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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 30 avril 1863

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)

(page 817) (Présidence de M. E. Vandenpeereboom, premier vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont, secrétaire., présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Le sieur Voet, ancien instituteur communal, demande une pension ou une indemnité. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des tanneurs à Vielsalm demandent égalité de traitement pour les cuirs prussiens et les cuirs belges. »

« Même demande de tanneurs à Soignies. »

M. Ansiau. - Je demande le renvoi de ces pétitions à la section centrale qui examine le traité avec la Prusse. Elles méritent toute la sollicitude de la Chambre en raison des immenses intérêts qui se trouvent engagés dans l'industrie de la tannerie.

M. J. Jouret. - Je me joins à mon honorable collègue pour demander le renvoi à la section centrale. J'aurai l'honneur de faire remarquer que des pétitions dans le même sens ont été renvoyées hier à la section centrale ; il y a lieu d'admettre la même mesure pour celles qui viennent d'être analystes.

- Le renvoi à la section centrale est ordonné.


« Le sieur Nelis, secrétaire de la commune de Beauvechain, demande que le traitement des secrétaires communaux soit réglé d'une manière uniforme, suivant la population. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le conseil communal de Rhode-Saint-Genèse demande la construction d'un chemin de fer de Luttre à Bruxelles, par Nivelles, Braine-l'Alleud, Waterloo, Rhode-Saint-Genèse et Uccle. »

« Même demande de l'administration communale de Monstreux, qui sollicite en outre un embranchement de Luttre à Châtelineau. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la concession de chemins de fer.


« Le conseil communal de Nieuport demande la construction d'un chemin de fer de Nieuport vers Grammont. »

- Même décision.


« Le conseil communal de Bruxelles, appelant l'attention de la Chambre sur la portée de l'article 8 du projet de loi relatif aux fondations, demande que les communes aient le droit de favoriser l'enseignement public à tous ses degrés et de recevoir à cette fin des libéralités qui n'impliquent pas de fondation. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.

Projet de loi réglant le droit de propriété des modèles et dessins de fabrique

Rapport de la section centrale

M. Jamar. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a été chargée d'examiner le projet de loi réglant le droit de propriété des modèles et dessins de fabrique.

M. Guillery. - J'ai l'honneur de présenter le rapport de la section centrale chargée d'examiner le projet de loi portant prorogation pour les deux sessions 1864 du mode de nomination des membres des jurys d'examen universitaires.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ces rapports et les met à la suite des objets à l'ordre du jour.

Projet de loi relatif aux fondations de bourses en faveur de l’enseignement public et au profit des boursiers

Discussion générale

M. le président. - La discussion générale continue.

M. de Montpellier. - Messieurs, il est, dans la vie parlementaire, des circonstances où le devoir le plus impérieux du représentant, même le plus modéré, est d'exprimer sa pensée avec force, énergie et sans détour. J'ai cru qu'en présence du projet de loi que nous discutons, un député catholique n'avait pas le droit de garder le silence : voilà pourquoi, messieurs, je prends la parole dans ce grave débat.

Si les discours de la droite n'avaient pour but que d'essayer de convaincre nos honorables collègues de la gauche, je crois que, sans les blesser, on pourrait dire que la droite perd son temps, car la majorité actuelle n'a pas l'habitude de se laisser séduire par nos paroles ; mais nos paroles doivent retentir en dehors de cette enceinte, et nous nous adressons au pays. Si, donc, l'on peut dire que le projet de loi qui nous est soumis a été adopté avant même d'avoir été déposé ; si c'est en vain que la minorité démontre la fausseté du principe fondamental de cette lot et l'iniquité de ses conséquences ; il est cependant utile de combattre ces principes, de signaler ces résultats, afin d'éclairer le pays, de lui faire voir où conduit la politique issue de la spontanéité foudroyante. Des voix autorisées, des voit éloquentes ont caractérisé cette loi et l'ont justement appelée une œuvre de haine et de spoliation. Ce double stigmate lui restera.

Messieurs, c'est la haine de l'enseignement libre, c'est-à-dire de l'enseignement catholique, qui a donné le jour au projet de loi, c'est la spoliation de l'enseignement catholique qui va s'accomplir. Non contents de lui enlever les ressources que le passé lui a léguées, nos adversaires interdisent à l'avenir de réparer l'iniquité qu'ils vont commettre.

J'ai dit que la raison d'être de la loi, c'est la haine de l'enseignement libre, et j'ai ajouté que cet enseignement libre est l'enseignement catholique.

En effet, les fondations de bourses d'études, comme celles des autres œuvres pies, sont l'œuvre pour ainsi dire exclusive des catholiques, elles ont été inspirées par une pensée catholique, elles ont, partant, pour but, une pensée catholique. C'est cette pensée qui fait tort aux anciennes fondations et nécessite l'application de la rétroactivité ; c'est cette pensée qui fait le danger des fondations que promettait l'avenir et qui nécessite l'interdiction des libéralités faites par voie testamentaire à l'enseignement libre.

Oh ! si cette société fameuse, que j'appellerai par son nom, ne pouvant la définir au moyen d'une périphrase, si la franc-maçonnerie qui place son origine dans la nuit des âges, avait lutté dès son berceau d'influence et de générosité avec le catholicisme, et concurremment avec lui fondé le patrimoine des lettres, de la philosophie et des sciences, soyez-en bien persuadas, la loi que nous discutons ne nous eût jamais été présentée, ou du moins ceux qui sont les plus chauds partisans de cette loi en seraient avec nous les consciencieux adversaires. Ils réclameraient contre la rétroactivité si le passé leur appartenait ; ils protesteraient contre l'incapacité légale dont la loi frappe l'avenir, s'ils se sentaient au cœur ce qui a manqué à leurs devanciers, l'amour des lumières poussé jusqu'aux fondations de bourses d'études. Mais le passé appartient au catholicisme, le patrimoine de l'esprit humain et de la civilisation a été constitué par la foi qu'on accuse d'obscurantisme et à laquelle on jette souvent l'insulte de supposer qu'elle peut avoir intérêt à retenir les peuples dans l'ignorance.

Mais les fils de la nouvelle lumière ont traversé les âges sans faire aucune fondation, avouant ainsi que l'avenir n'appartient pas à leur idée ; et ceux qui représentent aujourd'hui cette lumière doutent tant d'eux-mêmes, qu'ils n’osent accepter cette lutte de dévouement à l'idée, qu'ils repoussent l'égalité dans la liberté et réclament l'égalité dans la servitude. La servitude les dispense du dévouement que la liberté ne leur inspirait pas ; la servitude tue le dévouement catholique que la liberté féconde. C'est pour eux un double avantage. Ils acceptent la servitude parce qu'ils espèrent en être les instruments et l'exploiter à leur profit, car ils comptent bien être les maîtres. Pour jouir de ces profits dès maintenant, ils reportent les effets de la servitude sur le passé ; la rétroactivité leur permet de mettre la faux dans la moisson d'autrui.

Telle est la pensée génératrice de la loi, je le prouve. Le législateur, l'auteur de notre Code civil, en réglant la disposition des biens par donations entre-vifs ou par testament, se montra si respectueux pour le droit du propriétaire, qu'à part quelque réserves en faveur des ascendants et des descendants, il lui attribua la faculté la plus entière de donner ou de léguer sa fortune, d'en disposer sans contrôle et suivant son caprice au profit d'étrangers qu'aucun lien n'attachait à lui et qui souvent même ne pourraient expliquer honorablement les motifs de la libéralité.

Les réserves au droit absolu de disposer, que le législateur a stipulées par des motifs qui s'expliquent aisément, sont resserrées dans des limites telles que l'exception est une manifeste confirmation du principe.

Le Code civil (article 910) reconnaît au propriétaire le droit de disposer, non seulement en faveur des individus, mais encore en faveur des personnes civiles.

Mais pourquoi le législateur, qui n'exerce aucun contrôle sur les (page 818) dispositions que le propriétaire fait en faveur de l'individu, en exerce-t-il un sur les dispositions que le propriétaire fait en faveur des personnes civiles ? Les dispositions faite en faveur de l'individu sont l'effet du sentiment ou de la passion ; celles qui ont lieu en faveur d'une personne civile sont l'effet d'une idée.

Est-ce donc que, dans l'appréciation du législateur, l'idée est plus puissante dans l'homme que le sentiment, que la passion ? Ce serait là un bel hommage rendu à la raison humaine. Ou bien est-ce que, dans l'appréciation du législateur, l'esprit peut se tromper plus aisément que le cœur, c'est-à-dire que l'idée égare plus que la passion ? Je crois qu'il en est ainsi dans l'appréciation du législateur. En fait, le despotisme craint l'idée s'il s'accommode aisément de l'immoralité.

Quoi qu'il en soit, messieurs, dans quel sens s'exerce le contrôle de l'autorité publique sur les dispositions que le propriétaire fait de son bien en faveur de personnes morales ? Ce contrôle s'exerce dans un intérêt d'ordre public. En quoi consiste cet intérêt d'ordre public ? En deux choses : en premier lieu, à s'assurer que l'idée a laissé au propriétaire toute la liberté d'esprit et de volonté nécessaire pour disposer validement, puis que la personne morale objet de la libéralité, représente l'idée que la libéralité a en vue ; enfin que l'idée n'est point contraire aux bonnes mœurs ni aux lois ; en second lieu à prévenir l'excessive immobilisation du sol et des capitaux.

Est-ce sur cet intérêt d'ordre public que le projet de loi est basé ? Nullement, la loi permet à l'Etat d'immobiliser le sol et les capitaux, mais exclusivement en sa faveur (l'éternelle centralisation). Et elle proclame l'Etat et les fractions de l'Etat appelées provinces et communes seules aptes désormais à recevoir les libéralités que les citoyens font en faveur de l'idée. Elle va plus loin : la législation antérieure permettait à l'idée philosophique libre, à l'idée religieuse libre, à l'idée charitable libre de prendre corps et de faire les actes de la vie civile ; le projet de loi déclare tout cela suranné et illibéral et, sans autre motif, le condamne et l'abolit.

Si la loi était l'expression des mœurs nationales, on comprendrait jusqu'à certain point qu'elle ne tînt aucun compte de l'idée libre philosophique, charitable et religieuse : car cette idée n'existerait plus de fait que sous la forme officielle. La nation ne voudrait plus que la littérature et la science officielle, que la bienfaisance officielle, que la religion officielle. Alors il serait vrai de dire que l'enseignement, la bienfaisance et la religion sont des services publics. Mais en est-il ainsi ? Ouvrez la Constitution. Consultez les faits, expression des mœurs nationales. La Constitution consacre la liberté de l'idée sous toutes ses formes. Elle suppose donc que l'idée officielle peut être en opposition avec l'idée libre, c'est à-dire que la nation, ou tout au moins la minorité de la nation, peut ne vouloir point de l’idée officielle. Que fait la loi ? Elle cherche à rendre impossible l'existence de la liberté qui est le droit de la minorité ; elle veut entourer la liberté de tant d'obstacles que la minorité soit contrainte d'adopter l'idée officielle, c'est-à-dire l'enseignement public, la bienfaisance officielle, le religion nationale.

Interrogeons les faits. D'où viennent les fondations en faveur des études, des pauvres et du culte ? Viennent-elles de la majorité qui nous impose la loi ? S'il en était ainsi, la loi ne nous serait pas présentée ; aussi bien elle serait inutile. Mais les fondations proviennent de la minorité, de l'idée libre, et vous voulez vous en emparer au profit de la majorité, au profit de l'idée officielle ! Votre loi n'est donc point l'expression des mœurs nationales. C'est une loi d'oppression, de spoliation.

Sur quels motifs basez-vous cette loi, puisqu'elle ne s'appuie sur aucun intérêt d'ordre public ? Vous en faites l'aveu : c'est un acte d’hostilité contre la liberté de l’idée dans sa triple manifestation philosophique, charitable et religieuse. Vous ne voulez pas, dites-vous, qu'un individu puisse assurer et perpétuer l'enseignement d'une idée. Pourquoi ? Parce que les idées changent. Telle idée admise aujourd'hui par la raison en sera répudiée demain ; assurer la perpétuité d'une idée, c'est enrayer la civilisation ; permettre des fondations qui donnent de la stabilité à une école privée, c'est s'exposer à devoir autoriser la création d'une chaire d'athéisme, et en perpétuer l'enseignement.

Voilà les misérables sophismes au moyen desquels on cherche à justifier la loi. Est-ce que les sciences mathématiques participent à l'inconstance des opinions politiques ? Non, cependant vous n'autorisez point la fondation d'une chaire de sciences mathématiques dans une école libre.

Les principes de la morale, base de toute législation, sont aussi invariables que les sciences mathématiques ; ils sont indépendants des opinions de la majorité et de celles de la minorité. Qu'ont de commun avec la mobilité et l'inconstance des opinions politiques les sciences fondées sur l'observation ? Rien. Quelle est donc l'idée libre dont vous ne voulez pas assurer la perpétuité ? Est-ce l'athéisme ? Je ne sais s'il a jamais existé de véritable athée, mais je puis affirmer une chose, c'est que s'il existait un athée, fût-il mille fois millionnaire, il ne fera pas de fondations. Nos adversaires en sont aussi convaincus que nous.

La fondation qui assure la perpétuité des œuvres ou de l'idée philosophique, charitable et religieuse, est une invention chrétienne. C'est sous l'influence du christianisme que le riche s'est habitué à regarder le pauvre comme un membre de sa famille et à le désigner parmi ses héritiers. Sans le christianisme que posséderaient les institutions publiques de bienfaisance ? Sans le christianisme auriez-vous à délibérer sur les fondations de bourses d'études ? C'est donc l'idée catholique que vous voulez dépouiller de ses œuvres et frapper de stérilité ? Et pourquoi ? Craignez-vous que participant à la mobilité des opinions, l'idée catholique vienne à n'être plus d'accord avec les mœurs ? Mais elle a traversé dix-huit siècles, elle a encore assez de sève et de vie pour franchir le même nombre de siècles au sein d'une civilisation sans cesse croissante.

Soyez sans inquiétude, vous n'aurez jamais à prononcer sur le changement d'emploi des fondations catholiques, par suite de la défaillance de l'idée catholique. Aussi sa fécondité dans le passé vous convainc-t-elle si bien de sa fécondité dans l'avenir, et avez-vous si bien la conscience de votre stérilité passée, présente et future, que vous avez besoin d'une loi qui condamne l'idée catholique à ne plus rien produire et qui effacé jusqu'au souvenir de sa fécondité.

Cela est si vrai que vous n'avez pas osé oublier un recueil de tous les actes de fondations. En le faisant vous auriez ainsi élevé un monument à la gloire de l'idée catholique. Or, on n'est point tenu à faire l'éloge de ceux que l'on dépouille.

On a invoqué, messieurs, la liberté pour colorer un acte d'odieuse spoliation. Les administrations privées des bourses d'études, a-t-on dit, ne les confèrent qu'à ceux qui s'engagent à suivre les cours d'une école catholique et cela malgré la volonté des parents et le désir des boursiers. Mais quelle avait été l'intention du fondateur ? Le fondateur n'avait-il pas écrit, dans ses dernières dispositions, qu'il fondait cette bourse pour la plus grande gloire du Christ, son sauveur et son Dieu ?Et trouvez-vous naturel, convenable, obligatoire la collation de telles bourses en faveur d'une école où l'on traîne le Christ aux gémonies ? Ne parlez donc plus de liberté, c'est une amère dérision. Avouez franchement le caractère de votre loi ; dites que c'est une œuvre de spoliation et d'hostilité à l'endroit de l'idée catholique. Nous protesterons contre votre iniquité, mais nous ne serons pas obligés de vous accuser d'hypocrisie.

(page 821) M. de Haerne. - Messieurs, j'ai demandé la parole dans une séance précédente, lorsque j'ai entendu l'honorable M. De Fré nous dire que le système des fondations au profit de l'instruction libre était contraire aux idées de l'époque, au progrès, au système démocratique qui nous régit.

Si l'idée n'avait pas été reproduite par la plupart des autres orateurs de la gauche, j'aurais cru devoir ne pas maintenir mon tour de parole. Mais comme il me semble qu'il n'a pas été suffisamment répondu à cette idée sur laquelle on insiste tant, je crois devoir demander encore l'indulgence de la Chambre pour les instants pendant lesquels j'aurai l'honneur de l'occuper.

Messieurs, en fait, cette idée n'est pas, selon moi, le fond du débat. Quelle est la véritable raison qui agite la Chambre et plus ou moins le pays ? C'est que, d'un côté, nous croyons, nous, que nous défendons un droit sacré et que, de votre côté, vous pensez ou bien qu'il n'y a pas de droit ou que ce droit, quel qu'il soit, donne lieu à de graves abus. C'est là le véritable dissentiment.

Eh bien, en me plaçant pour un moment à ce point de vue, je dirai que les abus réels nous les déplorons, nous les condamnons ; nous reconnaissons qu'il y a eu des abus en matière de fondations. Eh mon Dieu ! quelles sont donc les institutions humaines qui n'ont pas donné lieu à des abus ? Nous reconnaissons ces abus et nous les condamnons dans le passé comme dans le présent s'il en existe encore. Mais faut-il, à cause des abus possibles ou de quelques abus réels, supprimer le droit ? Voilà la question, et à cette question nous répondons : Non ! Et tout en déplorant ces abus, nous disons qu'on les exagère.

Pour ce qui regarde les fondations en faveur des églises, des monastères, etc., nous reconnaissons qu'il y a eu des abus ; mais ils ont été réformés bien des fois par l'Eglise elle-même ; et le moyen de réformer es n'est pas de renverser ce qui existe, mais de suivre le progrès rationnel et d'arriver à des réformes rationnelles en consultant le droit et en le respectant. Mais voici ce qui nous sépare : pour prévenir ces abus vous dites : Vous n'userez plus du droit. Nous, au contraire, nous disons : Pour prévenir les abus nous demandons que tout le monde use du droit dans les limites de l'ordre public, des mœurs et de l'intérêt général.

Et de cette manière, par l'exercice des libertés particulières, des institutions de toutes les catégories, liberté de la famille et des associations, liberté communale et provinciale, on établit un équilibre entre les influences, et les inconvénients qui peuvent se présenter, se neutralisent par une action contraire, toujours sous la surveillance de l'autorité publique.

Voilà le véritable règne de la liberté, comme nous l'entendons. Lorsque l'opinion est dirigée dans ce sens, la perspective seule de l'usage de la liberté en fait respecter les effets, qui nous paraissent hostiles. La liberté est regardée ainsi comme un bienfait pour tout le monde., Quand je vous dis, messieurs, que je déplore les abus d'un autre âge, mais je suis d'accord avec les hommes les plus illustres de l'époque appartenant à notre opinion et je n'aurai, pour le prouver, qu'à citer les paroles prononcées à Rome, en 1843, pour le cardinal Pacca.

En parlant à l'Académie catholique, il disait qu'il était vrai qu'à une époque où je clergé n'avait que trop de richesses, le sanctuaire n'était pas toujours suffisamment respecté et que le clergé aujourd'hui, pour être moins riche, n'était que plus instruit et plus édifiant.

Messieurs, on a beaucoup parlé dans cette discussion des idées de 1789. les honorables MM. De Fré et Bara et, après eux, M. le ministre de la justice les ont invoqués.

Hier encore l'honorable M. Orts nous les a opposées, bien mal à propos, selon moi. Eh bien, je prétends que notre système n'a rien de contraire aux véritables idées démocratiques ; je prétends même qu'il est seul réellement conforme aux idées démocratiques.

Si, par les principes que vous invoquez contre nous, vous entendez cet esprit de vertige qui s'est emparé de la France à la fin du dernier siècle, et qui, par la conquête, s'est étendu aux nations étrangères, nous avouons que cette démocratie n'est pas la nôtre. C'est ainsi que s'est répandu en Europe l'esprit de centralisation au nom de la liberté, de l'égalité, de la fraternité et sous la menace de la mort. Si c'est là votre démocratie, nous sommes d'accord. Non, il n'y a rien de démocratique dans notre système, qui est l'opposé de cette centralisation égalitaire, qui avait étouffé avec les libertés religieuses, celles de la commune et de la province.

Mais la démocratie, nous ne l'entendons pas ainsi ; nous entendons par démocratie les libertés naturelles, celles de la famille, des associations, des communes et dis provinces, qui sont des associations agrandies, celles des cultes, de la presse, enfin toutes ces libertés qui sont sanctionnées par notre Constitution.

La France s'est affranchie en grande partie de l'odieux système révolutionnaire qui a longtemps pesé sur elle ; il est vrai qu'elle n'a pas repris ses anciennes institutions ; vous savez que la France a pour elle la gloire en place de la liberté, et la liberté d'instruction entre autres n'y est pas reconnue en principe, quoiqu'elle y existe en fait. Ainsi la France ne peut pas être invoquée ici.

Les fondations de bourses ne peuvent y exister peur l'enseignement libre, puisque il y fait défaut. Cependant ce sont des idées exclusivement françaises que vous défendez. Il y a des exceptions en France ; il y a des fondations, des congrégations religieuses hospitalières et enseignantes. La loi les autorise. Au surplus, si la France a suivi un système qui nous est plus ou moins hostile, la France n'est pas le seul pays qu'on doive consulter et qui doive nous servir de modèle ou de règle.

En invoquant ces idées, on nous accuse d'être rétrogrades, de vouloir revenir au moyen âge dont on a tracé un tableau bien sombre. C'est l'honorable M. Bara qui nous a fait ce tableau. Cet honorable membre, au talent duquel je voudrais donner la personnification civile bien qu'il n'en veuille pas, comme il l'a dit, malgré l'abus qu'il en ferait, abus que je ne craindrais pas, parce que dans le combat, il faut de l'opposition ; cet honorable membre vous a dépeint les populations plongées à cette époque dans la plus profonde ignorance sous la main du clergé.

Je dirai à l'honorable membre qu'il aurait dû pousser un peu plus loin ce mouvement rétrospectif, il aurait dû se reporter à l'époque brillante au point de vue chrétien et catholique, à cette renaissance du génie grec sous l'inspiration chrétienne, alors que florissant la liberté d'enseignement, à cette époque où Libanius et Maxime, professeurs païens, formaient ces illustres orateurs chrétiens, les Basile, les Grégoire de Nazianze, les Chrysostome, qui eux-mêmes enseignaient l'éloquence à leurs disciples. C'était une époque de liberté en matière d'enseignement.

Savez-vous qui est venu renverser ce système de liberté d'enseignement ? C'est un philosophe, qui lui aussi confisqua les propriétés des fondations faites précédemment en faveur de l'enseignement chrétien. C'était un philosophe qui disait que les chrétiens, pour gagner le royaume des cieux, devaient être pauvres, et il les dépouillait.

Ce philosophe, c'était Julien l'Apostat. Il avait puisé ses principes dans le sang des victimes qu'il immolait à ses dieux, et dans la nécromancie, dans le spiritisme d'alors, qu'il pratiquait en philosophe d'Alexandrie.

Je veux bien me placer au moyen âge. Il est vrai que de grands abus ont eu lieu lors de l'invasion des barbares, invasion que l'Eglise n'a pas pu arrêter, mais dont elle a neutralisé en partie les épouvantables désastres par l'ascendant que la science, qu'elle seule possédait, lui donnait sur le caractère farouche des peuples. Les monastères seuls ont résisté à cette inondation de la barbarie, et ont sauvé ainsi la société.

Mais vous parlez de l'époque d'Artevelde.

Messieurs, il n'y avait pas seulement la liberté d'instruction, qui portait peu de fruits alors.

La liberté du travail faisait défaut également. Tout était organisé en corporations. Nos ancêtres ne connaissaient pas autre chose. Faut-il donc s'étonner qu'il y eût aussi des corporations pour l'instruction, corporations qui étaient généralement religieuses, et qui seules pouvaient agir efficacement sur l'esprit public ?

Je dirai cependant qu'à l'honneur de la Belgique, au moyen âge, nous rencontrons autre chose. Certes on n'y trouve pas cette ignorance systématique, dont on parlait dans une séance précédente.

Non, messieurs, je vois dans le concile tenu à Orléans, en 800, que l'on proclame la nécessité de répandre l'instruction partout, de la faire donner gratuitement, universellement et à tout le monde.

Voilà les idées qui ont été proclamées par ce concile et mises à exécution par Charlemagne, qui établit des écoles en Belgique comme ailleurs.

Plus tard, il est vrai, le flot de la barbarie a de nouveau passé sur cette civilisation. Les Normands ont tout renversé, les institutions ecclésiastiques avec les autres.

Les monastères cependant ont résisté plus longtemps parce qu'ils avaient plus de valeur, plus de force morale, parce qu'ils conservaient la science par l'étude, dans les monuments littéraires qu'ils transcrivaient, dans les manuscrits qu'ils conservaient avec un respect religieux. Leurs connaissances autant que leur caractère religieux leur donnaient une grande influence sociale, surtout par l'enseignement.

(page 822) Ils ont cependant été renversés, en grande partie, par la barbarie du Nord. Mais à cette époque dont vous parlez, je ne vous accorde pas qu'il n'y avait pas de liberté en matière d'instruction. Mais qu'est-ce que c'étaient donc que nos gildes ? C'étaient des institutions particulières, des fondations antérieures aux commutes. Et puis cette publicité donnée dans les places publiques à leurs opinions, n'était-ce pas la liberté de la parole ? Cette liberté ne se révélait-elle pas partout ?

Les gildes formées pour la protection des familles avaient créé elles-mêmes les communes. C'étaient des associations fondées sur le doit naturel, la famille l'était sur le droit naturel primordial, les corps de métiers et les communes sur le droit naturel secondaire.

Je vous citerai un fait positif qui prouve que la liberté n'était pas repoussée en principe en matière d'enseignement.

Je trouve dans les archives d’Ypres un document extrêmement important qui remonte à une époque éloignée, au milieu du moyen âge, où il est dit : que chacun était en droit de tenir des écoles inférieures où l'on pouvait enseigner usque ad catonem sans obtenir la permission de la part du chapitre de Saint-Martin ou du magistrat.

La même chose existait à Gand.

M. Bara. - Je l'ai cité dans mon rapport, mais on n'a jamais usé de ce droit.

M. de Haerne. - Je dirai que l'on en a si bien usé que partout où les circonstances l'ont permis, il y avait des écoles à côté des monastères, et à côté des cathédrales. (Interruption).

L'instruction se donnait là parce qu'il n'y avait pas d'autre asile pour la science. La science se réfugiait là parce qu'elle ne pouvait vivre ailleurs ; mais la liberté n'était pas déniée, et si elle ne se montrait guère ailleurs, c'est qu'ailleurs il n'y avait pas assez de vitalité, d'activité, d'initiative. Voilà la vérité. Du reste, si la commune ne faisait pas assez pour l'instruction, l'Etat n’en faisait pas davantage. Donc votre argument, qui consiste à préférer l'action de lEÉtat à celle de la commune, en matière d'enseignement, est sans valeur, quant à cette époque du moyen âge

Ainsi, messieurs, ces prétendus abus, au lieu de constituer un argument en faveur de la thèse que l'on veut défendre contre nous, viennent au contraire a l’encontre de cette thèse, lorsqu'on examine impartialement les faits historiques dans leur ensemble.

Mais, messieurs, on a fait une autre objection que je dois aborder avait de faire voir que nous ne soutenons rien de contraire à nos mœurs et au progrès.

On nous a dit que la papauté elle-même a usé du droit que l'on réclame, qu'elle a supprimé des fondations et l’on a cité ce qui s'est passé au XVIème siècle en Belgique, à propos de l'érection de nouveaux évêchés.

Le pape, d'accord avec le souverain, a diminué les revenus de quelques monastères au profit de quatorze évêchés qu'il y avait à ériger.

Messieurs, je m'étonne que l'on ait invoqué ce 'ait pour prétende qu'il y avait eu là la moindre violation des fondations. On pourrait dire en tous cas que c'était là une de ces réformes introduites dans les monastères d'une manière rationnelle.

D'abord il y avait bien de ces fondations qui étaient d'origine laïque. On l'a dit hier, et cela est très-vrai. Mais en second lieu, il s’agissait ici des monastères et les monastères étaient d'institution canonique, relevaient de l'Eglise pour leur juridiction, leurs droits et leurs privilèges. Par conséquent l'Eglise pouvait très bien changer la juridiction, la circonscription des monastères, comme elle l'a fait à d'autres époques. Les bénéfices attachés à ces fondations n'étaient rien que la rémunération de services rendus, et les services étant remplacés en tout ou en partie, il est évident que les biens devaient diminuer dans la même proportion.

Du reste, je ne vois nulle part que ce soit l'Eglise qui ait tranché la question au point de vue temporel. L'Eglise a seulement décrété l'érection de nouveaux évêchés. Mais, après tout, c'était un bienfait, et je dois dire que l'idée de Philippe II, qui recevait là son application, était antérieure à son règne ; et eût-ce été l'idée de Philippe II, c'était certainement une bonne conception. Mais cette idée de l'érection de nouveaux évêchés remontait à Philippe le Bon. Elle avait été mise successivement à l'étude par Charles-Quint, et ce souverain se l'avait abandonnée qu'à cause des guerres.

Cette idée s'expliquait fort simplement : il n'y avait dans les Pays-Bas que quatre évêchés, savoir : ceux d'Arras, de Cambrai, de Tournai et d'Utrecht, sous deux métropoles étrangères, Reims et Cologne.

Il y avait donc un but patriotique à ériger de nouveaux évêchés en même temps que des archevêchés et des métropoles dans les Pays-Bas.

Il n'y a donc ici aucune assimilation à faire ; parce que là il s'agissait de bénéfices qui n'étaient autre chose qu'un apanage, que la rémunération de services rendus, tandis que pour les bourses d'études c'est tout autre chose. Les bourses sont des faveurs pures et simples, ce sont des fondations basées non sur le droit ecclésiastique, mais sur le droit naturel de tester,

Messieurs, l'on nous disait hier, à ce même sujet, que lorsqu'on a supprimé les majorats, on a fait un acte semblable à celui dont il s'agit. L'honorable M. Orts a invoqué cet argument. Or, il n'y a là aucune assimilation à établir.

Les majorais étaient une création féodale, et pour preuve, c'est qu'il n'y avait pas de majorats en Italie avant Pépin et Charlemagne. C'était une institution purement politique et qui était fondée sur le droit féodal, droit qui supposait entre les vassaux et le suzerain des devoirs et des droits respectifs. Or, ces droits et ces devoirs étant altérés, comme ils l'ont été par la suite des temps, tout le système changeait, et par conséquent |a suppression des majorats était une affaire qui dépendait des progrès de la politique, parce qu'ils étaient politiques dans leur institution et de leur nature ; mais ici il s'agit d'un acte fondé sur le droit de tester, c'est là une tout autre question.

Messieurs, ce qui m'effraye, ce qui m'inquiète surtout dans le projet qui nous est soumis, ce n'est pas tant, je dois l'avouer franchement, la menace faite à nos institutions libres, que je ne crois pas devoir déchoir par-là, ce n'est pas tant cette menace que l'atteinte portée à la propriété. On a voulu contester la chose ; mais, au fond, il y a ici un principe qui tient étroitement au droit de propriété, et puisqu'on a invoqué les idées de 1789 contre le système que nous défendons, permettez-moi de vous dire au nom de quels principes ces idées ont été proclamées en matière de propriété, car nous ne pouvons pas aller au-delà, je craindrais d'abuser de la bienveillante attention de Chambre. Mais en matière de propriété, voici les principes qui ont été énoncés et au nom desquels on a supprimé des institutions respectées depuis des siècles. Tronchet, savant jurisconsulte, qui prit une large part au projet du Code civil, Tronchet, à propos du droit de tester, disait ceci :

« C'est l'établissement seul de la société, ce sont les lois conventionnelles, qui sont la véritable source du droit de propriété. »

Mirabeau allait plus loin et tenait un langage plus franc mais plus effrayant ; il disait à propos de la même question :

« L'homme sortirait des bornes de la nature que de vouloir laisser une volonté, lorsqu'il n'en a plus, exister lorsqu'il n'est plus qu'un vain nom, et transmettre au néant les droits de l'existence. »

Il niait carrément, comme on voit, l'immortalité de l'âme.

Et cependant, messieurs, cette autorité a été invoquée, on a osé dire, en parlant de Mirabeau, que c'étaient là les idées modernes. Voilà ce qui a été dit dans une séance précédente.

Mais, messieurs, ne nous arrêtons pas à ces désolants principes de Mirabeau, par rapport à l'immortalité de l'âme ; ce dogme sur lequel il comprenait, aussi bien que Leibnitz, que doit reposer le droit de tester, il le rejetait pour nier ce droit. Sans nous arrêter à ce langage antichrétien, voyons ce que disait ce fameux orateur du droit de propriété.

Voici ses paroles prononcées en 1789 à ce sujet :

« Une propriété particulière est un bien acquis en vertu des lois ; la loi seule constitue la propriété, parce qu'il n'y a que la volonté publique qui puisse opérer la renonciation de tous et donner un titre commun, un garant à la jouissance d'un seul. »

Eh bien, messieurs, on ne craint pas de dire, et c'est l'honorable rapporteur qui a tenu ce langage, que les principes invoqués par Mirabeau sont ceux de la législation existante.

Lorsque j'entends soutenir des thèses semblables, ne dois-je pas m'effrayer des conséquences que renferme le projet et qui, à la première occasion, peuvent en découler ?

Ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire en commençant, ce sont au fond des idées françaises qu'on a préconisées ; je le répète, je ne rencontre ces idées qu'en France, et à la plus mauvaise époque de son histoire.

Et pourquoi, messieurs, a-t-on vu, à une époque postérieure, le socialisme se propager en France ? C'est parce que ces principes y avaient été proclamés et mis en pratique et que surtout l'idée de la rétroactivité y avait eu cours en matière de propriété.

Si la propriété dépend de la politique, c'est-à-dire de la majorité, la rétroactivité s'applique à la propriété même.

Messieurs, le droit de la propriété, bien qu'il ait été regardé comme sacré chez toutes les nations, a cependant varié beaucoup dans ses applications. C'est une raison pour le respecter dans ses diverses formes, lorsque ces formes ont été sanctionnées par le temps. Il est très (page 823) dangereux de toucher à ce droit sans de très-graves motifs surtout dans une société qui a perdu le respect des traditions et où les lois religieuses sont profondément ébranlées.

Il faut respecter le droit de propriété dans l'individu, dans la famille, dans les associations, dans le commune, comme dans l'Etat.

Messieurs, à propos de ce droit de propriété de la commune, l'honorable M. Orts, nous a dit hier d'une maniera assez habile : « Vous défendez le droit de la commune dans cette circonstance ; mais vous nous paraissez suspects, parce que vous n'avez pas toujours défendu ce droit et que surtout vous ne l'avez pas défendu, lorsqu'il s'est agi de l'enseignement. Mais, messieurs, si on devait prendre les choses de cette manière, je dirais d'abord, qu'on pourrait supposer aussi que les membres qui siègent sur les bancs opposés, sont un peu suspects.

Sans nommer personne et sans en vouloir à personne en particulier, on pourrait prétendre que quelques-uns de ces membres n'attaquent le droit de la commune que parce qu'il y a en jeu une certaine université dont on ne veut pas ; parce qu'on craint qu'après le legs accordé à la ville de Bruxelles une autre ville ne profite de semblables avantages peur une autre université.

Voilà ce qu'on peut dire, s'il s'agit de rendre quelqu'un suspect ; mais je n'insisterai pas sur ce point. Je rappellerai que, pour ma part, lorsqu'en 1832, la question a été solennellement agitée ici, tout en me prononçant avant tout pour la liberté absolue du père de famille, en matière d'instruction, je n'ai jamais dénié à la commune le droit le plus entier en cette matière.

Messieurs, je tiens à défendre quelques-uns de mes honorable collègues qui n'auraient pas tout à fait partagé ma manière de voir sous ce rapport ; envisageons la question telle qu'elle s'est présentée ; voyons l'histoire des lois d'instruction publique.

N'est-ce, pas des bancs de la gauche qu'est parti constamment le reproche, que nous avions sans cesse écarté la discussion de ces lois, que nous n'en voulions pas ? Par conséquent il est clair que nous n'en avons pas pris l'initiative pour limiter par ces lois les droits de la commune. Et puis, lorsque ces lois furent présentées, comme il s'agissait de restreindre à quelque degré la liberté communale, bien des catholiques se sont dit : « II faut défendre la liberté de la famille, à côté de la liberté de la commune ; et puisque le gouvernement veut peser sur la commune, nous voulons défendre la famille même contre quelques communes, mais avec l'immense majorité des communes qui veulent que l'enseignement soit religieux. »

Voilà comment certains catholiques ont raisonné. Je le répète, quant à moi, j'ai toujours soutenu la liberté pleine et entière de la commune ; mais la loi ayant été jugée nécessaire, j'ai voulu aussi que l'enseignement fût basé sur la religion.

Mais qui donc a voulu imposer à toutes les communes l'enseignement obligatoire, l'enseignement mixte ? N/était-ce pas là enfreindre la liberté communale ? Et l'on nous reprochait d'avoir touché à cette liberté, tandis que par là nous ne faisions qu'écarter, par l'instruction religieuse dans les écoles, ce danger de l'enseignement obligatoire et de l’enseignement mixte, en y substituant le principe religieux, qui est dans les vœux de l'immense majorité des communes ! Pour ma part, je défendais la liberté d'enseignement pour la commune à côté de l'enseignement privé.

Je disais : Les institutions privées seront toujours assez fortes pour maintenir les véritables principes, d'accord avec l'immense majorité des pères de famille ; il n'y a en général aucun danger à craindre de la part de la commute, qui émane directement des familles, qui est, comme on l'a très bien dit, la famille agrandie. Il n'y avait nullement du danger que dans la centralisation de l'Etat. Voilà ce que je disais alors, et voilà ce que je réponds à l'honorable M. Orts. On n'est donc pas admis à invoquer ce motif contre le droit de fondation à accorder à la commune, en faveur de l'enseignement.

Messieurs, y avait-il quelques motifs pour modifier la législation actuelle sur les fondations de bourses d'études ? En vérité, je n'en vois, aucun ; encore une fois, ce sont là des idées que je ne trouve que dans un seul pays, savoir la France.

Je n'abuserai pas des moments de la Chambre, mais je dois exposer m'm opinion sur ce point ; je tiens à prouver qu'il n'y a, dans le système que nous défendons, rien de contraire aux idées de progrès, en matière d'enseignement, rien de contraire aux idées démocratiques.

Ce serait abuser de la patience de la Chambre que de lui présenter le tableau complet de ce qui existe dans d’autres pays. Je ne répéterai pas même ce que nous a dit dans un éloquent discours l'honorable M. de Liedekerke, à propos de la Hollande, où notre système est en pleine vigueur ; ni par rapport à l'Angleterre, où il y a une foule d’institutions fondées pour l'enseignement, et qui reflètent l'idée libérale et l'idée religieuse tout à la fois.

La commune en Angleterre n'est pas entravée dans son action ; mais l'enseignement privé y domine presque exclusivement. C'est le système qui m'a toujours le plus souri. J'ajouterai que c'est dans un but religieux que les Anglais tiennent tant aux fondations.

Ainsi, dans une discussion qui eut lieu à la chambre des communes, le 11 avril 1856, sir Northcote, qui défendait le principe religieux dans la loi de l'enseignement, s'écriait : « Je préférerais mourir plutôt que délivrer mes enfants aux caprices de ces insituteurrs doctrinaires (c'est le mot dont il s'est servi : a set of doctrinaires), à ces théoriciens abstraits. »

M. Gladstone, le grand orateur, employait à peu près les mêmes paroles que l'honorable M. Nothomb a énoncées à propos de la Grande-Bretagne. La force de l'Angleterre, disait-il, est dans son respect du droit, et il ajoutait :

« Elle doit sa gloire au respect qu'elle a professé pour les devoirs de l'homme, du citoyen et surtout du chrétien. »

Et if fait voir que c'est par l'instruction religieuse que ces devoirs ont été inculqués à la nation.

Voilà, messieurs, pourquoi l'Angleterre tient à ses institutions, pourquoi elle tient à ses fondations, qui sont répandues sur tout le territoire de ce grand pays. On n'y refuse à personne, à aucune opinion, religieuse ou autre, de créer de semblables institutions.

Voilà tout notre système et, comme je le disais en commençant, si vous craignez l'influence que ces institutions peuvent exercer contre vous, ne supprimez pas le droit, mais érigez des institutions, dans votre sens ; et par d'autres influences naturelles, vous empêcherez ce que vous appelez l'abus des influences qui vous contrarient. Voilà le système anglais ; c'est également le nôtre. Et l'on ne dira pas que l'Angleterre ne connaît pas la liberté ni le progrès.

L'honorable M. Orts invoquait hier la liberté d'instruction en faveur du boursier. L'Angleterre connaît aussi le système des bourses (scholarships). Il y a là un grand nombre de boursiers ; mais jamais on n'y a soutenu le système de l'honorable M. Orts en faveur des boursiers et au détriment d'une institution quelconque, à laquelle les bourses sont affectées. Il y a en Angleterre toute sorte d'écoles, d'universités, de collèges qui sont dotés, qui ont des fondations ; jamais on n'y a prétendu que le boursier, par cela seul qu'il possède une bourse, peut aller étudier dans tel établissement qui lui convient.

Vous confondez la liberté d'instruction avec la liberté d'enseignement. La liberté d'instruction existe, sans doute, c'est-à-dire qu'on peut se faire instruire comme on l'entend ; personne ne le conteste ; mais la liberté d'enseignement existe aussi, et si v vous invoquez la liberté d'instruction pour le boursier, nous invoquons la liberté d'enseignement pour le fondateur ou pour le collateur qui le remplace.

Si vous prétendez qu'à cause de la liberté d'instruction, le boursier peut revendiquer une bourse qui par l’acte de fondation est dévolue à un établissement déterminé, qu'il peut en vertu de ce titre supposé, aller étudier dans un autre établissement, que devient la liberté de l'enseignement ? Que devient la liberté du fondateur, du collateur , qui enseignent ? C'est à peu près comme si l'on disait que l'élève peut forcer son professeur à lui donner un enseignement à son goût. Vous confondez, je le répète, la liberté de 1'instruction avec la liberté de l'enseignement ; l'une existe comme l'autre, et l'on concilie les deux libertés en permettant à celui qui veut s'instruire de faire choix de l'établissement qui lui convient ; mais chaque établissement conserve ses droits, et c'est ains que les fondateurs de bourses et les collateurs qui les perpétuent conservent également leurs droits.

Les bourses, messieurs, sont des faveurs auxquelles sont attachées certaines conditions ; on ne jouit donc de la bourse que pour autant qu'on accepte les conditions prescrites par l'acte de fondation ; c'est à prendre ou à laisser.

N'est-il pas absurde de venir, après cela, nous dire que le système de nos adversaires est le seul rationnel, le seul conforme aux idées modernes, aux progrès de la science ? Je pourrai entrer ici dans des détails intéressants par rapport à la Hollande et à l'Angleterre ; mais je ne veux pas répéter ce qui a déjà été avancé dans cette discussion touchant ces deux pays.

Je ne crains pas de dire que le système que nous défendons est admis partout, excepté en France, où il ne l'est qu'en partie.

Dois-je après cela invoquer encore l'exemple de la Suisse, de l'Allemagne, de la Prusse, des Etats-Unis ?,

Quelques mots seulement, messieurs, quelques rapides détails concernant deux de ces pays, pays éminents en matière de science, la Prusse (page 824) et les Etats-Unis, suffiront pour vous convaincre que nous marchons, dans la thèse que nous soutenons, avec la science, le progrès, la liberté, la démocratie.

On me dira peut-être que la Prusse n'est pas un pays libéral comme la Belgique ; mais je ferai remarquer que la Prusse est un pays constitutionnel comme la Belgique et que si la souveraineté nationale est limitée en Prusse par la forme monarchique, elle l'est également en Belgique par la même forme. La Prusse est un pays constitutionnel et, par la loi fondamentale de 1848, elle a proclamé non seulement la liberté d'enseignement mais la liberté de la science, d'une manière expresse.

La liberté d'enseignement n'est pas un vain mot en Prusse ; on ne l'y étouffe pas sous la main de fer de la centralisation, comme en France et ailleurs, et comme on veut le faire dans notre pays. On laisse vivre la liberté pour les fondations. Une discussion très intéressante a eu lieu dans la chambre des députés de Prusse, les 3 et 4 mars dernier. Il s'agissait d'une allocation en faveur de l'instruction publique : la commission des finances proposait de ne pas accorder certains subsides à toutes les institutions soit évangéliques, soit catholiques. Celles-ci revendiquaient ces subsides comme droit acquis. Telle était la question posée devant la chambre. La proposition fut vivement combattue par plusieurs orateurs et soutenue par d'autres. Mais toutes les opinions furent d'accord avec le ministère pour maintenir intact, inviolable tout ce qui a rapport aux fondations des établissements d'instruction.

Ainsi, messieurs, on parlait de l'article 15 de la loi fondamentale qui porte en termes exprès ce que je vais avoir l'honneur de vous lire :

« Les églises, évangélique et catholique, restent en possession et en jouissance des institutions, des fondations et des fonds destinés à leur culte, à leur enseignement et à leur régime de bienfaisance. »

Tel est le système organisé en Prusse par la loi fondamentale de 1848.

Un membre qui appartient à l'opinion qu'on appelle avancée et qui combattait les catholiques dans cette circonstance, M. Von Sybel, prononçait ces paroles sur lesquelles j'appelle l'attention de la Chambre : « Il y a, disait-il, des institutions qui ne sont pas celles de l'Etat, qui ne sont pas officielles ; si une association religieuse, par exemple, l'ordre des bénédictins où des jésuites érige par ses propres moyens un collège, d'après certains articles de la Constitution, alors l'article 15 de cette Constitution garantira ladite association la possession et la jouissance d'une telle institution. »

Je pourrais vous donner, messieurs, un grand nombre d'extraits semblables, mais je me bornerai à quelques-uns. Le ministre des cultes, M. Von Mühler, parlant après l'orateur que je viens d'avoir l'honneur de vous citer, disait qu'il y a certaines institutions catholiques qui font partie, depuis 1803, du domaine de seigneurs protestants, et certaines institutions protestantes qui ont été transférées depuis cette époque au domaine de seigneurs catholiques ; et il soutenait que le seigneur ne peut pas agir rétroactivement (mit ruckwirkender kraft) à l'égard de ces institutions.

Ce sont les expressions du ministre des cultes ; il ajoutait ces paroles remarquables :

« Je pense que le caractère historique et traditionnel, dont l'institution est revêtue à l'égard du seigneur, est obligatoire pour lui et ses successeurs. »

M. Reichensperger, profond jurisconsuste, et un des membres les plus éminents de la chambre prussienne, s'exprima dans le même sens.

Je n'analyserai pas son discours, ce serait trop long. Je ne citerai que quelques paroles : « Porter atteinte à la liberté d'instruction, disait cet orateur, c'est frapper celle de la pressé ; mais la Constitution, n'a pas donné à l'Etat (j'appelle sur ces paroles l'attention des membres de la gauche) la domination des intelligences et de l'avenir ; c'est là un système qui ne s'est produit que dans la révolution française, et que Mirabeau a qualifié par ce mot : Vous voulez donc mettre les esprits en uniforme ! »

M. Plassmann s'énonçait ainsi : « D'après notre droit public, le droit de notre pays, les gymnases, les, universités, les corporations d'enseignement supérieur sont des personnes juridiques (juristische personen). La notion seule de corporation est telle qu'elle doit avoir nécessairement une loi constitutive pour règle, que cette règle soit écrite ou non, qu'elle ait ses statuts, ou qu'elle repose sur une loi ou sur un usage juridique. »

M. Waldeck a parlé dans le même sens, il disait : « Ce qu'il y a de nouveau dans la constitution prussienne, c'est qu'on a conféré aux associations religieuses l'administration absolue de leurs propriétés (unbedingte Verwaltung) sans une influence quelconque de l'Etat. »

« C'est là un progrès tel qu'on a cité cette disposition comme un exemple dans tous les pays où des catholiques se trouvent à côté de protestants. Il en résulte que les institutions existantes doivent conserver leurs biens, quels qu'ils soient. Il en résulte aussi que lorsqu'une institution d'instruction, que chacun peut fonder, toujours d'après la Constitution, appartient, comme telle à une association religieuse, elle lui reste attachée... Ce n'est pas sans dessein que la commission, chargée d'élaborer la Constitution prussienne, s'est servie du mot « association » et non de celui « Eglise » ; ce n'est pas seulement aux églises, mais aux associations religieuses qu'elle a garanti l'administration complète de leurs propriétés. »

J'ajoute que, dans cette mémorable discussion, il ne s'agissait pas de contester ce droit, mais de savoir si des subsides alloués au budget étaient acquis à certaines institutions à raison de leur caractère religieux. A ce point de vue, seulement, on n'était pas d'accord.

La question a été renvoyée à la commission de l'instruction publique pour être examinée et discutée à nouveau.

Mais la question que nous discutons, celle des fondations a été admise sans contestation par cette grande assemblée politique. Beaucoup d'établissements qui existent en Prusse, ont des bourses d'études comme il y en a dans notre pays et il y a des bourses pour les divers degrés de l'instruction publique. Quant à l'instruction primaire, d'après ce que je vois dans les journaux où se trouvent les débats relatifs à ces établissements, il y avait en Prusse en 1857, 32,700 écoles primaires, sur lesquelles 22,200 évangéliques et 10,500 catholiques, dont un grand nombre reposaient sur des fondations, les autres étant communales.

Voilà le régime de la Prusse en matière d'enseignement, et l'on sait que ce pays est très avancé dans toutes les branches d'études.

Il en est de même des autres contrées de l'Allemagne, toutes généralement si distinguées par la science ; je rougis presque quand j'entends dire ici que le régime qui y domine est arriéré, et qu'il n'est pas conforme aux idées modernes. Je rougis d'entendre parler ainsi dans une Chambre belge ; car c'est flétrir des nations dont les médecins, les historiens, les savants sont appréciés dans tous les pays du monde, où leurs lumières viennent en aide à la marche progressive de la civilisation. Je dis que dans les diverses parties de l'Allemagne le même système existe.

A l'université de Fribourg, par exemple, dans le duché de Bade, je trouve qu'il y a pour un demi-million de florins de bourses presque toutes fondées par des prêtres catholiques comme à Tournai, ou. par des catholiques laïques.

Les prescriptions des actes de fondations y sont respectées. On n'v trouve rien à dire ; cela paraît naturel dans ce pays.

L'Allemagne, il est vrai, n'est pas, sous tous les rapports, aussi libre que la Belgique ; je l'admets, bien qu'au point de vue scientifique, elle ne doive le céder à aucun pays.

Permettez-moi, messieurs, de vous parler d'un autre pays qui sous le rapport des idées libres et démocratiques et j'ose le dire sous le rapport du désir de répandre l'instruction, marche à la tête des nations. Ce sont les Etats-Unis d'Amérique. Je vois d'abord qu'on y a affecté 5 millions d'acres, soit 2,023,000 hectares de terrain, aux divers établissements d'instruction, dans le Nord et dans le Sud de cet immense pays.

Ces terres deviennent de plus en plus productives, quoiqu'elles soient constituées en mainmorte et la population s'accroît de telle manière que les besoins de l'instruction dépassent encore les ressources dans certaines contrées de l'Union.

Presque tous ces établissements sont professionnels comme en Angleterre, c'est-à-dire qu'ils appartiennent à telle ou telle communion religieuse.

Cela n'empêche pas les Etats de faire encore plus en faveur de ces établissements que l'on ne fait en Angleterre, en ce sens qu'on donne au besoin, des subsides à ces institutions, à quelque opinion religieuse qu'elles appartiennent. »

M. John Bigelow, dans un ouvrage remarquable sur l'Amérique qui vient de paraître, dit qu'il n'y a pas d'université nationale aux Etats-Unis.

Il y a des collèges, des universités fondés par divers Etats, mais d'université nationale représentant l'union américaine, il n'y en a pas. II affirme aussi, messieurs, que la plupart des collèges dont quelques-uns valent les universités d'Europe, ont été fondés principalement par des corporations religieuses particulières. Les meilleurs, ajoute-t-il, sont de ce nombre.

Dans un autre ouvrage publié cette année à Philadelphie, je trouve la statistique complète des établissements d'instruction publique des deux degrés supérieurs.

Je n'abuserai pas de la bienveillante attention de la Chambre en entrant sous ce rapport dans de trop longs détails ; si la Chambre veut bien me permettre j'insérerai le tableau des principaux établissements aux Annales parlementaires.

Voici ce tableau (non repris dans la présente version numérisée-

Je vois d'abord le collège de Darmouth, établi dans la ville de Hanovre (New Hampshire).

Il appartient à la confession appelée congrégationaliste. Cet établissement possède en bâtiments, terres, dotations, etc., une valeur de 225,000 dollars, soit 1,125,000 fr.

Il y a l'université d'Harvard, établie dans la ville de Cambridge (Massachusetts), et qui appartient à l'opinion unitaire.

Cet établissement possède en fondations de toute espèce, y compris les bourses, pour une valeur de 2,847,450 dollars.

Ce sont des chiffres officiels.

Du reste, je les confirmerai par d'autres auteurs. (Interruption.)

Le collège catholique établi dans la ville de Boston, est tenu par une corporation de jésuites et possède 500,004 dollars.

Permettez-moi d'appeler votre attention particulière sur une fondation qui a un rapport direct avec la question de la compétence des communes dans cette matière. C'est le collège des orphelins établi à Philadelphie dans la Pennsylvanie.

Ce collège est très remarquable par son histoire et par les faits qui s'y rattachent. C'est un véritable collège ou plutôt une université, comme vous allez le voir.

II a été fondé en 1844 par le fameux Etienne Gérard qui, par ses entreprises industrielles, avait accumulé une fortune de 90 millions de francs.

Ce philanthrope qui, au fond, n'appartenait à aucune religion, a fait une dotation de 2 million de dollars, 10 millions de francs, pour la création à Philadelphie d'une école indépendante consacrée aux orphelins.

Il ne voulut pas qu'aucune religion particulière fût enseignée dans cette école ; cependant il n'y défendit pas l'enseignement de la morale.

Il disait que le motif pour lequel il faisait cette proscription, c'est qu'il voulait soustraire les enfants à ce conflit d'opinions de toute espèce qu'on remarque dans ce pays, qui amène le doute et qui fait que les quatre cinquièmes de la population, d'après un auteur protestant, M. Agénor de Gasparin, n'appartiennent à aucune religion spéciale ; il disait qu'au sortir de l'école, à l'âge de 18 ans, le jugement des jeunes gens étant formé, ils pouvaient embrasser une religion de leur choix. Ce système, que je suis loin d'approuver, doit être admis cependant au point de vue de la liberté.

Cette fondation a été soumise à l'appréciation de la justice. On a prétendu qu'il y avait eu captation, et la famille d'Etienne Gérard est intervenue pour faire annuler le legs. La ville de Philadelphie, qui devait recevoir le legs, s'est naturellement opposée aux prétentions de la famille.

La famille a été déboutée, et la commune de Philadelphie a été instituée pour gérer l'établissement, comme personne civile.

L'établissement, qui a eu d'abord 300 élèves, en a aujourd'hui 400. Mais cette mainmorte, comme on l'appelle, a été si bien administrée, que la valeur de 2 millions est montée aujourd'hui à 3,300,000 dollars, c'est-à-dire 16 millions et demi de francs.

Il y a aux Etats-Unis 221 collèges et universités, et remarquez que plusieurs de ces collèges, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, sont de véritables universités. Ainsi je vais vous prouver que ce collège des orphelins (orphan college),comme on l'appelle, est une véritable université. Je tiens en mains l'acte de fondation.

Les matières à enseigner s'y trouvent indiquées.

« On y enseignera, y est-il dit, à lire, à écrire, la grammaire, l'arithmétique, la géographie, la navigation, l'arpentage, les mathématiques pratiques, la philosophie naturelle, la chimie expérimentale ; le français et l'espagnol. Je ne proscris pas le latin et le grec, dit le testateur, bien que je ne les aime guère. » Mais il ajoute une phrase qui donne à l'institution un véritable caractère d'universalité c'est-à-dire d'université ; car je comprends par l'université, contrairement à l'opinion de l'honorable M. Bara, l'universalité des sciences. Universitas artium. Le testateur ajoute donc : « Et l'enseignement de toutes les autres sciences dont les élèves paraîtront dignes et capables ; » c'est-à-dire l'enseignement de toutes les sciences d'après les capacités. C'est donc une véritable université dans l'intention du fondateur.

Voilà l'établissement constitué à Philadelphie en Pennsylvanie et accepté par la commune qui en gère les biens comme corporation.

Sur les 221 collèges et universités érigés en corporations, il y en a 80 dont les statistiques renseignent les biens en terres, bâtiments et dotations diverses pour une valeur totale de 19,233,220 dollars, soit 96,166,100 fr. cela fait en moyenne 1,202,076 fr. par établissement. A côté de ces collèges et universités, on voit figurer dans les tableaux statistiques 88 séminaires des différents cultes.

Il y en a 11 pour lesquels j'ai trouvé le chiffre des fondations, et ce chiffre s'élève à 1,222,349 dollars, c'est à dire 6,111,745 fr.

II y a des écoles de médecine, des écoles de chirurgie fondées de la même manière, au nombre de 54, et pour 11 dont j'ai trouvé le chiffre des fondations, ce chiffre monte à 426,470 dollars, soit 2,132,350 fr.

D'après M. John Bigelow, dans son ouvrage intitulé : Des Etats-Unis en 1863, les établissements privés, constitués de la manière que je viens d'avoir l'honneur de vous le dire, en véritables personnes civiles, se composent d'écoles secondaires, académies, pensionnats, collèges, séminaires, écoles de droit, écoles de médecine, écoles d'aveugles, de sourds-muets, d'aliénés. d'idiots, d'écoles spéciales de sciences indépendantes de collèges.

La dépense annuelle de ces institutions s'élève, d'après cet auteur, à la somme énorme de 21,705,513 dollars, soit 108,327,565 fr. Le même écrivain donne, à côté de cette dépense annuelle des établissements privés, celle des établissements publics parmi lesquels sont comprises les écoles primaires. Elle s'élève à 21,185,624 dollars, soit 105,926,120 fr. C'est-à-dire que la dépense annuelle pour l'instruction privée est plus élevée de 2,399,415 fr., que celle de l’instruction publique.

Plusieurs de ces établissements ont des bourses, et il y a des administrateurs et des collateurs spéciaux. Cela n'empêche pas les Etats de créer des bourses particulières, là où le besoin s'en fait sentir.

Ainsi je trouve dans l'Etat de Massachusetts 48 bourses d'études créées (page 826) par l'Etat au profit de 4 universités appartenant à des opinions religieuses différentes, et chacune de ces bourses est de 100 dollars, soit 500 francs.

En Pennsylvanie, il y a une école d'agriculture, qui est constituée de la même manière, avec une dotation de 200,000 dollars, c'est-à-dire d'un million de francs, ferme et bâtiments compris.

Les écoles normales sont établies sur le même pied.

En Californie l'Etat a constitué 12 collèges en personnes civiles ; la plus grande partie de la dotation en terres a été vendue, et les fonds provenant de cette vente ont été placés à intérêt, afin qu'on, puisse arriver plus tôt à une somme suffisante pour créer une université de l'Etat.

Du reste, messieurs, d'après le commentaire de la constitution américaine, par le célèbre Joseph Story, les corporations existent, sont reconnues et peuvent ester en justice ; les corporations étrangères sont admises à exercer ce droit constitutionnel à l'égard de citoyens ou de corporations américaines.

Messieurs, voilà le système des Etats-Unis, quant à l'instruction privée et publique, et je dois ajouter quant aux cultes et à la bienfaisance.

Du reste, je le répète, je ne connais pas d'autre pays que la France où l'on admette à certains égards les idées que l'on veut faire prévaloir dans notre pays.

Messieurs, aux Etats-Unis, dans ce pays qu'un auteur anglais, M. Marshall, ne craint pas, malgré tes préjugés qui existent en Angleterre contre ce grand pays, ne craint pas d'appeler le paradis de la liberté et de l'indépendance, l'initiative privée est regardée comme le stimulant le plus efficace, le plus énergique en matière d'enseignement, de science et de civilisation.

La liberté n'y est pas une lettre morte ; elle n'y est pas regardée par les Etats, comme si elle n'existait pas, on ne lui coupe pas les vivres ni la bourse, on ne lui jette pas le sarcasme, en disant que la liberté n'est pas du domaine public.

Personne n'oserait dire, dans ce pays, que la liberté, qui est le principe constitutif des Etats, n'est pas d'intérêt public, que les institutions constitutionnelles, qu'elle crée, ne sont pas des institutions publiques, ; comme si ceux qui vivent de liberté étaient des parias, comme si la liberté était une esclave, une négresse, comme si la nation était faite pour le gouvernement et non le gouvernement pour la nation ! Les maîtres d'esclaves mêmes, qui abusent du principe de propriété individuelle au point de faire de l'homme un capital, n'ont pas méconnu le droit de fondation pour les associations d'enseignement. Ce n'est pas pour ce motif qu'ils se sont si malheureusement révoltés contre l'Union.

En Amérique, comme dans tous les pays de véritable liberté, l'enseignement aussi bien que la presse sont considérés comme des services publics. De là, messieurs, les fondations en faveur de l'enseignement libre, qu'on rencontre partout, en faveur des sociétés bibliques, et en faveur de la publication d'ouvrages périodiques. Messieurs, dans ce pays-là comme dans bien d'autres, on ne conçoit pas plus la liberté sans moyens naturels d'existence, qu'on ne comprend l'âme sans le corps Dans ce pays la liberté s'incarne dans la fondation, elle prend corps dans la fondation, c'est pour cela qu'elle s’appelle corporation.

On a dit : « Que feriez-vous, si l'institution ne répondait plus au but du fondateur ? » L'Amérique et l'Angleterre répondent par l'expérience et par l'exemple. Elles disent : « Nous appliquerions les revenus de la fondation à l'objet qui s'approche le plus du but que le fondateur a eu en vue. » De cette manière toute difficulté disparaît.

Il n'y a rien d'absolu dans les institutions sociales.

Il n'y a pas de droit contre le droit, le droit de l'un ne peut pas nuire au droit de l'autre et lorsqu'un véritable droit social s'oppose à l'érection d'une fondation, cette fondation ne peut pas être érigée. Lorsque la saine raison ou l'intérêt public rendent le maintien d'une fondation impossible, les modifications deviennent légitimes.

Ainsi, messieurs, pour ce qui regarde les fondations qui au premier abord paraîtraient devoir donner lieu à des variations, je citerai un fait remarquable qui s'est passé dans le Massachusetts.

C'est l'université de Cambridge qui appartient à l'opinion religieuse qu'on appelle unitaire ; autrefois elle était trinitaire, et, d'après mes renseignements personnels, elle serait à la veille de redevenir trinitaire par le changement de système de la majorité. Cependant la fondation est maintenue ; pourquoi ? Parce que, en fondant cette université, on n'a stipulé qu'une chose : l'instruction. Voilà pourquoi la fondation a été maintenue, malgré des changements d'opinion qui dépendent du corps enseignant. Pour connaître l'affectation d'une bourse d'étude, il faut examiner l'acte de fondation. Tout est là.

Un grand nombre de nos bourses, d'après les actes de fondation, sont d'une nature telle, qu'on ne pourrait les attribuer à d'autres institutions qu'à l'université de Louvain. Il y en a une même qui suppose, si mes renseignements sont exacts, le cas où l'enseignement de l'université de Louvain ne serait plus catholique, et qui, pour ce cas, assigne une autre université, qui serait catholique. Cela répond à ce que disait hier l'honorable M. Orts à l'égard du droit de collation, qui pourrait être maintenu pour l'archevêque schismatique d'Utrecht, par le motif qu'il se dit catholique.

L'honorable député de Bruxelles nous disait encore hier : Mais l'université de Louvain avait autrefois une juridiction religieuse, elle pouvait conférer des cures ; il faudrait donc reconnaître cette juridiction. Pas du tout, messieurs, l'université actuelle de Louvain n'est plus un corps constitué comme l'ancienne, ce n'est plus qu'une institution privés,

Les faveurs et les privilèges dont jouissait l'ancienne université de Louvain résultaient de sa constitution. Cette constitution n'existe plus et par conséquent ces faveurs et ces privilèges ont disparu.

On a cité encore notre honorable collègue M. de Renesse qui, en vertu d'une ancienne fondation, pourrait nommer à une cure dans le canton de Gheel.

J'avoue que je ne craindrai pas du tout l'exercice de cette prérogative de la part de notre honorable collègue, je pense qu'il ferait très bien l'office d'évêque du dehors.

Mais il est bien certain que tout cela n'existe plus et ne peut plus exister, à moins qu'on ne fasse une loi pour les bénéfices ecclésiastiques, et alors celui qui constituerait un bien en bénéfice, pourrait devenir collateur des fonctions qui y seraient attachées. Il y aurait là, comme autrefois, des services réciproques ; mais rien de tout cela n'existe plus ! ces choses sont devenues impossibles, personne n'en veut plus, et dès lors toute l'argumentation qu'on fait de ce chef, tombe par le fait même.

Messieurs, l'honorable ministre de la justice a fait une objection a laquelle l'assemblée a attaché quelque importance ; c'est pour cela que je tiens à fournir à la Chambre des renseignements sur ce point. M. le ministre a cité la fondation Van Tieghem, de Gand, et il a dit que cette fondation était faite au profit du cours de théologie de Louvain, Or, d'après une lettre émanée de l'évêché de Gand et signée Pycke de ten Aerde et Van Crombrugghe, cette bourse a été affectée au séminaire de Gand.

L'honorable M. Tesch a trouvé que c'est là un abus dans notre système.

Il a donné lecture de la lettre dont je viens de parler et où il est dit : « Les collèges de Louvain n'existant plus, il n'y a plus lieu d'appliquer 1a bourse à l'université de Louvain. » Il a critiqué cette décision. M. l'honorable ministre est dans l'erreur. Il est très vrai que les collèges théologiques n'existent plus comme tels. Remarquez que les collèges étaient des fondations particulières, indépendantes de l'université, comme à Oxford et à Cambridge.

Mais, je le répète, les collèges, comme collèges théologiques, n'existent plus. Un seul a été rétabli, c'est le collège du Saint-Esprit.

Voilà le seul collège qui existe et il n'est pas assez grand, pour recevoir tous les boursiers en théologie.

D'ailleurs, la théologie élémentaire ne s'y enseigne pas ; il n'y existe qu'un cours de théologie approfondie qui ne peut être suivi que par des prêtres.

Il résulte de là que les bourses dont il s'agit sont légitimement conférées aux séminaires, puisque c'est en faveur de l'enseignement de la théologie élémentaire, qui se donnait autrefois à Louvain et qui ne s'y donne plus, que plusieurs de ces bourses ont été fondées.

L'objection de M. le ministre de la justice n'est donc pas sérieuse.

D'ailleurs, avant de conférer les bourses au séminaire, on consulte les collateurs et l'université même.

Messieurs, l'atteinte portée à la propriété par le projet et la rétroactivité, dont il consacre le monstrueux principe, constituent, comme, je l'ai déjà dit, le grand danger du système proposé.

En dehors de la sanction religieuse du droit de propriété, sanction admise par les peuples anciens aussi bien que par le christianisme, les systèmes sur lesquels on a étayé ce droit, sont bien différents, et présentent le plus grand danger, par cela seul qu'ils diffèrent entre eux. Les uns fondent le droit de propriété sur l'occupation, les autres sur le travail, sans tenir compte de la matière première, d'autres enfin sur la loi civile.

En présence de cette divergence d'opinions sur l'origine même et sur la nature de ce droit, si essentiel au maintien de la société, comment ne voit-on pas qu'on doit le respecter sous ses différentes formes, surtout sous ses formes séculaires, admises chez tontes les nations (page 827) civilisées ? La sanction du temps est une des plus grandes garanties dans cette matière.

On parle d'abus de fondations, sans en signaler un seul qui soit sérieux. Mais que n'ont pas dit les socialistes des abus réels ou supposés de ce qu'ils appellent les fortunes scandaleuses ?

La famille, à leurs yeux, n'est, elle aussi, qu'une administration spéciale, établie par la loi et que la loi, selon eux, peut contrôler, limiter et même absorber, dans un prétendu but d'intérêt public ? C'est ce qu'a dit Mirabeau : il n'y a, selon lui, que la loi, la volonté publique, qui puisse opérer la renonciation de tous et donner un titre commun, un garant, à la puissance d'un seul.

Messieurs, on invoque les idées démocratiques contre les fondations. Mais j'ose dire que les fondations sont plus nécessaires dans les Etats démocratiques que dans les autres. Dans les Etats démocratiques, où les pouvoirs émanent de la nation, il importe, dans les limites du droit, de la liberté et des vrais intérêts de la société, de créer des barrières contre l'omnipotence des majorités factices, qui en un seul jour par une seule voix peuvent tout renverser. Ces barrières ne peuvent se trouver dans les intérêts individuels, ni même dans les familles ; il faut des institutions intermédiaires entre l'Etat et les individus, entre le peuple et le gouvernement, institutions qui, comme les fondations dont il s'agit, sont de leur nature conservatrices, et qui ont des ramifications dans toutes les classes sociales, et des racines profondes dans les mœurs et l'opinion du pays.

Ces institutions remplacent l'aristocratie nobiliaire en Amérique et ailleurs. Elles sont les forts détachés élevés autour de la place menacée, autour du pouvoir ; elles sont, avec les libertés communales et provinciales, le boulevard de la société.

Les idées contraires sont uniquement françaises. Il ne faudra bientôt plus, si vous continuez à marcher dans la voie de la centralisation, qu'un bout de proclamation pour nous rendre tout à fait Français.

Si c'est la loi seule qui fonde, si le droit de tester dépend de la loi et est exclusivement viager, c'est la loi qui confère l'héritage. Le droit de propriété dépend donc uniquement de la loi pour l'héritier, c'est-à-dire en grande partie pour tout le monde.

Si c'est la loi seule qui fonde ce droit, mais alors il dépend de la majorité, il peut dépendre d'une seule voix. Et qu'est-ce que la politique ?

Aujourd'hui, les questions brûlantes du socialisme sont assoupies.

Mais à la moindre crise, elles vont renaître, les idées socialistes vont surgir plus menaçantes que jamais. Alors savez-vous ce qu'on appellera la politique ? La politique ce sera cet égoïsme qui dévore les masses et les entraîne vers les jouissances matérielles. Voilà ce que sera alors la politique ; car la politique est essentiellement variable de sa nature et la loi civile disparaîtra devant la politique, comme on l'a vu en 1793 et en 1848 ; l'intérêt du moment sera toute la politique. (Interruption.)

Veuillez bien me comprendre. Je dis que les lois deviennent socialistes quand la société est entraînée dans le courant du socialisme ; et, sans vous prêter des intentions que vous n'avez pas, je déduis les conséquences qui découlent naturellement de vos principes.

En 1848 la politique de la France se caractérisait par les ateliers nationaux ; eh bien, qu'une crise éclate en Europe et nous aurons à déplorer les mêmes entraînements, les mêmes malheurs.

Pour échapper à ces conséquences, on a recours à toutes sortes de distinctions, je dirai à des subtilités.

Hier l'honorable M. Orts nous disait que le fondateur a dû supposer que la loi changerait.

Sans doute, mais il n'a pas pu prévoir que la loi un jour anéantirait son droit ; il n'a pas pu croire que sans une nécessité sociale de premier ordre et contre tout droit, contre toute raison, on pourrait porter atteinte à tout ce qui avait été institué antérieurement.

Messieurs, aux yeux de la raison comme aux yeux de la religion, toute puissance doit être respectée, aussi longtemps qu'elle n'est pas devenue nuisible, et le peuple, bien qu'investi originairement du pouvoir, ne peut renverser l'ordre établi que dans des cas extraordinairement graves, et lorsqu'il est évident que les droits essentiels de la nation ont été radicalement violés.

Voilà de quelles garanties la non-rétroactivité doit être entourée même en politique. Quant au droit de propriété, il n'émane pas du peuple. D'après nos principes, il est au-dessus du pouvoir populaire et par conséquent il ne peut être atteint par la rétroactivité politique.

On a parlé aussi de la nationalisation des biens consentie par le clergé, voici ce qui est arrivé.

Après la révolution française, l'Eglise a permis, à la suite du concordat, et d'une assez longue possession, la jouissance des biens du clergé aux acquéreurs à qui l’Etat les avait concédés.

Elle pouvait le faire, parce que ces biens étaient un apanage du ministère ecclésiastique, une rémunération d'un service dépendant de la juridiction canonique et par conséquent de l'Eglise. L'Eglise pouvait abandonner ces biens, à la condition que l'existence du clergé fût assurée, comme elle le fut par l'indemnité inscrite au budget de l'Etat.

Mais l'Eglise ne pouvait pas rétroagir même indirectement au for intérieur, sur les biens nationaux, qui n'avaient pas une origine ecclésiastique ; et elle ne l'a pas fait. Elle a résisté à toutes les sollicitations qui lui furent faites à ce sujet. Elle n'a nullement délié les consciences dans cet ordre de possessions. Ici la non-rétroactivité était à ses yeux un droit sacré, inviolable, quoique l'Etat eût aliéné des biens de toute nature, ceux des émigrés, par exemple, comme ceux du clergé, par mesure politique, et qu'il prétendit aussi que la rétroactivité était légitimée par la politique.

C'est d'après les idées françaises que le projet établit le communisme des bourses d'études.

Les fondations de bourses ne peuvent rentrer dans l'ordre politique, et après tout, il faudrait, pour les détourner de leur but et les changer dans leur principe et leur nature, des motifs très graves, des motifs impérieux, imposés par les nécessités sociales. Or, l'on doit reconnaître qu'il n'y a pas d'ombre d'un pareil motif.

Le seul motif que l'on allègue, c'est un motif qu'on appelle politique, mais qui n'est qu'un misérable prétexte de parti, que rien ne justifie et qui ne repose que sur le désir de faire dominer un parti sur un autre, de tenir les vaincus courbés sous l'anathème : Vae victis !

Oui, le projet est un défi, une provocation. Messieurs, j'accepte le défi devant l'opinion publique, devant le corps électoral ; mais je proteste contre le projet ; je le repousse de toutes mes forées comme attentatoire à la liberté communale, à la liberté d'enseignement, source du progrès scientifique ; je le repousse comme empreint des idées de centralisation française, comme portant atteinte au droit de propriété ; je le repousse comme l'antithèse de nos instituions libérales et démocratiques.

(page 818) M. Notelteirs. - Messieurs, après les discours remarquables qui ont été prononcés dans ce grave débat, je n'ai pas l'intention de traiter d'une manière complète les diverses questions soulevées par le projet de loi. Je tiens néanmoins à présenter quelques observations et à motiver mon vote.

Ce que je désapprouve d'abord dans le projet, ce sont les idées de centralisation dont il s'inspire. La. centralisation est devenue aujourd'hui l'ennemie la plus dangereuse de la vraie liberté.

Ce que non seulement je désapprouve, mais ce qui me blesse, c'est que le projet trompe la confiance des anciens fondateurs par le principe odieux de rétroactivité qu'il introduit dans la législation.

Le projet concentre dans les mains du pouvoir toutes les ressources permanentes destinées à la dispensation de l'instruction. Non content de celles que lui fournissent si abondamment ses budgets, il faut encore que le pouvoir s'empare de tout ce que le dévouement privé serait tenté de consacrer d'une manière permanente à la noble cause de l'instruction libre.

Les fondations, les mainmortes ont été pendant longtemps en bttle aux attaques les plus violentes ; aujourd'hui, il paraît qu'elles ne sont plus condamnées, mais le monopole en est réclamé au profit du pouvoir.

L'idée qui inspire le projet est l'antithèse de la liberté d'enseignement. Son but évident est de faire prévaloir l'enseignement de l'Etat. Une loyale émulation ne lui suffit plus. L'Etat doit affaiblir son émule en le privant des ressources qui rendraient la concurrence possible.

Cette idée prend sa source dans un principe, cher à tous les despotismes : Pouvoir fort d'un côté, et de l'autre les individus isolés, et dès lors faibles dans leur isolement.

Les établissements d'instruction, libres des influences gouvernementales, comptent parmi les principales garanties de la conservation du caractère national et de l’indépendance des nations.

Priver la nation de ces garanties, méconnaître ses traditions, détruire impitoyablement ce que nos ancêtres nous ont légué, c'est paralyser l'activité la plus salutaire, c'est décourager les plus nobles dévouements, c'est (page 819) habituer le peuple à ne rien attendre que de l'Etat et le préparer à toutes les dominations.

Le projet ne se borne pas à appliquer à l'avenir ces déplorables pri cipcs de centralisation outrée et d'un monopole égoïste : il ne craint pas d'introduire dans la loi une odieuse rétroactivité.

La plupart des fondateurs furent prêtres, tous furent catholiques convaincus et dévoués : de là le grand nombre de fondations pour l'étude de la théologie, des humanités et de la philosophie chrétienne.

Un grand nombre de fondations au profit de l'étude du droit et de la médecine ont pour but évident de former des hommes instruits, utiles non-seulement à l'Etat, mais aussi à l'Eglise. Maint acte de fondation le déclare dans les termes les plus exprès.

Les anciens fondateurs ont mis leur confiance dans la législation de leur temps et de tous les siècles, reconnaissant comme sacrée la volonté des testateurs, dans l'approbation de l'autorité de leur époque, dans la loyauté des générations futures. Ils ont privé leurs familles d'une portion de leur succession pour la faire servir à une cause qui leur était chère. Plusieurs se sont imposé à eux-mêmes des privations pour doter une cause qui fut l'amour et la préoccupation de toute leur vie.

Le projet trompe la confiance de ces fondateurs. L'idée religieuse a inspiré les fondateurs. Ils ont voulu favoriser la propagation de la civilisation chrétienne et de l'enseignement catholique. Que fait le projet ?

Il s'empare des fondations pour combattre l'enseignement libre au profit de l'ennemi de la civilisation chrétienne, l'enseignement rationaliste.

Messieurs, cela n'est pas de bonne guerre, c'est une violence injuste, c'est une déloyauté légale.

L'honorable M. Orts en reprenant un argument invoqué par l'honorable M. De Fré pour justifier la rétroactivité du projet de loi, a rappelé la mainmise nationale sur les biens ecclésiastiques, et la vente de ces biens faite par le conquérant dans la Belgique conquise. Messieurs, ici, permettez-moi une courte digression. En rappelant ce fait accompli, on a l'air de nous accuser de conserver encore des doutes sur la légitimité actuelle de la propriété de ces biens. J'ai dans une autre discussion répondu à ce reproche. Dois-je encore répéter ici ma réponse ?

L'honorable M. Orts sait fort bien que nous considérons la propriété de ces biens comme parfaitement acquise et irrévocablement fixée depuis la convention conclue avec le chef de l'Eglise, et qu'aucun catholique ne conserve le moindre doute à cet égard. Persister à nous en supposer, après nos déclarations répétées, cela n'est pas sérieux. Il ne faut d'ailleurs pas l'oublier. La mainmise nationale du dernier siècle ne s'est pas accomplie sans quelque indemnité. Mirabeau lui-même en proclama la nécessité, et elle se trouve inscrite dans notre Constitution qui assure au clergé un traitement convenable.

Au reste, le but de cette persistance se comprend. Il est manifeste. On a besoin de ressusciter ces doutes pour semer la défiance.

Je comprends donc cette persistance, mais il est une chose que je conçois moins bien. On se prévaut de ces faits pour légitimer le projet de loi.

Voilà ce que je ne comprends plus. Un pareil argument me donne le droit de demander : Quelle est cette morale que l'on préconise ? Morale qui consiste à se prévaloir d'une mesure révolutionnaire accomplie pour s'en permettre une nouvelle ! A s'autoriser de la (erratum, page 851 condanation consentie par la partie lésée pour commettre une nouvelle injustice, et cette fois sans indemnité !

Voilà, messieurs, mon opinion sur le projet de loi, et les principaux motifs des votes que je vais avoir émettre.

Maintenant j'ai une demande à adresser à l'honorable ministre de la justice. Elle serait peut-être mieux placée dans la discussion des articles ; mais comme j'ai la parole, je préfère la faire en ce moment.

La Belgique voit fleurir sur son sol des établissements charitables d'éducation et d'instruction qui furent fondés par le dévouement privé, qui ont résisté à toutes les attaques, qui ont échappé à tous les orages, même à ceux venus de l'étranger. Je veux en indiquer spécialement ici un seul. La fondation Terninck érigée à Anvers, il y a plus d'un sièc'e et demi, a été agréée par le souverain de l'époque. Le fondateur a établi des administrateurs spéciaux, il s'est bien clairement exprimé, et comme s'il avait prévu les tendances centralisatrices du ministère actuel, et l'abus de la théorie des conditions censées non écrites, il a fait du maintien de son administration spéciale, dans l'intégrité de ses droits, une condition expresse, sine qua non, de l'existence de sa fondation. Cette institution charitable est un orphelinat dont l'instruction fait naturellement partie intégrante.

L'article 84 de la loi communale et son interprétation récente ont respecté une fois de plus cette belle institution et confirmé son administration spéciale. Cependant, parmi les documents, je vois figurer en premier lieu l'acte constitutif de cette fondation. Je demande si elle va succomber sous la puissance absorbante et rétroactive de la nouvelle loi ? Cela me paraît impossible. Pour l'honneur de mon pays, j'espère que cela n'aura pas lieu. Mais comme il importe d'éviter toute équivoque, je prie l'honorable ministre de s'expliquer sur cette question.

- La séance est levée à 5 heures.