(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1863-1864)
(Présidence de M. Lange, doyen d'âgeµ.)
(page 39) M. Jacobs, secrétaire provisoireµ, fait l'appel nominal à deux heures et un quart.
M. de Conninck, secrétaire provisoireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance précédente.
- La rédaction en est approuvée.
MpLangeµ. - Je viens de recevoir.de M. le ministre de l'intérieur, l'information qu'un Te Deum sera célébré à l'occasion de l'anniversaire du Roi, mercredi, 16 décembre, à midi, en l'église des SS. Michel et Gudule.
- La Chambre décide qu'elle se rendra en corps à cette cérémonie.
MpLangeµ donne connaissance d'une lettre de M. Van Overloop, qui demande un congé pour crue d'indisposition.
- Ce congé est accordé.
M. Nothomb, rapporteur. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau l'enquête judiciaire relative aux élections de l'arrondissement de Bruges. J'y joins les deux pétitions transmises à la Chambre et dans lesquelles un grand nombre d'électeurs ont réclamé la validation de ces élections.
Je dépose également le rapport de la troisième commission et je saisis cette occasion pour rectifier quelques erreurs que j'y ai remarquées.
L'une de ces rectifications se rapporte au paragraphe 10, dans lequel il est dit, à propos d'un bulletin marqué, que M. le juge Van Praet présidait le bureau électoral où le bulletin aurait été déposé. C'est une erreur. M. le juge d'instruction Van Praet présidait le 6ème bureau dans lequel votaient des électeurs de la campagne.
La mention que je rectifie en ce moment aurait dû trouver sa place au paragraphe 9, qui précède, et où il s'agit aussi d'un bulletin marqué déposé par tin électeur de la campagne.
Je signale encore une erreur au paragraphe 29 où il est dit qu'une certaine quantité de bière aurait été payée par Maes (paragraphe 29 au bas de la colonne, page 16 du rapport). C'est le nom de Doorm qui doit se trouver au lieu de Maes.
C'est Doorm qui a payé.
Je ne prétends certes pas que le rapport soit exempt d'autres erreurs ou omissions. J'aurai l'occasion d'en signaler moi-même quelques-unes dans le cours de la discussion. Ces erreurs sont faciles à comprendre dans un pareil travail, et inévitables dans les conditions où je l'ai fait. J'ai été pressé de tous les côtés de la Chambre, pressé d'aller vite, et sans me dissimuler que j'allais encourir des reproches et des récriminations, j'ai préféré sacrifier ma sécurité personnelle à l'impatience bien légitime de la Chambre de recommencer tes travaux. Tout ce que je puis dire, c'est que le rapport est une œuvre de bonne foi, conçue dans un esprit d'impartialité. Rien d'essentiel, je l'affirme, n'est omis, et je veux apprendre à la Chambre comment j'ai procédé : me défiant de la rapidité du travail et même de mes propres impressions, j'ai voulu me faire contrôler par l'homme qui était naturellement indiqué, par le président de la commission, l'honorable M. de Naeyer. A mesure qu'un paragraphe de mon travail s'imprimait, cet honorable collègue a bien voulu le contrôler, le vérifier sur les documents imprimés et traduits ; et c'est ainsi que diverses rectifications ont été faites.
Depuis l'impression générale, nous avons refait la même vérification, et, je le répète, rien d'important ne nous a paru omis à aucun point de vue.
En disant ceci, je n'entends pas répondre à des attaques indignes venues du dehors, d'une brutalité inouïe, dirigées contre moi. A de telles injures, mais injures anonymes, on ne s'abaisse pas à répondre et je les dédaigne. Mais devant la Chambre, j'ai eu à cœur de faire cette déclaration, et de lui dire comment et dans quel esprit le rapport a été fait.
MpLangeµ. - Messieurs, le premier objet à l'ordre du jour est le rapport supplémentaire de la commission de vérification des élections de l'arrondissement de Bruges.
La commission, par cinq voix et une abstention, persiste dans ses conclusions primitives, et propose l'admission des représentants qui ont été élus à Bruges.
La discussion est ouverte.
La parole est à M. Hymans.
M. Hymans. – Messieurs, l'honorable M. Nothomb vient de nous expliquer la façon dont il a dû rédiger son rapport : je viens, à mon tour, vous expliquer pourquoi je me suis abstenu dans le sein de la commission, et pourquoi j'ai l'intention de ne plus m'abstenir au vote définitif.
Les motifs de mon abstention sont bien simples. Le 19 novembre dernier, la Chambre ordonna l’impression du dossier de l’enquête judiciaire de Bruges, le 27 du même mois, la commission dont j’avais l’honneur de faire partie fut convoquée pour entendre la lecture du rapport de l’honorable M. Nothomb ; cinq membres assistaient à cette séance.
L'honorable rapporteur donna lecture de la moitié à peu près de son travail. Après cela, un honorable membre proposa de passer outre immédiatement à la discussion et au vote des conclusions. Je me ralliai à cette proposition, par la raison bien naturelle qu’il n’y avait pas de discussion possible.
Les conclusions furent adoptées par l’unanimité des membres présents, sauf moi, et je m'abstins, parce que je n'avais pas vu un mot du dossier de l'enquête ; je crois que tous les autres membres de la commission, sauf un seul, l'honorable M. de Naeyer, qui avait eu le dossier entre les mains pendant quelques heures, étaient absolument dans le même cas.
Le rapport dont il nous a été donné lecture est donc l'œuvre personnelle de l’honorable M. Nothomb, et les membres de la commission qui l'ont adopté, n'étaient pas à même de constater s'il contenait une analyse fidèle de l'enquête.
Je l'avoue, messieurs, après la lecture du rapport, j'éprouvai un très vif embarras. Je ne voyais rien de sérieux dans cette affaire et j'ai même dit à mes collègues de la commission que s'il n'y avait pas autre chose dans l'enquête de Bruges, je ne comprenais pas que l'on songeât à poursuivre cette affaire.
Aussi, me suis-je reproché pendant plus de 24 heures d'avoir contribué pour quelque chose à l'ajournement de la Chambre : et je me suis demandé : Que dira le pays quand il connaîtra cette enquête, quand il verra que la Chambre s'est ajournée pendant quinze jours pour une pareille affaire, pour discuter un tel recueil de misères et de cancans, pour me servir de l'expression de l'honorable rapporteur !
Mais, aujourd'hui que j'ai vu les pièces, mon sentiment a profondément changé ; il ne m'est plus possible de m'abstenir ; mon devoir est de combattre énergiquement les conclusions de l'honorable M. Nothomb. Ma conviction est faite, et je suis bien persuadé qu'il ne me sera pas difficile de la faire partager par la Chambre.
Je n'aurai pas besoin pour cela, messieurs, de me livrer ici, comme on l'a insinué aussi dans des attaques anonymes, dont je n'aurais pas parlé si l'honorable préopinant n'avait pas parlé de celles qui ont été dirigées contre lui ; je n'aurai pas besoin, dis-je, de me livrer à une discussion irritante, je n'aurai pas besoin de faire appel à la passion politique ; je me renfermerai dans les limites de cette modération qui convient à la justice et qui est absolument indispensable dans une affaire qui est, comme celle-ci, toute hérissée de questions personnelles. Il s'agit tout simplement d'une question de fait : pour moi, il s'agit d'établir le terrain du débat ; il s'agit, en un mot, de répondre par une contre-analyse à l'analyse de l'enquête présentée par l'honorable M. Nothomb.
Comme lui, si je commets des erreurs, je prierai la Chambre de vouloir bien les rectifier et cela lui sera plus facile que ce ne l'a été pour nous à l'égard de l'honorable M. Nothomb, car aujourd'hui vous avez tous le dossier sous les yeux et d'ailleurs je lirai les dépositions sur lesquelles je m'appuie.
Il n'y aura donc pas, quant à ma bonne foi, la moindre contestation possible.
Un mot de préface, messieurs, pour répondre à certaines appréciations générales qui terminent le rapport de l'honorable M. Nothomb. D'après l'honorable rapporteur, l’enquête n'a révélé que des misères et des cancans. S'il y a eu de l'argent donné, c'a été pour régaler des électeurs, c'a été pour payer les frais d'élection, c'est-à-dire pour couvrir des dépenses qui se font dans les deux camps et qui sont considérées aujourd'hui comme normales, qui sont devenues, d'après l'honorable membre, une espèce d'usage général dans le pays.
Vous verrez, messieurs, qu'il n'en est pas ainsi ; vous verrez que nous nous trouvons en présence d'un système de corruption largement et habilement organisé ; en présence d’un système nouveau que les mœurs de notre pays rendent extrêmement dangereux. Vous verrez d'autre part qu'il est complètement inexact que ce système ait été pratiqué dans une proportion quelconque par des hommes de notre opinion.
Les insinuations qui, à ce sujet, sont formulées dans le rapport (page 40) sont dénuées de toute espèce de fondement. Je crois que nous pouvons aborder l'examen de cette affaire sans crainte de nous voir accuser d'avoir employé, dans une circonstance quelconque, des manœuvres analogues à celles que nous réprouvons chez nos adversaires. Ces manœuvres, je me hâte de le dire, ont été établies et ne sont restées impunies qu'à défaut d'une disposition pénale qui leur fût applicable.
Il y a une très grande difficulté à saisir la corruption dans les conditions ou elle s'est produite ; l'habileté a consisté à esquiver l'article 113 du Code pénal, le seul qui fût applicable. C'est pour cela qu'a été rendue l'ordonnance de non-lieu. Du reste, les faits sont établis ; certains d'entre eux le sont jusqu'à l'évidence. Vous jugerez si les manœuvres qui ont été pratiquées n'ont pas dû exercer une influence considérable sur le résultat des élections de Bruges, alors qu'une différence de 21 voix suffisait pour enlever à M. Soenens la majorité absolue et l'empêcher de venir siéger dans cette Chambre.
Ces manœuvres quelles sont-elles ? J'ai dit que nous nous trouvions en présence d'un vaste système de corruption. En effet il n'est pas question de frais d'élection, d'argent donné pour payer les frais de transport ou pour restaurer l'électeur. Il ne peut être question de frais de déplacement, attendu que la plupart des faits se passent à Bruges même, ce qui exclut l'idée d'une indemnité de frais de voyage donnée à l'électeur.
Il ne s'agit pas d'argent donné avec le bulletin, comme nous l'avons constaté à Louvain, puisque dans ce cas l'électeur peut accepter l'argent avec le bulletin sans déposer le vote qui lui est demandé ; il s'agit d'argent donné sous condition. « Si nous réussissons, vous aurez autant ; si nous ne réussissons pas, vous n'aurez rien. » Voilà la formule.
Et, messieurs, à qui cet argent a-t-il été promis ? Est-ce à l'électeur ? Parfois, mais pas toujours ; il fallait se réserver le moyen de pouvoir dire si l'on était découvert, qu'on n'avait fait que payer à boire après l'élection.
Qu'a-t-on fait ? On s'est adressé aux petits cabaretiers, à ceux qui connaissaient le plus d'électeurs. Dans l'enquête on voit figurer un sacristain, qui s'est montré extrêmement naïf, comme je le prouverai tout à l'heure et qui a tout avoué.
« Si nous réussissons, vous aurez autant ; sinon, vous n'aurez rien. »
Encore une fois, voilà la formule ; aux uns on offre 10 francs, à d'autres 20 francs, 25 francs ou une tonne de bière. On donnait au cabaretier non pour régaler les électeurs, mais pour faire avec l'argent ce qu'il jugerait convenable, établir un jeu de boules, donner une fête après l'élection, ou même pour boire lui-même ; vous verrez que cela s'est fait dans certaines circonstances.
Ces faits sont prouvés ; M. Nothomb les nie ; mais il est facile de le réfuter. Comment s'y prend-il pour contester les faits ? Il les prend isolément ; ainsi il prend le fait de 2 francs donnés à l'électeur et nous dit : « Quelle importance cela a-t-il ? La minime quotité de la somme exclut l'idée de corruption. » Mais quand j'aurai montré que ces manœuvres se sont reproduites dans vingt-cinq endroits différents, par les mêmes individus, de la même manière, avec le même langage, avec la même manière de se défendre, vous reconnaîtrez le système de corruption que je dénonce, et j'ai la conviction que quand M. Soenens verra par quelles manœuvres pratiquées, à son insu, j'en suis sûr, il est entré dans cette enceinte, sa conscience se révoltera, il rougira d'un mandat acquis de la sorte et il sera le premier à se joindre à nous pour prononcer l'annulation des élections de Bruges.
Messieurs, l'honorable M. Nothomb a suivi un système fort habile précisément à cause de son apparente simplicité, précisément à cause de la naïveté qu'il semble apporter dans son examen et dans ses allégations.
L'honorable membre prend l'enquête telle qu'on la lui remet ; il la lit page par page ; il en donne l'analyse dans l'ordre des dépositions ; il résume les témoignages, - vous allez voir comment, - le plus souvent en atténuant, en supprimant ce qu'il y a de plus grave, d'autres fois en discutant, puis il conclut en disant : « Tout se réduit à des cancans, » c'est-à-dire, « tout ce que j'ai écrit se réduit à des cancans, » et je propose à la commission qui ne connaît rien, de passer outre à la validation.
Ce n'est pas ainsi, je pense, que procédait l'honorable M. Nothomb quand il occupait avec tant de distinction le siège du ministère public. Je crois qu'alors, ayant une accusation à soutenir, il discutait les dépositions des témoins, il les rapprochait, les confrontait, les éclairait les unes par les autres et cherchait ainsi à porter la lumière dans l'esprit du tribunal ou du jury.
Je vais chercher à remplir ce rôle que l'honorable membre n'a pas rempli.
Je me permets d'abord de constater un fait très important. Nous voyons au commencement et à la fin de l'enquête se produire des faits à peu près identiques ; mais autant les premiers sont vagues, autant les derniers sont précis.
Ce sont cependant les mêmes faits, mais il a fallu deux mois au juge d'instruction pour extraire la vérité des témoins. Cela se conçoit, car il n'y a rien de plus difficile que de prouver des faits de corruption.
Les contrats prévus et punis par l'article 113 du Code pénal se trament et se signent dans l'ombre, entre deux individus qui ont bien soin de ne pas se dénoncer eux-mêmes et qui, lorsqu'ils sont appelés à donner leur témoignage, paraissent comme inculpés, comme délinquants tous les deux. Mais enfin la vérité se fait, grâce aux détails accessoires, grâce à ce qu'on sait de ce qui s'est passé avant et après.
D'après l'honorable M. Nothomb, il ne s'est rien passé à Bruges parce que la conscience publique ne s'est pas révoltée dès les premiers jours.
Mais la conscience publique ne pouvait pas se révolter dès les premiers jours.
L'honorable M. Nothomb nous dit que si ces faits s'étaient produits, on en aurait eu la preuve le jour même du scrutin. Quant à moi, je m'étonne même que l'on ait eu cette preuve si tôt.
Mais il y a encore une inexactitude dans l'allégation même. Le cri de la conscience publique révoltée s'est fait entendre.
Nous voyons à chaque page de l'enquête que, d'après l'opinion générale à Bruges, les élections étaient entachées de corruption, qu'elles étaient le fruit de manœuvres exercées sur une grande échelle.
Pour ne pas rester dans le vague, pour en citer des preuves, je vous prierai de jeter un coup d'œil sur les dépositions des sieurs Alleweireldt, Vanden Abeele et De Vestel (pp. 202, 203 et 204 de l'enquête).
Remarquez que nous avons ici devant nous des témoins parfaitement honorables ; j'ai l'honneur de connaître deux d'entre eux et je suis convaincu qu'ils n'ont pas menti devant la justice.
D'après les dépositions de ces témoins, et d'autres encore, le bruit circulait en ville, dès le lendemain de l'élection, que des fraudes avaient été commises, et le témoin Alleweireldt déclare que le bruit répandu que l'on recherchait dès lors les auteurs de ces fraudes, a dû inspirer une certaine crainte et empêcher ainsi ceux qui possédaient certains faits de les divulguer,
Je citerai encore d'autres preuves.
On parlait aussi de corruption au cabaret le Cheval d'or, à Assebrouck (vid. pages 131 et 132 de l'enquête). Nous avons encore le témoignage de M. Stordeur, commissaire voyer, un témoin catholique pourtant ; car en parlant de la loi sur les bourses d'études, il traitait cette loi de mesure de spoliation, de confiscation. Eh bien, le témoin Stordeur ajoute qu'il a entendu sur le marché, le samedi après l'élection, des paysans dire, en frappant sur leur gousset : « Les curés sont si bons ! » Il dit qu'il a entendu un paysan, qu'il ne peut nommer, se vanter, le samedi après l'élection, d'avoir reçu 30 fr. pour son vote.
La preuve, d'ailleurs, que l'on a fait d'abondantes libations avant le ballottage, et que des membres du clergé excitaient dans les cabarets les électeurs à boire, en criant : « Vive Soenens ! vive Visart ! A bas les libéraux ! » cette preuve se trouve encore à plusieurs endroits de l'enquête. Vous les trouverez aux pages 138, 143 et 239.
A la page 138, vous verrez le sieur Doom déclarer qu'il a vu, au cabaret la Petite-Etoile, les curés de Snelleghem et de Zerkeghem exciter des électeurs à manger et à boire, et cela avant le ballottage, tandis qu'on criait : « Vive Soenens ! Hourra pour Visart ! »
A la page 143, le sieur Jonckheere, voiturier, à Bruges, déclare qu'il a entendu, au cabaret la Tasse, des prêtres dire aux campagnards, toujours avant le ballottage : « Buvez donc ! Buvez donc ! »
A la page 239, le sieur Benoot, clerc de notaire, déclare avoir entendu, au cabaret l'Etoile, deux ecclésiastiques dire à des campagnards qui déjà avaient pris une bonne quantité de vin, qu'au lieu d'une demi-bouteille par électeur, une bouteille entière pouvait être prise. Et cela encore avant le ballottage !
Je ne cite ces faits qu'afin de vous prouver que l'on parlait de tous ces incidents à Bruges, que l'on en parlait partout dès le lendemain de l'élection, ainsi que de tonnes de bière promises, payées, et malgré le retard apporté à la dénonciation de la fraude, malgré les retards de l'instruction, malgré le temps que l'on avait eu de dresser les témoins, car vous verrez qu'ils ont une manière stéréotypée de répondre, l'enquête a permis de constater un certain nombre de faits, et de faits assez graves pour que l'opinion de la Chambre soit diamétralement contraire à celle de l'honorable M. Nothomb.
Messieurs, j'aborde l'examen du dossier.
(page 41) Je me bornerai à analyser les faits principaux qui sont plus que suffisants pour justifier mon opinion.
Je ne ferai pas comme l'honorable M. Nothomb. Je ne commencera, pas l'examen de l'enquête par la première page. Je commencerai à la page 98.
Nous nous trouvons dans le cabaret du sieur Vermeersch à Aertrycke. Le sieur Tallier déclare, page 98 :
« Quelques jours après les élections, étant dans le cabaret de Vermeersch, à Aertrycke, et parlant des élections avec la femme Vermeersch, celle-ci me disait : Ils ont été ici aussi et présenté cinq francs si mon mari voulait voter pour eux. Pour eux, cela voulait dire pour les catholiques. »
La cabaretière, épouse Vermeersch, est appelée à déposer devant le juge d'instruction et elle déclare, page 100 :
« Le soir avant les élections,, lorsqu'il (Jean De Mey) est venu dans mon cabaret, il a demandé un verre de bière, et est entré en conversation avec mon mari, relativement aux élections. Aucune autre personne n'était dans ce moment dans le cabaret. Les libéraux ne gagneront pas, disait De Mey à mon mari. Vous ne devez pas voter pour eux. Prenez mon bulletin catholique et votez pour les catholiques. Il y aura probablement ballottage, je vous donnerai cinq francs si vous voulez rester à Bruges et voter pour les catholiques. »
Cette déclaration de la femme Vermeersch est confirmée par son mari, page 102. Le mari dit : « Pour me persuader, De Mey disait : Les libéraux ne gagneront cependant pas ; votez plutôt pour les catholiques ; il y aura probablement ballottage, et si vous voulez rester à Bruges, je vous donnerai cinq francs. »
Ainsi, messieurs, voilà trois dépositions entièrement conformes, celle du mari, celle de la femme, celle du secrétaire communal ; et la dénégation de Jean De Mey se borne à dire : « Je ne sais pas. »
A la page 105 nous lisons :
« Sur notre interpellation, s'il est réellement faux qu'il aurait dit à Vermeersch : Les libéraux ne gagneront tout de même pas, votez plutôt pour les catholiques ; il y aura ballotage, et si vous voulez rester à Bruges, je vous donnerai cinq francs, le témoin répond : Je ne le sais pas. »
La tentative de corruption (il n'y a eu que tentative, car le témoin déclare qu'il n'a pas accepté la proposition), cette tentative est donc bien établie, Vermeersch nous dit bien : « Cette promesse n'a en rien influé sur mon vote, mais je crois qu'au point de vue de la moralité, cela ne fait absolument rien à l'affaire. La tentative de corruption est parfaitement établie. »
L'honorable M. Nothomb, dans son rapport, analyse ce fait d'une façon assez peu exacte et il dit entre autres, page 12, paragraphe 21, que De Mey n'a pas ajouté, en donnant les 5 francs : « Votez pour les catholiques. »
Or, nous lisons â la page 102 de l'enquête :
« Votez plutôt pour les catholiques ; il y aura probablement ballottage et si vous voulez rester à Bruges, je vous donnerai 5 francs. »
Voilà une inexactitude que l'honorable M. Nothomb me saura gré de lui avoir signalée.
Les faits sont donc bien constatés et le réquisitoire du procureur du roi à la chambre du conseil les considère comme établis. Il fait seulement la réserve que l'offre n'a pas été agréée.
Nous en sommes enchantés pour notre part : Vermeersch est libéral, et c'est probablement pour cela qu'il n'a pas accepté.
Messieurs, nous allons passer du cabaret de Vermeersch à celui d'Eugène Benthein à l'enseigne : le Chameau, rue des Baudets. A la page 35 de l'enquête vous voyez comparaître le témoin Eugène Benthein, cabaretier. Il raconte ceci :
« Quelques jours avant les dernières élections, une après-midi, est venu chez moi, accompagné d'un monsieur que je ne connais pas, le distillateur Louis Van Outryve ; il vint me dire, sans rien consommer dans mon cabaret, en m'offrant un bulletin de vote que je ne savais pas lire, parce que je suis illettré : Voilà ; j'espère que vous voterez selon ce que porte le bulletin ; cela ne vous causera pas de préjudice, je le connaîtrai. En même temps il disait : si nous gagnons, vous recevrez un tonneau de bière pour donner à l'un ou à l’autre, à qui cela vous fera plaisir ; mais si nous perdons vous n'en aurez qu'un demi. »
Il ajoute :
« Quelques jours après, Louis Van Outryve est revenu en venant me dire qu'un tonneau entier était trop, mais qu'en cas où son parti gagnerait, c'est-à-dire le parti clérical, il m'aurait été donné un demi-tonneau en régal, et que s'il perdrait il ne serait rien donné. Je dois cependant vous dire que je ne me suis pas complètement engagé de voter dans son sens, quoique Van Outryve me fit entendre que si je ne mettais pas dans l'urne électorale le bulletin qu'il me remettait, il l'aurait su. »
Le 7 octobre le sieur Benthein déclare persister dans toute la déclaration qu'il a faite le 27 août, mais il nie formellement le fait qui lui est imputé.
On dira sans doute que nous n'avons ici pour nous que le témoignage du cabaretier.
M. B. Dumortier. - Lisez le témoignage tout entier, puisque vous y êtes.
M. Hymans. - Voulez-vous que je lise toute l'enquête ?
M. Delaetµ. - Il y a dans ce témoignage beaucoup de contradictions que vous ne citez pas. (Interruption.)
M. B. Dumortier. - Ne tronquez pas les témoignages.
M. Hymans. - M. Dumortier, je n'ai pas l'habitude, comme vous, de tronquer des témoignages.
M. de Theuxµ. - M. la. président, est-il permis de dire à un membre de la Chambre qu'il a l'habitude de tronquer des témoignages ?
M. Hymans. - M. le président, je n'ai fait que répéter textuellement les paroles dont l'honorable M. Dumortier s'est servi à mon égard et pour lesquelles j'ai demandé son rappel à l'ordre dans la dernière session.
Je maintiens, du reste, ce que j'ai dit.
MpLangeµ. - Si l'on voulait bien ne pas interrompre, cela n'arriverait pis.
M. B. Dumortier. - M. le président, le meilleur moyen d'éviter les interruptions, c'est de ne pas tronquer les dépositions.
MpLangeµ. - Si vous croyez que les citations ne sont pas exactes, vous aurez la parole pour les rectifier.
M. Hymans. - Je voudrais cependant que l'honorable M. Dumortier, puisqu'il paraît y attacher de l'importance, voulût bien m'indiquer ce qu'il désire que je lise de plus ?
M. B. Dumortier. - Le quatrième paragraphe.
M. Hymans. - Eh bien, vous allez voir qu'il est encore plus accablant.
« Van Outryve, ainsi que la personne qui l'accompagnait, n'a pas insisté auprès de moi ni ne m'a pas offert de l'argent... »
M. B. Dumortier. - Ah !
M. Hymans. - Permettez : il avait offert un tonneau de bière... (Interruption.). Je continue à lire le passage et, je le répète, il est encore plus accablant que le reste :
« Ainsi que je viens de le dire, il m'a donné à entendre que le bulletin était reconnaissable. »
Du reste, j'allais dire à la Chambre que le sieur Van Outryve, oppose à Benthein une dénégation absolue ; j'allais ajouter, quand j'ai été interrompu, que le sieur Van Outryve a agi de la même manière, dans des circonstances tout à fait analogues, dans le cabaret du sieur Van Compernolle.
Voici ce que déclare ce cabaretîer qui habite Bruges (page 39, n°26 de l'enquête) :
« Quelques jours avant les dernières élections, dans l'après-midi, M. Louis M. Van Outryve, distillateur, a, en effet, été dans ma maison. M. Van Outryve m'a aussi demandé si j'aurais été d'intention de voter pour les candidats catholiques ; j'ai promis cela indirectement, comme je l'ai fait aux autres personnes qui sont venues me demander de voter pour les candidats libéraux. Je dois vous dire que M. Van Outryve n'a pas insisté le moins du monde auprès de moi pour obtenir mon vote pour les candidats qu'il soutenait ; il m'a seulement fait entendre que si les candidats catholiques venaient à triompher, nous pouvions boire un verre avec les amis ; il n'a pas dit plus ; du reste, pareille chose m'a été dite par d'autres personnes, qui venaient me parler pour les candidats libéraux. M. Van Outryve n'a pas parlé d'argent, ni ne m'en a nommément promis ni offert. »
M. B. Dumortier. - Continuez la citation.
M. Hymans. - Si vous avez l'intention de m'interrompre toujours, je vous céderai la parole.
MPLangeµ. - Je prie les membres de ne pas interrompre. La parole est continuée à M. Hymans.
M. Hymans. - Je déclare d'avance que je ne répondrai plus à aucune interruption.
Le 7 octobre, le même Van Compernolle est rappelé devant le juge d'instruction ; il répète ce qu'il a déclaré la première fois ; mais, à la page 43, nous trouvons la déposition d'un sieur Van de Pitte, géomètre à Bruges. Il dit :
« Avant les élections, le cabaretier Pierre Van Compernolle m'a déclaré que Van Outryve, le distillateur, venait de quitter son cabaret ; que, au cas où le parti catholique venait à réussir, lui Van Compernolle, aurait obtenu un tonneau entier de bière, et que même au cas où les (Page 41) élections ne réussiraient pas dans ce sens, il ne pouvait pas moins compter sur un demi-tonneau de bière.
Ce témoin est un homme, qui occupe une certaine position sociale. Il est géomètre, et je suis beaucoup plus tenté d'ajouter foi à sa déposition qu'a celle de l'inculpé.
Le sieur Van Outryve nie formellement les faits de manœuvres identiques qu’il est accusé d'avoir pratiquées dans deux cabarets différents. Cependant sa dénégation n'est pas tout à fait absolue. On lui demande :
c N'avez-vous pas dit au même Benthein : Si nous gagnons, vous obtiendrez un tonneau de bière pour donner à l'un ou à l'autre, à qui cela vous fera plaisir, mais si nous perdons, vous n'aurez qu'un demi-tonneau ?
« Réponse : Je ne sais rien de cela.
« Demande : Quelques jours plus tard (mais toujours avant lesdites élections), n'êtes-vous pas allé dire audit Benthein qu'un tonneau entier était trop, mais que si le parti catholique gagnait il lui serait donné un demi-tonneau en régal, et au cas où il perdrait d ne serait rien donné ?
« Réponse : J'ai oublié cela, je ne sais rien de cela. »
Van Compernolle nie avoir reçu le demi-tonneau, ce qui est parfaitement vrai, mais il ne nie pas qu'il lui a été promis.
La Chambre appréciera l'importance qu'il faut ajouter aux dénégations du sieur Van Outryve, prévenu d'être allé dans deux cabarets différents faire les mêmes promesses, en tenant à peu près le même langage, d'après une déposition qui ne peut être suspecte.
Ce n'est partout. Le sieur Benthein, et j'appelle sur ce point l'attention de la Chambre, car c'est un des plus importants ; le sieur Benthein affirme que c'est le sieur Van Outryve qui lui a remis un bulletin de vote deux jours avant l'élection, en disant :
« J'espère que vous voterez comme le porte le bulletin ; cela ne vous causera pas préjudice, je connaîtrai le bulletin. »
Voilà le passage que l'honorable M. B. Dumortier voulait me faire lire tout à l'heure.
On interroge l'inculpé Van Outryve sur ce fait ; il répond : « Comment voulez-vous que je reconnaisse un bulletin de vote lors de la remise dans l'urne électorale ? »
Et à propos de cela l'honorable M. Nothomb dit dans son rapport que Van Outryve n'a pu donner à Benthein un bulletin marqué, attendu que dans le bureau électoral où Benthein a voté, on n'a pas constaté l'existence de bulletins marqués ; et le rapport cite, à l'appui de cette assertion, la déposition du juge Van Praet qui a présidé le bureau électoral...
M. Nothomb, rapporteur. - J'ai rectifié ce point.
M. Hymans. - Oui, et si j'ai bien compris la rectification de l'honorable M. Nothomb, il a dit qu'il était constaté que le juge Van Praet ne présidait pas le bureau dans lequel a voté Benthein...
M. de Naeyer. - Benthein a voté dans le premier bureau.
M. Hymans. — Nous savons, en effet, par l'enquête, et l'honorable M. de Naeyer le confirme, que Benthein a voté dans le premier bureau ! Nous le savons par hasard, parce qu'on a eu besoin de la communication de la liste des votants du premier bureau, pour une affaire relative au sieur Bougne ; et j'ai découvert dans cette liste que le sieur Benthein avait voté dans le premier bureau au premier vote et au scrutin de ballottage.
Eli bien, voyons la déposition de M. Maertens, conseiller communal, scrutateur du premier bureau électoral (page 385, etc.). Voici sa déposition :
« Demande. Vous avez, comme scrutateur, assisté au dépouillement des votes, au premier bureau électoral de Bruges, lors des élections du neuf juin dernier ?
« Réponse. Oui, j'étais placé à côté du président de ce bureau et prenant les bulletins de l'urne, je les ouvrais et les remettais au président.
« Demande. N'avez-vous pas remarqué qu'il soit sorti de l'urne des bulletins portant des désignations ou des marques de nature à faire reconnaître les votants ?
« Réponse. La seule remarque que j'ai faite, en ouvrant les bulletins et en les examinant, c'est qu'un grand nombre de ces bulletins étaient écrits sur du papier provenant de vieux registres lignés au crayon. - Tous ces bulletins étaient des bulletins catholiques. - Je n'ai pas remarqué qu'il y ait eu des bulletins portant des désignations ou des indices de nature à faire croire à l'électeur auquel pareil bulletin aurait été remis, que s'il ne sortait pas de l'urne, cela pourrait être constaté, en d'autres termes je n’ai pas remarqué qu’il soit sorti de l'urne des bulletins de nature à faire connaître le votant, bien entendu des bulletins autres que ceux dont j’ai parlé en premier lieu.
« C'était la première fois que j'étais scrutateur à un bureau électoral et je n'ai pas cru devoir faire une observation, relativement à ce grand nombre de bulletins écrits sur ce vieux papier ; cependant, si à l'avenir j’étais encore appelé à faire partie d'un bureau électoral, et si pareils bulletins sortaient de l'urne, je croirais devoir faire des observations au bureau, pour faire décider par ce dernier si pareils bulletins ne sont pas des bulletins marqués. »
Il est donc parfaitement constaté, par la déposition du conseiller communal Maertens, qu'il y a eu dans le premier bureau beaucoup de bulletins marqués.
M. B. Dumortier. - Cela n'est pas constaté du tout.
M. Hymans. - Comment !
M. Mullerµ. - Vous discuterez.
M. Hymans. - Je ne puis pas parler de tout à la fois.
M. B. Dumortier. - Soit, mais ne dites donc pas que cela est constaté.
M. Hymans. - Je dis que cela est constaté par la déposition du conseiller communal Maertens, scrutateur du premier bureau ; il en résulte qu'il y a eu un grand nombre de bulletins écrits sur papier ligné ; et, si j'ai bonne mémoire, dans une circonstance antérieure déjà bien ancienne, à l'occasion d'une élection qui avait eu lieu à Marche, la Chambre a considéré les bulletins écrits sur du papier ligné comme des bulletins marqués.
M. B. Dumortier. - C'est une erreur.
M. Hymans. - La chose, du moins, a été discutée et prise en très sérieuse considération. Dans tous les cas, des bulletins écrits sur papier ligné sont évidemment reconnaissables.
M. Delaetµ. - Et s'il y en a cent ?
M. Hymans. - Eh bien, cela fait cent bulletins reconnaissables. (Interruption.) Et quand il n'y a que 21 voix de majorité, cela fait cent raisons pour annuler l'élection.
Du reste, M. Vander Plancke, scrutateur du second bureau, et M. Boyaval, scrutateur du troisième bureau, affirment de leur côté qu'ils ont constaté l'existence de bulletins marqués. (Interruption.)
Je veux uniquement prouver, messieurs, et je réponds en cela à l'objection que me faisait d'avance l'honorable M. Dumortier, qu'il n'est pas absolument nécessaire que l'existence de bulletins marqués soit constatée par l'annexion des bulletins au procès-verbal. (Interruption.) Du reste, nous avons un précédent tout récent qui le prouve. Dans l'enquête de Dinant, que s'est-il passé ?
Y avait-il des bulletins annexés au procès-verbal ?
M. Delaetµ. - Oui.
M. Hymans. - Combien ?
M. Royer de Behr. - Il y en avait.
M. Hymans. - Eh bien, les dépositions de l'enquête ont prouvé qu'il y en avait un beaucoup plus grand nombre.
M. Royer de Behr. - C'est une erreur.
MfFOµ. - Il a été établi qu'il y en avait de 40 à 50.
M. Hymans. - Il y en avait donc d'autres que ceux qui étaient joints au procès-verbal.
M. Royer de Behr. - Il y en a eu dix.
M. Hymans. - Soit ! Vous avez donc parfaitement admis que l'existence de ces bulletins marqués pouvait vicier l'élection s'il n'y avait pas eu à Dinant une majorité aussi considérable. Cela se trouve en toutes lettres dans les Annales parlementaires.
M. B. Dumortier. - Il n'y avait qu'à les décompter.
M. Hymans. - Décomptez donc aussi ceux qui ont été employés dans l'élection de Bruges et quand vous aurez fait cela, M. Soenens n'aura plus la majorité absolue... (Interruption.)
D'ailleurs, messieurs, quand même des bulletins n'auraient pas été marqués, qu'est-ce que cela fait et que m'importe dès l'instant où l'on a fait croire à des électeurs qui ne savaient ni lire ni écrire que les bulletins étaient marqués et qu'on les reconnaîtrait.
C'est en cela que consiste la fraude et c'est tout ce que j'ai à constater ; et si j'ai insisté sur l'existence de bulletins marqués, c'est uniquement pour prouver qu'il ne faut pas nécessairement que ces bulletins soient annexés au procès-verbal pour établir l'existence de la fraude. L'honorable magistrat qui a occupé dans cette affaire le siège du ministère public en a jugé comme moi et M. le procureur du roi s'est prononcé dans le même sens en ajoutant seulement que ces faits ne tombent sous l'application d aucune loi pénale.
M. B. Dumortier. - Cela ne le regardait pas,
M. Hymans. - Et pourquoi ?
(page 43) M. B. Dumortier. - Le procureur du roi n'avait pas à s'occuper de cela.
M. Hymans. - Comment ! il n'avait pas le droit, après avoir constaté l’existence des faits, d'ajouter que, ceux-ci ne tombant pas sous l'application de l'article 113 du Code pénal, il n'y avait pas lieu de les poursuivre ? Le caractère frauduleux des faits a été judiciairement établi et quand vous ferez une loi sur les fraudes électorales, que tout le pays réclame avec instance, vous punirez de tels faits comme constituant de véritables fraudes électorales.
- Voix à gauche. - Oui ! oui !
M. Hymans. - Messieurs, passons à un autre fait. (Interruption). Je dois faire remarquer, messieurs, que si l'on continue à m'interrompre, j'en aurai au moins pour trois séances.
Je passe au fait relatif au sieur Henri Doom, cabaretier à Assebrouck. Le témoin Marie Rossaert déclare qu'elle a reçu, le 9 juin, la visite du vicaire d'Assebrouck, qui est venu chez elle, avec un bulletin de vote pour les candidats catholiques, en demandant que son mari votât dans ce sens.
« Mon mari, ajoute-t-elle, fit entendre qu'il avait déjà pris une décision, d'autant plus qu'il avait l'intention de maintenir comme candidat M. Deridder-Dujardin, pour le motif de nos bons rapports avec le propriétaire de la filature qui est située à côté de notre maison ; là-dessus ce monsieur est parti, sans insister et sans promettre quelque chose en argent, bière ou autre chose, ni faire des efforts pour nous faire accepter.
« D'un autre côté, à la même époque, c'est-à-dire avant le jour desdites élections, M. Eugène De Cock est aussi venu pour décider mon mari à voter pour les candidats catholiques. Comme mon mari faisait savoir qu'il avait déjà pris sa résolution à cet égard, et bien nommément en faveur du candidat libéral M. Deridder-Dujardin, M. De Cock en vint à dire que c'était bien, mais que cela n'empêchait pas d'ajouter d'autres noms à celui de ce monsieur, c'est-à-dire des noms de candidats catholiques ; il fit en même temps entendre qu'au cas où mon mari aurait voté ainsi qu'il le demandait, il serait bien disposé à nous donner une petite somme, telle que 20 francs, pour donner après les élections, si elles réussissaient quelque prix en régal dans notre cabaret. »
Le sieur Doom, cabaretier, comparait à son tour et fait la déposition suivante :
« Avant les élections j'ai reçu souvent la visite du vicaire d'Assebroucke, pour me parler des élections prochaines. Il m'a lu des écrits où il était question de fermer les églises et des suites qui pouvaient en résulter. Mais voyant probablement que je n'étais pas à convaincre, il ne m'a fait ni promesses ni menaces, même il ne m'a pas remis de bulletin de vote.
« Quelques jours avant les élections, je ne sais pas déterminer le jour au juste, M. Eugène De Cock est aussi venu dans ma maison pour me parler des élections et me demander mon vote pour les catholiques. Je lui ai immédiatement dit que j'étais en trop bons rapports avec M. Dujardin et qu'en tous cas j'allais voter pour M. Deridder-Dujardin. Ceci n'est pas un empêchement, répondit M. De Cock, je vous enverrai un bulletin où ce nom se trouvera avec deux autres. En même temps il fit entendre qu'au cas où j'aurais voté avec son bulletin, nous aurions eu vingt ou vingt-cinq francs pour faire une petite fête et acheter des prix pour une partie de boules. J'ai rejeté cette proposition, et ma femme a même répondu à M. De Cock, que nous ne devions avoir l'argent de personne. Là-dessus M. De Cock est parti. Le jour des élections, vers les huit heures du matin, le domestique de M. De Cock est venu apporter un bulletin que je n'ai pas lu et que j'ai immédiatement envoyé à M. d'Hauw, directeur de la fabrique de M. Dujardin. »
« Immédiatement confronté avec le prévenu Eugène De Cock, le témoin déclare : Je persiste dans tous mes précédents dires, nonobstant les assertions contradictoires de ce dernier ; nommément il est certain qu'il a fait entendre qu'il nous aurait été donné par lui vingt ou vingt-cinq francs, pour faire une petite fête et acheter des prix pour un jeu de boules, au cas où j'aurais voté avec son bulletin. »
Ainsi, c'est un cadeau de 25 francs qu'on donne, non pas pour défrayer les électeurs ; c'est à l'endroit où se fait le vote que le dîner est donné aux électeurs, et pour que l'argent dût recevoir cette destination, c'est à Bruges qu'il aurait dû être dépensé, mais il est donné ici pour être dépensé à Assebrouck, pour organiser un jeu de boules ou donner une fête ; c'est un cadeau de 25 francs donné en payement du vote.
Que dit M. Nothomb, page 14 de son rapport, paragraphe 25 ? « M. De Cock, dit-il, oppose à cette allégation le démenti le plus énergique ; seulement il reconnaît qu'il aurait « laissé entendre » (je ne sais pas pourquoi M. Nothomb souligne ces mots, comme si ce n'était pas la même chose que « il aurait dit ») ; « il aurait laissé entendre » que si Doom votait avec le billet qu'il lui enverrait, il recevrait après les élections 20 ou 25 fr. pour organiser une petite fête. »
M. Nothomb. - Vous m'accusez maintenant d'avoir été trop exact.
M. Hymans. - Je dis que je ne sais pas pourquoi le cabaretier appelle cela une « petite fête » ; certes, si la fête est petite, la corruption n'est que plus grande.
Nous allons trouver le sieur De Cock ailleurs. Il ne s'agit pas pour lut d'un fait isolé ; nous le trouvons dans le cabaret de la Roue, chez le sieur Jonckheere à Bruges ; je ne pense pas que Doom et Jonckheere se soient entendus pour accuser le sieur De Cock et lui prêter le même langage..
Page 142, le sieur Jonckheere dit :
« Le jour même des élections, le matin avant les élections, M. Eugène De Cock est venu dans mon cabaret la Roue. Il a demandé un petit verre et me demanda : Ne prendriez-vous pas aussi un petit verre ? J'acceptai le petit verre. M. De Cock m'a alors donné un bulletin pour les catholiques. J'ai mis ce bulletin auprès des autres que j'avais déjà reçus. Lorsque M. De Cock me remit ce bulletin, il disait : Si Soenens pouvait y être, je vous payerais un demi-tonneau de bière. Je ne répondis rien à cela. Lorsque M. De Cock fut parti, est entré M. d'Hauw. Celui-ci me disant : Vous venez d'avoir M. De Cock. - Oui, répondis-je, il m'a bien donné un bulletin, mais ce ne sera pas pour sa bouche. Je voulais dire par là que ses peines seraient perdues et qu'il ne devait en aucune façon compter sur mon vote. Depuis ce jour je n'ai plus vu M. De Cock dans mon cabaret, et il n'a plus jamais été question d'un demi-tonneau de bière. »
Cela va de soi puisque le cabaretier n'a pas accepté les propositions qui lui étaient faites.
Je constate que c'est toujours chez les libéraux que ces tentatives s'exercent ; il est inutile de s'adresser aux catholiques, puisque leurs voix, sont acquises d'avance, (Interruption.)
On n'a rien donné là où l'on n'a pas réussi à gagner un suffrage. C'est tout simple.
Mais M. Nothomb en conclut qu'on n'a rien offert, ni rien promis. Est-ce logique ?
L'honorable rapporteur passe légèrement sur ce fait constaté page 144 :
« Je persiste dans la déclaration que j'ai faite le lundi, onze septembre dernier, et dont vous venez de me donner de nouveau lecture. Ceci est donc la pure vérité, et il est en conséquence certain que M. Eugène De Cock, le matin même des élections, le neuf juin, venant dans mon cabaret, m'a dit lors de la remise d'un bulletin : Si Soenens y est, vous aurez un demi-tonneau de bière. Quoique j'aie accepté le bulletin, je n'ai cependant accepté ni la proposition ni la promesse, et au reste je n'ai également rien reçu après les élections ; cette promesse n'a non plus eu aucune influence sur ma manière de voter. »
Le rapport ne dit pas un mot de la déposition de la cabaretière qui confirme celle du mari et qui se trouve à la page 145, je ne la lirai pas ; vous pourrez la consulter.
Nous allons retrouver le sieur De Cock encore ailleurs, et d'abord au cabaret Saint-Eloi, situé dans la rue Maréchale, qui a été particulièrement travaillée.
Le cabaret Saint-Eloi est tenu par un sieur Suvée, une sorte de cynique, qui dit avoir voté pour les libéraux, quoiqu'il ait laissé croire qu'il votait pour les catholiques, dans l'espoir d'un régal, et qui a dit à M. Syoen qu'il lui est indifférent pour qui il vote, qu'il cherche avant tout son plus grand profit. Il déclare, page 17, que De Cock est venu chez lui en vigilante, et a dit que les personnes qui entraient pouvaient consommer à condition de voter pour lui. Le cabaretier a commencé par consommer lui-même, il a été chercher trois ou quatre bouteilles de vint qu'il a vidées avec deux paysans, et qui ont été payées par Boeteman, rédacteur d'un journal catholique et trésorier général des catholiques.
Cette consommation a eu lieu pendant les élections, entre les deux scrutins.
De Cock nie tant les promesszs faites à Assebrouck que celles faites à J. Jonckheere et les paroles adressées au cabaretier Suvée. du Saint-Eloi.
voyez page 148 de l'enquête :
« Confronté avec le témoin Pierre Suvée, le prévenu déclare, sur nos interpellations : Je persiste dans la déclaration que je viens de vous faire, nonobstant les dires contraires du témoin Suvée.
« Demande. Comment se fait-il alors que ce cabaretier, ayant envoyé chercher de l'argent chez Boeteman-Janssens, en disant que le vin, (page 44) consommé chez ledit cabaretier, au nombre de trois ou quatre bouteilles, l’avait été sur l'autorisation ou la commande de vous, M. De Cock ?
« Réponse. M. Boeteman, s'il a payé, a payé par erreur ; il aurait dû préalablement s'assurer près de moi, si j'avais réellement commandé ce vin ou donné l'autorisation de le boire. »
On interroge plus tard M. Boeteman.
Voici un passage de son interrogatoire (p. 380) :
« Demande. N'avez-vous pas payé des bouteilles de vin à Surée, cabaretier, rue Maréchale ?
« Réponse. Suvée est venu avec un compte de vin, sans que je sache qui a commandé du vin chez ce cabaretier et aussi combien je lui ai payé.
« Demande. Comment se fait-il que vous payiez ce que vous n'aviez pas commandé vous-même ?
« Réponse. Je me charge de tous les frais à payer relatifs aux élections, et je paye ordinairement toute personne qui vient me demander de l'argent pour dépenses qui ont été faites au nom de personnes en qui je puis avoir confiance.
« Demande. Suvée ne vous a-t-il pas dit qu'il était venu avec un compte en suite de la visite de M. De Cock dans sa maison ?
« Réponse. Je n'en sais rien, mais si le vin a été commandé par M. De Cock, certainement je l'aurai payé. »
Ainsi Boeteman, qui se déclare le trésorier général du parti clérical à Bruges, tout en se refusant à dire d'où lui vient l'argent, avoue qu'il a payé le vin commandé par M. De Cock, et qu'il suffit que M. De Cock l'ait commandé pour que ce vin soit immédiatement payé.
Vous avez entendu le témoignage de Doom, à qui l'on a payé, je crois, 25 fr.
Vous avez entendu ceux de Jonckheere et de Suvée. Mettez tous ces témoignages en présence de la seule et unique dénégation de M. De Cock, et vous apprécierez à sa véritable valeur le rôle joué par ce personnage dans l'élection de Bruges. Vous le voyez se poser ouvertement en courtier électoral. Il l'avoue. Il existe, quant à lui, des faits établis, des faits nettement constatés et, en présence de ces faits bien caractérisés, je vous demande s'il y a moyen de soutenir qu'il n'y a pas eu tout au moins tentative de corruption dans l'élection de Bruges.
Quant à moi, je n'ai pas de doute relativement à l'appréciation de la Chambre et du pays sur ce point.
Du reste, messieurs, vous allez voir que le même système est mis en pratique identiquement de la même manière dans d'autres lieux, et cette fois par un ecclésiastique, le sieur Van Steenlandt, vicaire de Sainte-Anne.
Page 252. Ecoutons le témoin Englebert Vermeersch, cabaretier, âgé de trente-sept ans, demeurant à Bruges (cabaret le Bierboom) :
« La veille des élections, un des vicaires de Sainte-Anne, celui qui demeure entre le pont Sainte-Anne et l'église Sainte-Anne, est venu chez moi et m'a dit : Si nous réussissons demain, vous pouvez tirer un tonneau de bière. En disant cela il m'a remis un bulletin, La promesse de ce vicaire n'a pas fait d'impression sur moi, et, ancien domestique du bourgmestre, j'ai demandé mon bulletin à ce monsieur. »
Il est assez bizarre que tous ces prometteurs tiennent le même langage.
C'est toujours la même échappatoire. On dirait qu'on a fait la leçon à tous ces cabaretiers pour leur permettre d'esquiver l'article 113 du Code pénal.
La femme de Vermeersch, page 253, fait la même déposition que son mari.
« Le matin même des élections, et non la veille, comme mon mari l'a déclaré par erreur, entre cinq et six heures du matin, M. Van Steenlandt, vicaire de Sainte-Anne, est venu dans ma maison. Il a remis à mon mari, en ma présence, un bulletin de vote, en disant : Si nous gagnons, vous aurez un tonneau de bière. Depuis les élections nous n'avons plus vu M. Van Steenlandt et nous n'avons plus entendu parler d'un tonneau de bière. »
Cela va de soi ; on n'avait pas acquiescé à la proposition qui avait été faite.
La femme Vermeersch, mise en présence du vicaire Van Steenlandt, page 256, persiste dans sa déposition et cela est très important quand on songe au respect de ces petites gens pour les membres du clergé.
Voici comment elle s'exprime :
« Je persiste dans toute ma déclaration du onze de ce mois, ains, qu'elle est annotée sur la pièce dont vous me donnez de nouveau lecture ; nommément il est certain que le vicaire Van Steenlanlt lorsqu'il eut remis un bulletin à mon mari, a dit : Si nous gagnons, vous aurez un tonneau de bière. J'y persiste, nonobstant les assertions contradictoires de M. Van Steenlandt, en présence duquel vous me mettez ici. »
Poursuivons : Voici (page 265) le témoin Jean Daeveloose, cabaretier, demeurant à Bruges.
« Je suis électeur et tiens cabaret et auberge. La veille des élections, le vicaire de Saite-Anne, M. Van Steenlandt, est venu chez nous. Il a demandé si le lendemain nous voulions tenir table pour huit ou dix personnes. Nous lui avons répondu que c'était trop tard pour le faire bien, et que nous ne l'acceptions pas. M. Van Steelandt ne nous a pas parlé de voter pour les catholiques et ne nous a pas remis de bulletins. »
Là il ne s'est rien passé, mais continuons notre promenade et arrivons au cabaretier Charles Vanderschaege (page 264) qui s'exprime ainsi :
« La veille des élections M. Van Steenlandt est venu dans ma maison pour me demander mon vote ; je lui ai promis de voter pour son parti. M. Van Steenlandt ne m'a fait alors ni promesses ni menaces. Le jour des élections, lorsque je n'étais pas encore de retour de la première élection (avant le ballottage), M. Van Steenlandt est encore venu une fois dans ma maison et s'est informé de moi. Il y a ballottage disait-il, à ma femme. Nous n'avons par conséquent pas beaucoup de temps ; je suis pressé, mais remettez ce bulletin à votre mari, il saura bien ce que cela veut dire. Ma femme, lorsque je suis venu à la maison, m'a remis le bulletin de M. Van Steenlandt, je l'ai accepté et je suis allé au ballottage.
« Un ou deux jours après, le sacristain de Sainte-Anne est venu dans ma maison et m'a remis dix ou quinze francs. Comme je lui disais qu'il ne me devait rien, il répondit : Prenez toujours, vous pouvez avec cet argent régaler vos amis dans votre cabaret. Je répliquai à cela : Nous vendons volontiers, je vous suis reconnaissant, et j'acceptai, l'argent. Je ne sais plus dire exactement si c'était dix ou quinze francs. »
Ici le cabaretier a commencé par promettre son vote et vous voyez qu'en honnête débiteur on lui porte son argent le lendemain.
La déposition de la femme de Vanderschaege confirme en tous points la précédente ; je m'abstiendrai donc de la lire ; cependant il y a un fait important à noter, c'est la partie de la déposition que voici :
« La semaine après les élections, le sacristain de Sainte-Anne est venu. Comme il s'informait de mon mari, je l'ai appelé et je suis montée. Le sacristain et mon mari sont bien restés causer pendant une petite demi-heure, et lorsque le sacristain fut parti, mon mari me montra une pièce de dix et une pièce de cinq francs, qu'il avait reçues du sacristain.
« Le lundi suivant nous avons régalé avec cet argent dans notre cabaret. Nous avons dit aux pratiques qu'il y avait quelque chose à boire, sans dire de qui venait l'argent. » - Pourquoi ce silence ? Avait-on la conscience véreuse ?
Il n'y avait évidemment aucun mal à dire d’où venait cet argent, si la source en était pure.
Le cabaretier répète qu'il a reçu 15 francs parce qu'il vend volontiers. Mais qu'avait-on vendu ? Rien en fait de boisson, rien à l'époque des élections, absolument rien.
Qu'est-ce que les 15 fr. étaient donc destinés à payer puisque rien n'avait été consommé. Le cabaretier n'avait vendu que son suffrage.
Nous ne sommes pas au bout des démarches du vicaire Van Steenlandt. (Page 257), le sieur de Ruyter, cabaretier à l'estaminet le Cerf, fait la déclaration suivante :
« Quelques jours avant les élections, j'ai rencontré dans la rue le sacristain de Sainte-Anne. Celui-ci m'a dit : J'espère que vous voterez avec nous ; il y aura alors peut-être quelque chose à boire chez vous. Cette promesse du sacristain n'a pas eu la moindre influence ni fait la moindre impression sur ma manière de voter.
« Le jour des élections il n'a rien été bu de plus qu'habituellement dans mon estaminet ; et tout ce qui a été bu a été payé par les personnes qui prenaient la consommation. *
Ainsi tout le monde a payé son écot, mais « deux ou trois ou quatre semaines après l'élection, un lundi, il a été bu passablement dans ce cabaret et c'est le sacristain de Sainte-Anne qui a payé. Alors il a bien payé de vingt à vingt-cinq francs. Quelques jours avant que le sacristain soit venu, un vicaire de Sainte-Anne, M. Van Steenlandt, je crois, est venu dans ma maison pendant que je n'y étais pas. Il a dit à ma femme qu'il allait être donné quelque chose à boire. »
La femme De Ruyter répète la même déposition à la page 259.
Il y a un fait à peu près analogue du sieur Jacques Coene qui déclare qu'on a bu chez lui 68 bouteilles de vin payées par M. Boeteman et que le vicaire a ou n'a pas commandées. Je n'insiste pas sur ce fait parce qu'il m'a paru trop obscur et je ne veux parler que des faits positifs.
Je passe à la déposition qui figure la première dans l'enquête, celle d'un sieur Wallyn, qui a prétendu qu'on avait promis une demi-tonne de bière à son père, lequel a déclaré n'avoir rien reçu.
(Page 45) Ce fait était peu compréhensible au début, parce qu'on n'avait pu l'éclairer de ceux qui sont venus postérieurement l'expliquer. Mais en ce moment il devient parfaitement clair.
Le sieur Wallyn raconte que le jour des élections il n'était pas à la maison, mais qu'il a appris par son père que deux prêtres sont venus chez lui et ont promis un tonneau de bière, si le père voulait voter pour les catholiques.
M. de Naeyer. - Il ne dit pas cela. C'est inexact.
M. Hymans. - Pardon. A la page 5, je lis : J'ai su par mon père que deux prêtres venaient continuellement à la maison pour parler des élections à mon père. Je crois que ces deux prêtres étaient MM. Van Steelandt et Deman, vicaires de Sainte-Anne. J'ai entendu dire que tous deux ou l'un d'eux avait promis un demi-tonneau à mon père, s'il voulait voter pour les catholiques.
Et il paraît même qu'on a été peu enchanté de ne pas avoir reçu le cadeau. Car dans la déposition du sieur Bouvaert, éclusier à Bruges, je lis que Wallyn, dans un moment d'ivresse (in vino veritas) a dit : « Je voudrais bien savoir quand nous aurons le demi-tonneau de bière que le vicaire a promis à mon père. » Le témoin a pris des informations pour savoir si le demi-tonneau de bière avait été effectivement envoyé chez Wallyn, mais il n'a pu rien apprendre de ce chef.
M. Nothomb. - Il n'y en a pas eu de promis.
M. Hymans. - Pourquoi se plaint-il de ne pas l'avoir reçu ?
M. Nothomb. - Lisez la déclaration n°5.
M. Hymans. - Je lis : « L'éclusier Bouvaert adressa la parole à ce dernier (Wallyn), et amena la conversation sur ce demi-tonneau de bière. A ce propos, Wallyn se fâcha en disant : Que voulez-vous toujours dire avec ce demi-tonneau ? Nous n'avons pas eu le demi-tonneau ! »
Je ne conteste pas qu'on n'a pas eu le demi-tonneau, mais la question est de savoir s'il a été promis, et ce même témoin, sur la déposition duquel vous vous fondez pour dire qu'il n'y a pas eu de demi-tonneau donné, a déclaré, page 5, qu'il y avait eu un demi-tonneau promis.
M. de Naeyer. - Du tout.
M. Hymans. - Je viens de vous lire la déposition.
M. de Naeyer. Il a dit qu'il avait entendu dire.
M. Hymans. - En effet, le fils Wallyn a déclaré qu'il avait entendu dire que le demi-tonneau avait été promis, et plus tard le demi-tonneau n'ayant pas été donné, il a dit : Je ne sais pas ce que vous voulez dire avec ce demi-tonneau ; nous n'avons rien reçu.
Du reste un de plus ou un de moins, cela ne fait rien à l'affaire.
Un autre cabaretier, le sieur De Ruddere déclare, à la page 269, que le sacristain Gey est venu dans sa maison et lui a dit, trois ou quatre semaines après les élections : « De Ruddere, voici quinze francs ; donnez avec cela un verre de bière à vos pratiques. - Je l'ai accepté, en disant que je remerciais le sacristain, sans demander pour quelle cause je recevais cet argent et sans que Gey me la fit connaître. - Pour sûr je ne sais pas pourquoi cet argent me revenait ; jamais auparavant il n'en avait été question. » Cependant il a accepté.
Maintenant voici le fait essentiel, et j'appelle sur ce point l'attention toute spéciale de l'assemblée.
On fait comparaître devant le juge d'instruction le sacristain de la paroisse de Sainte-Anne, qui a été faire tous ces payements, et ce témoin naïf va nous apprendre d'une façon charmante la réalité des choses.
Il déclare, page 274, de la manière la plus positive, qu'il ne s'est rendu coupable d'aucun fait de corruption de votes électoraux pour les élections du 9 juin, qu'il n'a pas promis d'argent, qu'il n'a rien fait. « Il est vrai, ajoute-t-il, que quelques jours avant les élections, j'ai rencontré le cabaretier De Ruyter (du cabaret le Cerf) et lui ai dit : « Nous allons compter sur vous, il sera peut-être donné chez vous quelque chose en régal. » Voulant dire par là, que si le parti catholique venait à réussir, il pourrait être probablement donné quelque, chose en régal à ses pratiques dans son cabaret. Je ne sais pas quelle réponse il m'a faite alors. Je ne sais pas si je lui ai donné alors un bulletin de vote.
« Huit ou quatorze jours après le 9 juin, j'ai été chargé par le vicaire Van Steenlandt de porter vingt-cinq francs chez ledit cabaretier De Ruyter, ce que j'ai fait, afin de régaler avec cet argent les habitués de ce cabaret. »
Et il ajoute : « Ceci était à l'occasion du résultat des élections, ainsi que je dois le conclure de ce qui était dit généralement (je ne sais où, probablement dans la sacristie) que, au cas où les candidats du parti catholique remporteraient la victoire, il serait donné quelque chose en régal, chez les cabaretiers que l'on savait par sentiment appartenir à cette opinion. »
Il raconte qu'il a été de même porter de l'argent chez plusieurs cabaretiers et il termine en disant positivement qu'il n'a fait de promesses d'aucune nature. Cependant je viens de vous montrer qu'il a dit lui-même : Si nous réussissons, il y aura quelque chose à boire chez vous. Il oublie qu'il apportait cet argent en exécution de la promesse qu'il avait faite lui-même.
Il raconte d'autres faits analogues. On lui demande : « Qui vous a indiqué les cabaretiers à qui vous avez remis l'argent donné par M. Van Steenlandt et qui vous a fixé les limitations de l'argent qui était destiné à ces cabaretiers ?
« Réponse. Je ne puis pas vous répondre quant à ce qui concerne l'indication des cabaretiers. Je suis allé de préférence chez ceux que je vous ai indiqués, parce que ces personnes, à mon idée, s'acquittent bien de leurs devoirs.
« Demande. De quels devoirs voulez-vous parler ?
« Réponse. J'entends les devoirs de religion.
« Demande. N'y a-t-il que quatre cabaretiers dans la paroisse de Sainte-Anne qui s'acquittent bien de leurs devoirs religieux ?
« Réponse. Je ne fais pas beaucoup attention aux autres, je n'en fais pas beaucoup de cas ; ceux en question sont les quatre que je connais le plus.
« Quant à ce qui regarde la limitation ou la répartition des sommes données à chacun desdits cabaretiers, je l'ai fait en proportion des pratiques qui fréquentent ces cabarets. »
C'est-à-dire proportionnellement à l'influence que, grâce au nombre de leurs pratiques, les cabaretiers avaient pu exercer.
Je trouve que la naïveté de ce sacristain en dit beaucoup plus que beaucoup d'autres passages de l'enquéte sur lesquels on a beaucoup insisté.
Cependant ne nous prononçons pas encore. Occupons-nous de la déposition du vicaire Van Steenlandt lui-même.
Il nie de la manière la plus formelle tous les faits qui lui sont imputés. Mais je vais démontrer par une citation de deux lignes jusqu'à quel point cette déposition mérite créance.
A la page 279, il dit : « Je n'ai pas chargé le sacristain Gey de remettre vingt-cinq francs à ce cabaretier pour être offert à boire en régal aux habitués du cabaret. »
Ainsi il n'a chargé le sacristain Gey ni de faire des promesses ni de porter de l'argent. Cela est dit formellement à la page 279, et à la page 280, nous lisons :
« Immédiatement confronté avec le prévenu Jacques Gey, le prévenu Van Steenlandt déclare : « Je reconnais avoir remis à ce dernier une somme globale pour régaler, sans dire où, laissant Gey faire ce qu'il trouvait convenable, lui sachant mieux que moi où il pouvait le remettre pour le mieux. Je lui ai donné cet argent, mais je ne l'ai pas donné en mon nom.
« Demande. Au nom de qui donc cela a-t-il eu lieu ? t Réponse. Je ne le sais pas.
< Demande. A combien s'élève la somme qui a été remise par vous à Gey ?
« Réponse. Je l'évalue à environ quarante francs, si il y a eu, comme le dit le sacristain, vingt-cinq francs pour De Ruyter et quinze francs pour Van der Schaeghe.
« Demande. D'où provenait l'argent donné de la même façon par le sacristain Gey aux sieurs Lescrauwaet et De Rudder, également cabaretiers, argent dont le total s'élevait à trente francs ?
« Réponse. Je ne sais pas au juste combien, ni ce que j'ai donné au sacristain.
« Demande. D'où provient donc tout cet argent ?
« Réponse. Cet argent m'a été remis par M. Boeteman, pour régaler à l'occasion du résultat des élections et parce que nous avions remporté la victoire.
« Demande. N'est-il pas vrai que vous avez indiqué les cabaretiers chez lesquels le sacristain Gey devait porter l'argent qu'il a remis, de même que vous avez fixé les sommes qui étaient destinées à chaque cabaretier ?
« Réponse. Non. Je n'ai indiqué ni les cabaretiers, ni fixé les sommes. J'ai remis au sacristain une somme globale pour en disposer lui-même suivant son opinion, sachant qu'il l'aurait bien fait. »
Voilà donc ce vicaire qui déclare successivement qu'il n'a rien promis, rien donné et qui est obligé ensuite d'avouer qu'il a donné de l'argent, mais qu'il ne sait pas d'où provient cet argent ; voilà donc ce prêtre pris en flagrant délit de mensonge.
M. B. Dumortier. - Ce n'est pas exact. Je proteste contre ces paroles.
M. Hymans. - L'enquête judiciaire nous a été renvoyée pour,être examinée et nous avons parfaitement le droit d'apporter à cette tribune les preuves que nous y trouvons.
M. B. Dumortier. - Vous n'oseriez pas dire à ce vicaire dans un lien public ce que vous dites ici.
(page 46) M. Hymans. - Il n'y aurait pas grand courage à le lui dire puisque c'est un prêtre, mais si vous vous trouviez, M. Dumortier, dans la même position, je vous le dirais à vous, comme je le dis ici.
MfFOµ. - Il a nié, et après avoir nié il a été obligé d'avouer. (Interruption.)
M. Hymans. – M. Nothomb, ce n'est pas vous qui avez la parole, c'est moi. Vous l'avez eue pendant huit jours dans votre rapport et dans les journaux. Je ne fais que vous répondre.
Le vicaire Van Steenlandt déclare, page 279 de l'enquête, et je prie tout le monde de vouloir bien lire sa déposition, il déclare :
« Je n'ai pas chargé Jacques Gey, sacristain de Sainte-Anne, de faire des promesses ou des démarches (avant) pour les élections en question ; je ne l'ai pas chargé non plus, après ces élections, d'aller porter de l'argent chez les cabaretiers pour faire donner de la boisson en régal à leurs pratiques. »
Voilà ce qu'il dit en propres termes, et au bas de la page 280, nous lisons :
« Immédiatement confronté avec le prévenu Jacques Gey, le prévenu Van Steenlandt déclare : Je reconnais avoir remis à ce dernier une somme globale pour régaler, sans dire où, laissant Gey faire ce qu'il trouvait convenable, lui sachant mieux que moi... » (Interruption.)
Le pays lira et il appréciera.
«... lui sachant mieux que moi où il pouvait le remettre pour le mieux. Je lui ai donné cet argent, mais je ne l'ai pas donné en mon nom. »
Et après avoir déclaré ensuite qu'il ne sait pas d'où venait cet argent, poussé dans ses derniers retranchements, il finit par déclarer que c'est M. Boeteman qui le lui a remis.
L'honorable M. Nothomb, dans son rapport, ne dit absolument rien de tout cela.
A la page22 du rapport, paragraphe 41, se trouve cette seule phrase : « Le nom du vicaire Van Steenlandt est mêlé au fait que nous venons d'analyser ; mais il est inutile d'y insister, parce qu'en tenant pour exacts les dires des époux de Ruyter et du sieur Gey, l'intervention de M. Van Steenlandt n'aurait eu lieu que postérieurement aux élections. »
- Un membre. - Postérieurement.
M. Hymans. - Certainement. On n'a payé qu'après les élections.
M. B. Dumortier. - Donc il n'y a pas eu de corruption.
M. Hymans. - C'eût été une véritable niaiserie que de payer d'avance ; on n'eût pas été sûr d'être bien servi. Mais avant les élections nous voyons ce vicaire courir de cabaret en cabaret ; pourquoi ? Ce n'était évidemment pas pour confesser les cabaretiers. Que fait-il ? Nous ne le savons pas ; nous n'avons pas assisté à ses entretiens, mais nous savons parfaitement bien qu'après les élections le sacristain, de la part du vicaire et de son propre aveu, va dans les mêmes cabarets payer des sommes de 10, 20 et 30 francs.
Pourquoi ? par charité ? D'où vient l'argent ? Le vicaire commence par dire qu'il l'ignore, puis il déclare que c'est M. Boeteman qui le lui a remis. El quand on interroge à cet égard M. Boeteman lui-même, celui-ci déclare qu’il refuse de répondre.
Vous voyez, messieurs, quel est le système : Démarches avant les élections et payement après les élections ; et cela est rationnel, c'est le meilleur moyen d'être bien servi.
M. B. Dumortier. - Trois semaines après les élections.
M. Hymans. - Je sais fort bien, et là est la force de nos adversaires, je sais fort bien que le délit nous échappe ; mais je dis et je crois être en cela de l'avis de la majorité de cette Chambre, je dis que la présomption est plus que suffisante et qu'il n'est pas un jury qui, ayant à prononcer sur la constatation de pareils fais, ne trouvât dans leur fréquence, dans leur concordance et dans leur pertinence, des motifs déterminants d'un verdict affirmatif.
Nous arrivons au fait tout aussi grave qui concerne le cabaretier Boereboom, à Bruges.
Ce cabaretier est inscrit pour la première fois sur la liste électorale. Il déclare que son idée était de ne pas aller voter. Cela est dit page 222 de l'enquête, et il ajoute en propres termes :
« Ce sont les promesses de M. Beeckaert qui m'ont engagé à aller voter le 9 juin. »
Or, qu'est-ce que M. Beeckaert ? C'est le vicaire de Sainte-Anne ; et quelles sont les promesses ? C'est d'abord une somme de 2 francs donnée sous prétexte d'indemniser ce cabaretier qui est en même temps charpentier, je pense, de la perte de sa journée ; et puis 10 francs en consommation dans le cabaret. Les 2 francs sont avoués par le sieur Beeckaert ; il reconnaît les avoir donnés ; les 10 francs donnés à titre de régal sont avoués par le cabaretier Boereboom dans son premier interrogatoire, page 215 de l'enquête ; ce fait est confirmé par sa femme à la page suivante.
Dans une nouvelle déposition, le sieur Boereboom se rétracte : il ne se rappelle plus que le sieur Beeckaert a promis 10 francs pour être consommés dans le cabaret ; il ne se rappelle pas non plus que ce vicaire alors ou dans un autre moment lui aurait donné 2 francs, en disant : « Ce n’est pas tout perte, votre salaire n’est pas complètement perdu. »
Cette rétractation, constatée avec empressement par l'honorable M. Nothomb dans son rapport, ne signifie absolument rien, à côté de la déposition d'un sieur Lekens, fabricant de meubles à Bruges (page 225). Il résulte de cette déposition que les 10 francs ont été donnés, mais qu'ils ont été consacrés, non à défrayer les électeurs, mais à donner une petite fête, 8 jours après les élections ; le sieur Lekens déclare même que le sieur Beeckaert avait remis les deux francs à Boereboom. Ce témoignage, confirmé par plusieurs autres, prouve que l'histoire était connue de tous les voisins de Boereboom et que les 10 francs ont été en effet promis et donnés. Le fait n'est pas contestable. L'honorable M. Nothomb lui-même dit dans son rapport que c'est d'après la déclaration spontanée du vicaire qu'on avait été mis au courant de la remise de la somme.
Remarquez bien qu'il ne s'agit pas d'argent donné pour indemniser un électeur campagnard. Boereboom n'est pas un électeur campagnard ; il est de Bruges, et je ne comprends pas le préjudice qu'il aurait pu subir en allant prendre part à l'élection ; Boereboom déclare qu'il ne serait pas allé voter sans les promesses du vicaire Beeckaert. Donc le fait est bien nettement avoué.
L'honorable M. Nothomb a cherché à atténuer le fait en disant qu'il ne s'agit que d'une somme minime. Mais une somme, quelque minime qu'elle soit, peut devenir très considérable, quand elle se donne à un électeur besogneux et misérable.
Il est certain que pour un électeur qui craint de perdre sa journée en allant à l'élection, une somme de 12 fr. est un très beau cadeau.
L'honorable M. Nothomb voudrait, dans cette circonstance, se retrancher derrière la quotité minime de la somme ; mais c'est tout à fait la répétition de ce qui s'est vu récemment en France à propos de l'élection de M. Isaac Pereire ; l'honorable M. Nothomb tient exactement le même langage que M. Isaac Pereire a tenu, savoir que dans cette élection, l'argent n'a joué qu'un faible rôle. Mais je répondrai, avec M. Jules Favre, que, pour que l'élection puisse être validée, il faut que l'argent n'y ait joué aucun rôle.
Messieurs, après ces faits dont la Chambre appréciera l'importance, j'en signalerai plusieurs autres qui semblaient vagues, placés qu'ils étaient au commencement du dossier, mais qui s'éclairent par la lumière que répand la suite de l'enquête.
Voyons ce qui se passe dans la commune de Zerkeghem. Quatre ou cinq cabaretiers ont reçu 15 francs chacun pour donner des fêtes ; c'est Philippe Carden qui leur a apporté l'argent de la part du curé Deman, en témoignage de satisfaction pour le résultat des élections (page 244 de l'enquête).
D'après la déclaration d'un candidat notaire, nommé Benoot, le curé de Zerkeghem a fait boire les électeurs de cette commune dans le cabaret l’Etoile avant le scrutin de ballottage.
Qu'est-ce que ce que cela prouve ? dit l'honorable M. Nothomb dans son rapport. Cela prouve uniquement la satisfaction qu'éprouvait le curé à l'occasion de l'échec de M. Devaux ; un des hommes assurément les plus haut placés dans l'opinion publique, un homme politique qui, pendant trente ans, a rendu d'immenses services à son pays, et qui laissera dans l'histoire de grands et glorieux souvenirs ; cet homme essuie un échec, et le curé de Zerkeghem excite à boire en l’honneur de cette défaite. Et voilà les gens qui sont chargés de prêcher la morale et la charité chrétienne ! Le fait qui s'est passé dans la commune de Zerkeghem prouve quelle a été la moralité de l'élection de Bruges.
Une autre observation en passant. Il ne peut pas s'agir ici des frais d'élection, il ne peut pas s'agir d'argent donné aux électeurs pour payer leur transport et pour se restaurer à Bruges, puisqu'il est démontré par la déposition du curé lui-même (page 244) que les électeurs ont été transportés gratuitement, qu'ils ont bu à Bruges au cabaret l’Etoile, où l'on a payé leur consommation ; pourtant on leur a encore distribué 10, 15, 25 francs quinze jours après les élections.
Je signalerai encore deux ou trois faits pour prouver quelle était l'opinion dominante à Bruges sur le caractère des élections du 9 juin. A la page 92, le sieur Herrebaut déclare que le 9 juin, après le ballottage, il a entendu des paysans dire : « Ceux qui ont le plus d'argent sont nos meilleurs amis. »
(page 47) A la page 93 de l'enquête, nous voyons le propriétaire du cabaret la Diligence déclarer que des cultivateurs lui ont dit qu'ils avaient été payés par des hommes du parti catholique. Je sais bien que ce propos est nié, ils le sont tous ; mais vous connaissez le proverbe : « II n'y a pas de fumée sans feu, » et nous sommes suffisamment édifiés pour apprécier, au point où nous en sommes arrivés, de simples dénégations de témoins.
Le lendemain des élections des choses analogues se passent ailleurs ; partout la conviction est établie qu'on a donné de l'argent, qu'on a distribué des tonnes de bière.
Je vous signale, à cet égard, les dépositions du sieur Coppé qui déclare avoir reçu pour son vote, cinq francs d'un catholique, M. Vande Putte et la même somme d'un libéral, M. Chantrelle. Seulement, nous avons au dossier une explication de M. Chantrelle, explication très catégorique et à laquelle il n'y a rien à répondre. Il déclare qu'il a simplement envoyé à cet électeur un bulletin, qu'il n'a jamais fait autre chose et que c'est le domestique d'un de ses employés qui a porté cet argent au nom de cet employé, lequel, d'ailleurs, l'a fait uniquement pour donner à cet électeur l'occasion de se réjouir du résultat partiel de l'élection.
M. B. Dumortier. - C'est cela, quand il s'agit d'un libéral tout est permis.
M. Hymans. - Vous êtes dans l'erreur, M. Dumortier ; jamais nous n'avons entendu légitimer des faits de ce genre où qu'ils existassent. Il est évident que cinq francs donnés par des libéraux constituent aussi bien un fait de corruption que lorsqu'ils sont donnés par des catholiques, et ce n'est point nous qui absoudrons jamais de pareils faits. Quoi qu'il en soit, il ne reste pas moins établi que cinq francs ont été positivement donnés par le sieur Vande Putte, l'engraisseur de bestiaux, et vous allez voir le rôle que ce Vande Putte joue dans l'élection. C'est un des derniers faits qu'il me reste à signaler.
Le sieur Van de Putte paraît à chaque instant dans l'élection. Nous le trouvons d'abord au cabaret le Hollandais où il est près du comptoir avec un de ses amis, le nommé Moens. « Voyez, dit un témoin, voilà encore une fois Van de Putte occupé à acheter un vote. » Le maître de l'établissement, interrogé, déclare que le sieur Van de Putte a conféré dans un cabaret particulier avec le sieur Moens ; un autre témoin déclare que le fait est inexact, mais un troisième atteste que le sieur Moens, avec qui Van de Putte avait conféré, a distribué ostensiblement des bulletins pour les candidats catholiques.
Et un employé, le sieur Vereeeke, déclare que ce n'est pas étonnant, attendu qu'il savait qu'il existait un arrangement sur ce point entre les sieurs Vande Putte et Moens qui distribuait des bulletins.
Je reconnais que tout cela est assez vague, et je n'insiste pas sur ce point, pas plus que sur la prétendue promesse que M. Soenens aurait faite à un poêlier de lui acheter un poêle s'il était élu. Je veux uniquement prouver qu'on retrouve ce Van de Putte partout où il y a quelque tripotage en fait d'élection.
Nous le retrouvons encore à Bruges le matin des élections, au café de l’Amitié, où il est en conférence avec le chef de l'établissement qui déclare que le sieur Lengiers est venu dans son café et lui a déclaré qu'il avait été forcé de remettre un bulletin catholique qu'il avait reçu de Vande Putte « pour le motif que ce dernier ne l'avait plus quitté, qu'il l'a constamment observé de l'œil, qu'il lui avait dit que ce bulletin était marqué et qu'il se tenait derrière la boîte des votes pour voir s'il remettrait effectivement ce bulletin. Lengiers y ajouta : Si je n'avais pas remis ce bulletin catholique, j'aurais pu perdre la terre que j'ai en fermage du marchand de bestiaux gras. Je ne pourrais pas dire avec certitude s'il rassortissait des paroles de Lengiers que Van de Putte, le marchand de bestiaux gras, l'aurait menacé de lui retirer sa terre, ou si c'était une simple crainte qu'il exprimait.
Vande Putte nie énergiquement le fait, mais on entend Lengiers, et celui-ci raconte que le 4 juin Vande Putte est venu lui remettre un bulletin sans promesse ni menace. Il avoue cependant avoir dit au géomètre Vande Pitte, le jour de l'élection : « Voyez-vous bien, M. Vande Putte, l'engraisseur de bestiaux, se tient derrière le bureau ; si j'avais dû mettre son bulletin dans la boîte, s'il avait été marqué, il aurait pu le reconnaître. »
« J'ai parlé ainsi par supposition, ajoute Lengiers, et il est faux que j'aurais dit qu'au cas où je n'avais pas mis dans la boîte le bulletin que l'engraisseur de bestiaux Vande Putte m'avait donné, lui, c'est-à-dire Vande Putte, l'engraisseur de bestiaux, l'aurait su. »
Il n'est pas moins vrai que nous voyons Van de Putte accusé d'avoir distribué des bulletins marqués ; c'est tout ce que je tenais à constater.
Le samedi après l'élection, le même Van de Putte fait boire au cabaret l'Etoile les électeurs de Zerkeghem (page 239), et il donne deux francs, en témoignage de satisfaction, à un cabaretier nommé Strabbe, qui dit n'avoir vu dans cet acte de générosité qu'une simple plaisanterie ; ce qui ne l'a pas empêché d'accepter.
L'enquête, messieurs, révèle beaucoup d'autres faits encore à charge de Van de Putte, mais, pour moi, les seuls témoignages importants sont ceux qui se rapportent aux démarches faites par lui d'accord avec un ancien brasseur, le sieur Valcke, auprès de différents cabaretiers. Valcke avoue, et cela est important, qu'il a visité, de concert avec Van de Putte, une trentaine de cabarets (page 336). Voyons ce qu'ils ont fait dans ces établissements ou tout au moins dans ceux où l'enquête nous permet de de les suivre.
Il y a un sieur Bougne, âgé de 28 ans, fils d'un cabaretier à Bruges ; il occupe une maison appartenant à un propriétaire libéral, M. De Meulemeester.
Vandeputte et Valcke s'étant présentés chez lui pour lui remettre un bulletin catholique pour lui et des bulletins à distribuer, il dépose ainsi : « Ils me demandaient mon vote au nom de ma propriétaire Mme de Meulemeester et dirent qu'il en serait résulté quelque chose pour régaler. J'ai répondu : Lorsque ma propriétaire le désire, ou le veut je voterai certainement selon son désir. Cependant ces désirs n'ont pas eu d'influence sur ma manière de voter et j'ai voté selon mon idée. »
Mais il se fait que ce Bougne n'est pas électeur ; que son père seulement est électeur, mais qu'en ce moment il est malade à l'hôpital. Que fait-on ? On lui dit : N'importe, allez voter avec le bulletin de votre père. Le fait est constaté ; l'individu est allé voter et il déclare l'avoir fait à cause de promesses qui lui avaient été faites (page 284).
Voilà donc un faux électeur votant sur les promesses et les démarches faites près de lui par Valcke et Van de Putte, deux agents du parti catholique.
Il résulte à l'évidence de la déclaration de M. de Meulemeester qu'il n'avait autorisé personne à faire une pareille démarche. Madame de Meulemeesler a fait une déclaration à peu près analogue.
Ce fait se répète chez cinq ou six cabaretiers. Valcke et Van de Putte vont se prévaloir de prétendus mandats du propriétaire ou de sa femme pour obtenir des suffrages, et là où l'électeur ne sait pas lire comme Vermeersch, et déclare vouloir voter pour les libéraux, on lui dit : « C'est bien, votez pour les libéraux », et on lui remet un bulletin catholique.
Heureusement un client entre ; on lui montre le bulletin ; il reconnaît que c'est un bulletin catholique qu'on a donné pour un bulletin libéral.
Valcke et Van de Putte nient ; le cabaretier persiste dans sa déclaration, le propriétaire déclare qu'il n'a donné aucun mandat ; les sieurs Valcke et Van de Putte disent qu'ils n'ont pas su que Bougne n'était pas électeur. C'est possible, mais n'est-il pas vrai qu'ils se sont servis sans droit de l'autorité de propriétaires ?
Tout cela ne prouve-t-il pas qu'on a exercé une pression sur les élections. On dit que cette pression n'a rien produit ; car Bougne, à qui on s'est adressé, a voté pour les libéraux ; mais ceux qui l'ont voulu corrompre ne s'en doutent pas, puisqu'il a accepté trois francs pour voter pour les catholiques. Vermersch aurait voté pour les catholiques, croyant voter pour les libéraux, si un client ne s'était trouvé là pour l'avertir. Mais, dites-vous, il ne s'est pas servi du bulletin, donc ce fait n'a pas d'importance. Je lui en trouve une grande : Valcke et Vande Putte avouent avoir visité 30 cabarets, ils peuvent dans vingt-cinq ou vingt-six avoir mieux réussi que dans ceux où nous avons découvert leurs manœuvres.
Messieurs, je suis fatigué, la Chambre doit l'être aussi ; je désirerais abréger mon discours, mais avant mon désir je dois placer l'intérêt de la cause que j'ai à défendre. Je demande la permission de continuer demain.
- La discussion est renvoyée à demain.
La séance est levée à 4 heures et demie.