(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)
(page 383) Présidence de (M. E. Vandenpeereboom, premier vice-président.
M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart et donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Thienpont, secrétaire., présente ensuite l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Les administrations communales du canton de Beeringen demandent qu'on fasse exécuter sans retard la section du chemin de fer de Hasselt à la frontière de Hollande parle camp de Beverloo. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Plusieurs habitants de Mons demandent qu'il soit interdit de chasser entre le coucher et le lever du soleil. »
- Même renvoi.
« M. Grandgagnage, obligé de s'absenter, demande un congé. »
- Accordé.
M. Mouton (pour une motion d’ordre). - J'aurais désiré adresser une interpellation à M. le ministre de la guerre ; mais l'honorable ministre n'étant pas présent, je prie la Chambre de décider que cette interpellation aura lieu, à la prochaine séance.
- Cette proposition est mise aux voix et adoptée.
M. le président. - M. le ministre de la guerre sera averti par les Annales parlementaires.
M. Rodenbach. - Nous sommes dans l'habitude de ne point siéger pendant la semaine du carnaval ; l'an passé, notamment, nous avons eu quelques jours de repos à la même époque. J'ai donc l'honneur de proposer à la Chambre de séjourner, après la séance d'aujourd'hui, au mardi 24 février. Je crois que si la Chambre ne s'ajournait qu'au 19 il serait à craindre qu'elle ne se trouvât pas en nombre.
- Plusieurs voix. Non ! non ! - Oui ! oui !
M. Guillery. - Je demande que la Chambre ne vote pas sur cette proposition avant que nous sachions si la discussion du budget de l'intérieur sera terminée aujourd'hui.
M. Hymans. - C'est impossible.
M. Guillery. - Dans ce cas, j'aurai l'honneur de m'opposer à la proposition.
- La proposition de M. Rodenbach est mise aux voix et adoptée.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Dans la séance d'hier, messieurs, vous avez entendu un discours intéressant et habile de l'honorable M. Dechamps. Il a été écouté avec une grande bienveillance par l'assemblée ; mais s'il a réussi à la charmer, je ne pense pas qu'il ait réussi à la convaincre.
L'honorable M. Dechamps s'est levé pour combattre un amendement qui vous a été soumis par l'honorable, M. Guillery, et qui tend à accroître de quelques centaines de mille francs la dotation de l'instruction primaire. L’honorable orateur n’a pas combattu l'amendement quanta à la somme, - objet assez secondaire, assez indifférent à ses yeux ; - mais il l'a combattu quant au principe dont l'adoption de cet amendement impliquerait l'approbation ; principe en vertu duquel l’Etat agrandirait de plus eu plus le cercle de l'action qu'il exerce pour accélérer le développement de l'enseignement, et particulièrement de l'enseignement primaire.
L'honorable membre proteste contre ce système. Il pense que nous avons beaucoup fait, trop fait peut-être dans ce sens, et comme preuve à l'appui de sa manière de voir, il cite la somme des subsides toujours croissants inscrits successivement dans les budgets. Il signale les efforts, démesurés selon lui, qui ont été faits, et, en comparant la dotation de l'instruction primaire en Belgique à celle qui est affectée à ce service en France, en Hollande et en Prusse, il prétend nous démontrer les énormités que nous avons commises dans le sens de la centralisation et de l'intervention de l'Etat.
A l'en croire, messieurs. et c'est là ce qu'il dénonce comme un mal et comme une faute au monde civilisé, nous sommes au haut de l'échelle pour ce qui concerne l'emploi abusif des deniers publics au service de l'enseignement public.
Il ne se plaindrait pas cependant, si les établissements d'instruction dus à l'initiative de ce que l'honorable M. Dechamps nomme la liberté, étaient admis à prendre part au festin. Mais de cet énorme budget, de ce gâteau pantagruélique tant convoité, et qui ne sert qu'à favoriser les établissements que l'Etat organise et dirige, il reste à peine quelques miettes que l'on abandonne, comme à regret, aux écoles dirigées par les membres du clergé ; encore, une faible part des subsides n'est-t-elle attribuée à ces écoles, que pour autant qu'elles soient adoptées par une commune.
En agissant ainsi, dit-il, nous ne sommes pas des libéraux ; malgré les principes que nous prétendons représenter, nous sommes des amis de la centralisation, des partisans du pouvoir fort, en un mot, des doctrinaires ! Et, par un singulier retour de fortune, il se trouve que l'honorable auteur de l'amendement rentre tout à coup dans le camp de ces doctrinaires et s'y montre au rang des plus avancés. Au lieu de suivre la voie pernicieuse dans laquelle nous nous sommes engagés, que nous conseille l'honorable M. Dechamps ? Imitons l'Angleterre, dit-il ; ayons un système d'écoles libres ; que les cultes en organisent ; que les sectes aient les leurs ; que les philosophes s'associent pour en former à leur tour, et que des subventions prélevées sur le trésor public soient réparties à toutes ces écoles.
Voilà, selon l'honorable membre, le parfait système, le système vraiment libéral qu’il faudrait faire prévaloir dans notre pays.
Nous sommes d'ailleurs, selon lui, fort inconséquents. En fait de presse, en fait d'industrie et de commerce, nous voulons la liberté, la liberté la plus entière ; mais en matière d'enseignement nous renions ces principes de liberté. Que dirait-on, s'écrie l'honorable membre, de l'Etat organisant une presse à bon marché, gratis même, pour faire concurrence à la presse organisée par les citoyens ? que dirait-on de l'Etat organisant l'industrie ou le commerce à l'aide du trésor public, faisant concurrence à l'industrie et au commerce privés ? En pareil cas où serait la liberté ? Et, comme conséquence, l'honorable membre demande, où peut être la liberté avec le système que nous pratiquons en matière d'enseignement ?
C'est donc, messieurs, le drapeau de la liberté que lève l'honorable M. Dechamps ; en le faisant flotter à vos yeux avec cette grâce qui lui appartient, il nous dénonce comme désertant une cause dont, prétend-il, son parti et lui sont les sincères et seuls défenseurs.
Dégagé du charme de la parole et du prodige de la forme dont l'honorable orateur sait orner sa pensée, je crois que je viens de vous présenter brièvement le résumé fidèle du discours que vous avez entendu hier.
Je ne pense pas qu'il me faudra faire beaucoup d'efforts pour réfuter la théorie exposée dans ce discours ; il y aura quelques faits à rectifier, des sophismes à dégager de l'enveloppe pompeuse dont l'honorable membre a eu l'art de les entourer. Mais, cela fait, il restera bien peu de chose de la thèse qu'il a défendue ; il en restera si peu, qu'on n'en pourra tirer qu'une conclusion se résumant en un seul mot, que l'honorable membre a soigneusement évité de prononcer, à savoir que l’enseignement est, avant tout, du domaine du clergé.
Nous devons caractériser ici nettement les positions. L'honorable M. Dechamps nous en a heureusement offert l'occasion ; s'il s'était tu, et que nous nous fussions confondus, nos amis et les siens, dans un même vote pour repousser l'amendement qui est en discussion, il y aurait eu là une équivoque, fort regrettable à nos yeux. Mais après son discours d'hier, il est manifeste que nous sommes en pleine contradiction quant aux principes à appliquer en matière d'enseignement et que, si nous croyons ne pas pouvoir nous rallier à l'amendement, c'est que nous sommes amenés à prendre cette position par des motifs absolument différents des siens.
L'honorable membre repousse l'amendement, comme je l'ai dit déjà, non à cause de l'accroissement de dépense qui en résulterait pour le trésor public, mais à raison du principe que l'adoption de cet amendement impliquerait. Nous, au contraire, nous admettons parfaitement le principe renfermé dans l’amendement, mais nous devons le repousser comme étant au moins inutile dans l'état actuel des choses.
(page 384) Je dis qu’il est inutile ; en effet, c’est assurément de toutes les situations la plus étrange et la plus bizarre qui se puisse imaginer, que celle d’un amendement se produisant sans raison, sans justification, sans que son auteur même puisse indiquer l’application possible des fonds qu’il prétend, bon gré mal ré, imposer au gouvernement.
L’année dernière, dans une circonstance analogue, l'honorable M Guillery nous a mis dans la nécessité de repousser, par les mêmes raisons qu'aujourd'hui, un pareil amendement, qui n'était pas plus justifié que celui que nous sommes obligés de combattre actuellement. Nous disions alors que la situation de l’enseignement primaire serait examinée prochainement d'une manière approfondie, et que nous prenions l'engagement formel de venir demander aux Chambres les crédits qui seraient nécessaires pour faire face à tous les besoins que cet examen aurait fait constater.
La Chambre a admis nos raisons. Avons-nous rempli nos engagements ? la parole donnée a-t-elle été tenue ? Des faits récents répondent à ces questions. L'examen annoncé a été fait ; il l'a été de la façon la plus bienveillante. Il a révélé certaines nécessités auxquelles il a été pourvu incontinent au moyen d'un crédit extraordinaire. Au budget de cette année, de nouvelles allocations ont été proposées dans la mesure de ce qui était nécessaire. Mon collègue, M. le ministre de l'intérieur, a énuméré devant la Chambre les nouvelles dispositions qu'il a prises en faveur de l'enseignement primaire ; il a démontré, à la grande satisfaction de tous les membres de cette assemblée, dans quelle mesure on a amélioré la position des instituteurs primaires ; et j'ose dire, messieurs, que ce sera un honneur pour la Belgique d'avoir assuré, comme on l'a fait, le sort de ces utiles propagateurs de l'instruction populaire.
Nous n'avons pas prétendu (je répète ici ce que déjà hier vous disait mon honorable ami) que les instituteurs auraient par cela même une position brillante, magnifique. Mais du moins, messieurs, ils sont placés désormais dans un état convenable ; un avenir modeste leur est garanti, et c'est la seule position que nous puissions leur faire dans la situation où nous nous trouvons.
Je me crois donc fondé à dire que l'amendement ne se justifie sous aucun rapport. A-t-il pour objet de constater les sympathies de son honorable auteur pour l'enseignement primaire ? Mais, même avec cette signification, il serait parfaitement inutile ; personne n'en doute. On ne doute pas plus de ses sympathies, qu'il ne peut douter des nôtres pour ce grand intérêt national.
D'où il suit que la question ramenée à ces termes, et quelque bienveillantes d'ailleurs que soient les déclarations que l'on fait, il nous est impossible de trouver dans cette proposition autre chose que la proclamation d'un blâme, qu'une déclaration tendante à affirmer que nous n'avons pas fait ce que nous devions faire en cette matière. Or, c'est ce que, à raison même de notre dévouement à la cause de l'enseignement primaire, il nous serait impossible d'accepter.
Tels sont les motifs qui nous font repousser l'amendement.
Mais quant au principe de l'extension qu'il faut donner à l'intervention de l'Etat, et nous entendons ici par ce mot les pouvoirs publics à tous les degrés, quant à l'appréciation de la juste mesure qui doit limiter l'exercice de cette intervention, nous admettons pleinement le principe renfermé dans l'amendement, et nous sommes, sous ce rapport, en contradiction formelle avec l'honorable orateur que vous avez entendu hier.
Cependant, si j'approuve le principe qu’il condamne, ce n'est pas que le droit d'enseigner soit à mes yeux, dans les mains de l'Etat, une sorte de droit régalien, un attribut essentiel, sans lequel l'Etat ne se pourrait concevoir. Non, messieurs. Mais, en ouvrant des écoles, en faisant répandre l'instruction, l'Etat remplit un devoir ; il obéit à une nécessité sociale. Nulle part, dans aucun pays civilisé, il n'y aura d'instruction générale sans l'intervention de la communauté. Que ce soit la commune ou le district, le comté ou le canton, le département ou 1a province, l'une ou l'autre des fractions de l'unité qui constitue l'Etat, toujours et partout cette intervention sera indispensable pour qu'il y ait véritablement une instruction populaire répandue dans un pays.
L'honorable M. Dechamps doit, pour justifier sa thèse, créer une société idéale, dans laquelle les individus isolés ou associés sont en mesure d'accepter la charge et la responsabilité d'instruire les jeunes générations.
Or je dis qu'une société n'existe pas. Elle n'existe nulle part. Elle n'a pas existé dans le passé ; elle n'existe pas dans le présent ; il est invraisemblable qu'elle existe jamais dans l'avenir.
Notez bien, messieurs, qu'en proclamant cette impuissante de l'individualisme en matière d'enseignement, je n'entends parler que des individus isolés ou associés et livrés à leurs propres forces, c'est-à-dire ne recevant de la communauté ni subside, ni secours d'aucun genre, ni salaire, ni prélèvement quelconque sur le trésor public, rien enfin, pour le dire en un mot, de ce qui constitue l'intervention de l'Etat. (Interruption.) Oh ! je sais bien que l'on peut admettre l'existence de corporations investies de dons et legs, et qui offriront volontiers de prendre pour elles, moyennant de larges subsides de la communauté, la charge de l'cnseignement !
Mais les corporations dotées, subventionnées par le trésor public, jouissant de legs et de fondatîons.ne sont évidemment que des délégués de la puissance publique. Ce sont des corps privilégiés, exerçant leur action à l'aide d’une portion des forces générales de la communauté absorbée à leur profit, et il n'est pas d'objections que l'on pourrait faire contre l'Etat, au point de vue de la liberté, qui ne puisse, avec la même force, être dirigée contre eux ; et c'est précisément parce que des objections se pouvaient faire contre les corporations, et qu'elles se sont effectivement produites dans les temps anciens, que la société, à la fin du siècle dernier, a fait un effort prodigieux pour secouer le despotisme que leur existence faisait peser sur la société.
Encore une fois, c'est là de l'intervention de l'Etat ; c'est en un autre mode ; c'est une action qui s'exerce indirectement si vous voulez ; mais c'est évidemment une intervention de l'Etat en concurrence avec les individus, tout aussi bien que le serait l'action directe de l'Etat, avec cette différence que, dans la société moderne, avec notre organisation politique, l'Etat a véritablement une responsabilité à sauvegarder ; il doit répondre de ses actcs devant le pays, devant les assemblées régulières, devant la législature ; tandis que les corporations auxquelles je viens de faire allusion, n'ont aucune responsabilité réelle vis-à-vis de la nation. Elles résistent au temps ; devenues insuffisantes, impuissantes ou indignes, elles bravent les pouvoirs publics ; et c'est une lutte qui n'est pas toujours sans péril, s'il faut enfin leur imposer de nouvelles lois.
Mais, à part cette considération, les individus isolés ou associés, les corporations elles-mêmes seraient impuissantes à se charger de l'enseignement de la masse du peuple. Et la raison en est simple, messieurs ; c'est que, à des rares exceptions près, et seulement pour les classes riches et dans les grands centres de populations, l'enseignement n'est pas un sujet de spéculation, n'est pas un moyen de lucre ; ce n'est pas un objet d'industrie et de commerce ; l'enseignement est à ce point onéreux, que toutes les forces réunies, des communes, des provinces, de l'Etat, des particuliers et du clergé sont bien loin de suffire à la tâche qui nous est imposée à tous. On dépense des millions chaque année, et il reste des écoles à bâtir pour des millions, et il y a des multitudes d'individus qui ne peuvent pas encore trouver où s'instruire !
C'est donc, messieurs, une sorte de dérision de venir nous parler de ce que ferait la liberté, abstraction complaisante, espèce d'euphémisme, sous lequel l'honorable M. Dechamps essaye de cacher les corporations religieuses.
L'honorable membre ne devrait pas oublier ce que, dans cet ordre d'idées et par des intentions que je n'attaque pas le moins du monde, que je comprends même jusqu'à certain point, l'honorable membre ne devrait pas oublier, dis-je, ce que son parti a tenté à cet égard pendant douze ans.
Pendant douze ans on s'est obstinément refusé dans ce pays à organiser l'enseignement primaire ; on a repoussé toute loi qui imposerait aux communes l'obligation de se charger de cet enseignement. On se complaisait dans le vain espoir que les efforts des particuliers, les efforts du clergé, suffiraient pour répandre partout l'instruction, pour s'emparer partout des écoles.
Eh bien, vous n'avez pas réussi. Vous avez certes fait quelque chose ; mais l'état de l'instruction était tellement incomplet, insuffisant, déployable, que, sous la pression de l'opinion publique, il a fallu, après douze années d'existence politique, faire voter enfin une loi organique de l'enseignement primaire.
Ou peut donc dire que l'expérience qui a été tentée ailleurs et dans d'autres temps, l'a été de nouveau en Belgique et qu'elle vous a condamnés.
M. de Theux. - Je demande la parole.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - L'intervention de l'Etat, reconnue nécessaire, a été proclamée ; l'œuvre est commencée ; elle n'est que commencée, bien qu'on y ait travaillé avec ardeur depuis un grand nombre d'années ; mais il n'y a plus à y revenir, l'œuvre s'accomplira.
C'est assez dire que je ne suis pas de ceux qui pensent qu'on ait assez fait, ni qu'il faille s'arrêter ; loin de là.
On a voulu critiquer ce qui se fait chez nous, en comparant les budgets des divers Etats au nôtre ; on a rappelé avec complaisance, dans (page 385) l'intention de vous signaler des entraînements condamnables, de combien se sont accrus les subsides de l’enseignement depuis 1857 jusqu’à ce jour.
L'accroissement est très grand, il est vrai, et, pour notre part, nous tenons à honneur de l’avoir fait consacrer. Mais, messieurs, la Belgique a-t-elle pourtant mérité la glorieuse accusation qui a été portée hier contre elle ? Est-il vrai que la Belgique marche à la tête des nations européennes, sous le rapport des sacrifices qu'elle s'impose en faveur de l'enseignement populaire ? Je voudrais sans doute qu'elle pût mériter cet insigne honneur ; mais, je regrette de devoir le dire, elle n'en est pas encore arrivée là.
L'honorable membre s'est livré, pour appuyer son allégation, à un petit artifice de chiffres, QUi accroît un peu trop notre mérite.
Lorsque, dans un pays, différents budgets concourent à satisfaire aux besoins d'un service, il n'est pas juste de prendre isolément le chiffre d'un de ces budgets pour le comparer à tel autre budget d'une autre nation, faisant ainsi abstraction des différences d'organisation politique et administrative que présentent les deux pays mis en présence, et cela pour en induire que l'un a la prédominance sur l'autre.
L'honorable M. Dechamps vous dit : « La France, qui compte de 37 à 38 millions d'âme, ne porte à son budget que 5 millions de francs pour l’enseignement primaire, tandis que la Belgique, qui ne compte que 4,600,000 âmes, porte à son budget 2,700,000 francs pour le même objet. En Prusse où il y a 17 à 18 millions d'habitants, le budget de l'Etat ne comprend qu’une allocation d'un million et demi en faveur de l'enseignement primaire », et ainsi de suite.
Mais quels sacrifices s'imposent les autres fractions de l'Etat ? Voilà ce qu'il faut examiner.
Je comprends très bien ce que pourra répondre l'honorable membre à la réfutation que je vais faire et que je fais déjà de son argumentation ; C'est au point de vue de la centralisation que je me suis placé, dira-t-il. Mais l'honorable membre doit savoir que la centralisation peut exister, quel que soit le mode d'après lequel la charge est établie.
Ainsi, ce n’est pas en Prusse, j'imagine, que la centralisation n'existe pas, et surtout en matière d'enseignement primaire ; elle y existe au plus haut degré.
.M. Dechamps. - C'est une erreur.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ah ! vous croyez que c'est une erreur ? Ce n'est donc pas l'autorité publique seule qui dirige les écoles primaires et moyennes en Prusse ? Mais la Prusse est le pays par excellence de la réglementation et de la centralisation. Ce n'est pas parce que ne voyez figurer au budget d'un Etat qu'une somme relativement faible, que vous pouvez conclure que cet Etat n'intervient que très peu dans l'organisation et la direction du service auquel l'allocation est affectée ; le pouvoir peut être retenu, et la charge, la dépense peut être imposée à d'autres fractions de l'Etat.
Ce qui existe en France prouve la vérité de cette observation ; vous dénoncez surtout le gouvernement de ce pays comme étant essentiellement centralisateur, et vous ne prétendrez certes pas que la centralisation n'y existe pas en matière d'instruction primaire. Eh bien, en France, il n'y a, au budget général, qu'une somme de cinq millions, comme vous le dites, pour l'enseignement. Mais combien les budgets départementaux, pour ne citer qu'un chiffre, fournissent-ils au budget de l'instruction primaire ? Vingt-sept millions de francs !
M. de Haerne. - Et les communes donnent encore plus.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Sans doute.
M. de Haerne. - C'est ce que nous demandons.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais non, ce n'est pas ce que vous demandez. Soyons francs : ce que vous demandez, c'est que les corporations religieuses vouées à l'enseignement puissent être subventionnées par le trésor public, soit général, soit provincial, soit communal.
M. de Haerne. - J'ai soutenu la thèse diamétralement opposée dès 1852.
MFOF. - Soit ! nous sommes donc d'accord et j'en prends acte : vous ne voulez donc pas de ce système ?
M. de Haerne. - Tel que vous l'exposez, non.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Eh bien, vous l'exposerez pour nous le faire mieux connaître ; mais je dois dire que nous avons tous partagé la même erreur de ce côté de la Chambre. Jusqu'à présent, nous vous tous pensé que c'était là le but que vous poursuiviez.
M. de Haerne. - C’est une erreur.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il n'y a donc pas à s’arrêter à de pareilles matières, de présenter la situation respective des divers pays mis en présence.
Mais enfin, pour le moment, le beau idéal c'est l'Angleterre, L'honorable membre, qui a eu tant de fois l'occasion de dénoncer la perfide Albion, vient aujourd'hui nous vanter l'Angleterre, et nous convie à l'imiter en matière d’enseignement. La liberté, les écoles subsidiées, les associations, les fondations, toute est là, et une telle situation est vraiment admirable !
J'ai quelque raison de penser que l'honorable membre n'a pas été heureux dans le choix qu'il a fait de son exemple.
D'abord, il faut distinguer quand on parle de l'Angleterre. A la vérité, il n'y a pas dans ce pays de législation générale applicable à toutes les parties du royaume indistinctement ; c'est par exception qu'une telle législation existe dans la Grande-Bretagne. En Irlande, l'instruction publique est organisée par la loi ; il y a là tout un système d'enseignement avec intervention de l'Etat. En Ecosse, l’enseignement public est également organisé par l'Etat, et cette organisation par l'Etat y remonte à des temps fort anciens : la première loi sur l'enseignement primaire en Ecosse émane même du parlement de ce pays, avant sa réunion à la couronne d'Angleterre. Aussi, s'accorde-t-on à déclarer que c'est grâce à cette organisation de l'enseignement public par la loi, existant depuis si longtemps et soutenue avec tant de persévérance, qu'on est arrivé, en Ecosse, a un degré d'instruction beaucoup plus satisfaisant que dans les autres parties de la Grande-Bretagne. Mais quant à l'Angleterre elle-même et au pays de Galles, il est vrai qu'il n'y existe pas d'instruction publique organisée par l'Etat.
C'est donc dans cette seule partie du Royaume-Uni que s'est développé surtout le système préconisé par l'honorable M. Dechamps.
Mais ce qui m'étonne au plus haut point, je l'avoue, de la part de l'honorable membre qui s'est constitué ici le défenseur de l'instruction du peuple, c'est qu'il n'y ait qu'une seule chose dont il ne s'occupe pas, lorsqu'il vous parle de cette merveilleuse liberté qui existe au point de vue des écoles et des fondations dans l'Angleterre et dans le pays de Galles ; ce dont il ne s'est pas préoccupé le moins du monde, c'est de savoir, et surtout de nous dire, quels sont les résultats que l'on y a obtenus.
Cependant, c'est là précisément ce que nous avons intérêt à connaître.
Ah ! si l'honorable membre venait nous dire : « Voici un système qui repose exclusivement sur la liberté, et qui produit les résultats les plus efficaces, » il serait sans doute autorisé à en recommander l'adoption à cette Chambre.
Mais s'il se borne à nous parler de ce qu'il nomme la liberté (nous verrons tout à l'heure ce que c'est), et s'il omet d'ajouter qu'en réalité la situation de l'instruction populaire est déplorable dans ce pays, sous le régime de cette liberté, ou, pour mieux dire, de cet abandon, il ne fait que préconiser un système dont l’énonciation peut être plus ou moins séduisante au point de vue théorique, mais qui doit évidemment être condamné si on le considère au point de vue de la pratique et des résultats.
Or, messieurs, depuis longtemps, depuis trente ans surtout, on a constaté la situation déplorable du peuple anglais sous le rapport de l'instruction. Les hommes les plus considérables, depuis vingt ans, ont réclamé un système général d'instruction publique. Mais les rivalités religieuses, las jalousies de secte, l'esprit de prosélytisme et, par-dessus tout, l'influence de l'Eglise établie en Angleterre et dans le pays de Galles, ont été un obstacle insurmontable à une bonne organisation de l'instruction primaire, malgré les puissants efforts qui ont été faits, comme on sait les faire dans ce pays, par la voie des associations et des individus. Le développement des écoles par les particuliers, par des associations opérant en dehors du culte établi, a également surexcité le zèle de l'Eglise anglicane qui, à son tour, s'est mise à fonder une grande société orthodoxe pour favoriser le développement de l'enseignement, et surtout de l'enseignement religieux. Eh bien, malgré ces efforts, que nous serions impuissants à tenter dans notre pays, les résultats ont-ils été satisfaisants ? Lord John Bussell disait, il y a quelques années, que « l'instruction était lamentablement insuffisante. »
M. de Liedekerke. - En quelle année ?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il disait cela en 1845, si mes souvenirs ne me trompent pas.
M. de Haerne. - C'était parfaitement vrai.
M. de Liedekerke. - Mais aujourd'hui ?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais nous allons marcher ! Nous arriverons à notre époque, et je vous dirai bientôt l'état de l'instruction, à l'heure présente, en Angleterre.
Sir Robert Peel proclamait que des investigations faites avec soin démontraient que la dégradation du peuple provenait de ce que (page 386) l'instruction avait été négligée. Des enquêtes furent faites, et voici comment Macaulay les appréciait :
« Les documents déférés au parlement, disait-il, devraient nous rendre modestes quand nous parlons de ce qui a été fait pour les classes pauvres, et l'Angleterre honteuse que les fils du sol anglais, si longtemps négligés, présentent au voyageur instruit qui arrive des pays étrangers un si triste spectacle d'éducation incomplète, d'intelligence perdue et de dégradation religieuse. »
Enfin, messieurs, en attendant mieux, en espérant mieux, en présence d'une situation aussi affligeante, l'intervention de l'Etat eut lieu en Angleterre, comme elle le pouvait à cette époque, vu l'état des esprits, des préjugés, des préventions ; elle eut lieu par voie de subsides. Les efforts individuels, le zèle des sociétés privées, l'ardeur des sectes, la puissance colossale de l'Eglise établie, tout cet ensemble prodigieux agissant en pleine liberté sur le sol anglais, était donc convaincu d'impuissance pour assurer l'instruction du peuple.
La condition essentielle de l'obtention d'un subside était, au début, que l'école se soumît à l'inspection des agents du gouvernement ; je dis « des agents du gouvernement » par analogie ; en réalité, ce sont des agents du conseil privé.
Qu'est-ce que cette inspection a constaté ? La plus déplorable ignorance parmi les enfants qui fréquentaient les écoles ; non pas, notez-le bien, l'absence des écoles, mais l'ignorance déplorable des enfants qui les fréquentaient.
L'un des inspecteurs, le révérend Henry Museley, en rendait compte dans ces termes : « Je n'aurais pas cru, si je ne l'avais vu moi-même, que des enfants parvenus aux classes même avancées des écoles de la société nationale (les écoles de l'Eglise anglicane) ne savaient pas le nom du pays qu'ils habitent. J'en trouvais qui ignoraient le nom de la reine. Quand je leur demandais quel était le nom de la plus grande ville d'Angleterre, ils indiquaient le nom de la ville ou du bourg le plus voisin ; ils ne savaient pas le nom de la contrée où ils demeuraient, d'autres disaient que l'Angleterre était en Afrique, que l'Ecosse était séparée de l'Angleterre par la mer ; que là, la population est noire et le langage inintelligible. »
Ce sont les rapports officiels qui constatent cette situation.
On s'étonnera moins d'un pareil état de choses, si l'on veut bien réfléchir que les fondateurs d'écoles dans ce pays sont bien moins occupés de l'instruction séculière que de l'instruction religieuse ; l'école n'est pas fondée pour l'instruction proprement dite ; ce n'est là qu'une affaire accessoire, secondaire ; elle est telle que sont toutes les écoles fondées par esprit de prosélytisme ; le caractère de l'enseignement y est religieux ; on est beaucoup plus désireux, en fondant de pareilles institutions, de répandre sa croyance, de faire partager la foi que l'on professe, que de donner les connaissances nécessaires pour que l'enfant devenu homme puisse améliorer sa condition matérielle et se procurer quelque jouissance intellectuelle.
On fit cependant de grands efforts, des efforts gigantesques pour sortir de cette déplorable situation. Chaque année les chambres accordèrent une subvention qui, grandissant d'année en année, finit par s'élever jusqu'à un million sterling, 25 millions de francs.
Mais après de longues années de tentatives sans cesse renouvelées, le but est-il atteint ? En 1858 (nous voici à une époque très récente que l'on se montrait tout à l’heure impatient de connaître, espérant bien que l'on y trouverait la condamnation de nos idées), en 1858, une commission fut instituée par lord Derby pour faire une enquête sur la situation de l'instruction publique. Le rapport de cette commission a été imprimé en juin 1861 ; le comité a constaté de nouveau une situation des plus tristes sous le rapport de l'enseignement en Angleterre et dans le pays de Galles. Le comité déclare en termes exprès : Que l'enseignement des enfants est insuffisant ; et qu'on dépense énormément et sans jugement.
Ce n'est pas le moment d'entrer dans des développements sur ce qu'on appelle le code de l'enseignement en Angleterre, ni d'exposer le système de répartition des subsides, ou d'examiner, les conditions sous lesquelles cette répartition a lieu et ce qu'y coûte l'enseignement ; cela serait inopportun ; je me borne à faire connaître les résultats qui ont été obtenus par le système pratiqué depuis plusieurs années avec le plus grand zèle.
En apparence, tout est magnifique. On trouve que, sur 2,055,000 enfants en état de recevoir l'instruction, il n'y en a que 120,000 entièrement abandonnés. Mais, au temoignage de la commission d'enquête, quelle instruction reçoivent-ils ? On leur laisse ignorer même les premiers principes de l'instruction élémentaire ; la lecture est complètement négligée ; en réalité, il y a tout au plus 250,000 enfants qui apprennent quelque chose,
Et voilà, messieurs, le régime qu'on vient nous proposer comme modèle ! Ce régime, c'est toujours la commission d'enquête qui le proclame, donne lieu en outre à des dépenses excessif, à un véritable gaspillage.
Il n'y a donc point lieu, selon moi, de présenter, sous aucun rapport, comme modèle à suivre, l'état de choses que des résistances aveugles, des préjugés invétérés ont obligé l'Angleterre à subir jusqu'à présent l’obligation à laquelle elle échappera, car le système de l'enseignement devra inévitablement, sous l'action des clauses élevées, subir une transformation complète dans un temps donné.
J'ai dit qu'il serait inopportun d'exposer le système suivi pour la répartition des subsides. J'en veux pourtant signaler un élément. Il consistait à donner certaines sommes par élève tenu à l'école ; grâce à ce moyen, on pouvait espérer de compter beaucoup d'enfants dans les écoles ; mais on s'aperçut bientôt qu'il n'y apprenaient rien. L'une des réformes admises tout récemment consiste à ne plus payer qu'à raison du degré de l'instruction de l'élève, qui a été pendant un temps déterminé à l'école. De là, des critiques très vives contre la réforme présentée ; si pareil système était proposé chez nous, il soulèverait aussi, je n’en doute pas, une résistance énergiquement opiniâtre. Il faudrait paye et non examiner.
C'est bien aussi ce que l'on entendait obtenir en Angleterre, et dans la séance de la chambre des lords du 13 février 1862 lord Granville racontait à ce sujet une anecdote assez piquante.
« J'ai reçu, dit-il, une nombreuse députation de maîtres d'école qui m'ont exposé leurs intérêts avec beaucoup d'habileté et de modération. L'un d'eux aborda la question générale et dit qu'il connaissait une école où l'on serait incapable d'obtenir un seul penny de subside sous ce nouveau code. Je lui demandai quelle espèce d'instruction pouvait être donnée dans une école où ne se trouvait pas un enfant sachant lire, écrire ou calculer.
« Un maître diplômé fort intelligent se leva, et dit qu'il allait en donner l'explication. Il était instituteur dans une école welche, et comme il ne savait pas le welche ni les enfants l'anglais, la tâche qu'il avait de leur donner l'instruction était extrêmement difficile. (Rire général.) Je fis naturellement la réflexion que, soit que l'école se trouvât dans le pays de Galles ou dans le Northumberland, une personne comprenait la langue du district aussi bien que l'anglais, serait le plus propre à y instruire les élèves. »
"Eh bien, messieurs, nous rencontrerions assurément, si le système de l'honorable M. Dechamps était appliqué en Belgique, des résultats analogues, car en notre bon pays rien n'est plus répandu que cette naïve croyance qu'il suffit d'avoir revêtu un certain habit pour que l'on possède les connaissances nécessaires pour enseigner. On est réputé instituteur par cela seul que l'on appartient à telle ou telle association religieuse. Que l'on sache, que l'on ne sache pas, que l'on ait appris ou que l'on n'ait pas appris les choses les plus élémentaires, que l'on connaisse ou que l'on ne connaisse pas les méthodes d'enseignement, c'est un point secondaire ; on est instituteur parce que l'on fait partie de la congrégation !
Mais, nous dit l'honorable M. Dechamps, on a de plus en Angleterre les fondations !
Je ne veux pas contester à l'honorable membre le plaisir innocent qu’il continue à se donner, en préconisant les fondations d'intérêt privé, qui, prétend-il, existent en Angleterre. Il serait superflu de revenir sur une discussion parfaitement épuisée, pour établir de nouveau que des fondations quelconques de pays quelconques, ici comme aux antipodes, ne sont pas une affaire privée, mais des établissements d'utilité publique. En Angleterre, comme chez nous, comme partout, les fondations sont soumises à l'action de l'autorité. Le système peut être plus ou moins relâché ; il peut y avoir plus ou moins d'intervention d'une autorité quelconque dans un pays ou dans l'autre ; mais, dans aucun pays, on ne méconnaît ce principe essentiel, que les fondations doivent être soumises à l'action, à la surveillance, au contrôle de l'autorité.
Il est vrai qu'en Angleterre ce principe a été, à une autre époque, plus relâché qu'en Belgique. Mais de grands efforts ont été faits depuis, et dans ce pays, qui, cependant, n'aime pas trop la centralisation, il y a, sous ce rapport, une centralisation plus grande que dans aucun autre. L'administration des fondations charitables se trouve tout entière centralisée à Londres. La. commission qui est instituée pour cet objet a les pouvoirs les plus étendus sur les fondations de toute espèce, au point qu'elle peut même révoquer les administrateurs et les remplacer par d'autres.
.M. Dechamps. - Il y a cependant des fondations.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il y en a, oui ! et vous pouvez en avoir aux mêmes conditions. Mais ce ne sont les fondations que vous avez imaginées, de prétendues fondations privées ; ce sont des institutions d'utilité publique.
(page 387) Oh ! je sais bien ce qu'il vous faut. Ce sont des fondations administrées exclusivement par vous, par les congrégations, par le clergé.
Vous dites : Nous voulons bien le contrôle ; nous ne le refusons jamais.
Eh bien, nous allons avoir l'occasion de vous voir à l'œuvre.
Une loi vous est soumise ; une autre vous sera présentée bientôt. L'une concerne les fondations faites en faveur de l'enseignement, l'autre a pour objet les fondations concernant le temporel des cultes.
Or, il n'est pas douteux que tous vos efforts porteront précisément, et surtout en ce qui concerne le temporel des cultes, sur ce point essentiel, selon vos doctrines : pas de contrôle ; pas d'examen ; pas d'intervention de l'autorité ! Tous vos efforts seront dirigés contre ce que vous considérez comme abusif, comme une immixtion de l'Etat dans les affaires du temporel des cultes, objet qu'il n'a pas le droit d'examiner.
Quoi qu'il en soit, le régime des fondations en Angleterre est-il si merveilleux que nous ayons à l'importer chez nous ?
Mais la commission instituée par lord Derby, dont j'ai cité tout à l'heure les constatations en matière d'enseignement, s'est occupée également des fondations en matière d'enseignement.
Pour que je n'aie pas à donner uniquement mes appréciations personnelles et ma seule parole à l'appui d'une assertion, je me contente d'ouvrir le compte rendu de la chambre des lords d'il y a quatre jours, du 9 février 1863, pour vous faire connaître la véritable situation des choses sous ce rapport.
Voici ce que j'y trouve :
« Lord Wroitesley interpelle le gouvernement pour savoir s'il a été donné suite aux propositions présentées par les commissaires pour l'éducation, par rapport aux mesures de réforme à introduire dans l'emploi et la destination des fondations de charité. L'honorable lord ayant fait, pendant plusieurs années, partie d'une commission d'enquête pour les établissements de charité, et ayant été membre de différents comités dans lesquels on s'est occupé à différentes reprises de projets pour l'institution d'une commission permanente de charité, a lu avec le plus vif intérêt la partie du rapport des commissaires pour l'éducation qui traite de la condition présente de ces fondations, et où il est suggéré des mesures de réforme. Les lacunes et les abus qui y sont signalés ne sont pas nouveaux pour lui. Dès 1835, il s'est occupé des remèdes à apporter à cet état de choses, et, de concert avec plusieurs des lords présents, il a exprimé l'espoir que le bill de 1853 améliorerait, sinon en tout, du moins en partie, la situation déplorable dans laquelle se trouve l'institution des fondations.
« On se rappellera, cependant, que, pendant l'examen de ce bill par les comités de cette Chambre, les pouvoirs dont on avait proposé d'investir les commissaires, ont été considérablement diminués, ce qui, probablement s'explique par le peu de confiance que l'on avait dans une administration nouvelle qui n'avait pas encore fait ses preuves.
« Sous le système actuel, de grandes sommes ont été gaspillées, et pis que cela, ont été employées d'une façon nuisible. Une portion de cet argent a été destinée à payer les traitements des professeurs de grammaire qui n'avaient que fort peu d'élèves et qui désiraient ne pas en avoir du tout. Une autre portion a été dissipée pour encourager l'abandon des enfants par leurs parents. Les abus de ce système sont si nombreux et les avantages qui suivraient immédiatement une réforme si manifestes, que l'on est porté a désirer que le parlement prenne une mesure pour mettre fin aux absurdités dont les fondateurs ont fait accompagner leurs legs, croyant qu'ils pouvaient prévoir en tout et pour tous les temps, les besoins de la communauté.
« Il est différentes classes de fondations sur lesquelles il n'est pas inopportun d'appeler l'attention de la législature.
« La première est cette classe importante qui absorbe une bonne portion du revenu ; mais cet argent, au lieu d'être réservé aux dépenses, telles que celles qui résulteraient de l'établissement de nouveaux hôpitaux ou de nouvelles école, se trouve employé d'une façon beaucoup moins profitable et ne donne en rien les bénéfices que l'on pourrait en recueillir.
« La seconde classe appartient à une nature de charité qui pouvait être bonne et utile du temps de la fondation, mais qui, par les changements sut venus dans les circonstances locales, ou dans l'état de la société en général, se trouve être de c elles qu'il est impossible de mettre en pratique, ou qui, dans tous les cas, est en divergence avec les vues éclairées de l'époque actuelle.
« Il y a encore une autre classe pour laquelle le principe de la fondation est bon, mais dont l'administration est défectueuse.
« Voici un des abus signalés :
« Un don de 1,600 liv. a été employé à l'éducation de 52 enfants, ce qui faisait en proposition une somme de 32 liv. allouée à chacun d'eux.
« Il est triste de lire les abus qui règnent dans les distributions d'argent : de grosses sommes ont été partagées entre tant de personnes, que la charité devenait insignifiante et ridicule. Une somme de 200 liv. fut un jour, à Londres, distribuée de telle sorte que chaque part se trouvait réduite à 1 shilling ou 1 shilling 6 pence.
Les bénéfices de cette distribution ont été que, dans les gin-palaces des environs, le nombre des garçons a dû être augmenté pour faciliter le service extraordinaire occasionné ce jour-là par les aumônes reçues. Ne vaudrait-il pas mieux transférer à une direction compétente, commissaires de charité ou comité du conseil privé, l'administration générale des affaires de charité ?
« Lord Wrottcsléy approuve l'idée présentée par les commissaires de l'éducation, d'incorporer les commissaires de charité dans le conseil privé. Mais la manière de faire adopter les projets telle quelle a été proposée, ne peut être satisfaisante et efficace, car si le conseil privé doit en référer au parlement, il sera, dans presque tous les cas, combattu et défait par les oppositions locales et les préjugés. Le seul bon moyen est d'adopter en entier le bill présenté en 1853 à la chambre des lords, et tel qu'il était avant qu'il fût altéré par les comités de la chambre.
« Par ce bill, tout projet après avoir été définitivement réglé et avoir reçu l'approbation de tous ceux que la chose concerne, devait être déposé sur les tables des deux chambres, et si aucune opposition n'y survenait après trois mois de dépôt, il prenait ipso facto force de loi. Si le parlement se refuse à confier à une administration telle que le conseil privé le pouvoir de préparer et de présenter les projets, le mal qui vient d'être signalé, ne fera qu'augmenter.
« Lord Grandville reconnaît fondées les observations présentées à la chambre par les commissaires d'éducation et appuyées par lord Wrottesley, dont l'expérience pratique est incontestable. Les fondations pourraient, en effet, être employées d'une manière plus profitable pour le développement de l'éducation populaire, et, dans beaucoup de cas, la destination qui leur est donnée est inutile et même nuisible. Le système existant est défectueux, car lorsque les commissaires de charité veulent s'occuper d'une amélioration quelconque, ils se trouvent empêchés dans l'exécution de leurs projets, parce qu’ils sont obligés de les soumettre à la cour de chancellerie, où, dans neuf cas sur dix, les fonds sont dissipés avant qu'on y ait pu examiner les projets présentés, Cependant, à la fin de la dernière session, il a été passé un acte destiné à augmenter les pouvoirs des commissaires et à leur transférer les pouvoirs qui avaient été précédemment attribués à la cour de chancellerie. Le temps a manqué pour mettre la mesure en vigueur. La proposition tendante à confier aux commissaires de l'éducation du conseil privé les fonctions remplies actuellement par les commissaires de charité, d'abandonner aux premiers le droit de préparer les projets, et ensuite de les soumettre au parlement, peut rencontrer quelque opposition, à cause des difficultés administratives qui pourraient s'élever contre exécution du plan proposé, dont il est douteux que le parlement accueille le principe.
« Les commissaires de charité ont, dans la présence du vice-président du conseil, un avantage réel, car ils sont ainsi directement reliés au parlement, et la législature ne voudrait pas approuver le transfert des fonctions d'une direction quasi judiciaire (judicial Board) à son département exécutif et administratif de l’éducation, tel que le conseil privé.
« Les autres propositions concernant les fondations ont droit à la considération du gouvernement et seront examinées avec attention. »
Vous voyez donc, messieurs, que, sous ce rapport également, il n'y a pas encore à se louer du régime qui existe en Angleterre, et que l'honorable membre a très mal réussi en recommandant une pareille situation à notre attention.
Je pense qu'après ces explications, la Chambre reconnaîtra que nous devons persister dans le système que nous avons adopté, bien plutôt que dans une imitation plus ou moins imparfaite du système anglais.
Il y avait, messieurs, beaucoup mieux à citer que l'Angleterre en fait d'instruction populaire. Il fallait citer les Etats-Unis.
Les Etats-Unis ne constituent pas, j'imagine, un pays de centralisation ; c'est le pays où l'individualisme a le plus de puissance. Or, messieurs, dans tous les Etats de l’Union, partout sans exception, l'instruction primaire est organisée par la loi. L'instruction primaire est une obligation pour la commune qui reçoit l'aide et l'appui de l'Etat. Exactement un mode d'intervention analogue à celui que nous pratiquons ici.
M. de Liedekerke. - Et la liberté entière à côté.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Sans doute.
M. de Liedekerke. - La liberté de fonder.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je vous (page 388) demande bien pardon ; la liberté de fonder, je l’ai dit plusieurs fois et je ne cesserai de le répéter, n’existe nulle part sur aucun point du globe ; c’est une invention qui vous appartient exclusivement.
Votre parti a rêvé cela. (Interruption.)
Le droit de fonder existe aux Etats-Unis comme il existe en Angleterre, comme il existe ici, subordonné à certaines conditions. (Interruption.) Incontestablement ! Il n'y a pas là, plus qu'ici, de société incorporée, sans qu'il y ait un acte du parlement, un acte de l'autorité, un acte du pouvoir législatif. Il ne faut donc pas supposer qu'il existe dans ce pays autre chose que ce qui se pratique chez nous à cet égard. Au fond, les principes sont identiquement les mêmes. Les fondations y sont, comme partout, des institutions publiques. Ce caractère est de l'essence des fondations.
Messieurs, les objections que l'on fait ici à propos de l’intervention de l'Etat dans l'enseignement, croyez-vous qu'elles n'aient pas été produites aux Etats-Unis ? Croyez-vous qu'elles n'aient pas été faites à tous les points de vue où l'on se place : et au point de vue de la liberté, et au point de vue du droit des individus, et au point de vue de cette anomalie que vous reprochez à la Belgique, qui existe également aux Etats-Unis, et qui consiste à contraindre les gens à payer la taxe de l'instruction pour des écoles qu'ils n'approuvent pas, tandis qu’il leur conviendrait d'en avoir d'autres ?
Tout cela a été dit, a été répété, a été discuté et a été condamné. Pourquoi ?
Par cette raison bien simple, que je donnais déjà au commencement de mon discours : c'est que le bon sens et l'expérience prouvent que si l'on peut bien trouver des écoles établies par esprit de secte, par esprit de prosélytisme, on n'en trouve pas pour donner à la masse du peuple l'instruction proprement dite. Il est impossible d'espérer que jamais de telles écoles soient établies, jusque dans les plus petites localités, dans un esprit de spéculation. L'enseignement du peuple ne peut jamais être lucratif ; c'est une charge ; cela est nécessairement onéreux partout. Il n'y a que la communauté, les efforts de tous, qui puissent satisfaite à un aussi grand besoin.
Je ne veux pas entrer aujourd'hui dans l'examen du système qui fonctionne aux Etats-Unis. Nous aurions peut-être à y prendre quelque chose, quoiqu’à leur tour, à la suite de la guerre de l'indépendance et de la guerre de 1812, l'instruction étant devenue très défectueuse, ils aient eux-mêmes examiné et scruté les institution de l'Europe pour l'organisation de leur système d'enseignement. Le moment n'est pas venu de nous occuper de ces questions ; je me tiens dans les strictes limites de la discussion actuelle.
Je dirai cependant qu'il y a une chose toute spéciale, toute particulière aux Etats-Unis, qui facilite, sous certains rapports, la diffusion de l'enseignement en diminuant les charges, qui sont d'ailleurs énormes : c'est que, aux Etats-Unis, la carrière de l'enseignement primaire est une carrière principalement occupée par les femmes.
M. de Haerne. - Oui, même pour les garçons.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Certainement. A New-York, sur 1,700 instituteurs qui existait nt pour l'exercice finissant au 1er janvier 1862, il y avait 1,500 femmes, 90 p. c. ; et dans le Massachusetts, autre Etat qui rivalise avec celui de New-York pour le développement de l'enseignement, la proportion des femmes dans le nombre des instituteurs est aussi considérable.
Il suit de là que le salaire peut être beaucoup moins élevé. Aux Etats-Unis, le salaire se règle par mois, et en général on ne s'engage que par mois ; les instituteurs changent assez fréquemment. Le salaire moyen pour un instituteur est de 40 dollars par mois, tandis que ce salaire moyen pour les femmes est au plus de 20 dollars par mois. Cette somme est très minime pour un pays dans lequel le salaire de la main-d'œuvre est très élevé. Un artisan y gagne un dollar et demi à deux dollars par jour, et par conséquent ce salaire de 20 dollars, qui représente moins de 1,400 francs par an, est une somme qui peut être considérée comme fort modérée, si ou la compare à celle que nous allouons ici.
On n'a trouvé aux Etats-Unis qu'un seul moyen de vaincre les résistances qu'on a rencontrées en Angleterre pour l'organisation de l'enseignement public, les résistances de l'élément religieux. Qu'a-t-on fait dans ce pays, qui est pourtant éminemment religieux ? On a décidé que les écoles seraient purement séculières, l'enseignement religieux se donne en dehors de l'école. Les écoles sont morales et religieuses, assurément. Elles sont placées sous le patronage, sous le contrôle des pères de famille. Mais l'instruction religieuse proprement dite ne se donne pas dans l'école ; elle se donne par les différentes sectes religieuses dans leurs temples. Il y a des heures spéciales pour cette instruction. Il en résulte que toutes les sectes peuvent concourir avec sympathie et avec énergie au développement de l’instruction. Il en résulte encore que ces écoles sont accessibles à toutes les opinions, à toutes les croyances sans distinction, et c'est ainsi qu'elles ont pu recevoir un développement que, dans d'autres conditions, elles n'auraient jamais atteint.
Il faut donc, messieurs, à notre avis, que le gouvernement, tout en stimulant énergiquement la puissance locale, continue à intervenir dans une sage mesure pour assurer le développement progressif de l'enseignement des masses populaires, qui est la base fondamentale des institutions d'un pays libre.
M. Guillery. - Messieurs, mon embarras est grand, je l'avoue, non pas seulement à raison de la qualité et du nombre de mes adversaires, mais à raison de la position qu'ils m'ont faite. D'un côté, mon amendement est inutile, au moins inutile ; de l'autre, il est dangereux.
Mais ce qui me rassure, c'est que de part et d'autre on m'accorde une chose, c 'est que l'enseignement est, en Belgique, dans un état déplorable (interruption) ou plutôt c'est que les résultats de l’enseignement en Belgique sont tels, qu'il y a des milliers d'individus qui ne peuvent encore trouver où s'instruire. Je crois avoir bien traduit les paroles de l'honorable orateur qui vient de se rasseoir.
L'honorable M. Dechamps est plus explicite encore : il a dit qu'il constatait avec moi et avec autant de douleur que moi l'état d'imperfection de l'enseignement primaire, qu'il voyait comme moi l'ignorance intellectuelle, l'ignorance religieuse dans les masses.
Je crois, messieurs, que non seulement cette concession ne va pas au-delà de la nécessité, mais je crois que si l'on faisait, en Belgique comme en Angleterre, une enquête avec le désir sincère de savoir la vérité, en ne considérant pas tous ceux qui viennent signaler un abus comme des ennemis, en ne considérant pas comme une injure pour le gouvernement le fait qu'on trouve quelque part une amélioration à introduire ; si l’on faisait comme en Angleterre, où l'on remercie ceux qui viennent signaler un abus ou l'on félicite ceux qui viennent signaler le mal.
La méthode française est tout autre : là, quand on fait une enquête, on la fait faire par le pouvoir ; le préfet, le sous-préfet répond à Son Excellence M. le ministre que tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles ; la nation entière ne peut que se féliciter de vivre sous un si bon gouvernement.
Dernièrement on institue un concours entre tous les instituteurs pour savoir quelles étaient les réformes à introduire ; on a envoyé 6,000 mémoires et ces 6,000 mémoires sont autant d'éloges de la loi la plus parfaite qui ait jamais existé dans le monde ; quelques-uns seulement demandaient s'il n'y aurait pas lieu d'augmenter un peu les traitements.
Voilà, messieurs, l'enquête à laquelle le gouvernement français a voulu se livrer et telle que le constate M. Louis Reybaud (Revue des Deux Mondes, t. 453 p. 383).
Je crois que si nous procédions à la manière anglaise, ce qui est plus conforme à nos mœurs et à nos institutions, plus digne aussi du gouvernement qui instituerait cette enquête, nous arriverions à reconnaître ce que j'ai constaté personnellement, c'est que dans certains villages l'ignorance est complète.
Je pourrais citer tel village où, quand, les enfants arrivent au catéchisme, ils sont précisément dans l'état constaté par l'enquête anglaise, c'est-à-dire que plus de la moitié sont incapables de dire le nom de leurs parents, incapables de dire à quelle famille ils appartiennent, qui ne comprennent pas même ce que c'est que le mot famille ; c'est-à-dire que, pendant plusieurs années, il ne se présente personne qui sache signer son nom.
Ces faits je les ai constatés par moi-même, et si l’on instituait une enquête, je m'offre à apporter le tribut de ce que je connais personnellement.
Cette ignorance, je l'ai constatée non seulement par les statistiques que le gouvernement nous fournit, et dont il nous engage à nous défier, non pas seulement sur des hommes d'un certain âge, mais je l'ai constatée sur des enfants et sur des enfants en âge d'école.
Et, pour le dire en passant, la commission d'enquête nommée par le gouvernement en 1846 et dont la nomination fait le plus grand honneur au ministre qui l'a instituée, cette commission ne s'est occupée que d'une manière accessoire de l'enseignement ; elle n'a eu à constater que l'état général des casses pauvres, cependant elle a constaté que dans la ville de Gand particulièrement, la plus grande ignorance régnait parmi les enfants de moins de 16 ans.
J'ai donc le droit de dire à l'honorable M. Dechamps, qu' craint que l'on n'exagère l'action du gouvernement, qui craint qu'on ne centralise trop, qui me dit : Vous allez trop loin, vous allez même plus loin que ceux qui déjà vont trop loin ! j'ai le droit de lui répondre ; Je demande (Page 389) que l'action gouvernementale aille aussi loin qu’il le faut ; il y a une question de salut public.
Si vous pouvez avec la loi de 1842 résoudre le problème, je ne demande pas mieux ; si vous pouvez mener les communes à répondre à tous les besoins de l’enseignement primaire, je ne demande pas mieux ; mais s'il faut de la centralisation, je dirai ce qu'on a dit en Angleterre, où l'on n’aime pas la centralisation, ce qu'on a dit en Suisse, en Amérique, où on ne l'aime pas davantage, je dirai : Dérogeons, pour l’enseignement primaire seul, dérogeons à tous les principes ; lorsqu'il s'agit de la défense du territoire, on déroge à tous les principes, on met le feu aux maisons pour déblayer le terrain militaire, on fait d'une église une redoute, on prend de force les enfants à leurs parents ; eh bien, lorsqu'il s'agit d'une défense tout aussi urgente, de la défense de la société contre les barbares qui existent dans son sein, je dis qu'il y a là une guerre beaucoup plus féconde, beaucoup plus glorieuse que ne peut l’être l'autre, et qui n'amène ni la spoliation, ni l'incendie
Dira-t-on que j'exagère, que cette ignorance n'existe pas ou que le danger n'en est pas aussi grand ?
Mais connaissez-vous un plus grand danger pour la société que l'ignorance ?
Connaissez-vous un plus grand danger que de voir figurer parmi nous des gens qui ne peuvent pas distinguer le bien du mal, qui n'en ont pas les moindres notions et qui peuvent se trouver à la merci du premier qui voudra les séduire ?
Des missionnaires ; que je ne saurais trop admirer, poussés par le zèle que la foi inspire à ses élus, vont porter la lumière chez des nations éloignées, vont convertir au christianisme des populations ignorantes qui ne connaissent pas le nom de Dieu.
Croyez-vous que les populations dont je parle soient bien chrétiennes ? Ne croyez-vous pas qu'il y ait des missions aussi à faire parmi elles ? Croyez-vous que cette ignorance si complète soit compatible avec aucune espèce de sentiment religieux ? Eh bien, c'est par erreur qu'on m'a représenté comme partisan de l'enseignement obligatoire, mais je dis que s'il n'y avait pas moyen de triompher d'un si terrible ennemi par la liberté, j'essayerais de la force, parce qu'il faut triompher à tout prix.
Chaque fois, messieurs, que l'occasion s'en est présentée, j'ai tâché de marcher vers le but auquel tend mon amendement ; en sections, lorsque la Chambre a examiné la loi d'abolition des octrois, j'ai proposé un amendement en vertu duquel les communes ne pourraient être dégrevées des impôts que lorsqu’elles auraient subvenu de la manière la plus complète à tous les besoins de l'enseignement primaire. La section était au grand complet, et ma proposition fut rejetée à l'unanimité moins une voix qui était la mienne.
Je crois me souvenir que l'honorable ministre de l'intérieur était un des principaux membre de cette section, je me souviens aussi que l'on m'a fait remarquer que j'étais bien naïf de penser que la Chambre allait imposer de pareils sacrifices aux communes...
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Le projet de loi contenait ce principe ; mais le principe a été effacé.
M. Guillery. - Messieurs, vous voyez la répugnance qu'on éprouve à imposer les communes ; M. le ministre des finances a dû céder à la pression parlementaire. Et bien, ce que nous ne pouvons pas faire par l'intervention des communes, faisons-le par l’Etat.
Cette intervention du gouvernement est une intervention essentiellement féconde.
Ainsi que je l'ai fait remarquer dans le rapport que j'ai eu l’honneur de présenter à la Chambre sur le crédit d'un million pour construction de maisons d'école, quand le gouvernement alloue un million aux communes pour cet objet, cette dépense en amène une autre de 3,500,000 fr. que font les communes.
Et ici je réponds à l'honorable M. Dechamps qui m’accuse d'exagérer l’intervention gouvernementale. Non ! Lorsque je demande l'intervention du gouvernement, je demande une intervention qui doit en entraîner une autre avec elle, l'intervention des communes, qui est beaucoup plus considérable que celle du gouvernement lui-même. Que si l’on augmente de 300,000 fr. le budget de l'Etat, on augmente de 900,000 fr., peut-être d'un million, le chiffre des allocations communales et provinciales.
Ce n'est donc pas déplacer la responsabilité, ce n'est pas fausser la loi que d'augmenter les crédits affectés à l'enseignement primaire. Je veux bien que la loi de 1842 conserve son caractère communal ; mais je veux en même temps que le gouvernement, en augmentant ses propres subsides, amène les communes à s'imposer aussi de plus grands sacrifices.
La plupart des économistes ont reconnu qu'il y a une exception à faire en matière d'enseignement primaire ; que pour celte seule exception il y a lieu d'exiger l'intervention de l'Etat ; qu’il n'y a pas moyen de s'en passer, pour un motif bien simple : c'est que rien n'est moins lucratif que le métier d'instituteur primaire ; et que ceux qui ont le plus besoin des secours de l'enseignement sont précisément ceux qui sont incapables d'en faire les frais.
L'honorable M. Dechamps nous disait hier : « Vous n'admettez pas la centralisation en matière d'industrie, et vous l'admettez en matière d'enseignement. »
Mais, encourager par des subsides, est-ce intervenir, est-ce monopoliser, est-ce centraliser ?
Et remarquez que le gouvernement n'a pas une seule école primaire ; il inspecte ; ce que fait également le gouvernement anglais ; la chambre des communes voulait même donner aux inspecteurs le droit de fermer les écoles de leur autorité privée ; mais la chambre des lords a repoussé cette disposition.
Le gouvernement ne fait donc qu'inspecter ; il ne dirige pas ; il donne des subsides, il fait pour l'enseignement primaire un peu plus qu'il ne fait pour les cultes. A-t on trouvé ce que fût un abus que le gouvernement subsidie les cultes ?
Non, sans doute, et pourquoi ? Parce que ce sont précisément ceux qui ont le plus grand besoin des secours de la religion et de ses ministres, qui auraient été les moins capables de la payer ; c'est donc le même motif que pour l'enseignement primaire.
« En France, nous dit l'honorable M. Dechamps, en France voyez les résultats auxquels on est parvenu ; il y a encore 40 p. c. d'ignorance... »
Et d'un autre côté, l'honorable membre nous citait la France comme un exemple des malheurs qu'engendre la centralisation ; et en même temps il citait la France, comme un modèle à suivre pour la modicité des sommes que le budget de l'Etat consacre à l'enseignement primaire.
Mais ne serait-ce pas parce qu'en France on ne se préoccupe pas assez de l'enseignement primaire ; ne serait-ce pas parce qu'on y affecte de si modiques allocations à l’enseignement primaire, qu'on y constate 40 p. c. d'ignorance ?
Si la France était moins préoccupée des grands intérêts européens, si elle était moins absorbée par des guerres lointaines auxquelles il fut consacrer des millions par centaines ; si elle avait le droit, comme nous, de s'occuper de ses affaires intérieures, croyez-vous qu'elle ne pût pas trouver au-delà de 5 millions pour les affecter à l'enseignement primaire ? Mais si la France se console, des douloureux sacrifices que lui imposent des guerres lointaines, si elle se console par la gloire, de ses souffrances, nous qui n'avons pas cette compensation, tâchons d'acquérir une autre gloire, à nos yeux beaucoup plus haute, celle de développer l'enseignement, celle de porter les lumières de la -civilisation dans notre propre pays.
L'honorable M. Dechamps nous dit qu'en Prusse, les fonds alloués par le gouvernement sont bien inférieurs, proportionnellement, à ceux qu'alloue le budget de l'Etat en Belgique. Qu'est-ce que cela prouve ? Vous nous diriez que le gouvernement prussien ne donne pas un centime à l'enseignement primaire, que je ne considérais pas votre argument comme concluant. Il est certain qu'en Prusse, tous les enfants, depuis le plus pauvre jusqu'au plus riche, peuvent, doivent même recevoir l'enseignement primaire.
Peu m'importe que ce soit à l'aide des ressources communales, provinciales ou générales que le gouvernement a atteint son but ; mais il l'a atteint.
Si nous avions l'organisation prussienne, nous pourrions invoquer l'exemple de la Prusse en adoptant le même système ; mais comme nous ne voulons pas de l'enseignement obligatoire, comme nous ne voulons pas de l'organisation communale qui existe eu Prusse, nous sommes obligés de régler les dépenses de l'instruction primaire d'après nos institutions.
Il est évident qu'en Prusse, si on tient compte des sacrifices faits par les provinces, par les communes et 'par le gouvernement, on y dépense proportionnellement plus qu'en Belgique ; mais le contraire serait prouvé, que je n'admettrais pas l'argument. La Prusse a atteint son but, et nous n’avons pas atteint le nôtre. J'accepterai tous les moyens de sortir de notre situation ; mais ce que je n'accepte pas, c'est l'ignorance nécessaire, c'est un privilège d'inaptitude, une incapacité nationale.
En Angleterre ou ne va pas aussi loin, a dit encore l'honorable membre.
Mais, messieurs, en Angleterre, qui compte une population de 29,307,000 habitants, ce qui fait à peu près six fois la population de la Belgique, on vote annuellement dans le budget une somme de 1,135,025 liv. st., c'est à dire environ 25 millions de francs pour l'enseignement primaire (en Angleterre, on ne subsidie pas l'enseignement moyen). C'est donc plus d'un franc par un habitant : c'est un chiffre égal à la population. Or, nous sommes à peu près à la moitié de ce chiffre ; donc en (page 390) Angleterre, les sacrifices faits par le gouvernement central sont beaucoup plus considérables qu'en Belgique.
Quant aux particuliers, ils sont loin de faire autant de sacrifices que le pense l'honorable M. Dechamps ; mais s'il était vrai qu'ils fissent de grands sacrifices que leur intervention dans l'enseignement primaire fût dans la proportion d'un à trois, je dirais que cela prouve encore plus en faveur de ma thèse ; car, si dans un pays où les particuliers fournissent trois fois 28 millions de francs, il faut que le gouvernement fournisse 28 millions, il en résulte qu'en Angleterre, on consacre plus de 100 millions à l'enseignement primaire.
Il y aurait lieu, à plus forte raison, de demander cette intervention en Belgique, où le concours des particuliers en faveur de l'enseignement primaire se réduit à si peu de chose. Mais le chiffre anglais est très loin de s'élever à cette somme. L'honorable membre à qui je réponds a pris une statistique qui date de 20 ans ; j'en prends une plus récente ; et je la tire du rapport fait au nom du conseil d'éducation, rapport annuel présenté au parlement pour l'année 1861-1862.
J'y trouve que les sommes consacrées par les particuliers, dans la Grande-Bretagne seulement, s'élèvent à 306,556 livres sterling ; et le budget général intervient pour 813,441 livres sterling ; de sorte que le concours des particuliers ne s'élève pas à la moitié de celui du gouvernement.
Et, messieurs, parmi ces ressources privées sont comprises toutes celles qui ne proviennent pas du gouvernement. Le tableau que je cite comprend la dépense effective faite dans les écoles privées, déduction faite des subsides du gouvernement. Quant au chiffre que j'ai cité tout à l'heure et qui concerne l'allocation accordée à l'instruction, je l'ai extrait de la loi d'appropriation même qui a été votée l'année dernière.
Nous n'avons donc, messieurs, en présentant la proposition que j'ai eu l'honneur de déposer, et les 31 membres de cette Chambre qui, l'année dernière, se sont associés à ma pensée, nous n'avons donc en rien voulu exagérer l'action de l'Etat. Nous avons dit : Il y a un mal, il faut absolument le guérir. Le gouvernement ne peut pas, avec les fonds qui lui sont alloués, augmenter l'action du pouvoir central, ni développer les ressources privées dans une proportion suffisante pour guérir le mal. Si, à 1 époque où nous sommes, des milliers de personnes sont privées des bienfaits de l'éducation, il faut augmenter les sacrifices que nous faisons pour l'instruction.
Il y a, messieurs, comme je l'ai signalé hier, de grandes améliorations à réaliser immédiatement, et parmi ces améliorations, je signale en première ligne les écoles du dimanche, les écoles destinées aux adultes. De cette façon, non seulement on entretient les connaissances chez ceux qui les ont acquises, mais on porte encore la lumière et la civilisation chez les hommes de tous les âges ; et on ne travaille pas seulement pour les générations à venir, on répand la lumière à profusion.
Viennent ensuite, messieurs, tous les moyens indirects à l'aide desquels le gouvernement peut, en prenant l'initiative de lois utiles, ou souvent par des mesures administratives, amener le peuple à mieux comprendre la nécessité de l'éducation.
J'ai cité hier plusieurs exemples ; j'en ajouterai un : c'est ce qui concerne les droits électoraux. Je ne sais pas pourquoi on ne subordonnerait pas l'examen des droits électoraux aussi bien à la condition de la possession de certaines connaissances qu'à celle du payement d'un certain chiffre de contributions.
Je ne sais pas pourquoi on n'exigerait pas, par exemple, que pour être électeur on fût à même de pouvoir écrire soi-même son bulletin. Evidemment, si ces mesures étaient adoptées, largement comprises, énergiquement appliquées, il se ferait une transformation complète dans l'instruction primaire ; il se ferait dans les classes ouvrières, dans les classes déshéritées de la société, un grand mouvement qui, selon nous, les remuerait profondément, parce qu'elles comprendraient partout la nécessité d'acquérir des connaissances, parce que les parents reconnaîtraient le besoin impérieux de faire instruire leurs enfants et même de s'instruire eux-mêmes.
Et cela doit se faire, messieurs, non pas par le monopole, comme le pense l'honorable M. Dechamps, ou comme il suppose que nous le voulons ; cela doit se faire par la liberté. Je désire, comme lui, le développement le plus complet de toutes les libertés, je désire que l'instruction privée prenne son libre essor. J'ai cité, l'année dernière, des chiffres qui ont prouvé que l'instruction primaire privée se développe et prospère, dans la ville de Bruxelles, à côté de l'instruction de la commune. Je me suis félicité de cet état de choses, car je désire que l'instruction primaire se développe de la manière la plus complète, et je crois que ne sera pas trop des efforts des particuliers unis à ceux du gouvernement.
Voilà, quant à moi, comment je comprends la liberté. Ce que je veux, ce n'est pas une liberté ombrageuse et jalouse au profit d'une seule opinion philosophique ou religieuse, mais la liberté qui réunit en un faisceau toutes les forces sociales pour guérir un mal social.
Une œuvre qui intéresse la nation entière appelle les efforts de toute la nation. Quoi de plus grand, de plus élevé, quel plus noble emploi de nos efforts que l'émancipation du tiers de nos compatriotes qui languissent privés de toute nourriture intellectuelle et morale !
Je me place sincèrement ici, messieurs, en dehors de toute préoccupation politique. L'intérêt qui me guide est au-dessus des partis, il est au-dessus des débats politiques. J'appelle sur ce terrain toutes les opinions. Je demande aux partisans de la liberté religieuse, je demande aux conservateurs, je demande aux progressistes, je demande aux députés des extrêmes et du centre, je leur demande de se réunir parce que tous nous voulons une seule et même chose ; nous voulons la diffusion des lumières. Les partisans de la liberté de l'instruction n'auront pas à se plaindre parce que l'instruction sera répandue à côté des écoles communales, de même que celles-ci n'auront pas à se plaindre des lumières que les écoles privées répandront et de l'émulation dont elles seront la cause.
Nous ne saurions nous alarmer de l'intervention de l'Etat, qui est notre propre intervention. Le but est trop élevé pour les efforts individuels ; la liberté aplanit les obstacles, mais la puissance nationale peut seule en triompher.
M. Hymans, rapporteur. - J'avais bien raison de dire, l'autre jour, qu'il n'était point possible de toucher à l'enseignement primaire, sans provoquer du coup une discussion politique.
Il a suffi de l'amendement de M. Guillery, d'un amendement que le gouvernement combat et auquel la section centrale, pour des raisons que j’indiquerai tout à l'heure, ne croit pas pouvoir se rallier, pour provoquer une nouvelle affirmation de principes depuis longtemps connus, depuis trop longtemps connus, de l'honorable M. Dechamps et de ses amis.
Nous n'avons qu'à nous féliciter de cette intervention de l'honorable membre dans le débat ; il l'a porté dans des régions élevées, après les discussions de détails auxquelles nous nous sommes livrés pendant quelques jours, à propos des autres degrés de l'enseignement, il a soulevé un débat politique. Nous n'avons encore qu'à nous en féliciter, car ce sont les débats politiques qui font la vie du parlement et qui maintiennent sur eux l'attention, en même temps qu'ils entretiennent dans le pays le respect qu'il doit à ses mandataires.
La thèse que l'honorable M. Dechamps a soutenue dans cette enceinte, je ne sais au juste pour la quantième fois, cette thèse n'est pas neuve ; elle est aussi vieille que son parti.
Nous exagérons l'intervention de l'Etat dans renseignement primaire ; nous imitons les traditions de la France impériale, nous introduisons, nous renforçons dans la législation belge les principes de l'université de 1804 ; nous devrions avoir une plus grande, une plus sincère confiance dans la liberté, nous devrions imiter l'exemple de l'Angleterre.
C'est là certes une opinion respectable. C'est l'opinion d'un grand parti qui a toujours occupé et qui occupera longtemps encore une large place dans nos discussions politiques. Mais, j'ai été surpris de voir cette opinion d'un parti considérable défendue par des arguments aussi faible, que ceux que l'honorable M. Dechamps a apportés dans cette enceinte. Je ne puis même comparer son discours qu'à un squelette revêtu d'une robe de pourpre. Les dehors sont pleins de charme et de séduction. Mais sous la robe de pourpre il n'y a rien.
M. le ministre des finances a montré tout à l'heure par des chiffres combien sont inexactes les notions de l'honorable M. Dechamps sur ce qui existe en France et en Angleterre en matière d'enseignement.
M. le ministre des finances nous a montré que les pouvoirs publics interviennent en France dans l'enseignement primaire, non pour 5 millions, mais pour 27 millions de francs.
Je n'insisterai pas sur ce côté du débat, je ne pourrais rien ajouter à ce que M. le ministre a dit à la Chambre. Mais je proteste contre cette accusation lancée par M. Dechamps dans la Chambre belge contre les traditions impériales et universitaires de la législation française sur l'enseignement primaire. Je n'ai pas mission de défendre les principes de l'empire ancien ou de l'empire nouveau, mais ils sont loin d'être, en ce qui concerne les écoles primaires, tels que M. Dechamps les représente.
L'organisation de l'enseignement primaire en France est à très peu de chose près ce qu'elle est chez nous.
J'ai sous les yeux un travail tout récent d'un conseiller d'Etat, membre du conseil de l'instruction publique qui proteste contre le reproche de centralisation que l'on s'est fait à l’instruction primaire en France :
« Ceux qui prétendent que l'action de l'Etat paralyse l'initiative privée, ignorent les faits qui s'accomplissent, ou ne s'en rendent pas un compte exact. Il est bien vrai qu'on ne voit pas souvent apparaître de grandes individualités secondant, avec plus ou moins d'éclat, le gouvernement dans l’œuvre de l'éducation ; mais l'initiative des citoyens n'est (page 391) pas annulée ; loin de là, elle agit incessamment en empruntant des forces à l'association sur tons les points de la France. Cette association est tout simplement l’institution des conseils municipaux des communes.
« C'est ici qu'il faut remarquer l'admirable jeu des institutions et des lois : l'éducation du pauvre est la dette du pays ; le pays tout entier doit concourir à l'acquittement de cette dette sacrée. La loi, dans chaque budget communal, affecte à l'instruction primaire une certaine somme représentée par des contributions spéciales, et cette ressource est augmentée par une même affectation dans le budget départemental. Ce serait une erreur de croire qu'il n'est rien ajouté à la subvention légale par l'initiative spontanée des conseils municipaux : sur tous les points de la France se sont élevés des écoles, des collèges, des lycées. L'Etat a pu donner l'impulsion : il vient en aide à l'action collective des communes, qui se grèvent d'impositions extraordinaires pour la construction de ces édifices ; mais cette assistance est très limitée, car elle n'excède pas d'ordinaire la proportion d'un sixième dans les dépenses. »
Voilà quels sont les principes exorbitants de l'organisation française. Je ne vois pas trop ce qui les distingue des nôtres. Voulez-vous voir maintenant par des chiffres combien peu la situation est telle que la présente. M. Dechamps, combien peu la liberté est proscrite.
Dans les 38,000 communes de France on compte 49,555 écoles publiques, et sur ce nombre 10,281 dépendent des associations religieuses et sont confiées aux frères de la doctrine chrétienne et aux sœurs de charité.
Il y a en outre 15,000 écoles privées laïques, qui portent le nombre total à 65,000 écoles.
Voilà pour la France. Voyons ce qui existe en Angleterre, voyons ce que c'est que cette liberté dont a parlé l'honorable membre, non pas même au point de vue de ses résultats, mais au point de vue de son action indépendante.
C'est une opinion généralement répandue qu'en Angleterre tout est livré à la liberté, que l'Etat ne fait rien, que l'Etat a pour principe de ne s'immiscer en rien dans l'instruction des masses. Messieurs, permettez-moi une question. Qu'est-ce qui domine en Angleterre, qu'est-ce qui règne et gouverne en Angleterre ? L'aristocratie. Or, l'aristocratie c'est l'Etat. Un écrivain que je citais tout à l'heure, dit à propos d'elle, que si la prudence ne lui fermait la bouche elle dirait : L'Etat c'est moi.
Ce qu'on appelle l'initiative privée en Angleterre est, dans la réalité, l'initiative de la puissance gouvernementale. Dans les deux pays, l'action de l'Etat existe donc, elle est la même, la forme seule est différente, aristocratique en Angleterre, démocratique en France et en Belgique.
D'ailleurs, messieurs, peut-on raisonnablement comparer ce que fait l'Eglise en Angleterre à ce qu'elle pourrait faire en Belgique ? Mais en Angleterre, l’Eglise c'est l'Etat, et cette intervention du clergé qui s'abrite chez nous sous le drapeau de la liberté, porte là-bas le drapeau de l'autorité ; elle a droit de la part de l'honorable M. Dechamps à des attaques bien plus énergiques que les éloges qu'il prodigue à la liberté absente.
Au reste, depuis vingt ans en Angleterre, les hommes les plus éminents ont montré que l'action des pouvoirs publics est indispensable pour la bonne instruction du peuple. Il existe des écoles libres sans doute., le plus grand nombre de ces écoles sont instituées par des associations puissantes, dont plusieurs refusent même de se soumettre à l'inspection officielle.
Mais ces écoles ne sont pas de nature à donner une haute opinion du niveau de l'instruction publique en Angleterre et, à ce propos, j'ajouterai un fait à tous les faits intéressants et concluants cités tout à l'heure par l'honorable ministre des finances.
Il résulte, chose inouïe, d'un document officiel que, parmi les instituteurs présentés par la Société Nationale dans la dernière enquête, 700 ne savaient pas écrire, étaient incapables de signer leur nom. (Interruption.)
Cela peut vous paraître étrange, mais c'est officiel, et, après tout, il n'est pas plus extraordinaire de trouver cette ignorance chez les instituteurs de la Société Nationale libre en Angleterre que de trouver chez nous dans la ville d'Ostende, les frères de la doctrine chrétienne ne connaissant pas les notions les plus élémentaires de l'histoire de la Belgique, de la géographie de leur propre pays et même du catéchisme. (Interruption.)
M. B. Dumortier. - Je ne sais où vous avez trouvé cela.
M. Hymans, rapporteur. - Messieurs, édifié sur les vices d'une pareille organisation ou plutôt d'une pareille désorganisation, on a créé en Angleterre, à la suite des courageux efforts de lord Brougham, un conseil d'éducation sous l'autorité duquel sont placées les écoles dites de la Reine, subsidiées et inspectées par l'Etat.
L'Etat, d'après la législation actuelle ne va pas encore au-delà de l'inspection, mais je suis profondément convaincu, comme l'honorable M. Frère, qu'avant peu d'années il en viendra à diriger. La nécessité de cette direction a été soutenue depuis de longues années par les esprits les plus libéraux, par les membres les plus distingués du parlement d'Angleterre et je citerai ici, à l'appui de mon affirmation, un extrait d'un écrivain éminent dont l'autorité a été invoquée ici l'année dernière par M. le ministre des finances, M. Stuart Mill.
Voici ce qu'il dit sur la nécessité de l'intervention de l'Etat dans l'instruction primaire.
« On ne doit pas, il est vrai, désirer qu'un service qui est assez bien fait au moyen de libéralités individuelles, soit fait au moyen de fonds obtenus par la contrainte de l'impôt. L'instruction élémentaire est-elle dans ce cas ? C'est une question de fait dans chaque espèce particulière. L'éducation donnée en Angleterre par les souscriptions volontaires a été tellement discutée en ces derniers temps, qu'il est inutile d'en faire ici la critique détaillée. Je dirai seulement, ce dont je suis convaincu, c'est que même en quantité, elle est et sera probablement longtemps insuffisante tandis qu'en qualité, bien qu'il y ait quelque tendance à l'amélioration, elle n'est jamais bonne que par accident et en général si mauvaise, qu'elle n'a guère de l'instruction que le nom. Je crois donc que le devoir du gouvernement est de suppléer à ce défaut par l'établissement d'écoles élémentaires accessibles à tous les enfants pauvres, soit gratuitement, soit au prix d'une rétribution trop légère pour être sensible : le surplus des frais pourrait être fait, comme en Ecosse, par des taxes locales dont les habitants de la localité ont le plus grand intérêt à. surveiller l'emploi, de manière à remédier aux négligences et aux abus. »
C'est exactement ce qui existe en Belgique et il est évident, pour tout homme de bon sens, qu'après les faits déplorables qui ont été révélés dans la dernière enquête, l'Angleterre, qui est toujours si prompte à corriger les abus qu'elle constate chez elle, qui sonde ses plaies avec un si noble courage, ne tardera plus de longues années à venir emprunter à la Belgique le système d'instruction qui fonctionne chez nous avec tant de succès et d'une manière si féconde depuis l'adoption de la loi de 1842.
Les Anglais, messieurs, sont beaucoup moins édifiés que l'honorable M. Dechamps sur les beaux résultats du système d'instruction publique qui est en vigueur dans leur pays.
Je n'ai pas lu les 6 volumes de l'enquête de 1860, mais très heureusement ces 6 volumes ont été résumés en un seul par un membre de la commission, par un professeur distingué de l'université d'Oxford, M. Senior, et l'honorable M. Dechamps trouvera dans ce volume in-8°, qui n'est pas très compact, le résumé de toutes les observations faites, de toutes les propositions soumises au parlement.
Or, il résulte de cette enquête, toute récente, que l'enseignement, comme le dit Stuart Mill, est dans un état déplorable et qu'il est devenu indispensable de prendre les mesures les plus énergiques pour le corriger.
En France, il en est exactement de même, et à ce propos je dois rectifier une erreur commise tout à l'heure par l'honorable M. Guillery ; je regrette de ne pas voir mon honorable ami à son banc, mais je dois le dire en son absence, il s'est complètement trompé dans ce qu'il a dit de l'enquête française.
Il disait au gouvernement : Faites une enquête, mais d'après le système anglais ; sans cela vous n'obtiendrez aucun résultat. Vous aurez comme en France des instituteurs qui viendront vous dire que tout est pour le mieux et que s'il y a quelque chose à faire c'est tout au plus d'augmenter leur traitement.
Je regrette de voir affirmer de pareils faits alors que j'ai sous les yeux la preuve de leur inexactitude.
L'enquête française a été faite sur un plan extrêmement intelligent, et je crois que si le gouvernement belge voulait en instituer une, il aurait quelque avantage à emprunter à la France la méthode qui a été suivie.
Qu'a-t-on fait ?
En 1860, M. Bouland, ministre de l'instruction publique, a ouvert un concours entre tous les instituteurs primaires de la France sur cette question :
« Quels sont les besoins de l'instruction primaire dans une commune rurale au triple point de vue de la commune, de l'élève et du maître ? »
Il est impossible de mieux formuler la question.
Tous les instituteurs primaires de France ont envoyé leur mémoire, l'adressant à l'académie départementale, qui a fait un travail (page 392) préparatoire, élaguant les mémoires insignifiants ou mauvais, ne conservant que les meilleurs.
En somme on en a conservé, pour toute la France, 1,200 que l’on a soumis à un examen plus sérieux.
Un maître des requêtes au conseil d'Etat s'est donné la peine de lire ces 1,2000 mémoires et d'en faire une analyse. Eh bien, messieurs, que résulte-t-il de cette analyse ? Il en résulte que sur 1,110 mémoires 850, près des 3/4, du Nord au Midi, de l'Est à l'Ouest, signalent, avec amertume, avec découragement la fréquentation irrégulière des écoles, 426 insistent spécialement sur les conséquences de la désertion plus ou moins complet pendant l'été, surtout par les enfants de 8 à 10 ans ; 57 déclarent que le séjour n'est guère que de 2 à 4 mois par an.
Parmi ceux qui décrivent cet état de choses, 16 le signalent comme un abus désolant, 539 comme une « calamité », une « plaie », un « fléau » et 46 comme le plus grand obstacle que le progrès et l'instruction puissent rencontrer.
« Pareils aux oiseaux de passage, dit un instituteur du Bas-Rhin, ils ne sont là que de la première neige au premier soleil ; ils reviennent, mais comme la colombe de Noé, quand ils ne savent où poser le pied, et à la fenaison, ils disent leur dernier adieu à l'école. L'été efface ainsi ce qu'avait ébauché l'hiver. C'est la toile de Pénélope, le tonneau des Danaïdes, le rocher de Sisyphe. Presque tous quittent définitivement l'école à leur première communion ; cent trente-quatre mémoires l'affirment ; trente-trois ne jugent pas inutile de décider qu'une instruction donnée et reçue dans de pareilles conditions est presque nulle ; les cours d'adolescents et d'adultes n'étant pas organisés sérieusement, ils oublient rapidement le peu qu'ils avaient appris, et, dès lors, il ne faut pas trop s'étonner de voir que sur les trois cent mille jeunes gens qui se présentent chaque année au tirage pour le recrutement de l'armée, près de cent mille ne savent ni lire ni écrire ! »
Voilà ce qui se passe en France, d'après le rapport de la commission d'enquête J'ai donc le droit de trouver étrange l'affirmation de mon honorable collègue de Bruxelles.
Vous voyez, messieurs, que, malgré le système anglais que l'honorable M. Dechamps a prôné, malgré le système français, qui n'est pas du tout ce qu'il pense, la situation dans les deux pays est de beaucoup inférieure à ce qu'elle est chez nous, quoiqu'elle n'y soit pas aussi brillante, à mon sens, que l'affirment des optimistes de mes amis.
Je sois d'accord avec l'honorable M. Dechamps sur un point, sur un seul ; je crois, comme lui, que ce n'est pas avec les gros budgets que l'on répand le mieux et le plus promptement l'instruction dans les masses. Je crois que ce n'est pas la quotité du subside qui fait l'importance du concours de l'Etat, mais la manière dont il est employé, et certaines mesures administratives pourraient contribuer à augmenter notablement le nombre des enfants qui fréquentent les écoles primaires.
J'ai eu l'occasion de m'expliquer sur ce point dans la discussion qui a eu lieu à propos du crédit de 345,000 fr. pour 1 instruction primaire, alors que l'on a soulevé la question du travail des enfants dans les manufactures. Chacun à cette époque a indiqué les moyens qu'il croyait propres à amener le plus grand nombre d'enfants dans les écoles. Mais je ne crois pas que lorsque dans une commune dix enfants vont à l'école, tandis que trente ou quarante ne la fréquentent pas, c'est en augmentait de 100 ou de 200 fr. le traitement de l'instituteur que vous forcerez à se rendre à l'école les 40 enfants qui restent chez eux.
Pour en arriver là il faut des mesures administratives, et l'honorable M. Guillery en a indiqué plusieurs sur lesquelles je suis parfaitement d'accord avec lui.
Je crois, d'autre part, qu'il y a pour le gouvernement un devoir à exercer un contrôle actif sur les budgets des communes. Ceci regarde les commissaires d'arrondissement, dont on a beaucoup fait l'éloge et que chacun veut conserver. Ils auraient ici une petite besogne très intéressante à remplir.
J'ai eu l'occasion de voir, il n'y a pas longtemps, les budgets des fabriques de certaines communes de l'arrondissement que j'ai l'honneur de représenter. On envoie la formule de ces budgets toute faite du chef-lieu du diocèse. Il s'y trouve certains postes imprimés, entre autres celui-ci : « supplément au traitement du desservant ». La fabrique porte à son budget 300 à 400 fr. de supplément au traitement du desservant. Le budget se solde en déficit, c'est la commune qui le comble ; puis cette commune qui, en réalité, prend sur les fonds des contribuables 300 à 400 fr. pour donner un supplément de traitement au desservant, porte à son budget 12, 20 ou 30 fr. pour l'école primaire.
Il est évident qu'il y a là un abus qui a besoin d'être surveillé et d'être réprimé.
Je pense encore qu'il y a un grand avenir pour l'instruction primaire dans le bon choix de (un mot illisible et dans la pratique du système anglais qui consiste à réduite le nombre des heures d’écoles, afin de permettre à l’ouvrier d'y envoyer plus facilement ses enfants, de faire en sorte en un mot que la présence de l'enfant à l'école n'ait pas toujours et nécessairement pour conséquence une diminution du salaire de la famille.
Je crois, messieurs, que les gouvernements entreront forcément dans cette voie, que l'on en viendra par de nouvelles études à modifier d'une manière très notable le système d'éducation qui existe aujourd'hui dans la plupart des pays de l'Europe. J'ai à cet égard confiance dans le dévouement et dans les promesses du gouvernement. J'ai la confiance qu'il se tiendra au courant des progrès qu'on lui signale et qu'il fera tout son possible pour développer encore davantage chez nous l'instruction des masses.
En attendant, tout en partageant une grande partie des opinions qui ont été émises par l'honorable M. Guillery, je ne puis accepter son amendement, parce que je le considère comme inutile. L'honorable membre nous a dit tout à l’heure que 31 membres de cette Chambre avaient, l'année dernière, voté son amendement.
Je suis l'un de ces 31 membres, et je le déclare très franchement, je ne voterai pas avec lui cette année. Voici pour quelles raisons.
L'année dernière, l'honorable M. Guillery nous a présenté le tableau d'une situation dans laquelle il y avait beaucoup à faire, quoiqu'elle fût un peu forcée. Il nous a dit : Il nous manque 18 millions pour constructions d'écoles.
II faut augmenter les traitements des instituteurs primaires qui sont dans une position déplorable, et cela est une honte pour notre pays.
J'ai écouté ces critiques, je m'y suis associé. Mais, dès le début de la session actuelle, j'ai vu M. le ministre de l'intérieur apporter un projet demandant un million pour construction d'écoles. J'ai vu le gouvernement nous apporter un projet de crédit de 345,000 fr. pour combler le déficit de l'exercice précédent et destiné spécialement (M. le ministre l'a déclaré sur mon interpellation) à augmenter les traitements des instituteurs primaires, l'ai vu ensuite paraître au Moniteur un règlement nouveau aux termes duquel les instituteurs primaires seront appelés à jouir de la totalité des rétributions des élèves solvables. J'ai vu, en outre, indiquer aux communes par le gouvernement des bases pour la fixation des traitements des instituteurs.
Je vois enfin le budget que nous discutons plus élevé de plusieurs centaines de mille francs que le budget précédent, plus élevé de 400,000 fr. pour l'instruction primaire.
Je crois que pour une année c'est assez raisonnable.
Je compte donc sur le gouvernement pour qu'il cherche par des mesures administratives, intelligentes et par un contrôle scrupuleux des actes des communes, par une inspection vigilante surtout, à développer davantage l'instruction primaire. Mais, pour dire toute ma pensée en deux mots, si l'état du pays est à changer, comme l'affirme, mon honorable collègue M. Guillery, je ne crois pas que ce sera avec 322,000 francs portés au budget que l'on réalisera cette métamorphose.
M. de Theux. - Messieurs, mon honorable ami M. Dechamps vous a hier indiqué avec beaucoup d'intelligence, les dangers de la centralisation de l'instruction primaire aux mains du gouvernement.
Est-ce à dire que l'honorable membre ait demandé le retrait de la loi de 1842, à l'adoption de laquelle il a contribué d'une manière si brillante et si utile ? Non, messieurs, je ne pense pas que telle soit sa pensée.
Malgré les attaques dont cette loi a été l'objet, au point de vue de ses résultats, je maintiens qu'elle a produit des résultats très grands et très bons ; je soutiens, comme je l'ai fait dans la discussion de l'année derrière, qu'elle pourrait produire des résultats plus grands encore si elle rencontrait dans toute son application et dans toute sa pensée le concours bienveillant du gouvernement.
L'Etat, la province et surtout la commune sont appelés à concourir au développement de l'instruction primaire ; mais la liberté, loin d'en être exclue, y est appelée de par la Constitution, y est appelée spécialement par la loi de 1842.
En France, messieurs, quoique ce soit un pays de centralisation, la liberté a une très large part dans l’enseignement primaire. L'honorable M. Hymans vient de le rappeler, le gouvernement et les communes ont constamment recours aux institutions religieuses qui, par dévouement, s'adonnent principalement à l'instruction primaire tant pour les garçons que pour les filles.
Il serait très curieux de voir combien de membres de ces corporations sont appelés à concourir à l'enseignement communal. Ce nombre est énorme, les plus grandes villes ne craignent point d'avoir recours à ces institutions, le gouvernement les protège, la loi les protège, car plusieurs (page 393) mêmes sont élevées à l'état de corporations de par la loi ou en vertu de la loi.
Ici, messieurs, que demande-t-on au gouvernement ?
C'est qu'il ne repousse pas d'une manière absolue l'adoption, qu'au contraire, lorsque le vœu de la commune est formel, lorsque cette adoption est conforme à ses intérêts, les autorités supérieures, au lieu de la contrarier, y applaudissent. Pourquoi ? Parce que ce sera un moyen de plus de faire prospérer et de répandre l'instruction primaire. Ainsi, dans une commune, il y a une école communale ; pourquoi empêcher la commune d'adopter encore une autre école si elle est désirée par les habitants, si elle peut être élevée par les habitants de la commune en même temps que par un subside sur le budget communal.
Jamais subside de la commune ne serait mieux employé que dans cet ordre d'idées.
De cette manière, un plus grand nombre de personnes s'intéresseraient à l'instruction primaire ; il y aurait plus d'émulation, et on ne verrait pas dans le pays cet antagonisme qu'on cherche à proclamer entre l'école communale et l'école d'une association religieuse bien dirigée et désirée par les habitants.
On a dit, messieurs, que la liberté avait produit peu de chose, qu'elle serait incapable de suffire aux besoins de l'instruction primaire. Je ne vois point, messieurs, que la liberté la plus illimitée laisserait encore à désirer au point de vue de la satisfaction de tous les besoins de l'instruction primaire. J'ai cette conviction également. Mais quand on adresse à la liberté le reproche d'avoir peu donné, on est injuste : sous le gouvernement des Pays-Bas il n'y avait aucune liberté, la liberté n'a été proclamée qu'en 1830 et on 1842. Elle avait produit déjà d'énormes résultats dans toutes nos communes les plus populeuses, la liberté avait érigé des écoles, l'épiscopat lui-même avait donné le signal des écoles normales ; les écoles normales fondées par l'épiscopat existent encore et le gouvernement y contribue en vertu de la loi sur l'instruction primaire. Je l'en félicite.
Il est de fait que la liberté a donné la première impulsion à l'enseignement primaire pendant les premières années qui se sont écoulées de 1830 à 1842 ; et remarquez, messieurs, que les éléments manquaient à cette époque, qu'il fallait les créer tous ; les instituteurs, les institutrices les bâtiments d'école, et cependant il a été fait immensément malgré les obstacles que l'on rencontrait. Que n'aurait-on pas obtenu dans l’avenir si la concurrence officielle n'était pas venue diminuer énormément le zèle de la liberté ?
Nous ne nous plaignons pas qu'il y ait de bonnes écoles communales. Qu'il y en ait un grand nombre, pourvu qu'elles soient dirigées dans l'esprit de la loi de 1842, qu'elles offrent des garanties à la religion et à la morale aussi bien qu'à l'enseignement. Nous ne demandons pas mieux que de les voir prospérer, mais nous prions instamment le gouvernement de ne point mettre une barrière entre la liberté et les écoles communales.
On s'étonne, messieurs, que tout le monde ne sache point parfaitement lire, écrire, calculer, ne connaisse point l'histoire et n'ait point toutes les autres connaissances qui fout l'objet de l'enseignement primaire ; mais on ignore les conditions normales de la société.
Pense-t-on qu'une famille indigente, obligée de gagner son pain à la sueur de son front, puisse longtemps envoyer ses enfants à l'école ? Il y a un nombre très grand d'individus qui ne demanderaient pas mieux que d'être instruits, mais qui, par suite des rudes labeurs de leur profession, perdent peu à peu le fruit de l’instruction primaire.
Ajoutez à cela qu'il y a dans les communes populeuses, dans les centres industriels, une classe d'habitants qui ont vécu longtemps dans l'ignorance, qui par conséquent n'apprécient pas autant qu'on le voudrait les avantages de l'instruction.
Que l'on tienne compte aussi des nécessités du père de famille, de la mère de famille et du besoin qu'ils ont du produit du travail de leurs enfants encore en bas âge pour faire face aux dépenses du ménage, et alors on sera moins exigeant et on rendra plus de justice à la loi de 1842.
D'ailleurs, messieurs, quelle est la loi qui au premier abord a produit tous les résultats qu'on peut en espérer dans la suite des temps ? La loi sur les chemins vicinaux, qui intéresse si vivement les communes, laisse immensément à désirer dans son exécution. Il faut le temps d'introduire tout cela parfaitement dans les mœurs.
On est souvent très étonné, quand on habite la campagne, de voir ce que deviennent les lois ; on peut en juger par les lois de police qui sont très sévères dans leurs principes et qui deviennent presque insignifiantes dans l'exécution.
La loi sur l'instruction primaire, je le répète, a produit de très grands résultats ; elle en produira encore, elle en produirait beaucoup plus si le gouvernement entrait largement dans son esprit en appelant aussi largement le concours des efforts individuels et notamment le concours des associations qui, par dévouement et par devoir de conscience, se livrent à l'instruction.
Messieurs, dans tous les pays, le clergé a attaché la plus haute importance à la diffusion de l'instruction primaire et cela se comprend parce que cette législation touche intimement au culte.
C'est en quelque sorte un auxiliaire du culte. De là tant de difficultés que l’on voit surgir partout dans la confection de bonnes lois ; et de là les différences dans les lois qui existent, suivant les temps et les circonstances.
Ainsi en France, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, les écoles sont religionnaires. En Hollande, elles ont cessé de l'être ; et pourquoi ? Parce que la partie catholique y était dépourvue de moyens pour créer des écoles : alors, le gouvernement ayant égard à cette circonstance, et la législature secondant les bonnes intentions du gouvernement, en a organisé des écoles de manière que les enfants appartenant à la communion catholique, pussent les fréquenter, en même temps que les enfants appartenant au culte protestant.
En Angleterre, on tient beaucoup aux écoles religionnaires, parce qu'il s'y trouve des corporations suffisamment riches pour fonder des écoles, et parce que le gouvernement y vient en aide aux écoles religionnaires par des subsides ; de cette façon, les divers cultes y ont leurs écoles spéciales,
Il en est en Angleterre des écoles religionnaires subsidiées par le gouvernement, comme du budget belge à l'égard des cultes ; notre budget comprend des subsides pour le culte catholique, pour le culte protestant et pour le culte israélite, sans que le gouvernement intervienne dans l'administration de ces cultes.
Messieurs, je n'avais pas l'intention de prendre part à cette discussion. j'ai voulu me borner à vous communiquer quelques-unes des réflexions que la discussion m'a suggérées, sans m'étendre à d'autres matières qui ont moins trait à la question.
.M. Dechamps. - Messieurs, l'honorable ministre des finances, en annonçant qu'il allait répondre au discours que j'ai prononcé à la séance d'hier, a dit qu'en écartant de ce discours ce qu'il a bien voulu appeler les décors brillants, on y trouverait peu d'arguments sérieux, et qu'il les réduirait facilement à néant.
Cet exorde m'avait inspiré quelque inquiétude. Messieurs, j'ai suivi attentivement le discours que le talent de l’honorable ministre des financés justifiait suffisamment ; mais à mesure que je suivais son discours, j'ai respiré plus à l'aise, car il m'a semblé qu'aucun des arguments essentiels que j'avais présentés n'avait été renversé.
En ce qui concerne le principe que nous discutons, ai-je nié l'utilité, la nécessité relative d'un enseignement public ? J'ai eu soin de déclarer le contraire ; et, comme vient de le rappeler l'honorable M. de Theux, j'ai moi-même participé, dans une assez grande mesure, à l'élaboration de la loi de 1842.
J'ai reconnu que l'organisation de l'enseignement public pour suppléer à l'insuffisance de la liberté était une chose utile, quelquefois nécessaire, dans beaucoup de pays et selon les circonstances et les époques. Mais ce que j'ai dit aussi, c'est que l'idéal vers lequel nous devons marcher en matière de liberté d'enseignement, comme en matière de liberté de la presse, de liberté des cultes, de liberté commerciale et industrielle, ce n'est pas l'intervention croissante de l'Etat ; que c'est la liberté.
Le principe que j'ai voulu faire admettre, c'est celui d'une intervention modérée et décroissante, à mesure que la liberté grandit ; ce que j'ai combattu, c'est l'exagération dans les dépenses, c'est l'exagération dans l'organisation elle-même ; ce que j'ai combattu, c'est le caractère de l'enseignement public, tel que nos adversaires l'entendent, c'est-à-dire la rivalisé jalouse de l’Etat à l'égard des institutions libres, c'est le but qu'ils poursuivent et qui tend, non pas à associer tous les efforts pour arracher les masses à l'ignorance, mais à faire naître l'antagonisme entre ces efforts, à créer une concurrence privilégiée aux institutions libres, à opposer, comme l'a dit un jour l’honorable M. Rogier, le monopole de l'Etat à ce qu'il appelait le monopole de la liberté.
Messieurs, l'honorable ministre des finances, lorsqu'il a énoncé le principe qu’il soutient, ne s'est pas placé à une grande distance de h doctrine que j'ai défendue moi-même ; il a dit qu'il était en général l'adversaire d'une intervention exagérée de l'Etat dans l'ordre des intérêts moraux, comme dans l'ordre des intérêts matériels ; que pour l’enseignement il ne regardait pas l'intervention de l'Etat comme étant exercée en vertu d'un droit régalien ; que l'Etat n'enseignait pas comme souverain, mais comme délégué des familles, qu'il remplissait une charge, qu'il obéissait à un devoir social.
(page 394) Jusque-là je suis prêt à souscrire à cette déclaration de principes, je n'ai pas dit autre chose.
M. le ministre a ajouté que le gouvernement devait remplir ce devoir, parce que l'insuffisance de la liberté, en fait d'enseignement, était constatée, que le gouvernement devait suppléer à cette insuffisance.
C'est encore le principe que j'ai soutenu hier. Mais lorsque je descends de ces doctrines dans les faits, je demande. Est-ce le concours de la liberté, est-ce l'alliance réelle de tous les efforts que vous provoquez ?
J'ai cité nos budgets ; ou n'a pas nié les chiffres que j'ai indiqués, et les comparaisons que j'ai faites.
J'ai dit que nous avions atteint à la moitié du budget français ; que nous dépassions cinq et 7 fois le budget prussien et le budget hollandais ; que nous dépassions 3 fois le budget anglais pour l'instruction supérieure et moyenne.
Ces chiffres n'ont-ils donc aucune signification ? Que m'a répondu M. le ministre des finances ? Il m'a opposé un argument qui ne brille pas par une grande force : « Vous ne tenez pas compte des sacrifices que s'imposent les particuliers, les provinces et les communes dans ces divers pays en faveur de l'enseignement primaire. » L'honorable ministre a rappelé qu’en France les charges départementales pour ce service étaient énormes ; qu'il en était de même des allocutions que les communes en Prusse et en Hollande affectaient à l'enseignement primaire. C'est vrai, c'est précisément ce que j'ai soutenu, c'est parce que l'intervention du gouvernement est plus faible dans ces pays, que l'intervention particulière et locale est plus forte ; c'est parce que l'Etat en Belgique veut se charger d'une trop grande responsabilité, qu'il dégagera ainsi la responsabilité des familles et des communes, que vous encouragez les particuliers et les communes à se dégager de leur responsabilité, pour la reporter tout entière sur l'Etat, et qu'il devra se charger d'un fardeau destiné à devenir chaque jour plus pesant.
M. de Liedekerke et M. B. Dumortier. - C'est vrai.
.M. Dechamps. - Par conséquent, la réponse de M. le ministre des finances n'est pas sérieuse ; elle est au contraire la confirmation de l'argument que j'ai exposé.
Messieurs, j'ai cité les budgets, parce que c'est l'indication en chiffres du degré de centralisation où nous sommes arrivés. Je vais achever cette preuve, en rappelant quelle est l'organisation même de notre enseignement public et quelles proportions on lui a données.
Je ne puis mieux faire que de citer la France ; il me semble que lorsqu'on a prouvé que notre édifice universitaire est proportionnellement aussi vaste que celui de la France, toute autre argumentation est inutile, et que l'exagération de notre système est par cela seule démontrée. Or, comparez notre enseignement supérieur avec celui de la France : nous avons deux universités de l'Etat bien mieux dotées, plus centralisées que les diverses facultés éparses et disséminées en France, sans former de centre scientifique comme chez nous.
Au sommet de notre enseignement public, nous avons, à côté de ces deux universités organisées comme celles de l'Allemagne, deux écoles polytechniques du génie civil à Gand et des mines à Liége, ainsi que l'école militaire à Bruxelles.
L'Etat a-t-il en France plus d'établissements d'instruction secondaire qu'en Belgique ? Il en a moins : il n'y a, en France, qu'un lycée de plein exercice par département ; nous avons dix athénées royaux pour neuf provinces.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais non ! c'est une erreur.
M. Muller. - Ce serait tant mieux s'il en était ainsi.
.M. Dechamps. - Ce n'est pas une erreur et ce n'est pas tant mieux. A côté de ces dix athénées, le gouvernement a la direction de 60 écoles moyennes, et il a conservé une action prépondérante, que nous avons combattue, sur les collèges communaux. Il me semble que rien n'y manque et qu'aucune influence ne peut lui échapper.
Mais le gouvernement ne s'est pas contenté de cette puissante action exercée sur l’enseignement supérieur et sur l'instruction secondaire, il a fondé un enseignement industriel et un enseignement agricole à tous les degrés, et il songe à créer un enseignement artistique. Le premier degré de l'enseignement industriel et agricole, le degré primaire, comprend les ateliers d'apprentissage et les nombreuses écoles agricoles. L'enseignement industriel, en passant par les sections professionnelles de nos athénées, aboutit aux écoles polytechniques de Gand et de Liège, et l'enseignement agricole aboutit à l'école centrale vétérinaire et à l'institut de Gembloux.
Quand nous aurons l'enseignement artistique organisé sur le même pied, notre établissement universitaire sera complet et les partisans de la centralisation n'auront rien envier nulle part.
Pour couronner ce système, nous avons les jurys d'examen qui tiennent la clef des universités et celle des études secondaires.
M. le ministre des finances trouve-t-il que la puissance que les jurys d'examen donnent au gouvernement sur l'enseignement tout entier n'est pas exorbitante ? Heureusement je serai facilement d'accord sur ce point avec M. le ministre des finances qui a combattu avec nous autrefois ce système énervant qu'il a comparé au système en vigueur en Chine vers lequel nous marchions sous ce rapport.
J'affirme donc que notre centralisation en matière d'enseignement est excessive, que l'action de l'Etat est exagérée ; je l'ai prouvé en citant notre budget relativement le plus élevé de tous ceux des pays voisins, et en comparant notre organisation à celle de la France qui n'atteint pas les mêmes proportions que le nôtre. Voilà les faits que toutes les dénégations ne changeront pas et qu'il est utile de signaler à l'attention du pays.
Ainsi, messieurs, ce que j'ai combattu, je le dis encore, ce n'est pas l'intervention de l'Etat dans l'enseignement public, à un certain degré ; c'est l'exagération.
J'ai signalé comme l'idéal de la liberté, l'Angleterre, et la France comme l'idéal de la centralisation.
La Belgique est un pays de liberté, par ses traditions et ses mœurs, et je trouve humiliant d'entendre faire ici l'éloge des institutions d'un pays qui a abouti à la dictature et d'entendre calomnier celle d'un pays où la liberté politique s'est réfugiée.
Nous ne sommes pas l'Angleterre, mais nous sommes moins encore la France.
M. le ministre des finances, et, après lui, l'honorable M. Guillery nous ont dit : Mais ce mal que nous avons à combattre et à vaincre, l'ignorance, exige le concours de toutes les forces ; ce n'est pas trop des efforts réunis de l'Etat, des provinces, des communes, de la religion, du clergé, des familles, des associations, pour conjurer ce mal. Je suis d'accord avec vous, messieurs, si dans cette ignorance que nous déplorons tous, vous comprenez, comme je le disais hier, l'ignorance religieuse aussi bien que l'ignorance intellectuelle.
Mais ce n'est pas à coup sûr en sécularisant l'enseignement primaire et en excluant la religion de l'école légale, que vous guérirez cette plaie.
Messieurs, cette alliance entre toutes les forces sociales est précisément ce que nous avons voulu faire en 1842, et c'est précisément ce que vous voulez renverser.
Qu'était la loi de 1842 ? C'était une alliance entre les communes, les associations, la religion, la liberté et l'Etat pour développer par des efforts communs l'enseignement du peuple. La loi appelait le clergé à donner et à surveiller l'instruction morale et religieuse dans l'école ; son concours loyal et efficace a été donné. J'ai expliqué hier que l'enseignement libre pouvait tenir lieu d'enseignement légal, lorsqu'il suffisait aux besoins des populations ; les écoles libres entraient ainsi dans l'organisation légale et en recevant des subsides elles se plaçaient sous le régime de l'inspection. L'adoption était la porte ouverte aux associations religieuses. Les communes conservaient la direction des écoles et l'Etat exerçait le contrôle, l'inspection et dirigeait les écoles normales.
Voilà bien l'appel à toutes les forces sociales, le concours de tous les efforts, précisément ce que vous prétendez vouloir.
Qu'avez-vous fait et que voulez-vous faire de cette loi qui résume si bien vos intentions ? L'année dernière et hier encore, je vous ai rappelé ce que vous en avez fait. La dispense consacrée par l'article 2 et qui formait la garantie de la liberté d'enseignement, vous l'avez supprimée ; vous fermez en principe la porte de l'adoption aux associations religieuses, puisque vous ne l'admettez qu'exceptionnellement pour les communes pauvres. Vous avez restreint le droit des communes dans la nomination des instituteurs. Voilà ce que vous avez fait et comment vous voulez le concours de l'association de toutes les forces sociales. Pour achever cette œuvre et atteindre ce but, les partisans de la réforme légale vont plus loin et M. le ministre des finances veut, lui, la sécularisation de l'école, l'abolition de l'enseignement dogmatique religieux dans l'école, d'où le prêtre sera par conséquent exclu.
M. De Fré. - C'est le bon système.
.M. Dechamps. - Je vous plains beaucoup de penser ainsi. Encore une fois, vous repoussez le concours des associations religieuses et du clergé, et vous vous écriez ensuite : réunissons, associons toutes les forces sociales pour vaincre l'ignorance.
Je dis donc, messieurs, que la doctrine de M. le ministre des finances, qui est, à peu de chose près la nôtre, en théorie, s'évanouit quand elle entre dans le domaine des faits.
(page 395) Au fond ce n'est pas le concours de toutes les forces sociales qu'on demande ; c'est, au contraire, la lutte entre toutes ces forces ; c'est l'antagonisme entre l’enseignement légal et l'enseignement libre, entre l'enseignement de l'Etat et celui du clergé, que l'on veut créer ; c'est un monopole qu'on veut opposer à ce qu'on a osé appeler un autre monopole. Eh bien, je dis que cela n'est pas intelligent, que cela n'est pas libéral. Je dis que ce qui est intelligent et libéral c'est de laisser à la liberté un champ libre et vaste, aux communes beaucoup d'initiative et à la religion toute l'influence qu'elle doit conserver dans l'enseignement du peuple.
Messieurs, on a parlé de l'Angleterre. Après moi, on a contestés les appréciations que j'avais faites : M. le ministre des finances n'a pas nié les faits relatifs à l'Angleterre et au pays de Galles ; il ne les a contestés qu'à l'égard de l'Irlande et de l'Ecosse, dont je n'avais pas parlé.
L'honorable M. Frère-Orban reconnaît que la liberté d'enseignement est plus largement appliquée en Angleterre qu'en Belgique et qu'ailleurs. Mais, a-t-il ajouté, il ne suffit pas de dire que cette liberté est large, mais il faut prouver que les résultats obtenus sont bons. C'est ce qu'il a nié et il s'est plu à faire un tableau très sombre de l'état intellectuel des populations de l'Angleterre au point de vue de l'enseignement primaire. Si le tableau qu'il a tracé était vrai, il faudrait placer l'Angleterre au dernier plan des nations civilisées et au ban de l'Europe.
J'avais cru que ce pays tant vanté, où la liberté politique a survécu aux naufrages qu'elle a faits presque partout ailleurs en Europe, où la vigueur des institutions prouve la vigueur du tempérament populaire, où les classes ouvrières ont acquis une supériorité marquée dans le travail industriel, j'avais cru que ce pays ne pourrait jamais être présenté comme celui où l'instruction primaire avait le plus manqué aux populations et où l'ignorance avait l'empire le plus étendu.
Je n'ignore pas tout ce qui manque à l'Angleterre et je ne prétends pas que rien ne fait défaut à son organisation de l'instruction primaire ; il est bien d'autres causes qui expliquent la décadence morale dans laquelle les ouvriers de l'industrie sont tombés.
Mais je prétends que M. le ministre des finances a exagéré à plaisir les couleurs de son tableau, comme M. Guillery a exagéré celles du tableau qu'il nous a fait de l'état déplorable, selon lui, où l'instruction populaire se trouve en Belgique.
M. le ministre a puisé des faits et des chiffres dans les enquêtes anglaises déjà anciennes. Mais vous savez que dans ces enquêtes renouvelées, toutes les opinions se combattent et chacune se livre à des exagérations pour soutenir sa thèse.
Les partisans du système actuel et d'une plus grande décentralisation, présentent la situation de l'instruction primaire sous les plus belles couleurs, et leurs adversaires, qui voudraient entrer dans l'ordre d'une organisation légale, la présentent sous les couleurs les plus sombres. C'est parmi ces derniers témoignages que M. le ministre des finances a puisé ses renseignements.
Permettez-moi de vous lire, sur le caractère des enquêtes anglaises, un passage du travail que M. Louis Reybaud a publié dans la Revue des Deux Mondes, sur l'enquête de 1861.
« En Angleterre, il n'en est point ainsi. Les enquêtes y sont libres et toujours empreintes d'amertume. On y reconnaît l'accent d'un peuple qui n'est accoutumé ni à se flatter, ni à être flatté, se laisse dire ses vérités jusqu'à l'exagération, et tient moins à savoir par où il excelle que par où il pèche. On n'y a point en vue une autorité constituée dont il faut gagner l'oreille ou ménager les susceptibilités, mais l'opinion publique, sur laquelle on cherche à agir fortement pour éveiller son attention et vaincre son indifférence. De là un autre écueil dont il est essentiel de se défier. Ces enquêtes chargent souvent, en vue de l'effet, les couleurs du tableau ; on y met volontiers les choses au pire. S'il est quelque détail de nature à émouvoir, on en exagère à dessein la portée ; tel accident du sujet prendra des proportions hors de mesure, et tout exact qu'il est, donnera une fausse notion de l'ensemble. Ce défaut, commun aux enquêtes anglaises, et dont on ne tient pas suffisamment compte dans les jugements qu'on en tire, se retrouve à un certain degré dans celle dont je vais exposer les résultats. »
Cela est parfaitement vrai ; dans ces volumineuses enquêtes le ministre des finances a puisé des citations à droite et à gauche, des opinions individuelles, mais comme je le disais hier, on ne peut trouver les solutions de cette enquête que dans le code nouveau d'instruction primaire qui en est sorti.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'ai cité des chiffres.
.M. Dechamps. - Je vais vous en citer, M. Guillery et moi nous avons cité un chiffre officiel que nous avons trouvé dans le travail de M. Louis Reybaud chargé de faire une enquête sur l'état comparé de l'instruction primaire dans les départements français et en Angleterre. Il constate que tandis qu'en France le chiffre de 40 p. c. d'ignorance est de beaucoup dépassé, il a trouvé en Angleterre un résultat beaucoup plus favorable. Voilà un témoignage récent, officiel, et ayant autorité, qui parle contre vous.
Voici un antre fait : c'est que d'après l'enquête anglaise, je vois que la progression dans l'instruction est plus grande là qu'ailleurs. Tandis qu'il y a quinze ans et plus le chiffre des élèves fréquentant les école-s était de 1 sur 17 habitants, en 1851 il était de 1 sur 9, en 1858 il est descendu à 1 sur 7.
Connaissez-vous un résultat meilleur dans les pays de centralisation ?
Dans l'enquête anglaise de 1861, la commission était fortement divisée sur la réforme à introduire. Une puissante minorité voulait renverser le pouvoir, trop grand à ses yeux, du conseil privé et restreindre beaucoup l’action du gouvernement. La majorité a proposé le maintien du système actuel, en n'y introduisant que des réformes de détails qui n'en changeaient ni le principe ni les bases.
Le code nouveau, résultat de l'enquête, aboutit à des conclusions contraires à celles qu'a imaginées M. le ministre des finances, c'est-à-dire à la conservation du caractère profondément religieux des écoles et à la réduction de la subvention de l'Etat que la commission d'enquête a trouvée excessive et que M. Law veut réduire de moitié.
Je maintiens donc ce que j'ai dit sur l'Angleterre.
M. Guillery a cherché à répondre à la demande que j'avais faite d'essayer de concilier nos principes de protectionnisme en matière d'enseignement, avec vos doctrines libérales en fait de culte, de presse, d'industrie et de travail, conciliation que l'honorable M. Frère-Orban n'a pas même essayé de faire.
L'honorable M. Guillery n'a trouvé qu'une réponse ; il a avoué que c'était une dérogation aux principes, mais que la nécessité sociale nous y obligeait. Le mal est trop grand, dit-il, il faut réunir tous les efforts pour le combattre, il faut même aller, si c'est nécessaire, ce que ne croit pas l'honorable membre, jusqu'à la force, jusqu'à l'enseignement obligatoire pour atteindre le but que nous poursuivons.
Eh bien, messieurs, si je voulais, puisant dans les statistiques et dans les enquêtes, faire le tableau de l'ignorance religieuse et morale, comme vous avez fait le tableau de l’ignorance intellectuelle dans les divers pays, croyez-vous que ce tableau serait moins sombre ?
Ainsi pour la France, ouvrez l'ouvrage de M. Villermé, si décourageant à l'endroit des classes ouvrières industrielles ; consultez les statistiques effrayantes faites par des hommes dont vous ne pouvez contester l'autorité que souvent vous avez invoquée, MM. Moreau-Christophe et Béchard.
Savez-vous ce qui résulte de la statistique curieuse, effrayante de M. Moreau-Christophe ?
Il est arrivé à ce résultat qu'en France le nombre des jeunes criminels et leur perversité suivent la même progression que le développement de l'enseignement primaire. (Interruption.)
M. Béchard dit, en analysant ces tableaux statistiques, que la culture morale est en France en raison inverse de la culture intellectuelle. Il ajoute : Faut-il en conclure que la culture intellectuelle soit mauvaise et doive produire la perversité morale ?
Evidemment non. C'est le contraire qui est vrai ; mais il en conclut que la culture morale par l'enseignement primaire tel qu'on l'a organisé en France, est une culture mauvaise et mal dirigée.
Elle est mauvaise, messieurs, précisément parce qu'en France l'enseignement primaire, malgré les louables efforts du gouvernement pour se dégager de cette voie, était organisé avant 1850 comme une fraction de votre opinion veut qu'on l'organise en Belgique. L'élément religieux n'y était pas entré assez profondément, et, malgré la direction religieuse que M. Guizot voulut imprimer aux écoles, le résultat de 1848 a prouvé que ses intentions ont été trompées.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Et en Hollande ?
.M. Dechamps. - Il est très religieux en Hollande.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais il n'y a pas d'enseignement religieux dans l’école.
.M. Dechamps. - Nous avons déjà discuté cela. Je dis qu'nu France on est arrivé à ce résultat que le lendemain de 1848, le corps des instituteurs presque tout entier se trouvait dans le camp des socialistes. (Interruption.)
Je ne pense pas que ces faits soient contestés.
(page 396) Messieurs, je finis. Quelle est ma conclusion ? Je dis qu'il me serai très facile de faire, au point de vue de l’enseignement moral, un tableau plus effrayant que celui que l'honorable ministre des finances et l'honorable M. Guillery ne l'ont fait au point de vue de l'ignorance intellectuelle.
Quelle conséquence faut-il en tirer ?
Il y a, messieurs, une école que vous appelez l'école théocratique, qui arrive aux mêmes conclusions que vous par rapport à la liberté religieuse.
Elle dit comme vous : Voyez cette masse d'ignorance religieuse et morale dans les populations ; il ne suffit pas de la liberté seule pour guérir une pareille plaie ; il faut le concours de toutes les forces et surtout l'intervention puissante et protectrice des pouvoirs publics ; il faut, comme le disait Louis XIV, une religion d'Etat obligatoire et pour empêcher que la société ne périsse en absence de foi religieuse.
Eh bien, messieurs, c'est le seul argument que M. le ministre des finances n'a pas rencontré dans mon discours. J'ai dit que la raison que vous invoquez pour la centralisation de l'enseignement dans les mains de l'Etat pour l'intervention nécessaire de l'Etat dans cette sphère, que ces mêmes raisons existent par rapport à la liberté religieuse.
Est-ce que par hasard vous nieriez que l'importance sociale de la religion soit moins grande que l'importance de l'enseignement primaire ?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Certainement non ! mais nous n'avons pas à nous occuper de l'enseignement religieux.
.M. Dechamps. - Je vous demande alors : Comment n'êtes-vous pas de l'école théocratique que vous combattez ? Ce sont vos principes en matière d'enseignement qu'ils proclament en matière de culte, avec des raisons plus fortes que les vôtres.
Jamais vous ne parviendrez à concilier vos programmes contradictoires : votre foi dans la liberté, quand cette liberté vous convient et vous sert, et votre défiance hostile contre les libertés dont vous craignez l'usage aux mains de vos adversaires politiques.
M. Orts. - Messieurs, la discussion au point où l'a portée l'honorable préopinant dans le discours que vous venez d'entendre, se réduit presque aux proportions d'une question de chiffres. Hier, elle s'élevait à la hauteur d'une question de principe ; aujourd’hui je ne sais par quelle nécessite de tactique l'honorable membre croit devoir l'amoindrir.
Au fond, cependant, messieurs, et pour quiconque y met une complète franchise, c'est bien un principe que l'on discute, ce n'est point une question d'application plus ou moins large, plus ou moins étendue, plus ou moins onéreuse pour le trésor public. L'intervention de l'Etat dans l'enseignement est en cause ; c'est ce droit d'intervention, cette nécessité d'intervention que sur les bancs de la gauche on défend ; qu'on veut complète, entière, et vous l'attaquez à droite, parce que vous croyez, c'est là votre erreur, que l'intervention de l'Etat menace la liberté.
La liberté, dites-vous, suffirait seule à pourvoir à toute l'urgence du besoin social qui nous occupe. La liberté a fait en cette matière ses preuves et mieux que le monopole gouvernemental. L'honorable comte de Theux débutait en produisant à l'appui de cette thèse un argument historique, une sorte de comparaison tirée de ce qui existait autrefois.
Selon l'honorable membre, avant 1830, l'enseignement était tout entier entre les mains de l'Etat ; le monopole fonctionnait seul. 1830 a fait cesser le monopole et ouvert la voie à la liberté.
La liberté marche seule ensuite jusqu'en 1842 et ses progrès sont plus rapides, plus considérables que ne l'avaient été ceux du monopole gouvernemental.
En 1842, la loi qu'on a appelée justement une loi de transaction et de concours, a été votée pour unir à la fois les efforts gouvernementaux et les efforts de la liberté vers un but commun : l'amélioration intellectuelle de toutes les classes de la société.
Ce rappel historique est inexact ; je regrette de devoir le dire, parce que je suis un ami de la liberté sans avoir cependant en elle une foi aveugle, une confiance exclusive.
Si l'honorable M. de Theux voulait raisonner chiffres, statistiques en main, au lieu de se fier à ses souvenirs, que ses convictions influencent peut-être un peu, il reconnaîtrait que le monopole de l'Etat sous le gouvernement des Pays-Bas avait 1aissé en 1830 une situation meilleure pour l'instruction primaire que celle que nous avions en 1842, lorsque nous avons cru devoir unir les efforts de l'Etat et de la liberté.
M. B. Dumortier. -C'est inexact.
M. Orts. - Apportez des chiffres et nous discuterons. Je crois être parfaitement sûr des faits que j'avance.
M. B. Dumortier. - Non ! Non !
M. Orts. - Vous avez le droit de me réfuter, mais je demande, pour me démontrer mon erreur, autre chose que des non ! non !
Je ne tire pas de là la conclusion qu'il faille écarter le concours de la liberté. Loin de moi cette idée. Je veux le concours de la liberté, mais je reconnais franchement que la liberté seule comme l'Etat seul seraient impuissants.
Je le reconnais ainsi avec une autorité qui est hors de discussion, avec la constitution de 1831, je le reconnais avec ceux qui ont cru devoir en 1831 inscrire l’intervention obligatoire de l'Etat en matière d'instruction dans le pacte constitutionnel, avec les législateurs sages et éclairés qui n’ont pas cru, en le faisant, se mettre le moins du monde en contradiction avec le principe proclamé simultanément de la non-intervention de l'Etat en matière de culte, en matière de conscience, en matière d'opinion. Et c'est ce qui a dit à l'honorable M. Dechamps, pourquoi ceux qui soutiennent l'intervention de l'Etat en matière d’enseignement ne se croient pas tenus, au nom de la logique, de demander la création d'une presse gouvernemental et à côté de cette presse gouvernementale, l'abonnement obligatoire, comme on a demandé l’enseignement obligatoire.
On dit à mes côtés que l'abonnement obligatoire existe quelque part. Peut-être. Soit ; mais ce n'est pas dans la presse que je connais, dans la presse libérale.
Messieurs, lors de cette loi de transaction et de concours de 1842, lors de cette grande loi dont je suis le partisan depuis longtemps, et je n'ai jamais hésité à le proclamer, est-ce l'intervention de l'Etat que l'on a voulu mettre comme une sorte de ressource subsidiaire à la queue de la liberté, ou est-ce l'intervention de l'Etat qui est la règle, et le concours de la liberté, une heureuse et désirable exception, mais enfin, une exception ? Ce qu’on a voulu en 1842, ce que le Congrès national a voulu en 1831, c'est une instruction de l'Etat, accessible à tous par son bon marché, ce que l'Etat seul peut donner, accessible aussi par sa généralité sur tous les points du pays, dans les localités les plus pauvres comme dans les localités les plus riches, dans les localités les plus éloignées comme dans les localités les plus rapprochées des centres de lumière, ce qu'encore une fois l'Etat seul peut donner.
Voilà pourquoi la loi d'instruction primaire contient dans son article premier ce principe, qui est pour moi le principe générateur de tout progrès en matière d'enseignement des masses : « Il y aura une école communale dans chaque commune. »
Voilà la règle-mère de la loi. Et si maintenant on peut parfois s'écarter de cette prescription-mère, c'est, comme l’indiquent les articles 2, 3 et 5, lorsqu'il y a lieu, dans des circonstances regrettables, qui ne sont pas désirées par les auteurs de la loi de 1842, de dégager les communes de l'obligation d'exécuter l'article premier. L'école communale d'abord ; si la commune est trop pauvre, ce sera un malheur que l'autorité supérieure constatera, puis elle dispensera de l'obligation de l'article premier se résolvant en un service financier que la commune est impuissante à prester. Dans ce cas, aux termes de l'article 2, la commune peut être dispensée. Mais à quelle condition encore ? Si l'état de l'enseignement privé de la commune permet d'accorder cette dispense sans danger pour le perfectionnement intellectuel et moral des administrés pauvres.
Lorsque, à l'article 5 de la loi, le législateur de 1842 dit que la commune doit donner l'instruction gratuite aux enfants pauvres, où dit-elle que cette instruction doit d'abord être donnée ? Dans l’école communale ; et ce n'est qu'à défaut de l'école communale que l'on ajoute : « Ou dans celle qui en tiendra lieu. »
M. B. Dumortier. - Du tout. Lisez l'article.
M. Orts. - Je vais lire l'article.
« Art. 5. Les enfants pauvres reçoivent l'instruction gratuitement.
« La commune est tenue de la procurer à tous les enfants pauvres dont les parents en font la demande, soit dans son école communale, soit dans celle qui en tient lieu... »
M. B. Dumontier. - Ah ! ah !
M. Orts. - Laissez-moi achever : « Ou dans toute autre école spécialement désignée à cet effet par elle, en conformité des articles 3 et 4. »
Lesquels articles 3 et 4 ne permettent à la commune de ne pas avoir d'école que dans les cas exceptionnels que j'ai rappelés tout à l'heure.
Nous voulons donc, - et ceci nous le voudrons toujours ; discutez, contestez tant qu'il vous plaira, vous ne nous ferez pas abandonner cette conviction, parce que cette conviction est celle que nous remplissons un devoir sacré, un devoir impérieux ; - nous voulons une école communale partout.
Appelons de tous nos vœux une école privée, dix, cent écoles privées dans chaque commune, à côté de l'école communale.
Et pourquoi voulons-nous cela, sans prétendre au monopole et sans être les ennemis ni les jaloux de la liberté ?
En vertu du principe même, qui fait que partout l'instruction publique est réputée une dette de l'Etat vis-à-vis des populations.
(page 397) Pourquoi, en effet, n'a-t-on jamais admis ans aucune société l'exclusion de l'Etat comme dispensateur de l'instruction ? Parce qu'en cette matière l'on s'adresse au besoin social qui doit être nécessairement satisfait.
Ceux qui souffrent de ce besoin social non satisfait ne comprennent pas eux-mêmes la bonté de l'instruction qui leur manque et leur est offerte. Ils ne sont pas, comme l'acheteur d'une marchandise vulgaire, capables de juger de la qualité de cette marchandise.
Il faut qu'ils puissent aller de confiance puiser l'instruction à une source dont la qualité, la pureté est certaine. Cette certitude ne saurait être donnée que par l'enseignement que surveille l'Etat à tous les degrés.
L'enseignement donné par les particuliers peut sans doute valoir l'enseignement de l'Etat, mais par cela même qu'il est libre et doit rester libre, un enseignement privé est essentiellement un enseignement dont la bonté ne peut être contrôlée que par le public intelligent, et déjà instruit.
L'homme manquant d'instruction primaire, qui va en demander quelque part, est inhabile à contrôler la bonté de l'établissement auquel il s'adresse. Or, en tout pays civilisé, il doit exister une source de lumière pure et à l’abri de tout soupçon.
Voilà la nécessité de l'enseignement public.
- Un membre. -Comme en France.
M. Orts. - Je ne dis pas comme en France, parce qu'en France on n'admet pas facilement un autre enseignement à côté de celui de l'Etat, et je veux la libre concurrence.
Mais je veux aussi un enseignement de l'Etat, parce que pour celui-là seul on a la garantie qu'il est bon. (Interruption.) Cette garantie se trouve dans votre contrôle à vous qui m'interrompez, d'abord dans cette Chambre, dans le contrôle de tous ceux qui ont à surveiller l'exercice du pouvoir, depuis la commune jusqu'au parlement, dans le contrôle de l'opinion publique. L'enseignement libre, lui, je n'ai pas le droit de le contrôler. Je n'ai pas le droit de m'enquérir de ce qui se passe dans une école libre. Si j'avais ce droit comme membre de la Chambre des représentants, l'enseignement ne serait plus libre. J'ai donc mon droit d'appréciation comme particulier, je n'en ai aucun à titre d'autorité.
Messieurs, cette intervention, l'honorable M. Dechamps, qui n'en conteste plus le principe, dit-il, la trouve exagérée, dangereuse à raison du chiffre que nous consacrons chaque année au budget pour en faire les frais. Et où est le danger ?
L'honorable orateur répond : En chargeant l'Etat de cette mission, vous découragez ceux qui pourraient suppléer à ses efforts ; vous déplacez la responsabilité ; vous énervez la foi dans la liberté individuelle, dans l'action communale.
Ce résultat serait, messieurs, un grand mal, mais l'honorable orateur auquel je réponds commet une erreur. Les sommes que nous inscrivons au budget pour développer l'enseignement public ne peuvent décourager les communes, ne peuvent arrêter leur action. Ces chiffres n'ont ni pour but ni pour résultat de substituer l'action exclusive de l'Etat à l'action de la commune ou de la province.
Quel emploi veut-on faire des sommes que l'on vous demande de voter ? Créer des écoles que l'Etat soutienne à lui seul au lieu et place des communes ? Non. L'Etat intervient, pourquoi ?
Pour faire ce qu'il a fait jusqu'ici et ce qu'il continuera à faire, provoquer l'action des communes, le concours des communes et les amener à dépenser, grâce à l'appât du subside donné, trois et quatre fois le chiffre de ce subside, pour atteindre le but commun.
L'action des communes est de cette façon provoquée, sollicitée, elle n'est point découragée. Nulle responsabilité n'est déplacée.
Personne n'a jamais songé davantage à ériger l'action de l'Etat dans l'enseignement en une sorte d'antagonisme de la liberté. Loin de là, lorsque les communes, les provinces, l'Etat ont satisfait à tout ce que la loi commande, lorsque l'effort de tous les pouvoirs publics a assuré l'enseignement primaire à toutes les communes, organisé l'enseignement moyen là où les ressources et la loi permettent de l'établir, veillé aux exigences de l'enseignement supérieur, l'état encourage par son concours financier les efforts de la liberté et les communes, les provinces imitent avec raison son exemple.
L'antagonisme, messieurs, personne de nous ne l'a jamais rêvé. Notre dévouement même à l'instruction publique suffit pour nous défendre de cette pensée malveillante à l'égard de la liberté. Si l'antagonisme existait, l'Etat grâce à ses puissants moyens d'action, détruirait un jour les établissements qui ne seraient pas les siens. Ce jour serait fatal à l'enseignement public. L'enseignement officiel seul debout sommeillerait d'un sommeil de mort. La concurrence ne le ferait plus marcher constamment en avant dans la voie du progrès, qui est la vie de la science. Or, c'est ce que nous ne voulons pas. Nous apprécions les avantages de la liberté, à ce nouveau point de vue et nous la remercions ici encore de son concours indirect.
L'honorable M. D champs est revenu sur la thèse qu'il avait développés dans son premier discours, et que l'honorable ministre des finances et l’honorable M. Hymans avaient, je pense, réfutée par des citations, des fait, et des chiffres. Je n'en dirai dès lors pas grand-chose ; pourtant je dois quelque mots de réplique à l'honorable M. Dechamps.
L'honorable orateur ne conteste pas que l'Angleterre, pays de liberté, ne présente pas cependant le beau idéal au point de vue du développement de l'instruction primaire. Il accuse M. le ministre des finances et l'honorable M. Hymans, simplement d'avoir chargé le tableau outre mesure. Si l'honorable ministre des finances avait raison, prétend l'honorable M. Dechamps, l'Angleterre serait aujourd'hui le pays le moins civilisé du monde entier. Or, qui ne sait que 1 Angleterre se distingue avant tout par la culture de l'esprit dans toutes les classes élevées de la société ?
Mon Dieu, qui le conteste ? L'Angleterre a un système d'éducation en concordance avec son organisation sociale ; elle a un système d'instruction, aristocratique. La lumière plus éclatante rayonne au sommet de l’édifice. Rien d'étonnant, d'ailleurs, que les classes aristocratiques aient organisé l'instruction de telle manière. Elles ne peuvent ni ne veulent rester au-dessous de la tâche que la constitution anglaise leur impose. L'aristocratie anglaise, qui, constitutionnellement, doit gouverner l'Etat, s'occupe, avec un soin extrême, de mettre ses membres à même de payer leur dette au pays.
Elle sait qu'en Angleterre plus que partout ailleurs, noblesse oblige et elle se prépare à faire honneur à sa dette.
Oui, la culture intellectuelle des classes élevées est magnifique en Angleterre. Mais si vous envisagez la question au point de vue démocratique, comme nous devons l'envisager, nous, il ne reste rien à répondre au tableau affligeant qui nous a été présenté. L'honorable M. Dechamps a négligé cette distinction. Ce ne sont pas seulement les classes inférieures qui sont en Angleterre maltraitées sous le rapport intellectuel ; les classes moyennes en ce pays accusent un état déplorable. Si l'honorable M. Dechamps veut le permettre, je citerai, pour le démontrer, quelques faits. Je les prendrai chez un auteur anglais, et on sait quel est l'esprit national de l'Angleterre, combien les écrivains anglais sont peu enclins à signaler aux yeux de l'étranger les fautes commises dans leur pays.
M. Kay, publiciste éminent, a consacré deux volumes à comparer l'état moral et intellectuel de son pays à l'état moral et intellectuel du reste de l’Europe. Il affirme que pour l'intelligence le paysan anglais est à un degré déplorable au-dessous du paysan de l'Allemagne, de la Hollande, de la Suisse et de la France.
Un autre écrivain, M. Dickens, raconte le fait incroyable que voici :
Dans une enquête récente dirigée par une commission du parlement britannique, le coroner Wackley déclara qu'en désignant un grand jury dans la partie ouest du comté de Middlesex, il avait trouvé onze membres sur les trente hors d'état de signer leur nom. Il croyait, ajoutait-il, qu'en examinant ses reçus pour dépenses, il pourrait établir que la moitié de ses jurés ne savent pas écrire. Ici l'écrivain s’écrie à bon droit : « Un chef de jurés, un homme qui est tenu de posséder cent mille dollars et qui ne sait pas écrire. »
M. B. Dumortier. - Il n'y a pas de dollars en Angleterre.
M. Orts. - Si vous me permettez de continuer, je vous donnerai tout à l'heure l'explication monétaire que vous désirez. Je répète. C'était donc parmi 30 personnes possédant une fortune de 500,,000 fr. de capital qu'il s'en trouvait 7 ne sachant pas signer.
Maintenant pourquoi y a-t-il des dollars dans h passage que je viens de citer ? Parce que je l'emprunte au livre d'un auteur américain que je tiens à la main, les Principes de la science sociale de Carey, et Carey en citant le document anglais a traduit le chiffre en monnaie de son pays pour s'y faire mieux comprendre sans doute, que s'il avait parlé livres sterling.
Ce n'est pas tout.
L'auteur continue :
« De tous côtés nous rencontrons l'ignorance et non toujours en compagnie de la pauvreté. Prenons dans la Gazette, à l'article dissolution de sociétés, pas un mois ne se passe sans que quelque malheureux homme, roulant sur l'or, mais gonflé d'ignorance, en est réduit à l’experimentum crucis ; à mettre une croix au lieu de signature. Le nombre de petits jurés, surtout dans les districts ruraux, qui ne peuvent signer qu'avec une croix est énorme. »
Le même auteur toujours avait répondu d'avance à la comparaison peu (page 398) flatteuse que l'honorable M. Dechamps a faite entre la France et l'Angleterre. Il remarque qu'il ne suffit pas, pour juger le système d'éducation suivi par une nation, de comparer ce qui est.
Il faut aller un peu plus loin, et rechercher les progrès réalisés. « Or, dit-il, en 18 ans le système suivi en France a quadruplé le nombre des enfants suivant les écoles, tandis que celui de l'Angleterre n'a pas même doublé. »
Voilà, messieurs, la situation anglaise jugée sur la foi de témoignages anglais, par un écrivain américain, critique sévère, judicieux et peu habitué à accepter l'opinion d'autrui sans l'avoir examinée d'une manière très approfondie.
Mais, objecte l'honorable M. Dechamps, ces enquêtes anglaises m'inspirent une confiance assez mince, ce ne sont pas des portraits, ce sont des charges. De parti pris, l'on noircit les dépositions et l'on prend, en outre, parmi ces dispositions noircies, les plus sombres pour les citer.
La chose est possible, je l'admets pour un instant. Mais, messieurs, il y a dans ces enquêtes aussi des accusations directes : lorsque ces accusations ne sont pas relevées, démenties par ceux qu'elles incriminent, ne doivent-elles pas être considérées comme vraies ? Ainsi, l'enquête de 1860, citée par l'honorable M. Hymans, nous apprend que parmi le personnel patronné par la Société nationale (la société enseignante par excellence, celle qui s'est donné la mission de propager dans l'enseignement les principes de l'Eglise établie, autant et plus que l'instruction scientifique), que là, il se trouvait 700 instituteurs chargés d'apprendre au moins à lire et à écrire aux enfants, et qui ne savaient eux-mêmes ni lire, ni écrire, ni signer. La National Society a-t-elle contesté ce témoignage de l'enquête ? Pas de trace. On a accepté le compliment et on a cherché le remède. L'a-t-on trouvé ?
Je n'en sais rien, une enquête ultérieure nous l'apprendra quelque jour. Pour le passé, il y a aveu. (Aux voix ! aux voix !)
M. Wasseige. - J'aurais désiré demander quelques explications à M. le ministre de l'intérieur sur l'exécution du règlement qu'il a publié sous la date du 14 janvier dernier ; mais vu l'heure avancée de la séance, je reproduirai mon interpellation, lors de la rentrée, sous forme de motion d'ordre. (Assentiment.)
- La discussion sur le chapitre XVI est close.
« Art. 98. Inspection civile de l'enseignement primaire et des établissements qui s'y rattachent. Personnel : fr. 36,600. »
Par suite d'un transfert proposé par le gouvernement et adopté par la section centrale, le chiffre de 36,600 francs doit être porté à 45,600 francs.
- L'article 98, ainsi modifié, est adopté.
« Art. 99. Ecoles normales primaires de l'Etat, à Lierre et à Nivelles. Personnel : fr. 59,506.
« Charge extraordinaire : fr. 1,100. »
- Adopté.
« Art. 100. Traitements de disponibilité pour des professeurs des écoles normales de l'Etat ; charge extraordinaire : fr. 5,170. »
- Adopté.
« Art. 101. Dépenses variables de l'instruction et frais d'administration. Commission centrale. Enseignement normal des instituteurs et des institutrices ; dépenses diverses. Service annuel ordinaire de l’instruction primaire communal.' ; subsides aux communes ; constructions, réparations et ameublement de maisons d'école ; encouragements (subsides et achats de livres pour les bibliothèques des conférences d'instituteurs) ; récompenses en argent ou en livres aux instituteurs primaires qui font preuve d'un zèle extraordinaire et d'une grande aptitude dans l'exercice de leurs fonctions ; subsides aux caisses provinciales de prévoyance ; encouragements aux recueils périodiques concernant l'instruction primaire ; subsides pour la publication d'ouvrages destinés à répandre l'instruction primaire ; secours à d'anciens instituteurs (article 54 du règlement du 10 décembre 1852 ; ; frais des conférences horticoles des instituteurs primaires ; subsides à des établissements spéciaux ; salles d'asile et écoles d'adultes, etc. ; subsides aux communes pour les aider à subvenir aux dépenses de l'enseignement primaire dans les ateliers d'apprentissage (arrêté royal du 10 février 1861) : fr. 2,227,572 57. »
M. le président. - A cet article se rattache d'abord l'amendement de M. Guillery.
Il est mis aux voix.
- Plus de cinq membres demandent l'appel nominal.
Il est procédé à cette opération.
En voici le résultat :
67 membres répondent à l'appel nominal.
7 répondent oui.
60 répondent non.
La Chambre n'adopte pas.
Ont répondu oui : MM. Van Humbeeck, de Boe, Dechentinnes, de Gottal, de Lexhy, Guillery et Sabatier.
Ont répondu non : MM. A. Vandenpeereboom, Vander Donckt, Vanderstichelen, Van Iseghem, Van Leempoel de Nieuwmunster, Van Overloop, Van Renynghe, Van Volxem, Wasseige, Allard, Bara, Braconier, Crombez, de Baillet-Latour, de Bronckart, de Brouckere, de Decker, de Florisone, De Fré, de Haerne, de Mérode, de Moor, de Naeyer, de Pitteurs-Hiegaerts, de Ridder, de Rongé, de Ruddere de Te Lokeren, de Terbecq, de Theux, Devaux, Dolez, B. Dumortier, H. Dumortier, d'Ursel, Faignart, Frère-Orban, Frison, Grosfils, Hymans, Jacquemyns, Jamar, J. Jouret, M. Jouret, Laubry, le Bailly de Tilleghem, Lesoinne, Mercier, Moncheur, Moreau, Mouton, Nélis, Orban, Orts, Pierre, Pirson, Rodenbach, Rogier, Snoy, Tesch et E. Vandenpeereboom.
M. le président. - Il y a d'autres amendements encore à cet article. Par suite du transfert que la Chambre vient de voter et de deux autres changements convenus entre le gouvernement et la section centrale, le chiffre doit être porté à 2,225,772 fr. 57 c.
- Ce chiffre est mis aux voix et adopté.
La séance est levée à 5 heures.