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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 15 janvier 1863

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)

(page 219) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

Il fait lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre :

« L'administration communale d'Ostroosebeke demande que le canal à construire de Roulers à la Lys passe le plus près possible de cette commune. »

M. le Bailly de Tilleghem. - J'appuie fortement cette pétition, ainsi que le renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Le conseil communal de Corthys prie la Chambre de voter aux budgets de l'intérieur et des travaux publics un crédit pour aider les communes à supporter les frais d'entretien de la voirie vicinale. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget de l'intérieur.


« Les expéditionnaires au gouvernement provincial du Hainaut demandent la fixation d'un nouveau minimum de traitement pour les expéditionnaires. »

- Même renvoi.


« Les juges de paix de l'arrondissement de Verviers demandent que le traitement des juges de paix soit porté à 3,000 fr. ou gradué par période décennale de service. »

- Dépôt sur le bureau pendant le vote définitif du projet de loi relatif aux traitements des membres de l'ordre judiciaire.


« M. de Ridder, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.


« M. de Haerne, obligé de s'absenter pour affaires urgentes, demande un congé de deux ou trois jours. »

- Accordé.

Projet de loi relatif aux traitements des membres de l’ordre judiciaire

Second vote des articles

M. le président. - Nous avons à revenir sur le paragraphe 5 du tableau A. Sur la proposition de MM. Nothomb et consorts, le traitement des juges de paix a été porté à 3,000 fr. et celui des greffiers à 1,500 fr.

La discussion est ouverte.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, je ne veux pas rouvrir le débat, mais je persiste à signaler à la Chambre le double inconvénient que présente la résolution qu'elle a adoptée.

Elle a pour effet, d'un côté, de grever le trésor outre mesure, et d'un autre côté d'augmenter des traitements que tout le monde trouve être suffisants.

La Chambre comprendra que quand le gouvernement propose des augmentations de dépenses, il accepte la responsabilité de la situation qu'il fait au trésor public, mais il ne peut pas accepter la responsabilité d'augmentations qui lui sont imposées par la législature.

M. le président. - Je vais soumettre au vote définitif l'amendement de MM. Nothomb et consorts.

- Plusieurs voix. - L'appel nominal !

- Il est procédé à cette opération.

En voici le résultat :

88 membres répondent à l'appel.

47 membres répondent oui.

41 membres répondent non.

En conséquence, l'amendement est définitivement adopté.

Ont répondu oui : MM. de Muelenaere, de Pitteurs-Hiegaerts, de Ruddere de Te Lokeren, de Smedt, de Terbecq, de Theux, d'Hoffschmidt, H. Dumortier, d'Ursel Faignart, Goblet, Guillery, Janssens, Julliot, Kervyn de Volkaersbeke, Landeloos, Lange, Laubry, le Bailly de Tilleghem, Mercier, Moncheur, Notelteirs, Nothomb, Rodenbach, Royer de Behr, Sabatier, Snoy, Tack, Thibaut, Thienpont, Van Bockel, Vanden Branden de Reeth, Van Overloop, Van Renynghe, Vermeire, Wasseige, Ansiau, Beeckman, Debaets, de Baillet-Latour, de Boe, Dechamps, Dechentinnes, de Decker, de Liedekerke, de Mérode et de Montpellier.

Ont répondu non : MM. de Naeyer, de Renesse, de Rongé, Devaux, de Vrière, Dolez, Frère-Orban. Frison, Grandgagnage, Grosfils, Jacquemyns, Jamar, J. Jouret, M. Jouret, Magherman, Moreau, Mouton, Muller, Nélis, Orban, Pirmez, Pirson, Prévinaire, Rogier, Tesch. A. Vandenpeereboom, E. Vandenpeereboom, Vander Donckt, Van Iseghem, Van Leempoel de Nieuwmunster, Van Volxem, Allard, Bara, Braconier, C. Carlier, Carlier-M. Van Humbeeck, rapporteur, Crombez, Cumont, de Brouckere, De Fré et Vervoort.

Vote sur l’ensemble

Il est procédé à l'appel nominal sur l'ensemble du projet de loi.

87 membres y prennent part.

80 membres répondent oui.

7 membres répondent non.

En conséquence, la Chambre adopte ; le projet de loi sera transmis au Sénat.

Ont répondu oui : MM. de Muelenaere, de Pitteurs-Hiegaerts, de Renesse, de Rongé, de Ruddere de Te Lokeren, de Smedt, de Terbecq, de Theux, Devaux, de Vrière, d'Hoffschmidt, Dolez, H. Dumortier, d'Ursel, Frère-Orban, Frison, Goblet, Grandgagnage, Guillery, Jacquemyns, Jamar, Janssens, J. Jouret, M. Jouret, Julliot, Kervyn de Volkaersbeke, Landeloos, Lange, Laubry, le Bailly de Tilleghem, Magherman, Mercier, Moncheur, Mouton, Muller, Notelteirs, Nothomb, Orban-, Orts, Pirmez, Pirson, Prévinaire, Rodenbach, Rogier, Royer de Behr, Sabatier, Snoy, Tack, Tesch, Thibaut, Thienpont, Van Bockel, Vanden Branden de Reeth, A. Vandenpeereboom, E. Vandenpeereboom, Van Humbeeck, Van Iseghem, Van Leempoel de Nieuwmunster, Van Overloop, Van Renynghe, Van Volxem, Vermeire, Wasseige, Ansiau, Bara, Beeckman, Braconier, Ch. Carlier, Cumont, Debaets, de Baillet-Latour, de Boe, de Brouckere, Dechamps, Dechentinnes, de Decker, De Fré, de Liedekerke, de Mérode, de Montpellier et Vervoort.

Ont répondu non : MM. de Naeyer, Grosfils, Moreau, Vander Donckt, Allard, Carlier-M. Van Humbeeck, rapporteur et Crombez.

Projet de loi portant le budget du ministère des affaires étrangères de l’exercice 1863

Discussion générale

M. Bara. - Messieurs, j'ai demandé la parole pour appeler l'attention du gouvernement sur les difficultés relatives à l'exécution des jugements étrangers dans le pays et sur l'état de notre droit international privé.

Toutes les règles de droit civil et commercial qui nous régissent datent d'une époque hostile à l'étranger.

Sous Napoléon on était en guerre avec toutes les nations de l'Europe, et il est évident que, sous un pareil régime, les dispositions qui ont été édictées ne pouvaient être que défavorables aux étrangers.

Mais il est certain aussi, messieurs, que depuis, les idées ont changé. Si l'Europe est aujourd'hui encore armée comme à la veille d'une bataille, il est certain que les peuples n'épousent pas les haines des gouvernements, et que les sentiments d'hostilité des nations les unes à l'égard des autres ont cessé.

Ce progrès, cet immense bienfait, nous les devons au développement des relations industrielles, commerciales et à l'échange de relations intellectuelles entre tous les peuples.

Il est un point qui résulte des événements et que les hommes d'Etat ne doivent point oublier, c'est que les nations sont solidaires et que toutes les mesures vexatoires que l'on prend à l'égard des étrangers font toujours souffrir la nation même qui les prend. La politique d'isolement est à jamais condamnée.

Mais, messieurs, il ne suffit pas de parler sur la fraternité des peuples ; il ne suffit pas de dire : toutes les nations appartiennent à l'humanité ; il faut faire en sorte que cela soit, il faut que tous les hommes politiques travaillent à assurer cette fraternité et cette égalité.

En Belgique, nous avons déjà fait quelque chose.

La loi de 1837, d'abord, a admis les étrangers à succéder dans notre pays, mais sous la condition de réciprocité.

Plus tard, la loi hypothécaire de 1851 a permis que les hypothèques consenties à l'étranger fussent valables en Belgique, en donnant simplement au président du tribunal de première instance le droit de vérifier si les actes et procurations sont suffisants pour l'authenticité dans le pays où, ils ont été passés.

(page 220) Voilà donc, messieurs, un principe admis, principe important : c'est que ce qui a été fait à l'étranger est suffisant pour créer des droits sur le territoire belge, pour donner des droits sur la propriété territoriale.

Plus tard, en 1855, nous avons admis un principe analogue pour les sociétés. Les sociétés industrielles, commerciales, financières, les sociétés anonymes peuvent ester en Belgique, à la condition que la nation à laquelle elles appartiennent ait été admise à ce bénéfice par un arrêté royal. Pour la France, cela existe de plein droit en vertu de la loi de 1855.

Nous avons plus tard aboli les passeports. En un mot, nous avons rapproché beaucoup la Belgique des autres peuples.

Mais, messieurs, pourquoi le législateur n'applique-t-il pas immédiatement ces principes qui ont été trouvés utiles en 1851 et en 1855, à l'exécution des jugements étrangers ?

Nous désirons que nos relations industrielles et commerciales s'étendent, nous voulons des sociétés avec l'étranger, nous demandons des. capitaux ; nous voulons que nos industriels puissent exporter de tous côtés.

Et qu'arrive-t-il ? C'est que lorsque nous avons des contestations avec un étranger, il faut que l'étranger qui a obtenu un jugement dans son pays, vienne discuter à nouveau ce qui fait l'objet de la contestation. Il a plaidé à grands frais à l'étranger ; et arrivé en Belgique, nanti d'un jugement qui va lui permettre d'exécuter contre son débiteur, on lui dit : votre jugement est une lettre morte ; vous allez recommencer ici, vous allez faire de nouvelles dépenses et passer peut-être par les trois degrés de juridiction.

Eh bien, le commerce ne peut s'accommoder de pareilles lenteurs. Il faut une justice prompte, expéditive ; c'est le seul moyen de donner la sécurité aux relations commerciales.

Il serait on ne peut plus facile de remédier à tous ces inconvénients, si le législateur voulait appliquer, en matière de jugements étrangers, les principes admis en 1851 et en 1855. Il suffirait de déclarer dans une loi que les jugements définitifs seront rendus exécutoires en Belgique sous certaines conditions et après l'accomplissement de certaines formalités.

On devrait s'adresser au tribunal de première instance, avec assignation de la personne contre laquelle on voudrait exécuter. Les tribunaux ainsi saisis ne pourraient pas réviser le fond ; ils devraient déclarer les jugements exécutoires dès qu'il aurait été constaté qu'ils ont été obtenus selon les formes judiciaires du pays dont ils émanent, qu'ils ne sont contraires ni au droit public belge, ni à des droits réels, ni à l'état et à la capacité des personnes, ni à la morale publique, ni aux bonnes mœurs.

On pourrai encore examiner si les jugements par défaut peuvent recevoir exécution en Belgique.

Messieurs, il suffirait de quatre articles pour mettre un terme à toutes les difficultés, à toutes les lenteurs occasionnées par l'exécution des jugements étrangers en Belgique, et il est évident qu'une pareille loi serait très utile à notre commerce et à notre industrie ; elle serait acceptée avec plaisir par toutes les personnes qui ont des intérêts à l'étranger.

En définitive, si l'on ne veut pas du principe général de l'exécution des jugements étrangers en Belgique, si l'on croit qu'il est des nations dont la justice n'est pas impartiale, dont les lois ne sont pas conformes à la justice universelle, eh bien, que le projet autorise le gouvernement à traiter avec les nations dont les législations sont justes, loyales, sont reconnues tout aussi bonnes que la nôtre. Ainsi, nous pourrions très bien avoir de pareils traités avec la France, avec l'Angleterre, avec la Hollande et d'autres peuples. Il ne pourrait en résulter aucun inconvénient.

Je ne réclame pour le moment du gouvernement qu'une loi sur les jugements étrangers, et je désire que cette loi soit portée dans le plus bref délai, car il faut autant que possible garantir les droits de l'étranger. La Constitution nous en fait un devoir ; la Constitution accorde une protection réelle, sérieuse à l'étranger.et nous devons l'assimiler au Belge, quant aux relations civiles, dans le plus grand nombre de cas possibles.

Mais, messieurs, j'appelle encore l'attention du gouvernement sur l'état de notre droit international privé. Il est dans l'enfance, il est dans le chaos ; il ne repose sur aucun principe stable, certain, sur aucun principe qui soit accepté par toutes les nations.

La division des statuts réels, personnels, mixtes, les questions de formes intrinsèques et extrinsèques, constituent un tissu inextricable de difficultés dont la jurisprudence ne sort qu'en froissant souvent les principes les plus certains de justice et d'équité.

Il est impossible qu'en se tenant aux textes de lois faites uniquement en vue des relations intérieures, on résolve d'une manière satisfaisante des questions relatives aux relations internationales. Ainsi, messieurs, l'honorable M. de Boe a parlé hier de la loi de 1837 et comme il l'a dit, cette loi est injuste et mauvaise.

Elle a été condamnés par le législateur lui-même, par celui qui l'a faite ; je vais vous en donner la preuve. Lorsqu'on a proposé, en 1837, le système de la successibilité des étrangers en Belgique, mais sous condition de réciprocité, que disait le rapporteur de la section centrale ?

« Si la loi était moins urgente, si la session législative ne touchait à sa fin, votre commission aurait pu reprendre la question de plus haut et se serait peut-être convaincue que le droit d'aubaine n'est plus en harmonie avec l'état actuel de notre civilisation et l'esprit de nos institutions ; que la raison et l'humanité nous commandent de revenir à la législation de l'assemblée constituante ; que cette espèce de talion, qui nous est légué par les temps barbares, est injuste et impolitique ; qu'en privant de l'héritage de leurs pères ceux dont le crime est d'être nés sous un autre ciel, nous écartons de notre pays les hommes qui par leurs capitaux et leur industrie seraient venus l'enrichir ; que les gouvernements absolus, loin d'être portés à l'abolition du droit d'aubaine par des menaces de représailles, applaudissent au contraire à une mesure qui retient chez eux ceux qui seraient tentés de s'établir chez nous et qu'ainsi cette réciprocité n'atteint pas son but et nous est plus nuisible que profitable. »

Eh bien, messieurs, voilà le jugement que le législateur de 1837 portait sur son œuvre. La réciprocité, au point de vue du droit naturel, est condamnée.

C'est incontestable.

Seulement, messieurs, je ne puis me rallier entièrement à la proposition de l'honorable M. de Boe telle qu'elle est faite. Elle est évidemment incomplète et elle pourrait n'aboutir à aucun résultat, eu égard au mauvais état de notre droit international.

Messieurs, l'honorable M. de Boe a cité un cas ; il a dit : Un Anglais vient en Belgique, il y apporte ses capitaux, il y achète des terres ; plus tard il a des enfants ; si ce sont des filles et si elles épousent des Anglais, elles ne peuvent pas hériter des biens de leur père. Eh bien, messieurs, je suppose que nous fassions une loi par laquelle nous supprimions la condition de réciprocité, nous n'aurions encore rien, fait car il existe une jurisprudence qui décide que les questions relatives à la succession d'un étranger, se débattant entre étrangers, ne sont pas de la compétence des tribunaux belges.

Un Anglais meurt ayant des immeubles en Belgique ; il a deux enfants mâles. L'aîné, en vertu de la loi anglaise, prétend à la succession de tous les immeubles situés en Belgique ; il dit au cadet : « Tous ces immeubles m'appartiennent, vous n'avez droit à rien. » Le cadet se présente devant les tribunaux belges et leur dit : « Je réclame la moitié de la succession de mon père. » Les tribunaux belges lui répondent : « Je ne suis pas compétent ; je ne puis vous soutenir. » (Interruption.)

L'honorable M. Pirmez me fait un signe négatif ; je lui demande pardon ; mais cette question a été décidée par un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles en 1859.

Une contestation relative à l'hérédité d'un étranger décédé en Belgique, après une résidence longue et continue, mais sans qu'il eût obtenu l'autorisation d'établir son domicile dans le pays, ne peut être portée devant la juridiction belge. Ainsi, le cadet dont je parle ne pourra faire reconnaître son droit par les tribunaux belges ; et nous en viendrons ainsi à sanctionner en Belgique l'absurde droit d'aînesse qui existe en Angleterre.

M. Dolez. - S'agissait-il d'immeubles ?

M. Bara. - Probablement, puisqu'il s'agissait d'une succession entière ; mais n'importe ! le principe s'applique à toute espèce de succession.

La cour d'appel de Bruxelles répond que la succession ne peut s'ouvrir que là où l'individu avait son dernier domicile, donc dans l'espèce que je suppose, c'est en Angleterre qu'il faudrait porter la contestation.

Pour ma part je n'approuve pas cet arrêt de la cour d'appel de Bruxelles, parce qu'il s'appuie sur des articles du code de procédure qui n'ont pas été édictés en vue de nos relations internationales.

Mais si je cite cet exemple, c'est pour vous prouver qu'il y a un chaos, un embarras extraordinaire dans tout ce qui touche au droit international. Prenez les faillites, c'est la même chose. Aujourd'hui, les communications sont très rapides ; un individu a des établissements dans deux ou trois pays ; il est mis en faillite dans l'un de ces pays, il arrive quelquefois que les créanciers les plus prompts exercent leurs droits sur les biens d'une personne qui est en état de faillite dans un autre pays.

Dans la législation commerciale internationale, les difficultés ne sont pas moins grandes ; en matière de sociétés, de contrats d'assurances, de transports, de lettres de change, partout les principes varient et les procédures sont diverses.

(page 221) Messieurs, ces difficultés sont tellement inextricables, qu'un homme éminent, lord Campbell, le premier juge d'Angleterre, disait, il y a quelques années : « J'espère que l'alliance entre la France et l'Angleterre sera le commencement d'un rapprochement entre la jurisprudence des deux pays, car sous ce rapport nous avons beaucoup à apprendre de la France et la France pourrait apprendre quelque chose chez nous. »

Eh bien, je me permets de croire que la Belgique est placée dans les conditions les plus favorables pour poursuivre l'adoption de certains principes communs en matière de droit civil et commercial pour tous les peuples de l'Europe.

C'est une belle initiative à prendre pour notre diplomatie. Notre diplomatie n'a pas à intervenir dans les grandes questions politiques ; nous n'avons pas à peser en faveur de telle puissance plutôt qu'en faveur de telle autre.

Mais quand notre gouvernement défendra les droits civils, quand il demandera pour tout le monde la garantie de ces droits civils, je suis convaincu qu'il obtiendra l'assentiment et les sympathies de toutes les nations.

Et, messieurs, ce n'est pas une œuvre difficile, irréalisable comme on le dira peut-être tout à l'heure. Il y a des principes admis en matière de droit international privé qui n'attendent plus que l'adhésion des puissances.

Le congrès de Paris a usé de ce système. Le congrès de Paris a aboli la course et proclamé l'inviolabilité sur mer de la propriété ennemie ; et qu'a-t-il fait ? Il a dit aux puissances : Entendez-vous, demandez l'adhésion de toutes les nations.

Eh bien, pourquoi ne ferait-on pas la même chose en matière de droit civil et commercial ; pourquoi ne demanderait-on pas à tous les gouvernements d'adopter les grands principes de justice et de contribuer à la confection d'un code international basé sur ces principes ? Il est évidemment certaines matières qui, si une initiative était prise, pourraient être régies par des dispositions uniformes, sages et conformes à l'esprit d'équité et de justice universelle. Je suis convaincu que des dispositions de ce genre seraient approuvées par toutes les puissances de l'Europe. Mais le tout est d'agir, de prendre l'initiative.

M. le ministre des finances, à l'activité duquel tout le monde rend hommage, a demandé, à son budget, une allocation en vue de créer un personnel chargé d'examiner toutes les publications, toutes les lois étrangères relatives aux finances.

Je me suis demandé pourquoi ses collègues ne l'avaient pas imité. S'il est utile de connaître ce qui se fait à l'étranger, ce qui se publie relativement aux finances, il n'est pas moins intéressant de connaître et de suivre les progrès des législations étrangères en d'autres matières. Or, il faut bien le dire, les documents en langues étrangères, qui sont à la portée du public, sont très peu connus. Il est souvent impossible même d'avoir des renseignements bien exacts sur les lois qui régissent l'étranger. Cependant nous pourrions certes profiter des institutions qui existent dans les pays étrangers.

Je n'en veux qu'un exemple, c'est en matière criminelle. Dernièrement la France a envoyé un de ses magistrats pour étudier en Angleterre la manière dont se fait la procédure criminelle et correctionnelle, et l'on a approuvé en France le système anglais, qui diminue de beaucoup la détention préventive.

Pour notre part, nous aurions aussi à emprunter à l'Angleterre en matière criminelle. Des erreurs récentes de la justice qui ont vivement ému l'opinion publique, et j'espère qu'elles ont aussi ému le gouvernement, ont prouvé combien il est urgent de réformer notre Code d'instruction criminelle. Pourquoi faut-il, messieurs, que l'accusé ne puisse pas user de tous ses moyens de défense dès qu'il est arrêté ? Est-ce que le procès de la femme Doise eût été possible si elle avait joui, dès sa mise en prison, des droits sacrés de la défense ? Non, parce que l'accusée n'eût pas été, ainsi que cela a eu lieu en vertu du Code d'instruction criminelle, livrée impitoyablement à la merci du juge d'instruction, et que, pendant l'instruction de son procès, elle eût pu s'aider du secours d'un avocat.

Or, si un avocat s'était trouvé à côté de la femme Doise ; si, dès lors, on n'avait pas pu la mettre à la torture ;si un avocat avait pu assister à l'instruction préalable, aurait-on vu le déplorable scandale judiciaire qui a eu lieu ?

Je dis que si la société doit poursuivre les citoyens accusés d'un crime ou d'un délit, il faut qu'elle leur laisse la libre disposition de leur droit de défense. Quoi ! messieurs, vous avez dans les parquets toute une armée de fonctionnaires à la disposition du procureur du roi, pour poursuivre un accusé souvent ignorant, souvent incapable, et vous ne voulez pas que cet accusé puisse avoir près de lui un homme pour l'éclairer !

L'instruction préalable doit être contradictoire, et dès l'instant où un citoyen est emprisonné, il a la droit d'avoir un défenseur. C'est là le meilleur moyen de prévenir l'erreur judiciaire. La société ne peut lutter qu'à armes égales contre les accusés.

J'adresserai une dernière demande au gouvernement. Je le prierai d'examiner s'il ne serait pas possible d'instituer dans nos universités des chaires de droit privé international. Il ne faut pas se dissimiler que, dans l'état actuel de la civilisation, nous aurons des rapports de plus en plus nombreux avec l'étranger et qu'il est important pour nous de connaître les principes du droit international privé. Le jeune homme qui sort de nos universités n'en connaît presque rien ; l'industrie et le commerce doivent souffrir beaucoup de cette ignorance. Je prie M. le ministre de vouloir bien prendre en considération mes observations ; je suis convaincu qu'il reconnaîtra qu'il y a quelque chose à faire en faveur du droit international privé et qu'il voudra bien donner une impulsion à la diplomatie dans le sens des idées que je viens de développer.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Je commence par remercier l'honorable orateur que nous venons d'entendre, ainsi que celui qui l'a précédé dans la séance d'hier, pour le caractère élevé qu'ils ont imprimé au débat sur le budget des affaires étrangères ; sur ce terrain il y a véritablement satisfaction à discuter ; il y a aussi grande utilité ; j'en dirai autant des observations présentées par l'honorable représentant de Courtrai.

Je commencerai par lui répondre ; il a fait ressortir la nécessité, pour le gouvernement, au point de vue des intérêts industriels et commerciaux, d'encourager l'instruction, de faciliter les associations de personnes et de capitaux par l'établissement de sociétés à capital limité, comme les sociétés anglaises.

En ce qui concerne l'instruction, cet objet ne rentre point dans mes attributions, du moins il n'y rentre qu'en partie.

Pour l'instruction commerciale le gouvernement a organisé un institut supérieur, dans notre métropole commerciale, sur les bases les plus larges ; il a de plus établi des bourses de commerce en faveur des jeunes gens qui voudraient aller à l'étranger pour y compléter leur éducation et y nouer des relations avec des maisons belges.

J'ajouterai qu'à mon grand regret jusqu'ici nous n'avons pas obtenu les résultats que nous avions espérés. C'est à la vérité une institution qui commence, mais elle n'a pas produit ce que nous étions en droit d'en attendre.

L'institution de bourses pour faciliter aux jeunes gens les moyens de faire des voyages à l'étranger sans avoir à supporter des frais considérables n'a pas non plus, jusqu'ici, produit de notables résultats. Peu de jeunes gens se présentent pour jouir de ces bourses de commerce.

Sous ce rapport la Belgique, qui, sous beaucoup d'autres, donne l'exemple, est en arrière d'autres nations. Notre jeunesse commerciale ne voyage pas assez ; nos commerçants n'ouvrent pas de relations directes avec l'étranger comme font d'autres pays.

Messieurs, l'honorable député de Courtrai a demandé aussi au gouvernement de transporter en Belgique le système des sociétés anglaises, des sociétés à capital limité ; ceci rentre dans les questions qui ont été soulevées par les honorables orateurs qui ont suivi M. Henri Dumortier. Ces observations tendent à rendre de plus en plus applicables à la Belgique et réciproquement la législation des autres pays ; elles tendent à établir, entre les diverses nations, une unité de législation de plus en plus étendue. A ce point de vue, je partage toutes les idées, tous les principes qui ont été émis ; je crois que nous sommes arrivés à une époque où, sous le rapport de la législation politique, civile, industrielle et commerciale, nous devons tendre à l'unification tout en conservant l'indépendance nationale.

Il ne faut pas dire que sous ce rapport la Belgique soit demeuré entièrement inactive, et dans ces sortes d'échange la Belgique même a plus à donner qu'à emprunter. Sous le rapport politique l'unification se continue de plus en plus ; et si nous avons encore quelque chose à prendre à l'étranger, nous avons beaucoup plus à donner.

En dehors de la législation politique proprement dite, nous avons fait, depuis l'établissement de la Belgique, des progrès notables au point de vue de l'uniformité de la législation, Ainsi, par nos traités de commerce qui existent aujourd'hui avec un grand nombre de pays, et dans les principes sont destinés à devenir, dans un avenir rapproché, d'application générale, nous tendons, sous le rapport civil et commercial, à l'unité de législation.

Il en est de même en matière littéraire et artistique ; enfin par les traités relatifs aux postes, aux télégraphes et aux chemins de fer, vous voyez la Belgique se mettre en relations chaque jour plus intimes avec d'autres pays.

(page 222) Pour arriver à une législation commune avec les autres nations il y a sans doute beaucoup à faire encore. Nous sommes au début de cette grande transformation internationale, mais nous marchons à la réalisation de ce grand progrès. Il y a des lois qui peuvent devenir facilement communes ; ainsi sous le rapport des contestations judiciaires pour les sociétés anonymes nous avons déjà fait un progrès en assimilant les sociétés étrangères aux sociétés belges.

Maintenant, messieurs, en ce qui concerne les sociétés anglaises dont on a parlé hier, le gouvernement n'a pas attendu, je dois le dire, les exhortations qui lui sont venues de cette Chambre pour s'occuper de cette affaire. Nous sommes en correspondance avec mon collègue, M. le ministre de la justice, pour tâcher d'introduire en Belgique le système anglais, système qui existe depuis quelques années, mais qui n'a pas non plus réussi du premier coup et qui a été plusieurs fois révisé, notamment en dernier lieu, par un acte du parlement, du mois d'août 1862, qui comprend tout ce qui concerne les sociétés de commerce et les autres associations.

M. le ministre de la justice m'a fait savoir que la commission chargée de la révision du Code de commerce avait été saisie de cette proposition et qu'on avait examiné s'il ne serait pas possible de détacher du Code de commerce, qui probablement donnera lieu à de longs débats, le titre relatif aux sociétés anonymes, afin de présenter à la Chambre un projet de loi spécial.

Quant à moi, en ma qualité de ministre des affaires étrangères, j'aspire au moment où nous pourrons débarrasser l'administration du soin de régler tout ce qui concerne ces sociétés anonymes.

Je ne connais pas de branche d'administration plus difficile et, j'ose le dire, plus pénible.

Le gouvernement intervient où il ne devrait pas intervenir.

Il doit examiner le fort, le faible, les détails de tous les actes de fondation des sociétés anonymes.

Il adopte les unes, rejette les autres. Il y met, malgré lui, parfois de l'arbitraire.

Il ne peut arriver à établir des bases fixes, des règles certaines qu'il puisse suivre rigoureusement, et je n'hésite pas à le dire, j'éprouve le vif désir de voir régler par la loi les principes, les règles, les garanties qu'il y aurait lieu d'exiger des sociétés anonymes.

M. de Naeyer. - Très bien.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Hier, messieurs, on s'est élevé avec beaucoup d'éloquence et beaucoup de raison contre le système qui consiste à traiter, au point de vue des successions, les étrangers autrement que les Belges.

Eh bien, messieurs, ce reproche peut être fondé en général, mais il n'est pas complètement juste, si l'on veut le rendre absolument applicable, à la Belgique.

La Belgique, depuis la loi de 1837, a conclu des traités avec presque toutes les nations civilisées et non civilisées. Nous avons, je pense, une série, une collection de 40 à 50 conventions avec tous les pays du monde, en vertu desquelles les étrangers, au point de vue des successions, sont traités en Belgique absolument comme les Belges, à la condition que les Belges soient traités dans ces pays comme les nationaux.

Restent trois pays avec lesquels des conventions ne sont pas intervenues.

Les Etats-Unis, l'Angleterre, et la Turquie.

Pourquoi des conventions ne sont-elles pas intervenues avec les Etats-Unis, l'Angleterre et la Turquie ?

Je ne parlerai pas en ce moment de la Turquie, mais quant aux Etats-Unis, le gouvernement n'est pas resté inactif.

Nous sommes arrivés, il y a quelques années, à conclure avec les Etats-Unis une convention qui avait pour but de placer les sujets américains sur la même ligne que les Belges et réciproquement.

Cette convention n'a pas été approuvée par le sénat des Etats-Unis.

Plusieurs des Etats de l'Union, ayant la même législation que l'Angleterre, n'ont pas cru devoir toucher à ce qui est pour ainsi dire de fondation nationale pour eux, c'est-à-dire la souveraineté du domaine territorial entre les mains de l'Etat.

Le sol anglais appartient aux Anglais, à l'Etat anglais, et jusqu'à présent les législateurs anglais n'ont pas cru devoir admettre les étrangers à la jouissance de ce domaine exclusivement anglais.

Pour arriver à conclure avec l'Angleterre une convention semblable à celles passés avec les autres Etats, il faudrait l'amener à modifier profondément sa législation.

Voilà la difficulté !

Elle s'est présentée aux Etats-Unis ; et notre convention n'a pas été adoptée par le Sénat.

Nous ferons de nouveaux efforts auprès de l'Angleterre pour obtenir la réciprocité ou quelque chose d'équivalent, mais, en attendant, faut-il que la Belgique déclare dès maintenant tous les étrangers, san distinction de pays, égaux aux Belges en ce qui concerne le droit d'acquérir des immeubles par succession ou par donation ? Voilà la question.

Quant à moi, j'inclinerais assez à suivre cette voie, mais je demande que nous essayions encore pendant quelque temps de la voie antérieure, que nous tâchions d'amener l'Angleterre à un arrangement qui renfermerait une réciprocité suffisante pour nous.

Il est évident que si dès aujourd'hui nous déclarions les Anglais placés sur le même pied, jouissant des mêmes droits que les Belges, l'Angleterre n'aurait plus aucun intérêt à modifier en quoi que ce soit sa législation en ce qui concerne les Belges.

Mais ces questions ne peuvent rester longtemps sans solution. Je reconnais avec les honorables orateurs que quand des questions de cette nature sont soulevées dans le parlement belge, elles ne peuvent vivre longtemps suspendues.

II faudra donc arriver à une solution, et quant à moi, dans cette question comme dans beaucoup d'autres, je me prononce ouvertement pour la solution libérale.

En ce qui concerne l'exécution en Belgique des jugements rendus à l'étranger, c'est aussi un objet dont je me suis entretenu avec mon collègue, M. le ministre de la justice, qui aura sans doute occasion de s'expliquer sur ce point.

Le ministre des affaires étrangères ne peut, dans ces sortes de questions, que jouer un rôle secondaire. II joue le rôle d'intermédiaire entre le gouvernement belge et les gouvernements étrangers.

Naturellement, il n'entre pas dans ses attributions de traiter toutes les questions si nombreuses et si diverses qui peuvent être soulevées au point de vue des relations internationales des divers peuples.

Une dernière observation, messieurs, a été faite par l'honorable représentant de Tournai. Il nous a dit que le département des finances avait eu soin de demander à l'étranger tous les documents qui pourraient intéresser les branches de son administration.

C'est là, messieurs, une mesure excellente, qui, je crois, n'est pas seulement suivie par le département des finances.

Chaque fois qu'un département quelconque a à s'occuper d'une question nouvelle, il demande, par mon intermédiaire, aux pays étrangers l'état de la législation, les règles administratives qui se rapportent à l'objet à examiner.

Je reconnais toutefois qu'à ce point de vue nous pourrions faire plus.

Je crois que nous pourrions recueillir un plus grand nombre de documents, et si cela ne tient qu'à une dépense de quelques mille francs, la Chambre n'hésiterait pas à mettre le gouvernement à même de recueillir ces documents.

Quoi qu'il en soit, il n'est pas à ma connaissance qu'aucune instruction d'une affaire, qu'aucune instruction d'un projet de loi ou d'un arrêté ait eu à souffrir par l'absence de documents. Nous recevons un grand nombre de documents ; ils sont à la disposition du public en général, et des membres des Chambres législatives en particulier. Je ne parle pas des documents nombreux que la Chambre elle-même reçoit, de l'échange qui se fait avec tous les pays parlementaires. Sous ce rapport, nous avons une bibliothèque remarquable, contenant une foule de documents des plus intéressants.

En ce qui concerne les questions spéciales, les questions sur lesquelles des documents spéciaux existent qui ne se trouveraient pas à la Chambre, si l'un ou l'autre membre de la législature recourait au département des affaires étrangères pour se les procurer, j'emploierais avec plaisir mes bons offices pour les mettre à sa disposition.

J'ai dit ce que la Belgique avait fait au point de vue de l'unité de législation ; mais j'accepterais avec grand plaisir, avec un certain orgueil, le rôle que veut bien nous attribuer l'honorable représentant de Tournai.

Sur le terrain du droit, il faut le dire, il n'y a ni grandes ni petites nations. Le droit est égal pour toutes et toutes ont la même initiative. Mais l'honorable membre ne peut pas se dissimuler une chose ; c'est que les grandes nations, en toute matière et dans celle-ci en particulier, auront toujours plus d'autorité que le gouvernement d'une nation plus petite, qui n'a pas à rougir d'être petite, parce qu'elle trouve à ses limites étroites de grandes compensations ; mais, enfin, qui ne peut avoir non plus la prétention de donner le ton aux Etats européens, au monde entier.

Nous pouvons, en cette matière, jouer notre rôle ; nous pouvons même, à l'aide de ces grandes libertés dont on jouit en Belgique et qui permettent aux représentants de toutes les idées, de venir siéger soit dans la capitale soit ailleurs, nous pouvons émettre des vœux quant à l'application des mesures que le progrès des idées ou la philosophie peuvent indiquer.

(page 225) Nous pouvons jouer un rôle, exercer une certaine influence ; avant que les idées aient passé dans les congrès diplomatiques, elles peuvent traverser les congrès que j'appellerai théoriques. Ces réunions, où l'on apporte un grand nombre d'idées, qui toutes évidemment ne sont ni pratiques, ni praticables, peuvent cependant donner naissance à des idées qui ont une valeur et finissent par passer dans la pratique. C'est ainsi que les conventions littéraires et artistiques ont pris leur origine dans les congrès théoriques qui se sont tenus à Bruxelles et ailleurs., Eh bien, je ne vois aucun obstacle, et la Belgique est très heureusement placée sous ce rapport, à ce que nous continuions à provoquer, à encourager de pareils congrès ; les idées qui s'y produisent peuvent passer, je le répète, dans le domaine pratique, et tous ici, peu importe le parti auquel nous appartenons, nous devons faire des vœux, et dans la mesure de nos forces, des efforts pour que de plus en plus les nations se rapprochent, s'entendent, et tout en conservant fermement leur indépendance, tendent de plus en plus à effacer les vestiges des anciennes rancunes, des anciens antagonismes. Voilà le programme de l'avenir pour tout homme animé de l'amour du véritable progrès.

M. Orts. - J'entends avec plaisir M. le ministre des affaires étrangères témoigner de ses sympathies et de sa bonne volonté pour la solution des questions qui ont été successivement soumises à l'examen de la Chambre par les honorables MM. de Boe et Bara, en ce qui concerne notre droit international privé.

Il est un point cependant où le discours de l'honorable ministre des affaires étrangères a cessé de me satisfaire et de me rassurer. Je ne comprends pas quelle utilité il peut y avoir pour la Belgique à attendre le sort de négociations diplomatiques ultérieures avant d'accomplir le progrès qui a été signalé hier par l’honorable M. de Boe et qui consisterait à admettre les étrangers à hériter chez nous sur le même pied que les nationaux.

Je comprendrais la nécessité de ces retards, si M. le ministre des affairés étrangères parlait de ce principe qui déterminait dans les temps anciens les exclusions dont les étrangers étaient frappés par les législations de tous les pays à divers points de vue, si M. le ministre considérait, comme on la considérait anciennement, comme une chose utile, cette même exclusion des étrangers.

Mais M. le ministre des affaires étrangères est d'accord avec M. de Boe, et je pense, avec une grande majorité des membres de cette Chambre, avec l'opinion publique dans tout le pays, qu'il y a plus d'intérêt pour une nation à bien accueillir chez elle les étrangers, à les accueillir sur le même pied que les nationaux, quand ils viennent apporter Je concours de leur talent, de leur intelligence, de leurs capitaux, qu'il n'y a intérêt à les pousser à exiger que les Belges soient admis à transporter en pays étranger, à titre de réciprocité, et leurs capitaux, et leurs talents et leur intelligence.

Je demande donc que M. le ministre des affaires étrangères soit conséquent avec ses principes et n'apporte pas un retard injustifiable à leur bonne application.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Je tacherai d'aboutir par voie diplomatique.

M. Orts. - Vous tâcherai d'aboutir par voie diplomatique. Eh bien, je crois que vous n'aboutirez pas ou que vous n'aboutirez que très tard ; et aboutir tard, cela équivaut à peu près à dire que vous refusez. Si, grâce à votre diplomatie, vous réussissez, après dix ou quinze ans, à faire accepter par la législation anglaise le principe que vous déclarez bon, n'aurez-vous pas fait beaucoup de mal pendant ces délais, en chassant les étrangers de votre pays ?

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Il y a des tempéraments.

M. Orts. - Il y a des tempéraments ; mais ces tempéraments ne rassurent personne et ne peuvent prévenir les inconvénients. On vous a cité hier des faits que personne ne peut révoquer en doute et on les a cités avec une telle précision, qu'il ne manquait que de nommer les individus pour que vous pussiez toucher le mal du doigt. Tout le monde connaît les faits auxquels il a été fait hier allusion.

Eh bien, je dis que ces faits sont fâcheux, qu'ils ont pour résultat d'écarter de la Belgique des gens qui viendraient donner à notre pays les bienfaits qu'il a reçus de l'étranger dont il a été question.

Je prie donc M. le ministre des affaires étrangères de donner, le plus tôt possible, satisfaction aux idées qui ont été émises sur ce point par l'honorable M. de Boe. Le pays s'en trouvera bien. Nous avons intérêt à appeler les étrangers chez nous et nous n'avons guère d'intérêt à exiger que les nations étrangères fassent à nos nationaux un accueil assez favorable pour les engager à faire des établissements dans leur pays plutôt que dans notre pays.

Sur ce premier point, je ne puis donc me rallier aux idées qui ont été émises tout à l'heure, quant à la question de temps, par l'honorable M. Rogier.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - J'ai dit que la solution de ces questions ne pouvait durer longtemps.

M. Orts. - Cela ne décide rien. Vous voulez remettre la solution de la question à la diplomatie, mais nous connaissons la rapidité proverbiale avec laquelle se résolvent les questions abandonnées à la voie diplomatique. La diplomatie, ce sont les commissions internationales.

Maintenant, où je suis d'accord avec l'honorable ministre des affaires étrangères et où je demande du temps pour étudier et pour réfléchir, c'est quant à l'examen des questions qui ont été posées par l'honorable M. Bara.

Il y a beaucoup de vrai, beaucoup de bon, dans le discours de l'honorable membre, qui est aussi bien pensé que bien dit. Mais sa thèse est un peu absolue.

Il me semble qu'il ne serait pas sans danger d'autoriser l'exécution en Belgique de jugements rendus par des autorités étrangères, d'autoriser l'application en Belgique de législations étrangères, sans autre formalité qu'une simple ratification de la forme. Ici il y a plus que d'autoriser les étrangers à acquérir des propriétés en Belgique, il y a plus que d'accorder aux personnes et aux propriétés étrangères la même protection que nous accordons aux personnes et aux propriétés nationales ; ici, nous donnerions, dans une certaine mesure, l'autorité à la justice, à la législation étrangère et cette justice, cette législation peuvent n'être pas toujours compatibles avec les principes de notre droit à nous, avec nos institutions, avec les idées politiques qui gouvernent la Belgique, il y aurait peut-être là une source de conflits contre lesquels la prudence commande de se mettre en garde.

Il faudra donc étudier la question, et je pense que lorsque M. le ministre de la justice nous soumettra successivement ses projets de révision de nos Codes, elle sera très utilement examinée d'abord dans les travaux préparatoires, ensuite dans la discussion publique. Je promets pour ma part à l'honorable M. Bara de me livrer à cet examen avec le plus grand soin et je dirai à l'honorable membre que la commission du projet de loi sur l'organisation judiciaire tiendra déjà grand compte des réformes accomplies dans les pays voisins, pour améliorer cette branche du service public.

Si nous trouvons quelque chose de bon, au point de vue de l'organisation judiciaire, dans cette législation anglaise que l'honorable membre a citée, nous n'attendrons pas que le gouvernement ait expédié des émissaires en Angleterre, pour étudier ces améliorations ; nous ferons nos efforts pour les examiner par nous-mêmes et pour les introduire dans notre pays. J’espère que le prochain examen du Code d'instruction criminelle fournira à son tour le moyen de rendre impossible en Belgique les scandales judiciaires que l'honorable M. Bara a légitimement flétris ; mais je me hâte de dire, pour l'honneur des institutions belges, que ces scandales judiciaires ne se sont pas produits chez nous.

M. de Boe. - Je remercie l'honorable M. Orts des considérations qu'il a bien voulu émettre en faveur du système de l'assimilation pure et simple des étrangers aux Belges quant à la capacité d'acquérir et de transmettre les biens. Pas plus que lui je ne crois au succès des futures négociations diplomatiques avec l'Angleterre et à une utilité quelconque du maintien du système de la réciprocité.

Nous avons, depuis l'adoption du Code civil et depuis le vote de la loi du 20 mai 1837, conclu une foule de conventions abolitives des incapacités comprimes sous le nom de droit d'aubaine. Mais la plupart de ces conventions n'ont fait que maintenir ou confirmer un état de choses préexistant ; elles sont en quelque sorte des redondances de l'article 28 du traité de Paris du 20 mai 1814.

Cet article est ainsi conçu :

« L'abolition du droit d'aubaine, de détraction et autres de la même nature dans les pays qui l'ont réciproquement stipulée avec la France, ou qui lui avaient précédemment été réunis, est expressément maintenue. » C'est-à-dire que ce droit est aboli 1° entre la France et les pays qui lui avaient été réunis, à savoir entre la France d'une part, la Belgique, la Hollande, le Piémont de l'autre.

2° Entre ces divers pays, c'est-à-dire entre la Hollande et la Belgique, entre le Piémont et la Belgique, etc.

3° Entre la France et les Etats avec lesquels elles l'avait précédemment stipulé,

4° Entre les Etats où les traités français étaient devenus obligatoires par la réunion de ces mêmes Etats.

C'est ainsi que par arrêt du 17 avril 1849, la cour de cassation de Belgique a décidé que le traité du 24 juin 1766 fait entre la France (page 224) et l’Autriche étant devenu obligatoire en Belgique depuis la réunion à la France, n'a pas cessé de l'être par le fait de la séparation des deux pays en 1814.

Ce n'est donc pas la convention de réciprocité conclue le 9 juillet 1839 entre la Belgique et l'Autriche, conformément à la loi de 1837, qui a aboli le droit d'aubaine entre ces pays, c'est le traité de 1766 maintenu par l'article 28 du traité du 20 mai 1814. Il en est de même de la plupart des autres Etats de l'Europe.

Les nombreuses conventions conclues depuis notre séparation de la France, et depuis la loi de 1837, n'ont donc pas établi un droit nouveau, et le système de la réciprocité maintenu dans cette loi n'a pas eu de portée utile pratique.

Je ne pense pas qu'en persévérant dans ce système nous obtenions du gouvernement anglais l'assimilation des Belges aux Anglais, quant au droit d'acquérir ou de posséder des biens immeubles en Angleterre. Depuis 60 ans qu'il existe, il a été sans influence sur la législation de ce pays.

Si l'Angleterre modifie ses lois sur la propriété foncière, ce ne sera pas sous l'influence des incapacités dont nous continuerons à frapper ses nationaux, mais sous l'influence des idées de progrès, des idées qui lui ont fait modifier en 1832 ses lois électorales. Un bill soumis en ce moment au Parlement constitue un premier pas dans la voie des réformes, l'attention publique est appelée de ce côté et il me semble probable que dans un temps peu éloigné l'Angleterre modifiera sa législation dans un sens favorable à la capacité des étrangers.

En attendant, je crois, messieurs, que nous devons améliorer autant que possible notre propre législation. De toutes les nations qui ont aboli le droit d'aubaine, il n'en est aucune qui songe jamais à le rétablir et nous n'aurons en aucune façon à regretter d'avoir suivi une politique plus large et plus libérale.

M. Sabatier. - Messieurs, j'avais l'intention de traiter de la nécessité d'élargir le cadre dans lequel se meuvent les associations de capitaux, surtout en ce qui concerne les sociétés anonymes ; mais l’honorable ministre des affaires étrangères a été quelque peu au-devant des observations que je voulais présenter, ce qui me permet d'être très bref. L'honorable ministre déclare qu'il est partisan de la plus grande liberté possible en matière d'associations, et je dois en conclure qu'en attendant la loi dont il a parlé il fera tous ses efforts pour faire cesser les entraves dont on entoure l'octroi de l'anonymat, pour faire cesser un système qui, au lieu de permettre l'extension de la liberté d'association, tend au contraire à la restreindre chaque jour davantage.

Donc, puisque l'honorable ministre des affaires étrangères est si bien disposé en faveur de la liberté, qu'il la désire presque entière pour l'association des capitaux, je me permettrai de lui adresser quelques questions ; cela abrégera de beaucoup les considérations que je me proposais de faire valoir.

La réponse que voudra bien me faire l'honorable ministre aura sans doute l'avantage de rassurer les personnes qui, comme moi, pensent que l'on a tout à gagner, en cette matière, à accorder la plus grande somme de liberté possible.

Pour se rendre compte des conditions générales auxquelles on accorde aujourd'hui l'anonymat, il faut recourir à un arrêté ministériel qui date de 1841 ; ces conditions ont très peu varié depuis ; les voici, du reste ;

Première condition :

« Il faut que par l'importance des capitaux que la société exige ou que par son caractère chanceux, elle dépasse la portée de l'industrie particulière et des sociétés ordinaires. »

La deuxième condition est celle-ci :

« Il faut que la société ne puisse porter un préjudice réel aux industries préexistantes dont l'utilité est constatée. »

Je ne puis m'empêcher de dire que cette seconde condition est tout à fait d'un autre âge ; j'y reviendrai tout à l'heure, mais je dois supposer que l'honorable ministre des affaires étrangères a réfléchi aux questions qu'elle soulève et qu'il pourra me donner à ce sujet une réponse satisfaisante.

En troisième lieu on impose pour condition que la société ait un caractère purement commercial.

Ici, je comprendrais que l'honorable ministre des affaires étrangères hésitât à se prononcer. (Interruption.) Oui, puisqu'on a cru l'an dernier devoir faire intervenir la législature pour accorder l'anonymat à une société dont l'objet n'était pas commercial ; il s'agissait de cités ouvrières à construire à Verviers, et je dois rappeler à ce sujet que la section centrale qui avait examiné le projet de loi a déclaré que toutes les questions de droit restaient sauves, et qu'une déclaration a été faite dans ce sens, d'accord avec l'honorable M. Van Humbeeck, avec M. le ministre de la justice, M. Tesch et enfin avec l'honorable M. Nothomb qui, je crois, est intervenu dans la discussion.

A part cette question d'objet commercial, je pense qu'il serait difficile d'être plus restrictif dans les conditions d'octroi de l'anonymat, et ce n'est pas sans doute se montrer fort exigeant en demandant à M. le ministre des affaires étrangères s'il ne compte pas élargir un peu ce cadre trop restreint.

En tous cas je ne me bornerai pas à ces observations sur les restrictions qui ont été apportées en 1841 à l'octroi de l'anonymat ; j'en aurai d'autres encore à émettre, en ce qui concerne les anomalies qui se présentent à chaque instant quant à la jurisprudence administrative suivie en matière de sociétés anonymes.

Ainsi, les statuts des sociétés anonymes portent, en général, que le gouvernement se réserve le droit d'introduire un ou deux commissaires dans ces sociétés. Je présume que c'est par sollicitude pour les tiers, sinon pour les actionnaires mêmes, que cette mesure est prise.

Voici cependant comment elle est appliquée ou exécutée.

Quand on a prévu dans les statuts que les commissaires seront payés par la société, on donne suite au droit que s'est réservé le gouvernement, et il arrive souvent que ce sont les employés mêmes de l'Etat qui se font donner ces positions, je devrais dire ces sinécures en manière d'augmentation de traitement.

Lorsqu'il n'y a pas de commissaires à payer par la société, bien que le gouvernement se soit réservé le droit de le nommer, on ne le fait pas ; donc la sollicitude du gouvernement en faveur des actionnaires ou des tiers ne s'exerce plus dès qu'il s'agit pour lui d'accorder une rémunération ou même de créer une position purement honorifique.

Il est des sociétés où deux commissaires pourraient être nommés ; il en est d'autres où il n'y a pas de commissaire du tout.

En ce qui concerne les attributions de ces agents, nouvelle bizarrerie ! C'est ainsi que pour certaines sociétés leur contrôle est limité à l'observation des statuts.

Dans d'autres sociétés le commissaire a un droit illimité. Il peut l'exercer sur toutes les opérations de la société, c'est-à-dire qu'on lui confère le même droit d'investigation que les commissaires nommés par les actionnaires.

Il faut remarquer que ce droit devient alors tellement exorbitant que je suppose que celui ou ceux à qui il est conféré n'oseraient pas se permettre d'en user. Il n'est pas admissible, en effet, qu'un agent du gouvernement, sous prétexte de contrôle, puisse se rendre compte des moindres opérations de la société auprès de laquelle on l'a placé, qu'il puisse prendre inspection des livres, des marchés, des contrats, des conditions de vente, de tout ce qui constitue enfin la partie commerciale et secrète des affaires. En définitive, j'admettrais tout au plus l’intervention des commissaire lorsqu'il y a un intérêt public en jeu ;| c'est assez dire qu'en dehors des sociétés de chemins de fer je les supprimerais.

Je passe à un autre point sur lequel je crois devoir appeler l’attention de M. le ministre des affaires étrangères ; il a rapport aux émissions d'obligations. Parfois, on autorise les émissions d'obligations au moment de la formation d'une société anonyme. D'autres fois, on refuse ces émissions dans les mêmes circonstances. A une société anonyme qui s'est fondée sans qu'on ait songé à émettre des obligations, et qui demande plus tard à obtenir cette faculté, on la refuse ou on l'accorde sans motif sérieux.

Il y a évidemment là des anomalies qui doivent disparaître.

En ce qui concerne l'avoir social, j'ai à signaler un autre fait : c'est que pour certaines sociétés, la valeur du capital et des actions est définie, tandis que pour d'autres l'apport se fait sans attribution de ces valeurs. La chose n'est pas indifférente, dans tous les cas.

Je reviens à l'examen des conditions générales, inscrites dans les instructions de l'arrêté ministériel de 1841, auxquelles le pouvoir exécutif accorde l'anonymat.

Je passe sous silence les conditions qui dérivent du code de commerce et qui ont force obligatoire.

En ce qui concerne la hauteur du capital, je crois que les honorables ministres qui se sont succédé au département des affaires étrangères n'ont pas tous compris la chose de la même manière.

Aujourd'hui, par exemple, on paraît tenir absolument à ce que ce capital soit d'un million. C'est là un minimum qu'on a exigé pour concéder ce qu'on s'obstine à nommer d'une manière absolue le privilège de l'anonymat...

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - C'est un privilège.

M. Sabatier. - C'est un privilège, me dit l'honorable ministre des affaires étrangères ; je vais répondre à l'interruption, parce qu'elle a une très grande importance ; évidemment c'est là que gît la question de l'intervention du pouvoir exécutif.

(page 225) Si véritablement l'anonymat est exclusivement un privilège, pourquoi l'accorde-t-on aux uns et le refuse-t-on aux autres ? Si c'est un privilège dangereux pour la sécurité des tiers, vous ne devriez l'accorder jamais ; mais le privilège disparaît devant les mesures de précaution dont on entoure l'octroi de l'anonymat.

Voyons donc ce que c'est qu'une société anonyme. M. le ministre des affaires étrangères dit que c'est une association privilégiée ; moi je soutiens que, parmi toutes les sociétés prévues et autorisées par le Code de commerce, il n'en est pas de plus loyale, de plus morale, qui offre plus de sécurité aux tiers qu'une société anonyme.

En effet, si d'un côté cette société, par son essence même, ne contracte pas d'engagements au-delà de son capital, d'un autre côté, elle vient dire carrément au public, en jouant cartes sur table : « Voilà mon capital, voilà l'objet de mon association, voilà les hommes placés à la tête de l'affaire, nos opérations les voici ; nous n'en pouvons entreprendre d'autres. »

Et ce sont précisément les restrictions dont on entoure ce que vous appelez le privilège, qui constituent la sécurité des tiers dont vous avez à prendre souci et des actionnaires.

Dans tous les cas, le gouvernement se réserve par les statuts un certain contrôle, sans qu'il soit pour cela besoin de commissaires spéciaux, et la preuve, c'est que chaque année les sociétés anonymes sont tenues d'adresser au département des affaires étrangères l'ampliation de leur bilan, et que par-là on peut s'assurer de la stricte exécution des statuts. (Interruption.)

Cette prescription est obligatoire pour toutes les sociétés. (Nouvelle interruption.)

J'entends l'honorable M. Orts demander la publicité la plus large du bilan et des opérations des sociétés anonymes ; je la demande avec lui ; c'est le complément des mesures qui enlèveraient à ces sociétés ce cachet de privilège qu'on leur reproche aujourd'hui. Car ce serait une sécurité de plus pour les tiers.

Faisons maintenant une comparaison entre ce qui se fait dans les sociétés anonymes et ce qui se pratique dans les modes d'associations ou même chez les particuliers parfois, toujours au point de vue de l'intérêt des tiers.

Que direz-vous d'un particulier qui étale un luxe dont il devrait s'abstenir, mais qui n'a d'autre but que d'inspirer la confiance ? Si cette personne, quand elle est parvenue à attirer des capitaux trop complaisants, vient à tomber, elle entraîne souvent avec elle la ruine d'un grand nombre d'individus. Lui a-t-on accordé le privilège de l'anonymat ? Dans la société en commandite, que voyons-nous ? Un gérant, à la vérité, indéfiniment responsable, mais c'est ce qui fait précisément l'objet de la critique qu'on peut adresser à ce genre d'association, car le gérant acceptant une responsabilité illimitée, doit être par cela même omnipotent, et les commissaires surveillants n'ont garde de s'immiscer dans les affaires de la société, dans la crainte d'avoir à partager cette responsabilité.

Le gérant l'accepte lui, mais a-t-il toujours quelque chose à perdre ? Je ne résous pas la question, mais je me demande d'un autre côté ce qu'en bien des cas devient la garantie des tiers devant les scandales auxquels les commandites ont souvent donné lieu.

Quant aux sociétés en nom collectif, elles ont le grand défaut de rendre solidaire tous les associés ; ceux qui n'y sont engagés que pour un faible intérêt sont responsables au même degré, sur leurs meubles et immeubles, et je dirai même sur leur peau, puisqu'ils peuvent être appréhendés au corps, que ceux qui y apportent la plus forte part.

Voilà donc la question du privilège vidée. (Interruption.) Evidemment je n'ai pas la prétention d'avoir convaincu tout le monde ; mais je crois avoir produit de sérieux arguments sur cette question et l'avoir réduite à sa plus simple expression.

Maintenant, je reviens à la question du chiffre du capital, auquel on croit avoir répondu, en m'interrompant, par la question du privilège. Eh bien, je dis que si aujourd'hui on exige un million pour pouvoir constituer une société anonyme, grâce à Dieu il n'en a pas été toujours ainsi ; et, en feuilletant les statuts des sociétés anonymes créées depuis 1830, j'ai été agréablement surpris en y trouvant entre autres une société constituée au capital de 19,000 francs ! Vous conviendrez, messieurs, qu'il y a un abîme entre les deux chiffres et je ne comprends pas qu'on admette en principe qu'il faille, pour accorder la forme anonyme, que le chiffre du capital doive nécessairement être supérieur à ce qui peuvent donner les fortunes privées.

Toutefois ce n'est pas au chiffre de 19,000 francs qu'on doit se rapporter ici cette occurrence, mais il prouve qu'il fut un temps où les idées restrictives n'avaient pas cours comme aujourd'hui.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Est-ce là la société de Saint-Nicolas que vous faites allusion ?

M. Sabatier. - Il s'agissait de l'établissement d'une route de Marchienne à Trazegnies.

Il y a encore une société de rhétorique fondée à Hasselt pour la propagation et le développement des arts lyrique et dramatique ; il n'y a là rien de bien commercial ; mais néanmoins on a accordé l'anonymat, bien que le capital ne s'élevât qu'à 35,000 francs.

Je pourrais citer encore la société du Casino, constituée au capital de 30,000 francs ; enfin, il y a un an à peine, on a accordé l'anonymat à une société d'agrément fondée à Mons au capital de 100,000 francs ; ce que j'approuve fort, en laissant de côté la question de l'objet, plus ou moins commercial.

M. H. de Brouckere. - C'est une société commerciale.

M. Sabatier. - En effet, au même titre que les jardins zoologiques, qui vendent et qui achètent des bêtes. (Interruption.)

Quant aux sociétés anonymes créées pour l'établissement de routes, de ponts et de canaux, elles sont au nombre de 29 ; il y en a 7 seulement dont le capital est supérieur à un million ; parmi les autres on rencontre des chiffres de 50,000, 60,000, 100,000 et 125,000 francs.

Les sociétés diverses comprennent des capitaux s'élevant seulement de 35,000 à 180,000 fr.

J'en conclus une chose, en ce qui concerne le chiffre du capital ; c'est que nous avons fait un pas en arrière, et qu'on n'a pas toujours compris de la même façon, en Belgique, l'obligation d'apporter une somme importante pour fonder une société anonyme.

Du reste, je dirai qu'il y a un avantage réel à ne pas se montrer exigeant quant à l'importance du capital, c'est de ne pas entraîner les sociétés à débuter par des établissements créés dans de trop vastes proportions, c'est-à-dire dans les conditions les moins favorables pour réussir. Tout le monde sait comment les choses se pratiquent généralement en Angleterre. On y met de la prudence, en commençant une entreprise avec un petit capital d'abord, et l'on développe successivement les opérations en appliquant les bénéfices réalisés. En agissant ainsi, on ne s'expose pas du moins à engloutir en peu de temps des capitaux souvent compromis par le manque d'expérience de ceux à qui on les confie.

J'ai parlé déjà de la seconde condition inscrite dans les instructions de 1841, sur les sociétés anonymes ; j'y reviens un instant encore :

« Il faut que la société anonyme ne puisse pas causer un préjudice réel aux industries préexistantes dont l'utilité est constatée. »

J'ai dit que cette condition était d'un autre âge ; j'aurais pu dire que c'était une idée barbare. Comment ! à une société qui veut se fonder de laquelle on exige un capital considérable, envers laquelle on montre beaucoup de sollicitude, puisqu'on la fait surveiller par des commissaires, à cette société-là on dit : Si vous devez porter préjudice à une industrie existante, vous n'obtiendrez pas ce qu'on appelle le privilège de l'anonymat. Mais si vous présentez un côté chanceux, vous l'obtiendrez. Singulière manière de prouver sa sollicitude pour les actionnaires !

On accorde un privilège à la condition que l'objet de la société puisse être chanceux.

Il est vrai de dire qu'en 1861 on paraissait admettre encore que la grande industrie, l'industrie anonyme, termes synonymes à cette époque, devait fatalement écraser la petite industrie. Vous savez ce qui en est messieurs, la petite industrie se porte fort bien ; elle n'a pas été écrasée du tout. Mais voyez la contradiction ! on exige d'une part un capital élevé pour obtenir l'anonymat, et d'autre part on craint que le fait même de ce capital élevé ne nuise aux capitaux modestes.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Les sociétés anonymes ne manquent cependant pas.

M. Sabatier. - En effet, il y en a environ 200 ; cela fait donc 200 privilèges. (Interruption.)

Messieurs, les exemples ne manquent pas pour montrer dans quels errements bizarres on s'est fourvoyé.

En 1857 une société veut se former à Leuze pour la fabrication des tissus de laine, c'est-à-dire d'objets similaires à ceux qui se fabriquent à Verviers.

On a cru devoir consulter quelques chambres de commerce, et toutes ont été d'accord qu'il ne fallait pas accorder l'anonymat, parce que l'industrie des laines avait prospéré sous le privilège en question. Qu'est-ce que cela voulait dire ? C'est qu'il fallait injustement laisser aux grandes fortunes le monopole de l'industrie lainière et empêcher les petits capitaux, les petites fortunes de profiter aussi des avantages d'une industrie florissante. Eh bien, je dis, messieurs, que ce sont là véritablement des idées d'un autre âge ; c'est un privilège accordé exclusivement aux grandes fortunes.

(page 226) Du reste, c'est un obstacle à la libre concurrence et, par conséquent, le refus de l'anonymat était en cette circonstance en contradiction flagrante avec les principes économiques du gouvernement,

Quant aux sociétés qui, n'ayant pas un caractère commercial, ne pourraient obtenir l'anonymat, en vertu de l'article 37 du Code de commerce, je n'en dirai que quelques mots pour prouver que, sur ce point, la législation des sociétés anonymes doit être révisée.

Chacun sait que le gouvernement s'est trouvé dans l'obligation de réclamer, en 1861, l'intervention de la législature pour donner la forme anonyme à une société constituée pour fonder des maisons d'ouvriers, à Verviers.

Le pouvoir exécutif a décliné la responsabilité de l'octroi de l'anonymat en cette circonstance, parce qu'il s'agissait d'une entreprise dont le caractère était purement civil. Et cependant, en 1845, on l'a accordé à la société des galeries Saint-Hubert, bien qu'il n'y eût rien de commercial dans la location des maisons et même du théâtre qui s'y trouvent.

Il y a donc une question de droit à résoudre, et la section centrale, chargée de présenter le rapport sur la société de Verviers, l'a constaté par l'organe de l'honorable M. Van Humbeeck ; le gouvernement, dans l'exposé des motifs du projet de loi, avait, pour ne pas accorder l'anonymat, fait valoir les mêmes raisons que celles mises en avant en 1856 par l'honorable M. Vilain XIIII, alors ministre des affaires étrangères, alors qu'il s'agissait d'une société pour la construction de maisons d'ouvriers à Bruxelles. Ici l'accord existe, mais la divergence d'opinions entre les ministres de 1856 et 1861 d'une part, et celui de 1845 d'autre part, n'en est pas moins constatée.

Messieurs, j'ai passé en revue aussi rapidement que possible les conditions imposées pour obtenir l'anonymat ; et je me résume, en demandant à M. le ministre des affaires étrangères, si en raison des paroles qu'il a prononcées, de la déclaration qu'il a faite, qu'il était partisan de la liberté en matière d'association des capitaux, si, comme conséquence des principes économiques qui guident le gouvernement en matière de commerce, si enfin en raison de l'argument produit déjà que le développement du crédit est une arme profitable dont il faut donner au pays les moyens de faire usage de la manière la plus large, je demande, dis-je, si l'honorable ministre, en attendant la présentation d'un projet de loi, ne croit pas devoir revenir à des errements plus libéraux en matière de sociétés anonymes.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Je me suis déjà expliqué sur la question soulevée. J'ai dit que pour les sociétés anonymes, nous étions sous un régime dont nous étions impatients de sortir, que j'appelais de tous mes vœux une législation nouvelle. Je ne puis pas laisser passer toutefois sans réponse quelques-unes des observations présentées par l'honorable préopinant. La plupart des faits auxquels il a fait allusion ne sont pas de mon administration, mais ce n'est pas une raison pour les répudier.

J'ai dit que les règles, les principes adoptés en général pour l'homologation des sociétés anonymes ne sont pas immuables, qu'on était conduit malgré soi, à prendre parfois des mesures plus ou moins arbitraires.

L'honorable membre n'avait pas besoin de le rappeler ; les mesures à prendre sont à la disposition du ministre, aucune loi ne les a déterminées ; je désire que les principes qui doivent servir de base à l'octroi des sociétés anonymes soient désormais formulés dans une loi ; le gouvernement sera déchargé d'une besogne excessivement difficile.

M. Sabatier. - En attendant ?

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - En attendant, le gouvernement continuera à exercer ses attributions aussi libéralement que possible, mais avec prudence.

Pour moi, je n'admets pas la parfaite innocuité des sociétés anonymes ; je pense que cette branche de l'administration ne peut être livrée à l'abandon. Il peut arriver que sous forme de société anonyme on crée des sociétés qui ne soient pas commerciales, dont nous, libéraux, nous avons repoussé la fondation. En principe sous ce rapport les sociétés anonymes ont besoin d'être surveillées. J'en fais l'observation à l'honorable député de Charleroi.

On dit que les sociétés anonymes ne sont pas privilégiées. Qu'est-ce qu'une société anonyme ? C'est une réunion de quelques individus, plus ou moins, qui entreprennent une affaire et ne sont responsables que jusqu'à concurrence de la somme qu'ils ont déclaré vouloir consacrer à cette affaire. Une fois la somme dépensée, dissipée, ils se lavent les mains, laissent les créanciers sans recours.

Si un particulier entreprend une affaire semblable à lui seul, il aura beau dire qu'il ne veut pas s'engager au-delà de la somme mise dans l'affaire, il sera poursuivi par les créanciers, tout son avoir et même sa personne répondra de la dette.

Les sociétés anonymes jouissent donc vis-à-vis des particuliers d'une position privilégiée.

- Une voix. - L'expérience !

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - L’expérience établit qu'un particulier est responsable de sa mauvaise gestion tandis que les administrateurs d'une société anonyme, qui ont ruiné leurs actionnaires ou des tiers, vivent tranquillement à l'abri de leur irresponsabilité. (Interruption.)

Je répète que les particuliers sont responsables dans leurs biens et dans leur personne de leur mauvaise gestion, tandis que les administrateurs d'une société anonyme ne sont responsables qu'à concurrence de la somme qu'ils ont mise dans l'affaire, pour autant qu'ils n'aient pas eu soin de se débarrasser de leurs actions disponibles.

Voilà la position privilégiée ; c'est pour cela que le gouvernement intervient. Si le gouvernement ne doit pas imposer certaines conditions exiger certaines garanties de ce genre de sociétés, pourquoi le faire intervenir ? Vous ne pouvez pas, dit-on, exiger des individus associés des garanties plus étendues que des particuliers. Mais je vous réponds que les sociétés ont des droits plus étendus, une responsabilité plus limitée que les individus ; il y a donc privilège pour la société vis-à-vis des individus ; et c'est parce qu'il y a privilège que la loi ou le gouvernement doit intervenir pour prévenir autant que possible les abus auxquels peuvent donner lieu de pareils privilèges.

Il serait utile que les conditions, les garanties fussent prescrites par la loi même. C'est ce que nous entendons faire. Nous ne ferons pas une loi qui abandonne les sociétés anonymes à elles-mêmes ; elles devront présenter, des garanties entre autres au point de vue de la publicité de leurs comptes et du contrôle, de leurs opérations. C'est à cette condition que je pourrais m'associer à la réforme du régime des sociétés anonymes.

Mais l'honorable membre a passé en revue les différentes sociétés autorisées depuis vingt ans par le gouvernement et en a pris texte pour reprocher au gouvernement des inconséquences.

Voici ce qui se passe ; i| ne faut pas accuser le gouvernement dans cette circonstance.

Pour les sociétés anonymes importantes, lorsque l'objet est bien déterminé, lorsque l'on n'y voit pas une spéculation en dehors même de l'objet que l'on annonce, le gouvernement en général s'est montré facile et libéral ; mais il est quelquefois des sociétés qui se présentent dans des conditions qui inspirent une certaine défiance au gouvernement, et le devoir du gouvernement, s'il veut le remplir avec probité, est d'y regarder de près, d'exiger des garanties, d'imposer des conditions.

Ainsi : Il faut que l'objet de la société soit bien déterminé ; il faut que la hauteur du capital soit fixée ; il faut que le capital ne soit pas purement illusoire, qu'il existe, qu'il soit réellement versé.

M. Sabatier. - Nous sommes d'accord.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Oui, sur les points principaux : mais il faut définir le capital.

M. Sabatier. - Je n'ai pas dit le contraire. Vous dites qu'il faut définir le capital. Moi aussi je suis de cet avis. Mais quel sera le capital ? Sera-ce un million, sera-ce 100,000 francs ?

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - C'est cela. Sera-ce un million, sera-ce 100,000 francs ?

Nous disons en principe que toutes les entreprises qui sont susceptibles d'être couvertes par les ressources d'un simple particulier peuvent rester dans le droit commun ; qu'elles ne doivent pas être exécutées à l'aide de sociétés anonymes. Voilà un principe, je ne pense pas qu'il soit mauvais.

L'honorable membre a trouvé mal que l'on s'opposât à la création de sociétés anonymes dans certaines villes industrielles.

Je n'ai pas à répondre de ces actes-là ; mais je lui demanderai ceci.

Croit-il qu'il serait utile à nos populations qu'une seule société anonyme formée non pas de petits capitaux, mais de grands capitaux, et dans les mains de quelques capitalistes, s'emparât de toute l'industrie de la ville de Gand, de toute l'industrie de la ville de Verviers ?

M. Sabatier. - Oui.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Eh bien, nous différons d'opinion sur ce point.

Croit-il qu'il serait bon qu'une pareille société s'emparât de tous les chemins de fer du pays ? Il me répondra non, lui qui a parfois critiqué la gestion des chemins de fer exploités par des sociétés anonymes, en Belgique.

Je ne pousse pas jusque-là l'amour des sociétés anonymes. Je crois qu'il faut que tout le monde vive dans le pays, les sociétés anonymes soit, mais aussi les sociétés particulières et les simples particuliers réduits à leurs propres ressources.

(page 227) J'ai parlé de grandes sociétés anonymes et de la manière dont elles se forment. Souvent il se forme de petites sociétés anonymes et j'en viens au fait qu'a cité l'honorable député de Charleroi.

Il m'est arrivé, il y a un an, que des collègues et amis sont venus me prier d'accorder l'anonymat à une société de botanique qui voulait se former dans une de nos villes.

J'ai résisté ; je n'apercevais pas dans cette société les conditions voulues pour obtenir l'anonymat.

J'ai reçu des lettres, des députations et en vérité la chose en valait si peu la peine que j'ai fini par céder sur ce point.

Je m'accuse d'avoir accordé l'autorisation à une société d'agrément, dont le capital ne s'élève pas à des millions, mais j'espère que les membres qui m'ont poussé dans cette voie voudront bien m'excuser un peu et intercéder pour moi.

M. Sabatier. - Vous avez bien fait.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - J'avoue que j'ai faibli sur ce point.

Cela prouve comment les principes peuvent fléchir dans certaines circonstances, alors qu'il ne s'agit pas d'affaires très sérieuses ni très importantes. Mais je déclare que, sur ce dernier point, mes principes ne varieront pas.

D'autres de mes honorables collègues se sont trouvés dans le même cas. Je pense qu'une société de rhétorique a été autorisée à Saint-Nicolas. Il n'est pas exact de dire que l'administration entrave par des mesures arbitraires la formation des sociétés anonymes. La preuve qu'elle ne les entrave pas trop, c'est que je ne sache pas que l'on puisse citer beaucoup de sociétés anonymes qui n'ont pas pris naissance par suite des obstacles qu'elles ont rencontrés de la part du gouvernement.

Je ne dis pas qu'on n'y met pas quelquefois un peu de minutie, mais j'aime mieux que l'on y mette de la minutie, de la réserve, de la sévérité que de voir accuser l'administration d'agir sans aucune espèce de précaution et de contrôle. Mieux vaudrait alors soustraire ces affaires à l'administration du gouvernement. Mais s'il en est chargé, il faut qu'il les examine avec soin.

Du reste, messieurs, j'espère que bientôt les reproches qui peuvent s'adresser aujourd'hui à l'administration viendront à tomber, et lorsque l'on aura déclaré, aux termes de la loi, à quelles conditions, sous quelles garanties peuvent se former les sociétés anonymes, le gouvernement sera délivré d'un grand embarras, et soyez convaincus que ce n’est pas de ma part que viendront les obstacles qui pourraient empêcher que cette loi ne soit présentée à la Chambre le plus tôt possible. C'est le but que nous poursuivons, mon collègue de la justice et moi.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, comme on a traité des questions qui se rapportent à mon département, je crois devoir prendre la parole. J'en ai pour assez longtemps.

- Plusieurs membres. - A demain !

M. Orts. - Je demande la parole.

Je n'en ai que pour quelques instants.

M. le président. - La parole est à M. Orts.

M. Orts. - Messieurs, j'ai très peu de chose à dire ; je ne prendrai donc pas beaucoup de temps à la Chambre. Je crois pouvoir faire encore quelques réserves à l'égard des paroles que vient de prononcer M. le ministre des affaires étrangères.

Je ne puis pas, par mon silence, laisser supposer que j'accepte les principes qu'il a posés quant aux sociétés anonymes, et les conditions que met son département à autoriser ces sociétés.

Je ne crois pas, messieurs, que la rigueur gouvernementale, l'intervention gouvernementale, qui est le principe et la justification de cette rigueur, soient bons en cette matière.

Pour moi, je suis convaincu que l'intervention du gouvernement dans la formation des sociétés anonymes pour l'autorisation, la vérification que cette autorisation suppose, le contrôle de commissaires que le gouvernement vient ajouter plus tard comme condition de son autorisation, je suis convaincu que tout cela endort l'actionnaire sur ses intérêts, lui fait placer sa confiance non pas dans les administrateurs de la société, non pas dans le but dans la société, non pas dans les conditions du contrat social, mais dans la surveillance de l'Etat, de sorte que, quand l'actionnaire perd son argent, il dit que c'est par la faute du gouvernement, tandis que c'est par sa faute à lui-même (interruption) ou par la faute des administrateurs qu'il a choisis.

Je désirerais pour ma part que, dans la future réforme du Code de commerce, l'autorisation des sociétés anonymes fût supprimée, mais que les sociétés anonymes fussent maintenues ; que le gouvernement renonçât à la surveillance des commissaires pour que la surveillance des actionnaires fût d'autant plus énergique. Mais je demanderais au gouvernement d'exiger pour ces sociétés des conditions qui seraient plus puissantes dans les mains des actionnaires que l'autorisation qu'il se réserve de retirer mais qu'il ne retire jamais, et que la surveillance des commissaires qui doivent surveiller, mais qui ne surveillent pas toujours, et qui, quand ils surveillent, sont à la merci des administrateurs, des comptables et des teneurs de livres des sociétés.

Voilà ce qui se passe en fait, en pratique.

Mais voici les conditions que je voudrais voir appliquer aux sociétés formées librement avec une responsabilité limitée au capital versé. Exiger d'abord le caractère sérieux du capital, son versement sinon complet, au moins pour les trois quarts, au moment de la formation de la société. Il faudrait que l'argent fût dans la caisse au moment où la société est autorisée à commencer ses opérations.

Je voudrais de plus une disposition législative obligeant les sociétés, non pas à envoyer leur bilan à M. le ministre des affaires étrangères, pour qu'il le mette dans ses cartons, mais à l'envoyer à chaque actionnaire ; à publier ce bilan dans un journal ; que chaque année ce bilan fût soumis au contrôle de la publicité, de l'appréciation publique, de la presse elle-même, et je l'avoue, je voudrais, en cas de critique par la voie de la presse de l'administration de sociétés privilégiées, autorisées par le gouvernement, ayant un certain caractère d'autorité publique, qu'il fût permis de faire en justice la preuve des faits émis à leur charge.

Avec des garanties de cette espèce, je suis convaincu que la liberté ne présenterait aucune espèce de danger en matière de sociétés commerciales anonymes.

Je ne puis admettre non plus qu'il y ait danger à admettre les sociétés anonymes à se former librement pour exploiter des industries que déjà l'industrie privée exploite avec bénéfice. Je crois que c'est au contraire vers les industries qui prospèrent qu'il faut attirer les capitaux et qu'il faut attirer les petits capitaux surtout, comme le disait l'honorable M. Sabatier ; et si M. le ministre des affaires étrangères craint qu'en autorisant trop facilement les sociétés anonymes à grands capitaux à se mêler des industries exploitées par l'industrie privée, ces sociétés n'arrivent trop facilement au monopole, je dirai que le remède est à côté du mal. Qu'il change la pratique du gouvernement et qu'il autorise les petits capitaux à se former en sociétés anonymes, ce sera le moyen d'éviter le monopole, parce que les petits capitaux, par leur réunion, parviennent à former des chiffres dix fois plus considérables que ceux que forment les grandes fortunes.

Vous aurez ainsi démocratisé la matière ; vous aurez rendu la société anonyme accessible à toutes les catégories de citoyens et de fortunes, et vous aurez fait une bonne chose pour l'avenir matériel de votre pays,

- La séance est levée à quatre heures et demie.