(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)
(page 63) (Présidence de M. Vervoort.)
M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 3 heures et un quart.
M. de Moor, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance précédente.
- La rédaction en est approuvée.
M. Thienpont, secrétaire., présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Maréchal, ancien garde forestier, demande une pension ou du moins le remboursement des retenues faites sur son traitement pour lui assurer une pension de retraite. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des membres du conseil communal d'Asper prient la Chambre d'annuler une délibération prise par ce conseil, le 20 mars 1862, et portant nomination d'un membre du bureau de bienfaisance. »
- Même renvoi.
M. Kervyn de Volkaersbeke. - Messieurs, cette pétition signale un fait très grave, une véritable infraction à la loi communale. Je prierai la Chambre d'inviter la commission des pétitions à faire un prompt rapport sur cette requête.
M. Magherman. - J'appuie cette proposition.
- La proposition de M. Kervyn de Volkaersbeke est adoptée.
« Le sieur Noël demande une augmentation de traitement pour les secrétaires communaux. »
- Même renvoi.
« Les sieurs Hibel et Boogaerts, tambours-maîtres de la garde civique de Bruxelles, prient la Chambre de leur faire obtenir la décoration commémorative accordée pour 25 années de service. »
- Même renvoi.
« Le sieur Snollaerts, brigadier des douanes pensionné, demandelje payement d'arrérages de sa pension, échus de 1814 à 1861. »
- Même renvoi.
« Le sieur Dethier, ancien gendarme, demande une augmentation de pension. »
- Même renvoi.
« Des propriétaires, cultivateurs et industriels de Lens-Saint-Remy, demandent la suppression des barrières. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Bruly demandent l'abolition des règlements concernant le mariage des employés de la douane et des accises. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Montenaeken prie la Chambre de voter au budget des travaux publics un crédit destiné à subsidier les communes pour l'entretien de la voirie vicinale. »
- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le budget des travaux publics.
« Des contre-maîtres et artisans, à Bruxelles, prient la Chambre d'étendre aux électeurs des conseils de prud'hommes le bénéfice des mesures du projet de loi sur les fraudes électorales. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet.
« Les huissiers audienciers près la cour d'appel et les tribunaux établis à Bruxelles demandent un traitement pour leurs fonctions d'audienciers. »
- Renvoi à la commission chargée d'examiner le projet de loi sur l'organisation judiciaire.
« Des habitants de Leuze prient la Chambre de décider que, de six fils, deux seulement pourront être appelés au service militaire, et demandent qu'il soit pris des mesures pour faciliter les engagements volontaires. »
- Renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice.
« Le conseil communal de Russon demande qu'il soit porté au budget de l'intérieur un crédit spécial pour subsidier les travaux d'entretien de la voirie vicinale et que le gouvernement organise une surveillante spéciale pour cet objet. »
« Même demande des conseils communaux de Vechmael et de Fall et Mheer. »
- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le budget de l'intérieur.
« Le sieur P. Verbeek, ouvrier tailleur à Bruxelles, né à Geldermalsen (Pays-Bas), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
Les sections de décembre se sont constituées comme suit :
Première section
Président : M. le Bailly de Tilleghem
Vice-président : M. Braconier
Secrétaire : M. Bara
Rapporteur de pétitions : M. Vander Donckt
Deuxième section
Président : M. Allard
Vice-président : M. Laubry
Secrétaire : M. de Boe
Rapporteur de pétitions : M. Hymans
Troisième section
Président : M. Muller
Vice-président : M. Notelteirs
Secrétaire : M. Van Overloop
Rapporteur de pétitions : M. Julliot
Quatrième section
Président : M. Ch. Lebeau
Vice-président : M. de Renesse
Secrétaire : M. de Florisone
Rapporteur de pétitions : M. Thienpont
Cinquième section
Président : M. De Fré
Vice-président : M. Orban
Secrétaire : M. Magherman
Rapporteur de pétitions : M. Van Renynghe
Sixième section
Président : M. Faignart
Vice-président : M. Landeloos
Secrétaire : M. Van Humbeeck
Rapporteur de pétitions : M. d’Ursel
M. Goblet. - Messieurs, lors du vote de la loi du 8 mai 1861 sur la transformation de l'artillerie, la Chambre a adopté à l'unanimité l'article 4, qui est ainsi conçu :
« Art. 4. Il sera rendu chaque année à la législature un compte de l'emploi détaillé des fonds accordés par le projet de loi, lors de la présentation du budget de la guerre, à l'article 20 (matériel de l'artillerie) et à l'article 21 (matériel du génie). »
Dans le budget de la guerre qui nous est soumis, il n'y a aucun détail sur l'emploi de ces fonds ; je ne sais pas même s'ils y sont mentionnés. Je prierai M. le ministre de l'intérieur, en l'absence de M. le ministre de la guerre, de vouloir bien réclamer ces renseignements au département de la guerre et de les déposer sur le bureau.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Il m'est impossible de donner aucun renseignement sur ce point ; M. le ministre de la guerre pourra lire au Moniteur l'interpellation de l'honorable M. Goblet. Je me charge volontiers, du reste, de la lui communiquer.
M. Jamar dépose le rapport de la section centrale qui a examiné le budget des voies et moyens.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et en met la discussion à la suite de l'ordre du jour.
M. Hymans. - Messieurs, j'ai écouté hier avec un plaisir que vous avez partagé tous, le discours de l'honorable M. Sabatier ; son discours m'a séduit, mais il ne m'a pas convaincu.
Il m'est impossible de partager les illusions, les espérances de l'honorable député de Charleroi.
Je vous l'avoue franchement, je ne compte pas plus sur la libre concurrence pour assurer le bien-être et la moralité des classes ouvrières que vous n'avez compté, depuis 1850, sur la liberté de l'enseignement pour le développement de l'instruction publique.
Quelle est la thèse de l'honorable membre ? Il vous dit : Diminuez les frais de transport, abaissez les tarifs de douanes, procurez à l'industrie la matière première à bon marché, et vous assurerez en même temps et le progrès industriel et la moralité des classes laborieuses.
J'admets la conclusion pour la première partie ; j'admets parfaitement que par ces moyens le progrès industriel sera provoqué, encouragé et garanti, mais je n'admets pas que le bien-être, la richesse, la prospérité soient une garantie de moralité ; au contraire.
L'honorable membre vous a cité des chiffres à l'appui de sa thèse. Il nous a dit, entre autres, voyant là une espèce de criterium de la moralité générale d'un pays, que le nombre des naissances illégitimes était plus considérable dans les campagnes que dans les villes. C’est là une complète erreur. C'est le contraire qui est exact.
- Plusieurs membres. - C’est vrai.
(page 64) M. Hymans. - Messieurs, pour s’en convaincre, il sufit de prendre les statistiques contenues dans l’Annuaire de l’Observatoire pour l’année 1860, vous y verrez que le chiffre des naissances illéitimes das les différentes provinces se déterminent de la manière suivante :
Anvers : pour les villes 1/14 ; pour les campagnes 1/20.
Brabant : pour les villes 1/4 ; pour les campagnes 1/14.
Flandre occidentale : pour les villes 1/11 ; pour les campagnes 1/25.
Flandre orientale : pour les villes 1/9 ; pour les campagnes 1/22.
Hainaut : pour les villes 1/8 ; pour les campagnes 1/14.
Liége : pour les villes 1/10 ; pour les campagnes. 1/20.
Limbourg : pour les villes 1/15 ; pour les campagnes 1/21.
Luxembourg : pour les villes 1/28 ; pour les campagnes 1/40.
Namur : pour les villes 1/8 ; pour les campagnes 1/26.
Ainsi, pour la province de Hainaut, que représente l'honorable membre, le chiffre des naissances illégitimes n'est que d'un huitième pour la campagne et d'un quatorzième pour les villes.
Et ce qui prouve que l'industrie doit avoir une certaine influence sur ces chiffres, c'est que les trois provinces industrielles les plus florissantes de la Belgique, celles où les grandes usines sont les plus nombreuses, la province de Liège, le Hainaut et la Flandre orientale donnent précisément les chiffres les plus considérables des naissances illégitimes dans les villes comparativement aux campagnes.
J'ai parlé de la moralité, voyons quel est l'état de l'instruction, et vous acqueriez la preuve qu'il reste beaucoup à faire. Je prends les documents officiels les plus récents, les exposés administratifs des diverses provinces, qui ont été distribués aux conseils provinciaux, dans la session de 1862, et j'y trouve les résultats suivants :
Brabant
Nombre des miliciens inscrits : 7,509
Nombre des miliciens complétement illettrés : 2,344
Proportion du nombre des miliciens illettrés : près du tiers
Hainaut
Nombre des miliciens inscrits : 7,699
Nombre des miliciens complétement illettrés : 3,192
Proportion du nombre des miliciens illettrés : près de 45 p. c.
Flandre orientale
Nombre des miliciens inscrits : 7,635
Nombre des miliciens complétement illettrés : 3,288
Proportion du nombre des miliciens illettrés : près de 42 p. c.
Comme l'exposé administratif de la Flandre orientale donne quelques détails plus circonstanciés, je me permettrai de citer quelques chiffres qui sont frappants et caractéristiques.
Dans la ville d'Alost qui est une ville industrielle, sur 151 miliciens inscrits, il y en a 66 qui ne savent ni lire, m écrire. Dans la ville de Saint-Nicolas, sur 740 miliciens inscrits, il y en a 140. Dans l'arrondissement d'Eccloo, sur 491 miliciens inscrits, il y en a 250 qui ne savent ni lire, ni écrire, c'est-à-dire plus de la moitié !
Ces deux catégories de chiffres prouvent qu'il reste énormément à faire pour la moralisation des classes ouvrières ainsi que pour la propagation et le développement de l'instruction primaire. Eh bien, pour atteindre à ce but, pour faire disparaître le double fléau de l'ignorance et du vice, je ne compte pas sur la liberté absolue, sur le laisser faire et sur le laisser passer prôné hier avec tant de charme par l'honorable M. Sabatier : et je le crois, pour espérer, en dehors de l'action bienfaisante et salutaire la venue prochaine de cet âge d'or que nous a fait entrevoir hier l'honorable M. Sabatier, il faudrait supposer que tous les ouvriers fussent des économistes, et que tous les chefs d'industrie fussent des Vincent de Paul.
Je me rapproche donc beaucoup plus des vues du gouvernement que de celles de l'honorable M. Sabatier ; et je souhaite que M. le ministre de l'intérieur arrive bientôt à nous proposer une solution décisive de la question du travail des enfants non seulement dans les manufactures, mais dans tous les ateliers ; car c'est l'inconvénient d'une loi générale de n'atteindre que certaines industries, telles que l'industrie cotonnière, linière ou minière, alors qu'il en est d'autres en foule, dans lesquelles les ouvriers sont beaucoup plus mal payés et plus mal nourris ; je n'en citerai qu'une seule à l'appui de mou assertion, l'industrie dentellière.
Si, pour arriver à un résultat efficace, on peut se passer de la contrainte, tant mieux ; ce n'est pas moi qui la solliciterai ; mais si elle est nécessaire, je ne vois pas, messieurs, pourquoi nous reculerions dans cette voie plutôt qu'un autre pays où certes on comprend les bienfaits de la liberté et de la concurrence, plutôt que l'Angleterre, où, dès 1819, sous le règne de Georges III, le premier sir Robert Peel, le père du grand homme d'Etat de ce nom, fit adopter par les deux chambres un bill qui limitait à douze heures par jour le travail des enfants dans les manufactures. Et notez que sir Robert Peel, premier du nom, n'était pas seulement un des premiers hommes d'Etat de son pays, mais encore un des plus grands manufacturiers de l'Angleterre.
Messieurs, à propos de cette voie dans laquelle d'honorables membres, imbus des principes absolus de l'économie politique, voudraient nous empêcher d'entrer, permettez-moi de vous rappeler un grand fait historique que nous ne devrions jamais perdre de vue dans l'étude de cette intéressante question.
Quand on parle du travail des enfants ou de l'instruction obligatoire, dans la presse, dans les réunions politiques, ou dans le sein de cette Chambre, on ne manque jamais de faire appel, contre ceux qui défendent la justice et l'utilité de l'intervention de l'Etat, au grand principe, au grand nom de la liberté, et en même temps aux traditions nationales de la Belgique. Mais messieurs, qu'est-ce donc que ces traditions nationales ?
Au XVIème siècle, à cette époque d'ignorance à peu près générale en Europe, les Pays-Bas étaient la contrée la plus riche, la plus florissante et en même temps la plus instruite, la plus éclairée du continent.
Guichardin, qui avait habité nos provinces pendant 40 ans, déclare, dans son histoire, qu'il était rare de rencontrer, à cette époque, dans les Pays-Bas, un paysan qui ne sût pas lire, écrire et calculer.
Or, quel était le régime qui nous gouvernait à cette époque ? Je ne parle pas du régime politique ; je ne parle pas des souverains étrangers qui déjà alors opprimaient le pays ; je parle du régime qui dominait dans l'intérieur des communes ; bien mieux, dans l'intérieur des familles. Vous le savez tous, le peuple d'alors, c'était les métiers et les corporations, ces associations de citoyens qui faisaient à la fois la gloire de la Belgique et sa richesse matérielle.
Or quels principes les dominaient ? Etaient-ce les principes de liberté proclamés en France en 89 ? Non, ce qui faisait leur force, c'était la solidarité.
L'apprentissage qui faisait la force de l'industrie était réglé par les lois les plus tyranniques.
Dieu me garde de les faire revivre ! Les corporations avaient du bon, mais je ne veux pas les rétablir. Il est des monuments qu'on regrette, mais qu'on ne reconstruit pas.
Mais ne venez pas invoquer la liberté et les traditions historiques, quand aujourd'hui on vous parle de l'intervention bienveillante de l'Etat dans la limitation du travail et l'instruction des enfants.
Je ne toucherai pas à la question trop brûlante de l'enseignement obligatoire, à cette question dont on a eu le tort et le malheur de faire une question politique.
Si l'on pouvait la traiter en dehors de toute préoccupation politique, la plupart des membres de cette Chambre, à quelque opinion qu'ils appartinssent, pourraient s'entendre sur ce terrain, j'en ai la conviction. Mais je prends les choses telles qu'elles sont, je ne parlerai que de mesures pratiques et immédiatement réalisables.
Je suis d'accord avec MM. Sabatier, Van Humbeeck et le ministre de l'intérieur, en fait, avec tout le monde, pour affirmer que la réduction des heures de travail et l'instruction des masses sont deux questions inséparables. Je crois que l'instruction, le bien-être du peuple, le progrès industriel peuvent et doivent constamment marcher ensemble. Là-dessus nous sommes tous d'accord.
Eh bien, ceux qui, par respect pour les théories dont je parlais tout à l'heure, ou par des scrupules constitutionnels, ne veulent pas recourir à la contrainte doivent entrer dans une autre voie ; ils doivent arriver à prouver à l'industriel que la réduction des heures de travail, n'implique pas une diminution de profits, et à l'ouvrier, que l'instruction donnée à son enfant n'implique pas, comme il le suppose trop souvent, une diminution de salaire, une réduction de ressources pour sa famille ; i ! s'agit en un mot de concilier l'école avec l'atelier.
C'est là le problème que nous avons à résoudre. Je ne pense pas que ce soit l'impossible.
Ne nous y trompons pas, la plus grande difficulté en cette matière, c'est de faire comprendre l'utilité de l'instruction au peuple qui n'en a pas. Que fait-on ? On fait des livres, des conférences, des discours, on s'assemble dans des congrès, on se démontre mutuellement que l'instruction est une nécessité ; mais en somme, on prêche des convertis, tandis qu'on devrait chercher à faire des prosélytes. Il s'agit de faire comprendre au peuple, à l'ouvrier que l’instruction est chose utile, indispensable, qu'elle ne nuit pas au travail, qu'elle le rend plus lucratif.
Quant à moi, pour cette œuvre de propagande, je n'ai qu'une très médiocre confiance dans l’industriel ignorant ou dans l'ouvrier, dans le père de famille pauvre, abandonné à lui-même, et j'ai trouvé l'expression de cette même pensée dans un travail tout récent du à la plume d'un des (page 65) hommes les plus éminents de l'Angleterre, chargé, eu 1850, de diriger l'enquête sur la situation de la classe ouvrière et chargé, en 1860, par la chambre des communes, d'une enquête sur la situation de l'instruction publique dans la Grande-Bretagne, M. Senior, professeur d'économie politique à l'université d'Oxford.
Certes il est facile de s'étendre longuement sur les devoirs du père de famille. Il est plus facile encore d'espérer l'avènement du jour où les classes ouvrières posséderont assez de ressources et auront assez la conscience de leur devoir pour donner à leurs enfants une instruction convenable ; mais nous devons avouer humblement que ce jour n'est pas encore arrivé.
Cela se comprend facilement alors même que vous donnez à l'enfant l'instruction gratuite ! Si le père de famille doit se priver de son enfant pour l'envoyer à l'école, l'instruction peut devenir pour lui le plus lourd des sacrifices.
Vous direz à cet ouvrier que c'est pour lui un devoir sacré d'instruire son enfant. Il vous répondra : Je dois avant tout le nourrir ; la moralité et l'hygiène exigent que mon enfant soit convenablement logé, convenablement vêtu ; ce sont là des nécessités indispensables, auxquelles je ne puis me soustraire un seul instant qu'à la condition de voir entrer chez moi, par la porte large ouverte, le vice et la maladie.
L'éducation au contraire, dira-t-il, est une obligation vague. Je puis attendre pour la donner à mes enfants, ils ne la réclament pas ; ils aiment mieux s'en passer, et si mes enfants peuvent mourir de faim, ils ne mourront pas d'ignorance.
Voilà, messieurs, la réalité des choses humaines, voilà le langage que vous tiendra l'ouvrier ; je parle de l'ouvrier sage, prévoyant, honnête, de celui qui est à même de vous comprendre.
Lui direz-vous avec l'honorable M. Sabatier : J'ai une confiance absolue dans la liberté. A mesure que le progrès se produira dans l'industrie, les choses iront s'améliorant. Encore je parle ici de l'ouvrier intelligent honnête et prévoyant ; je laisse de côté toute cette catégorie d'ouvriers qui sont de véritables machines dans le monde industriel et qui n'ont pas même la conscience de leurs premiers devoirs, à qui manque le discernement. Je m'explique. Si le père maltraite son enfant, s'il lui refuse la nourriture ou le gîte, il sait qu'il commet un délit, mais il ignore parfaitement qu'il fait mal quand il ne donne pas à son enfant l'instruction que celui-ci ne demande pas.
Les gens complètement ignorants ne sentent pas pour eux-mêmes le besoin d'instruction. Comment voulez-vous qu'ils sentent ce besoin pour leurs enfants ?
Ils savent qu'ils seront punis s'ils commettent un vol, mais ils ne savent pas le mal que l'ignorance peut causer à leurs enfants. Pour eux l'ignorance n'est pas un délit. Et pourtant, c'est ma conviction profonde, il vaut mieux que l'enfant meure au berceau que de grandir pour être un criminel ou même un indigent.
Mais comment faire comprendre à l'ouvrier que le travail et l'instruction, l'atelier et l'école, ne sont pas deux éléments qui s'excluent ?
Messieurs, l'honorable député de Charleroi disait hier : Diminuez les heures de travail. Je me rallie complètement à cette partie de sa thèse, et j'ajoute : Diminuez aussi les heures d'école.
Je m'explique.
Dans la plupart de nos grandes villes que voyons-nous ? Les enfants vont à l'école pendant 5 ans et pendant ces 5 ans ils fréquentent les classes 5 heures par jour.
Eh bien, il y a dans ces cinq heures d'école par jour pour les enfants pauvres, tout autant d'exagération que dans les douze heures d'atelier dont parlait hier l'honorable M. Sabatier. S'il est vrai que l'ouvrier bien portant, bien nourri, fait en six heures autant de besogne que l'ouvrier malingre en dix ou douze heures, il est vrai aussi que l'enfant dispos, attentif, trouvant dans l'école un attrait plutôt qu'une fatigue, une récréation plutôt qu'un ennui, apprendra en une heure autant qu'il apprend aujourd'hui en cinq fois ce temps.
Cela paraît extraordinaire, exagéré, mais cela est prouvé. Allez visiter ceux de nos établissements industriels qui ont créé des écoles que les enfants employés dans la fabrique fréquentent pendant cinq ou six heures par semaine, et vous verrez que ces enfants en savent aussi long que ceux qui fréquentent cinq heures par jour les écoles communales.
Cela est prouvé encore par de longues études faites par les pédagogues les plus recommandables de l'Allemagne. Cela est prouvé enfin, et de la manière la plus incontestable, par une enquête minutieuse qui vient d'être faite en Angleterre et dont les résultats ont été publiés tout récemment. Dans cette enquête, les directeurs des plus grandes écoles de l'Angleterre et de l'Ecosse sont venus déclarer, quelques-uns éclairés par 20 années d'expérience, que l'enfant, si l'enseignement est bien donné, apprend plus en une heure qu'en quatre, apprend plus en deux heures qu’en six heures.
Le recteur des écoles de Glasgow, l'une des villes industrielles les plus importantes du royaume, le docteur Morrisson, déclare qu'à son avis la durée de l'attention parfaitement soutenue est, chez les enfants de 5 à 7 ans, de 15 minutes, chez les enfants de 7 à 10 ans, de 20 minutes ; chez les enfants de 10 à 12 ans, de 25 minutes ; chez les enfants de 12 à 16 ans, de 30 minutes ; et il considère comme un mal, tout au moins comme chose inutile, de les tenir à l'école pendant plus longtemps. Une leçon n'est utilement donnée qu’à condition qu'elle soit reçue, et une fois la leçon reçue, si la faculté d'attention est épuisée, vous faites, en retenant l'élève plus longtemps à l'école, chose inutile et chose nuisible à son intelligence et à sa santé.
Je ne prétends pas qu'avec une heure et même deux heures d'instruction par jour, l'on arrive à faire des savants. Mais il ne s'agit pas de faire des savants, il ne s'agit pas de créer des Pics de la Mirandole ; il s'agit d'apprendre aux enfants à lire et à écrire. Or, je dis qu'il n'y a pas de mère qui ne puisse se passer de son enfant une heure par jour et qui ne préfère l'envoyer à l'école pendant le temps où elle l'envoie jouer dans la rue.
Dans ce système, au lieu d'envoyer l'enfant à l'école pendant cinq ans, vous l'y enverriez pendant dix, et si même il apprend plus lentement, ce qui importe assez peu, il aura l'avantage de ne pas oublier.
Parmi ces miliciens que l'on vous a cités tout à l'heure et qui ne savent ni lire ni écrire, il y en a un grand nombre qui l'ont su et qui ont tout oublié le lendemain du jour où ils sont sortis de l'école. Eh bien, en les envoyant à l'école pendant un plus grand nombre d'années et en les y tenant pendant un nombre d'heures moins élevé, on arrivera à leur faire apprendre mieux ; on ne les renverra de l'école que lorsqu'ils sauront lire et écrire d'une manière satisfaisante ; et ceux-là n'oublieront plus.
Enfin, messieurs, avec cette combinaison, si elle pouvait être adoptée après mûr examen ; si elle pouvait être appliquée dans une sage proportion, vous voyez combien on simplifierait la tâche du budget : le même maître pourrait donner les éléments de l'instruction à un nombre d'enfants beaucoup plus considérable ; l'instruction coûterait moins cher en se généralisant davantage et la cause de l'enseignement primaire serait définitivement gagnée le jour où vous auriez formé une seule génération qui eût tous les bienfaits de l'instruction.
Qui sait même si dans le cas où il serait prouvé que 6 ou 8 heures par semaine suffisent pour donner l'instruction, vous ne parviendriez pas à introduire, dans une loi sur le travail des enfants, des dispositions par lesquelles vous obligeriez les propriétaires de grands établissements industriels, de grandes usines, employant un grand nombre d'ouvriers et d'enfants, à annexer à leurs établissements une école, et la loi proclamerait toute usine dépourvue d'école un établissement insalubre et dangereux.
Je crois, messieurs qu'avec un pareil système, avec une bonne loi sur le contrat d'apprentissage et des mesures indirectes qui ne froisseraient en rien la liberté, vous arriveriez en très peu de temps à transformer la face du pays.
Je recommande ces idées à l'attention du gouvernement ; je crois qu'elles méritent d'être étudiées ; je crois qu'elles renferment la solution de l'avenir et puisqu'on a parlé hier de l’enseignement obligatoire, qu'il me soit permis d'ajouter que vous n'échapperez à cette mesure de l'enseignement obligatoire qu'à la condition de la rendre inutile et que nous avons en mains de quoi la tenir à jamais éloignée de nos codes.
M. Cumont. - Après le discours si remarquable de l'honorable député de Bruxelles, je paraîtrai bien téméraire d'oser prendre la parole ; mais, messieurs, j'ai une conviction que je désire vous soumettre.
Après avoir entendu hier l'honorable M. Sabatier qui nous a fait un tableau si désolant et de l'ignorance des populations ouvrières et des impossibilités que l'on rencontre quand on veut remédier à ce mal, j'ai pensé qu'il y avait cependant un moyen pratique d'atteindre le but el j'ai demandé la parole pour appeler sur ce moyen l'attention de la Chambre.
J'ai écouté avec beaucoup d'attention les explications données par M. le ministre de l'intérieur à l'occasion de la requête du conseil communal di Marchienne. Je pense que M. le ministre s'exagère les difficultés qui font reculer le gouvernement devant les mesures à prendre dans l'intérêt des classes ouvrières. Les divergences d'opinions que l'on rencontre dans les différents rapports sont, selon moi, beaucoup pins apparentes que réelles.
En ce qui concerne l'âge exigé pour l'admission des enfants dans les fabriques, le conseil général a indiqué l'âge de 12 ans. Ou a fait observer que l'intérêt de l'ouvrier, qui a une nombreuse famille, ne lui (page 66) permettrait pas de se séparer de son entant aussi longtemps ; mais il me semble qu'il y aurait un terme moyen, ce serait de fixer l'âge de 11 ans. Le mal serait moindre pour l'ouvrier et il y aurait encore un avantage incontestable pour l'enfant.
Cet âge de 11 ans est adopté chez nous. Aucun enfant n'est admis dans nos fabriques avant l'âge de 11 ans, parce que c'est à cet âge que les enfants font leur première communion, ils doivent suivre un cours de catéchisme, cela nécessite pendant plusieurs mois leur sortie de l'atelier, et il en résulte de la perturbation.
Eh bien, messieurs, si l'on admettait le minimum de 11 ans et que depuis 7 jusqu'à 11 ans les enfants fussent obligés de fréquenter l'école, si les industriels ne pouvaient admettre les enfants dans leurs fabriques que lorsqu'ils sauraient, lire, écrire et calculer, nous arriverions au but que veulent atteindre les défenseurs de l'instruction obligatoire sans recourir aux mesures que ce système suppose.
Il suffirait de prescrire aux bourgmestres de ne donner des livrets qu'aux enfants qui savent lire, écrire et calculer.
- Un membre. - Qui les nourrira ?
M. Cumont. - Le conseil général du commerce, dont j'ai l'honneur de faire partie, a pensé qu'on pourrait fixer l'âge de 12 ans ; eh bien, je propose de descendre à 11 ans, car ce que les enfants peuvent gagner jusqu'à l'âge de 11 ans est extrêmement minime.
On a proposé aussi d'établir une inspection pour s'assurer de l'exécution de la loi qui serait faite ; cette inspection n'a pas été admise par le conseil général, qui y a vu de graves inconvénients, par exemple celui de compromettre les secrets de la fabrication ; mais, messieurs, nous avons un moyen plus simple d'obtenir le résultat désiré : aucun ouvrier ne peut être admis dans un atelier sans avoir un livret, eh bien, si on ne pouvait délivrer de livrets qu'aux enfants qui savent lire, écrire et calculer, il suffirait d'exiger la production des livrets, vous auriez ainsi une inspection efficace sans vous immiscer en rien dans les secrets de fabrique.
Je crois, messieurs, devoir appeler sur ces observations l'attention de l’honorable ministre de l'intérieur, dont le dévouement aux classes ouvrières est connu de tout le monde.
Je crois qu'elles renferment le moyen d'arriver à la généralisation de l'instruction en évitant les grands inconvénients qui résulteraient du système de l'enseignement obligatoire.
(page 67) M. de Haerne. - Messieurs, en prenant la parole je dois commencer par rendre hommage à une pensée très juste, qui a été émise par l’honorable M. Hymans. Il a dit avec raison que cette question n'est pas une question de parti ; nous en avons en effet la preuve dans la diversité des opinions défendues par les orateurs entendus jusqu'ici et qui appartiennent tous au même côté de la Chambre. Non, il ne s'agit pas d'une question de parti. C'est ce que j'ai déclaré moi-même précédemment dans cette enceinte ainsi que dans un écrit que j'ai publié en 1859 sous le titre : De la charité dans ses rapports avec la civilisation du peuple en Belgique.
Messieurs, je citerai un fait général, qui nous fournit la même preuve.
Le système de l'instruction obligatoire a pris naissance en Allemagne ; il date du temps de Luther, qui l'a introduit d'abord dans un but de propagande religieuse. L'instruction religieuse protestante a été déclarée obligatoire ; les catholiques ont naturellement agi de même ; ainsi, l'enseignement obligatoire a été accepté avec autant de chaleur par les catholiques que par les protestants. On s'est trouvé d'accord sur cette question. Aujourd'hui encore, l'enseignement en Allemagne est généralement obligatoire et basé sur la religion. On s'y trouve encore d'accord sur cet autre point : c'est que le grand développement qu'a pris dans ce pays l'instruction primaire n'est pas dû pour la plus grande partie au système de coercition, mais qu'il est dû avant tout aux moyens qu'on a employés pour propager l'enseignement. Ces moyens consistent surtout dans la création d'un très grand nombre d'écoles et dans la formation de bons instituteurs.
Les ressources pécuniaires se sont accumulées naturellement en faveur du système qui est en vigueur depuis si longtemps, ce qui n'a pu avoir lieu au même degré en Belgique, où la loi ne date, comme vous le savez, que de 1842.
On se plaint souvent chez nous et avec raison des lacunes que présente encore notre système d'instruction élémentaire. On cite le grand nombre de miliciens illettrés que nous révèle la statistique ; mais à quoi cela tient-il ? C'est, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire l'année dernière, parce que les enfants, une fois qu'ils ont quitté l'école à l'âge de 13 ans, se mettent à travailler, et n'ont pas l'occasion d'entretenir leur instruction ; voilà pourquoi, quand ils arrivent devant le conseil de milice, ils ne savent rien, ayant tout oublié. Si nous avions un assez grand nombre d'écoles du dimanche ou du midi, je crois que nous arriverions plus tôt au but qui est dans les vœux de tous.
Il existe en Allemagne et en Suisse beaucoup d'écoles semblables, des écoles de répétition, Fortbildungsschulen, comme on les appelle, et qui produisent un très grand bien.
Messieurs, il se présente ici une question plus délicate, selon moi, C'est celle qui consiste à coordonner l'instruction avec le travail.
L'honorable M. Hymans a dit encore, avec raison, que cette question n'est pas du tout insoluble, et à l'appui de ce qu'a avancé l'honorable membre, je dirai que la question est résolue, au moins aussi complètement qu'il le désire, dans la plupart de nos écoles dentellières, dirigées par des religieuses et dans bon nombre d'ateliers de tissage des Flandres.
II y est prescrit plus d'une heure, souvent deux heures d'instruction par jour ; et l'expérience constate que lorsque ces deux heures sont bien distribuées entre le travail et la récréation, l'enfant sortira de l'atelier bien instruit, du moins autant qu'il doit l'être pour sa profession. On enseigne le catéchisme et le chant pendant le travail. Je vous citerai entre une foule de villages, celui de Meulebeke, en Flandre, dont quelques journaux anglais ont fait, sous ce rapport, il y a quelque temps, le plus grand éloge.
Le secret consiste à bien combiner deux éléments, l'élément matériel qui assure à l'ouvrier le pain du corps, et l'élément moral qui lui donne le pain de l'âme.
Pour atteindre ce but, on parle de contrainte, d'enseignement obligatoire, de limitation du travail dans les fabriques. Ces questions sont très compliquées, et c'est avec raison que M. le ministre de l'intérieur, sans repousser absolument toutes les mesures tendantes à limiter les heures de travail dans les manufactures, ne croit pouvoir les résoudre qu'après les avoir profondément méditées.
Ces questions sont très délicates dans l'application. Il est vrai qu'il y a une certaine connexion entre le travail limité et l'enseignement forcé ; mais je ne trouve pas que cette connexion soit absolue ; et ce qui le prouve, c'est que le système ne présente rien d'absolu dans aucun des pays où je l'ai étudié.
Ainsi, par exemple, en Suisse, où l’instruction primaire est très développée, il y a une limitation de travail dans un grand nombre de cantons ; mais il faut voir comment cette limitation est organisée et combinée avec l'instruction.
Je citerai, par exemple, un arrêté pris en 1849 dans le canton de Saint-Gall. L'article premier de cet arrêté est ainsi conçu : « Aucun enfant ne peut être employé dans les fabriques avant d'avoir reçu l'instruction prescrite. Les fabricants sont tenus de permettre aux enfants employés par eux, la fréquentation de l'école de répétition. Art. 4. Sous aucun prétexte les enfants ne peuvent être employés au travail à des heures supplémentaires ni pendant la nuit. »
Cela paraît extrêmement sévère à la première vue ; mais il y a un correctif que je dois signaler à la Chambre : c'est que l'instruction, tout obligatoire qu'elle est en Suisse, n'embrasse pas généralement tous les mois de l'année, et que dans un grand nombre de cantons, les vacances qu'on donne pendant les mois d'été sont tellement longues, que les enfants peuvent aider leurs parents dans les travaux qu'ils ont à faire.
Ainsi, dans le canton du Valais, qui est un pays agricole, je vois qu'on ne permet pas le travail pendant les mois d'hiver qui sont consacrés à l'instruction ; mais les mois d'école ne sont qu'au nombre de 5 ; de manière que l'enseignement n'est obligatoire que pendant 5 mois, et il reste 7 mois, pour le travail. Ces derniers mois s'appellent le temps des vacances. Pendant ce temps, on peut fréquenter l'école, mais il n'y a pas d'obligation légale.
Dans l'important canton de Vaud, un système analogue est en usage ; l'enseignement n'y est obligatoire que depuis la Saint-Martin, c'est-à-dire le 11 novembre, jusqu'à Pâques.
Ainsi le système obligatoire dont on parle tant, n'est pas aussi rigoureux en Suisse qu'on le pense, et ne l'est pas dans le sens dans lequel on voudrait le faire adopter en Belgique.
Je le répète, la grande prospérité des écoles suisses et des écoles allemandes ne dépend pas essentiellement de mesures d'obligation, ni de restriction légale, mais surtout des moyens tant matériels que moraux qu'on a employés depuis longtemps pour développer l'instruction.
Il y a plus, messieurs ; le système de l'enseignement obligatoire, et de la restriction corrélative du travail dans les manufactures, n'est général, ni en Suisse, ni en Allemagne. Ainsi, en Suisse., l'instruction n'est pas obligatoire dans le canton de Genève, et les autorités compétentes déclarent que ce canton ne renferme pas plus d'individus ne sachant ni lire, ni écrire, qu'il n'y en a dans les autres cantons.
Pour l'Allemagne ! Mais les deux villes libres de Francfort et de Hambourg ont le même système que nous : il n'y a là ni instruction obligatoire ni restriction au travail, et cependant l’instruction y est aussi développée que dans les autres parties de l'Allemagne.
Je ne veux pas abuser des moments de la Chambre ; cependant permettez-moi, messieurs, de vous citer, en ce qui concerne spécialement Hambourg, une pièce qui corrobore entièrement ce que j'avance. C'est une lettre que m'a adressée, le 17 octobre de cette année, un homme très compétent en cette matière, un Belge qui se trouve à la tête d'un très bon établissement d'instruction consacré au commerce et où l'on enseigne, outre les parties élémentaires de l'instruction, les langues vivantes, les langues commerciales.
Voici ce que je lis dans cette lettre par rapport à l'enseignement :
« L'enseignement est libre ici et non obligatoire. Pour les pauvres on trouve auprès de chaque église une ou plusieurs écoles non-payantes. Les instituteurs sont rétribués sur les revenus de différentes fondations. C'est la même chose pour tous les cultes, catholique, protestant, israélite et réformé. Les biens appartenant aux églises sont administrés par le Kirchen-Collegium respectif, sans contrôle aucun de la part de l'Etat. Les Kirchen-Collegia ont de plus l'autorisation ou plutôt la faculté d'accorder à des particuliers la concession de tenir des écoles publiques payantes. II y en a une foule, qui se font une concurrence très salutaire. Mon établissement est dans la même catégorie ; je tiens, moi, ma concession du Kirchen-Collegium catholique. Les écoles payantes sont en général très bonnes, ce sont pour ainsi dire tout autant d'écoles commerciales ; car ici les jeunes gens ne songent guère qu'à la carrière commerciale. On y apprend les langues vivantes avec zèle et bien.
« Je suis persuadé, pour autant que je connais l'état des choses, qu'il n'y a pas à Hambourg un plus grand nombre d'enfants qui grandissent sans instruction qu'en Prusse, où l'enseignement est obligatoire. Les bourgeois de Hambourg se croient quelque chose, et la haute idée qu'ils ont de leur valeur personnelle contribue beaucoup à leur faire ardemment rechercher l'instruction pour leurs enfants. Il y a une seule école tenue par l'Etat, c'est le collège de la ville ; tout le reste est libre. »
Voilà, messieurs, l'état de l'instruction à Hambourg ; vous voyez que l'instruction y est très prospère, quoiqu'elle n'y soit pas obligatoire.
(page 68) On a parlé tout à l'heure et hier aussi de l'Angleterre, Permettez-moi, messieurs, de vous présenter aussi quelques considérations pratiques, puisées dans les faits, dans les statistiques, relativement à ce grand pays qui doit vous servir d'enseignement surtout dans les matières industrielles
D'après ce que j'ai déjà eu l'honneur de vous dire, la question de la limitation du travail dans les manufactures, quoique corrélative à celle de l'instruction publique, n'en est pas inséparable à mes yeux ; il y a ici un double point de vue à envisager ; il y a la question de l'instruction qui est certes de la plus haute importance, et il y a aussi une question d'hygiène, d'humanité, et c'est cette dernière question qu'on a principalement considérée en Angleterre.
Hier, l'honorable M. Sabatier est entré dans une discussion très intéressante sur le libre échange ; il a voulu voir dans le développement de la liberté commerciale un moyen efficace, sinon absolument souverain, pour donner à l'instruction publique toute l'extension désirable.
Je n'entrerai pas dans cette discussion ; je craindrais de m'écarter de l'objet qui est soumis à nos délibérations. Mais je dirai que l'exemple de l'Angleterre prouve que dans ce pays, qui certes marche à la tête des peuples qui ont adopté le système de la liberté commerciale, on n'a pas cru que cette liberté fût un moyen suffisant pour empêcher l'excès du travail, auquel on soumet souvent les enfants dans certaines manufactures, pas plus que pour procurer à ces enfants une instruction convenable. D'ailleurs, dans les Etats-Unis du Nord, l'instruction publique est très florissante sous le régime de la protection douanière, qui exclut ce qu'on appelle le free trade.
J'aurai donc l'honneur de vous présenter, messieurs, un abrégé aussi succinct que possible de l'état des choses en Angleterre par rapport à la limitation du travail et de l'instruction primaire donnée aux enfants admis dans les manufactures.
L'enseignement y est obligatoire pour les enfants employés dans certaines fabriques. L'honorable M. Hymans l'a dit tout à l'heure, il y a longtemps déjà que des bills ont été portés en Angleterre pour restreindre le travail dans les fabriques. Le premier bill date de 1819 ; il ne s'appliquait qu'aux manufactures de coton.
Il y a eu d'autres bills, en 1833, en 1844 et en 1847, qui ont étendu la mesure aux manufactures dans lesquelles la vapeur, l'eau et d'autres moteurs mécaniques sont en usage. Ce sont les fabriques de coton, de laine, de poils, de soie, de lin, de chanvre, de jute et d'étoupe. Il faut combiner ces différentes lois pour connaître exactement la marche qui a été suivie en Angleterre. Enfin, un dernier bill a été porté en 1860, d'après lequel on a ajouté à la nomenclature, que je viens de citer, les usines servant au blanchiment et à la teinturerie, et dans lesquelles on emploie les moteurs que j'ai indiqués.
Aucune autre fabrique n'est assujettie à la mesure légale de la limitation du travail.
D'après le système reçu en Angleterre, aucun enfant de moins de huit ans ne peut être employé dans ces fabriques, et aucun enfant au-dessous de 13 ans ne peut y être admis au travail pendant plus de 6 heures 1/2 par jour, ou 10 heures de jour à autre. Sur le temps qui reste disponible, quelques heures sont consacrées à l'instruction.
Ce système s'appelle half time system, c'est-à-dire de la demi-journée ou du jour à l'autre.
Lorsque les parents préfèrent que l'on donne tous les jours du travail à leurs enfants, ceux-ci ne peuvent être admis dans les fabriques que pendant six heures et demie, et ils doivent passer trois heures à l'école. Quand, au contraire, on préfère le mode alternatif, c'est-à-dire quand on fait travailler les enfants de jour à autre, alors ces enfants doivent se trouver cinq heures à l'école l'un de ces jours, celui où ils ne travaillent pas.
Voilà comment les choses sont réglées.
Les parents choisissent l'école ; à leur défaut, c'est le maître de la fabrique qui indique l'école où les enfants doivent être admis.
Il y a ici une observation importante à faire, messieurs, c'est que dans ce système on trouve une sanction à la mesure, et c'est là, vous le savez, une condition essentielle.
Les pénalités sont difficiles à établir en matière d'enseignement obligatoire.
Ou peut recourir aux amendes, mais il faut trouver le moyen de les faire payer ou les remplacer par la prison ; en Prusse, on punit le père de l'incarcération. Ce système eût été trop odieux pour l'Anglais, qui tient à son habeas corpus. Cela ne lui irait pas du tout. Mais il y a une sanction dans le salaire des enfants ; il y a une amende de 5 à 20 shillings pour chaque infraction, à charge des parents ; il y a aussi une pénalité pécuniaire pour les maîtres de fabrique qui admettent les enfants sans certificat de l'instituteur, Elle est de 2 pence par semaine ou d'un penny par shilling à déduire sur les salaires. 21 centimes par semaine ou 10 à 11 centimes par shilling de salaire à prendre sur les enfants. Voilà la garantie, telle est la sanction de la loi.
Voyons comment ce système fonctionne ; c'est là le point le plus important. Quand on lit les rapports présentés sur cette matière à la Chambre des communes et à la Chambre des lords, rapports dont l'impression a été ordonnée en 1861, particulièrement les rapports faits par MM. Horner et Staunders, on doit reconnaître que ce système laisse beaucoup à désirer quant à l'instruction des enfants. Ces inspecteurs se plaignent beaucoup de la manière dont le système opère ; non pas que sous le rapport du travail la loi ne soit pas exécutée ; le travail, d'après ces rapports, n'est pas trop accablant ; on ne se plaint pas que les enfants aient été surchargés, dans les fabriques réglementées par la loi ; mais on se plaint de ce que l'instruction a été insuffisante.
Permettez-moi d'insister sur les causes de l'insuffisance de l’enseignement signalées par M. Staunders pour le Yorkshire et surtout par M. Borner, pour le Lancashire. J'ajouterai que je trouve les mêmes doléances dans le rapport de la commission générale chargée de faire une enquête sur la matière. Les causes sont d'abord que, vu l'accroissement rapide de la population dans les villes, il a été impossible de suivre ce mouvement par la création d'écoles et la nomination d'instituteurs.
Voilà la première cause ; une deuxième cause provient des fabricants ; j'appelle l'attention de la Chambre sur ce point.
Vous allez voir, messieurs, comment certains fabricants éludent les prescriptions bienveillantes de l'autorité supérieure ; ils établissent une école dans un endroit dépendant de la fabrique, dans un réduit, dans une cave ; et les instituteurs que l'on charge de la besogne, savez-vous où ils sont pris ? Souvent parmi les ouvriers de la fabrique, qui sont mis hors de service par suite d'accidents ; ces fabricants disent qu'ils agissent ainsi par commisération envers leurs ouvriers devenus invalides : mais ils ne voient pas qu'ils sont cruels envers les enfants, qui sont aussi leurs ouvriers. On pourrait leur appliquer le mot impietate pii ! On voit par les rapports que ce sont là les moyens peu dignes qu'emploient certains fabricants pour éluder les mesures bienfaisantes du gouvernement.
Donc ce système n'a pas répondu à l'attente quant à l'instruction, on n'a pas obtenu les résultats qu'on attendait, en rendant l'instruction obligatoire dans un sens restreint et par des moyens raisonnables.
Quant au travail, les enfants ne sont occupés que le temps prescrit, qui est beaucoup plus court que celui qu'on propose chez nous.
Dans le rapport présenté par la commission d'enquête, on conseille, pour remédier à cet état de choses, de donner plus d'autorité aux inspecteurs, de telle manière qu'il dépendrait d'eux de statuer sur l'admission des instituteurs et d'écarter ceux qu'ils trouveraient incapables.
Voilà la mesure proposée au nom des membres de la commission d'enquête : ce serait un moyen d'amélioration ; mais reste à savoir si cela ne donnerait pas ouverture à l'arbitraire.
Le travail des enfants dans les fabriques soulève des questions importantes, des questions d'hygiène d'abord et d'instruction ensuite. Je n'oserais pas dire qu'il n'y a rien à faire pour le travail des enfants. J'abandonnerai cela à la sagesse du gouvernement. L'affaire est délicate et épineuse à plus d'un point de vue, surtout si l'on exige plus de 6 à 7 heures de travail par jour. Si le travail était limité dans les fabriques dans lesquelles il l'est en Angleterre, on pourrait adopter le système anglais pour l'instruction, en cherchant à l'améliorer.
Je répète, messieurs, que nous avons dans le pays des exemples d'ateliers d'apprentissage où l'instruction se marie parfaitement avec le travail.
Nous devons certainement profiter des exemples que nous offre l'étranger, mais nous n'avons pas besoin d'y recourir pour arriver à de bons résultats. Ceci rentre, j'aime à le croire, dans les intentions du gouvernement ; il faut, comme en Allemagne, en Suisse, en Angleterre, poursuivre le développement de l'instruction par tous les moyens matériels et moraux qui sont en notre pouvoir, sans recourir à la contrainte légale ; il y a toutes sortes de moyens administratifs, qu'on peut employer plus ou moins paternellement.
Que l'on construise d'abord le nombre d'écoles nécessaire., avant de forcer les enfants à les fréquenter ; que l'on comble les nombreuses lacunes qui existent par rapport au personnel enseignant ; que la charité publique donne la main, pour atteindre ce grand but social, à la charité privée ; que les conseils communaux, les bourgmestres, les bureaux de bienfaisance, se mettent d'accord avec le clergé, et l'on pourra alors imposer une contrainte morale qui sera plus efficace que toutes les mesures d'obligation légales auxquelles on pourrait recourir.
(page 66) - La séance est levée à quatre heures et demie.