(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)
(page 427) (Présidence de M. Vervoort.)
M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Florisone donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Thienpont, secrétaire, présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre :
« Les sieurs d'Andrimont, Pastor et autres membres du comité des charbonnages liégeois prient la Chambre de modifier l'article 11 de la loi du 21 avril 1810 et l'article 12 de la loi du 2 mai 1837. »
- Sur la proposition de M. Mouton, renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.
« Des sous-officiers et soldats pensionnés demandent une augmentation de pension. »
- Même renvoi.
« Les huissiers du tribunal de première instance d'Anvers demandent une loi qui oblige les huissiers résidant dans les villes où se trouve un tribunal de première instance, à travailler en communauté et à se partager à part égale tous leurs émoluments. »
- Même renvoi.
« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, la demande de naturalisation ordinaire du sieur P. Nokel, cultivateur à Ruette. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
M. Coomans. - J'apprends avec peine que la section centrale qui a été chargée d'examiner le projet de loi sur la milice ne s'est pas encore réunie.
Ce projet de loi joue de malheur.
Promis depuis trente-deux ans, déclaré obligatoire et urgent par le Congrès, il a été déposé le 13 novembre dernier.
On a employé cinq à six semaines à l'imprimer, on a attendu plusieurs semaines encore avant de convoquer les sections, et la section centrale, nommée assez lentement, ne s'est pas encore réunie.
Je viens donc prier la Chambre d'engager cette section centrale à commencer le plus tôt possible sa besogne.
Messieurs, tous ces ajournements sont très fâcheux en présence des réclamations unanimes, en présence des plaintes unanimes et irréfutées dont la législation sur la milice est depuis longtemps l'objet en Belgique, en présence des aveux faits ici sur tous les bancs de la Chambre que la réforme en est devenue urgente.
Il y a dans le projet de loi du gouvernement une mesure qui devrait être sanctionné à part dès aujourd'hui, si le gouvernement voulait prouver qu'il tient réellement à la réforme de notre détestable législation sur la milice.
Je fais allusion à ce point important du projet, le plus important, le seul important qui donne aux détenteurs de bas numéros la faculté de se procurer des substituants dans tout l'arrondissement au lieu de devoir les prendre dans la commune ; cette mesure est particulièrement favorable à nos populations rurales qui payent en réalité un impôt double et triple du chef du recrutement.
Aucun de nous n'ignore qu'on peut se procurer un substituant pour 200 à 500 fr. tandis qu'il en coûte cinq fois plus pour se procurer un remplaçant.
La substitution, facile dans les grandes cités, est un luxe nominal pour les communes rurales. J'engage donc, non pas sous forme de motion d'ordre, car je reconnais que je n'ai pas de réponse à exiger de ce chef du gouvernement ; mais j'engage le gouvernement à détacher cette disposition de son projet de loi, à la soumettre à notre vote qui sera probablement unanime, et à permettre ainsi aux populations rurales de se procurer des substituants cette année en temps utile, avant le 15 avril.
Du reste, le mieux serait d'aborder le plus tôt possible la discussion du projet de loi en son entier et de prolonger un peu nos séances, si cela était reconnu nécessaire.
Je ne suis pas de ceux qui ont proposé de supprimer la séance du lundi et de ne commencer nos séances qu'à 2 heures. Je me rallierais donc de tout cœur à toute proposition qui aurait pour but de nous faire siéger cinq et six heures par jour.
M. le président. - Le projet de loi sur la milice est d'une importance incontestable et mérite toute notre sollicitude. Aussi, il a attiré toute mon attention et j’ai songé à en hâter la solution ; mais il est impossible que les sections centrales s'occupent en même temps de tous les projets dont elles sont saisies. L'examen des budgets a pris un grand nombre de séances. Pour marcher plus promptement, j'ai prié M. le premier vice-président de présider la section centrale chargée de l'étude du projet de loi sur la milice.
M. E. Vandenpeereboom. - Comme vient de le dire M. le président, nous avons eu à la fois beaucoup de sections centrales. Hier, j'en ai présidé deux, aujourd'hui une, demain j'en présiderai encore une. Je m'étais entendu avec les membres de la section centrale pour commencer la semaine prochaine l'examen du projet de loi sur la milice. C'est un de ces projets qu'on ne peut pas scinder, il faut y consacrer plusieurs séances de suite. Il ne dépendra pas de moi que les travaux ne marchent très activement, mais c'est une erreur de croire que, même en détachant une partie de la loi, on puisse aller assez vite pour que la loi partielle soit rendue exécutoire le 15 avril.
M. Coomans. - Cela est très facile ; on nous a fait voter bien d'autres choses clans un délai plus court.
M. E. Vandenpeereboom. - Ce n'est pas moi qui y mettrai obstacle ; mais j'explique à la Chambre qu'il n'a pas dépendu de moi de convoquer la section centrale plus tôt. Quand on en réunit deux par jour, on n'a pas, je pense, de reproche à se faire.
Je le répète, messieurs, la section centrale du projet de loi sur la milice sera convoquée la semaine prochaine et pas un jour ne sera perdu, mais je ne puis pas répondre du temps que la section centrale prendra pour achever son travail. En un mot le retard qu'a subi l'examen de ce projet doit être uniquement attribué aux nombreuses affaires simultanément soumises à des sections centrales ; et il ne se passe pas de jour sans que plusieurs de ces sections soient convoquées.
M. le président. - La section centrale qui examine la loi sur les fraudes électorales s'est réunie hier et aujourd'hui. Elle s'est ajournée à samedi. Il a été question dans la Chambre, pendant mon absence, de la section centrale qui examine la loi relative aux jurys d'examen. Cette section a pris la résolution de consulter attentivement les nombreux documents qui lui ont été transmis, à sa demande, par M. le ministre de l'intérieur. Elle a décidé que ces documents seraient successivement remis à chacun des membres de la section centrale. Le dossier est rentré, il y a quelques jours, et j'ai demandé à M. Moreau de reprendre les séances de cette section centrale. Le bureau n'a rien négligé pour imprimer aux travaux de la Chambre une marche régulière et rapide.
M. Mouton. - Messieurs, la Chambre se rappelle que, lors de la discussion du budget de la guerre, j'ai demandé à l'honorable ministre quelques explications sur la différence existant entre la solde des sous-officiers de la cavalerie et celle des sous-officiers des batteries montées.
Voici comment je m'exprimais dans la séance du 25 janvier :
« En consultant les tableaux annexés au budget on remarque une différence dans le chiffre de la solde journalière attribuée aux sous-officiers de chaque arme.
« Ainsi, dans la cavalerie le maréchal des logis chef aurait une solde de 2 fr. 55 c. par jour, dans l'artillerie montée 2 fr.45 c. et dans le train 2 fr. 55 c.
« La solde du maréchal des logis serait de 2 fr. 10 c. pour la cavalerie, 2 fr. pour l'artillerie et 2 fr. 8 c. pour le train.
« Quant aux sous-officiers des batteries à cheval, ils sont placés sur la même ligne que ceux de la cavalerie.
« Il résulte de ces tableaux que les sous-officiers des batteries montées toucheraient une solde inférieure de 10 centimes à celle de la cavalerie.
« Je sais que la différence que je signale n'est pas nouvelle, elle existait déjà dans les budgets précédents, mais comment se justifie-t-elle ?
« On ne contestera pas que les sous-officiers dont je parle ont des fonctions importantes à remplir.
(page 428) « Indépendamment des connaissances propres au cavalier, ils doivent posséder l'instruction relative à leur arme, instruction qui est longue et compliquée.
« D'un autre côté, ils ont peu de chances d'avancement : un très petit nombre a l'espoir de parvenir au grade d'officier. Il semble dès lors qu’en bonne justice et en tenant compte de ces considérations ils devraient être appelés à jouir de la même solde que ceux qui appartiennent à la cavalerie ou aux batteries à cheval.
« Je prierai M. le ministre de la guerre de vouloir bien donner quelques explications sur cette différence de traitement. »
Remarquez, messieurs, que le projet de budget de 1863 consacrait une révision des traitements et de la solde, que mon observation s'appliquait à tous les budgets antérieurs qui ont été votés depuis l'organisation de l'armée et que, si elle était reconnue fondée, l'anomalie existante ne pouvait pas plus être imputée à M. le ministre de la guerre actuel qu'à ses prédécesseurs, ni même qu'à la législature. C'était donc bien le moment opportun d'attirer sur ce point l'attention de la Chambre et du chef du département de la guerre.
Eh bien, messieurs, ma demande d'explications, d'ailleurs très inoffensive et pour le fond et pour la forme, a été l'occasion d'une mesure de rigueur prise à l'égard de deux sous-officiers qui s'étaient présentés chez moi pour me signaler ce qui paraissait être une anomalie.
Un journal nous a appris en effet que, pour avoir osé faire une démarche dans ce sens, on leur avait infligé huit jours de prison militaire, et mes renseignements particuliers sont venus confirmer cette allégation du journal.
Que cette mesure rigoureuse ait été provoquée par le département de la guerre ou bien qu'elle émane de l'initiative de l'autorité militaire à Liège, toujours est-il qu'à mon avis elle constitue un véritable abus de pouvoir.
J'admets que la discipline de l'année doit être sévère, mais je ne puis croire que ses exigences aillent jusqu'à interdire à ceux qui en font partie d'appeler l'attention des membres de la législature sur certaines questions concernant le budget, alors que ces membres restent juges de l'opportunité d'en saisir ou non le parlement.
Je ne pense pas qu'il entre dans les intentons de l'honorable ministre de nous obliger à accepter son budget les yeux fermés, ni qu'il nous soit défendu de chercher à nous éclairer au dehors sur la valeur de ses propositions.
Il existe, il est vrai, une circulaire ministérielle qui interdit aux militaires des démarches en vue d'obtenir de l'avancement, des distinctions ou une faveur quelconque, et cela se conçoit, parce que l'administration est seule compétente pour apprécier les titres à l'avancement ou à l'obtention d'une faveur ; c'est là une appréciation toute spéciale, qui échappe au contrôle immédiat de la Chambre.
Mais en matière ordinaire, par exemple dans une question de solde ou toute autre du budget, l'administration ne peut agir seule, elle doit compter avec la législature, qui a pour mission d'examiner et de discuter ses projets et qui les rejette, les modifie, ou les adopte en entier selon l'occurrence- Sous ce rapport le droit de contrôle et d'examen par la Chambre est absolu.
Il n'est donc pas possible de confondre deux hypothèses bien distincts et de vouloir appliquer cette circulaire, sous prétexte d'infraction à la discipline, à une démarche dont l'objet rentre dans les attributions de la Chambre.
Et remarquez,-messieurs, pour le dire en passant, que les observations que j'ai présentées au sujet de la fixation du chiffre de la solde étaient si bien fondées que M. le ministre lui-même a déclaré qu'il y serait fait droit pour le prochain budget : ce qui vous prouve que l'entrevue que j'ai accordée aux deux sous-officiers n'a pas été inutile.
Supposez qu'au lieu de se présenter chez moi, ils aient adressé humblement leur requête à la Chambre, ils en avaient incontestablement le droit. Eh bien, le fait d'innocent qu'il est, appliqué à la Chambre entière, deviendrait coupable parce qu'il s'adresse à un seul membre ! Cela n'est pas soutenable.
Messieurs, un pareil système aurait pour conséquence de restreindre les prérogatives parlementaires en supprimant un moyen d'instruction et de contrôle qui doit nous rester ouvert pour l'accomplissement de notre mandat car il est évident que, menacé de l'application de cette circulaire comme d'une épée de Damoclès, aucun militaire n'oserait, dans la crainte de se compromettre, nous donner même des renseignements utiles. Et nous-mêmes nous hésiterions, pour ce motif, à en demander.
Il importe, dans l'intérêt de la dignité de la Chambre, que M. le ministre de la guerre donne sur ce fait, que je m'étais fait un devoir de porter à sa connaissance, des explications précises et plus satisfaisantes que celles qu'il m'a personnellement fournies.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, lorsque l'honorable M. Mouton m'a parlé du fait qui s'est passé à Liège, je l'ignorais complètement ; je lui ai dit que j'allais prendre des informations auprès de l'autorité militaire compétente et que je m'empresserais de lui faire part des renseignements que j'aurais recueillis.
Si l'honorable M. Mouton veut bien me le permettre, je lirai à la Chambre la lettre que j'ai eu l'honneur de lui adresser, je suis convaincu, messieurs, qu'elle vous paraîtra satisfaisante.
« Je me suis fait adresser par l'autorité militaire un rapport sur l'incident dont vous m'avez fait l'honneur de m'entretenir verbalement ces jours derniers.
« Il résulte de ce rapport que les maréchaux des logis chefs Dallons et Nagels, du 3ème régiment d'artillerie, se sont ostensiblement adressés à vus, comme représentant, pour solliciter votre appui dans le but d'obtenir une augmentation de solde ; que, pour donner plus d'éclat à cette démarche, ils se sont revêtus de leur grande tenue, et qu'ils se sont ensuite rendus, dans cette même tenue, à la théorie des sous-officiers, au lieu de s'y présenter dans la tenue du jour.
« En agissant de la sorte, ces deux sous-officiers ont commis une double infraction disciplinaire, en contrevenant sciemment aux prescriptions réglementaires sur la tenue et à celles qui interdisent toute démarche du genre de celles qu'ils se sont permise. Aucun militaire, quel que soit son grade ne peut, sous aucun prétexte, employer des influences autres que celles de ses chefs.
« Le colonel commandant le 3ème régiment d'artillerie ayant eu connaissance par le lieutenant général commandant la 3ème division territoriale de la démarche insolite de ses deux subordonnés, se rendit, conformément au règlement sur le service intérieur, chez M. le général commandant la brigade de l'arme pour lui rendre compte des particularités dont il est question et pour lui demander ses instructions relativement à la suite à donner à cette affaire.
« Le général, ayant égard à la gravité du fait, ordonna de punir de ce chef les deux sous-officiers précités de 8 jours de prison militaire.
« Le lieutenant général commandant la 3ème division territoriale qui me communique ces renseignements approuve entièrement les punitions que le général commandant la 2ème brigade d'artillerie a fait infliger aux deux auteurs de la démarche, attendu qu'ils ont non seulement méconnu l'autorité supérieure, mais qu'ils ont témoigné, dans cette circonstance, peu de confiance dans la sollicitude de leurs chefs, sollicitude qui ni leur a jamais fait défaut, et dont il ne leur est pas permis de douter. Permettez-moi d'ajouter que si l'on autorisait les militaires à faire des démarche de cette nature, à adresser des réclamations collectives à l'insu des chefs, il n'y aurait plus de discipline passible ; l'autorité et l'influence des chefs seraient également compromises et nous tomberions bientôt dans une véritable anarchie.
« Déjà aujourd'hui beaucoup de militaires, pour obtenir de l'avancement, des distinctions ou une faveur quelconque, cherchent avant tout à s'assurer l'appui de personnes influentes ; au lieu d'asseoir leurs titres sur la bonne conduite, le zèle, le savoir, ils se livrent à des intrigues qui si elles étaient tolérées, finiraient par altérer le caractère de l'armée.
« Le ministre de la guerre serait donc coupable s'il désapprouvait les chefs qui cherchent à enrayer ce dangereux abus.
« Je ne songe nullement, monsieur le représentant, à contester à MM. les membres de la Chambre la liberté ou la faculté de s'adresser à des membres de l’armée pour obtenir d'eux des renseignements qui intéressent nos institutions militaires, je n'y vois aucun inconvénient ; mais je ne puis tolérer que des militaires fissent des démarches auprès de MM. les membres de la législature en vue d'obtenir leur appui pour un avantage quelconque.
« J'aime à croire, M. le représentant, que vous apprécierez ces principes et que vous reconnaîtrez, après les explications qui font l'objet de cette lettre, que la conduite des deux sous-officiers signalés a été blâmable à plus d'un titre, et qu'il n'a pas été possible dès lors de laisser impuni l'acte antimilitaire dont ils se sont rendus coupables. »
Messieurs, j'ajouterai à ces explications que le fait qui a motivé la punition des deux sous-officiers dont il s'agit, n'est pas du tout celui n'avoir donné des renseignements à un membre de la législature. Jamais nous n'avons contesté à aucun militaire le droit de communiquer ses idées, et les officiers ne font pas scrupule d'en user.
Mais quand deux sous-officiers vont demander une audience à un membre de la Chambre, après avoir prévenu tous leurs camarades, quand ils reviennent de cette audience dans une tenue autre que la tenue (page 429) prescrite et qu'ils se présentent ainsi à la réunion des sous-officiers et leur rendent compte du résultat de leur démarche, c'est là, messieurs, un ensemble de circonstances qui constitue une véritable infraction à la discipline.
Si l'autorité militaire tolérait des faits de cette nature, demain d'autres sous-officiers se présenteraient en corps chez d'autres membres de la législature pour solliciter leur appui ; un autre jour ce seraient des régiments entiers ; en un mot il n'y aurait plus de discipline possible.
Eh bien, messieurs, voilà ce qu'on a voulu empêcher ; et les deux sous-officiers eux-mêmes ont tellement bien compris leur tort que, leur punition faite, ils ont renoncé à se présenter au rapport du colonel, attendu qu'ils n'avaient pas de réclamation à faire valoir.
Je crois, messieurs, que cette explication vous paraîtra satisfaisante. Il serait extrêmement dangereux pour la discipline, que l'on pût croire dans l’armée que des militaires punis par leurs chefs auraient le droit de s'adresser à la Chambre pour appeler de la punition qui les aurai frappés. On a beaucoup de peine à maintenir la discipline, dans un pays de libre discussion où la presse ne comprend pas toujours bien les nécessités militaires.
Les chefs chargés de la faire observer doivent souvent faire de très grands efforts pour y parvenir, et c'est pourquoi je ne pourrais me résoudre à blâmer des officiers qui montrent une certaine énergie dans la répression de faits qui portent atteinte à l’esprit des institutions militaires.
M. Mouton. - Il m'est impossible, messieurs, de me déclarer satisfait des explications que vient de nous donner M. le minute de la guerre.
Les considérations qu'il a fait valoir pour justifier la mesure qui a été prise par l'autorité militaire de Liège, ne me paraissent nullement concluantes. Quoiqu'il ait dit, je persiste à croire que la discipline ne se trouvait en aucune façon compromise par ce fait que deux sous-officiers s'étaient présentés chez moi pour me soumettre quelques observations sur un objet concernant le budget de la guerre.
Du reste, M. le ministre vient de reconnaître d'une manière beaucoup plus nette qu'il ne l'avait déclaré dans la lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser que les membres de la législature, ont parfaitement le droit de s'adresser à des militaires pour obtenir des renseignements ou s'éclairer soit sur les institutions qui les régissent, soit sur toute autre question. Cette déclaration, je tiens à en prendre acte.
Eh bien, je ne vois pas de différence entre ce cas et celui où des militaires viennent nous entretenir de ce que nous avons le droit de leur demander.
Si l'autorité des chefs devait être méconnue ou amoindrie, évidemment elle le serait dans l'une comme dans l'autre hypothèse.
Veut-on, messieurs, que par cela seul qu'ils appartiennent à l'armée, les militaires perdent leur qualité et leurs droits de citoyen ? Veut-on qu'une fois enrégimentés, ils obéissent aveuglément et sans examen à tout ce que le caprice des chefs peut leur commander en dehors du service ?
S'il en était ainsi, il y aurait là, à mon avis, un grave danger, une tendance contraire à l'esprit de nos institutions qui m'eût entraîné, si elle m'avait été révélée plus tôt, à émettre, en forme de protestation, un vote hostile au budget de la guerre.
M. Wasseige. - Messieurs, dans l'interpellation faite à M. le ministre de la guerre par l'honorable M. Mouton, il a été question de mesures prises dans l'intérêt de la discipline de l'armée, en vertu d’anciennes circulaires ; je profiterai de cette occasion pour adresser, à mon tour, une interpellation à M. le ministre de la guerre sur un objet analogue, puisqu'il s'agira également de l'application d'une circulaire ministérielle prise dans l'intérêt de l'esprit de corps et de la discipline de l'armée.
La réponse que je sollicite de l'honorable ministre pourra être très courte ; c'est pourquoi je crois pouvoir saisir l'occasion qui se présente d'obtenir une explication sans fatiguer M. le ministre qui me paraît souffrant.
Voici l'objet de mon interpellation :
En 1846, il est émané du département de la guerre une circulaire interdiiant l'affiliation des officiers à des sociétés dont les tendances seraient incompatibles avec les devoirs du service. Cette circulaire est ainsi conçue ;
« On a senti, dans tous les temps, la nécessité d'obliger les officiers de l'armée à s'occuper exclusivement des devoirs de leur état et à se défendre de toute préoccupation étrangère. Mon prédécesseur appela sur ce point essentiel l'attention de MM. les inspecteurs généraux, par le paragraphe final de son instruction complémentaire du 21 août 1845 (Journal militaire officiel, t. XI, p. 372) et il leur recommanda particulièrement d'en entretenir les officiers de grades supérieurs. Je ne doute point que cette mission n'ait été convenablement remplie, et qu'elle n'ait produit de bons résultats ; mais ce sujet est un de ceux qui doivent constamment occuper les officiers généraux, auxquels est confié le dépôt des traditions militaires. Il importe surtout qu'au milieu du mouvement dans lequel nous vivons par le jeu même de nos institutions politiques, les officiers n'oublient jamais qu'ils sont liés par un serment qui ne leur permet point de contacter des engagements d'une autre espèce. La Constitution leur garantit, comme à tous les citoyens, le libre exercice de leurs droits individuels, et sous ce rapport le gouvernement est loin de vouloir porter atteinte h leurs convictions ; mais entre l'accomplissement consciencieux et indépendant d'un devoir politique ou religieux, et la participation à des actes concertés dans des vues de parti, il y a toute la distance qui sépare l'état militaire des professions civiles. Si jamais cette distance venait à être franchie, l'armée perdrait immédiatement son caractère, sa force, son principe d'existence. Est-il d'ailleurs une association plus grande, plus noble que l'armée elle-même ? Et tout ce qu'elle exige du patriotisme et du dévouement de ceux qui ont l'honneur d'en faire partie, ne suffit-il pas aux cœurs les plus généreux, comme aux esprits les plus actifs ?
« Je désire donc, messieurs, que vous ne négligiez rien pour prévenir et pour réprimer, au besoin, toute affiliation d'officiers de l'armée à des sociétés qui, directement ou indirectement, leur imposeraient des obligations incompatibles avec leurs devoirs militaires et que vous me rendiez exactement compte des faits de cette nature qui parviendront à votre connaissant. L'intention du gouvernement est de ne souffrir, en aucune circonstance, qu'il soit porté atteinte aux cléments constitutifs de 1'organisation et de la discipline de l'armée, par ceux-là mêmes qui sont préposés et intéressés à leur conservation : toutefois, j'aime à espérer que les officiers généraux, les chefs de corps et de service, avec lesquels vous aurez à vous entretenir à ce sujet, sauront par l'influence de leur exemple et de leurs conseils, m'épargner l'obligation de recourir à des remèdes qui ne feraient que confirmer l'existence du mal. »
Je demanderai à M. le ministre de la guerre si cette circulaire est encore en vigueur et si elle est encore appliquée. Si M. le ministre de la guerre me déclare que la circulaire n'existe plus et n'est plus appliquée, tout est dit ; il devient évident que chaque officier rentre dans l'exercice complet de sa liberté individuelle comme tout citoyen ; je n'y trouve quant à moi, rien à redire, et c'est à l'honorable ministre à apprécier si cette liberté est compatible avec la discipline de l'armée ; mais si M. le ministre de la guerre déclare, au contraire, que la circulaire existe encore et qu'elle est encore appliquée, je lui demanderai s'il n'a pas cru devoir prendre des mesures disciplinaires, lorsque dans une circonstance récente, où la franc-maçonnerie a cru devoir faire une manifestation solennelle, il s'est trouvé, parmi les membres de cette société, plusieurs officiers de l'armée qui, revêtus de leur uniforme, portaient sur cet uniforme des insignes maçonniques, ce qui rendait évidente leur affiliation à cette société secrète.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, les principes de cette circulaire sont toujours en vigueur. ; ils interdisent aux officiers de s'affilier à des sociétés qui pourraient leur imposer une ligne de conduite contraire à leurs devoirs militaires.
Si des officiers acceptaient de semblables obligations, le département de la guerre prendrait des mesures pour réprimer cet abus. Je n'ai pas appris que des faits de cette nature se soient présentés ; j'ignore si des officiers ont pris part à une démonstration quelconque, je n'ai reçu aucune espèce d'avis, aucune espèce de rapporta ce sujet.
M. Wasseige. - Je ferai observer à l'honorable ministre de la guerre qu’il n'est pas nécessaire que des officiers aient commis des actes répréhensibles pour tomber sous l'application de la circulaire que j'ai eu l'honneur de lui rappeler. C'est le fait même d'affiliation à toute société politique ou religieuse dont les tendances pourraient être contraires aux devoirs spéciaux des officiers et à leur serment comme militaires, qui a étés prévu et défendu par la circulaire. Chacun de nous sait encore, probablement à quelle occasion cette circulaire a été prise ; il s'agissait de l'affiliation de certains officiers à une société de bienfaisance catholique, et nullement secrète ni politique, et leur présence dans cette société a été déclarée incompatible avec leurs devoirs comme militaires.
Ces officiers se sont retirés. Je demande donc de nouveau à M. le ministre si la franc-maçonnerie n'est pas, à ses yeux, une société tombant sous l'application de la circulaire et à laquelle l'affiliation pour les officiers de l'armée présente les inconvénients qui y sont signalés. Je lui demanderai (page 430) enfin, si, dans son opinion, le fait d'avoir assisté à des démonstrations publiques revêtus d'insignes maçonniques portés sur leur uniforme militaire ne lui paraît pas, de la part des officiers qui les ont posés, blâmable et susceptible de mesures disciplinaires. Une déclaration en termes généraux me suffirait, je ne provoque aucune application particulière.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Si des officiers prenaient part à des démonstrations publiques, ils seraient très répréhensibles. Je ne puis prendre, à cet égard des mesures préventives ; mais lorsqu'un fait positif me sera signalé, von pouvez être certains, messieurs, que je ne manquerais pas d’employer les moyens de répression nécessaires.
M. Wasseige. - Cette déclaration me satisfait.
M. Muller. - Je n'ai pu, malgré l'attention que j'y ai prêtée, saisir toutes les paroles prononcées par M. le ministre de la guerre ; c'est donc pour qu'il n'y ait pas de doute sur la portée de ses explications que je lui demande de vouloir bien les préciser davantage.
Il m'a semblé résulter de son langage qu'il considérait comme une infraction à la discipline militaire le fait d'un membre de l'armée se rendant chez un représentant pour lui signaler une anomalie à faire disparaître, ou une amélioration à apporter dans le budget de la guerre. Or, une telle prétention serait inadmissible.
Je ferai remarquer, du reste, qu'il y a entre les faits, tels que les a exposés M. le ministre de la guerre et la lettre qu'il a adressée à mon honorable collègue, M. Mouton, une différence quelque peu sensible : c'est que dans cette dépêche il n'était pas question le moins du monde de concert préalable qui aurait eu lieu entre les sous-officiers dans la caserne, pas plus qu'il ne s'agissait du compte qu'ils y auraient rendu de la démarche faite auprès d'un membre de la Chambre.
Quoi qu'il en soit, il ne faut pas qu'à la suite des explications qu'il nous donne aujourd'hui, M. le ministre de la guerre puisse se croire en droit d'interdire à des officiers ou à des soldats de se rendre auprès d'un représentant du pays pour appeler son attention sur le point de savoir s'il ne serait pas équitable que telle modification fût introduite dans le budget : par exemple, que la solde des sous-officiers d'artillerie montée fût égale à celle des sous-officiers de cavalerie ou du train.
Si une telle démarche pouvait jamais être punie comme un acte d'indiscipline, vous mettriez les membres de la représentation nationale dans une position extrêmement fâcheuse : d'une part, il leur serait assez difficile de recueillir des renseignements sur les améliorations que comporte le budget de la guerre ; d'autre part, ils seraient tentés, en quelque sorte, de fuir la société des militaires, de crainte que ceux d'entre eux à qui ils s'aviseraient de demander des informations ne pussent être suspectés d'insubordination, aux yeux de leurs chefs.
Je demande que M. le ministre s'explique d'une manière catégorique : en un mot, prétend-il contester aux membres de l'armée le droit de s'adresser à un représentant, non pour lui signaler un fait qui lui serait exclusivement personnel ; non pour réclamer son appui et sa protection dans le but d'obtenir de l'avancement ; mais pour attirer son attention sur des questions appartenant au domaine de la législature, d'un intérêt général, concernant tout le pays ? Les membres de l'armée seraient-ils, dans ce cas, considérés comme ayant manqué à la discipline ?
Je devrais protester contre ce système, s'il était l'expression de la pensée de M. le ministre de la guerre.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Il n'y a pas d'équivoque, et en rappelant les faits on verra qu'il n'y a pas à s'y méprendre. Deux sous-officiers demandent à M. Mouton de vouloir bien leur accorder une entrevue.
Ces deux sous-officiers avaient prévenu leurs camarades de la démarche qu'ils faisaient. L'honorable M. Mouton leur donne une audience pour le lendemain à 10 heures. Ces sous-officiers se rendent à cette audience, et toutes ces démarches se font sans qu'un seul mot ait été dit par eux à leurs chefs.
C'était une petite conspiration assez innocente, je le reconnais. Je ne crois pas même que ces sous-officiers ont réfléchi à ce qu’ils faisaient.
Ils l'ont déclaré très franchement, très loyalement ; mais ils avaient commis une faute grave contre la discipline et c'est pour cela qu'ils ont été punis.
Incontestablement un militaire quelconque qui, dans la limite de ses devoirs, donnerait des renseignements aux membres de la Chambre ou leur indiquerait une mesure utile n'est pas punissable. Cela se fait du reste tous les jours.
M. Mouton. - Les sous-officiers n'ont pas fait autre chose.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - N'y a-t-il pas des officiers qui, avec l'autorisation du département de la guerre, écrivent dans les journaux militaires, qui indiquent des améliorations à introduire, critiquent des institutions existantes ? Tous les jours ces choses se font.
Mais il y a une grande différence entre des renseignements fournis de cette manière, ou des démarches de la nature de celles dont il s'agit.
Il faut ainsi, messieurs, que vous teniez compte que la discipline est une chose excessivement délicate et essentielle. Sans discipline pas d'armée possible, et plus un pays est libre, plus on doit veiller à la maintenir.
Voyez ce qui se fait en Angleterre et aux Etats-Unis et vous verrez que notre discipline est peut-être la plus paternelle qui existe.
M. de Gottal. - Je ne puis, messieurs, accepter comme satisfaisantes les explications données par M. le ministre de la guerre, et cela d'autant moins qu'il me semble que dans son département en a deux poids et deux mesures, car il est un fait notoire que M. le ministre ne peut ignorer, c'est que des membres de la Chambre ont reçu la visite d'autres membres de l'armée, de médecins militaires qui sont venus élever des réclamations du même genre que celles qui ont été produites par l'honorable M. Mouton.
Je demande alors à M. le ministre de la guerre comment il se fait que l'on n'ait pas recherché ces officiers qui ont fait des démarches du même genre.
J'aurais compris que M. le ministre nous eût dît qu'il y avait sans doute là un excès de zèle et que les punitions ont été infligées à tort. J'aurais compris aussi que l'on eût motivé les punitions par la contravention au règlement sur la tenue, puisqu'ils s'étaient présentés ce jour-là dans une tenue qui n'était pas réglementaire, mais je dois protester contre les explications données par M. le ministre de la guerre.
Si ces explications étaient admises par le cabinet, je voudrais voir adopter alors une mesure générale.
Personne de nous ne s'en plaindrait, car nous serions débarrassés de beaucoup de visites. Mais je ne puis admettre qu'il y ait pour les fonctionnaires militaires une mesure qui n'existerait pas pour les fonctionnaires civils. Les conséquences du système défendu par M. le ministre de la guerre sont la suppression du droit de pétition, car si les sous-officiers s'étaient adressés à la Chambre par pétition pour avoir le consentement préalable de leurs chefs qui certainement se seraient opposés à une pareille démarche, ils auraient encouru la même punition. C'est là un système que je ne puis admettre.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - L'honorable membre vient de me signaler un fait que j'ignorais : celui de médecins militaires qui ont fait des démarches analogues à celle des sous-officiers dont il s'agit.
Je dirai à la Chambre que le ministre de la guerre ne peut rechercher des faits de cette nature. Lorsque des chefs militaires répriment un fait qui leur paraît répréhensible, il approuve ou il n'approuve pas leur conduite.
Si les chefs de ces médecins militaires m'avaient signalé le fait ou l'avaient puni, j'aurais eu à l'apprécier.
M. de Gottal. - C'est un fait notoire. Des circulaires ont été adressées aux membres de la Chambre par les pharmaciens militaires également. Nous en avons tous reçu et à différentes reprises.
M. Mouton. - Je n'ai qu'un mot à ajouter au sujet de la dépêche que M. le ministre de la guerre m'a adressée : c'est qu'il ne résulte nullement de cette dépêche qu'il y ait eu, de la part des deux sous-officiers qui se sont présentés chez moi, un concert préalable en vue d'obtenir une amélioration de position. Aucun des termes de la lettre ne le fait supposer.
C'est la démarche auprès de moi qui se trouve incriminée et punie. Je tiens à ce que cela soit bien constaté.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Dans l'interrogatoire que l'on a fait subir à ces sous-officiers, ils ont déclaré qu'ils avaient prévenu leurs camarades de la démarche qu'ils avaient faite.
M. Van Humbeeck. - Je regrette de ne pas avoir parfaitement entendu tout à l’heure les explications données par M. le ministre de la (page 431) guerre en réponse à l'interpellation de l'honorable M. Wasseige. Peut-être si je les avais entendues ne serais-je pas dans la nécessité de provoquer une nouvelle explication de M. le ministre.
Aux yeux de l'honorable M. Wasseige, la maçonnerie est une institution hostile aux devoirs que leur position impose aux officiers de l'armée.
- Plusieurs membres. - Il n'a pas dit cela.
M. Wasseige. - Je n'en sais rien.
M. Van Humbeeck. - Il n'en sait rien. C'est cependant bien là le sens de son interpellation ; en effet, sa conclusion était : des officiers se sont montrés portant les insignes maçonniques.
Ces officiers ont donc publiquement posé un acte contraire aux devoirs que leur impose leur profession, et M. le ministre de la guerre doit prendre des mesures relativement à cette infraction.
Ce sont bien là les conclusions qui ont été énoncées par l'honorable membre.
Je le répète, je n'ai pas entendu d'une manière complète la réponse de M. le ministre de la guerre. Elle me paraît avoir ce sens, qu'il n'est pas défendu aux officiers de se faire initier ou de se faire affilier aux loges ; mais si une loge oubliait ce que tout maçon sait être son premier devoir, le respect des institutions nationales et la culture du sentiment sacré de la patrie, alors l'officier qui resterait dans cette loge manquerait à ses obligations et pourrait être puni comme l'officier appartenant à toute société dont les actes seraient inconciliables avec les devoirs spéciaux imposés aux membres de l'armée.
Si c'est bien là le sens de la réponse de M. le ministre de la guerre, il en résulte que la maçonnerie n'est pas une institution interdite aux officiers, qu'elle ne leur serait interdite que le jour où elle oublierait ses devoirs.
Si c'est là l'explication donnée par M. le ministre de la guerre, elle me satisfait et j'en prends acte. Mais comme je n'étais pas certain de l'avoir bien entendue, j'ai tenu à préciser comment je l'entendais et l'acceptais.
M. Wasseige. - Messieurs, je n'ai pas dit que je croyais que la maçonnerie était une institution contraire aux devoirs qu'impose aux officiers leur serment.
La maçonnerie étant une société secrète, je ne sais si elle y est ou si elle n'y est pas contraire.
J'ignore complètement ce qui s'y passe et ce n'est pas ici ni l'occasion ni le moment de discuter cette société et d'apprécier ses tendances. Mais j'ai donné lecture d'une circulaire qui défendait l'affiliation des officiers de l'armée à des sociétés dont on ne pouvait connaître ni apprécier les tendances et le but.
Je l'ai déjà dit, cette circulaire a été prise à propos de l'affiliation de certains officiers de l'armée à une société qui n'était nullement secrète, et que vous avez tous déjà nommée.
J'ai demandé à M. le ministre si cette circulaire était encore en vigueur et si, dans le cas où elle serait encore en vigueur, il avait cru devoir prendre des mesures contre des officiers qui, dans une démonstration récente, s'étaient promenés dans les rues de la capitale avec les insignes maçonniques, ou si du moins il considérait ce fait comme blâmable et répréhensible au point de vue de la dignité et de la discipline de l'armée.
L'honorable ministre a répondu que ce fait ne lui avait pas été signalé. Je n'ai pas à prendre ici le rôle de dénonciateur ; je ne signalerai donc pas de noms propres. Mais M. le ministre de la guerre a ajouté que si des faits semblables lui étaient signalés, si des officiers, dans une manifestation publique, prenaient cette position, il les blâmerait vivement et croirait devoir sévir ; et c'est cette explication ainsi comprise, que j'ai trouvée suffisante, et dont je me suis déclaré satisfait, attendu que je ne provoquerai ni n'approuverai jamais des mesures inquisitoriales.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, j’ai dit que si des officiers posaient des actes contraires à leurs devoirs, je sévirais contre eux ; que s'ils prenaient part à des manifestations politiques, ils seraient dans leur tort.
On me signale que des officiers ont assisté à une démonstration récente. avec des insignes étrangers à leur uniforme. Ils étaient blâmables, parce qu'on ne peut mettre sur son uniforme autre chose que ce qui en fait partie.
Si ces officiers s'étaient bornés à assister (car je suppose que c'est à ce fait qu'on veut faire allusion) aux funérailles de l'ancien président de cette Chambre, ils étaient parfaitement dans leur droit. Mais, je le répète, ils ont eu tort s'ils y sont venus avec d'autres insignes que les insignes militaires, parce que s'ils ajoutent aujourd'hui à leur uniforme des insignes maçonniques, ils pourront y ajouter demain d'autres insignes et dénaturer ainsi cet uniforme.
M. Van Humbeeck. - C'est donc une question d'uniforme ?
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - C'est une question d'uniforme.
M. B. Dumortier. - Messieurs, je ne comptais pas prendre la parole sur les deux incidents qui ont surgi. Mais je dois faire mes réserves sur l'un et sur l'autre.
D'abord je dois déclarer que, quelle que soit l'estime profonde que je professe pour M. le ministre de la guerre, il m'est impossible d'approuver ses principes en ce qui touche la prérogative des membres de cette Chambre.
Interdire aux militaires de s'entretenir de leurs intérêts avec les membres de la Chambre...
- Plusieurs membres. - Ce n'est pas cela !
M. B. Dumortier. - Leur interdire de conférer de leurs intérêts avec les membres de la Chambre, c'est bien moins punir les militaires eux-mêmes que mettre les députés sous l’interdit ; c'est, en définitive, affaiblir nos prérogatives. Car en vertu de la Constitution, nous sommes ici pour porter notre attention sur tous les intérêts nationaux, sur ceux qui concernent l'armée comme sur tous les autres.
Je dis donc que je ne puis admettre en aucune manière ces principes, et je crois devoir dire ce peu de mots pour que cette circulaire qui a été lue dans la Chambre, ne passe pas inaperçue et qu'on ne vienne pas plus tard argumenter de notre science pour justifier des actes semblables à celui qui s'est produit.
Loin de moi la pensée de chercher à tracasser en quoi que ce soit, l'honorable ministre de la guerre. Je sais la position pénible dans laquelle il se trouve. Je ne veux pas aggraver sa peine et sa douleur, lui créer des embarras. Mais, et je crois en cela être l'organe de toute la Chambre, il m'est impossible, encore une fois, de laisser passer inaperçue une pareille doctrine qui ne serait autre chose que l'anéantissement d'une partie de nos prérogatives.
Quant au second point, mon honorable ami M. Wasseige a adressé à M. le ministre de la guerre une interpellation. Quel a été le but de la circulaire dont il vous a donné lecture ? A propos de quoi a-t-elle été prise ? Elle a été prise à propos de ceci : certain nombre d'officiers de l'armée faisaient partie de la société de Saint-Vincent-de-Paul. On a cru qu'il ne convenait pas que des officiers fissent partie d'une société particulière que l'on considérait comme une société en dehors de l'action de l'autorité militaire et par conséquent on a interdit aux officiers de faire partie de cette société.
Or, je ne vois pas de différence, au point de vue politique, entre l'affiliation de ces militaires à la société de Saint-Vincent-de-Paul et l'affiliation à une loge maçonnique quelconque. Si le militaire a le droit de s'affilier à une loge, il a aussi le droit de s'affilier à la société de Saint-Vincent-de-Paul, d'autant plus que la première est une société secrète et que la seconde ne l'est pas.
Voilà le point que je voulais établir, et personne ne peut le contester. Il faut de la parité dans les affaires, et il serait éminemment injuste de tolérer que les militaires pussent faire partie des loges, et de défendre d'un autre côté qu'ils pussent faire partie de la société de Saint-Vincent-de-Paul.
Ce peu de mots dits, je le répète, je ne veux pas ici créer des embarras à M. le ministre de la guerre et je ne veux pas aller plus loin dans ce débat.
Mais puisque j'ai la parole, je ferai une interpellation d'un ordre tout différent à M. le ministre de la guerre et j'espère qu'il voudra bien y répondre quelques mots.
D’abord je rappellerai à la Chambre que, dans le cours de l'an dernière, j'ai eu l'honneur d'adresser à M. le ministre de la guerre une interpellation sur la question de savoir si les fortifications de la ville de Tournai (non pas de la citadelle) seront démolies et quand on commencera la démolition.
J'ai vu dans un journal que la plupart des fortifications de nos villes seraient rasées « excepté les fortifications de la ville de Tournai. » J'ai lieu de croire que c'est là une erreur, mais je désire que l'honorable ministre de la guerre veuille bien nous fixer à cet égard et nous dire quand commencera cette démolition.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, cette question m'a déjà été posée par l'honorable M. Dumortier dans la discussion du budget de la guerre, et j'ai répondu que les fortifications de la ville de Tournai sont condamnées et que leur démolition sera entamée dans le courant de cette année. Rien n'est changé à cet égard ; j'ignore ce qu'a pu dire le journal auquel l'honorable M. Dumortier a fait allusion ; quoi qu'il en soit, ce journal n'a reçu (page 432) aucune communication qui ait pi lui faire préjuger les intentions du département de la guerre.
M. B. Dumortier. - Je remercie M. le ministre de la guerre de ces explications.
M. de Theux. - Messieurs, je me rappelle parfaitement en quelle circonstance la circulaire dont a parlé l'honorable M. Wasseige, a été faite. Des officiers s'étaient affiliés à la société de St-Vincent de Paul, des camarades ont cru qu'il y avait là un but d'avancement, un moyen d'obtenir les faveurs du gouvernement. Naturellement le ministre de la guerre n'avait jamais donné prétexte à ce soupçon, mais le soupçon existait et cela a suffi pour que ministre de la guerre invitât tous les officiers à s'abstenir de toute participation aux sociétés.
Il a considéré cela comme une mesure essentielle à la discipline militaire et conséquemment, dans la pensée de l'honorable général Prisse, il était tout aussi bien interdit aux officiers de faire partie des loges qu'il leur était interdit de faire partie des associations de Saint-Vincent de Paul.
On n'a fait, à cette époque, qu'une seule exception, c'était pour les employés de l'administration centrale ; mais pour tous les officiers faisant partie de l'armée active, le ministre voulait couper court à toute espèce de division entre camarades ; il ne voulait pas que l'on pût croire que la participation à la société de Saint-Vincent de Paul fut un titre d'avancement pas plus que la participation aux loges ne pourrait devenir un titre d'avancement. Je demande à l'honorable ministre de la guerre s’il persiste dans l'application de la circulaire suivant l'esprit de son auteur.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - J'ai eu l’honneur de dire à la Chambre, que les principes de cette circulaire sont toujours en vigueur, et la Chambre comprendra parfaitement qu'il y aurait un très grand danger à ce que les officiers d'un même corps se divisassent en différents partis, les uns s'affiliant à une société libérale, d'autres à une société moins libérale. Cela donnerait lieu à des discussions et détruirait l'esprit de famille qui doit régner dans l'armée.
Mais il est bien entendu qu'il n'est question que des sociétés politiques auxquelles des officiers s'affilieraient ostensiblement.
Si des officiers ainsi affiliés prenaient part à des démonstrations de nature à donner lieu à des abus, j'aurais certainement recours aux moyens de répression.
Mais le ministre de la guerre ne peut pas exercer de surveillance préventive sur les officiers pour savoir quelles personnes ils fréquentent.
Si un officier fait partie d'une société et qu'il ne commette aucun acte répréhensible nous n'avons pas à rechercher sa conduite.
M. Wasseige. - Alors c'est l'abolition de la circulaire. Eh bien soit !
M. de Montpellier. - Messieurs, la discussion actuelle a déjà été très longue, et après les remarquables discours prononcés par M. le ministre de l'intérieur et par mon honorable ami M. Kervyn de Volkaersbeke, il ne reste plus qu'à glaner. Je ne suivrai pas les savants orateurs dans les sphères élevées où ils ont placé le débat. Je ne m'en sens pas la force : je ramènerai la discussion à un niveau beaucoup plus modeste et j'aborderai la question à un point de vue moins intéressant, mais peut-être un peu plus positif. C'est, du reste, le seul point qui reste encore à élucider. Je veux parler du côté financier de la question. J'ai eu la curiosité de faire la récapitulation des divers subsides qui ont été portés à nos budgets depuis 1831 jusqu'aujourd'hui, et voici le résultat de mes investigations : (Suit le tableau annuelle de la progression de ces crédits, qui sont passés de 52,325 en 1831 à 1,098,118 en 1863. Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée.)
Maintenant, messieurs, pour vous prouver la rapidité de la progression, je vous citerai les crédits demandés pour les années les plus rapprochées de nous. On a demandé pour les beaux-arts seuls :
En 1840 67,300 fr., en 1845 148,00 fr., en 1850 286,500 fr.
De 1850 à 1860, on a demandé :
En 1850 286,500 fr., en 1851 320,500 fr., en 1852 324,500 fr., en 1853 362,600 fr., en 1854 387,000 fr., en 1855 427,000 fr., en 1856 442,550 fr., en 1857 491,950 fr., en 1858 459,590 fr., en 1859 385,990 fr. et en 1860 437,630 fr.
Et enfin, pour les trois derniers budgets, voici les crédits que l'on a demandés :
En 1861 490,310 fr., en 1862 540,410 fr. et en 1863 696,060 fr.
Je crois qu'en présence de chiffres aussi éloquents que ceux-ci, il serait difficile à M. le ministre de continuer à penser que l'Etat a, jusqu'à cette heure, fait peu pour encourager les sciences et les arts.
Je voudrais que M. le ministre de l'intérieur voulût bien nous faire connaître quelle a été, dans son opinion, l'influence de l'intervention gouvernementale en matière de peinture, et s'il pense que, grâce à cette intervention, nous avons effectivement réalisé des progrès considérables. M. le ministre va me répondre affirmativement, et je suis très disposé à le croire sur parole ; mais il pourrait nous fournir un document qui ne manquerait pas d'intérêt et qui serait la confirmation de sa manière de voir, en même temps qu'un stimulant pour nous faire voter de nouvelles allocations.
Je demande à M. le ministre s'il ne pourrait pas faire imprimer un catalogue complet des tableaux qui ont été achetés à des artistes belges. Ce tableau contiendrait le nom de l'artiste, le sujet de l'œuvre, l'année de l'acquisition et la somme qu'on a payée.
Ce tableau ne sera pas sans utilité et il nous prouvera peut-être que le gouvernement pourra bientôt commencer à laisser nos artistes maintenir, sans subsides, une réputation que leur talent doit mettre à l'abri de toute éventualité malheureuse.
M. le ministre nous disait, hier, qu'en matière de beaux-arts il est impossible de ne pas engager l'avenir ; il trouve donc injustes les reproches qui ont été adressés aux administrations précédentes. Je n'oserais pas-dire que M. le ministre a tout à fait tort, mais pourtant il nous est impossible, à nous représentants, d'être entièrement de son avis. Notre devoir consiste à examiner les actes posés par les ministres et à ne les approuver que pour autant qu'ils soient conformes aux lois ; du moment qu'ils cessent de l'être, quels qu'en soient les motifs, nous devons élever la voix sinon pour blâmer, au moins pour protester et empêcher le retour de ce que nous considérons comme un abus.
Je tiens maintenant à exposer mon sentiment sur le débat tel qu'il a été posé devant vous. Si je comprends bien, M. Hymans se déclare l'adversaire quand même de la peinture murale. Selon lui, cette manifestation de l'art est contraire aux traditions nationales, elle est incompatible avec notre climat et, somme toute, la peinture murale et la peinture à fresque sont dans la hiérarchie artistique tout à fait au bas de l'échelle. M. Hymans proclame que, même dans les pays méridionaux, la peinture murale ne résiste pas à l'influence de l'atmosphère.
A ce propos je rappellerai d'abord à M. Hymans ce que M. le ministre de l'intérieur nous disait hier relativement à l'œuvre qui décore la façade de l'église de Saint-Jacques, œuvre qui résiste parfaitement aux intempéries de notre climat. J'ajouterai qu'à Munich un grand nombre de monuments modernes, tels que la pinacothèque, le théâtre et bien d'autres monuments dus à l'initiative intelligente du roi Louis, sont décorés de peintures murales à l'extérieur, Enfin, en Italie on a retrouvé à (page 433) Pompéi des peintures murales qui ont subi des épreuves qui témoignent énergiquement contre les assertions un peu aventureuses, il me semble, de mon honorable collègue de la gauche.
L'honorable M. Kervyn de Volkaersbeke et M. le ministre de l'intérieur placent au premier rang la peinture murale, et si l'on y en croyait M. le ministre, il faudrait donner une telle extension à ce genre de peinture, que nos moindres écoles devraient en quelque sorte se métamorphoser en une série de petits musées.
J'avoue que je ne saurais partager un tel enthousiasme, et sans me ranger du côté de M. Hymans, je crois qu'il y a lieu de faire ici un peu d'éclectisme. Je dirai que je n'admire pas du tout la plupart des peintures murales que l'on retrouve en grattant le badigeonnage de nos vieux édifices et que je serais désolé, si l'on imitait aujourd'hui des œuvres qui n'ont, à mon sens, qu'un mérite relatif et actuellement qu'un intérêt archéologique. Nous ne devons pas imiter l'art dans son enfance, mais il ne s'ensuit pas qu'il faille en mépriser les premiers efforts.
Le véritable artiste étudie avec soin les premiers pas de l'art, il en suit les progrès, et quand il en est arrivé au point qu'il croit le plus voisin de la perfection il demande alors qu'on imite et que l'on reproduise. Cette tâche est facile à accomplir dans notre pays, et nous pouvons faire aujourd'hui de la peinture murale en la modernisant, s'il m'est permis de me servir de ce mot, je veux dire, en profitant des fautes du passé pour ne les plus commettre.
Mais pour cela l'on ne doit avoir recours qu'aux artistes les plus distingués ; et si l'on entre dans cette voie, la seule rationnelle selon moi, il devient impossible de réaliser le rêve de M. le ministre de l'intérieur, qui voudrait doter de peintures murales toutes nos écoles ; comme on l'a dit hier il faudrait, pour arriver à un semblable résultat, ou la Californie ou la bourse de Fortunatus, et M. le ministre des finances conviendra, avec moi, que la Belgique ne possède ni l'une ni l'autre.
J'ajouterai, entre parenthèse, qu'il ne faut pas perdre de vue que nous venons d'augmenter nos budgets en augmentant les traitements des fonctionnaires de l'Etat.
Un mot, pour finir sur ce que j'appellerai la question de principe de ce débat. Dans un pays comme le nôtre, où l'égalité est de règle, où la politique consiste à supprimer tous les privilèges et toutes les primes, il ne faut pas porter trop loin les encouragements officiels. Dans le domaine des intérêts moraux comme dans celui des intérêts matériels, le meilleur encouragement, c'est la liberté.
Les artistes savent beaucoup mieux que l'Etat quelle est la voie dans laquelle il convient de s’engager, et vouloir les pousser à grands coups de subsides vers la peinture murale, alors qu'ils préfèrent peut-être la peinture sur toile, c'est s'exposer à faire dévier l'art de la route du progrès.
Je suis le premier à conseiller au gouvernement d'acquérir des tableaux pour nos musées, de réclamer le concours de nos artistes pour les différentes branches de la peinture monumentale, mais je ne conseillerai jamais de favoriser plutôt tel genre que tel autre. Le système contraire crée des vocations de convention, il engage les artistes à s'adonner à un genre de peinture qui leur procure plus de profits que de gloire et d'honneur.
En résumé, si l'Etat doit intervenir, il ne le doit convenablement qu'en favorisant tous les genres et en promulguant le principe de l'égalité de ses subsides en faveur de toutes les manifestations artistiques.
(page 435) M. de Haerne. - Messieurs, je ne me placerai pas sur le terrain de l'honorable préopinant. Je n'entrerai pas, pour le moment du moins, dans la question financière ; hier le débat a été placé plus haut, d'abord par l'honorable ministre de l'intérieur qui a fort bien envisagé la question au point de vue national et artistique, ensuite par l'honorable M. Hymans qui l'a envisagée au point de vue de l'art. C'est à ce point de vue aussi que je crois devoir l'examiner.
Je viens, messieurs, combattre l'opinion de l'honorable M. Hymans et appuyer celle de l'honorable ministre de l'intérieur.
On établit très mal à propos, selon moi, un antagonisme entre l'art monumental et l'art pittoresque ; je crois que le gouvernement doit encourager l'un et l'autre, comme je pense que c'est son intention. Dans un pays comme le nôtre, toutes les manifestations de l'art doivent faire l'objet de la sollicitude du pouvoir.
Je dis, messieurs, qu'au point de vue artistique on a tort d'établir un antagonisme entre ces deux expressions de l'art qui doivent, au contraire, se soutenir l'une l'autre. Il y avait autrefois des fresques dans les principaux monuments du pays. C'était bien là le caractère belge, quoiqu'on l'ait contesté hier. Ne faut-il pas rétablir les monuments anciens dans leur style primitif, et rc seul motif ne suffirait-il pas pour qu'on encourageât la peinture décorative ?
On dit qu'à partir du XVIème siècle, ce genre de peinture a été négligé et presque abandonné ; mais, messieurs, l'art gothique a été également abandonné, la peinture sur verre a été perdue, le plain-chant a été considéré comme un chant barbare.
Eh bien, messieurs, toutes ces manifestations de l'art reprennent aujourd'hui une nouvelle vie et sont protégées partout ; elles sont considérées par les hommes compétents comme des expressions différentes de la poésie, qui est au fond de l'art. Il y a une analogie réelle entre la peinture et la musique, et je dirai que l'art monumental c'est le plain-chant et que l'art pittoresque c'est l'harmonie.
Le gouvernement doit favoriser l'art, sous quelque rapport, sous quelque face qu'il se manifeste, sans exclure l'art chrétien.
.Messieurs, agir autrement, ce serait rester stationnaire ; ce mouvement qui s'annonce aujourd’hui partout autour de nous est diamétralement contraire à la voie dans laquelle voulait nous entraîner hier l'honorable député de Bruxelles.
Il y a, dans l'art, comme dans la politique, divers systèmes. Il y a le genre classique, il y a le genre romantique ; il y a le style gothique, il y a le style renaissance. Mais le gouvernement doit se placer en dehors des divers systèmes. Etqu'il me soit permis de rappeler que, dans cette Chambre, il y a deux ans, l’honorable M. Hymans dirigeait une attaque assez vive contre ceux qu'il considérait comme ses adversaires, parce qu'il croyait qu'ils abandonnaient l'étude des grands auteurs de la Grèce et de Rome, et s'éloignaient du style classique, style dont il se déclarait l’admirateur.
Messieurs, le style classique en peinture, c'est le style monumental, ou le grand style, qui se rapporte à l'idéalisme et qu'on oppose au réalisme.
Le réalisme, qu'on a tant prôné, est à certains égards, je l'admets, le fond de l'école flamande ; mais c'est un réalisme qu'il faut savoir comprendre ; et puis quand on préconise ce système, et qu'on vient le mettre en opposition avec celui de l'école italienne et de l'école allemande qu'on rabaisse injustement, on se trompe ; en fait de réalisme, s'il fallait aller jusqu'au bout, on pourrait dire qu'il y a un réalisme plus avancé que celui de l'école de Rubens.
Je me rappelle qu’étant en Hollande, un indigène me disait quelque chose qui ressemblait à peu près à ce que disait hier l’honorable M. Hymans de l'école allemande en opposition avec l'école belge : il me disait : « Tous vos Rubens ne valent pas la Famille de Tobie de notre Rembrandt. »
C'est une exagération semblable à celle qu'on a avancée hier et qui consiste à dire que toute l'école allemande ne vaut pas un musée belge.
Au point de vue réaliste, il y avait quelque chose de vrai dans l'assertion du Hollandais dont je viens de parler.
Jusqu'à un certain peint l'école flamande peut s'appeler réaliste. Mais sous ce rapport l'école hollandaise est allée plus loin ; Rembrandt a négligé non seulement le dessin, mais même la perspective, dont il ne voulait pas étudier les principes, tant il se fiait à sa palette et à sa profonde connaissance du clair-obscur.
Les grands maîtres flamands ont observé la perspective aérienne, c'est-à-dire le dessin dans la couleur.
Messieurs, pour se dégager des défauts du système réaliste, il faut prendre dans tous les systèmes ce qu'il y a de vraiment grand, noble et beau.
Pour ce qui regarde la comparaison entre les écoles, je dois dire que j'ai entendu avec étonnement, hier, l'honorable M. Hymans diriger une attaque si vive contre l'école allemande, qu'il a traitée, il faut bien le dire avec une légèreté que je n'ai pu comprendre.
Messieurs, est-ce bien ainsi que l'école allemande est appréciée par l'Europe artistique et savante ? Avant le roi Louis, il n'y avait pour ainsi dire rien, à Munich, en fait d'art. C'est lui qui en appelant autour de lui les plus grands artistes a créé dans la Nouvelle Athènes, comme on l'appelle, les merveilles qu'on y admire aujourd'hui ; il a eu recours aux Fyt, aux Cornélius, aux Overbeck, aux Schwanthaler, qui ont repris le principe de la fresque et ont relevé ainsi l'art en Allemagne et créé le goût, même dans les dessins industriels, dans lesquels ce pays se distingue depuis lors.
Ensuite sont venus les Hess, les Lessing, les Schnorr à Munich, les Kaulbach à Berlin, et Deger dont on admire le talent dans la magnifique chapelle de Reimagen.
L'école allemande a ses défauts, sans doute, comme toutes les écoles ; ses productions pèchent souvent par la couleur, mais elles ont des qualités supérieures qu'on doit reconnaître, surtout quant au dessin, et qu'on doit étudier, sans les copier.
Messieurs, il est certain que la peinture murale a précédé la peinture à l'huile, et même la peinture qu'on appelle au blanc d'œuf. Si l'école flamande a acquis plus de renom à l'étranger dans le genre pittoresque que dans le genre monumental, c'est parce que, à l'époque de l'invention de la méthode de Van Eyck dans l'usage déjà connu de l'huile, l'école flamande était moins avancée que l'école italienne. L'école italienne a pu réunir les avantages des deux méthodes, de la peinture à fresque et de la peinture à l'huile. Antonello de Messine est venu à Bruges pour y apprendre les secrets de Van Eyck. C'est ainsi que l'école italienne a profité des inventions de l'école flamande.
La Belgique ne se distingua que plus tard dans la statuaire, parce qu'elle n'avait pas comme l'Italie, qu'elle ne put égaler dans cet art, les nombreux et admirables modèles de l'antiquité.
Certes, le coloris est la gloire de l'école flamande, et par sa nature même, par sa position, par les circonstances, cette école s'attache avant tout à la couleur ; c'est la partie matérielle de la peinture, celle qui répond, comme on l'a dit, à l'idée réaliste ; toutefois, comme je l'avançais tout à l'heure, le pinceau de nos grands maîtres a enfanté des compositions de grand style, des toiles pleines de spiritualisme.
Nous en avons des preuves dans les Van Dyck et les Rubens. Maïs l'école, je le répète, s'attache avant tout à la couleur et tend ainsi au réalisme, comme on le voit même dans quelques compositions de Rubens où souvent le dessin, bien que savant et expressif, est lourd et incorrect. C'est ce qu'a fait remarquer un auteur allemand, Schreiber, professeur à Heidelberg, dans un traité sur l'art à propos d'une Assomption, où la Vierge est représentée sous la figure du peintre flamand. « La bonne dame, dit-il, semble étonnée de sa transfiguration aérienne, peu en harmonie avec son embonpoint. » La glorification, toutefois, est céleste par le coloris, la composition est admirable et pleine de mouvement ; mais le dessin est trop matériel.
La tendance des coloristes est donc de négliger le dessin ; les dessins et les contours se vaporisent pour ainsi dire et s'effacent sous leur pinceau dans des flots de lumière. C'est ce qu'on remarque aussi dans Rembrandt qui, comme je le disais tout à l'heure, sacrifie tout au clair-obscur.
On a beaucoup vanté les peintres flamands comme coloristes exclusifs, comme s'ils ne pouvaient briller que par cette qualité. C'est une erreur. Je ferai remarquer qu'Otto Venius notamment excelle dans le coloris et dans le dessin ; mais il est vrai de dire qu'il avait été formé à Rome, sous François Zuccharo, nouvelle preuve que l'une école réagit avantageusement sur l'autre.
Ainsi, messieurs, le véritable système, c'est de concilier les tendances des deux écoles et d'en tirer le meilleur parti possible.
La peinture murale a une tendance contraire à ce qu'on appelle le pittoresque ; le dessin est indispensable dans cette peinture, c'est dans le dessin qu'elle puise sa poésie ; c'est par le dessin qu'elle vise à l'idéal, au symbole, et qu'elle est spiritualiste. Le dessin est une abstraction, il n'est pas dans les corps, tandis que les couleurs sont une qualité réelle des corps. La peinture murale répond donc à l'idéalisme dans l'art. C'est pour cela qu'aux principales époques de l'art on a toujours attaché la plus grande importance à la fresque et au dessin, qui en est la principale condition.
Permettez-moi, messieurs, de jeter un coup d'œil rapide sur l'histoire de l'art monumental ; ce sera la démonstration de la thèse que je défends.
(page 436) Je dis d'abord que nous admettons l'école classique, sans la copier servilement et que c'est à cette source qu'il faut puiser constamment, contrairement à l'opinion de l'honorable M. Hymans.
J'aborde l'époque classique, l'âge d'or de Périclès. Il est prouvé par des faits irréfragables que les Grecs de cette époque peignaient à l'encaustique et à la détrempe, c'est-à-dire qu'ils faisaient des peintures murales monumentales proprement dites ou des fresques. C'était l'idéal, le caractère sentimental de l'art ; ils ornaient de peintures jusqu'aux frises et aux moulures ; et ils peignaient même les statues de leurs dieux ; ils appliquaient de la couleur même sur les beaux marbres de leurs temples ; ils employaient pour cela l'action du feu, c'est-à-dire le procédé de l'encaustique, dont le secret a été retrouvé par M. Flandrin.
C'est ce que nous trouvons dans un traité sur l'art par Théophilus. Nous y voyons qu'ils pratiquait même le procédé connu chez les Italiens, sous le nom de fresco secco. Un auteur anglais, M. Lewis, a prouvé que les Grecs ont, au moyen de ce procédé, couvert de peintures les magnifiques marbres découverts dans les ruines de Pompéi, et ces peintures sont restées en partie inaltérables jusqu'aujourd'hui, comme on peut s'en convaincre aussi par les spécimens qui existent au Musée britannique.
C'est vous dire, messieurs, que ces fresques ne s'effacent pas par l'action de l'air aussi rapidement qu'on a bien voulu le dire hier. Il y a différents systèmes sans doute, l'un plus solide que l'autre ; mais c'est là une question pratique, une question toute secondaire.
Pour les mêmes motifs et dans un but d'ornementation, dit M. Quatremère de Quincy, les Grecs peignaient les yeux, les sourcils et les cheveux de leurs statues, auxquelles ils donnaient des couronnes, des bracelets, des pendants d'oreilles, des colliers, des manteaux d'or.
L'honorable M. Hymans a plaisanté hier sur les peintures décoratives et les ornements de certaines statues. Il aurait dû savoir cependant que cet usage remonte à Phidias et à Praxitèle.
L'interruption qu'on m'adresse me rappelle une anecdote qui ne laisse aucun doute à cet égard, c'est un mot qu'on attribue à Denys de Syracuse.
Vous savez qu'il avait enlevé le manteau du Jupiter Olympien. Il disait que ce manteau était trop lourd en été et trop froid en hiver. Cela prouve à toute évidence que l'artiste avait revêtu d'un manteau le Jupiter Glympien. C'est, du reste, ce qui est constaté par d'autres faits et par le témoignage direct de plusieurs écrivains.
Praxitèle considérait comme ses meilleures statues celles qui avaient passé par les mains du peintre Nicias.
C'est ce qu'atteste Pline en parlant de la peinture, il dit : Tantum circumlitioni ejus tribuebat.
Tant il attribuait d'importance à ce qu'une statue fût entièrement peinte.
D'après quelques auteurs, on peignait les statues seulement en partie ; mais il est certain qu'on les ornait de peinture. C'était le genre de la Grèce depuis les temps les plus anciens.
Homère et Virgile en font foi également : l'épigramme suivante du poète latin est formelle à cet égard. II dit en parlant à Venus :
« Marmoreusque, tibi, Dea, versicoloribus alis.
« In morem picta stabit Amor pharetr. »
« Les ailes et le carquois de l'Amour étaient peints, selon l'usage. »
J'appelle votre attention, messieurs, sur ce point. Les Grecs en couvrant de peintures les magnifiques marbres de leurs temples et de leurs statues, avaient un but particulier ; outre la décoration, c'était de faire ressortir les arêtes et les parties saillantes, les dessins de l’architecture et de la sculpture, parce que, vu d'un certain point et d'une certaine distance, le fini de l'architecture et de la sculpture devenait imperceptible ; c'est précisément ce qu'on recherche dans la peinture monumentale et c'est pour cela que l’art monumental s'attache, avant tout, au dessin, dont il exige une étude approfondie.
Il expose l'objet de tous les côtés et à distance ; il diffère en cela de l'art pittoresque qui fait voir ses productions de près à un point de vue déterminé, et qui, pour ce motif, fait le plus d'effet dans les salons, dans les cabinets, dans les musées.
Ainsi, messieurs, le but de l'art monumental, de la peinture à fresque, c'est le but qu'on a voulu atteindre au siècle de Périclès. C'est cet art ancien qui s'est répandu plus tard de la Grèce proprement dite dans la grande Grèce et de là dans les cités artistiques de l'Italie, soit directement soit par l'intervention des artistes de Byzance.
Voilà la tradition, voilà l'histoire ; voilà comment l'art s'est répandu plus tard encore dans les pays occidentaux. Le berceau de l'art est à Athènes. C'est la Grèce qui a donné naissance à cette école traditionnelle de l'Italie, qui est la mère des écoles modernes. C'est par elle que l'art moderne se rattache à l'art ancien, à l’art classique.
Tous les génies sont des présents du ciel dans l'art ancien comme dans l'art moderne, leur histoire est une chaîne d'or qui rattache l’homme à Dieu par le sentiment du beau. Ne détachons aucun anneau de cette chaîne. La peinture murale a été l'expression de l'art en Italie. Les Cimabue, les Giotto, les Léonard de Vinci, les Michel-Ange, les Raphaël y eurent recours pour créer leurs chefs-d'œuvre.
Quand les secrets de la peinture à l'huile eurent été vulgarisés en Italie par les procédés de Van Eyck, les grands maîtres continuèrent à faire de la peinture à fresque. Michel-Ange, par une exagération qui s'explique par la trempe extraordinaire de ce mâle génie, allait jusqu'à dire que la peinture à l'huile n'était faite que pour les femmes. Il ne l'a pratiquée qu'accidentellement, c'est la peinture murale qu'il a choisie pour l'expression de ses sublimes conceptions.
Messieurs, le caractère de la grande peinture italienne, c'est la correction du dessin, à laquelle on sacrifie trop souvent, il faut le reconnaître, le coloris.
Comme preuve je citerai quelques tableaux de Raphaël, tels que la Transfiguration qui, comme on l'a fait remarquer, pèche par la couleur.
C'est un défaut ; mais les autres écoles ont aussi leurs défauts, l'école flamande a également les siens ; la perfection consiste à combiner, à harmoniser les ressources du dessin et de la couleur, c'est-à-dire qu'elle gît dans l'union des deux écoles dominantes, l'école italienne et l'école néerlandaise.
La première est l'école traditionnelle, et la seconde est, comme on l'a dit, l'école de la nature.
Certes il ne faut pas forcer le génie, il faut lui laisser toute sa liberté. Le coloris ne s'enseigne pas ; mais le dessin s'enseigne, et loin d'étouffer le talent il le soutient ; l'art, sans avoir pour but d'instruire, peut concevoir et exécuter de grands sujets qui instruisent par eux-mêmes. C'est le caractère social, la noblesse de l'art. Si les artistes peuvent abandonner le but utile, les hommes d'Etat, les Mécènes doivent se le proposer dans les œuvres qu'ils commandent au point de vue social, religieux, national.
Le dessin est la partie essentielle de l'art, en ce que la pensée artistique peut s'exprimer par le dessin seul, mais non par la couleur sans le secours des contours et des lignes. C'est ce qu'ont compris les grands maîtres de l'école flamande, qui tous ont étudié les peintures monumentales de l’Italie, qu'ils n'ont pas reproduites, il est vrai, du moins par la fresque, parce que la mode en était passée, mais dont ils n'ont pas moins tiré parti.
Si l'école italienne s'est perfectionnée au contact de l'école flamande, surtout par Antonello de Messine, l'élève de Jean de Bruges, l'école flamande s'est retrempée au contact de l'école italienne, où les procédés des Grecs avaient entretenu le feu sacré dans ce qu'il a de plus poétique, le dessin. Otto. Venius, Rubens, Van Dyck ont passé une grande partie de leur vie à Rome, à Florence, à Gênes, à Venise. S'ils n'ont pas fait de fresques, c'est que ce genre était étouffé par l'esprit de la Renaissance.
Les procédés grecs en matière de peinture ont été connus également dans tous les pays civilisés de l'Europe dès le commencement du moyen-âge ; ils y ont été introduits par les artistes de l'Italie et de Byzance. Charlemagne a fait faire des essais de ce genre à Aix-la-Chapelle.
Des auteurs anglais, MM. Digby Wyatt et J.-B. Waring, dans leur description de la cour du moyen âge du palais de cristal, disent qu'elle fut pratiquée en Angleterre comme dans toutes les autres parties de l’Europe, à l'époque du moyen âge.
Tous les documents historiques en font mention ; elle fut encouragée par le patronage des rois et des autorités ecclésiastiques.
La peinture sur bois au blanc d'œuf a joui de la même faveur. On rencontre en Angleterre des peintures des deux genres depuis le XIXème siècle jusqu'à la Réforme. Les mêmes auteurs anglais disent, notez bien cette expression, « jusqu'à la Réforme,» qui rompit, comme on sait, avec toutes les traditions, les traditions religieuses et les traditions artistiques.
C'est une des causes pour lesquelles l'art monumental devint si rare à partir de cette époque.
Mais, disent les auteurs cités, j'appelle votre attention sur ce point, parce qu'il a été contesté dans la séance d'hier : « Les retables, qui sont comparativement plus sujets à la destruction et à la décoloration, ont presque tout disparu. » Ces écrivains trouvent, comme on le voit, les fresques plus solides que les retables.
C'étaient des retables d’autel qui étaient faits d'après les principes de la grande peinture, dans le genre religieux et historique.
La châsse de Sainte-Ursule de Hemling est du même genre ; c'est un véritable chef-d'œuvre de la peinture religieuse et qui était destinée à l'ornementation de l'église, puisque c'était un de ces reliquaires (page 457) décoratifs qu'on peignait sur bois, sur cuivre, sur toutes choses, et si la peinture à fresque a été négligée, elle ne fut pas répudiée en principe. (Interruption.)
Pour répondre aux. interruptions que l'on me fait, je dirai que les peintures sur bois et à fresque exécutées en Angleterre étaient dues à l'art flamand.
L'art anglais, à l'époque du moyen âge comprenait la peinture murale et était dû en grande partie à l'art flamand, comme l'attestent les auteurs que je viens de nommer.
Il est vrai qu'au moyen âge l'Italie était plus avancée dans la peinture murale que la Belgique, mais elle était plus avancée aussi dans la peinture en général.
Cela s'explique par des raisons que j'ai déjà indiquées.
L'art du dessin, qui est essentiel à la fresque et dont les Italiens avaient étudié le secret et l'importance dans les nombreux chefs-d'œuvre de la statuaire antique qu'ils possédaient, avait été transmis ainsi aux autres peuples.
Pour les Italiens, le marbre respirait une vie supérieure qui les transportait dans les régions poétiques de l'art, tandis que les peuples du Nord n'ayant pour modèle que la nature, qui frappait avant tout leurs yeux par les couleurs variées à l'infini, avaient concentré leurs regards sur les milieux des corps, d'où ils ne pouvaient arriver aux contours que par un lourd labeur intellectuel.
C'est ce qui explique la tendance réaliste et coloriste de l'école du Nord. La couleur dominait dans les études, et le dessin devint secondaire.
Les Italiens avaient pour eux la tradition à côté de la nature les Néerlandais, Flamands et Hollandais, n'avaient que la nature seule pour les inspirer.
Si l'école flamande a eu moins de renommée dans la peinture murale, il y a encore une raison qui explique cette infériorité, c'est que la Flandre, la Belgique tout entière, était presque constamment placée sous la domination étrangère ou menacée de l'être, comme sous le règne 0'Albert et d'Isabelle.
Dès lors l'art étant en danger de perdre l'appui national, visait nécessairement à se produire à l'étranger.
N'est-il pas évident que la peinture murale ne pouvait pas occuper les grands artistes dans cette position ?
Ainsi Rubens, dont a parlé hier l'honorable M. Hymans, malgré la faveur dont il jouissait en Belgique, n'est revenu d'Italie qu'à cause de la maladie de sa mère. Sans cela il y serait peut-être resté jusqu'à la fin de ses jours.
Van Dyck, je l'admets, a été encouragé aussi par les princes régnants. Ma s il a reçu beaucoup plus d'encouragements en Hollande. Il en a eu plus encore en Angleterre.
Il a été ensuite à Paris, espérant être chargé de la décoration du Louvre, mais il a été prévenu par le Poussin.
Après cela, il est retourné en Angleterre, où il a joui de toute la faveur de Charles Ier. Il est mort dans ce pays, comme on sait.
Tout cela explique pourquoi les artistes s'attachaient, à exécuter des peintures qui pouvaient facilement être transportées à l'étranger.
Chose remarquable, messieurs, c'est à l'étranger surtout qu'il faut aller pour connaître l'importance et tout le mérite de l'école belge.
C'est dans les grands musées de l'Allemagne, de l'Italie, dans les musées aristocratiques de l'Angleterre qu'on peut se convaincre du grand mérite et de la fécondité de nos maîtres. (Interruption.)
J'ai compté, l'année dernière, plus de quarante grands tableaux de Rubens, sans parler des petits, au musée de Munich, et presque autant de Van Dyck.
Tous nos autres grands maîtres y sont également représentés. A Potsdam j'ai vu une douzaine de grands Rubens, qui ornent la galerie de Sans-Souci. A Berlin, j'ai lu en rougissant, dans le catalogue du musée, que les magnifiques volets de l'Agneau mystique de Van Dyck ont été acquis par le gouvernement prussien pour la somme de 375,000 francs. D'après le même catalogue, ces chefs-d'œuvre furent cédés d'abord pour 6,000 francs. Et cela prouve encore que celui qui a consenti à cette regrettable aliénation n'avait pas plus d'esprit national, à cette époque où le pays était annexé à la Hollande, qu'il n'avait de goût pour l'art.
En Angleterre, dans les cabinets aristocratiques, en France, au Louvre et au Luxembourg, en Italie dans presque toutes les grandes villes, les tableaux flamands abondent
Au Castel Nuovo à Naples, j'ai trouvé en 1846 une magnifique Adoration des mages, peinte par Van Eyck pour le roi Alphonse Ier ; mais ce tableau ayant dû être restauré, preuve que l'huile n'est pas inaltérable, a été un peu gâté par Zingaro, qui a donné aux trois rois les physionomies d’Alphonse, de Ferdinand et de Ferrandino,
Oui, c'est à l'étranger qu'il faut aller pour connaître la richesse et tout le mérite des productions de notre école. C'est un rayonnement glorieux qui fait briller le génie flamand partout ; mais le foyer d’où émane la lumière n'a pas été assez religieusement conservé et soigné comme il l'eût été par la peinture monumentale. Prise dans son ensemble, l’école belge n'a pas été suffisamment soutenue par l'esprit de nationalité, et cela prouve, pour le dire en passant, que cette gloire, qui est la plus belle de la Belgique, est inséparable de son indépendance. L'art et la nationalité sont solidaires.
Mais si, pour ces divers motifs, la fresque a eu moins d'éclat en Belgique que la peinture à l'huile, il n'en est pas moins vrai que les Flamands ont compris, dès les temps les plus reculés, l'importance de la peinture murale.
Presque toutes nos cathédrales et plusieurs de nos monuments civils en fournissent la preuve évidente. A Gand, à Bruxelles, à Anvers, à Ypres, et dans un grand nombre d'antres endroits, on trouve d'anciennes fresques. J'en ai vu dans le genre religieux sur les murs des ruines de l'abbaye de Villers, et qui ont résisté à l'action de l'air, de l'humidité et du temps qui dévore tout, tempus elx rerum. A Courtrai, on en voit dans le genre historique, à la chapelle des comtes de Flandre, qui est un bien d'architecture ogivale, et qui ne demanderait qu'un léger sacrifiée pour être rétablie dans son état et son style primitifs. Non, le génie flamand n'est pas antipathique à la fresque pas plus qu'à la peinture de chevalet, sur panneau ou sur toile. La fresque a été négligée, comme d'autres arts, à une époque où, par diverses circonstances, on avait perdu de vue l'unité qui avait présidé à l'érection de nos monuments, et par conséquent l'idée de la décoration monumentale. La fresque est aussi nationale que nos communes, car elle remonte à l'époque communale. On a compris instinctivement ou d'après la tradition que l'un genre de peinture doit soutenir l'autre, comme l'école italienne et l'école néerlandaise doivent réagir l'une sur l'autre, pour se perfectionner par leur contact, par leur influence réciproque.
La fresque, devant nécessairement s'attacher avant tout au dessin, tient en quelque sorte le milieu entre la statuaire et l'art pittoresque. Celui-ci dans ses teintes, ses tons, ses dégradations de couleurs et d'ombres, a une gamme trois fois plus étendue que celle de la peinture murale.
La fresque, a dit M. Hymans, n'a que des teintes moites. Soit ; mais elle doit être vue à une distance où les teintes vives sont imperceptibles
La fresque n'a pas la magie du coloris ; elle doit chercher la poésie. dans le dessin, dans l’idéal, dans la représentation intellectuelle et symbolique de la nature et des idées, d'après l'exemple des Grecs et de la première école italienne.
La peinture murale doit donc traiter les sujets religieux et historique. C'est le grand style qu'on trouve aussi chez Rubens, quoi qu'on en dise. C'est la grande peinture par excellence ou la peinture monumentale, comme on l'appelle avec raison. Elle ne convient évidemment qu'aux meilleurs artistes ; mais ce sont ceux-là qui doivent former les autres et qui méritent par conséquent d'être encouragés par le gouvernement et par tous ceux qui tiennent à la gloire nationale. C'est ainsi que le genre monumental doit exercer une heureuse influence sur le genre pittoresque, qui seul permet, je l'avoue, aux artistes de déployer toutes les richesses de l'imagination, par le prestige du coloris, cette brillante auréole des Van Eyck et des Rubens, qui a ébloui dernièrement le monde au palais de l'exposition universelle.
Mais si cette gloire est réelle, elle n'est pas sans ombre ; nous avons été beaucoup critiqués à Londres pour le dessin dans bien des tableaux, même par des artistes belges que j'y ai rencontrés. Si nous avons une école réaliste, nous avons aussi une école idéaliste.
Aujourd'hui toutes les école, se rencontrent dans tous les pays, parce que l'art n'est plus organisé, comme autrefois, par corporation, comme les métiers.
Il est encore une raison, messieurs, pour laquelle la peinture à fresque mérite d'être appelée monumentale ; c'est que ses œuvres produisent le même effet, sous quelque aspect et de quelque côté qu'on les regarde, tandis que dans les tableaux à l'huile, les rayons lumineux se fractionnent sous la glace du vernis et ne permettent au spectateur de jouir de la beauté de l'œuvre qu'en se plaçant au point de vue choisi par le peintre, comme le disait hier M. le ministre de l'intérieur.
Le plus beau tableau hors du point de vue devient une croûte. Les (page 438) personnes compétentes ne l’admirent pas moins, mais le peuple en rit et c’est pour le peuple, c'est pour l'instruire, pour lui inspirer les plus nobles sentiments, qu'on décore intérieurement et extérieurement les édifices publics, qu'on fait de la peinture monumentale.
La peinture à fresque n'admet pas de corps gras, transparents ou lumineux dans la composition des couleurs ; les murs sont mats et conservent un grain qui exclut le miroitement, le fractionnement et la réflexion de la lumière.
C'est le but que les Grecs voulaient atteindre, en peignant leur beau marbre du Pentélique, pour en atténuer l'éclat. La peinture à fresque est donc faite pour frapper les regards de la foule assemblée sous les voûtes des cathédrales, dans les grandes salles et dans les couloirs des halles et des hôtels de ville, comme sur les places publiques, où l'on s'inspire à la vue des frontispices peints, des monuments et des temples. C'est la peinture populaire et démocratique, tandis que l'autre est surtout celle des musées, des cabinets, des salons.
Et qu'on ne dise pas que le climat de la Belgique n'est pas propre à la fresque. Munich, Berlin, Dresde sont là pour répondre. Dans la capitale de la Bavière, dans l'Athènes allemande, il n'y a presque pas de grand monument qui n'ait des fresques modernes ; on en voit tant à l'extérieur qu'à l'intérieur des édifices. L'école allemande néglige trop l'effet des couleurs ; mais les Allemands nous reprochent de trop négliger le dessin. La perfection est dans l'alliance des deux systèmes. Pour nous corriger de notre défaut, nous avons plus besoin que les Allemands de la peinture murale.
S'il y a des peintures murales qui se sont altérées par les injures du temps et du climat, on peut en dire autant des tableaux sur bois ou sur toile, comme le prouve le panneau de Van Eyck à Naples, dont je parlais tout à l'heure, comme on en a aussi la preuve dans le chef-d'œuvre de Rubens, qui a dû être restauré, il n'y a pas longtemps.
L'Abdication de Charles-Quint, par Gallait commence à se détériorer.
D'ailleurs, il y a des peintures murales très anciennes, qui se sont parfaitement conservées. Telles sont, par exemple, les admirables compositions de Giotto au Campo-Santo de Pise, que j'ai vues intactes en 1846, bien qu'elles eussent plus de 500 ans de date.
A Ypres, Robert de Bethune s'est conservé en fresque aussi bien que l'église où il se trouve et qui menace ruine dans plusieurs parties, mais qu'on se hâte de restaurer.
Le wasserglass, qu'on emploie depuis une vingtaine d'années, rend les peintures monumentales inaltérables. M. Portaels, qui a décoré une chapelle de la capitale de fresques à ses frais, a brûlé de l'esprit-de-vin sur une peinture de ce genre, sans qu'il en soit resté la moindre trace. C'est ce qu'on a également expérimenté en Allemagne, où cette manifestation grandiose de l'art se développe tous les jours de plus en plus. Ce procédé permet des retouches et rend la restauration des fresques plus facile que celle des tableaux de chevalet.
La peinture murale a l'avantage d'immobiliser les productions de l'art, de les rendre inaliénables, en les fixant au sol de la patrie. Elle est donc, à ce point de vue, essentiellement nationale.
Elle attire l'étranger dans toutes nos villes remarquables et rend ainsi, au bout de quelque temps, le capital qu'elle a absorbé. Elle réveille l'esprit de nos anciennes gloires disséminées sur tous les points du pays ; dans chaque monument religieux ou civil qu'elle décore, elle doit avoir de l'unité, et par cette loi du beau, elle produit des œuvres grandioses.
Les grands artistes italiens étaient tout à la fois architectes, sculpteurs et peintres ; quelques-uns, comme Léonard de Vinci, étaient en outre musiciens, poètes, écrivains distingués.
Le genre monumental, en portant l'énergie des artistes vers le dessin, a encore un autre avantage, c'est qu'il conduit à la perfection du dessin industriel, dont le principe est inséparable de celui de l'art.
M. Hymans ne le comprend pas ainsi ; mais c'est ce que les Anglais ont parfaitement compris. En 1851, l’exposition de Londres, et en 1855 celle de Paris avaient fait constater l'infériorité de l'Angleterre sous a rapport.
Qu'ont fait les Anglais ? Ils ont pris à leur service les meilleurs dessinateurs de Paris, formés directement ou indirectement à l'Académie française de Rome, où l'art vit de traditions et par les modèles ; et ils leur ont alloué des traitements qui allaient jusqu'à 25,000 fr. Le parlement avait voté de ce chef 18 millions de fr., surtout pour la création d'écoles de dessin. Il en est résulté qu'à la dernière exposition de Londres les Anglais ont figuré, en matière de dessins industriels, à côté des Français, s'ils ne les ont pas surpassés. La peinture monumentale se répand et se popularise aussi en Angleterre, comme l'a prouvé hier M. le ministre de l'intérieur. L'on vient de décider que la cathédrale de Saint-Paul sera décorée en mosaïques, cette autre expression de l'art monumental et populaire qui vient des Grecs et des Romains, et qu'on a appelée la peinture pour l'éternité.
Je conclus en répétant que la fresque est un art spécial, et je dis que l'encouragement de cet art ne peut être redouté que par les marchands de tableaux.
La Belgique doit s'attacher, plus que d'autres pays, à la peinture murale, parce qu'elle n'a pas pour modèles les statues antiques et que la fresque s'approche de la sculpture par le dessin, et la remplace jusqu'à un certain point.
Puisque la fresque est éminemment monumentale, que c'est une manifestation publique du génie de la nation, elle doit être surtout encouragée par le gouvernement. C'est ce qu'on a compris partout où l'on a le goût de l'art. Les travaux de ce genre exigent des années pour être conduits à bon terme. Michel-Ange a travaillé huit ans à son Jugement dernier et vingt-cinq ans aux plafonds de la chapelle Sixtine. Léonard de Vinci et Raphaël ont mis un temps proportionnel à exécuter leurs immortels chefs-d'œuvre à la fresque.
Il faut donc accorder, dans cette matière, une certaine latitude au gouvernement. Celui-ci assume la responsabilité du choix des artistes, qui est assez lourde pour que nous lui permettions de commander des œuvres de ce genre, qui doivent figurer pendant plusieurs années au budget.
Je ne discute pas, pour le moment, le chiffre proposé pour la peinture murale ; mais, comme il a été repoussé par la section centrale, j'attendrai la suite des débats pour me décider sur le vote que j'aurai à émettre.
Je termine en disant que l'Etat, les provinces, les communes doivent encourager la peinture monumentale, comme une des principales manifestations de l'art et un des moyens les plus efficaces d'inspirer au peuple le sentiment de la gloire nationale, en entrant ainsi dans la voie des grandes nations qui nous entourent et dont nous ne pouvons nous séparer, en matière d'art, sans encourir le reproche d'être rétrogrades.
L'art pittoresque restera, je le crois, notre premier titre à la considération des peuples ; mais il faut suivre le progrès du développement de l'art, lorsqu'il est réel et conforme aux traditions classiques. Agir autrement ce serait s'isoler du mouvement intellectuel, artistique et social. Je ne veux pas, pour ma part, contribuer à arrêter mon pays dans cette voie qui conduit à la gloire.
(page 433) Plusieurs membres. - La clôture !
M. le président. - M. de Haerne, vous rentrez dans des développements qui paraissent étrangers à la question ; de là naît l'impatience de la Chambre.
M. de Haerne. - Je n'ai pas l'intention de prolonger le débat. Je ne veux pas répondre à tout ce qui a été dit hier. Je pourrai saisir une autre occasion. Mais je n'abuserai pas de l'attention de la Chambre.
Cependant je demanderai la permission de faire ici une seule observation sur ce qui a été dit tout à l'heure..
Messieurs, on a demandé si le gouvernement devait encourager l'art monumental ou s'il devait se borner à encourager seulement l'art pittoresque. Je crois que l'on ne doit pas séparer l'un de l’autre parce que, comme je viens de l'établir, l'art monumental est un art particulier qu'il faut encourager comme tous les arts C'est un art spécial ; c'est l'art de la décoration qui établit l'unité dans les monuments.
J'ai dit en commençant que je ne m'occuperais pas de la question pratique. Quant à la question financière, j'attendrai la suite du débat et les explications qui pourront être données en vue de la proposition de la section centrale, pour savoir s'il convient d'adopter le chiffre du gouvernement, ou s'il faut le diminuer, et entrer dans les vues de la section centrale.
Jusqu'ici je n'ai pas d'opinion arrêtée, mais d'après ce que je viens d'avoir l'honneur de dire, je penche plutôt pour le système du gouvernement, qui me paraît plus efficace en cette matière que le système de la section centrale. Cependant je ne suis pas absolu. Je veux attendre les explications qui pourront être données à cet égard pour savoir l'opinion que j'ai à émettre.
- Plusieurs membres. - La clôture est demandée par plus des deux membres.
M. de Boe. (contre la clôture). - J'ai fait partie de la section centrale et je représente un peu la minorité de cette section qui n'adopte pas les idées préconisées par l'honorable M. Hymans.
Ce honorable membre, dans son discours d'hier, s'est livré à des attaques assez vive contre le système qui a été adopté depuis quelques années. Ce système a été introduit en partie dans le pays par des artistes d'Anvers. Il me paraît qu'il serait convenable d'entendre les honorables membres qui ne partagent pas l'opinion de l'honorable M. Hymans.
M. Van Overloop. - J'appuie les observations que vient de faire l'honorable M. de Boe. On a cherché hier à démolir les travaux qui s'exécutent à Saint-Nicolas. Il doit nous être permis de répondre. Quant à moi, je renoncerai volontiers à la parole, si la Chambre veut bien entendre un honorable membre plus compétent que moi, l'honorable M. Janssens.
Je crois qu'il ne serait pas convenable de clore en ce moment.
M. B. Dumortier. - Je ne pense pas qur la Chambre puisse prononcer la clôture dans l'état actuel de la discussion. Qu'avons-nous entendu jusqu'ici ?
Nous avons entendu tous les députés dont les édifices réclament des sommes considérables du budget, venir faire l'éloge de la peinture murale et demander des subsides.
Eh bien, pour moi qui ne représente pas un district dans lequel on a besoin d'argent pour faire de pareilles dépenses, je demande à dire quelques mots dans un sens tout à fait opposé à celui des discours de ces honorables membres.
- La clôture est mise aux voix ; elle n'est pas prononcée.
M. le président. - J'invite les orateurs qui ont encore à prendre la parole, et ils sont en assez bon nombre, à vouloir bien être aussi brefs que possible.
M. Tack. - Je me renfermerai dans des limites très étroites. Je ne conserverai pas la parole pendant plus de cinq minutes.
Messieurs, avec la section centrale, je suis médiocrement émerveillé d'un système financier qui aurait pour tendance d'escompter les ressources de l'avenir, d'absorber les voies et moyens des budgets futurs. Je n'admets ces anticipations sur les budgets non ouverts que dans les cas de nécessité absolue. L'honorable ministre de l'intérieur vous en a cité plusieurs exemples.
Ainsi, s'il s'agit de construction de chemins de fer, de creusement de canaux, de travaux de fortifications de restaurations de monuments, j'admets et je comprends fort bien qu'il faut imputer la dépense sur plusieurs exercices, qu'il faut échelonner les crédits. Mais abstraction faite de ces cas exceptionnels, il est évident que dans un procédé pareil, s'il se généralisait, il y aurait une usurpation du droit de nos successeurs, une espèce d'empiétement sur les prérogatives des législatures futures.
C'est dire que j'admets encore moins que le gouvernement puisse excéder les crédits alloués, dépasser les allocations portées au budget. Je n'aime pas qu'on vienne se prévaloir des faits accomplis et demander un bill d'indemnité.
M. le ministre de l'intérieur s'est défendu vivement contre le reproche qui lui a été adressé de la part de la section centrale. Il a défendu aussi vivement les actes de son honorable prédécesseur. Il vous a dit : En définitive je n'ai dépassé les crédits alloués que d’une minime somme de 4,000 fr. ; ce n'est là qu'un petit péché véniel dont la Chambre voudra bien m'absoudre. L’honorable M. Hymans fait un autre appréciation. D'après lui, les crédits auraient été dépassés de 27,000 fr. et cette somme devrait être multipliée par 10, puisqu'il s'agit d'accorder les crédits pour la période de dix ans.
Cette irrégularité me paraît avoir une conséquence plus regrettable encore : c'est que, si nous apprécions sainement les faits, il devient évident que nous n'avons pas tout à fait notre liberté de vote dans cette occurrence. Pouvons-nous repousser le crédit, infliger en quelque sorte un désaveu à l'honorable ministre de l'intérieur et à son honorable (page 434) prédécesseur ? Les conventions sont faites, les travaux s'exécutent, les communes de leur côté ont fait des conventions. Il y a donc engagement pris et il serait difficile d'en revenir.
Je regrette pour ma part que l'on soit entré dans cette voie, je le regrette d'autant plus qu'il y aura peut-être un obstacle à ce qu'on exécute des travaux pour lesquels j'aurais voulu réclamer la priorité et qui, ce ne semble, auraient dû être faits avant que l'on s'engageât dans des dépenses plus considérables pour la peinture murale moderne.
Je veux parler des travaux de restauration des anciennes peintures murales. Cette restauration est éminemment désirable, d'autant plus que les spécimens de peintures murales anciennes sont excessivement rares dans notre pays.
Il en existe cependant. Il y en a à Tongres, à Liège, à Gand, à Ypres et à Courtrai.
J'aurais voulu qu'on eût suivi, pour les peintures murales, la tradition adoptée pour la restauration des monuments. Ainsi on a songé à restaurer les anciens monuments avant d'en bâtir de nouveaux. On a procédé de cette manière pour nos cathédrales, nos halles, nos beffrois, nos hôtels de ville ; entre autres l'hôtel de ville d'Audenarde, le bijou du gothique fleuri, l'hôtel de ville de Louvain, celui de Bruxelles.
Je crois, messieurs, que la section centrale s'est montrée trop sévère en limitant le crédit qu'elle met à la disposition de M. le ministre à ce qui est nécessaire pour faire face aux engagements qui ont été contractés. C'est là un déni de justice envers ceux qui se sont montrés moins avides à réclamer leur part du gâteau, alors cependant qu'ils y avaient le plus de droit.
Je prie la Chambre de remarquer que nous nous trouvons ici dans un tout autre ordre d'idées que celui qui a servi de point de départ à la section centrale. Elle met en doute le principe des encouragements à donner à la peinture murale ; il est vrai qu'elle a déclaré qu'elle n'entre pas dans une discussion approfondie à ce sujet, et qu'elle n'entend pas traiter d'une manière absolue une question d'esthétique ; mais la manière dont elle s'est exprimée prouve à toute évidence de quel côté sont ses sympathies et quelle solution elle désire.
Evidemment c'est une solution négative. Quoi qu'il en soit, cette solution est complètement indifférente quant à la restauration des anciennes peintures murales ; nul ne contestera qu'il importe d'assurer cette restauration, d'autant plus qu'il s'agit ici d'une dépense minime, nécessairement restreinte.
Messieurs, en prenant la parole dans cette discussion et en défendant la restauration des anciennes peintures, je l'avoue, je viens un peu prêcher pour ma chapelle. Nous avons à Courtrai, comme on vous l'a dit, une chapelle magnifique connue sous le nom de chapelle des comtes de Flandre.
Elle est conçue dans le style gothique le plus admirable de l'avis de tous les connaisseurs. Elle fut bâtie par Louis de Male en 1374. Autour de cette chapelle règnent, du côté méridional, des niches à colonnettes et à tympans sculptés dans le grès d'Avesnes, du travail le plus délicat. On y voit des sujets profanes et religieux, allégoriques ou symboliques.
Dans ces niches figurent des portraits en pied, grandeur naturelle, de nos anciens comtes de Flandre. Au-dessous de ces portraits se trouvent des inscriptions généalogiques et biographiques.
La première série des comtes de Flandre commence par Baudouin Bras de fer ; elle est du XVIème siècle. cette date est officielle.
En effet dans un acte passé entre le magistrat de Gand et deux peintres gantois, en l'année 1419, il est dit que ceux-ci s'engagent à reproduire sur les murs de la maison échevinale des peintures analogues à celles qui existent dans la chapelle des comtes de Flandres à Courtrai.
Je ne prétends pas que les peintures de la chapelle des comtes de Flandre soient parfaites à tous égards. Loin de là, on peut les critiquer sous le rapport de la forme, du dessin, des contours ; mais une chose bien certaine, c'est qu'au point de vue archéologique et historique, ce sont des productions extrêmement intéressantes, et qu'on ne pourrait, sans une coupable négligence, s'exposer à les laisser dépérir. Il convient de mettre le plus tôt possible la main à l'œuvre pour en faire la restauration.
Elles ont résisté pendant quatre siècles ; c'est le moment de prendre des mesures pour assurer leur conservation, La fabrique de l'église s'en préoccupe ; elle-même a voté des fonds, elle a fait dresser les devis des travaux ; la commune, j'en ai la conviction, ne refusera pas son concours ; la province non plus ne restera pas en arrière, et je compte que le gouvernement interviendra à son tour.
Et ici, messieurs, il ne s'agit pas d'une forte dépense ; il ne s'agit pas d'accorder 300,000 francs, comme on le fait pour d'autres villes, il ne s'agit peut-être pas d'une dépense de 50,000 francs.
On demande au département de l'intérieur d'intervenir pour une modeste somme dans ce chiffre de 50,000 francs.
Et à quelles fins ?
Pour obtenir la restauration d'une œuvre remarquable par son ancienneté plus encore que par sa valeur intrinsèque, par les souvenirs qui s'y rattachent, par son caractère patriotique et national, car elle rappelle les époques les plus glorieuses de l'histoire des Flandres.
Si je pouvais croire que la restauration d'une œuvre pareille dût être négligée parce que des sommes considérables sont engagées pour encourager la peinture moderne, je ne pourrais, à aucun prix, voter le crédit que nous propose le gouvernement.
Je prie donc l'honorable ministre de l'intérieur qui lui-même a reconnu et prôné la valeur artistique de l'œuvre que je signale, de nous donner l'assurance que le gouvernement ne refusera pas, le cas échéant, son concours, à l'effet de mener à bonne fin le travail de restauration qui est en ce moment projeté.
(page 348) M. Janssens. - Messieurs, je regrette d'avoir à solliciter l'attention de la Chambre au moment où elle semble vouloir terminer cette discussion. D'ailleurs le discours remarquable prononcé dans la séance d'hier par l'honorable ministre de l'intérieur et qui, d'après moi, a été peu réfuté, a bien simplifié la tâche de ceux qui veulent défendre le crédit qui nous occupe. Je désire pourtant entretenir la Chambre de deux points.
Le premier, que j'appellerai administratif, concerne la répartition des subsides.
Le second, qui est plutôt artistique, me permettra d'exposer les motifs qui me font soutenir la peinture murale proprement dite.
Messieurs, tout en reconnaissant que l'Etat a une mission à remplir quant à l'art monumental, je ne puis m'empêcher de croire qu'il a dépassé la mesure dans laquelle son intervention devait être circonscrite. Je crois même que, ménagée d’une manière plus judicieuse, cette intervention aurait eu de plus grands et de meilleurs effets.
C'est une erreur de dire, comme le fait de rapport de la section centrale, qu'en matière de peinture murale, aucune tentative n'a été faite en Belgique sans l'intervention officielle. Un travail important et du plus grand mérite a été fait aux frais de la ville d'Anvers, dans le local de la chambre de commerce. Ce travail, il est vrai, un épouvantable désastre est venu le détruire au moment où il se terminait. Mais tous ceux qui ont été admis à le voir comme ceux qui en connaissent les reproductions par les cartons, la photographie et la gravure, ont apprécié la valeur de cette œuvre.
Le gouvernement n'était intervenu pour rien dans ce travail, dont l'intelligente initiative avait été prise par notre honorable collègue M. Loos, qui, dans cette circonstance comme dans d'autres, a montré comment dans le domaine de l'art il savait comprendre les devoirs de bourgmestre de cette ville, reconnue par le monde comme le centre de l’école flamande.
C'est là plus qu'une tentative, c'est un grand fait, et il n'est pas isolé. J'en citerai un autre et j'ose appeler celui-ci plus éclatant parce qu'il (page 439) s'agit d'un travail entrepris sur une plus grande échelle, non plus dans une de nos opulentes cités, mais dans une ville de second ordre, non plus au moyen des deniers de la commune ni des ressources d'une administration quelconque, mais par le libre concours des particuliers, Je veux parler des peintures murales de l'église Notre-Dame à Saint-Nicolas et je remercie l'honorable ministre de l'intérieur des paroles encourageantes qu'il a bien voulu prononcer, dans la séance d'hier, à propos de cette œuvre.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Mais le gouvernement ne vous a- t-il rien donné ?
M. Van Overloop. - Oui, 7,500 francs sur plus de 50,000 fr. dépensés.
M. Janssens. - Je disais que l'œuvre a été entreprise sans aucune intervention officielle ou administrative. Elle était en voie d'exécution depuis 2 à 3 ans quand la première allocation budgétaire lui fut accordée et tous les subsides qui y ont été donnés jusqu'ici montent à peine au huitième de la dépense faite. Nulle part l'intervention de l'Etat n'a été accordée dans une aussi faible mesure.
Ce qui peut surprendre, c'est que ce travail, le plus complet que nous ayons jusqu'ici à montrer, est le seul qui semble avoir échappé à l'attention des honorables rapporteurs des budgets de l'intérieur pour 1862 et pour 1863. J'aime à me persuader que ces deux honorables députés de Bruxelles n'ont pu avoir l'intention de jeter un voile sur aucune de nos gloires artistiques. Du reste, l'oubli ne peut en rien nuire à la renommée que ces peintures ont acquise dans le pays et à l'étranger.
Messieurs, je pense qu'il aurait été sage de subordonner l'allocation des subsides à la condition d'une coopération large de la part des localités intéressées On aurait, en agissant ainsi, obtenu un double avantage, celui d'encourager, au moyen de la même dépense, un plus grand nombre de travaux et celui de développer dans une plus grande mesure l'amour des beaux-arts.
Il est certain que le peuple prend un intérêt plus vif à l'œuvre qu'il a directement contribué à édifier. Dans la ville que j'habite, j'ai eu l'occasion de voir combien ces peintures murales sont devenues populaires. Les habitants, même ceux qui sont le moins favorisés par la fortune, se cotisent pour apporter leur part à cette œuvre commune. Dans plusieurs voisinages, des contributions volontaires de quelques centimes par semaine et par ménage sont mises en commun, pour constituer une petite somme à consacrer à ces peintures. Et quand un nouveau panneau vient d'être achevé, tous les paroissiens accourent contempler cette page nouvelle acquise par eux. Messieurs, lorsque l'art se pratique dans ces conditions, il peut produire de grands et nobles résultats. Jamais l’intervention des deniers publics n'est mieux justifiée. C'est alors réellement qu'un subside peut être appelé un encouragement.
Mais il ne mérite point ce nom lorsque le gouvernement n'a aucun égard à ce que font les localités elles-mêmes. Il ne le mérite point surtout quand l'intervention officielle est d'autant plus forte que l'initiative privée est plus faible.
Ce résultat, qui peut vous paraître phénoménal, messieurs, j'ai pourtant la conviction qu'on aurait pu l'obtenir ailleurs. A Ypres, par exemple, où les habitants ont tant de motifs d'être fiers de leurs monuments et des grands souvenirs qui s'y rattachent, n'aurait-on pas pu éveiller le même sentiment ? Oui, j'en suis persuadé, il ne s'agissait que de l'éveiller. Cet amour de l'art existe à l'état latent dans toute notre population des Flandres, il suffit d'une étincelle pour lui donner la vie.
Messieurs, si je viens appuyer la totalité du subside demandé, c'est parce que les paroles prononcées par l'honorable ministre de l'intérieur, autant que les intentions que je lui connais, me font espérer pour l'avenir une répartition équitable.
J'espère que la Chambre ne voudra pas opérer de réduction sur ce chiffre. Les fautes que l'on reproche au gouvernement en cette matière ont été souvent commises dans le principe et la Chambre, en votant le budget de l'année dernière, en a accepté les conséquences. La somme qui vient s'y ajouter cette année est celle qui est le mieux justifiée, qui est jusqu'à certain point le correctif de la première. On aggraverait donc le mal en réduisant le crédit.
On a reproché avec quelque raison au gouvernement de confier parfois des travaux importants à des artistes qui n'avaient point spécialement étudié la peinture murale ou du moins qui n'avaient fourni aucune preuve de leur aptitudes à ce travail. L'expérience prouve en effet que des artistes qui ont brillé dans un autre genre échouent parfois dans la peinture sur mur et lors de la dernière visite que j'ai faite à l'église de Saint-Sulpice à Paris, où différentes chapelles ont été peintes par différents artistes, j'ai été péniblement surpris de trouver des panneaux d'une réussite très médiocre signés de noms qui avaient acquis un rang très élevé dans le monde artistique.
Le rapport de la section centrale propose de demander aux artistes, avant la confirmation définitive des commandes, la production des cartons. C'est pousser trop loin les exigences de la prudence et proposer aux artistes des conditions inacceptables. On sait, en effet, que la confection des cartons est le travail le plus important de la peinture murale, celui qui exige toutes les études, et personne ne s'engagera à exécuter les cartons sans avoir la garantie de l'exécution définitive.
L'inspiration même souffrirait de cette incertitude qui enlèverait ce stimulant énergique que donne, dans la peinture murale, la conviction de la perpétuité d'une œuvre. On pourrait cependant donner une certaine satisfaction au désir exprimé par la section centrale en formant une exposition de cartons belges. Cette réunion de tout ce que nos artistes ont produit dans ce genre, jetterait quelque jour sur l'avenir que nous avons à espérer, et je ne doute point que beaucoup d'esprits hésitants aujourd'hui n'y trouvent matière à raffermir leur confiance. Le pays, du reste, a droit à juger du résultat des sacrifices qu'il s'impose.
J'engage vivement M. le ministre à examiner sérieusement les avantages qu'il y aurait à donner, dans cette mesure, suite aux idées émises dans le rapport de la section centrale.
Ces réserves faites sur le mode de l'intervention de l'Etat, je reconnais avec empressement les avantages de la peinture murale qui ouvre à l'art un si grand horizon. Si la réunion de chefs-d'œuvre anciens et modernes dans nos musées a une importance incontestable, la propagation de la peinture murale a une utilité plus directe encore.
La peinture, cette manifestation si saisissante de la pensée humaine, doit avoir dans la société, une mission grande et élevée. Si elle a l'avantage de parler à toutes les intelligences, puisque c'est un langage universel qui n'exige aucune initiation, c'est pour faire connaître la vérité ; si elle a le pouvoir de parler au cœur d'une manière si émouvante c'est pour faire aimer ce qui est bon, pour faire admirer ce qui est grand. Les musées, les collections de tableaux de tout caractère et de tout style ont une grande utilité sans doute, pour l'étude de l'art et pour la formation du goût ; mais ce n'est certes point là que l'art peut le plus favorablement accomplir sa mission : instruire et moraliser. Dans les monuments publics, au contraire, où l’homme se trouve appelé par certains devoirs, où certaines situations de la vie l'amènent, des peintures conçues dans un esprit d'ensemble, pénétrées de ce sentiment que le lieu doit inspirer, peuvent exercer la plus heureuse influence sur l'élévation de la pensée et du caractère. Ici l'art se trouve dans les conditions les plus heureuses pour accomplir sa mission. Il s'adresse à l'homme dans un lieu déterminé, dans une situation prévue, en présence de devoirs connus d'avance. L'honorable ministre de l'intérieur a dépeint, mieux que je ne pourrais le faire, les nobles impressions que de telles peintures peuvent produire. Pour nier ces influences, ou pour soutenir que l'art belge n'est point fait pour les exercer, il faudrait dire que dans la patrie de Memling et de Van Eyck l'art se trouve condamné à rester dans le terre à terre du réalisme, à se borner au rôle le moins élevé qui fut jamais assigné à la peinture, celui de la reproduction matérielle des objets qui frappent nos sens. Dans cette voie, bientôt, il n'aurait à nous offrir que le spectacle de son infériorité à la photographie. L'honorable rapporteur de la section centrale a été bien près d'être entraîné sur cette pente. Il a cherché et trouvé un point d'arrêt en établissant une distinction entre l'art monumental exécuté à l'huile, genre qu'il admet, et la peinture murale proprement dite, qu'il repousse.
Je félicite l'honorable ministre de l'intérieur d'avoir d'avance protesté contre cette distinction et d'avoir soutenu que la vraie peinture monumentale est celle qui s'exécute sur le mur même. Les avantages de cette dernière, sur le système bâtard qu'on lui oppose, me semblent si évidents, que je ne puis comprendre la préférence que certains artistes voudraient lui faire accorder que par la facilité qu'ils y trouvent. En effet, en révêtant les murs de panneaux peints sur toile, ils n'ont pas à entreprendre de nouvelles études de procédé et de faire ; ils ont la facilité d'exécuter leurs peintures dans leurs ateliers et peuvent, à la rigueur, se dispenser de faire des cartons. Certes on ne peut obliger aucun talent à s'engager dans ces voies nouvelles où des périls peuvent attendre quelques-uns. Plusieurs de nos artistes ont obtenu dans la peinture à l'huile d'assez grands et d'assez légitimes succès pour que l'on comprenne leur détermination de poursuivre leur brillante carrière. Et que l'on ne craigne point que le développement de la peinture murale soit nuisible à la peinture à l'huile. Ce résultat, personne ne veut y arriver. Il ne faudrait être ni Belge, ni ami de l'art pour vouloir jeter la défaveur sur cette branche de l'art qui est à nous par son origine et par ses plus belles manifestations, qui a donné à notre patrie tant de gloire et au monde tant de chefs-d'œuvre.
La peinture à l'huile, en voyant se développer à côté d'elle la peinture (page 440) murale, n'a aucune crainte à concevoir ni pour son avenir qui est assuré puisqu'on a satisfait à des besoins différents, qui resteront, ni pour l'influence artistique qui peut résulter de ce contact. Cette influence ne saurait être qu'avantageuse. Je cite à l'appui de cette dernière opinion les paroles d'un savant critique, M. Henri Delaborde :
« On peut dire cependant que ce mode de peinture (la peinture à l'huile) a besoin des exemples de la peinture monumentale, et que là où ces exemples font défaut, en Angleterre, en Hollande même malgré l'éclat de Rembrandt, les tableaux gardent en général une signification assez humble et une valeur toute d'agrément. Partout, au contraire, où la fresque a été en usage, la peinture à l'huile, initiée aussi aux secrets des nobles inspirations et du grand style, s'est maintenue dans les hautes régions de l'art, le pinceau a continué sur la toile les traditions pittoresques définies et consacrées sur les murs. On sait quelle leçon a fournie aux maîtres italiens la chapelle peinte par Masaccio dans l'église del Carmine. Raphaël n'a-t-il pas peint ses plus admirables toiles après l'époque où il avait entrepris les Stanze. La madone de Saint-Sixte, la vierge de Foligno, la Vision d’Ezéchiel apparaissent comme la conclusion de ces œuvres monumentales comme l'expression souveraine des progrès accomplis par Raphaël durant la période de ses travaux au Vatican. »
L'obligation de faire des cartons, à laquelle certains artistes se soumettent avec peine, sont une heureuse nécessité, qui ne peut avoir qu'une influence favorable sur l'art flamand.
Notre école brille par une qualité qui la caractérise ; c'est la couleur. Cette qualité si populaire et si entraînante exerce parfois une séduction trop grande sur l'artiste lui-même, qui, sous l'influence de cette magie de la couleur, n'est pas assez sévère sur les qualités d'un ordre supérieur. L'élévation de la pensée, l'ampleur et la correction du dessin sont, on ne le contestera pas, les premiers éléments d'une belle peinture, Eh bien, messieurs, je pense qu'il est utile que l'artiste se trouve obligé à étudier son œuvre, abstraction faite de la couleur. Et puisqu'on a appelé le coloris la partie musicale de la peinture, je dirai qu'il est avantageux pour la perfection de l'œuvre que l'artiste relise son poème sans musique.
Mais que l'on ne vienne point, par égard pour des habitudes prises, proposer la peinture semi-murale, si je puis nommer ainsi ce système mixte, condamné par les plus grands maîtres et parles plus savants critiques.
Au point de vue de la conservation, il faut évidemment s'arrêter à la peinture sur mur. Pour combattre cette opinion, on cite quelques fresques qui ont été détériorées. Sans doute il en est, et pour des causes diverses, qui sont grandement endommagées, mais bien des tableaux à l'huile n’ont-ils pas éprouvé le même sort ?
Les bons procédés peuvent être appliqués d'une manière vicieuse. Si cela s'est vu pour des peintures murales, cela n'a pas été rare pour les tableaux. Combien n'en voit-on pas qui datent à peine du commencement de ce siècle et qui sont presque complètement perdus ; témoin des toiles de Léopold Robert, les premiers tableaux d'Horace Vernet qui poussent au noir et s'écaillent. Les accidents, es incendies, les guerres, les luttes religieuse ; des malheurs de tout genre ont endommagé des fresques dont on nous montre des ruines ; mais combien de tableaux se trouvant exposés aux mêmes dangers n'ont pas été complétement perdus et parce qu'il n'en reste plus seulement de vestige à montrer, on oublie ces pertes. Combien, d'un autre côté, ne voit-on pas de peintures murales remontant à une date fort reculée et dont la conservation est parfaite ?
M. B. Dumortier. - Pas une seule.
M. Janssens. - J'en demande pardon à l'honorable membre, mais je lui citerai des fresques de Giotto qui datent de la fin du XIIIème siècle et qui sont fraîches comme si elles venaient d'être achevées et notamment celles de l'église de la Madonna della Arena à Padoue.
M. Loos. - C'est exact.
M. Janssens. - Et en définitive, quelles sont les peintures les plus anciennes que nous connaissions ? Sont-ce des fresques ou des tableaux ? Pompéi est rempli de fresques, et on n'y a pas trouvé un seul tableau.
Pour ne pas multiplier les citations et ne comparer que le sort de deux chefs-d'œuvre célèbres, l'hémicycle de Paul de Laroche aurait péri dans l'incendie de l'école des beaux-arts s'il n'avait été peint sur mur. Aujourd'hui il a suffi de quelques légères restaurations pour remettre cette grande œuvre dans toute la splendeur. Les peintures monumentales exécutées sur toile par Rubens dans l'église des Jésuites, à Anvers, ont été détruites par l'incendie, elles seraient venues jusqu'à nous si elles avaient été exécutées sur les murs.
Messieurs, cette certitude de durée a été un noble stimulant pour les artistes qui se sont dévoués à cette forme de l'art. Et de savants critiques ont su comprendre les avantages qui devaient en résulter.
Dans un article publié par la Revue des Deux-Mondes, le 2 décembre 1853, M. Vittet s'exprime de la manière suivante :
« Gardons-nous donc de tirer un trop sombre horoscope de la peinture d'aujourd'hui. Qui sait ce qu'en dira l'avenir ? Ceux qui la déshonorent ne sont pas ceux qui vivront. Tous ces chefs-d'œuvre de pacotille seront oubliés dans quelque vingt ans d'ici : ils auront cédé la place à d'autres produits fabriqués sur de nouveaux patrons et seront allés finir leurs jours dans le pays des tableaux hors de mode, aux Etat-Unis d'Amérique ou dans le fond de nos greniers.
« Ce qui vivra, ce qui portera témoignage de notre savoir-faire, ce qui donnera la mesure de nos artistes, ce sera cette série de peintures qui depuis douze à quinze ans se fixent sur nos murailles, tableaux qui ne voyagent pas et qui pour la plupart sont aussi sérieusement conçus et exécutés que solidement établis. Bien des intrus se sont pourtant glissés, même en si bonne compagnie...
« Sur les parois de Notre-Dame de Lorette aussi bien qu’à Saint-Méry, les yeux sont offensés de ces choquantes disparates ; mais cette ivraie, ces herbes folles disparaissent au milieu du bon grain.
« Ce qui domine en général dans ces peintures adhérentes aux murailles, si heureusement substituées aux tableaux suspendus, c'est un accent sincère, un goût élevé, une grande intelligence de composition. Il semble qu'à travailler ainsi sur un fond consistant et durable, sans changement possible, ni de destination, ni de jour, ni d'aspect, la pensée se fortifie. Tous ceux de nos peintres qui avaient quelques talents ont grandi à cet exercice. Ils se sont vus forcés de prendre de grands partis, sans laisser-aller, sans caprice, après longue et mûre réflexion.
« Autre chose est avoir devant soi un public mobile et blasé, dont il faut étudier les goûts, flatter les appétits. autre chose avoir affaire à ce public permanent et sérieux, sans fantaisies, sans passions, qu'on appelle la postérité. Le plus insouciant des hommes pense bon gré mal gré à la postérité quand il est face à face avec ce mur que son pinceau va parcourir.
« Il ne consulte ni cote, ni tarif pour savoir si le réalisme est en hausse et l’idéal en baisse, s'il doit se faire Flamand, Hollandais, Espagnol, archaïque, pastoral ou vaporeux : il ne cherche que le durable, par conséquent le vrai... »
Et au point de vue de la fixité, quels avantages ne présente point la vraie peinture murale ! La certitude des conditions dans lesquelles une œuvre demeurera à jamais exposée a été encore appréciée par les plus grands maîtres et par ceux qui ont le plus sainement parlé de l'art. Permettez-moi de vous faire une antre citation à ce sujet. Je tiens à prouver à la Chambre que s'il s'est trouvé quelque critique pour jeter le discrédit sur les plus nobles manifestations de l'art antique et moderne, il ne manque pas d'hommes de mérite qui ont signé de leur nom la défense de ces œuvres. Gustave Planche, dans un remarquable article où il expose les avantages de la peinture murale, s'exprime ainsi :
« L'avantage dont je parle, c'est la substitution à peu près permanente de la peinture murale à la peinture sur toile. Le choix de ce parti assure à toutes les compositions un effet déterminé, prévu, calculé à loisir. Or, chacun sait que très souvent une composition heureusement conçue, qui plaît dans l'atelier, perd la moitié de sa valeur dès qu'elle est placée dans une chapelle. La cause de cette mésaventure n'est pas difficile à découvrir : le jour n'est plus le même, et telle figure qui dans l'atelier recevait une lumière abondante ne reçoit plus qu'une lumière pâle, si bien que l'intention de l'auteur est à peine comprise. La peinture murale prévient ce danger. Comme toutes les figures sont exécutées sur place, il n'y a pas à craindre qu'elles changent d'aspect, qu'elles perdent une partie de leur importance et ne gardent pas le rôle qui leur est assigné. C'est là, pour l'homme laborieux qui veut conquérir une solide renommée, une excellente condition. La lumière qui éclaire les personnages est celle qui les éclairait dès le premier jour. Il n'y a pour lui aucun mécompte. Ce qu'il a voulu se révèle à tous les regards. Une composition peinte sur toile, loin de la place qu'elle doit occuper, est soumise à des chances très diverses. Elle peut s'agrandir, elle peut s'amoindrir en arrivant sous le jour qu'elle doit garder. Les toiles marouflées, commencées dans l'atelier, achevées sur place, sont un moyen terme que l'administration municipale fera bien d'abandonner. »
(page 441) Messieurs, si cette condition de fixité exerce une si heureuse influence sur l'artiste qui crée les fresques, il ne faut pas oublier celle qu'elle produit sur les populations qui les voient et s'en inspirent. Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi il n'est point d'œuvre d'art qui exalte le sentiment national comme les monuments d'architecture ? C'est parce qu'ils sont immuablement attachés au sol qui les porte et dont ils semblent sortir ; aucun doute n'est possible sur leur origine ni sur leur destinée. C'est là que nos pères les ont élevés, c'est là que nos enfants les verront. Pourquoi ne pas associer la peinture à ces avantages en l'incrustant dans ces monuments ? Pourquoi ne pas augmenter l'influence patriotique de nos monuments en leur donnant un langage, un chant ?
Si vous ne faites qu'attacher des toiles aux murs, elles n'auront jamais un avenir certain ; les fautes des administrateurs, l'esprit de centralisation à l'intérieur, la domination et la spoliation par l'étranger pourront toujours en disposer. Le plus beau plafond peint par Paul Véronèse pour le palais des doges de Venise, n'est-il pas au Louvre ?
M. B. Dumortier. - Il est au musée de Bruxelles.
M. Janssens. - La toile dont je parle a été placée dans la chambre à coucher de Louis XIV ; plus tard elle a été transportée au Louvre, où elle se trouve en ce moment.
M. B. Dumortier. - Un plafond de Paul Véronèse se trouve dans notre musée.
M. Janssens. - C'en fut donc un de plus qui fut distrait de sa destination. L'argument n'en devient que plus fort.
Ce qu'il faut pour exciter le sentiment patriotique, ce sont des œuvres immuables comme nos monuments. Qu'on les détruise sur place s'il le faut, mais qu'on ne puisse les enlever.
Et quelle salutaire influence ne doit pas exercer sur l'esprit de l’artiste sa présence permanente dans le monument que son œuvre doit en quelque sorte animer ? Combien cette présence ne doit-elle pas le pénétrer et du caractère architectural et de la destination du lieu 1 Comment peut-on espérer que la peinture, faite dans l'atelier et rajustée ensuite à quelque pan de mur, puisse à ce point réaliser cette harmonie de lignes et de couleur qui doit régner dans l’ensemble du monument et réunir la peinture à la construction comme la fleur à la plante ? L'influence dont je parle, je l'ai entendu affirmer par un des plus grands artistes de notre époque, qui, après s'être fait un grand nom dans la peinture sur toile, est heureux de passer sa vie dans les églises qu'il enrichit de ses admirables créations
Quant à la valeur artistique des procédés, j'ai fait remarquer d'abord que l'honorable rapporteur de la section centrale, qui prononce à ce sujet une condamnation que je me permets de trouver hardie, sembla ne voir dans toutes les peintures murales que des fresques peintes sur le mortier frais sans aucune retouche possible.
Ce procédé, dont beaucoup de grands maîtres se sont servis pour produire des chefs-d'œuvre, n'est qu'un des procédés employés pour la peinture murale. Je n'en connais en Belgique qu'un échantillon et parmi toutes les œuvres dont il est question au budget, aucune n'est exécutée en fresque proprement dite.
D'autres procédés sont employés, tels que la peinture en gutta-percha d'origine belge, et trouvée par notre regretté Van Eycken, l'encaustique ou peinture à la cire, le wasserglass, ou peinture fixée au moyen du silicate de potasse. Pour la valeur artistique de ces diffèrents procédés, nous avons l'exemple de grands maîtres, et pour la garantie de conservation qu'ils présentent, l'opinion de savants distingués.
Que la peinture murale peut donner lieu à des productions artistiques du plus grand mérite, c'est une vérité que j'oserais à peine défendre quand on a vu les plus grands noms des meilleures époques s'attacher à ce genre de peinture et les plus savants critiques en prendre la défense.
La Revue britannique publiait en 1859 un article du plus haut intérêt sur les peintures murales ; j'en extrais ce passage qui mérite, messieurs, votre attention ;
« Lorsque le goût gothique eut pleinement exercé son influence sur l'architecture italienne au XIIIème siècle, on vit surgir cette longue série d'illustres peintres de fresques qui se termine à Raphaël et à ses contemporains, génies sublimes qui ont élevé l’art au plus haut point de supériorité qu'il ait jamais atteint. Pendant deux siècles et demi, ces vaillants maîtres ont couvert l’Italie entière de leurs chefs-d'œuvre. Il n'est guère d'église ou de monument public, bâti pendant cette période, des Alpes aux confins de la Calabre, dont leurs pinceaux n'aient orné les murailles.
« Dans la basilique superbe, dans l'humble chapelle du bord de la route, dans les cloîtres silencieux du couvent, dans l'hôtel de ville plein de vie et de mouvement de la république, que de livres illustrés déployés ainsi sous les yeux de la multitude, pages parlantes où le peintre faisait lire au peuple les vérités et les traditions de sa foi et ses devoirs de citoyen de l'Etat ! La somme des travaux accomplis par ces artistes pendant le XIVème et le XVème siècle est vraiment prodigieuse...
« Les grands peintres de l'Italie, de Giotto à Raphaël, consacrèrent tout leur génie, tout leur talent, toute leur pensée à la décoration murale, branche de l'art généralement appelée aujourd'hui du nom impropre de fresque.
« Au lieu d'absorber la lumière comme la peinture à l'huile, on peut dire que la fresque reflète de la lumière par elle-même. L'œil qui est accoutumé à la regarder se fait difficilement aux peintures à l'huile, surtout quand le coloris en est assombri par le temps. Elle comporte aussi une grande liberté d'exécution.
« Le peintre pouvait épancher toute son âme à la fois dans son œuvre et produire, par des moyens simples et rapides, des effets qu'il n'était pas possible de réaliser dans des tableaux de chevalet, ou auxquels on ne pouvait atteindre que par un énorme travail. Aussi la fresque fut-elle choisie par les plus grands maîtres comme le genre de peinture le plus propre à étaler leur talent et à faire impression sur la multitude. Vasari déclare que c'est « un genre de peinture plus magistral, plus noble, plus mâle, plus solide, plus hardi et plus durable qu'aucun autre. »
A tant, à de si grandes autorités, je n'en veux ajouter qu'une seule pour terminer, et celle-ci du moins ne sera pas récusée par l'honorable rapporteur de la section centrale. C'est la sienne.
L'honorable M. Hymans, lui aussi, s'est trouvé à certain jour admirateur de fresques.
Voici un passage que je trouve dans ses Lettres moscovites, publiées à Bruxelles, en 1857.
« Les églises sont des musées où les chefs-d'œuvre s'entassent avec une éblouissante profusion. Il n'y a pas un espace vide, pas un coin de lambris qui ne soit orné, pas un parvis qui ne soit une mosaïque. »
M. Hymans. - Oui, une mosaïque.
M. Janssens. - Laissez-moi continuer la citation. « Pas une voûte qui n'étale des fresques dont les auteurs auraient mérité la gloire, et n'ont recueilli que l'oubli. »
(page 434) - La suite de la discussion est remise à demain à deux heures.
La séance est levée à cinq heures.