux pièces principales de cette enquête, qui en font la conclusion : le rapport du procureur du roi à la chambre du conseil et la décision de la chambre du conseil ; et partant de là, je vous dis qu'il est impossible d'invalider les élections de Bruges.
Pourquoi ?
Les élections, dit-on, sont entachées de corruption. Eh bien, le procureur du roi déclare qu'il n'y a pas eu de corrompu, qu'aucun témoignage n'est suffisant pour déclarer qu'il y a prévention de corruption, et le tribunal adopte les conclusions du procureur du roi. Or, s'il n'y a pas de corrompus, il n'y a pas de corrupteurs ; c'est corrélatif.
Mais, dit-on, il y a eu des tentatives de corruption. Ici je distingue.
Je dis que si les tentatives de corruption étaient un délit, alors le tribunal était compétent pour apprécier les tentatives de corruption et pour renvoyer les prévenus devant un débat judiciaire contradictoire. Et dans ce cas-la, messieurs, les prévenus devraient être à vos yeux comme aux yeux de tout le pays, comme aux yeux de tout honnête homme, réputés innocents jusqu'à preuve juridique contraire. C'est la maxime la plus sacrée du droit naturel que tout homme est réputé innocent jusqu'à ce qu'il soit prouvé coupable d'un délit. On n'établit pas de délits par présomption ; on ne les établit que par des preuves contradictoires judiciairement constatées.
Voilà la maxime du droit naturel ; voilà la maxime de la procédure judiciaire, et voilà la maxime de tout homme honnête.
Comment, messieurs, sur une simple présomption, on n'oserait pas dépouiller qui que ce soit de la valeur d'un franc ; on n'oserait pas lui appliquer un jour d'emprisonnement, et l'on devrait entacher l'honneur d'un citoyen, son bien le plus précieux !
Je proteste contre de pareils antécédents ; ils ne sont pas dignes d'un peuple civilisé.
Tout homme est réputé innocent jusqu'à preuve du contraire, et cette preuve ne peut résulter que d'un jugement contradictoire, l'honneur d'un citoyen doit être aussi sauf que sa propriété, que sa liberté.
Je dis donc qu'il n'y a pas eu de corrompus. Cinq personnes ont été en suspicion de s'être laissé corrompre et vous avez la déclaration unanime du procureur du roi et du tribunal qu'il n'y a pas eu de preuve à cet égard.
Donc pas de corruption.
Y a-t-il eu des corrupteurs ?
On a dit : Si la tentative de corruption pouvait être punie, il y aurait lieu de pousser plus loin les investigations, de déférer les faits à l'appréciation du tribunal.
Mais comme la tentative ne constitue pas un délit, le tribunal a été incompétent pour aller plus loin ; et de ce que le tribunal a été incompétent pour aller plus loin, vous, vous acceptez cette déclaration du tribunal comme constatant des tentatives de corruption.
Eh bien, messieurs, cela n'est pas possible.
Je parlerai tantôt de l'influence que peut avoir eue sur les élections le don ou la promesse de quelques pots de bière. Nous en parlerons plus tard en comparaison avec d'autres causes bien autrement déterminantes de l'influence du gouvernement depuis le chef du département jusqu'au dernier de ses agents dans la collation des emplois et de maintes faveurs qui sont de sa compétence.
Maïs n'anticipons pas.
Messieurs, dans cette discussion comme dans d'autres discussions j'ai remarqué que quelques orateurs s'appliquent à entacher la considération si pas du clergé entier, au moins d'une fraction du clergé. C'est la marche qui a été suivie lors de l'élection de Louvain. Là aussi, quelques membres du clergé étaient attaqués, dénoncés par le parti libéral comme ayant donné des pièces de 5 fr. pour indemniser les électeurs des frais de route et de séjour.
Mais ces dénonciateurs se gardaient bien d'avouer qu'eux-mêmes avaient les premiers introduit cette pratique, et qu'ils l'avaient poussée beaucoup plus loin. Ils se gardaient bien de faire connaître à la Chambre toutes les manœuvres déloyales qui avaient été employées, jusqu'à abuser du bien des pauvres pour faire triompher les candidats libéraux, jusqu'à la promesse faite par les candidats de certaines faveurs à accorder par le ministère, jusqu'à l'insertion dans les journaux et la lecture dans les communes où ces faveurs devaient être données, des actes qui les concernaient.
L'enquête eut lieu mais elle constata des faits beaucoup plus graves à la charge des plaignants que contre les conservateurs. Aucun fait ne fut révélé à leur charge si ce n'est un fait franchement avoué et usité parmi les deux partis ; le défrayement des électeurs pour leur déplacement.
Aussi qu'est-il arrivé ? C'est que quoique l'on fût au cœur de l'hiver le corps électoral de l'arrondissement de Louvain, indigné des accusations dirigées contre lui, a renvoyé dans cette enceinte ses premiers élus, (page 73) c'est que dans deux élections ultérieures l'opinion conservatrice eut un succès encore plus éclatant.
Je sais, messieurs, qu'il peut y avoir de la tactique à rendre le clergé odieux en matière d'élections ; par là on peut atteindre un double but : diminuer l'influence morale dont il jouit parmi les électeurs et détourner ses membres de prendre part aux élections. Eh bien, ces deux résultats sont également blâmables, je n'hésite pas à le dire.
Non, messieurs, il n'appartient à personne de décourager les citoyens d'exercer leurs droits politiques. Les droits politiques appartiennent aux membres du clergé comme à tout le monde et je les blâmerais s'ils n'en usaient point. Le clergé a droit à une juste considération parmi les électeurs ; n'a-t-il pas été exemplaire dans l'accomplissement des devoirs de son état, par son amour de la patrie, par son amour de la liberté ?
Voilà, messieurs, ses titres à la popularité, et cette popularité, aucun discours n'y portera atteinte ; elle survivra à celle des détracteurs du clergé.
Messieurs, la législation moderne a ôté toute influence matérielle au clergé ; on l'a dépouillé de ses propriétés comme corps ; il n'a plus même l'administration des biens d'église.
Par contre, on a établi dans la législation moderne, par les constitutions et par les lois, la plus vaste centralisation qui ait jamais existé et dont nos anciennes mœurs n'avaient aucune trace. Le gouvernement dispose des emplois de l'ordre administratif, des emplois de finance, des emplois de l'ordre judiciaire, d'une foule d'emplois dans les chemins de fer, dans les administrations communales, dans les administrations provinciales, dans les administrations des hospices, dans les administrations des bureaux de bienfaisance ; toutes les administrations laïques sont plus ou moins en rapport avec le gouvernement et ont une influence immense sur les populations.
Pesez, messieurs, les énormes subsides et les honneurs dont le gouvernement dispose.
Tout cela, vous n'en tenez aucun compte dans les influences électorales. Il faut nous croire bien simples, croire le peuple belge bien stupide pour supposer qu'on n'établisse point cette comparaison entre l'influence politique et toute la hiérarchie du gouvernement, depuis les ministres jusqu'au moindre garde champêtre, et les influences que le clergé peut exercer et qui sont purement morales.
Tout cela est de notoriété publique et cent verdicts de la Chambre ne changeraient pas à cet égard un iota à l'opinion publique. Oui, sans doute les libéraux sont contraires à l'influence du clergé dans les élections, mais les hommes impartiaux, même dans cette opinion, déclarent hautement qu'il est incompréhensible de voir surgir une pareille discussion en présence des faits qui sont de notoriété publique depuis plusieurs années.
Et comme si ce n'était pas encore assez de toute cette influence du gouvernement, il a fallu encore que le ministère en 1857 introduisît une pratique nouvelle, il a fallu qu'on vînt donner lecture dans les conseils communaux d'une circulaire du gouvernement, faisant l'apologie de ses actes.
Quel est le but, messieurs, d'une pareille circulaire ? C'est dé faire comprendre aux bourgmestres, aux échevins et aux principaux habitants de la commune que le gouvernement veut triompher dans les élections, à tout prix et que malheur à celui qui ne suit pas la politique du gouvernement s'il sollicite même un emploi infime dans l'administration communale !
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Et les mandements ?
M. de Theuxµ. - Les mandements, messieurs, indiquent des devoirs de conscience. Ce sont des avis dont chacun est libre de profiter ou de ne pas profiter, mais on sait très bien que celui qui en profite s'expose à perdre toute chance d'avancement ou de nomination.
Et, messieurs, ce qui avait réussi en 1857 grâce aux émotions contagieuses qui avaient été excitées à cette époque, a été reproduit en 1863. Pourquoi ? Parce que, comme le ministère avait besoin en 1857 de se créer une majorité, il avait besoin, en 1863, de faire un effort suprême contre la direction évidente de l'opinion publique. (Interruption.) Oui, messieurs, les votes des collèges électoraux sont là pour justifier mon appréciation, car, malgré cette pression exorbitante, les élections de 1863 nous ont donné des succès importants.
MfFOµ. - Du tout ; à moins que vous ne revendiquiez les élections d'Anvers.
M. de Theuxµ. - Appliquons ce que je viens de dire à l'élection de Bruges. Mais, il y a 4 ans, M. Devaux avait une majorité de 25 voix.
M. de Vrière, qui avait été longtemps gouverneur à Bruges, une majorité de 19 voix et l'honorable M. Coppieters, frère de l'ancien président du tribunal une majorité de 3 voix, et alors de quoi se plaignaient les conservateurs ? Ils se plaignaient de la cotisation des patentes ; on avait amoindri la patente de quelques électeurs que l'on croyait ne pas appartenir à l'opinion libérale, je n'affirme pas que ce grief fût fondé.
De plus, pour la première fois, on a interdit, dans la ville de Bruges, le stationnement près du bureau ; on s'est plaint encore de cela ; on a dit qu'en interdisant le stationnement, on empêchait les membres du parti conservateur de vérifier la sincérité des bulletins électoraux que, du reste, les membres du bureau sont incapables d'altérer ; mais on les empêchait de vérifier s'il n'y avait pas quelque marque sur les bulletins que les membres du bureau pouvaient reconnaître.
Et notez que dans la ville de Bruges le conseil communal est entièrement libéral ; et que le bureau principal était composé exclusivement des membres de la régence ; donc, s'il y avait quelque danger, en ce qui concerne les bulletins marqués, ce danger existait en entier pour le parti conservateur et n'existait pas du tout pour le parti libéral.
Aussi, ai-je été profondément étonné d'entendre parler de bulletins marqués, lorsque le bureau n'en a pas fait mention dans le procès-verbal et qu'il n'y a pas eu de réclamation. Et cependant on a cherché à donner de l'importance à une déclaration de l'un ou l'autre scrutateur, qu'il y avait eu des bulletins marqués ; comme si la déclaration posthume d'un homme qui n'a pas rempli son devoir dans le moment où il exerçait son mandat, pouvait avoir quelque valeur ! C'est, messieurs, tout à fait contraire au sens commun.
Messieurs, on a fait une enquête électorale à Bruges sur les prétendus faits de corruption qui auraient été pratiqués. Vous avez vu comment l'enquête a été introduite.
Le parti libéral était désolé de son échec. Cette désolation allait jusqu'à l'exaltation : les discours qui ont été prononcés l'ont suffisamment prouvé. Il a fallu à tout prix chercher un moyen d'invalider l'élection. On s'est mis en quête pour rechercher quelques faits.
Vous savez de quels moyens l'autorité publique disposait à Bruges. Le bourgmestre était un des champions du parti libéral ; les agents de police sous ses ordres étaient pleins de zèle ; on les a vus travailler aux élections. Le commissaire d'arrondissement, le gouverneur de la province (cela va sans dire), les membres de la députation permanente, les administrateurs du chemin de fer, tout concourait pour trouver des moyens d'annuler l'élection de Bruges.
Eh bien, à quoi a-t-on abouti ? A des cancans ; de corruption, il n'en existe pas. Le procureur du roi l'a déclaré : les tentatives de corruption ne sont pas prouvées.
L'enquête ne fournit aucune preuve, qu'il y ait eu des tentatives de corruption. Les faits qu'elle constate sont susceptibles d'explication.
Il y a eu, par exemple, de la part d'un prévenu certaines déclarations qui ne semblaient pas bien se concilier. Lisez ces déclarations, et vous trouverez qu'au premier interrogatoire il a cru que le juge d'instruction ne s'occupait que du délit de corruption et il a pu répondre à bon droit qu'il n'avait posé aucun fait délictueux, qu'il n'avait pas pratiqué de corruption. Dans un interrogatoire ultérieur il a déclaré quelques faits supplémentaires, mais dont aucun ne constatait un fait de corruption.
Et voyez, messieurs, quelle est la naïveté de ce prévenu ! Au premier interrogatoire, il déclare franchement qu'il a offert et donné deux francs à un ouvrier charpentier qui craint perdre sa journée, en allant aux élections, et de perdre une seconde journée le lendemain, en prenant part aux libations ; de perdre ainsi 4 francs. On lui dit : Vous aurez au moins deux francs, tout ne sera pas perdu pour vous.
Voilà le grand fait de corruption dont on occupe la Chambre et le pays !
Oh ! il y en a un autre : on a donné quelques pois de bière, peut-être quelques tonneaux de bière dans certains cabarets, et cela a évidemment vicié l'élection. Les électeurs qui ont pu aller boire un litre, peut-être deux litres de bière, s'ils avaient un bon estomac ; les électeurs se sont lassé corrompre pour une pareille largesse !
Et l'on ose adresser une semblable imputation à des électeurs qui payent 42 francs de contributions directes ! Oh ! messieurs, c'est par trop fort !
Et, à côté de cela, on ne met pas en comparaison tous les emplois, toutes les faveurs qui sur toute la ligne sont à la disposition du parti libéral. Oh ! messieurs, prenez-nous au moins pour des hommes sérieux, et ne venez pas nous apporter de pareils arguments.
J'ai dit que les documents de l'enquête, le rapport du procureur du roi et le jugement du tribunal décident qu'il n'y a aucune preuve de corruption. Voilà des pièces authentiques dont personne ne peut affaiblir la valeur.
(page 74) Maintenant en supposant qu'on eût déclaré qu'il y avait au moins une prévention de corruption, qu'auriez-vous eu à faire ? Vous n'iriez pas, en conscience, vous prononcer sur la validité de l'élection, avant qu'un jugement fût rendu. Et aujourd'hui qu'il n'y a pas lieu à procédure, à jugement, vous vous emparez de la possibilité qu'il y eût eu corruption, vous voulez tenir pour constant qu'il y a eu corruption : et cela sans enquête contradictoire qui prouve ce que le juge d'instruction n'a pas même constaté.
Vous dites que telles ou telles personnes se sont rendues coupables de prétendues tentatives de corruption, et vous voulez annuler l'élection comme viciée par la corruption. Je défie qu'on me cite dans les traités de logique un seul principe qui justifie une pareille conclusion ; en effet, aucun vote n'a été corrompu, une enquête minutieuse le constate. Des tentatives non prouvées et en tout cas sans résultat prouvé devraient vicier l'élection ! Cela n'est pas admissible.
Mais, avant de parler de quelques faits, j'ai un mot à dire d'un petit fait spécial dont l'honorable M. Hymans s'est prévalu. L'honorable membre a dit : « Un témoin affirme qu'il a entendu dans un groupe de paysans un de ceux-ci dire : J'ai 30 francs dans la poche droite de mon gilet. »
Et de là on conclut que les paysans avaient les poches pleines de pièces de 5 francs. Oh ! si un accusateur public produisait devant une cour d'assises un pareil argument, le défenseur dirait : « Nommez donc le paysan qui a tenu ce propos ; faites-le comparaître ; nous l'entendrons : qu'il s'explique. »
Le paysan a-t-il parlé sérieusement ? N'est-ce pas une plaisanterie de sa part, comme c'est assez l'habitude chez les paysans flamands ? A-t-il reçu ces pièces de 5 francs ? Rien ne le prouve ; il a pu dire dans un groupe de paysans qu'il avait six pièces de 5 francs dans la poche droite de son gilet ; il n'est pas même certain que ce propos ait été tenu, et vous dites : Donc le paysan avait été acheté. Admirable conclusion !
Autre grief : le principal d'un pensionnat de Thourout avait refusé, et il en avait le droit, de restituer un trimestre de pension payé anticipativement par un père de famille qui, dès les premiers jours du trimestre, avait retiré son fils de cet établissement pour le mettre dans un établissement de l'Etat, sans doute en vue d'obtenir quelque emploi. (Interruption.)
Eh bien, messieurs, que s'est-il passé ? Mais ce qui se passe tous les jours de la part d'hommes qui ont des sentiments de bienveillance. Bien souvent, on commence par vouloir se renfermer dans les règles strictes du droit ; puis, quand on voit que le plaignant persiste dans ses réclamation, et qu'il est dans une situation gênée, on revient à un mouvement plus généreux et on remet au plaignant ce qu'on n'est pas même obligé de restituer, une partie de sa créance.
Cela se pratique tous les jours à l'égard de locataires, à l'égard de toute espèce de débiteurs ; ce sont tout simplement des actes de bienveillance, actes heureusement fréquents dans notre pays.
Mais, messieurs, parce qu'il s'agit d'un chef d'établissement d'instruction libre, d'un homme appartenant à l'opinion conservatrice, ce fait si simple devient un délit de corruption. Oh ! s'il s'était agi d'un libéral, on n'aurait eu que des éloges à lui adresser ; c'eût été un homme digne d'estime, un homme généreux ; mais c'est un prêtre, c'est un coupable.
J'arrive, messieurs, au résultat de cette discussion et je suppose que vous annuliez les élections de Bruges. Cela est sans importance, dit l'honorable M. de Brouckere ; les électeurs voteront comme ils le voudront et, si telle est leur volonté, ils vous renverront les mêmes élus. Mais avez-vous le droit d'imposer cette corvée aux électeurs, avez-vous le droit de provoquer une nouvelle élection surtout au cœur de l'hiver ? Avez-vous le droit d’ôter aux élus de Bruges le mandat qu'ils tiennent du corps électoral ? Avez-vous le droit d'ôter le droit acquis au pays d'avoir des représentants de l'opinion conservatrice ou d'avoir des représentants de l'opinion libérale ? Non, vous n'avez pas ce droit.
Ce droit, messieurs, est plus sacré que le droit de propriété ; c'est un droit politique de la plus haute importance.
Oh ! nous dit-on, nous sacrifions deux de nos amis. Oui, messieurs, cela est vrai, mais la présence de trois candidats à une élection donne plus de chance que la concurrence entra deux hommes seulement. D'autre part, vous avez pour vous la chance de l'intempérie de la saison (Interruption.)
M. de Moorµ. - Et les élections du mois de décembre 1857 ?
M. de Theuxµ. - Vous avez l'influence de l'intimidation exercée par le juge d'instruction. (Interruption.)
Vous avez suspendu le résultat de l'élection de Bastogne, et que se passe-t-il dès à présent dans cet arrondissement ? On assure que déjà le compétiteur de l'élu a retenu toutes les voitures et toutes les auberges, et qu'on travaille déjà à l'élection future, comme si l'on était certain de l'annulation de l'élection du 9 juin.
M. de Moorµ. - M. Van Hoorde n'est-il pas allé dans cet arrondissement ?
M. de Theuxµ. - Eh bien, messieurs, si une nouvelle élection a lieu dans le Luxembourg, il suffira d'un peu de neige pour que cette élection se concentre tout entière parmi les électeurs de Bastogne.
A quoi travaillez-vous donc, messieurs ? Vous travaillez à ajouter des motifs nouveaux aux vives et nombreuses réclamations dont la loi électorale est l'objet, et vous autorisez à venir demander un jour le vote à la commune pendant la saison hivernale du 1er décembre au 1er avril. Oh ! je le sais, vous dites que nous exciterions d'unanimes clameurs dans le parti libéral.
Mais, messieurs, nous avons vu dans d'autres pays des majorités bien autrement puissantes, bien autrement établies qui, cependant, ont dû céder à de telles réclamations, quoique majorités, et ont dû même prendre l'initiative de mesures qui étaient commandées par des principes d'inaltérable justice.
Messieurs, nous vivons sous le régime du gouvernement représentatif constitutionnel, ce régime, je l'ai toujours défendu dans la mesure de mes moyens et Dieu veuille que nos institutions subsistent longtemps encore ! Mais j'ai toujours été profondément convaincu que la base fondamentale d'une Constitution, sa force, sa valeur réelle, c'est la pratique juste de cette Constitution ; c'est la justice dans la loi, c'est la justice dans l'administration ; en dehors de là, il n'y a ni Constitution, ni loi, ni majorités qui puissent subsister longtemps.
Je me rappelle avoir dit en 1846, lorsque la force des circonstances m'a déterminé à accepter le ministère, j'ai dit : Vous arriverez au pouvoir, il y a longtemps que j'en ai la conviction ; et le fait s'est réalisé. J'ai dit aussi : Vous attaquerez les libertés religieuses ; vous vous poserez en adversaires du clergé, et qu'en résultera-t-il ? C'est qu'à l'exemple de ce qui est arrivé en France à la suite de la grande révolution de 1793 ; à l'exemple de ce qui est arrivé dans le royaume des Pays-Bas en 1827, lorsque le roi a fait un concordat ; à l'exemple de ce qui est arrivé en Prusse après l'emprisonnement de l'archevêque de Pologne et de celui de Posen, vous arriverez à une pacification avec le clergé. Pourquoi ? Parce qu'il vous est impossible de vivre longtemps en état d'hostilité, dans un pays libre, avec le culte de la majorité du pays.
Je sais qu'il y a des Etats où l'oppression et l'hérésie ont duré des siècles, des Etats où cette oppression existe encore ; mais comment cette situation est-elle arrivée ? Par des ruisseaux de sang, par des décapitations, par des déportations, par des exils ; en un mot par tous les moyens les plus extrêmes. Et maintenant, dans presque tous les Etats de l'Europe, le principe du respect pour les cultes et pour les libertés des cultes a fait son chemin de telle façon qu'il persévérera jusque dans ses dernières conséquences.
Les cultes doivent être libres au même degré que la presse, au même degré que les associations, sous tous les rapports enfin, et il n'est au pouvoir d'aucune majorité de maintenir un système d'oppression ou d'ilotisme à l'égard du culte de la majorité du pays.
Messieurs, je me suis exprimé avec chaleur (interruption), parce que c'est pour moi une conviction profonde qu'on fait en ce moment fausse route en Belgique. Messieurs, ce n'est pas pour arriver au pouvoir que je prends la parole.
Je suis rassasié des fatigues et des honneurs du pouvoir, je ne le désire pas non plus pour mes amis, mais ce que je désire c'est qu'il soit exercé avec justice et impartialité, qu'il reflète l'esprit de notre Constitution et qu'il se fortifie par l'application ferme des grands principes qu'elle proclame, la liberté et l'égalité en tout et pour tous.
(page 75) M. Bara. - Messieurs, l'honorable comte de Theux vient de poser la discussion de l'enquête sur le terrain politique. L'affaire de Bruges ne se résume plus en une simple vérification de pouvoirs, c'est une attaque contre le libéralisme, c'est une condamnation de l'antagonisme prétendu entre l'opinion libérale et le culte catholique. Vous me permettrez de suivre l'honorable M. de Theux sur ce terrain et de ne pas négliger l'argumentation présentée de cette manière.
Que se passe-t-il ? Un homme considérable succombe dans une bataille électorale ; il succombe devant qui ? Devant un homme qui peut avoir un grand mérite, mais qui, à cause de sa jeunesse même, n'a pu se produire. Il succombe dans sa ville natale, qu'il a servie pendant trente-trois ans, qui pendant trente-trois ans l'a maintenu à son poste. C'est là même qu'il reçoit l'outrage ! (Interruption.)
Le pays s'est étonné ; le parti clérical a été épouvanté lui-même de sa victoire, tant elle était inespérée. (Interruption.)
Vous avez été épouvantés de votre victoire et alors vous avez cherché à l'expliquer.
Mais l'opinion publique a réfléchi, et un cri est sorti de toutes les poitrines : Le mandement de l'évêque de Bruges !
Vous vous souvenez, messieurs, du mandement de l'évêque de Bruges !
Au milieu de nos provinces flamandes si profondément attachées au catholicisme, un évêque, à la veille des élections, vient jeter un cri d'alarme : La religion est en péril !
Le mandement qu'il lance est plein d'accusations violentes et mal fondées ; le cri de guerre retentit, le bataillon des lévites est rassemblé, on appelle tous les fidèles au combat contre le libéralisme.
Le mandement, par ordre de l'évêque, est lu le dimanche au prône dans toutes les églises, il est publié partout, répandu partout par la parole et par la presse.
On se prépare par des moyens formidables, on organise la caisse de l’élection, on nomme le payeur des dépenses électorales.
Nous pouvions présager que cette conduite compromettrait la religion catholique, lui causerait le plus grand tort. Mais nous n'aurions jamais songé qu'elle pût faire descendre le clergé au rôle indigne et misérable qu'il a joué dans l'élection de Bruges.
Quand je relis l'œuvre de M. Malou, je comprends cependant et j'excuse peut-être ces pauvres vicaires, ces malheureux curés de village, dont les noms figurent dans l'enquête. Quand le chef use des dernières violences, quand à froid, il s'oublie jusqu'à dénaturer les paroles d'autrui, quand il vient dire : « On veut la ruine de l'Eglise, les moments sont décisifs, faites ce que réclament de vous Dieu et votre conscience », ah ! je comprends qu'au bas de l'échelle hiérarchique on ne distingue plus ce qui est permis de ce qui ne l'est pas, on foule aux pieds les notions les plus élémentaires de la morale et de la religion, et on se livre à tous les excès d'un fanatisme provoqué, encouragé et même récompensé.
Je ne jetterai jamais, pour ma part, la pierre au bas clergé ; car je le plains sincèrement, je déplore la triste et humiliante position qui lui est faite.
Je regrette même que nos grandes libertés constitutionnelles ne nous permettent de rien faire dans l'intérêt de sa dignité et de sa conscience. (Interruption.)
La guerre a donc été déclarée et commandée d'en haut, elle a été imposée aux fidèles comme un devoir, au clergé comme un ordre qu'on ne discute pas. Cela est incontestable. (Interruption.) Vous ne pouvez pas nier que le clergé soit descendu dans l'arène électorale à Bruges de la manière la plus vive, la plus désordonnée.
Eh bien, avant d'aborder la question de l'enquête elle-même, permettez-moi de présenter quelques observations qui sont peut-être aussi intéressantes que le débat lui-même.
Vous êtes un grand parti, je le reconnais, mais qui vous dirige ? Le corps épiscopal ? (Interruption.)
M. Coomans. - C'est stupide !
M. de Naeyer. - Nous sommes dirigés par nos consciences.
M. Bara. - Messieurs, j'ai besoin de mes forces pour le reste de mon discours, je vous prie de les ménager. Votre interruption, M. Coomans, n'est pas très polie, mais je ne fais aucune attention aux plaisanteries que vous pouvez lancer.
M. Coomans. - Nous sommes dirigés par nos consciences.
M. Bara. - Soit, vous êtes dirigés par votre conscience, mais votre conscience est dirigée par votre évêque. (Interruption.)
- Un membre. - Et la vôtre par la loge maçonnique.
M. Bara. - Qui vous dirige, qui vous soutient, quels sont les chefs qui vous inspirent, que vous consultez ? Je ne veux pas dire que vous soyez des mannequins entre les mains de l'épiscopat, comme on vient de dire que nous sommes les mannequins des loges, mais quel est votre chef politique ? C'est l'épiscopat. (Interruption.)
Un jour vous vous croyez trop faiblement organisés. Vous êtes désunis. Vous n'êtes pas en mesure de lutter.
Depuis 6 ans vous avez perdu le pouvoir et vous ne prévoyez pas quand vous le ressaisirez.
Vous vous réunissez pour lutter et qui est à votre tête ? Sous les auspices de qui vous réunissez-vous ?
Sous les auspices des six évêques. (Interruption.)
Votre congrès de Malines est un congrès essentiellement politique. (Interruption.)
Tout le discours de son président M. de Gerlache est un manifeste politique.
M. Wasseige. - Il a été prononcé après les élections.
M. Bara. - Un membre s'avise d'émettre des doctrines qui froissent certaines fractions de l'opinion catholique et le lendemain ce membre prévoyant le malheur qui peut lui arriver, craignant les condamnations d'en haut, vient dire : C'est mon opinion individuelle, mais je la soumets à l'infaillibilité de l'église.
Et cet homme n'avait fait que parler de libertés relatives à l'ordre civil ; cet homme n'avait touché en rien au dogme ; cet homme avait parlé de la liberté de la presse ; il avait parlé de la liberté des culte, il avait parlé de la liberté des opinions, et il doit dire : Je me soumets à l'infaillibilité de l'Eglise. (Interruption.).
Et vous n'êtes pas les hommes de l'épiscopat ? Vous n'êtes pas les hommes des mandements ? Les évêques ne sont pas vos chefs politiques ? Allons donc, messieurs, ne faites pas rire de vous. (Interruption.)
Eh bien, nous voyons donc là l'épiscopat en tête de votre parti.
Ne venez plus maintenant nous parler de la modération, de la conciliation des évêques. Ne venez plus nous dire : Ces hommes sont chargés d'un sacerdoce pour rétablir la concorde entre tous. Ils viennent avec des paroles de paix pour réconcilier l'humanité.
Non, messieurs, ce sont des hommes de guerre, prêts à pousser la moitié de la Belgique contre l'autre.
Voilà ce que nous pouvons dire, et nous manquerions au plus impérieux de nos devoirs si nous n'indiquions pas à l'épiscopat la voie dangereuse dans laquelle il se précipite.
Tous les jours, nous libéraux, on nous accuse d'amoindrir le prestige de la religion catholique, d'attaquer son autorité, d'affaiblir l'influence du clergé.
Et quand le prêtre se suicide lui-même, quand il nuit à sa propre autorité, quand il se dégrade et s'avilit, notre devoir ne serait pas d'indiquer la faute pour savoir à qui imputer la responsabilité des conséquences, de signaler au pays quelle sera la cause de la décadence de l'influence religieuse, si le clergé persiste à vouloir, par des moyens inavouables, s'emparer de l'autorité civile et à attaquer des hommes qui respectent la religion, mais qui veulent aussi l'indépendance absolue du pouvoir civil. (Interruption.)
Eh bien, messieurs, que direz-vous - j'en appelle à votre conscience - du prêtre venant, avant les élections, lire et commenter en chaire le mandement de l’évêque de Bruges, menaçant celui qui votera contre le candidat catholique de l'infamie éternelle ?
Que dire du prêtre qui se sert de l'inhumation comme d'un moyen de terreur, qui veut, comme l'a dit le chanoine Ponceau, un côté des réprouvés pour qu'il y ait une ignominie éternelle s'attachant au malheureux qui aura mis fin à ses jours ou qui n'aura pas suivi telle ou telle prescription du clergé ?
Et vous soutenez que ces paroles de colère et de vengeance sont de nature à concilier au prêtre l'estime et la sympathie ? (Interruption.)
Que dire du prêtre visitant les cabaretiers, payant des régals électoraux, que dire du prêtre embrigadant les électeurs, les conduisant à l'urne avec passion, avec l'écume politique à la bouche, les surveillant jusqu'au moment où ils déposent leur vote ?
Que dire du prêtre assistant aux festins électoraux et se livrant à des orgies où il salit en définitive la digne robe qu'il porte ?
En 1847, messieurs, l'honorable M. de Decker disait à la gauche :
« Eh bien, dans l'élection de Bruges, messieurs, il ne s'agit pas seulement pour le clergé d'y avoir paru, d'y avoir usé des droits du citoyen, mais il s'agit d'y être intervenu de la maniera la plus inconvenante et la plus désordonnée, d'une manière presque délictueuse. »
Encore une des illusions de l'honorable M. de Decker qui s'évanouit. (page 76) Je suis convaincu qu'il a rêvé comme moi le prêtre marchant au milieu des misères, au milieu des haines et des passions de la vie, la branche d'olivier à la main.
Et voici que nous le retrouvons dans les festins de cabaret, la bouteille à la main, criant - Hourra pour Soenens ! à bas Devaux ! (Interruption.)
M. de Naeyer. - L'enquête ne dit pas cela, il ne faut pas amplifier.
M. Bara. - L'enquête le dit. L'enquête dit aussi que les curés allaient de table en table forçant les électeurs à boire et à manger.
Et l'honorable M. Dechamps qui disait en 1847 ? - J'aime à le citer parce que c'est lui qui a le rare talent de donner les plus belles couleurs de liberté aux doctrines les moins libérales - l'honorable M. Dechamps disait à son tour en 1847 :
« On comprend facilement qu'à la suite de la révolution, sous l'empire de l'union des catholiques et des libéraux, cette intervention du clergé dans les élections ait pu ne faire naître aucun inconvénient puisqu'elle était acceptée par tous.
« Mais le clergé aura à examiner si, dans les circonstances qui ont marqué ces dernières années, l'intérêt de son influence morale, de son influence sociale, la seule, en définitive, à laquelle il tienne, n'exige pas qu'il s'abstienne d'un des droits constitutionnels de citoyen.
« C'est là une question d'appréciation qu'il appartient à lui seul de résoudre, mais je ne puis m'empêcher d'exprimer mon opinion personnelle, je crois qu'il devra s'abstenir de prendre une part active aux luttes électorales.
« Je sais, du reste, à n'en pas douter, qu'il est bien peu de membres du clergé, s'il en existe, qui ne se réjouissent de voir cesser des circonstances qui leur avaient imposé ce qu'ils considéraient comme un pénible sacrifice. »
- A droite. - Ah ! les circonstances.
M. Bara. - C'était en 1847. Messieurs, nous nous trouvons à peu près dans la même position. Je crois que le ministère n'a pas changé de programme. Vous entendez ce qu'a dit l'honorable M. Dechamps.
Les neiges d'Antan ont passé là-dessus, n'est-ce pas, M. Dechamps ?
Depuis l'honorable membre a fourbi ses armes au congrès de Malines en compagnie de l'épiscopat.
L'honorable M. de Decker, plus logique que lui, n'y était pas. Mais je demanderai à l'honorable M. Dechamps ce qu'il advient de cette influence sociale, de cette influence morale du clergé en présence des faits signalés à Bruges ? Je serais très curieux de l'entendre mettre en rapport sa thèse d'il y a seize ans, thèse que j'approuve entièrement, avec les faits constatés dans l'enquête, avec ce tumulte dans lequel s'élance le clergé de Bruges, avec ces faits que vous devez blâmer, que vous ne pouvez pas approuver parce qu'ils sont condamnés tant par tous les principes de la morale que par tous les enseignements de la religion catholique.
Moi aussi, je suis de l'avis de l'honorable M. Dechamps, je crois que le clergé ne doit pas intervenir dans les luttes politiques d'une manière active, d'une manière presque délictueuse. Qu'il use de son droit de citoyen, je vais plus loin que l'honorable M. Dechamps ; il est citoyen, il est attaché au sol belge, il est patriote, il doit voter ; mais que sa robe ne soit pas une excitation à la guerre ; que sa robe, au lieu d'être un signe de discorde, soit au contraire un symbole de paix, un symbole de réconciliation. Ne le voyons pas partir à la tête de brigades électorales, ne le voyons pas surveiller les électeurs qui vont voter, ne le voyons pas se livrer avec eux aux orgies électorales. C'est la perte du clergé, c'est son déshonneur, c'est la perte de son influence morale, l'honorable M. Dechamps l'a avoué lui-même.
M. B. Dumortier. - Et quand ils sont à la tête des braves Polonais ?
M. Bara. - Je les admire ; quand ils sont à la tête des braves Polonais ; mais quand ils sont à la tête d'électeurs ivres, il ne sont pas à la tête de vrais Polonais . (Interruption.)
Il faut donc que l'honorable M. Dechamps et que l'honorable M. de Decker en fassent leur deuil, le rôle qu'ils envient pour le clergé n'est plus possible, si l'on continue à vouloir qu'il marche dans cette voie. Nous allons l'avoir désormais à la tête de toutes nos luttes électorales ; nous aurons des mandements, nous aurons un congrès dirigeant des associations dépendantes du congrès et les évêques au sommet de cette organisation. Car au congrès de Malines, on a décrété la nécessité d'associations politiques dans tout le pays.
Eh bien, à notre opinion, à celle de l'honorable M. Dechamps et de l'honorable M. de Decker, j'ajouterai une grande opinion religieuse, parce que je veux que ma parole puisse être écoutée de la part du bas clergé, qui n'a rien à faire avec les intérêts mondains, avec les intérêts politiques de l’épiscopat.
Une grande autorité a dit au clergé : Ce qu'on demande de vous actuellement, est défendu par la loi morale et religieuse. Cette voix est celle de Mgr Sibour. Que disait Mgr Sibourg au clergé ;
« Le prêtre qui, dans sa vie sociale, dans ses rapports officiels et journaliers avec le monde, se mêlerait aux débats passionnés de la politique, celui surtout qui, dans l'accomplissement des devoirs de son saint ministère, et particulièrement dans la prédication de la parole divine, oubliant le respect dû à la charité chrétienne, la transformerait en une espèce de tribune, ou seulement s'y permettrait des allusions plus ou moins directes aux affaires publiques et à ceux qui y prennent part, celui-là aurait bientôt compromis, avec son caractère de prêtre, les intérêts augustes de la religion ; celui-là, frappant lui-même sa foi et. son zèle de stérilité, rendrait d'avance infructueuses toutes les œuvres de son sacerdoce, au moins à l'égard de ceux dont il aurait froissé les sentiments par ces démonstrations d'esprit de parti, démonstrations dès lors plus coupables encore qu'intempestives, véritablement criminelles aux yeux de Dieu comme aux yeux des hommes. »
Voilà le langage de Mgr Sibour. Rapprochez ce langage de celui du mandement de l'évêque de Bruges. Rapprochez ce langage tenu par Mgr Sibour dans un pays où la liberté du prêtre n'est pas étendue, où il se trouve, vous le savez, sous la main du gouvernement, où il ne peut rien entreprendre contre le pouvoir sans être rappelé à l'ordre ; rapprochez ce langage de celui de M. Malou, vivant dans un pays où le clergé est libre de s'associer, est libre d'instruire, est libre de prêcher, est libre, de faire toutes les œuvres collectives et individuelles, en un mot, d'user largement de toutes les manifestations de la liberté. Eh bien, j'aime mieux la religion de Mgr Sibour que la religion de Mgr Malou. L'une s'inspire des grandes idées du Christ tandis que l'autre s'inspire d'idées étroites et mesquines, d'un système qui veut avant tout le pouvoir et les biens de la terre et qui est étranger aux enseignements du Christ. (Interruption.)
J'ai voulu, messieurs, constater un fait ; c'est le danger de l'intervention du clergé telle qu'elle s'est produite et va se produire ultérieurement. Je le signale à propos de l'élection de Bruges, parce que nous avons là la première application du système.
Maintenant que j'ai indiqué au bas clergé qu'il pouvait, sans manquer à ses devoirs devant Dieu, se refuser à écouter de semblables excitations, qu'il y avait dans la religion catholique des hommes qui admettaient d'autres principes, et parmi ces hommes un prélat, honorable entre tous, digne de la plus grande confiance, plus élevé dans la hiérarchie que l'évêque de Bruges, je passe à l'enquête.
J'appuie, messieurs, la proposition de mon honorable collègue M. Hymans, d'annuler l'élection de Bruges dans son entier, tout de suite et sans plus ample instruction. Les raisons d'annuler sont tellement nombreuses, qu'on ne sait à laquelle s'adresser et laquelle choisir.
Je ne discuterai pas avec l'honorable M. Nothomb son rapport. C'est affaire de lui à l'honorable M. Hymans. L'honorable M. Hymans lui a répondu d'une manière complètement victorieuse et il a cité des preuves à l'appui de tout ce qu'il a dit. Que l'honorable M. Nothomb ait plaidé les circonstances atténuantes, cela va de soi. Mais quant aux citations de l'honorable M. Hymans, elles se trouvent dans l'enquête elle-même, elles en ont été extraites et il me semble impossible de les contredire.
Quant à moi, je dis que, pour annuler l'élection de Bruges, il suffit du rapport de l'honorable M. Nothomb, de l'ordonnance de la chambre du conseil et du réquisitoire de M. le procureur du roi.
Le rapport de l'honorable M. Nothomb prouve déjà suffisamment pour quelqu'un qui est habitué à manier des dossiers, et pour quelqu'un qui sait ce que c'est qu'une enquête, tout ce qu'il a fallu de peine, tout ce qu'il y a eu de difficultés pour conclure à la validation de. l'élection de Bruges.
L'analyse de l'honorable M. Nothomb est une analyse faite pour défendre une cause qui est la sienne. L'honorable M. Nothomb trouve des arguments. Il n'y a pas de si mauvaise cause qui ne trouve des arguments. C'est un avocat distingué qui l'a dit.
Toute cause doit avoir son défenseur et peut avoir son bon côté.
Eh bien, de ce que l'honorable M. Nothomb se base sur quelques bouts de dépositions, sur quelques contradictions, sur quelques obscurités qui se trouvent dans l'enquête, en tirerons-nous la conclusion qu'il n'y a pas de faits certains, de faits suffisants pour annuler ?
Cela n'est pas possible, ce n'est pas ainsi qu'on procède au barreau, et je suis convaincu que l'honorable M. Nothomb, qui a été dans la magistrature, sera parfaitement d'accord avec moi, relativement à la thèse que je soutiens.
Les promenades électorales faites dans les cabarets par des vicaires, (page 77) des curés, et des agents électoraux, voilà un fait constant, indéniable, et M. Nothomb le reconnaît dans son rapport.
Les remises de bulletins sont un fait constant, ainsi que les distributions d'argent après les élections.
Eh bien, vous voulez, vous, que l'enquête vienne nous révéler d'une manière exacte, incontestable, si réellement le contrat a été passé entre l'électeur et celui qui a fait la visite.
Je dis, moi : Non ; je juge de la cause par l'effet et quand je vois les sacristains et les jardiniers de curés distribuer de l'argent après l'élection, je me demande pourquoi et je prétends que c'est parce qu'on avait promis cet argent avant l'élection. N'est-ce pas abaisser le prêtre que de prétendre que, pour célébrer le succès électoral, il est allé quinze jours après l'élection visiter les cabarets et y dépenser de l'argent qui aurait été beaucoup mieux employé ailleurs !
S'il a donné cet argent, c'est qu'il y avait entre lui et l'électeur un contrat, parce qu'il avait obtenu sa voix moyennant la promesse d'un avantage. Et quand on voit quelques témoins déposer : Le vicaire ou le curé ou tel ou tel agent est venu chez moi et il a dit : Si cette liste réussit, vous aurez une fête, on peut parfaitement en conclure que ce que je dis est vrai, que les visites du clergé dans les cabarets et les distributions d'argent prouvent qu'on avait promis cet argent aux électeurs.
Les promesses d'argent sous condition ont fait l'objet de justes remarques de la part de l'honorable M. de Brouckere qui en a tiré toutes les conséquences. Rien de plus grave qu'une pareille promesse, l'honorable M. de Brouckere a démontré que c'est bien pis que de donner une pièce de 5 francs, car avec la promesse sous condition on intéresse l'électeur au résultat du scrutin, on en fait un agent électoral actif, un homme qui emploiera tous les moyens imaginables pour faire voter les électeurs en faveur de la liste recommandée et on le met évidemment entre sa conscience et son intérêt.
C'est donc là un moyen que nous devons condamner, et il sera bon, dans la loi sur les fraudes électorales, de faire une disposition pour en empêcher l'usage.
Pour annuler les élections, nous ne devons pas nous demander si tous les faits sont prouvés d'une manière mathématique, comme nous devrions le faire pour condamner quelqu'un ; pour que nous annulions l'élection, il faut que, dans notre conscience, il soit évident que l'élection a pu être influencée, que le résultat constaté a pu être amené par la corruption, qu'il peut ne pas être l'expression du vote libre et sincère des électeurs.
Or, nierez-vous qu'il y a des traces nombreuses de ces influences dans l'élection de Bruges ? De ce qu'on n'a pas pu constater tous les faits condamnables qui ont été posés, viendrez-vous en conclure que la corruption n'a pas été exercée ?
Viendrez-vous compter un à un tous les suffrages et dire : Puisqu'il n'est pas constaté que 21 voix ont été achetées, il faut valider l'élection ? Cela n'est évidemment pas possible. Dès qu'il y a doute sur la sincérité de l'élection, on doit l'annuler.
Dès qu'il y a doute, au contraire, sur la culpabilité d'un prévenu, on doit l'acquitter. Voilà la différence. Le représentant ne doit tenir son mandat que du vote libre des électeurs. Ce serait une honte pour le représentant si l'on pouvait venir à chaque instant suspecter la source et l'origine de son mandat.
Mais, dit l'honorable M. Nothomb, les offres n'ont pas été agréées ; il existe une ordonnance de non-lieu.
Il est vraiment puéril de devoir discuter de pareilles questions. Qu'est-ce que la vérification des pouvoirs ? Est-ce un jugement ? Non, M. Nothomb ne le soutiendra pas. Que signifie l'ordonnance de non-lieu ? Elle signifie que personne n'est coupable d'un délit prévu par la loi ; est-ce qu'on déclare pour cela que l'élection est valable ? Vous savez bien que pour condamner il faut certaines conditions qui peuvent ne pas exister et dont l'absence n'empêche nullement d'attaquer la sincérité de l'élection.
Une ordonnance de non-lieu est donc sans importance dans une question de vérification de pouvoirs. La droite a annulé des élections pour billets marqués, et dans ce cas il ne pouvait s'agir de prévenus et de délits. La poursuite judiciaire qui aboutit ou qui n'aboutit pas, est donc étrangère à la mission que nous remplissons en ce moment.
L'ordonnance de non-lieu dit donc simplement qu'il n'y a pas eu achat et vente de suffrages, dans les conditions déterminées par la loi pénale, mais elle ne dit nullement que la promesse conditionnelle de tonneaux de bière n'a pas exercé d'influence sur les électeurs et n'a pas empêché les électeurs de voter selon leur convictions.
L'honorable M. Thonissen s'est dit : Je vais faire un petit siège contre l'enquête ; cela fera bien. Nous reprocherons à la gauche de vouloir baser l'annulation des élections de Bruges sur un chiffon de papier. Voilà la justice de la gauche dira-t-on partout ! Et là-dessus M. Thonissen prend tous ses auteurs, il a recours à ses vastes connaissances en matière d'instruction criminelle qu'il enseigne, je pense, à l'université de Louvain, et il vient faire une théorie sur les enquêtes judiciaires. A cette théorie je ne répondrai qu'une chose, c'est qu'il ne s'agit pas ici d'une affaire judiciaire.
L'honorable M. Thonissen, qui a fait un ouvrage sur le droit public, a écrit que la Chambre est souveraine en matière de vérification des pouvoirs, qu'elle puise les éléments de son verdict dans sa conscience, qu'elle n'a pas de formes à suivre pour annuler ou valider une élection, qu'elle annule les élections lorsqu'elle croit qu'elles n'ont pas été sincères.
Dès lors, je demanderai à M. Thonissen ; à quoi sert sa théorie sur les enquêtes judiciaires ? Si nous sommes souverains, pourquoi venir parler de Montesquieu, condamné par le pape et pourquoi venir nous occuper de l'enquête à huis clos et de l'enquête faite par un seul juge ? Je ne suis pas plus partisan que l'honorable membre de l'enquête à huis clos sans le prévenu.
Seulement je ferai observer que c'est un malheureux legs des institutions ecclésiastiques. (Interruption.) Vous avez fait une charge à fond à côté de la question, vous me permettrez d'en faire autant. Vous avez fait preuve d'érudition à propos de l'enquête judiciaire qui n'a rien de commun avec notre verdict ; vous m'avez ainsi donné le droit de faire, à mon tour, preuve d'érudition et je viens vous dire que les enquêtes secrètes sont d'invention ecclésiastique ; que c'est le clergé qui a introduit dans la législation les enquêtes occultes, secrètes ; qu'elles sont encore en usage à Rome ; que les jugements ne s'y font pas autrement.
Ainsi, l'honorable M. Thonissen a parfaitement le droit de faire, dans la chaire ou dans un livre, une charge à fond contre la cour de Rome, contre le mode de jugement qui s'y pratique ; mais dans le parlement, toute cette magnifique érudition ne peut avoir aucune influence, aucune portée.
L'honorable M. Thonissen dit qu'il n'a pas confiance dans l'enquête de Bruges, comme moyen de vous faire douter de la validité de l'élection de Bruges ? Et pourquoi ? Vous admettez avec nous que nous pouvons former notre conviction comme nous voulons. Si l'enquête a pour nous une force probante suffisante, nous devons annuler l'élection. Eh bien, je vais vous prouver que l'enquête d'une force probante plus que suffisante, et que l'honorable M. Thonissen n'exige pas une enquête préliminaire pour annuler ou valider une élection.
Quels sont les motifs de l'honorable membre pour suspecter l'enquête. C'est que tout d'abord le magistrat qui l'a faite, est un homme de notre parti. Je n'en sais rien. Il a été nommé par l'honorable M. Nothomb. (Interruption.)
Vous voulez que ce soit un libéral. Soit. Mais parce que c'est un libéral, il ne suffira pas que l'honorable M. Thonissen vienne dire : « J'accuse ce magistrat de complaisance et presque de partialité. » Il ne suffira pas que l'honorable membre vienne diriger de pareilles accusations contre lui, pour qu'il soit condamné.
Je dirai d'abord que je n'admets pas la théorie de l'honorable M. Thonissen quant à l'incapacité radicale des magistrats de faire des enquêtes, lorsqu'il s'agit de faits politiques.
Tous les jours, les magistrats sont appelés à juger des intérêts politiques appartenant à des hommes qui ne sont pas de leur parti. Et si les idées de suspicion qu'involontairement l'honorable M. Thonissen a fait naître contre la magistrature, pouvaient prévaloir, c'en serait fait de la justice en Belgique !
Non, messieurs, j'ai une autre idée du magistrat belge ; ses opinions, il les laisse au seuil du palais de justice ; assis sur son siège de juge, il n'écoute pas ses passions politiques. Je connais un assez grand nombre de magistrats qui sont de tel ou tel parti, qui sont parfaitement impartiaux lorsqu'ils sont dans l'exercice de leurs fonctions, lorsqu'ils traitent des questions de droit, et pour ma part, je n'éprouverais pas la moindre hésitation à m'en rapporter à une enquête faite par un magistrat quelconque, ou tout au moins si je trouvais des raisons de le combattre, je me garderais de suspecter son impartialité.
Voilà comment je juge la magistrature belge ; voyons les considérations particulières que l'honorable M. Thonissen invoque pour étayer ses accusations.
Messieurs, il s'agit de l'honneur d'un magistrat ; vous me permettrez d'entrer dans quelques détails.
L'honorable M. Thonissen commenec par parler de l'affaire du curé de Zerkeghem ; il n'a trouvé dans l'enquête que trois faits qui établissent que le juge d'instruction a agi avec complaisance.
L'honorable M. Thonissen dit qu'après la seule déposition du (page 78) secrétaire de Zerkeghem, il a fait un prévenu du curé de Zerkeghem. Voici ce que dit M. Thonissen :
« A la page 231 de l'enquête se trouve une déposition du secrétaire communal du village de Zerkeghem ; elle est ainsi conçue :
« Je suis secrétaire de la commune de Zerkeghem. Je sais, uniquement par ouï-dire, que quelque temps après les élections du neuf juin dernier, les électeurs de Zerkeghem, avec leurs femmes, ont été régalés chaque fois à tour de rôle, cinq dimanches consécutifs, dans cinq cabarets de Zerkeghem, cabarets qui sont également tenus par des électeurs. - A ce qu'il paraît, c'est le curé Deman qui a payé tous les frais. Je ne crois ais qu'avant les élections il y ait eu des promesses de pareilles petites fête» aux électeurs par ledit curé ; s'il en avait été ainsi, assurément j'en aurais eu connaissance et je certifie n'avoir rien entendu ni appris à cet égard. Dans lesdits cabarets il aurait été donné en régal du café, de la bière, du pain de gâteau et du jambon. Les cinq cabaretiers en question sont : Charles Verbrugghe, Lievens, Van Poucke, Knockaert et Charles Vermaut.
« Voilà donc une déposition qui n'articule absolument rien à charge du curé de Zerkeghem. Le témoin dit positivement qu'avant l'élection le curé n'a rien donné et qu'il n'a rien promis. Voilà ce que dit le témoin de la manière la plus formelle. Le témoin n'articule aucun fait répréhensible qui se soit passé avant l'élection ; et, même pour les faits postérieurs il ne parle que par ouï-dire. Eh bien, cette déposition par ouï-dire, cette déposition insignifiante, qui ne renferme aucun grief à charge du curé de Zerkeghem, a suffi au juge d'instruction pour mettre en doute la délicatesse, la loyauté, l'honneur d'un prêtre vénérable que l'honorable M. Hymans appelle un orateur de cabaret. »
Voilà donc ce que prétend l'honorable M. Thonissen ; mais il ne parle pas de quatre autres témoins qui ont été entendus par le magistrat. Il fallait commencer par dire : Le magistrat a entendu quatre autres témoins. ...
M. Thonissenµ. - Ils n'ont rien dit.
M. Bara. - Il aurait fallu commencer par dire dans votre premier discours que le juge d'instruction avait entendu quatre autres témoins, avant de poursuivre ; alors seulement vous pouviez ajouter que vous jugiez que la déposition de ces témoins était insignifiante ; mais que faites-vous ? Vous faites entendre que la déposition insignifiante d'un seul témoin a suffi pour faire considérer comme un prévenu le curé de Zerkeghem. Ce qui n'est pas, puisqu'on a entendu les autres témoins.
Vous dites que ces quatre dépositions sont insignifiantes ; mais vous oubliez que vous êtes ici juge et partie, quand vous appréciez les actes du juge d'instruction ; ce magistrat ne jugeait pas ces dépositions insignifiantes, et moi je ne les juge pas non plus ainsi. En effet, il résulte de ces dépositions que M. le curé de Zerkeghem a escorté les électeurs, a crié : « Hourra pour Soenens » ; et a fait distribuer de l'argent après l'élection.
M. Thonissenµ. - Lisez les dépositions.
M. Bara. - Je vais vous les lire. (L'orateur en donne lecture.)
- Un membre. - Ce n'est pas la déposition.
M. Bara. - C'est une analyse ; je ne puis pas vous lire toute la déposition ; si mon analyse n'est pas exacte, vous pourrez la rectifier demain. (Nouvelle interruption.)
Est-ce que vous croyez par hasard que je vais lire le dossier tout entier pour faire plaisir à la droite ? Quoi ! moi qui défends ici un magistrat accusé injustement, vous voudriez me faire lire toutes les pièces ; et lorsque l'honorable M. Thonissen accuse ce magistrat, il passe sous silence la déposition de quatre témoins ! (Nouvelle interruption.)
Maintenant je ne lirai rien. Si l'honorable M. Thonissen veut m'attaquer sur ce point, je lui répondrai ; je maintiens que dans l'esprit du juge d'instruction, comme dans le mien, les quatre dépositions étaient graves et qu'il e -résultait une charge pour de curé de Zerkeghem qui pourrait donner lieu à une mise en prévention.
Je demanderai à l'honorable M. Thonissen si, quand il était procureur du roi, il ne s'est pas trouvé en désaccord avec le juge d'instruction. Ce désaccord importe peu. Mais ce que je reproche à l’honorable membre, c'est d'avoir accusé M. le juge d'instruction Khnopff d'avoir fait un prévenu du curé de Zerkeghem après avoir entendu une seule déposition, que c'était là la preuve de sa partialité. Eh bien, cela est inexact, comme je l'ai démontré.
Messieurs, j'arrive au deuxième fait, à celui qui concerne M. le juge de paix Hermans.
L'honorable M. Thonissen dit :
« Il est vrai que le matin j'avais parlé à Moens, qui est électeur, je crois, sur le Marché au bétail, mais je ne l'ai pas engagé à voter avec les catholiques, parce que je savais que pour chaque élection Moens recevait de l'argent de M. le juge de paix Hermans et de l'ancien directeur de l'abattoir, pour voter pour les libéraux, ainsi que Moens l'a raconté, il y a huit jours, dans un estaminet du Marché du Vendredi, où j'étais.
« Comparez la déposition insignifiante, par ouï-dire, faite à la charge du curé de Zerkeghem, avec la déposition positive faite à la charge du juge de paix Hermans. Ici le témoin articule positivement un fait grave, un fait incriminé par le code pénal. Que fait le juge d'instruction ?
« A-t-il agi contre le juge de paix de Bruges comme contre le curé de Zerkeghem ? En aucune manière. Il a si peu traité le juge de paix en prévenu que quand il l’a interrogé plus tard, il ne lui a pas même adressé de question sur les faits articulés à sa charge. »
Eh bien, l'honorable M. Thonissen reproche au juge d'instruction Khnopff de ne pas avoir agi à l'égard du juge de paix Hermans, comme il avait agi à l'égard du curé de Zerkeghem, c'est-à-dire de n'en avoir pas fait un prévenu.
D'abord, je dis ceci : le juge d'instruction ne pouvait instruire sur ce fait ; il est bon, paraît-il, de nous rappeler les notions du droit. Le juge ne pouvait pas instruire parce qu'il n'était pas saisi de ce fait par le réquisitoire.
Or, sur quoi le réquisitoire l'obligeait-il à faire une instruction ? Sur les faits relatifs à l'élection de Bruges de juin 1863 tandis que le fait que rapportait Vande Putte était antérieur à l'élection de Bruges et se rapportait à une autre élection (interruption.) « Parce que, dit-il, je savais que pour chaque élection Moens recevait, etc. (Nouvelle interruption.)
Vous voyez donc que le fait signalé était relatif à une autre élection. Ensuite, en droit, il ne pouvait pas faire citer le juge de paix comme prévenu, c'est là un point évident que l'honorable M. Thonissen doit reconnaître.
Il a prétendu hier qu'il n'avait pas voulu dire ce que M. Jamar lui a prêté ; je crois qu'il eût mieux fait de dire qu'il n'avait pas relu son code et qu'il avait oublié l'article 479 du Code d'instruction criminelle. (Interruption)
Mais, si cela n'est pas, messieurs, quelle faute l'honorable M. Thonissen impute-t-il à M. le juge Khnopff ? Que devait-il faire, que pouvait-il faire de plus que ce qu'il a fait ? Il n'y avait que le procureur général qui pouvait poursuivre M. Hermans.
Vous voyez donc bien que l'honorable M. Thonissen a été imprudent en lançant une pareille accusation contre un magistrat pour n'avoir pas fait une chose que lui, M. Thonissen, considère comme étant son devoir, tandis que M. Khnopff se serait rendu coupable non pas de partialité, mais d'ignorance s'il l'avait faite ; et il m'étonne que ce soit un professeur de droit qui reprenne un magistrat pour avoir prouvé qu'il connaissait la loi.
Eh, messieurs, notez bien qu'à côté du fait relatif à M. Hermans, l'honorable M. Thonissen en tait un autre qui était cependant de nature à faire ressortir l'impartialité de M. le juge d'instruction.
Quand on a accusé M. Chantrell d'avoir distribué des pièces de cinq francs, que fait M. Khnopff ? Immédiatement il fait venir M. Chantrelle et il l’interroge sur ce fait.
Voilà ce que tait l'honorable M. Thonissen.
Le troisième fait est relatif aux billets marqués. Eh bien, savez-vous pourquoi M. Khnopff n'a pas poursuivi l'instruction sur ce fait après la déposition de M. Martens ? Parce que, j'en suis convaincu, dans sa pensée, le délit n'existait pas pour lui après cette déposition et que dès lors !il était inutile d'instruire plus avant sur ce fait.
On prétendait qu'il y avait eu des bulletins marqués. Que fait M. Knopff ? I1 fait venir un témoin qui dit qu'il n'y en a pas eu ; et je suis convaincu qu'il a cru inutile, dès lors, d'aller plus loin. M. Martens dit qu'il y avait des billets écrits sur certain papier, mais qu'il ne les considérait pas comme de nature à permettre de reconnaître les électeurs ; et M. Khnopff en conclut, sans aller plus loin, qu'il n'y a pas eu de billets marqués. ! Cette pensée était évidemment plutôt hostile que favorable à l'opinion libérale et cependant vous attaquez, de ce chef, M. le juge d'instruction.
Ainsi, messieurs, des trois chefs d'accusation dirigés par l'honorable M. Thonissen contre l'impartialité de l'enquête de Bruges, il ne reste absolument rien. L'enquête subsiste dans toute sa valeur et nous devons admettre les faits qu'elle révèle comme suffisants pour annuler l'élection.
L'honorable M. Thonissen, lors de la vérification des pouvoirs de l'élu, de Gand, nous a dit : « La lettre de M. de Meulemeester me suffit ; elle nous éclaire, » et il a renoncé à la demande d'enquête qu'il avait d'abord formulée. Il s'est donc contenté alors d'une attestation émanant d'une (page 79) seule personne, d'une lettre adressée à la Chambre ; et aujourd'hui il relate de se rendre à des témoignages faits sous serment, signés, et contre lesquels il nt s'élève aucune réclamation. Vous voyez donc bien que vous êtes beaucoup plus large que nous en matière de vérification de pouvoirs.
Notre système est le seul soutenable. Chaque fois que la Chambre a du doute sur la sincérité d'une élection, elle doit l'annuler, et comme dans l'élection de Bruges les doutes sont nombreux et appuyés sur des éléments sérieux, je ne validerai pas cette élection.
Un dernier mot, messieurs, il s'adresse à l'honorable M. Nothomb.
Pourquoi, nous dit l'honorable membre, annuler ces élections à cause des faits signalés ? Mais ces faits ne sont-ils pas universels ; ne sommes-nous pas arrivés tous ici par la corruption des électeurs ?
M. B. Dumortier. - C'est vous qui dites cela.
M. Bara. - Vous dites que nous sommes arrivés tous ici par les moyens qui ont été employés à Bruges. Eh bien moi, je dis que ce sont des moyens de corruption.
M. B. Dumortier. - N'avez-vous pas dépensé 8,000 francs pour votre élection ? A quoi les avez-vous dépensés ?
M. Bara. - Oui, j'ai payé des dîners électoraux comme vos amis politiques (interruption), comme vos amis politiques en' payent, et vous savez fort bien, M. Dumortier, que quand nous payons des dîners électoraux dans l'arrondissement de Tournai, nous n'allons pas même demander à l'électeur d'accepter ce dîner ; cela est considéré comme un droit dont on ne parle même pas. C'est un usage invétéré, usage que je n'approuve pas, bien certainement, non pas parcs qu'il aurait pour effet de corrompre l'électeur, mais parce qu'il empêche tout le monde d'arriver à la Chambre.
- Voix à gauche. - C'est cela.
M. Bara. - Non, l'électeur n'est pas corrompu parce qu'il aura accepté à dîner ; mais si nous avons dû suivre nous-mêmes cet usage, peut-être est-ce parce que vous nous en avez donné l'exemple les premiers.
Ce sera, en effet, une questionàa examiner que celle de savoir quels sont ceux qui, les premiers, ont introduit la pratique des dîners électoraux. Vous avez déjà pour vous les pièces de cinq francs de Louvain et les tonneaux de bière conditionnels de Bruges ; eh bien, nous verrons si votre dossier ne sera pas plus volumineux encore. (Interruption.)
J'avoue que je ne comprends pas cette morale de l'honorable M. Nothomb, je ne comprends pas qu'elle soit acceptée par le parti qui se dit conservateur.
Comment ! parce qu'il y aurait des fraudes électorales employées dans certaines élections, nous devrions valider toutes les élections frauduleuses qui se présenteront, alors même qu'on signale la fraude ?
Non, messieurs, cela n'est pas possible ; notre conscience nous le défend ; elle nous commande, au contraire, de donner un salutaire exemple au pays et de dire : Ces manœuvres, ces fraudes sont interdites et si le parti clérical ne veut pas arborer avec nous le drapeau de l'honnêteté dans les élections, ce sera un honneur pour l'opinion libérale de l'avoir fait triompher malgré lui.
- La séance est levée à 5 heures.