Séance du 08 mai 1863
(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)
(page 870) (Présidence de M. Vervoort.)
M. de Moor, secrétaire, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Thienpont, secrétaire., lit le procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est adoptée.
M. de Moor, secrétaire, présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à Chambre.
« Des habitants de Pietrebais-Chapelle-Saint-Laurent demandent que les deux sections de cette commune soient érigées en communes séparées. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des tanneurs à Saint-Hubert demandent égalité de traitement pour les cuirs prussiens et pour les cuirs belges. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner l'arrangement commercial avec la Prusse.
« L'administration communale de Tournai prie la Chambre de maintenir la loi du 12 mars 1862, décrétant le chemin de fer direct d'Ath à Hal et d'autoriser la concession à la compagnie Hainaut-Flandres d'une ligne de Péruwelz à Rasècles, à la condition que la compagnie donne de sérieuses garanties pour le prompt achèvement de la section de Peruwelz à Tournai. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la concession de chemins de fer.
« Des habitants de Gand demandent la réduction du droit d'entrée sur le poisson salé et le fromage venant de la Hollande. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« M. de Florisone, obligé de s'absenter, demande un congé de quelques jours. »
- Accordé.
« M. de Renesse demande un congé de deux jours. »
- Accordé.
M. J. Jouret. - Messieurs, depuis les premiers jours de cette semaine, les membres de la Chambre n'ont plus reçu, comme ils en avaient l'habitude, les Annales parlementaires le lendemain des séances dans lesquelles les discours ont été prononcés. C'est excessivement gênant pour les membres qui se livrent à une étude sérieuse de la question et qui ont l'intention de prendre part à la discussion.
Je me permettrai de prier MM. les questeurs de nous expliquer par quelles circonstances on a dérogé d'une manière tout à fait inattendue aux usages consacrés depuis si longtemps dans cette Chambre.
M. Allard. - Messieurs, il n'est pas exact de dire que tous les discours paraissent le lendemain de la séance même où. ils ont été prononcés. Lorsque la séance a été occupée entièrement par un seul orateur, il est presque impossible, il est même impossible que les discours paraissent le lendemain aux Annales parlementaires.
Quant à ce que vient de dire l'honorable M. J. Jouret, savoir que c'est un grand inconvénient que les discours n'aient pas paru, depuis quelques jours dans les Annales parlementaires, je ne puis donner à la Chambre des explications autres que celles que M. le directeur du Moniteur m'a adressées ce matin.
Hier, j'avais envoyé au bureau du Moniteur, pour demander pourquoi le discours de l'honorable M. Schollaert, celui de l'honorable M. de Theux et celui de l'honorable M. Bara n'avaient pas paru. Ce qui concerne ces deux derniers discours, je ne m'en étonnais nullement, puisqu’ils avaient été prononcés la veille ; mais j'étais surpris que le discours de l'honorable M. Schollaert n'eût pas paru au moins le matin. A deux heures, on m'a répondu du Moniteur que, jusqu'à cette heure, MM. Schollaert et de Theux n'avaient pas encore remis leurs discours ; une partie seulement du discours de l'honorable M. Bara se trouvait à l'imprimerie.
Ce matin, à onze heures trois quarts, M. le directeur du Moniteur m'écrivait qu'il n'avait pas encore reçu le discours de l'honorable M. Schollaert ; que l'honorable M. Bara ne voulait pas remettre la seconde partie de son discours aussi longtemps que le discours de l’honorable M. Schollaert n'aurait pas paru aux Annales parlementaires ; que quant à la séance d'hier, il ne manquait plus que le discours de l'honorable M. B. Dumortier, et que si on pouvait avoir aujourd'hui ce discours et celui de l'honorable M. Schollaert, les trois séances paraîtraient demain.
Voilà les seules explications que je puisse donner à l'honorable M. Jouret.
M. B. Dumortier. - Messieurs, mon discours est au Moniteur, de manière que me voilà déchargé de tout reproche.
Messieurs, quant à la réponse qui vient d'être faite à l'interpellation de l'honorable M. J. Jouret, je regrette que l'honorable questeur qui a pris la parole, n'ait pas jugé à propos de demander des explications à l'honorable M. Schollaert, avant d'occuper la Chambre de cet incident. Précisément le hasard me permet, sans qu'il doive se déranger, de vous donner à cet égard une réponse : c'est qu'il a trouvé dans le travail de la sténographie une reproduction tellement imparfaite de ses paroles, qu'il sera obligé de refaire une partie de son discours. (Interruption.)
Permettez, vous comparerez son discours avec la sténographie ; vous en avez le droit ; la sténographie reste pendant huit jours à votre inspection. Vos rires ne prouvent donc rien. Il n'est personne qui ne sache combien, dans les séances secrètes de la Chambre, lorsqu'il s'est agi de son budget, certains orateurs ont élevé des plaintes sur la manière dont leurs discours étaient reproduits. Je n'ai pas toujours approuvé ces plaintes, mais enfin vous les avez entendues. Pourquoi donc faire un crime à mon honorable ami de ce qu'il se plaint de ce dont la plupart d’entre vous se sont plaints ?
Au surplus, il était facile à l'honorable M. Allard de demander à l'honorable M. Schollaert, avant la séance, le motif pour lequel son discours n'a pas encore paru, et je crois qu'en bons camarades on aurait dû s'abstenir de venir entretenir la Chambre de ce petit incident.
M. Bara. - Je n'ai qu'un mot à dire. Mon discours est prêt ; mais je ne l'ai pas envoyé au Moniteur par la raison que ce discours ne peut pas être lu avant que celui de l'honorable M. Schollaert, auquel il répond, ait été publié. J'ai donc dit au Moniteur qu'aussi longtemps que le discours de l'honorable M. Schollaert ne serait point livré à la publicité, il ne me serait pas possible de remettre le mien.
M. Schollaert. - C'est à moi, messieurs, de réclamer l'indulgence de la Chambre. La publication de mon discours a été retardée probablement parce que je n'ai pas l'expérience des autres membres de cette assemblée, qui parviennent beaucoup plus facilement et avec plus d'aisance à corriger le travail de la sténographie. Il se peut que MM. les sténographes non encore habitués à mon débit aient éprouvé plus de difficulté à rendre exactement mon discours, qui était d'ailleurs entièrement improvisé, qu'ils n'en ont à reproduire les discours des autres membres de cette assemblée dont la parole leur est plus familière.
Il n'y a donc, de ma part, aucune mauvaise intention. J'ai dû consacrer tout le temps dont j'ai pu disposer depuis mardi, à redresser le manuscrit qui m'a été remis ; et la Chambre comprendra, j'espère, qu'il m'eût été extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de faire ce que j'eusse certainement voulu et désiré faire, surtout que je n'ai pas encore de logement fixe à Bruxelles.
Je m'engage à mettre la plus grande célérité à terminer mon discours, et pour que personne d'entre vous, messieurs, ne puisse me supposer des intentions plus ou moins déloyales (interruption), pour qu'on ne puisse pas supposer que j'aie refait mon discours après l'avoir longuement médité, je mettrai à la disposition de vous tous, messieurs, la copie qui m'a été remise.
Vous verrez que mes corrections ne portent que sur des fautes grammaticales et de style et qu'elles n'altèrent absolument en rien aucune des considérations que j'ai eu l'honneur de développer devant vous.
M. le président. - Il n'y a dans l'observation qui a été présentée aucune supposition blessante. On doit tenir à l'exactitude de la publication des Annales parlementaires, mais la réclamation qui vient d'être faite à cet égard n'incrimine les intentions de personne.
(page 871) M. Allard, questeur. - Je repousse de toutes mes forces ce qu'a dit l’honorable M. Dumortier : il n'y a eu, de ma part, aucune mauvaise intention dans les explications que j'ai loyalement données ; ces explications, je les ai données sans y avoir été provoqué par personne.
Hier, l'honorable M. de Theux m'avait envoyé un billet pour me demander pourquoi les Annales parlementaires n'avaient plus paru depuis mardi. J'avais reçu avis que le discours de l'honorable M. Schollaert n'était pas encore arrivé au Moniteur ; et, par erreur probablement, on disait qu'il en était de même des discours des honorables MM. de Theux et Bara.
Je me suis empressé de communiquer ces renseignements à l'honorable "M. de Theux, qui m'a répondu qu'on était allé reprendre son discours chez lui le matin même à onze heures et qu'il était au Moniteur.
Je ne pouvais pas pendant la discussion entretenir l'honorable M. Schollaert de cet incident, et d'ailleurs, je supposais que son discours aurait paru ce matin.
Aujourd'hui, M. le directeur du Moniteur a cru devoir m'informer de ce qui se passait or, en effet, sa lettre commence ainsi : « Je dois, M. le questeur, vous donner des explications sur le retard apporté à la publication des séances de mardi, de mercredi et de jeudi. »
D'autre part dix à douze membres sont venus m'interpeller à ce même sujet et je leur ai répondu que MM. Schollaert et Bara n'avaient pas encore remis entièrement leurs discours. Quelques-uns m'ont engagé à donner spontanément des explications à la Chambre ; mais je leur ai répondu que je ne donnerais ces explications que si j'y étais invité. Eh bien, des explications m'ont été demandées aujourd'hui par l'honorable M. Jouret, comme l'honorable M. de Theux l'avait fait dès hier ; je ne pouvais donc pas garder le silence. Mais je déclare que cette demande d'explications, je ne l'ai point provoquée et je repousse de toutes mes forces l'insinuation que M. Dumortier s'est permise à mon égard. Encore une fois, j'ai parlé quand j'ai été invité à donner des explications ; je n'ai fait en cela que remplir mon devoir et je n'ai eu, je le répète, aucune mauvaise intention.
M. le président. - L'incident est clos.
M. De Fré. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi sur la responsabilité ministérielle.
- Ce rapport sera imprimé, distribué et mis à la suite de l'ordre du jour.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre un projet de loi qui autorise le gouvernement à constituer en société anonyme l'établissement à fonder à Bruxelles, sous la dénomination de Compagnie immobilière de Belgique.
Les travaux d'Anvers sont assez avancés pour qu'on puisse opérer bientôt la démolition des anciennes fortifications. Les fondateurs de cette société immobilière ont offert, au gouvernement de réaliser, en participation avec la ville, les terrains cédés par la loi de 1859 et de verser au trésor les 10 millions que ladite ville doit payer à l'Etat en vertu de l'article 2 de ladite loi.
La réalisation possible de ces terrains dans un temps prochain rend nécessaires les dispositions annoncées par le gouvernement pour faire disparaître les servitudes.
Un projet de loi sera présenté par le département de la guerre pour consacrer ces dispositions.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'ai l'honneur de déposer également un projet de loi qui autorise le gouvernement à faire la cession de l'entrepôt public d'Anvers à la ville ou à une société ;
Un projet de loi qui ouvre au département de l’intérieur pour l'exercice 1862 des crédits supplémentaires à concurrence d'une somme de 141,057 fr. 20 c. ;
Un projet de loi qui ouvre au département des travaux publics plusieurs crédits supplémentaires, s'élevant ensemble à la somme de 3,950,000 fr., pour l’exécution de travaux d'utilité publique.
- Il est donné acte à M. le ministre des finances de la présentation des projets de loi qu’il vient de déposer. Ces projets et les motifs qui les accompagnent seront imprimés distribués et renvoyé ; à l'examen des sections.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - D'après les ordres du Roi, j’ai l'honneur de déposer un projet de loi fixant les limites de l'esplanade de la citadelle du Nord à Anvers et modifiant les dispositions légales en vigueur sur les servitudes militaires établies autour des forteresses du pays.
- Il est donné acte à M. le ministre de l'intérieur de la présentation du projet de loi qu'il vient de déposer.
Ce projet et les motifs qui l'accompagnent seront imprimés, distribués et renvoyés à l'examen des sections.
M. le président. - La parole est continuée à M. Dumortier.
M. B. Dumortier. - Je veux laisser calmer l'émotion de la Chambre en présence du projet de loi qui arrive si bien à la veille des élections. (Interruption.)
Messieurs, dans la première partie de mon discours, j'ai fait connaître que la loi pouvait se résumer en peu de mots, que les 53 articles dont die se composait pouvaient se réduire à deux articles ainsi conçus ; le premier : Le gouvernement est autorisé à refaire, à rajeunir (c'est l'expression du parti ministériel) les testament ; le deuxième : Le gouvernement est autorisé à confisquer les bourses d'études actuellement existantes.
Voilà la loi tout entière.
Je me suis demandé si la loi était justifiable dans son but, si elle était justifiable au point de vue du droit, et puis, en supposant que la loi pût se justifier au point de vue du droit, si cette loi ne serait pas une loi malhonnête.
M'occupant de la première question, j'ai examiné d'abord en vertu de quel droit le gouvernement prétendait refaire les testaments et attribuer à l'un ce qui appartient à l'autre. Ce droit, je ne l'ai trouvé nulle part, si ce n'est dans les pays despotiques où règne la confiscation des biens. Puis j'ai fait remarquer à l'assemblée que ce que M. le ministre de la justice appelle dans le testament une condition subsidiaire, celle qui détermine les garanties qu'il a établies quant au culte, le lieu où le boursier devra faire ses études et les mains par lesquelles ces bienfaits seront distribués, que ces conditions seront précisément la partie essentielle du testament et qu'ainsi c'est cette partie essentielle du testament qu'on prétend supprimer par la loi.
Il n'y a point de doute, messieurs, que là est le principal mobile du fondateur et que le jour où le bienfaiteur ne pourra pas être certain que la main qui doit distribuer ses libéralités sera digne de sa confiance, le jour où le fondateur d'une bourse ne pourra pas être certain que le bénéfice de cette bourse tournera au profit de ses idées, vous aurez tari la source des bienfaits et vous aurez violé de la manière la plus évident ; la volonté des fondateurs.
Encore une fois, quand l'honorable M. Verhaegen a donné 100,000 fr. à la ville de Bruxelles pour des fondations de bourses au profit de l’université libérale, je demande si jamais il est entré dans sa pensée que cette bourse pouvait tourner au profit de l'université catholique ; et réciproquement je vous demanda si, lorsque des prêtres, des chanoine, des évêques ont fait des fondations de bourses pour étudier à une université catholique, ces évêques, ces chanoines, ces prêtres ont eu la pensée que cette bourse pouvait être conférée à un établissement différent.
Cette question a déjà été posée plusieurs fois dans ce débat. La gauche n'a pas répondu.
Nous avons demandé, messieurs, qu'on nous signalât les abus justifiant les changements proposés, abus qui seuls peuvent être la justification de votre acte et sans lesquels la loi que vous présentez est spoliatrice et injuste. La gauche n'a pas répondu.
Que dis-je ? Un grief a été articulé. On a cité la fondation Laurent. J'ai démontré que les abus dont on avait parlé au sujet de cette fondation n'existent que dans le cerveau de l'accusateur, que tous les grands mots dont on s'était servi pour flétrir les collateurs dans cette enceinte n'étaient point fondés et qu'au contraire ce qui s'était passé dans cette circonstance avait démontré l'excellence de nos institutions en matière de bourses, que l'autorité administrative chargée par le décret de 1823 de la surveillance des comptes avait des pouvoirs suffisants pour empêcher les abus s'ils venaient à être établis.
Pour démontrer l'existence de ces prétendus abus, nous avions demandé une enquête, la gauche nous l'a refusée. Alors l'honorable M. Nothomb a fait consciencieusement l'enquête que nous avions demandée ; il a interrogé toutes les députations permanentes chargées par la loi de la surveillance des bourses d'études, et il est arrivé devant vous, en établissant de la manière la plus claire et la plus pertinente, que toutes les institutions provinciales, c'est-à-dire les autorités préposées par les dispositions législatives à l'examen des fondations de bourses d'études, sont unanimes dans leurs éloges pour la gestion de ces bourses et que si quelquefois de petits abus se sont glissés, comme cela arrive dans toute espèce (page 872) de choses humaines, immédiatement ces abus ont été redressés et qu'il a suffi de l'emploi des mesures portées par le décret pour que les abus cessassent à l'avenir d'exister ; que, par conséquent, par ces faits encore, les abus n'existaient pas.
Ainsi, une seconde question a été adressée' par nous à la gauche. Nous lui avons demandé de nous signaler les prétendus abus au moyen desquels on prétend justifier cette loi spoliatrice, et la gauche n'a pas répondu.
Nous avons demandé où est votre droit, où vous avez puisé le droit de toucher à ces fondations ; et pour justifier ce droit, vous avez fait une confusion étrange entre une loi politique et une loi de parti. Vous avez appelé loi politique ce qui n'est au fond qu'une loi de parti et vous avez été jusqu'à douter le nom de droit politique au droit de créer une fondation, qui n'est qu'un simple droit civil. Comme si toute personne qui fait une fondation en faveur d'un établissement de charité, contracte par là un droit politique, comme si les administrateurs, comme si les pourvus contractaient un droit politique.
Ici encore le silence de la gauche (car j'appelle silence une réponse qui n'en est pas une), le silence de la gauche est venu donner raison à la droite, est venu justifier les attaques que nous lançons contre le projet de loi.
Nous avons demandé où était le pays en Europe où des mesures semblables avaient été prises ; dans quelle contrée de l'Europe on avait porté la main sur ces reliques sacrées de nos ancêtres ; dans quel pays de l'Europe on avait refait les fondations ; dans quel pays on les avait retirées aux établissements auxquels elles sont affectées, pour les réunir dans une main commune, pour, comme on l'a dit, nationaliser les bourses d'étude.
On n'a pas répondu !
M. le ministre des finances est arrivé avec des lois portées en Angleterre. Mais ces lois portées en Angleterre, j'ai eu l’honneur de vous le dire, et l'honorable ministre des finances l'a déclaré le premier, avaient été portées pour réprimer de grands, de considérables abus, il y avait des abus incessants, des abus considérables dans les fondations attachées à l'université d'Oxford, et ces abus avaient été prouvés par une enquête, faite par le parlement, qui avait duré plusieurs années.
Il y avait donc là des abus nombreux et démontrés, tandis qu'ici il n'en existe pas.
En second lieu, qu'à fait le parlement anglais ? Il a fait précisément ce qu'avait fait le roi Guillaume en 1823. Il a pris des mesures pour réprimer les abus. Là où la nécessité était démontrée de modifier en quelque chose les fondations, pour empêcher la reproduction de ces abus, des mesures ont été prises, mais toujours des mesures contre des abus, et non des mesures générales Le gouvernement anglais a-t-il envoyé à l'université de Cambridge, à l'université d'Edimbourg ou à l'université de Dublin, les fondations dont jouissait l'université d'Oxford ? A-t-il frappé toutes les fondations d'Angleterre, les a-t-il déplacées et réunies dans une main commune ? Il s'en est bien gardé.
Il a laissé à l'université d'Oxford les bourses dont elle jouissait, à Cambridge les fondations dont l'université jouit, et c'est là la différence énorme qu'il y a entre votre proposition et ce qui s'est passé en Angleterre : c'est que tandis qu'en Angleterre, on respecte autant qu'on le peut la volonté des fondateurs, alors qu'on se borne à porter remède aux abus invétérés et que, dans ces circonstances, on ne détourne pas la fondation de sa destination spéciale ; on ne l'enlève pas du siège où elle est établie, dans votre loi, sans avoir constaté les abus, vous venez enlever les fondations à leur destination spéciale, vous venez les enlever au siège où elles sont établies, les frapper toutes sans exception, confisquer à vote profit les 781 bourses existantes dans le pays sans distinction.
Ainsi n'argumentez pas des lois de l'Angleterre. Ces lois n'ont aucune espèce de rapport avec ce que fait votre loi. Quand je vois, par exemple, ce qui se passe par rapport à Tournai, quand je vois que les 40,000 à 50,000 francs de revenus de bourses qui ont leur siège dans cette ville et dont jouissent en grande partie les habitants de Tournai, vont être transférées dans une ville étrangère, je demande si c'est là ce qu'on a fait en Angleterre, si c'est là ce qu'on a voulu en Angleterre quand on a porté remède aux abus qui existaient dans les fondations d'Oxford et dans les fondations de Cambridge.
Ainsi, messieurs, la gauche a beaucoup parlé d'abus, elle n'en a point signalé ; elle a beaucoup parlé de son droit, elle ne l'a point établi. La gauche est restée silencieuse en présence des discours de la droite.
Et, je ne m'étonne pas que les paroles de la droite produisent un si grand effet sur l'opinion publique, sur l'opinion de cette Belgique qui possède avant tout le sentiment de la justice.
Maintenant, dans la première partie de ce discours je me demandais : Qui a fait ces fondations ? L'honorable M. Tesch nous disait : Il est impossible de définir la pensée des fondateurs ; la pensée des fondateurs est une chose abstraite. Vous ne pouvez pas, disait-il, prouver quelles sont les intentions des fondateurs. Eh bien, messieurs, rien n'est plus facile que de juger des intentions de fondateurs ; il suffît d'examiner les noms des personnes qui ont fondé. Je tiens en mains la liste des fondateurs des bourses de Tournai, au nombre d'environ trente ; vous allez voir, messieurs, par la seule lecture de ces noms si l’intention du fondateur ne ressort pas évidemment de la condition et de la qualité des personnes qui ont fondé. Voici les noms et qualités de ces personnes :
Bave, Jérôme, chanoine et pénitencier de la cathédrale de Tournai.
Beauchant, Jean, chanoine de la cathédrale de Tournai.
Beaufermez, Antoine, chanoine de la cathédrale de Tournai.
Cotrel, Pierre, chanoine de la cathédrale de Tournai, vicaire général archidiacre de Bruges.
Courouble, Pierre, chanoine de la cathédrale de Tournai.
Daubermont, Pierre, chanoine de la cathédrale de Tournai.
Debrabant, Gille, chanoine et premier archidiacre de Tournai, licencié ès théologie.
De Buillemont, Jean, chanoine de la cathédrale de Tournai.
De Rasse, Gaspard, curé de Templeuve.
Despars, Jacques, chanoine de la cathédrale de Tournai.
Duchambge, Nicolas, et Duchambge Pierre, chanoines de la cathédrale de Tournai.
Féable, Louis-Fidèle, chanoine de la cathédrale de Tournai.
Ghislain, Jean, chanoine de la cathédrale de Tournai.
Guasco (le comte de), chanoine de la cathédrale de Tournai.
Jacobi, Lucas, évêque de Sarepte, suffragant de l'évêque de Tournai.
Laurent, Jacques, licencié en théologie, chanoine de Tournai, archidiacre de Flandres.
Manare, Maximilien, chanoine et archidiacre de la cathédrale de Tournai.
Meermans, Louis, chanoine et archidiacre de Tournai.
Naveus, Michel, chanoine et archidiacre de Tournai.
Pentaflour, Pierrre, évêque de Tournai.
Sauvage, chanoine de Saint-Pierre à Louvain.
Soldoyer, Simon, grand-vicaire à Tournai.
Stratius, Jean-Baptiste, chanoine de la cathédrale de Tournai, doyen du chapitre.
Trouille, Jean, chanoine de la cathédrale de Tournai.
Baudoux, Jean-André, curé des Ecaussinnce-Lalaing.
Lamboux, curé de Thirimont.
Neute, curé et doyen de Thiméon.
Eh bien, messieurs, à la seule lecture de ces noms, reste-t-il-encore dans vos esprits le moindre doute possible sur la volonté des fondateurs ? Comment ! ce sont tous chanoines de Tournai, ce sont tous prêtres, tous évêques qui fondent ces bourses et vous croyez que chez eux la pensée du catholicisme n'entrait pour rien dans leur détermination ? Vous voyez que tous les actes de fondation commencent par une invocation à la Trinité et vous prétendez que tous ces hommes vénérables ont fait des fondations uniquement pour le plaisir de faire des fondations et que la pensée religieuse n'y était pour rien.
Je dis que la pensée du fondateur n'est pas douteuse quant à l'enseignement religieux, et qu'écarter complètement la clause qui figure dans presque tous les actes et aux termes de laquelle le jeune homme qui recevait la bourse devait suivre une université catholique, c'est écarter le motif principal de la fondation. Je dis que c'est violer ouvertement la volonté de ces fondateurs et que, de même que vous ne pourriez pas, sans forfaire, violer la volonté de M. Verhaegen, vous ne pouvez pas, sans forfaire, voler la volonté des chanoines qui ont fondé, dans un but catholique, les bourses dont je viens de parler.
Messieurs, les fondations de la ville de Tournai sont excessivement importantes. Celles-là, on ne peut pas dire que ce sont les fondations de l'université de Louvain. Mon honorable ami, M. Schollaert, a démontré de la manière la plus évidente que les fondations de Louvain n'ont jamais fait corps avec l'université de Louvain, qu'elles étaient près de l'université de Louvain, mais qu'elles n'avaient jamais été attachées à l'université elle-même.
Vous pouvez, je le sais, argumenter à tort et à travers sur de pareilles choses ; mais quant aux fondations de Tournai, votre argument devient impossible. Jamais ces fondations n'ont appartenu à aucune université spéciale ; ce sont des fondations libres, des fondations tout à fait indépendantes, qui sont toujours restées ce qu'elles sont aujourd'hui, c'est à dire indépendantes de l'action de toute université quelconque.
(page 873) Que sont ces fondations ? (Interruption.) Je sais bien la justice qu'on doit attendre de l’autre côté de cette Chambre ; ce ne sont plus des adversaires que nous avons devant nous ; vous nous appelez des ennemis, et vous le dites tous les jours.
Que sont donc ces fondations ? Et puisqu'on m'interrompt, j'exprimerai ma pensée tout entière. Je dirai aux bancs qui viennent de m'interrompre et de ricaner, qu'il est une chose que je ne puis comprendre : comment ! c'est l'honorable M. Bara, député de Tournai, qui vient prêter sa voix, prêter l'appui de son talent à la spoliation de sa ville natale. Comment ! dans la ville de Tournai il existe 40,000 à 50,000 fr. de revenus de bourses d'études ; ces bourses sont le patrimoine de la petite bourgeoisie. Il n’est pas de petit bourgeois qui n'ait pas joui de cet avantage. Parcourez la Belgique, et partout où vous trouverez des Tournaisiens occupant des positions brillantes, vous pouvez dire que c’est à la faveur de ces bourses qu'ils les ont conquises.
Voilà la cause principale à laquelle Tournai doit si splendeur et sa gloire dans la Belgique : Et c’est un député de Tournai, l'honorable M. Bara qui, de sa parole, vient aider de tous ses efforts à spolier sa ville natale de ces bourses qui ont fait sa gloire, à l'en spolier, pour les transférer au chef-lieu de la province.
Est-ce pour cela, est ce pour le spolier que le peuple de Tournai vous a envoyé dans cette enceinte ? Le jour où les bourses auront quitté la ville de Tournai pour être établies au chef-lieu de province, je dis que là aussi seront les boursiers ; je dis que tous ces bienfaits dont les enfants de Tournai n'ont cessé de jouir, au grand avantage du pays, ces bienfaits ils vont être spoliés. Et je ne puis comprendre comment un représentant même de la ville de Tournai est venu, pour obéir à un esprit de parti, appuyer la spoliation de sa ville natale !
J'espère bien qu'on ne ricanera plus maintenant.
Maintenant, où est votre droit de porter atteinte aux fondations existantes ? où est votre droit de transférer dans une autre localité les fondations de la ville de Tournai ? où est votre droit de spolier les Tournaisiens du bienfait de ces bourses d'études ? où est votre droit ? vous ne l'avez pas dit ; vous ne sauriez le dire. (Interruption.)
Oui, je sais que vous avez invoqué ce qui s'est fait en 92, vous avez dit : Ce que l'on a fait en 1792, nous pouvons le faire aujourd'hui. Ainsi pour justifier l'acte que vous posez, vous devez aller chercher vos exemples à une époque où la liberté avait pour compagne la guillotine.
Eh bien, je vous laisse cette justification ; votre argument sue le sang ; cette époque est une époque de terreur dont l'évocation est une injure pour notre libre Belgique.
Messieurs, nous qui combattons de tels actes de spoliation, nous qui ne demandons que le maintien de ce qui existe, nous serions prêts, tous tant que nous sommes, à porter remède aux abus s'il en existait. Mais vous n'avez pu signaler aucun abus, et c'est alors qu'on vient nous accuser d'été des spoliateurs !
L'honorable M. Frère nous disait hier : « Vous avez accaparé les bourses, vous les avez confisquées à votre profit. » Ainsi, c'est nous qui avons accaparé les bourses, c'est nous qui les avons confisquées à notre profit !
Mais d'où viennent ces bourses ? Sont-ce les libres penseurs, les francs-maçons qui les ont fondées ? Nous ne voulons pas des bourses créées par M. Verhaegen, nous voulons qu'elles aillent à leur destination. Mais les autres bourses ?.... Etiez-vous des chanoines de Tournai, des évêques, et avez-vous, comme tels, fondé des bourses ! Pourquoi les francs-maçons ne créent-ils pas des bourses comme les chanoines de Tournai ? Ayez le courage de faire ce qu'ont fait les chanoines, les évêques ; mais vous ne le faites pas ; il est bien plus commode de mettre la main sur le bien d'autrui que de la mettre dans votre propre poche.
Nous avons accaparé les bourses, nous les avons confisquées à notre profit !... et pourquoi ? Parce que les fondateurs, ces chanoines, ces prêtres, ces évêques inscrivaient dans leurs actes de fondation qu'il fallait, pour obtenir une bourse universitaire, suivre une université catholique. De quel droit prétendez-vous retrancher une pareille clause ? Mais un pareil retranchement, c'est une spoliation véritable.
Je comprends bien cette tactique ; il y a souvent des voleurs de grand chemin qui crient au voleur sur l'honnête homme, pour dépister la police, pour détourner l'attention de lui-même.
Arrière donc toutes ces accusations que vous nous lancez et qui n'ont d'autre but que de cacher votre conduite, en prétendant que ceux que vous prétendez spolier sont des spoliateurs.
Messieurs, j'ai établi que vous n'étiez pas fondés en droit à faire une pareille loi, parce que vous n'aviez et que vous ne pouviez pas signaler d'abus, parce que vous deviez respecter les arrêtés du roi Guillaume, parce que cette loi est une atteinte à la propriété privée,
J’ai démontré, après d’honorables amis, que les fondations de bourses d'études n'étaient pas du tout une propriété politique, que c'étaient de propriétés privées, comme le sont les propriétés des bureaux de bienfaisance et des hospices ; que dès lors vous n'aviez pas plus le droit de vous emparer des fondations de bourses d'études pour les centraliser au chef-lieu de la province que vous n'avez le droit de vous emparer des biens des bureaux de bienfaisance et des hospices pour les centraliser au chef-lieu de la province.
La situation est identiquement la même des deux côtés ; les uns et les autres sont des établissements de charité, de bienfaisance, sur lesquels vous n'avez pas le droit de porter la main en vertu de nos principes constitutionnels, de concentrer et de retirer du lieu où elles siègent et des personnes qui sont chargées de leur direction.
Maintenant, que résulte-t-il de là ? Le droit, vous ne l'avez pas ; votre loi n'est donc qu'une loi de confiscation et de spoliation ; et en supposant même que vous eussiez le droit strict de porter la loi que nous discutons, je dis que vous feriez usage d'un droit malhonnête, puisqu'il ne tendrait à rien autre chose qu'à défaire, à votre profit, ce qui a été fait en faveur d'autres personnes. Ce droit est un droit malhonnête et j'adjure la gauche de justifier l'honnêteté de ce projet de loi aux yeux du pays.
Votre droit est un droit malhonnête parce qu'il est malhonnête de ne pas obéir à ce principe fondamental de toute morale : « Le bien d'autrui tu ne prendras » Voilà la base de tous les principes religieux, de toutes les lois civiles ; et ce principe fondamental vous le foulez aux pieds, car votre loi n'a d'autre but et n'aura d'autre effet que de prendre le bien d'autrui ; votre loi, on l'a dit et on ne saurait trop le répéter, votre loi est une loi de vol, une loi de spoliation, une loi qui révolte tous ressentiments de la dignité humaine, une loi que vous ne sauriez justifier vis-à-vis du pays.
Comment ! vous prétendez avoir le droit de spolier les fondations ! Mais, messieurs, veuillez donc remarquer ce qui s'est passé quand la Belgique était réunie à la France.
M. le ministre de la justice vous a dit qu'il ne voulait point examiner la question de savoir si les fondations de bourses avaient été oui ou non réunies au domaine public à l'époque du gouvernement français ; qu'il y avait du pout et du contre à dire sur cette question. Je le crois bien et je comprends la réserve de M. le ministre de. la justice, parce que ce qu'il aurait à dire pour se réduit à zéro et que ce qu'on peut dire contre c'est la vérité. Jamais, messieurs, jamais les lois françaises qui ont réuni les fondations de bourses au domaine public n'ont été promulguées en Belgique ; jamais, ni sous la Convention, ni sous le Directoire, ni sous le Consulat, ni sous l'Empire, jamais ces lois françaises n'ont été promulguées en Belgique. Jamais ces fondations n'ont été réunies au domaine, n'ont été nationalisées.
Et ici, messieurs, permettez-moi de vous dire ce que je connais pertinemment ce qui s'est passé dans la ville de Tournai. A toutes les époques de la domination française, sous la République comme sous l'Empire, ces fondations sont restées ce qu'elles sont aujourd'hui ; toujours, même sous la Convention, elles ont été gérées comme elles le sont aujourd'hui, la main rapace de l'étranger ne s'est jamais portée sur elles.
Celles qui, pendant la suppression du clergé, ont été privées d'administrateurs, ont été instantanément gérées par les administrations de charité ; mais immédiatement après le rétablissement du culte, les collateurs sont rentrés dans l'exercice de leurs attributions.
Ainsi, la belle fondation Duchambge n'a pas cessé un seul instant, ni sous la Convention, ni sous le Directoire, ni sous le Consulat, ni sous l'Empire, d'être gérée par des administrateurs dont les administrateurs actuels ont été les continuateurs sans interruption.
Et vous viendrez aujourd'hui, dans la libre Belgique, confisquer, au profit de l'Etat, ces fondations de bourses que l'étranger a respectées ! Ainsi ce que la Convention a respecté chez nous, ce que le Directoire a respecté ce que le Consulat et l'Empire, ce que le roi Guillaume ont respecté, ce que le joug de l'étranger qui a pesé si lourdement sur la patrie n'a jamais osé faire, ce que l'étranger a toujours respecté ; vous allez y mettre la main, vous prétendus libéraux ! Ce que la tyrannie de l'étranger, même aux époques de sang, ce que les régimes les plus despotiques ont respecté, vous allez le renverser ?
Que faut-il de plus pour condamner sans appel une loi pareille que de faire ce simple rapprochement entre le passé et le présent, que de montrer ces fondations de bourses conservées sous le régime, sous le joug tyrannique de l'étranger, et aujourd'hui détournées de leur destination, ravies à leurs propriétaires légitimes par la loi horrible, détestable, exécrable qu'on nous convie à voter !
Messieurs, il me reste à tirer la morale de ce grand débat. Qu'a-t-il (page 874) prouvé ? Je trouve, quant à moi, qu'il a fourni au pays deux démonstrations bien évidentes et bien déplorables. Comme je vous le disais en commençant, les masques sont tombés et nous sommes arrivés aux effets définitifs de la politique à outrance, car je ne puis point qualifier autrement la conduite d'un gouvernement qui, dans notre libre et indépendante Belgique, nous propose une mesure à laquelle l'étranger n'a jamais osé songer, à l'époque où nous étions asservis à son joug ; d'un gouvernement qui ne respecte pas ce que l'étranger lui-même a respecté !
Quelle est donc la morale de cette discussion ? La voici : Guerre aux institutions de 1830 et guerre à l'établissement religieux ! Voilà, à mes yeux, les deux résultats évidents de toute cette discussion.
Guerre aux principes de 1830 ! Eh bien, je le demande, est-il un seul d'entre vous qui puisse admettre que, dans les idées de 1830, on eût jamais songé à ravir aux fondateurs le droit de transmettre leurs volontés pat leurs testaments, qui ait osé croire que la propriété ne serait plus sacrée, que la liberté du citoyen serait à la merci du caprice et de la rapacité des partis.
Lorsque le gouvernement provisoire, dans ce mémorable décret que je voudrais voir gravé en lettres d'or sur le mur de cette salle, lorsque le gouvernement provisoire émancipait en toutes choses la pensée humaine, aurait-il jamais pu supposer que, trente ans après, on serait venu détruire son œuvre aussi audacieusement et porter la hache dans la base fondamentale des libertés dont il dotait la Belgique sous le feu des barricades ?
On n'ose point l'avouer, mais on reconnaît que ce qu'on fait aujourd'hui n'est pas conforme aux idées de 1830, car on dit que les principes que l'on proclame sont ceux sur lesquels doit être organisée la société moderne. Arrière les principes de 1830 ! c'est par des principes nouveaux que l'on prétend gouverner la Belgique.
Voilà, messieurs, quelque chose de bien aventureux et qui donne une idée de la valeur de vos principes.
Voyons donc en peu de mots quels sont ces principes sur lesquels on prétend que doit être réorganisée la société moderne. Ces principes, les voici :
L'Etat est le seul représentant des intérêts publics ;
La commune n'est qu'une simple délégation de l'Etat.
M. Bara. - En quoi ?
M. B. Dumortier. - L'intérêt social prime l'intérêt individuel.
Le droit de l'homme sur la propriété est exclusivement viager.
L'instruction publique doit être le reflet de l'Etat, c'est-à-dire des idées dominantes, c'est-à-dire le reflet d'une majorité vacillante qui dans tous les pays constitutionnels se porte un jour à droite, un jour à gauche.
Il suffit de lire ces maximes pour faire voir combien on est loin des maximes de 1830, combien on est loin des principes de la Constitution.
L'Etat seul représentant des intérêts publics, c'est la centralisation dans ce qu'elle a de plus inique et de plus odieux. Avec le mot d'intérêt public on peut justifier toutes les iniquités ; il n'y a pas d'iniquité qu'on ne puisse justifier, on peut tout réunir à l'Etat, c'est le Dieu Etat qu'on présente comme le principe de la Constitution, tandis que le principe de notre Constitution, c'est la plus faible action du pouvoir sous la plus grande action des individus. Les principes de 1830, ce sont les principes de 89 renversés.
En 1789, en France où l'on ne connaissait pas la liberté, où l'on avait vécu sous le despotisme de Louis XIV, la liberté fut proclamée. Mais la Belgique n'avait pas attendu l’invasion française pour la connaître, elle en jouissait depuis des siècles, et c'est à son exemple, à son imitation que l'Angleterre l'a implantée chez elle ; les institutions libres de l'Angleterre ne sont que l'importation de nos vieilles libertés flamandes sur le sol britannique.
En Belgique, nous n'avions pas besoin de voir l'étranger nous apporter la liberté, la patrie était libre, plus libre qu'aucun peuple du monde. Lisez la joyeuse entrée, vous y verrez cette sentence mémorable, la plus libérale qui ait existé au monde. Le prince jurait d’observer les franchises, c'est-à-dire les libertés, et par la joyeuse entrée il était stipulé que si jamais il violait ces libertés il ordonnait aux Etats, en vertu de la fidélité dont ils allaient lui faire le serment, de lui refuser tout service jusqu'à ce que les torts fussent réparés, jusqu'à ce que lui-même fût rentré dans le devoir.
On a parlé de la constitution d'Aragon et du fameux Sinon, non ! Mais les institutions de la Belgique étaient bien plus libérales encore que les institutions de l'Espagne, nous n'avions donc pas besoin de l’étranger, je le répète, pour connaître la liberté ; ne venez donc pas nous vanter les conquêtes de 89 !
En France, n'est-ce pas 1789 qui a institué ce système décentralisation, que depuis quelques années on cherche à introduire en Belgique ? Ce régime de 1789, vers lequel on se reporte, en apportant la liberté à la France, jusque-là courbée sous le joug despotique, avait introduit la centralisation.
Après avoir créé la liberté de l'individu, il ne voyait plus que la nation comme principe et comme but. L'Etat et l'individu, voilà la maxime de 89. Bientôt on supprima les communes, l'Eglise, les établissements de bienfaisance, il n'y eut plus que la nation et l'individu. L'homme moral, qui n'existe que par la perpétuité de son œuvre, n'existait plus, l’Etat seul pouvait créer l'idée successive, et cette idée était la déesse Raison.
C'est là que vous voulez rétrograder, c'est par ces principes rétrogrades que vous prétendez organiser la société moderne, vous ne voulez qu'une seule chose : l'Etat, c'est-à-dire le ministère et des individus : c'est une « Pentarchie » qui dominant le pays, fasse disparaître l'action de tous les individus, dans tout ce qui touche les intérêts moraux, dans tout ce qu'ils ont de plus cher, et empêche toute idée philosophique ou chrétienne de se faire jour, de se perpétuer.
Voilà votre pensée : « L'intérêt social, dites-vous, prime l'intérêt individuel. » Ce n'est là que le développement de la même maxime. Nous avons entendu cela. L'intérêt social doit primer l'intérêt individuel. Rien n'est donc plus sacré quand l'intérêt général commande ! C'est là la base de tous les despotismes, de toutes les tyrannies, la justification de tous les attentats à la liberté.
C'est au moyen de ces principes qu'on présente comme étant ceux de la génération future, c'est au moyen de ces principes qu'on a voulu introniser en France le socialisme, et après lui le communisme ; et c'est encore la même chose quand on a dit que « le droit de l'homme sur la propriété n'est que viager. »
L'homme n'a de droit sur la propriété que pendant sa vie ; après lui tout est mort. Autant vaudrait dire avec Proudhon que la propriété c'est le vol.
Je demande si ce sont là des principes sérieux, et si c'est avec de tels principes que vous pouvez réorganiser la société. Ces principes proclamés en 1789 ont fini par couvrir la France de ruines et de sang.
Savez-vous quels sont les principes que réclame la société moderne ? C'est de donner à la liberté la plus grande action possible, car le pouvoir a toujours assez de force pour faire le bien, il en a toujours trop pour faire le mal.
Mais vous voulez faire de l'Etat le dominateur de la pensée morale du pays ; vous voulez qu'il puisse façonner les intelligences à sa guise, en faire des esclaves, votre société formée de la sorte, c'est le monopole de Mehemet-Ali en Egypte, c'est le régime de l'Hindoustan, quand annulant la liberté du citoyen dans les intérêts à l'Etat, vous voulez livrer à l'Etat la plus grande action dans les destinées futures de l'humanité, vous sacrifiez au despotisme, vous voulez faire de la nation une nation d'esclaves, et puis on vient dire que l'instruction publique doit être le reflet de l'Etat, digne couronnement d'un tel programme !!
N'est-ce pas encore une doctrine contre laquelle on ne peut assez protester ?
Quel sera ce reflet ? Aujourd'hui catholique, demain libéral.
Vous voulez pouvoir façonner les intelligences, les pétrir dans le même moule afin de pouvoir en faire des esclaves que vous puissiez soumettre à vos caprices, commander à volonté ! Et voilà les principes au moyen desquels vous prétendez réorganiser la société moderne ! Malheur à la société qui serait sous le poids de telles monstruosités !
La seconde chose qu'a prouvée ce débat, c'est la guerre faite aux idées religieuses du pays au catholicisme. Toute la loi ne part que d'un principe, c'est de ravir aux catholiques les fondations faites pour eux et dont ils jouissent. Voilà la loi tout entière.
Cette loi n'est qu'une guerre, une guerre sanglante aux catholiques. Vous parlez de la liberté, est-ce de la liberté que d'attaquer dans sa base les édifices religieux comme vous prétendez le faire par cette loi et par la loi sur les fabriques d'église ?
Vous voulez arriver à quoi ? A annihiler l'établissement religieux pour empêcher l'action du catholicisme sur la société. Mais que mettrez-vous à la place ? Les doctrines de vos libres penseurs ! Je le dirai franchement, je comprends qu'on peut être libre penseur et parfaitement honnête quand dans des études philosophiques on s'est initié aux idées de devoir et de respect du tien et du mien. Mais je ne crois pas qu'il puisse en être ainsi pour tout le monde et je dirai, comme le disait dans le temps avec beaucoup de raison l'honorable M. Lebeau, qu'un bon curé de campagne vaut mieux qu'une brigade de gendarmes.
(page 875) Et pourtant, c'est ce système qu'on vient impatroniser par cette loi dans les choses les plus chères à la religion. Ce sont les fondations faites par des chanoines, par des prêtres, par des évêques qu'on veut s'approprier et détourner de leur destination ; demain ce sera le temporel du culte que l'on attaquera. Et vous êtes surpris que les hommes religieux se révoltent contre de tels actes !
Ici, messieurs, je demanderai la permission de vous dire quelques mots d'une chose qui m'a vivement surpris et peiné.
Dans la séance d'il y a trois jours j'ai entendu avec infiniment de regret l'honorable député de Tournai qui a pris la parole se livrer à un persiflage, à des accusations que tout le monde a pu comprendre vis-à-vis d'un homme qui m'a toujours défendu quand j'étais attaqué, qui fut jadis mon défenseur et qui siège aujourd'hui dans cette enceinte.
Lorsque la calomnie s'est attachée à moi, j'ai trouvé cet honorable ami pour me défendre. Il s'est rendu à Tournai pour prendre ma défense.
Aujourd'hui que je me trouve sur ces bancs à côté de lui, je manquerais aux devoirs de l'amitié et de la reconnaissance, aux devoirs de la loyauté et de la probité politique si je ne prenais à mon tour sa défense.
Vous accusez ; mon honorable ami de versatilité et vous prétendez lui infliger votre férule disciplinaire qui sied bien mal dans vos mains.
Je vous dirai, moi : Avant d'accuser les autres de versatilité, regardez-vous vous-même, faites votre examen de conscience et demandez-vous si vous, si jeune encore et déjà si doctrinaire, si vous êtes resté fidèle à votre drapeau ? Il n'y a pas un an, vous étiez l'espoir des jeunes ; aujourd'hui, vous êtes un doctrinaire du dernier degré.
Et vous viendrez accuser mon honorable ami de versatilité !
Non, ce reproche ne peut point l'atteindre, et je dois protester contre une pareille accusation, contre une pareille manière d'engager les débats dans cette Chambre.
J'avais toujours cru, messieurs, qu'il y avait dans l'assemblée de la nation quelque chose qui devait être respecté, c'est la conscience, et j'ai été fort étonné de voir que dans ce discours les convenances les plus vulgaires n'ont point même été respectées, alors qu'on se permet de persifler, sans oser le nommer, sans le citer, un honorable membre de cette Chambre.
M. Bara. -Je ne recevrai jamais de leçons de convenance de l'honorable M. Dumortier.
M. B. Dumortier. - Je connais mon honorable ami depuis plus de 20 ans. Je suis lié avec lui d'une affection profonde et, je dois le dire, jamais les sentiments fondamentaux de son cœur n'ont éprouvé la moindre atteinte.
Jamais il ne s'est tourné vers le pouvoir pour en obtenir la moindre chose, jamais il n'a varié dans ses convictions. Mon ami a toujours été deux choses. (Interruption.)
Il a toujours été catholique, il a toujours été conservateur et libéral. (Interruption.)
A ceux qui rient je répondrai je suis cent fois plus libéral que vous tous. J'ai consacré 35 ans de ma vie à défendre les droits du peuple, j'ai contribué au péril de mes jours, et dans la sphère de mes forces, à constituer la nationalité.
J'ai toujours défendu la liberté dans cette enceinte et je continuerai de la défendre. Mon dernier souffle sera pour la liberté, et je désire qu'il en soit de même du vôtre.
Mon honorable ami a toujours été religieux et libéral, mais non point libéral comme vous l'êtes aujourd'hui, car c'est là que je veux vous mener parce que vous ricanez.
Vous n'êtes plus les libéraux de 1850. Lisez le programme du congrès libéral. Je le tiens en mains, tout catholique pouvait l'accepter.
Que porte ce programme ? Il demandait la réforme électorale, l'adjonction des capacités, un abaissement du cens actuel des villes, l'indépendance du pouvoir civil, l'organisation de l'enseignement public, le retrait des lois réactionnaires, l'augmentation du nombre des représentants.
Quel était le catholique qui ne pouvait point accepter un pareil programme ? Pas un.
Il y a plus. Dans le congrès libéral on était venu proposer le mandat impératif et cela a été repoussé. En 1850 la gauche ne votait pas comme un seul homme des projets de loi comme celui que vous nous présentez. En 1850, on se séparait des ministres qui voulaient aller trop loin, on disait : Nous ne vous suivrons pas. Ainsi, lorsque M. Frère a voulu réviser la loi d'instruction primaire, il ne s'est trouvé que 12 personnes sur les bancs de la gauche pas appuyer une pareille proposition.
En 1850, j'aurais pu moi-même me trouver dans vos rangs, car nous voulions la même chose à peu de chose près.
En 1850, nous membres de la droite, nous nous mettions à la tête d'une souscription pour donner un banquet à l'honorable M. Verhaegen. Allez dans son ancienne demeure et vous y trouverez encadrées toutes les signatures des membres de la Chambre et vous verrez que la mienne figure la première.
Ainsi donc en 1850 et en 1863, les positions ne sont pas les mêmes. Mon honorable ami pouvait faire alors ce qu'il n'a pas pu faire depuis. Pourquoi ? Parce qu'il est resté ce qu'il était et que vous avez changé.
Non, vous n'êtes plus les libéraux de 1850 ; car s'il en était ainsi, il n'y aurait encore aujourd'hui que 15 voix pour appuyer le projet de loi. Au congrès libéral, la guerre n'était pas commencée envers l'Eglise, alors vous aviez le respect des droits des autres, et aujourd'hui ce respect a quitté vos bancs. Mon honorable ami a donc pu momentanément croire à la sincérité de vos intentions ; il a pu croire que vous vouliez la liberté pour tous, pour les autres comme pour vous ; mais lorsqu'il a vu ce qui s'est passé depuis, lorsqu'il a vu que le programme du Congrès libéral n'existait plus, il s'est séparé de vous.
Maintenant, messieurs, quel est le nouveau programme qui a été imprimé par ordre et distribué à tout le monde ?
« Quand des ministres voudront annoncer au pays comment ils entendent organiser l'enseignement du peuple, je m'écrierai : A moi, maçon, à moi la question de l'enseignement, à moi l'examen, à moi la solution.
« Lorsque bientôt les ministres viendront apporter au parlement l'organisation de la charité.... à moi, maçon, à moi la question de la charité publique pour que l'administration de la bienfaisance ne tourne pas à des mains indignes.
« Je dis que nous avons le droit de nous occuper de la question religieuse des couvents, de l'attaquer de front, de la disséquer ; et il faudra bien que le pays finisse par en faire justice, dût-il même employer la force pour se guérir de cette lèpre. »
Voilà, messieurs, comment les choses sont changées. Voilà comment les choses que vous vouliez au congrès libéral ne sont plus celles que vous voulez aujourd'hui, comment votre programme est complètement modifié.
Au congrès libéral, c'était encore la liberté pour tous ; en 1863, c'est la persécution de vos adversaires.
Mon honorable ami, qui est avant tout catholique et religieux, pouvait-il se lier aux persécuteurs de l'Eglise ? Il ne le pouvait pas ; il devait défendre sa foi, son talent était acquis à la défense de sa foi religieuse. Lui dévoué à la liberté en tout et pour tous, pouvait-il se ranger parmi ceux qui veulent la liberté pour eux et l'asservissement des autres ?
Et, remarquez-le bien, jamais mon honorable ami n'a dissimulé ses convictions. Lorsque en 1850 il fut porté sur une liste mixte, il le fut non pas comme libéral exclusif, mais comme catholique. Il fut porté malgré que catholique, quoique catholique. J'ai en main sa profession de foi imprimée dans les bureaux de l'association libérale ; je l'ai conservée jusqu'à ce jour ; elle ne laisse pas de doute sur ses sentiments.
Voici ce qu'il disait :
« Quant à mes principes, les voici :
« Je suis catholique, c'est-à-dire que je pratique, selon les lois de l'Eglise, la religion de nos pères. Il me serait impossible de représenter à la Chambre les esprits intolérants qui croient servir la cause du peuple en combattant la cause de Dieu. »
Voilà la plus belle maxime qui puisse sortir de la bouche d'un homme franchement libéral.
« Il me serait impossible de représenter à la Chambre les esprits intolérants qui croient servir la cause du peuple en combattant la cause de Dieu ! »
Et maintenant, où sont les esprits intolérants ? Les esprits intolérants, c'est vous.
« Aujourd'hui, ajoute-t-il, que cet aveu peut, dans certaine mesure, nuire à mon élection, il est de mon devoir et de ma dignité de l'exprimer à l'endroit le plus visible de ma profession de foi. »
L'honorable membre proclamait donc ses sentiments religieux avant tout ; il les proclamait lorsque cela pouvait nuire à sa candidature, il disait : Cela peut me nuire, mais je ne veux pas qu'on se trompe sur mon drapeau : mon drapeau, c'est le drapeau du catholicisme et le drapeau de la liberté.
Que disait-il ensuite ?
« Je suis conservateur, c'est-à-dire que j'accepte la Constitution avec toutes ses conséquence démocratiques et monarchiques. Cette Constitution est la pierre angulaire de notre nationalité. Elle consacre toutes les (page 876) libertés ; elle autorise tous les progrès. Je regarderais comme un crime de lèse-nation tout atteinte que l’on pourrait tenter contre elle, au nom du passé ou au nom de l'avenir. »
Eh bien, messieurs, qu'y a-t-il donc de changé dans les convictions de mon honorable ami ? Peut-on déployer son drapeau plus largement qu'il ne l'a fait en 1810 ?
Comment ! vous parlerez de versatilité ; vous prétendrez infliger à mon honorable ami le fouet de votre faiblesse, vous viendrez lui prêter des défauts pour dissimuler les vôtres ! Je dis qu'une pareille conduite est indigne d'un député belge ; je dis qu'il est déplorable qu'une voix se soit élevée ici pour flétrir ainsi un homme aussi invariable dans ses principes, une âme aussi pure, aussi honnête, un talent aussi éminent, et que toute la vie de mon honorable ami et sa profession de foi en 1850 sont une protestation contre de telles insinuations.
Ah ! je le sais, les lauriers de mon honorable ami vous empêchent de dormir, et de là sont venues ces petites colères qui sont sorties par tous vos pores.
Eh bien, puisque vous vous permettez de pareilles accusations, répondez avant tout sur le changement qui s'est opéré dans vos idées, vous autrefois l'espoir des jeunes, et aujourd'hui le centralisateur, le doctrinaire le plus carré qu’il y ait dans cette enceinte !
Messieurs, je vous disais tout à l'heure que la seconde chose que prouve ce débat, c'est que la politique à outrance entre aujourd'hui dans la voie fatale de la guerre au catholicisme.
Qu'est-ce donc que le catholicisme ?
Le catholicisme, c'est ce qui a fondé la société moderne, c'est ce qui a fondé nos institutions ; c'est ce qui a donné la liberté aux peuples à la suite de l'invasion des barbares ; c'est de lui qu'émanent toutes les grandes pensées, toutes les grandes idées des sociétés modernes. Dans tous les pays du monde, c'est sur le sentiment religieux, qui entraîne avec lui le sentiment du devoir, le sentiment du respect de l'autorité, que l'on cherche à baser les lois, Ici, au contraire, c'est ce sentiment que l'on cherche à affaiblir par les lois qu'on nous présente.
On ne s'est pas borné là ; on a été beaucoup plus loin. Qu'avons-nous entendu dans les discours qui ont été prononcés ? Pour la première fois, j'ai entendu dans cette enceinte une série presque non interrompue de ricanements sur l'objet de nos croyances. J'ai entendu les objets de nos croyances, des croyances du catholicisme livrés, à la stupéfaction de la droite, aux rires de la gauche. (Interruption.)
- Plusieurs membres. - Non ! non !
M. B. Dumortier. - Vous allez voir.
N'avons-nous pas entendu à plusieurs reprises la religion du pays, le véritable catholicisme qualifié de secte. La religion du pays une secte ! N'avons-nous pas entendu le catholicisme comparé ici au culte de bouddha ? N'avons-nous pas entendu ridiculiser, dans une profonde ignorance, la statue de saint Pierre qui est au Vatican et prétendre que c'était une ancienne statue de Jupiter, que les catholiques romains allaient honorer la statue de Jupiter ?
Il ne faut jamais avoir eu les plus petites notions d'histoire ni d'archéologie pour prononcer de pareilles paroles, et si l'honorable membre qui a répété ici cette ridicule histoire avait vu la statue de saint Pierre, il aurait, je crois, reconnu qu'elle ne ressemble en rien à ce qu'a dû être la statue de Jupiter. Et une première preuve, c'est que Jupiter avait, comme lui, beaucoup de cheveux et que saint Pierre n'en avait pas.
On a été plus loin, on a cherché à rendre ridicules les arguments de mes honorables amis dans lesquels ils avaient invoqué l'immortalité de l'âme. L'immortalité de l'âme, dans la bouche de certains orateurs de la gauche, a été un moyen de persifler nos amis, c'est-à-dire qu'on s'en est moqué dans le parlement. (Interruption.)
- Des membres. - Non ! non !
D'autres membres. - Oui ! oui !
M. B. Dumortier. - Oui ! l'en s'en est moqué.
M. Bara. - Je demande la parole.
M. le président. - M. Dumortier, vous exagérez. On n'a pas songé à ridiculiser les dogmes de la religion, on a parlé des croyances avec les égards qu'elles méritent.
M. B. Dumortier. - N'est-on pas encore venu dire dans cette enceinte que le catholicisme avait fait de nombreux emprunts au paganisme ? Eh bien ! je vous défie de vous expliquer là-dessus ; car tout ce que vous diriez serait un tas d'inexactitude, pour ne pas me servir d'une expression plus forte.
On est donc venu, pour la première fois, transformer la Chambre en une espèce de meeting ; le discours que vous avez entendu dernièrement, surtout, a transformé la Chambre en une assemblée dans laquelle on a conspué dans la mesure où on le pouvait pour ne pas être rappelé à l'ordre, la religion de nos pères, la foi de la Belgique. (interruption.) Ecoutez, je vous prie, les paroles de l'honorable membre ne se trouvent point encore au Moniteur ; mais je les ai trouvées dans l'Indépendance qui rend généralement fort bien les discours des membres de la Chambre, surtout des membres de la gauche ; eh bien, ces paroles les voici :
« Nous voulons, disait l'honorable membre, que la richesse produise le plus de revenus possible. Vous, au contraire, vous voulez l'immobiliser, parce que vous avez peur que votre religion disparaisse. »
Et plus loin : « Vous nous accusez de creuser la tombe du catholicisme... S'il venait à s'écouler, nous le verrions sans regret. »
- Un membre. - Il s'agissait du pouvoir temporel du pape.
M. B. Dumortier. - Voici vos paroles d'après l’Indépendance.
« Vous nous accusez de creuser la tombe du catholicisme ; c'est à vous que ce reproche doit plutôt s'adresser, car en remontant au passé, vous niez le progrès des temps et la diffusion des lumières et vous portez des coups funestes à un édifice déjà bien menacé.
« S’il venait à s'écrouler nous le verrions sans regret, mais jusque-là nous respectons, malgré vos affirmations contraire», le chef de la religion, et nous sommes toujours prêts à lui offrir l'hommage de nos respects et le témoignage de notre admiration. »
L'honorable membre a dit qu'il entourait le pape de sa généreuse et bienveillante admiration. Le pape serait bien avancé vraiment, avec l'admiration de l'honorable M. Bara !
Ainsi on vient nous dire, à nous catholiques, qui avons foi dans l'œuvre de Dieu, qui avons foi dans la religion de nos pères, qui savons que jamais vos doctrines impies ne pourront prévaloir contre elle, on vient nous dire que nous avons peur que notre religion disparaisse, qu'on verrait avec plaisir tomber le catholicisme !
Eh bien, je dis que jamais dans aucun parlement de pareilles choses ne se sont faites et que de semblables paroles sont une honte pour le parlement belge.
M. le président. - Vous offensez la Chambre ; je ne tolérerai pas de pareilles expressions.
M. B. Dumortier. - Je dis que c'est une honte pour le parlement belge.
- Plusieurs membres. - A l'ordre ! à l'ordre !
M. le président. - M. Dumortier, je vous engage à retirer vos paroles. Vous devez parfaitement comprendre que M. Bara n'a pas voulu attaquer le catholicisme. II a parlé uniquement du pouvoir temporel du pape. Je vous engage donc à retirer cette expression : « C'est une honte pour le Parlement belge. »
M. B. Dumortier. - Je ne puis pas retirer mes paroles.
- Plusieurs membres. - A l'ordre ! à l'ordre !
M. B. Dumortier. - Les paroles de M. Bara sont eu toutes lettres dans la sténographie de l'Indépendance.
M. Bara. - Voici ce que j'ai dit :
« Si nous voyons succomber un régime qui permet d'enlever des enfants à leurs mères, nous en serions heureux et nous entourerions de notre respect le chef d'une religion antique. »
Voilà ce que j'ai dit. Il ne s'agissait pas du pape comme chef de la religion, il s'agissait d'un régime qui permet d'enlever les enfants à leurs mères. Ne dites donc pas que j'ai attaqué la religion. Je vous prouverai que je respecte plus la religion que vous.
M. B. Dumortier. - J'accepte que les paroles de l'honorable membre sont telles qu'il vient de les présenter, mais la pensée n'en reste pas moins la même. (Interruption. )
L'honorable membre se réjouirait de la chute de la papauté... (Interruption), et il entourerait le pape de son admiration. Les expressions sont différentes, mais la pensée est la même, c'est toujours la même chose : la guerre à l'Eglise.
M. le président. - M. Dumortier, je vous engage à revenir de votre appréciation, et à rentrer dans le calme et les convenances parlementaires.
Vous devez prendre les paroles de M. Bara dans leur ensemble, pour mieux en préciser le sens. Vous-même vous vous êtes servi aujourd'hui d’une expression qui aurait dû être relevée si le sens n'en avait été atténué par les développements qui l'ont précédée et suivie.
Je vous invite une dernière fois à retirer les paroles offensantes que vous venez de prononcer.
M. B. Dumortier. - Je dis que jamais le parlement n'a entendu des choses pareilles. Il n'en existe point d'exemple ni dans un parlement français, ni dans un parlement anglais, ni dans un parlement hollandais, ni dans un parlement belge. On est venu ici attaquer la religion de la nation, la foi de nos pères, nous dire que nous avons peur que notre religion disparaisse ! Je dis que c'est là une chose déplorable et j'ajoute encore une fois que c'est une honte pour le parlement !
(page 877) M. le président. - M. Dumortier, je vous rappelle à l'ordre.
M. B. Dumortier. - Et moi je maintiens ce que j'ai dit.
On nous a parlé beaucoup, messieurs, dans ce débat, toujours dans les attaques qu'on a dirigées contre la foi de nos pères, on nous a parlé beaucoup de l'inquisition. On nous a parlé beaucoup et souvent de Philippe II, du duc d'Albe et de beaucoup d'autres choses, en accusant l'opinion catholique de toutes ces iniquités.
Ce n'est pas la première fois, messieurs, que ces reprochas nous arrivent. Ce n'est pas la première fois qu'on vient rappeler dans cette enceinte les malheurs des guerres de religion et accuser l'opinion catholique des désastres qui arrivèrent alors. Eh bien, puisque de pareilles accusations sont incessamment faites, puisqu'elles ont encore été reproduites à diverses reprises dans cette discussion et par plusieurs orateurs, je crois devoir justifier mon pays, je crois devoir justifier les Pays-Bas catholiques des accusations lancées contre eux ; je crois devoir justifier l'histoire de mon pays de toutes ces accusations, et celui qui sera mon avocat ce sera le chef du parti protestant en Hollande, ce sera M. Groen van Prinsterer. M. Groen van Prinsterer, le chef du parti protestant en Hollande, a écrit des paroles remarquables sur les événements qui ont amené la séparation des Pays-Bas catholiques d'avec les Pays-Bas protestants.
Ecoutez ce que dit le savant écrivain dont le témoignage ne peut être suspect ; car, encore une fois, c'est le chef du parti protestant en Hollande :
« On accuse, dit M. Groen van Prinsterer, on accuse les catholiques d'inconstance et de trahison.
« Examinons, d'abord, si leurs engagements étaient encore obligatoires ; ensuite, s'ils les ont en effet violés.
« Les choses, en moins de trois années, avaient encore plus changé que les hommes.
« En 1576, les Pays-Bas s'unirent pour chasser les Espagnols et fonder un régime national. C'était, pour la plupart des catholiques, le but véritable et le terme de leurs efforts. L'existence politique et religieuse, selon eux, devait rester la même. Bien au contraire, tout avait été bouleversé, et les provinces catholiques, dirigées auparavant par le clergé et la noblesse, se trouvaient presque sous la dépendance de la Hollande, du peuple, et des protestants. »
Plus loin, il ajoute :
« Le maintien de la religion catholique avait été garanti par les assurances les plus positives et les plus multipliées. Ces engagements les avait-on tenus ? Suspension des placards, impunité des réunions particulières, liberté du culte public, égalité parfaite, et puis enfin proscription du papisme, telle était la marche qu'avaient rapidement suivie, la force en main, les partisans de la réforme. De persécutés devenus persécuteurs, ils s'attiraient l'indignation même des théologiens de leur partis. »
Ainsi, les catholiques avaient été sincères dans leur conduite ; mais les protestants ou les libéraux de cette époque, de persécutés étaient devenus des persécuteurs ; la force en main, ce sont les expressions du chef du protestantisme en Hollande, ils voulaient la proscription du catholicisme. Les catholiques sont donc justifiés : jamais ils n'ont manqué à leurs devoirs.
Je reprends la citation :
« On marchait droit, dit M. Groen van Prinsterer, au renversement des institutions monarchiques, au changement de souverain, à l'anéantissement de la noblesse, à l'extermination du catholicisme. Les catholiques, puisqu'on ne tenait aucun compte des obligations contractées à leur égard, ne pouvaient-ils se croire réciproquement libérés ? Ne devaient-ils pas reculer dans une carrière dont ils ne pouvaient sans horreur envisager le terme, et faut-il leur imputer à crime si, pour sauver leurs intérêts les plus sacrés, ils abandonnent la cause commune, tellement dénaturée ; si, à l'anarchie populaire et aux violences des iconoclastes, ils préfèrent la tyrannie espagnole et le despotisme royal ?
« Mais cette supposition n'est pas fondée.
« Il n'abandonnèrent pas la cause commune. Ils se tinrent, avec bien plus de fidélité que leurs antagonistes, aux bases sur lesquelles on avait traité. »
Voilà ce que dit l'écrivain protestant des guerres de religion ; voilà de quelle manière il justifie les catholiques, la conduite qu'ils ont tenue ; voilà comment il explique les événements qui se sont passés alors. Et tandis que le chef du parti protestant en Hollande vient justifier d'une manière si éclatante la conduite qui a été tenue par les catholiques belges dans cette circonstance, on viendra dans cette enceinte, en présence de la nation, accuser nos pères, les catholiques du XVIème siècle, d'avoir forfait à leurs devoirs, d'avoir trahi leur mandat, d'avoir été traîtres à leur patrie ! De telles accusations sont vraiment incroyables. Il m'est impossible de comprendre que des Belges viennent ici, à la face de la nation, accuser les catholiques belges d'avoir été traîtres alors à la patrie, tandis que le chef du protestantisme en Hollande donne complétement raison à nos ancêtres.
Que résulte-t-il de tout ceci ? C'est qu'à cette époque les catholiques avaient été trompés ; qu'ils avaient eu foi dans les actes qui avaient été posés pour la liberté de tous ; qu'ils ont été persécuté et que les libéraux d'alors, les protestants, de persécutés étaient devenus persécuteurs, et qu'ils portaient atteinte à la foi catholique, à la foi du pays.
Eh bien, messieurs, rappelez-vous 1830 ; rappelez-vous la part si grande que les catholiques ont prise dans notre émancipation politique, des maximes de liberté large, de liberté en tout et pour tous dont ils ont doté le pays. Voyez ensuite les changements qui se sont produits dans le libéralisme, l'Eglise persécutée dans tout ce qui tient à son établissement temporel ! voyez la loi qu'on vous convie à voter, et demandez-vous si un jour l'histoire n'aura pas le droit de parler des temps actuels comme le fait l'écrivain hollandais et si les catholiques n'auront pas le droit de dire : Nous avons été trompés !
M. Devaux. - Messieurs, au point où le débat est arrivé, je n'espère pas ajouter beaucoup à ce qui a été dit par les orateurs de ce côté de la Chambre. Mon intention est plutôt de résumer la discussion que de l'étendre.
Deux raisons me font prendre la parole. C'est d'abord la violence extrême avec laquelle le projet de loi est attaqué. C'est, en second lieu, parce que je veux contribuer pour ma part à éclairer pour le pays ce que des discours comme celui que vous venez d'entendre ne semblent avoir pour but que d'obscurcir à ses yeux.
L'honorable membre qui vient de se rasseoir nous a dit que les masques venaient de tomber.
Il s'est trompé : il y a longtemps que nos masques sont à terre ; l'honorable membre devrait se rappeler qu'il nous les a arrachés au moins vingt fois : ne sait-il pas qu'il y a vingt lois qu'il a accusées des mêmes énormités qu'il vient de reprocher au projet de loi des fondations ?
Tout ce qu'il vient de nous dire, nous l'avons entendu en 1850, lors de la discussion de la loi sur l'enseignement moyen ; nous l'avons entendu lors de l'interprétation de l'article 84 delà loi communale ; il nous l'a répété lors de la loi sur les successions, et en partie encore lors de la loi des octrois. (Interruption.)
Oui, la loi des octrois qui, à votre dire, était dirigée contre les campagnes catholiques au profit des villes libérales, qui consommait la ruine de ces pauvres campagnes, qui les spoliait comme on va spolier aujourd'hui l'université de Louvain.
Et quand on s'est abandonné à de si incroyables exagérations, un mois après, tout cela est oublié ; on ne sait plus ce qu'on a attaqué ; et quand la droite vient au pouvoir, ces lois abominables que vous avez dit vingt fois déshonorantes pour tout pays civilisé ; ces lois, vous les maintenez, vous les exécutez, vous vous en faites les complices.
Et pourquoi toutes ces violences ? Nous le savons depuis longtemps ; on en convient après : ce sont des machines de guerre.
Mais elles sont usées ; le pays les connaît. Il a pu les apprécier déjà par tout ce qu'on lui a dit avant les élections de 1857 ; alors aussi on disait que les libéraux entraient dans une voie hostile à la religion ; les églises allaient être fermées, les prêtres détenus, les couvents incendiés... (Interruption.) Cela a été dit et imprimé.
M. Wasseige. - Et cela s'est fait.
M. Devaux. -Messieurs, je connais des couvents où, la nuit des élections, on était en prière, s'attendant à chaque instant à l'incendie fatal ; et lorsque des sérénades vinrent féliciter les libéraux élus, les pauvres religieuses, en voyant les torches qui éclairaient les musiciens, crurent que leur dernière heure était venue.
Le pays sait aujourd'hui comment ces prédictions se sont réalisées, il sait s’il a eu à déplorer la persécution des prêtres, la fermeté re des églises et l'incendie des couvents.
Quand on vient aujourd'hui lui reparler ce langage, il comprend ce qu(il en faut rabattre. Il a appris par expérience qu'il est des choses que vous regardez à travers des verres grossissants, que quand votre parti éprouve une contrariété, il crie comme si le monde était bouleversé, que quand il ressent une égratignure, on dirait, à son désespoir, que le ciel tout entier lui est tombé sur la tête.
Messieurs, ai-je besoin de dire, en commençant, qu'au nom de la gauche, je repousse avec indignation le reproche que M. Dumortier vient de lui faire, d'outrager ici la religion par ses paroles.
L'honorable membre sait fort bien la différence qu'il y a entre le pouvoir temporel du pape et son autorité religieuse ; ignore-t-il qu’à toutes les époques, dans tous les pays, il s'est trouvé parmi les croyants les plus (page 878) sincères des hommes peu favorables à cette confusion de l'Eglise et de l'Etat, qu'aujourd'hui encore dans le clergé de presque tous les pays il se trouve des prêtres très respectables contraires à la puissance temporelle du pape ? Il y en a en Italie, en Allemagne et même en Belgique.
M. de Theux. - C'est une erreur.
M. Devaux. - Je sais qu'il y en a et des plus estimés.
M. de Theux. - Je n'en connais aucun.
M. Devaux. - Cela prouverait que votre cercle de relations est peut-être exclusif.
M. B. Dumortier. - Ce n'est pas de cela qu'il a été question.
M. Devaux. - Oseriez-vous dire que l'Allemagne ne compte pas des catholiques très estimés, qui aujourd'hui sont hostiles au pouvoir temporel du pape tout en restant de fervents défenseurs de la papauté religieuse ?
M. de Theux. - Qui donc ?
M. Devaux. - Oseriez-vous dire qu'en Italie une partie considérable et très estimable du clergé ne condamne pas le pouvoir temporel du pape ?
Aux yeux de qui la puissance temporelle du pape est-elle un article de foi ? Et si je voulais chercher dans les annales de l'enseignement de cette ancienne université de Louvain dont vous parlez tant, aurait de la peine à trouver des adversaires de la doctrine que vous voulez confondre avec le dogme.
Ne venez donc pas dénaturer ainsi les opinions de vos adversaires. Combattez-les loyalement, comme vous en avez le droit ; mais ne cherchez pas à les rendre odieux en leur prêtant une portée qu'elles n'ont pas.
Si nous ne sommes pas d'accord avec vous sur certaine intervention du clergé dans les affaires temporelles soit au-dehors soit en Belgique même, des paroles qui expriment ce dissentiment, vous n'avez aucun droit de conclure à un dissentiment religieux ni à des outrages pour des croyances que tous respectent.
Messieurs, la passion extrême que nos adversaires ont mise dans ce débat ne m'engagera pas à me passionner à mon tour, et c'est avec beaucoup de calme que j'exposerai le peu d'observations que j'ai à vous soumettre.
Un des reproches qu'on a le plus souvent articulés dans cette discussion contre le projet de loi, c'est qu'il tend à une centralisation extrême. Pour moi, messieurs, le mot de centralisation ne m'effraye pas plus que celui de décentralisation. Je trouve l'une et l'autre chose bonnes, dans une juste mesure ; mauvaises, quand elles sont outrées. Je crois qu'en Belgique la centralisation n'est pas exagérée. Quand je vois notre loi provinciale, notre loi communale, je crois, messieurs, qu'on a fait une espèce de compromis entre les deux principes, et que la part de la centralisation n'est point excessive.
Si je considère l'administration et si je parcours les divers ministères, je ne crois pas que personne trouve beaucoup à décentraliser ni au ministère de la guerre, ni à celui des affaires étrangères ; aux finances et à la justice, je ne vois guère non plus de grandes réformes de ce genre à introduire. Quant au ministère des travaux publics, à voir comme les députés des différents côtés de la Chambre réclament souvent l'intervention de ce département, on peut dire qu'il y a plutôt tendance ici à augmenter l'action du pouvoir central qu'à la restreindre.
Reste le ministère de l'intérieur. Messieurs, quand les membres de la droite se récrient contre la centralisation, en réalité, c'est au ministère de l'intérieur, qu'ils en veulent et leur véritable grief, la centralisation qui les offusque, c'est l'intervention du gouvernement en matière d'enseignement.
Je l'avoue, messieurs, je suis toujours un peu tenté de sourire quand j'entends les membres de la droite exprimer ici toute l'horreur que leur inspirent les détestables principes centralisateurs sous lesquels la Belgique gémit, sous lesquels l'initiative des individus, l'indépendance et la spontanéité de leurs efforts vont être étouffées ; car je ne connais pas d'opinion plus centralisatrice que celle de la droite ; le type du gouvernement pour elle, c'est en effet la centralisation absolue.
Pour elle, l'idéal du gouvernement, c'est celui qui étend son pouvoir non seulement sur la vie civile, mais même sur la vie morale et religieuse, non seulement sur un pays, mais sur le monde entier. Je ne juge pas cette doctrine dans ce moment. Mais est-ce à ceux qui la professent à venir se poser ici en ennemis de toute influence centralisée ?
D'où viennent vos réclamations contre l’intervention du gouvernement en matière d'enseignement ? C'est que le gouvernement vous empêche de le centraliser tout entier. Et c'est aussi une des grandes raisons pour lesquelles nous y tenons ; c'est votre centralisation à vous que nous combattons ainsi. Ne parlez plus du Dieu-Etat. Votre Dieu, on pourrait l'appeler Dieu-Clergé, et il est autrement centralisateur que celui dont vous vous plaignez.
Voyez, en fait, tout n'est-il pas centralisé dans votre parti ? Vos journaux ne reçoivent-ils pas le mot d'ordre ? Leurs idées et jusqu'à leurs expressions ne sont-elles pas les mêmes ?
Ainsi, par exemple, aujourd'hui n'est-ce pas un mot d'ordre que ce mot de spoliation qui se trouve à chaque ligne de vos journaux comme il se trouve ici à chaque phrase de vos discours ? Vos élections, ce sont les élections, de la centralisation. Il n'y a pas une commune où elle n'ait ses agents officiels. D'où viennent vos candidats ? C'est du centre qu'on les impose aux électeurs. Parfois, comme dans mon arrondissement, on ne révèle leur nom aux électeurs des campagnes que si peu de jours avant l'élection qu'on n'a plus le temps de s'informer d'eux et de savoir ce qu'en pensent ceux qui les connaissent.
Dans cette Chambre de quel côté est-on le plus centralisé ?
Vous avez constamment, même sur la loi dont il s'agit aujourd'hui, l'espoir de nous diviser. Pour nous, nous n'avons jamais espoir semblable à votre égard. Nous savons que dans votre parti sur les moindres questions vous êtes comme enchaînés les uns aux autres.
Pour les bourses, vous vous plaignez qu'on veuille les centraliser, parce qu'il s'agit d'en confier l'administration à des commissions provinciales nommées par des pouvoirs électifs et auxquelles le pouvoir central reste complètement étranger ; et vous, que faites-vous des bourses ? Vos collateurs reçoivent le mot d'ordre d'une influence unique ; elle les centralise auprès de l'université de Louvain, sous l'influence d'un même receveur, le receveur de l'université même, et vous vous plaignez que les bourses vont être centralisées !
Mais quand je vous entends nous parler avec une si profonde horreur de la centralisation, je me représente deux armées dont l'une bien disciplinée, fortement organisée, tout entière dans la main de son général en chef, viendrait prêcher la décentralisation à l'autre et voudrait la convaincre de supprimer ses officiers, de ne conserver que des caporaux et de la combattre par escouades.
Je passe à un autre grief de l'opposition. Le projet de loi sanctionne la spoliation et le vol. Je conviens que le mot a été répété bien des fois dans les discours que nous avons entendus, mais quel est l'orateur qui l'a justifié ? Ces mots pouvaient produire un certain effet quand la question était encore dans le vague, quand on pouvait raisonner encore comme si l'université actuelle de Louvain était la continuation de l'ancienne ; mais depuis que le débat s'est précisé sur ce point, depuis que les uns après les autres tous les opposants ont été forcés de convenir que l'établissement d'aujourd'hui n'est pas l'héritier de celui d'autrefois, on ne peut plus dire que l'université d'aujourd'hui soit dépouillée par le projet de loi d'un droit qu'elle ne possède pas. A l'égard de qui donc y aurait-il spoliation ? Ce n'est pas à l'égard des jeunes gens qui peuvent obtenir des bourses, car partout où d'après les actes de fondation une certaine classe de jeunes gens doit être préférée soit à raison de sa famille, soit à raison du lieu de sa naissance, la préférence est maintenue. Loin que les nouveaux boursiers y perdent, ils obtiennent la liberté de choisir l'établissement dont ils suivront les leçons.
Dira-t-on que c'est sur les collateurs que la spoliation s'exerce ? Mars la collation est une charge. Elle ne rapporte rien. Qu'on trouve bon ou mauvais que les anciens collateurs soient remplacés, je le veux ; mais y a-t-il là vol ? Si l'on destitue un exécuteur testamentaire qui ne retire rien de sa mission, on peut être injuste à son égard, mais assurément on ne le vole pas.
Si donc, comme tout le monde est forcé d'en convenir, la nouvelle université de Louvain n'est pas héritière de l'ancienne, si par conséquent ce n'est pas elle qui est spoliée, personne ne l'est, et l'accusation pour avoir été tant répétée, n'en est pas moins dénuée de toute espèce de justification et de fondement.
Mais au moins les opposants n'ont-ils pas raison de dire que le projet de loi a le tort de méconnaître la volonté des fondateurs, que si l'université de Louvain n'a pas un droit d'héritière à faire valoir, elle devrait obtenir la préférence par la similitude qu'il y a entre s s doctrines et celles que tes fondateurs ont voulu encourager ?
Remarquons que tout ce qui concerne les bourses de théologie est en dehors de la discussion. Vous ne pouvez pas vous plaindre, on les laisse conférer par des ecclésiastiques.
M. B. Dumortier. - Pas du tout.
M. Devaux. - Est-ce que vous vous défiez des bureaux administratifs (page 879) des séminaires. (Interruption.) Vous ne les accusez pas, je suppose, d'être hostiles à l'opinion à laquelle vous vous intéressez ?
A une époque où les prêtres étaient en général les hommes les plus instruits du pays, on conçoit très bien que ce soient eux qui, n'ayant d'ailleurs pas de descendants à qui ils pussent laisser leur fortune, aient fondé beaucoup de ces encouragements à l'étude, et qu'ils en aient conféré la collation à des prêtres comme eux, mais en conclura-t-on qu'entre toutes les études qui se font à l'université de Louvain aujourd'hui et les opinions des fondateurs, il y ait similitude de doctrine, qui n'existe pas pour les autres universités ?
Pour la raison que je viens de dire, je laisse de côté les études théologiques ; mais je demande si pour les études médicales il est possible de supposer que pour se conformer à la volonté du fondateur il faille préférer la médecine et la chirurgie qui s'enseignent à Louvain à celles de nos autres universités. Dira-t-on que cet enseignement a plus de droit, à Louvain, à la sympathie des siècles passés ? Je ne le crois pas ; les professeurs de Louvain n'accepteraient probablement pas ce compliment peu flatteur.
Pour le droit, on enseignait autrefois à Louvain le droit romain et peu ou pas de droit coutumier ; on y joignait, je pense, le droit canon. Si l'on enseignait encore le droit canon aux étudiants en droit, on ne serait pas même fondé à dire qu'en cette matière il y a similitude de doctrines avec le passé. Autrefois, l'université de Louvain avait des principes d'indépendance analogues à ceux de l'Église gallicane ; aujourd'hui elle en professe de tout contraires.
Et quant au droit romain, en quoi cet enseignement à Louvain serait-il plus en rapport avec la volonté du fondateur que celui des autres universités ? En cette matière, à Louvain pas plus que dans nos autres universités on n'en est resté aux traditions des siècles passés.
Pour les mathématiques et les autres sciences, on peut exactement dire la même chose. L'ancienne université de Louvain ne présente pour cet enseignement pas plus de rapport avec la nouvelle qu'avec nos autres universités.
Reste la faculté de philosophie.
Mais la philosophie enseignée à Louvain a amené depuis longtemps un très grave dissentiment dans les rangs des hommes qui inspirent le plus de confiance à l'opinion catholique.
II y a parmi les jésuites des hommes si opposés à l'enseignement philosophique de Louvain qu'ils l'accusent de matérialisme.
Sur la question du traditionalisme auquel ils attachent une haute importance, les jésuites croient que l'université de Louvain est dans l'erreur la plus profonde et c'est à tel point que dans certains de leurs collèges ils recommandent à leurs élèves l'université de Liège préférablement à l'université de Louvain et en trouvent l'enseignement philosophique plus conforme à leurs opinions religieuses. Comment donc, si aux yeux des jésuites il n'y a pas de similitude de doctrine entre l'enseignement actuel de Louvain et l'enseignement catholique en général, comment voulez-vous fonder sur cet enseignement la préférence exclusive à donner à Louvain pour les bourses fondées par des prêtres catholiques ? (Interruption.)
On sait très bien que l'enseignement philosophique de Louvain a été, sous ce rapport, très près d'être condamné à Rome, peut-être aurait-on craint seulement de favoriser trop d'autres établissements.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - La doctrine a été formellement condamnée.
M. B. Dumortier. - Pas du tout.
M. Devaux. - La doctrine du traditionalisme n'est pas en faveur à Rome, et si Rome avait à s'exprimer, il est bien à croire que ce n'est pas pour l'université de Louvain qu'elle se prononcerait. Qu'on ne dise donc pas que les bourses doivent aller à Louvain, parce que les doctrines de cette université sont plus catholiques que d'autres.
Il faut donc bien avouer que pour le droit, la médecine, les sciences et la philosophie, il n'est pas possible de reconnaître entre les doctrines actuelles de l'université de Louvain et celles de sa devancière, le lien d'une similitude qui, pour des bourses auxquelles elle n'a pas d'autre droit, soient pour elle un titre à une préférence exclusive.
Je conçois très bien que si l'ancienne université de Louvain existait encore avec sa personnification civile, avec tout son ancien établissement, je comprends très bien que les bourses devraient lui appartenir, quelles que fussent ses doctrines d'aujourd'hui, mais c'est auprès de l'ancienne université et non auprès de la nouvelle qu'elles ont été fondées, et on l'a dit assez, l'une n'est pas l'héritière de l'autre ; l'une est toute différente de l'autre, l'une était une institution publique, l'autre est un établissement privé. Le gouvernement nommait à l'ancienne université 14 professeurs et, parmi les autres, les principaux étaient nommés par l'administration de la ville de Louvain. Ce n'était pas seulement une université officielle, mais encore un rouage de l'administration publique, puisque personne ne pouvait, en Belgique embrasser une profession libérale sans avoir étudié à Louvain et sans avoir obtenu un diplôme de l'université de Louvain.
Du reste, personne ne le conteste plus, l'établissement actuel n'est pas l'héritier de l'ancien. Vous n'avez à invoquer en sa faveur que la similitude de doctrines, et cette similitude n'existe pas, elle ne peut exister aux yeux du gouvernement.
Que peut faire le gouvernement en l’absence de toute héritière de l'ancienne université auprès de laquelle les bourses ont été fondées ?
Il y avait deux partis à prendre ; l'un a été suivi par le roi Guillaume. Il a dit : Toutes ces bourses seront conférées aux trois universités de l'Etat. Le gouvernement actuel pouvait dire : Je conserve la législation du roi Guillaume, les bourses seront aux universités de l'Etat. Il ne fallait pas de nouvelle loi pour cela. La législation du roi Guillaume existe encore. En droit les bourses appartiennent aujourd'hui aux universités de l'Etat. Le roi Guillaume les avait données aux trois universités. De ces trois universités il y en a une qui n'existe plus et qui n'a pas d'héritière. Les bourses appartiennent donc aux deux autres. C'est le droit, c'est la législation en vigueur. Oh ! mais, dites-vous, le roi Guillaume était plus juste que vous ; il avait conservé les collateurs.
Et vous pouvez dire cela sérieusement ?
Mais quel était le droit de ces collateurs ? De distribuer les bourses entre les trois universités de l'Etat.
Voulez-vous que l'on conserve les collateurs avec le droit de distribuer les bourses entre l'université de Gand et l'université de Liège ? Je crois que cela vous contenterait médiocrement.
C'est cependant ce que l'on pourrait faire encore si l'on rejetait la loi. Le gouvernement pourrait simplement invoquer la législation du roi Guillaume que vous invoquez vous-même.
M. B. Dumortier. - Et la Constitution, qu'est-ce que vous en faites ?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - La Constitution a abrogé les lois mais pas les testaments.
M. Devaux. - Le gouvernement, messieurs, n'a pas suivi la même voie que le roi Guillaume, il ne s'est pas prévalu du droit exclusif des universités de l'Etat, et sans changer la législation, par tolérance, il a consenti à ce que les établissements privés prissent part aux anciennes bourses fondées. Il a laissé aux boursiers la liberté de choisir.
Je crois que ce système, messieurs, partout où il sera exposé à des hommes impartiaux, paraîtra large et généreux.
Ce n'est pas la volonté des testateurs, mais il n'y a plus moyen de la connaître. Les fondateurs avaient fondé près de l'ancienne université d« Louvain qui n'existe plus, et qui n'a plus ni héritière ni représentant.
Le gouvernement que peut-il faire de plus impartial que de ne marquer de préférence pour aucun établissement et de laisser la liberté du choix aux familles ?
Mais qu'est-ce qui est arrivé ? Admise par tolérance à avoir une part à ces bourses auxquelles elle n'avait plus de droit, l'université de Louvain a voulu les avoir toutes. Le gouvernement avait abandonné le droit que la législation actuelle faisait aux universités de l'Etat en faveur du libre choix des familles, et l'université de Louvain force le choix des familles en sa faveur. Les collateurs ne veulent pas reconnaître que l'université de Louvain n'a plus aux bourses le même droit que l'ancienne université. Ils regardent comme un devoir de conscience d'envoyer les jeunes gens à Louvain comme si l'ancienne institution existait encore.
Devant cet abus dont l'existence n'est pas douteuse en présence des chiffres constatés, le gouvernement a dû ou revenir à la législation du roi Guillaume qui applique les bourses aux seules universités de l'Etat, ou changer les collateurs. Laisser subsister les collateurs d'aujourd'hui, c'est évidemment comme si vous disiez : Toutes les anciennes bourses iront à l'université de Louvain, qui n'y a pas de droit.
Dans cette position pouvait-on présenter un système plus large, plus impartial, moins centralisateur, que d'abandonner la collation d'abord aux familles, quand il y en a, et quand il n'y en a pas, de la mettre entre les mains d'une commission sortant du libre choix d'un corps électif, auquel le gouvernement n'a absolument rien à dire, et de laisser les familles libres de choisir entre les divers établissements du pays ? Et remarquez-le, chaque fois qu'i| y a des élèves préférés à raison de leur famille, à raison du lieu de leur naissance, cette préférence sera observée.
(page 880 Certainement, je ne dis pas que ce système sorte comme nue conséquence directe de nos instituions. C'est quelque chose de plus que la liberté de l'enseignement. C'est en quelque sorte l'égalité aux yeux de la loi de l'enseignement officiel et de l'enseignement privé.
Messieurs, quand cette mesure sen exécutée comme tant d'autres, comme la loi de l'enseignement moyen, comme la loi des successions, comme la loi de l'octroi, on en reconnaîtra, on sera forcé d'en reconnaître la justice. Et prenez acte de mes paroles, il n'y a pas dans cette Chambre un futur ministre de la droite qui s'engagera à nous proposer l'abrogation de cette loi, s'il arrive au pouvoir. (Interruption.) Ce ne sont pas des candidats ministres qui m'interrompent.
On ne dira pas que c'est par amour de la stabilité des lois. Oui, par amour de la stabilité des lois, on peut supporter certains inconvénients. Mais des lois, comme celles que nous ont dépeintes l'honorable M. Dumortier et ses amis, des lois qui violent toute justice, qui oppriment les consciences, violent la Constitution, déshonorent le pays, organisent la spoliation et le vol, sont indignes d'un peuple civilisé, de pareilles lois un homme ni un parti n'en accepte la solidarité pendant une heure ; on n'arrive pas au pouvoir ou on les abroge au moment même où on y arrive. Si cette loi est encore une de celles dont la droite est destinée à se rendre complice un jour après les avoir tant flétries, cela prouve que les vices qu'elle veut y découvrir n'ont pas la gravité qu'elle leur prête.
Je veux bien admettre la conviction de nos adversaires, mais c'est une conviction passionnée qui ne résiste pas au temps et que quelques mois ou quelques semaines d'intervalle font évanouir.
Messieurs, je ne veux pas prolonger davantage ce débat. Mais qu'il me soit seulement permis, en finissant, de regretter cette exagération déclamatoire et cette violence qui semblent s'introduire dans les habitudes de la droite. S'il est une opinion dont le seul espoir est dans la modération, c'est l'opinion de la droite.
Les hommes les plus sages de cette opinion se le disent bien quand ils sont de sang-froid. Alors ils vont même jusqu'à souhaiter, ce qui est impossible, ce qui est une chimère, la fusion et la disparition des partis. Mais ce qui n'est pas une chimère, ce qu'il faut toujours désirer et tâcher de réaliser, c'est la modération des partis, qui nécessairement les rapproche.
Croyez-vous que c'est avec votre langage que vous allez rapprocher les partis ? Vous les éloignez toujours de plus en plus, et vous-mêmes vous êtes embarrassés de vos exagérations, quelque temps après que vous les avez proférées. Vous êtes mal à l'aise aujourd'hui quand on parle dans cette Chambre de la loi de l'enseignement moyen, de la loi des octrois et de je ne sais combien d'autres lois encore.
M. de Naeyer. - Qu'est-ce qu'on a dit de la loi des octrois ?
M. Devaux. - On a dit qu'elle ruinerait les campagnes, et mon honorable contradicteur l'a combattue pendant deux jours.
Personne n'oserait plus soutenir que les campagnes sont ruinées.
M. de Naeyer. -.J'ai dit qu'elle était injuste, je le dis encore, je n'ai jamais parlé de la ruine des campagnes.
M. Devaux. - Les campagnes, elles ne sont pas plus ruinées ni opprimées que les églises ne sont fermées et que les couvents ne sont brûlés.
Messieurs, l'administration actuelle, je ne crains pas de le dire, a fait preuve d'une grande modération, depuis qu'elle est au pouvoir, d'une modération si grande que vous êtes embarrassés de formuler vos reproches.
Vous ne le pouvez qu'en vous réfugiant dans le vague des déclamations, en nous jetant les mots de spoliation, de violation de toutes les libertés, et tous ces lieux communs qui ne reposent sur aucun fait.
Mais quand on vous demande de préciser vos griefs, vous balbutiez et vous en êtes réduits à descendre jusqu'à la patente des écoles dentellières.
Dans notre parti, quels progrès la modération a-t-elle faits ? Vous n'avez pas fait un pas dans ce sens.
Vos hommes les plus modérés sont découragés, et sans action ; ce sont les plus violents que vous vous condamnez à suivre.
Et vos journaux avec leurs passions grossières, leurs violences sans frein ni vergogne, font-ils autre chose qu'étendre et approfondir chaque jour la séparation des partis et envenimer les passions qui les agitent ? Est-ce ainsi que vous mériterez l'épithète de conservateurs que vous ambitionnez et à laquelle vous avez si peu de titres ? Est-ce là votre rôle de conservateurs ? Est-ce là votre devoir en présence de la situation des choses en Europe ? Si votre modération avait répondu à celle du gouvernement, les partis ne se seraient-ils pas rapprochés d'eux-mêmes. Où pouvez-vous arriver par la passion à laquelle vous vous abandonnez ? Est-ce par-là que votre parti espère reconquérir le pouvoir qu'il regrette tant ?
Oh ! je le sais, dans ce moment on vise à un but électoral, on vise à gagner quelques voix. C'est pour cela que nous avons entendu tant de bruit et tant de déclamations. Mais je suppose sous ce rapport tous vos vœux comblés, vous seriez effrayés vous-mêmes de votre succès et de la nécessité de devoir prendre le pouvoir. Vous déploreriez alors d'avoir par votre aveugle passion alarmé le pays sur les intentions qui vous animent quand vous n'auriez dû ne rien négliger pour le rassurer. Votre premier obstacle serait celui que, par défaut de prévoyance, vous créez ici tous les jours de vos propres mains.
Ce serait une expiation méritée de toutes les injustice et de toutes les exagérations que vous avez tant de fois commises et que vous venez de renouveler encore.
(page 899) M. Schollaert. - Je regrette véritablement, messieurs, de devoir parler une deuxième fois, dans cette discussion, où tant d'hommes éminents plus expérimentés que moi ont pris successivement la parole ; mais vous comprendrez qu'après les attaques passionnées et personnelles dont j'ai été l'objet, il me serait difficile de me taire devant le pays et principalement devant l'arrondissement que j'ai l'honneur de représenter.
Si je n'ai pas immédiatement répondu à ces attaques, c'est que j'ai craint de me laisser entraîner par l'émotion, dans une voie qui ne sera jamais la mienne ; c'est parce que, comme l'honorable préopinant, j'admets sincèrement que la force est dans la modération ; c'est parce que, comme lui, je ne désire pas mieux que d'employer des armes courtoises et que je voudrais voir accepter par les deux côtés de la Chambre la vieille coutume de nos chevaliers, qui ne commençaient le combat qu'après s'être salués de l’épée.
Je remercie l'honorable membre de ses conseils. Avant d'en entendre l'expression, j'en avais adopté la pensée. C'est une justice que vous me rendrez, j'ai combattu la loi, mais je crois avoir parlé un langage parlementaire. Je ne crois pas m'être servi d'aucun de ces mots contre lesquels l'honorable M. Devaux vient de s'élever.
Mais après m'être imposé les lois de la modération la plus sincère, ne pouvais-je pas m'attendre à être traité avec un peu plus de justice, et compter qu'avant de me juger la Chambra aurait attendu mes actes ?
Cette confiance me semblait d'autant plus légitime que le corps électoral est le seul juge devant lequel notre conduite puisse être utilement débattue et souverainement jugée.
Je me trompais, messieurs ; à la séance de mercredi dernier, un honorable membre a prétendu me donner deux leçons : une leçon de droit et une leçon de moralité.
Je ne puis accepter ni l'une ni l'autre : la leçon de droit, parce que le plus jeune de nos honorés collègues aurait dû s'abstenir de me la donner dans les termes dont il s'est servi, à moi, qui ai des élèves, aujourd'hui, plus âgés que lui. (Interruption.)
La leçon de moralité, parce que en fait de caractère, de franchise, d'honneur, j'ai l'habitude de ne prendre conseil que de moi-même et la fierté de me croire suffisamment et bien conseillé.
Je dirai plus, messieurs, vous êtes mes adversaires, j'ignore quelle opinion vous pouvez aujourd'hui avoir de moi, mais si je dois avoir l'honneur de siéger quelque temps avec vous, vous me rendrez justice. Avant six mois j'aurai votre estime.
Je reprends l'examen de la question qui intéresse le pays.
J'ai dit qu'en droit les fondations de bourses constituent une propriété privée, qu'elles n'appartiennent pas au domaine public et qu'à raison de ce caractère, le pouvoir législatif lui-même est tenu de les respecter dans les limites de l'article 11 de la Constitution.
Hier, l'honorable ministre des finances a fait parfaitement comprendre, au début de son discours, que toute la question est là.
Et, en effet, messieurs, il s'agit d'une question de propriété sur laquelle, je me hâte de le reconnaître, des esprits sérieux, honnêtes peuvent être en désaccord, mais qui n'en touche pas moins aux bases mêmes de l'ordre social.
Comment cette question est-elle résolue par l'honorable ministre des finances ?
La fondation, nous a-t-il dit, est une quasi-propriété nationale, et tirant de cette définition, que nous croyons erronée, sa conséquence extrême, il n'a pas hésité à affirmer que les biens qui composent sa dotation ont été amortis, c'est-à-dire qu'ils sont sortis du domaine privé pour tomber en mainmorte.
La propriété personnelle, a ajouté l'honorable ministre, est un droit qui dérive de la nature de l'homme ; ce droit est sacré, antérieur et supérieur à la loi ; mais quand il s'agit de la propriété et des droits des corps moraux, quelle relation veut-on établir entre ces droits et la propriété de l'homme, entre la personnalité humaine, qui est l'œuvre de Dieu et la personnalité civile, qui est l'œuvre de la loi ?
Ainsi, suivant les principes du gouvernement, le législateur est toujours maître de la propriété des personnes civiles, il peut toujours en disposer aux mieux des intérêts de la nation.
Ces principes que l'honorable ministre des finances vous affirmait hier dans son magnifique langage doivent-ils, peuvent-ils être acceptés ? Encore une fois, toute la question est là. Sur ce point, nous sommes d'accord, mais à mon avis, le gouvernement se trompe sur la solution. - J'ai déjà eu l'honneur de le dire, sous l'ancien régime, auquel il faut remonter pour apprécier la vraie nature des fondations de bourses, un tel langage n'aurait pas été compris. En vertu des lois de cette époque, dont l'honneur de l'Etat était la principale garantie, il surgissait, dans tous les ordres d'intérêts, pour lie buts les plus divers et sous les aspects les plus variés, des personnes civiles sans nombre. Celui qui aurait prétendu alors que le patrimoine de ces personnes relevait du domaine public n'eût excité qu'une grande surprise. Mais la surprise serait devenue extrême, si la prétention avait visé non seulement les véritables institutions de mainmorte, mais cette classe particulière de personnes civiles qui possédait pour certaines séries de personnes dont chaque membre avait à prétendre des droits personnels et particuliers.
Le passage de Stockmans, que j'ai eu l'honneur de citer dans mon premier discours, met cette distinction en lumière, et je le rappelle ici, parce que l'influence qu'il doit exercer sur le débat, me paraît considérable.
J'ai dit qu'avant la révolution, la théorie de l'honorable ministre des finances eût vivement étonné les esprits. En veut-on la preuve ? Qu'on relise les actes de fondation qui se trouvent reproduits dans nos annexes et l'on verra avec quelle certitude les fondateurs croyaient disposer dans un but privé d'une propriété particulière.
Je ne répéterai pas ce que j'ai dit à cet égard. Qu'il me soit seulement permis d'appeler particulièrement l'attention de la Chambre sur deux actes qui ont reçu l'octroi et l'enregistrement et qui ont été faits, par conséquent sous les yeux et avec l'approbation du gouvernement.
Le premier se réfère à la fondation Jacquet, et déclare in terminis que les appelés jouiront des subsides pour titre de patrimoine, c'est-à-dire comme d'un bien de famille, au même titre qu'en avaient joui les ancêtres du fondateur, patrum dominio.
Le second acte est relevé dans un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du 10 janvier 1849 (Pas. 1849, p. 187).
Le fondateur Drieux y traite d'héritiers ceux qui sont appelés à jouir de ses libéralités.
« Il déclare, dit l'arrêt, laisser tous ses biens à ces mêmes étudiants et les y institue ses héritiers pour tout le temps qu'ils sont appelés à en jouir comme étudiants de l'université de Louvain. »
Tant alors on était loin de croire que le domaine public pût élever la moindre prétention à un bien de bourse.
Aussi la cour appréciant sous cet aspect la fondation de Driutius n'a pas hésité à déclarer en termes formels dans un de ses considérants : « Qu'en érigeant le collège dont il s'agissait au procès, ce n'est pas un monument publie que le fondateur ouvre à l'instruction en général, mais une retraite qu'il assure à de pauvres étudiants pris dans sa famille ou dans les localités qu'il désigne. »
Les choses ont-elles changé en droit moderne ? On l'a prétendu, on a même tenté de déconsidérer l'opinion contraire, qui est la mienne, en affirmant qu'elle ne mérite pas d'être sérieusement réfutée.
Nonobstant ce dédain, je persiste dans ma pensée et je tiens d'autant plus à la justifier, que si je parvenais à la faire admettre, les prémisses sur lesquelles repose tout le système de l'honorable ministre des finances, viendraient à tomber et que par conséquent je pourrais, en lui empruntant un tour d'expression, prétendre de mon côté que si la fondation est ce que je viens de dire, il n'y a plus rien à répondre à ceux qui en sont restés les légitimes propriétaires.
A quoi, messieurs, reconnaît-on le droit civil ? On le reconnaît à son origine, à son objet, à ses effets, et quelquefois aussi à la juridiction à laquelle il est soumis. Or quelle est l'origine du droit dont il s’agit ? Vous le savez Les fondations prennent leur origine dans un testament ou dans une donation, c'est-à-dire dans des actes d’un caractère civil incontestable, par lesquels les lois de l'époque permettaient d'ériger en personnes civiles certains apanages particuliers.
Quel est l'objet d'une fondation ? C'est d'assurer à des étudiants, pris généralement dans la famille du fondateur, une espèce de rente alimentaire pendant le cours de leurs études. Un homme éclairé et généreux se disait : Si je laisse ma fortune à mes héritiers, une génération peut la dissiper ; il vaut mieux fonder une bourse qui leur permettra en tout temps de chercher aux sources de la science une condition honnête et libérale. Et cet homme soucieux, non d'aliéner son patrimoine, mais d'en assurer à perpétuité le fruit à sa famille, fondait une bourse d'étude. Il agissait dans un but privé et se proposait un objet civil. Et les effets de la fondation, quels sont-ils ? Des effets purement civils encore, qui assuraient aux institués la jouissance des revenus créés à leur profit et dont l'administration se perpétuait à travers les temps comme le fondateur l'avait voulu, sous la sauvegarde de la probité publique.
Que le gouvernement des Pays-Bas ait reconnu le caractère purement civil aux fondations de bourses, cela résulte clairement du système (page 900) de juridiction qu'il avait cru devoir établir en cette matière. Pour saisir la valeur de cet argument, ce n'est pas la Constitution belge qu'il faut lire, c'est à la loi fondamentale qu'il faut remonter et surtout à la manière dont cette loi était appliquée dans le ci-devant royaume des Pays-Bas.
Lorsqu'on voit les arrêtés de 1818 et de 1823 établir deux juridictions parallèles, la juridiction administrative avec son comité consultatif qui de prononce que des décisions provisoires et la juridiction ordinaire des tribunaux auxquels seuls il était réservé de statuer définitivement et en dernier ressort, alors, messieurs, il est clair et incontestable que le gouvernement, qui n'était que trop porté à s'attribuer exclusivement ce qu'il considérait comme des questions administratives, regardait la matière des bourses comme tenant à des intérêts privés et en saisissait les tribunaux parce qu'elle touchait, selon lui, à des propriétés particulières.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - L'arrêté de 1823 dit le contraire eu termes formels.
M. Schollaert. - Mais enfin, il est certain et personne ne contestera cela, que, dans la société civile, toute valeur quelconque appartient nécessairement au domaine public ou au domaine privé ; je ne crois pas qu'il y ait une valeur au monde qui puisse échapper à cette alternative. Or, si les bourses ne sont pas tombées dans le domaine public, elles doivent être restées dans le domaine privé. Je ne répéterai pas les arguments déjà produits pour prouver qu'elles n'ont pas été réunies au domaine public ; mais, pour me défendre contre des attaques passionnées, je veux me retrancher avec ma modeste opinion derrière la jurisprudence de la cour d'appel de Bruxelles et de la cour de cassation ; personnellement je ne prétends à aucune autorité, mais qu'on ouvre la Pasicrisie, on y trouvera mes prétentions appuyées, d'une jurisprudence inébranlable contre laquelle on a cessé depuis longtemps d'élever des réclamations et qui a déclaré à cinq ou six reprises que les bourses n'appartiennent pas au domaine public, puisque la révolution française ne les a pas frappées de mainmise nationale.
M. Bara. - C'est autre chose.
M. Schollaert. - Je vous demande pardon. Les bourses ont été considérées comme des propriétés particulières. (Interruption.)
J'ai sous les yeux un arrêt qui qualifie textuellement les fondations de bourses de propriétés privées, dont les termes sont clairs et qu'il suffit de lire en son entier pour que l'interprétation que vous en avez donnée, afin d'en combattre la portée, s'évanouisse aussitôt.
Voici cet arrêt, messieurs, dont l'honorable M. Bara m'accusait de n'avoir lu que l'intitulé, mais que j'avais étudié de près et dont l'importance m'avait paru si grande que j'en avais copié plusieurs parties dans mon cahier d'annotations. Je n'en donne que les extraits qui s'appliquent particulièrement à la question qui m'occupe (Pas. Belge, année 1848, p. 305).
« La cour.....attendu que les intimés agissent au procès comme proviseurs des fondations de bourses autrefois annexées au ci-devant grand collège dans l'université de Louvain, et réclament à ce titre les canons arriérés de la rente due par la commune appelante, à la fondation des bourses de Natalis Dubois.
« Attendu qu'il est incontestable que les biens des fondations de bourses de la nature de celle dont il s'agit au procès constituaient une propriété particulière ;
« Attendu, en effet, que la dotation de Natalis Dubois, qui remonte à 1757, et qui avait pour objet principal l'étude de la philosophie et de la théologie dans le Grand Collége, à Louvain, était spécialement affectée à des boursiers désignés dans l'acte de fondation par préférence de parenté et de localité, et que les biens qui en dépendaient devaient être administrés par un receveur particulier chargé d'en tenir une comptabilité à part ;
« Attendu, dès lors, que les biens de cette fondation n'ont pu être confondus avec ceux du Grand Collège auquel elle était annexée ; que ce collège n'était autre chose, à l'égard de la fondation, qu'un lieu de retraite ou les boursiers, moyennant les revenus de la même fondation, obtenaient la table et le logement, et pouvaient suivre pendant quelques années les cours de l'université ;
« Attendu par suite que si le Grand Collège, ainsi que tous les autres érigés près l'ancienne université, ont été supprimés en exécution de la loi du 3 brumaire an IV, qui a réorganisé l'instruction publique en France, et si leurs propriétés ont été dévolues au domaine national, conformément à l'art. 3 du décret du 22 novembre-1er décembre 1790, cette suppression et cette nationalisation n'ont pu atteindre les bourses de Natalis Dubois, qui formaient une propriété privée tout à fait indépendante du collège supprimé.
« Attendu que les lois françaises qui ont été portées contre les mainmortes, c'est-à-dire contre les corporations religieuses et laïques, ne sont pas applicables aux fondations de bourses ; que les biens de ces dernières, loin d'avoir été réunis au domaine de l'Etat, leur ont été conservés par une loi spéciale, celle du 23 messidor an III... »
Messieurs, je ne comprends plus la langue française ou cela signifie, d'après la cour d'appel de Bruxelles, que vous avez bien voulu qualifier de cour sensée, que les bourses constituent des propriétés privées, particulières qui échappent complètement au domaine de l'Etat, dont elles n'ont fait partie en aucun temps.
Je le répète, si je comprends le mot « privé », il est évident que la cour déclare que jamais l'Etat n'a eu droit à ces bourses, que les bourses sont restées dans le domaine des particuliers.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Quels particuliers ?
- Voix à droite. - Laissez donc continuer ! (Interruption.)
M. Schollaert. On me fait une objection, on me demande : Mais s'il s'agit d'une propriété privée, quel est donc le propriétaire ? Vous ne répondrez pas à cette question, vous n'y répondrez pas, me disait l'autre jour l'honorable M. Bara sur un ton de défi.
Messieurs, je vais tâcher de répondre ; je vous assure même que je ne me sens pas grandement embarrassé. La bourse de fondation est une propriété sui generis ; un ensemble de droits complexes dont il faut, comme pour bien d'autres entités juridiques, démêler les divers éléments pour en faire l'attribution.
En tant que capital amorti produisant des revenus, la bourse appartient à la personne civile elle-même. Cette personne n'a pas d'autre raison d'être que celle qui la rend détentrice légale et dépositaire juridique des valeurs affectées à la fondation. Quant aux revenus que produit l'objet de ce dépôt, les propriétaires sont les institués qui se succèdent, d'après l'appel du fondateur, pour en jouir... (Interruption.)
Ces revenus auxquels les institués ont un droit acquis à titre actuel ou à titre d'expectative constituent une propriété privée.
C'est cette propriété que j'ai élevée au-dessus des atteintes du pouvoir législatif et des majorités politiques, en la plaçant sous la protection de l'article 11 de la Constitution. L'erreur capitale de mes honorables adversaires consiste, suivant moi, dans la pensée qu'une personne civile ne peut posséder à titre privé et pour compte de particuliers. Mais rien n'est plus faux.
Il se fonde aujourd'hui même un grand nombre d'institutions qui présentent les caractères dont la possibilité pratique est contestée, et où un être purement collectif et moral possède à titre privé, et pour des particuliers, des valeurs qu'il tient en dépôt. Telles sont, entre autres, les caisses d'épargne, les caisses de prévoyance, les sociétés de secours mutuels, et presque toutes les sociétés anonymes. Ces sociétés, instituées ou autorisées par la loi ou par l'Etat, constituent de véritables personnes civiles, possèdent, non pour l'Etat qui leur confère cette personnification ou tout au moins la capacité dont elles jouissent, mais pour les intéressés qui ont des droits aux capitaux engagés.
Il est clair et personne ne contestera que si le gouvernement trouvait nécessaire de retirer à ces sociétés l'octroi dont elles ont besoin pour exister, il aurait le droit de le faire, mais ce retrait d'octroi n'aurait pas pour conséquence de faire entrer dans les caisses de l'Etat ce qui appartient aux particuliers.
- Un membre. - Ce sont des associés. (Interruption.)
M. Schollaert. - Dira-t-on que s'il en est ainsi les fondations de bourses sont supprimées de plein droit puisqu'elles impliquent dans leur essence des substitutions prohibées ?
Je ne crois pas cette objection sérieuse. La moindre réflexion suffit, pour comprendre qu'abstraction faite d'une grossière et apparente (page 901) analogie. Il n'y a rien de commun entre les fondations de bourses et les substitutions, que nos lois prohibent avec raison. On a pu considérer ces dernières comme nuisibles et dangereuses pour des motifs dont aucun ne s'applique aux bourses d'études. (Interruption.)
Dans une substitution le grevé n'est pas propriétaire, il n'a qu'un droit révocable et ne peut transmettre aux tiers que des droits incertains et transitoires ; la substitution prohibée contrarie les vues politiques et les considérations de famille qui ont fait établir les règles sur les successions ab intestat.
Enfin les créanciers du grevé sont mis continuellement en péril de perdre leurs créances par la précarité du droit qui en est le gage. Tels sont les principaux inconvénients qui ont motivé la suppression de ces substitutions, mais nous le répétons, aucun de ces inconvénients ne peut être attribué aux fondations de bourses : Ici la propriété est fixe, les aliénations légalement consenties sont irrévocables, les créanciers n'ont aucun péril à courir et les règles sur les successions ab intestat restent hors de cause. Voilà pourquoi, messieurs, l'objection me paraît sans valeur et pourquoi je crois pouvoir persister dans ma première opinion malgré les formes dédaigneuses avec lesquelles on a cru devoir y répondre.
Je ne prétends pas à l'infaillibilité, messieurs, mais je pense qu'on peut soutenir devant cette Chambre, sans cesser d'être sérieux, ce qui a été admis plusieurs fois par nos cours d'appel et en dernier lieu par la cour suprême.
La seconde partie de mon argumentation n'a pas été attaquée avec moins d'ardeur. On ne peut me pardonner d'avoir soutenu que, lorsqu'il s'agit de fondations anciennes, le boursier ne doit pas et ne peut pas toujours être libre dans le choix du lieu d'études. Je veux m'adresser principalement ici à la loyauté de l'honorable ministre des finances qui m'a fait l'honneur de combattre en passant une opinion qu'il m'est impossible d'abandonner. Si au lieu d'être persuadé que les bourses d'études appartiennent au domaine public, l'honorable ministre admettait, comme moi, que ces bourses sont des propriétés de famille, c'est-à-dire de véritables legs, ne conviendrait-il pas, par voie de conséquence, que les conditions imposées à ce legs doivent être strictement exécutées et que lorsque l'acte de fondation détermine moralement ou nominativement le lieu d'études, cette désignation doit être suivie par le collateur ?
On a dit que mon opinion a fait sourire et je ne veux même pas me plaindre de cette expression, mais qu'on se place à mon point de vue, qu'on reconnaisse avec moi, qu'en matière de fondations, il ne s'agit que d'un testament à exécuter et l'on sera forcé de reconnaître que ce qui a provoqué ce sourire n'est au fond, de ma part, qu'un sentiment de délicatesse et de probité.
Mon raisonnement n'a pas le caractère exorbitant qu'on a prétendu lui attribuer.
Qu'ai-je, en effet, prétendu ? Que dans les cas spéciaux, exceptionnels où le fondateur exige formellement que le bénéficié reçoive un enseignement anglican, presbytérien ou catholique, il y a lieu d'exécuter la clause. Ai-je attenté par cette prétention à la liberté de conscience ?
Messieurs, si je croyais mériter un pareil reproche, je sortirais, en rougissant, de cette enceinte, et de ma vie je n'y remettrais les pieds. Mais le reproche est injuste, il manque de toute espèce de fondement. Est-ce attaquer la liberté de conscience que de dire à celui qui se présente pour recueillir une libéralité : « La faveur est à vous, mais sous la condition d'étudier dans un établissement où tel culte est enseigné ? Si votre choix, dont vous restez d'ailleurs maître, s'arrête sur cet établissement, s'il vous est consciencieusement possible d'entrer dans les vues de votre bienfaiteur, de remplir ses intentions et d'accomplir les charges qu'il vous impose, encore une fois le bénéfice vous est accordé ; mais si ces conditions sont repoussées par vous, si vos principes vous défendent de suivre ses intentions, allez librement puiser la science aux sources qui vous semblent meilleures, mais n'exigez pas qu'un bienfait, dont il vous est impossible de payer le prix, vous suive là où vous irez. »
S'il y avait dans ces paroles une violation de la liberté de conscience, elle existerait chaque fois qu'une condition morale serait apposée à un acte de libéralité. Quoi ! je prends un capital dans mon patrimoine, il est à vous si vous acceptez mes conditions ; si vous ne les acceptez pas, je veux le donner à un autre, et vous direz que j'ai violé en vous la liberté de conscience, parce que je refuse de donner sans condition aucune ce qui m'appartient ! En vérité, je ne vous comprends pas.
On ne s'est pas arrêté là. On a prétendu que la liberté d'enseignement, n'est pas moins violée que la liberté de conscience. L'honorable M. Devaux a déjà répondu à cette objection en affirmant, avec beaucoup de raison, selon moi, qu’à proprement parler, la liberté de l'enseignement n'est pas ici en cause, mais qu'un certain droit à l'égalité pourrait seul se trouver engagé.
Je me contente de ce patronage et il me semble inutile de pousser plus loin une démonstration qui s'impose, en quelque sorte, d'elle-même.
Le refus d'un boursier de recevoir un enseignement religieux ou philosophique déterminé ne saurait en effet atteindre en lui ni en personne le droit qu'à chacun, en Belgique, de s'instruire comme il l'entend et d'enseigner ce qu'il veut.
Voilà les principes de droit qui m'ont valu, de la part de l'honorable M. Bara, l'honneur d'être relégué bien au-delà de la droite, parmi les suppôts de la politique de Philippe II. C'est contre ces énormités que mes amis de la droite s'élèveront en masse et que l'honorable M. de Decker en particulier ne manquera pas de protester pour l'honneur du drapeau.
J'ignore ce qui doit arriver, mais en attendant que l'honorable M. de Decker se lève, je me sens fort à l'aise. D'autres que moi ont soutenu que la liberté du boursier ne doit ni ne peut être absolue dans tous les cas. Sous ce rapport, je me trouve entouré d'autorités que vous ne récuserez pas et auxquelles vous ne reprocherez point de représenter la politique du XVIème siècle.
Le premier témoignage que j'invoque est celui de l'honorable ministre des affaires étrangères. Nul n'a mieux formulé que lui le principe sur lequel toute mon argumentation s'appuie ; si j'avais dû trouver quelque part l'expression précise et exacte de ma pensée, c'est à la formule de l’honorable M. Rogier que j'aurais eu recours. Que s’agit-il d'établir, en effet ? Que la liberté du boursier ne peut être absolue dans toutes les circonstances.
Eh bien, voici comment s'exprimait, à ce propos, l'honorable M. Rogier, dans sa circulaire du mois de mars 1833 :
« Ce n'est point apporter des entraves à la liberté constitutionnelle de l'enseignement, que de soumettre le boursier à certaines restrictions et conditions qui résultent de la volonté du fondateur ou qui sont indispensables pour en assurer l'exécution. » Est-ce clair, et qu'ai-je dit de plus ? (Interruption.) Messieurs, je ne trouve, dans le passage que je viens de lire, rien que de parfaitement juste et honorable ; la circulaire de 1833 procède d'un sentiment loyal et généreux. Elle prouve que l’honorable M. Rogier... (Interruption.)
Je trouvé, messieurs, que l'expression que je viens de lire n'a rien que de parfaitement honorable. Elle était inspirée par l'idée qui était, du reste, celle du roi Guillaume ; que la volonté du fondateur était une chose sacrée et devait être recherchée et respectée avant tout.
Mais qu'a fait la gauche tout entière ? Est-ce qu'en 1849, comme le faisait remarquer hier mon honorable ami, M. le comte de Theux, vous n'avez pas écrit dans une loi que les bourses de l'Etat seraient attribuées seulement à ceux qui fréquenteraient ses établissements d'enseignement supérieur ? N'a-t-il pas fallu - cette fois l'honorable M. de Decker ne protestera pas - un cabinet de la droite pour révoquer cette loi illibérale et pour mettre tous les établissements sur la même ligne et pour rendre ainsi à tous les boursiers la liberté perdue ?
M. Bara. - Et M. Orts ?
M. Schollaert. - M. Orts, soit ! je l'excepte. Je ne veux pas faire de personnalités, plus vous me trouverez de partisans, plus j'en serai satisfait.
Je me borne à constater que votre parti a mauvaise grâce de me prêter des idées d'Espagnol et une politique d'inquisiteur, parce que j'ose invoquer un principe dont il a fait lui-même l'application dans une loi. (Interruption.) Ca n'est pas tout.
Dans le projet de loi sur l'enseignement supérieur, qui sera soumis prochainement aux discussions de la Chambre, vous revenez à la chargé et vous promettez de rétablir ce que le ministère de l'honorable M. de Decker a déjà une fois rapporté. Là encore vous essayez d'introduire le principe que les bourses du gouvernement ne doivent appartenir qu'aux élèves de l'Etat. Et ce n'est pas tout encore.
Le projet de loi actuel, non modifié par l'amendement de M. Orts, sur lequel je me suis expliqué, crée lui-même au profit de l'Etat un privilège qui pourrait gêner la liberté du boursier, puisqu'il sera permis de fonder des bourses au profit de l’enseignement public dont les universités libres ne pourront avoir le bénéfice. L'honorable M. Bara, dans son rapport, n'a pas admis l'amendement, de l'honorable M. Orts ; il a admis l’idée du gouvernement.
M. Bara. - C'est une erreur.
(page 902) M. Schollaert. - Je n'affirme pas que depuis vous ne soyez point revenu de cette idée ; mais je dis que, dans le rapport, vous vous êtes fait l'interprète de M. le ministre de la justice, et que vous avez voulu réserver à l'Etat, dans certaines éventualités, le droit spécial dont je parle.
M. Bara. -. J'aurais préféré le contraire ; je le dis dans mon rapport. J'aurais formulé moi-même l'amendement s'il n'avait été présenté par l'honorable M. Orts.
- Une voix à droite. - L'amendement a été repoussé par l'honorable M. Bara, en section centrale.
M. Bara. - C'est inexact.
M. Van Humbeeck. - Cet amendement n'a pas été présenté.
M. Nothomb. - Il s'agit de l'amendement établissant l'égalité.
M. Bara. - L'amendement de M. Orts n'a pas été présenté en section centrale. Je le maintiens.
M. Schollaert. - Il restera toujours vrai que le projet de loi sur l'enseignement supérieur, distribué à la Chambre, a parfaitement tous les torts qu'on me reproche pour avoir prétendu que la liberté des boursiers ne doit pas nécessairement, dans tous les cas et dans toutes les circonstances, être absolue.
Je dirai plus. Ce projet a eu un bien plus grand tort que moi, puisqu'en définitive, mes observations ne s'appliquent qu'au passé et à des fondations qui ont été créées avec l'argent des particuliers, tandis que le gouvernement crée des bourses pour l'avenir et puise pour les fonder dans la caisse des contribuables.
Ces contribuables se composent des membres de la droite comme des membres de la gauche ; des citoyens qui sont sympathiques aux universités de l'Etat et de ceux qui ne leur accordent cette sympathie que sous des réserves que vous devinez.
Arrivé à ce point, je pourrais, si je voulais employer votre langage, exercer d'amères représailles.
Quoi ! pourrais-je vous dire, y songez-vous ! Imposer l'enseignement de l'Etat à un jeune homme parce qu'il est pauvre et qu'il a besoin de secours ? Ne sentez-vous pas que cette contrainte est bien plus blessante, bien moins acceptable que la condition doctrinale à laquelle des particuliers subordonnent la jouissance de leurs bienfaits ?
Mais l'enseignement de l'Etat varie, vous en êtes convenu. Il peut tour à tour représenter toutes les doctrines, être tantôt chrétien et tantôt rationaliste ; libéral aujourd'hui, oppressif et despotique demain.
Un jeune homme se présente. C'est un adepte de la démocratie. Il se défie des institutions gouvernementales ; il croit à tort ou à raison que dans vos universités on enseigne des doctrines tyranniques, réactionnaires (remarquez bien, messieurs, que je me livre à des hypothèses), que répondrez-vous à ce jeune homme ? Lui direz-vous : Je veux te former à mon image, te frapper à mon estampille ; fréquente mes établissements ou reste ignorant pour ta vie !
Autre supposition ! Les universités de l'Etat sont devenues catholiques ; elles se piquent d'orthodoxie. (Ne riez pas, messieurs, les destins et les flots sont changeants...) Voici qu'un nouvel aspirant se présente. Sa famille vit séparée de l'Eglise. Elle considère ses dogmes comme mensongers, notre discipline comme humiliante. Elle ne veut pas que vous violentiez, que vous assouplissiez, que vous brisiez la conscience de son fils. Le contrarier dans ses sentiments, dans ses aspirations, serait l'habituer dès sa jeunesse à l'hypocrisie et à la servitude ! Mais elle a besoin d'une bourse, d'un secours en argent. Que direz-vous à cette famille ? Vous lui direz : Si vous voulez que votre fils soit soutenu, livrez-moi son âme. Je veux qu'il reçoive mes livres, qu'il se conforme à ma pensée. S'il résiste, je ferme la main et j'éteins son intelligence !
Ne vous récriez pas. Je ne fais que rétorquer vos paroles. Je dis que si vos universités officielles devenaient catholiques, vous forceriez la jeunesse à écouter des doctrines rappelant, selon vous, une époque où l’on condamnait des sorcières et où l’on brûlait les hérétiques. (Interruption.)
Oui ! dans toutes les hypothèses imaginables vous trempez sans le savoir dans l'exécrable tyrannie et dans le despotisme détestable que vous m'avez reproché naguère en termes si pleins de crudité.
M. Bara. - Cela n'est pas possible dans un pays libre et constitutionnel.
M. Schollaert. - Mais une nouvelle objection s'est produite. Elle a été faite par l'honorable M. Devaux. Que parlez-vous de conditions ? nous dit-on. Vos conditions sont devenues inexécutables. Vos doctrines ont changé, elles ont perdu leur unité. Celles que professent les jésuites ne sont pas celles de l'université de Louvain. De quel côté faut-il chercher la vérité ? Quel est l'enseignement qu'auraient préféré vos fondateurs endormis dans la tombe ?
Il y a deux réponse à faire à cette objection.
D'abord il est de principe en matière de fondations que lorsqu'il est impossible d'exécuter pleinement la volonté des fondateurs, il faut procéder par analogie et suivre cette volonté d'aussi près que possible.
Or, la haute raison du l'honorable M, Devaux ne refusera pas de nous accorder que, même en acceptant tout ce qu'il a dit, on est plus près de l'enseignement catholique à l'université de Louvain qu'aux universités de Gand et de Bruxelles.
D'autre part, je me vois obligé en conscience de dénier la plupart des affirmations de l'honorable préopinant.
La question du traditionalisme agitée entre l'université et les jésuites n'a pas été résolue par le saint-siège. Elle appartient à ces questions accessoires, dont je parlais naguère, et sur lesquelles tout fidèle a le droit de se former une opinion, sans blesser l'autorité et sans sortir de l'Eglise.
Ne nous payons pas de mots obscurs !
Qu'est-ce que la question du traditionalisme ? Une pure question scientifique ayant pour objet, si je ne me trompe, le degré de puissance ou de spontanéité qu'il faut attribuer à la raison humaine, lorsque cette raison se trouve abandonnée à elle-même et privée de tout secours ou de tout enseignement extérieur.
II y a eu, j'en conviens, lutte et discussion sur ce point abstrait entre des théologiens et des philosophes.
Mais je le demande à tout homme de bonne foi, cela peut-il détruire, dans l'Eglise universelle, l'unité et la permanence de la doctrine religieuse ? Je crois être très bon catholique, messieurs, et j'avoue que la question du traditionalisme intéresse très médiocrement ma conscience. Je dois même humblement avouer que j'y comprends assez peu de chose !
Ce que je sais, messieurs, c'est qu'en matière théologique l'enseignement universitaire de Louvain n'a pas varié ; qu'il reste conforme aux anciennes traditions et que, comme le faisait observer l'honorable chanoine de Haerne, il est resté classique dans nos séminaires.
Après cela supprimerez-vous les conditions imposées par les anciens fondateurs parce que, comme on l'a objecté, les conditions datent d'une époque où l'on jugeait les sorcières et où l’on brûlait les hérétiques ?
Ce serait une manière nouvelle de traiter les sentences et les contrats !
Je me permettrai, à ce propos, de demander à ceux qui attacheraient quelque valeur à une semblable objection,d epuis quand un acte civil, régulier et moral en lui-même, perd sa force obligatoire parce qu'il est contemporain de certains événements tragiques que tout homme raisonnable doit condamner et déplorer ?
Est-ce que par hasard vous ne nous traiteriez pas de gens singulièrement légers et frivoles si nous venions prétendre que certaines lois, dont plusieurs ont été invoquées pendant le cours de cette discussion, doivent être repoussées avec dédain et tenues pour abrogées parce qu'elles ont été votées par la Convention, à une époque où notre sang, - je ne parle pas du sang français mais du sang catholique, - coulait à flots sous la hache révolutionnaire ?...
Jetons un voile sur ces horreurs. Qu'importe à la question qui vous est soumise, ce qui a pu se faire, dans le domaine politique, à ces époques de sinistre mémoire où les catholiques brûlaient les huguenots et où les huguenots éventraient les catholiques ?
Félicitons-nous de vivre dans un siècle où les multitudes comprennent et respectent des principes qui étaient à peine pressentis alors par quelques esprits supérieurs, principes qui font l'honneur et la sécurité des sociétés modernes, et auxquels nous devons deux bienfaits inappréciables : la séparation des pouvoirs et la liberté de conscience !
Il n'était pas plus donné à nos pères qu'à nous de brusquer le cours de l'histoire et de devancer leur siècle...
Induire de là qu'il est permis de casser les dispositions civiles qu'ils ont prises, d'attribuer au domaine public la propriété qu'ils ont léguée à leurs familles ; de rajeunir leurs œuvres ou de refaire leurs testaments, c'est aller loin, messieurs, beaucoup plus loin, soyez-en bien persuadés, que ne vous le permet la conscience du pays.
En se servant de pareils arguments, mon honorable adversaire s'est placé sur un terrain où les hommes graves et considérables de son parti ne le suivront pas.
J'ai entendu avec bonheur l'honorable M. Devaux. Il nous combat mais sa modération contraste avec certaines violences. En prétendant que certains actes ne doivent pas être maintenus parce qu'ils remontent à un passé éloigné, vous compromettez le gouvernement que vous prétendez servir. Votre argument excède vos intentions. Il tend directement à supprimer les bourses de théologie, car ce qui pénètre le plus intimement les mœurs du XVème et du XVIème siècle, ce n'est pas l’enseignement vulgaire du christianisme qui se donne en ce moment dans son (page 903) athénées et nos collèges, c'est la théologie. Ayez donc le courage d'être logique.
La théologie était enseignée sous Philippe II à l'époque où tombaient les têtes des comtes de Hornes et d'Egmont ; frappez-la, enlevez-lui ses ressources, mais si vous allez jusque-là, où vous arrêterez-vous ?
Je me sens échauffé et je ne veux pas abuser de cette ardeur.
Je tiens seulement à vous répéter que les hommes considérables de votre parti ne vous suivront pas.
« Sans doute, nous disait hier l'honorable ministre des finances, lorsque, dans un pays la législation a admis l'institution des corps moraux, parce que l'utilité sociale a été démontrée en faveur de leur existence, il est clair que tout législateur sage, que tout législateur prudent, ne touchera qu'avec circonspection aux propriétés, aux dotations de ces corps moraux ; aussi longtemps que l'utilité publique existera, aussi longtemps qu'elle sera manifeste, il entourera ces sortes de biens d'une véritable sollicitude, et maintiendra intacte leur affectation primitive »
Je ne puis partager l'opinion de l'honorable ministre en matière de fondations, mais je sens et je proclame que voilà le langage d'un homme d'Etat.
Oui, alors même que l'Etat a des droits, il doit agir avec circonspection à l'égard des institutions existantes, respecter dans le passé ce qui peut être respecté sans détriment pour la chose publique et être aussi sobre que possible, même en ayant le droit de faire ce que vous feriez vous, je le crains, sans sobriété aucune.
M. Bara. - Il s'agit de l'enseignement professionnel.
M. Schollaert. - Il me reste, messieurs, à vous demander une grâce, celle de me permettre de vous parler pendant quelques instants franchement et loyalement de moi-même. Je sens, messieurs, que ma personnalité est bien peu de chose à côté des grands intérêts qui se débattent ici et que j'ai véritablement besoin de votre indulgence, mais je dois parler, l'honneur m'y oblige et vous ne refuserez pas de m'écouter.
Je n'aurais pas répondu d'une manière directe aux insinuations de l'honorable M. Bara. Mais dans le discours de l'honorable ministre des finances il se trouve un mot, un seul mot, qui m'interdit le silence. Je parlerai donc, non pour me défendre, car vous êtes mes adversaires, et vous ne sauriez être mes juges.
Je ne veux pas d'ailleurs paraître ici en accusé ni m'asseoir sur la sellette pour subir des interrogatoires et pour y répondre. Vous seriez les premiers à me reprocher de manque de dignité. Je désire m'expliquer, parce que ma situation l'exige, parce que le pays a le droit de connaître le caractère politique de ses représentants ; et aussi parce que la provocation dont j'ai été l'objet émane d'un homme grave, éminent, dont je resterai l'adversaire, mais devant lequel je tiens à paraître tel que je suis.
Messieurs, j'appartiens et j'ai appartenu pendant toute ma vie à cette école à la fois religieuse et libérale que le père Lacordaire, le comte de Montalembert, le duc de Broglie, Berryer et vingt autres esprits illustres, venus de tous les points de l'horizon, ont fait connaître et respecter en Europe.. .
L'esprit de cette école (les anciens de cette Chambre qui ont aidé à fonder notre nationalité doivent s'en souvenir), l'esprit de cette école inspirait la majorité du Congrès national et excitait en elle ces sentiments de conciliation et de tolérance qui resteront sa plus belle gloire.
Réconcilier l'Eglise et la civilisation moderne, créer une sainte et féconde alliance entre la religion et la liberté, rapprocher le principe chrétien du principe démocratique, telles étaient les tendances de mes maîtres, tel était le but de leurs efforts ; telle aussi est la cause pour laquelle j'ai lutté longtemps entre les deux camps qui divisent la Belgique, inclinant tantôt à droite et tantôt à gauche, mats tendant constamment des deux côtés une main amie et désarmée et n'ayant d'autre ambition que de devenir entre les deux partis un trait d'union et une cause de rapprochement.
On ne cède pas impunément à des illusions de ce genre !
Méconnu, refoulé, presque toujours mal compris, j'ai dû apprendre à mes dépens combien il est plus difficile de servir un principe, que d'emboîter le pas derrière un drapeau, dans les rangs d'un parti discipliné !
Mais, grâce à Dieu, la persévérance ne m'a pas manqué, et j'affirme qu'aujourd'hui comme au temps jadis la liberté n'a pas de partisan plus convaincu ni l'Eglise d'enfant plus fidèle que moi.
Ceux qui me connaissent, comme ceux qui daignent me juger, non sur une chanson, mais sur les écrits sérieux auxquels j'ai attaché mon nom, ceux-là savent que j'affirme la vérité et je n'ai pas de leur part un démenti à craindre.
Après la bourrasque et les malentendus de 1850, un homme illustre qui m'honorait de son amitié et qui daignait parfois oublier sa grandeur pour me donner des conseils et s'occuper de mon avenir, me recommanda la retraite : « Vous avez pu vous tromper, me disait-il, mais vous n'avez pas failli. Quittez les préoccupations de la vie publique, réfugiez-vous dans la famille, mais ne soyez pas oisif. Etudiez comme si vous pouviez être appelé demain dans les conseils de votre pays. Surtout sachez attendre votre heure. Si cette heure doit sonner, si Dieu veut encore se servir de vous, il saura bien lâcher le flot qui doit vous emporter. Alors cédez, car nul n'a le droit de se refuser à son pays ! »
Celui qui me parlait, non dans ces termes mais dans cet esprit, était le père Lacordaire !
Je suivis ces conseils. Je vécus pendant douze années dans la retraite, presque dans la solitude, me livrant à des travaux qui faisaient ma consolation alors et qui sont ma force aujourd'hui.
Enfin ce flot, dont m'avait parlé mon glorieux et vénérable maître, vint jusqu'à moi et m'emporta.
Jamais les portes de cette Chambre ne se sont plus largement ouvertes !
J'arrive parmi vous appuyé sur une majorité qui n'a pas été atteinte à Louvain depuis longtemps, et qui semble, à elle seule, commander le respect.
Que vous dirai-je de plus, messieurs ?
J'aime ma religion et j'aime mon siècle, comme les aimait le grand homme que Dieu m'avait donné pour guide, pour ami et pour consolateur.
Messieurs, le jour où le père Lacordaire avait été reçu à l'Académie française, la jeunesse des écoles que sa parole avait enivrée, vint sa presser autour de lui. Il lui parla pour la dernière fois de Dieu et de la liberté, et comme s'il avait pressenti sa fin prochaine, il s'éloigna en disant à ceux qui l'entouraient : « J'espère mourir fervent catholique et libéral impénitent. »
Permettez-moi, messieurs, de reprendre pour mon compte ces nobles paroles qui ont été recueillies par M. de Montalembert, dans une occasion récente et solennelle.
En les répétant ici, je fais mieux que vous donner un programme, je vous ouvre mon âme.
(page 880) - La séance est levée.