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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 10 avril 1862

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862)

(page 1156) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à deux heures et un quart.

M. Thienpont, secrétaire., donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Des propriétaires, cultivateurs et industriels à Waleffe, demandent la suppression des barrières. »

« Même demande de propriétaires, cultivateurs et industriels à Ligney, Geer, Tourinne et Omal. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« L'administration communale de Gand prie la Chambre d'aviser aux mesures nécessaires pour que les sourds-muets indigents dont l'instruction est à la charge des communes, puissent recevoir cette instruction dans des établissements organisés par l'Etat. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« La dame Crétin demande un congé pour sou fds Joseph, milicien de la classe de 1860. »

- Même renvoi.


« M. de Liedekerke, obligé de s'absenter, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Projet de loi portant le budget du ministère des affaires étrangères de l’exercice 1862

Rapport de la section centrale

M. Van Iseghem. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale qui a examiné les amendements présentés par M. le ministre des affaires étrangères.

- Impression et distribution et mise à l'ordre du jour à la suite du vote de la loi en discussion.

Projet de loi dérogeant à l’article 20 de la loi du 15 mai 1846 sur la comptabilité de l’Etat

Discussion générale

M. Goblet. - Messieurs, chaque jour les discussions qui se rattachent aux fortifications d'Anvers tiennent une place de plus en plus grande dans nos délibérations.

Elles entravent la marche régulière de nos travaux et menacent de rendre en quelque sorte impossible la discussion de projets de loi urgents et nécessaires.

Des difficultés sans cesse renaissantes, les inconvénients du système de défense inauguré en 1859, ne sont pas uniquement la cause de ces débats qui toujours tiennent en suspens l'opinion publique, inquiète et impatiente.

Préoccupé de l'impopularité de ses mesures militaires, le gouvernement semble saisir avec empressement chaque occasion d'en affirmer l'excellence et de proclamer bien haut l'intention de persister à marcher dans la voie où il est entré.

Il veut que ses affirmations servent de preuve et fassent foi malgré les dénégations les plus absolues, malgré les déceptions les plus entières, que tout ce qu'il a fait est bien fait, que tout ce qu'il fera sera bien fait.

Imposer à la minorité une pareille justification de projets de lois spéciaux, c'est obliger celle-ci à revenir sur les discussions précédentes, à reprendre le débat où elle l'avait laissé, c'est l'obliger à débattre en quelque sorte de nouveau devant la législature toutes les questions qu'elle a eu à examiner, c'est vouloir en un mot détourner l'attention des projets de lois en discussion.

Messieurs, cette tâche je ne veux pas l'accepter en ce moment. Je me bornerai à protester contre toutes ces affirmations que j'ai déjà combattues, contre toutes ces conclusions que j'ai déjà déclarées erronées, pour me renfermer dans la discussion du projet de loi et combattre spécialement les propositions du gouvernement.

Vous vous rappelez, messieurs, la manière incidente dont la venue de ce projet de modification à l'article 20 de la loi de comptabilité nous a été annoncée.

C'était une simple formalité qui permettait au département de la guerre de hâter l'achèvement des travaux d'Anvers.

Aujourd'hui ce projet de loi diminue encore d'importance. A entendre le gouvernement, ce n'est plus qu'un simple prêt, que dis-je ? un simple service que l'on rend dans les meilleures conditions possibles, puisqu'on retrouve 4 p. c. d'intérêt sur des sommes qui sommeillent dans les caisses du trésor.

Eh bien, messieurs, acceptant sous toutes réserves et à ce point de vue la thèse du gouvernement quant à la nature de l'opération, je crois aussi que c'est, non pas un prêt que l'on fait, mais un service que l'on rend à la société Pauwels. J'admets volontiers que les garanties morales et matérielles sont suffisantes et qu'à moins d'événements extraordinaires, le gouvernement ainsi que le trésor sont complètement garantis contre les risques ordinaires.

Je pense, du reste, qu'un gouvernement qui prendrait sous sa responsabilité une pareille opération sans avoir une garantie certaine, ne serait pas un gouvernement sérieux ; et ceci je ne puis l'admettre. Je n'ai donc pas à m'occuper de la question des garanties. Plaçons-nous sur un autre terrain et voyons s'il n'y a pas des motifs plus généraux plus élevés qui nous obligent de repousser le projet de dérogation à la loi de comptabilité.

Il est inutile, messieurs, de recourir aux Annales parlementaires pour rappeler les déclarations et les paroles solennelles, les réponses si affirmatives faites aux sections centrales, réponses et déclarations par lesquelles le gouvernement cherchait à rassurer ceux qui prétendaient que 48 millions ne suffiraient pas pour construire les fortifications d'Anvers.

Ces incidents vous sont tous présents à la mémoire : tout était prévu, les devis étaient exacts, précis, les moindres détails étaient établis, on était certain de marcher avec la plus grande régularité. Rien n'était à retrancher des plans, rien n'était à y ajouter ; les plans étaient immuables. Pourtant, ce que le gouvernement affirmait alors a été démontré erroné sous tous les rapports : les plans n'étaient ni complets, ni immuables, les devis n'étaient pas exacts, l'événement l'a prouvé.

Cette erreur, le gouvernement en avait la conscience : c'est là la faute première dans l'exécution de ces grands travaux de fortification d'Anvers ; c'est la faute d’où découlent tous les inconvénients ; c'est la faute d'où dérivent tous les embarras.

Reculant devant l'immensité des sacrifices à faire et dont il ne pouvait peut-être pas lui-même calculer toute l'étendue, il préférait s'en rapporter à l'inconnu, à l'indéterminé ; la nation, je le répète, fut induite en erreur.

Obtenir 48 millions, puis compter sur les événements, attendre les circonstances, profiter adroitement des événements et savoir demander des sacrifices nouveaux au nom des sacrifices accomplis chaque fois et à mesure que les embarras et les besoins deviendraient plus grands, telle était la pensée qui dicta continuellement la conduite du gouvernement.

Cette manière de faire peut être habile, mais elle est dangereuse, même pour ceux qui l'emploient ; elle est dangereuse surtout lorsqu'il s'agit de la défense nationale, lorsqu'il s'agit d'un système qu'il faut en quelque sorte faire adopter par la confiance.

Les citoyens, qui ont vu leurs espérances trompées, leurs illusions détruites, perdent toute leur assurance en ceux qui doivent les guider, les convaincus deviennent défiants, les défiants incrédules et ceux qui faisaient opposition au projet du gouvernement voient se confirmer leur opinion.

Ceux qui croyaient en 1859, doutent aujourd'hui, et vous ne parvenez plus à persuader personne.

On ne vous croit plus quand vous vous écriez que le système de défense nationale que vous avez fait adopter est le meilleur et le plus convenable pour la Belgique.

C'est là l'explication de cette fatalité qui s'attache aux travaux des fortifications d'Anvers, de l'impopularité qui s'attache à ce vaste travail et qui met aujourd'hui en danger le parti libéral, et qui, peut-être un jour, mettra en danger ce que le pays a de plus cher.

Il est facile, messieurs, dans l'examen des faits, de trouver la preuve de cette gêne, de ces embarras qui assaillent sans cesse le département de la guerre vis-à-vis des exigences financières d'une situation irrégulière et anomale.

(page 1157) Cette

situation, cette gêne, cet embarras, ont fait faire au gouvernement des actes très graves, auxquels il importe de restituer leur véritable portée.

Lorsqu'il s'agit de mettre en adjudication la construction des fortifications d'Anvers, le gouvernement eut soin de demander des soumissions sur bordereau de prix ; l'entrepreneur n'avait de cette façon à s'occuper ni du devis, ni de la marche, ni de l'achèvement des travaux ; il exécutait, à un certain prix, des mètres cubes de maçonnerie.

Malgré cette facilité, il restait encore de grandes difficultés à vaincre. L'estimation du département de la guerre était, de l'avis de tous les hommes spéciaux, au-dessous du coût réel ; il importait de trouver à ce prix un entrepreneur pour ne pas être obligé de venir quelque jour, après les déclarations et les discussions où l'on prétendait que 48 millions suffiraient, demander un surcroît de 13 millions à la Chambre.

La soumission Pauwels vint en quelque sorte tirer d'embarras le gouvernement, et démentir les prévisions de ceux qui prétendaient que 48 millions étaient trop peu.

La manière triomphante dont le gouvernement proclama l'issue de la mise en adjudication prouve qu'elle avait dépassé ses espérances. En effet une augmentation de 4 p. c. sur le coût général des travaux, n'était pas considérable, alors surtout que les concurrents demandaient 39 p. c. d'augmentation sur la soumission de la société Pauwels.

Mais est-il fondé, cet argument que le gouvernement développe si complaisamment et sur lequel il s'appuie avec tant de persistance, quand il prétend qu'il y a une économie de 13 millions sur la somme que demandaient les concurrents des entrepreneurs actuels ; ces 13 millions qu'il a prétendument économisés, ces 13 millions ne coûteront-ils pas bien cher au pays ?

Il y a dans l'avoir des nations des choses qui s'évaluent en écus, mais il en est d'autres dont le caractère est tout moral et d'une importance d'autant plus grande qu'elles intéressent le sentiment national, la fortune privée et la fortune publique.

J'ai la conviction que la société Pauwels en soumissionnant avait la certitude de faire une médiocre affaire au point de vue spécial des fortifications d'Anvers, mais elle est dirigée par des hommes assez habiles et assez expérimentés pour être convaincus qu'elle trouverait des dédommagements à ces sacrifices momentanés.

Non seulement, elle pouvait espérer d'obtenir des facilités directes ou indirectes d'un gouvernement qu'elle tirait d'embarras ; mais encore elle était mue par une considération plus grave, c'était d'obtenir la modification à ses statuts qu'elle sollicitait en vain depuis longtemps.

Dans la séance du 10 avril 1856, l'honorable M. Verhaegen, avec cette indépendance que ses adversaires n'ont jamais pu lui dénier, prononçait un discours remarquable. Après avoir constaté les dangers des établissements de crédit mobilier et sans en nier certains avantages, il démontrait que si l'industrie et le commerce étaient libres en Belgique, c'est à la condition qu'il n'y eût pas de privilège, et il maintenait que la société anonyme était un privilège. Après avoir établi qu'il fallait les plus grandes précautions et le plus sérieux contrôle, il déclarait que des établissements de crédit de ce genre ne pouvaient dépendre du caprice ministériel, alors surtout qu'il s'agissait de sociétés anonymes de crédit ou de banque qui n'opéraient pas avec leurs fonds exclusivement.

Il terminait par ces paroles, d'autant plus mémorables, qu'elles semblent avoir prévu l'avenir :

« Si, comme on l'a reconnu dans tous les pays, il est nécessaire de prendre des précautions plus spéciales à l'égard des institutions de crédit qu'à l'égard des autres sociétés anonymes, combien ne doit-on pas user de prudence et de circonspection lorsqu'il s'agit d'une vaste association qui peut opérer à l'étranger et exercer, par les capitaux dont elle dispose, une influence fâcheuse sur le crédit de l'Etat, ainsi que sur la fortune des particuliers. Et je dirai avec un publiciste distingué qu'une telle association peut mettre en péril la tranquillité publique. »

A la suite de cette opposition, le gouvernement d'alors, malgré certains engagements pris, n'osa pas autoriser l'institution du crédit mobilier.

Mais ce qu'on n'avait pas osé faire en 1856, ce que M. Liedts avait refusé de faire quelque temps auparavant, on osa le faire en 1859, et en 1859 on l'a fait incidemment, non pas avec l'excuse de servir un intérêt général, mais uniquement pour sortir d'embarras. Je vais vous le prouver.

Deux changements radicaux ont été apportés aux statuts primitifs de la société Pauwels. Le premier, c'est l'autorisation d'entreprendre des travaux de toute nature. Le second, c'est la faculté de recevoir en payement des actions des sociétés pour lesquelles elle aurait construit ou travaillé.

En combinant ces facilités avec celle que lui donnaient ses anciens statuts d'émettre des obligations, la société se trouve en mesure de faire non seulement des opérations de constructions et de travaux, mais aussi des opérations de bourse.

Emettre des obligations en Belgique, remplacer ainsi l'argent national par du papier pour transporter cet argent à l'étranger, et là après avoir fait des travaux, en rapporter du papier dont la valeur réelle, en définitive, dépend souvent d'une réclame plus ou moins habile, c'est faire ce que blâmait l'honorable M. Verhaegen, lorsqu'il disait qu'une grande société, qui peut opérer à l'étranger et qui dispose de capitaux illimités, peut mettre en péril la fortune publique.

Deux restrictions, il est vrai, ont été faites : l'une qui limite au tiers du prix des fournitures et travaux le montant des actions que la société Pauwels peut recevoir, l'autre qui soumet à l'autorisation préalable en Belgique, les travaux qu'entreprend la société Pauwels dans certains cas.

Mais ces deux restrictions ne sont pas sérieuses. La première peut être levée par le bon vouloir, le bon plaisir ministériel ; aucune circonstance exceptionnelle, aucun motif n'est nécessaire.

La seconde paraît faite dans l'intention de donner à la société Pauwels une plus grande latitude encore.

Comment, vous obligez la société Pauwels à se soumettre à votre autorisation pour entreprendre certains travaux en Belgique, et vous ne prenez aucune précaution pour les travaux qu'elle va entreprendre à l'étranger !

En Belgique, où tout le monde peut surveiller la valeur des opérations qu'elle fait, où tout se fait sous vos yeux, elle a besoin d'une autorisation ; et à l'étranger, la société fait tout ce que bon lui semble pour apporter en Belgique du papier dont il n'y a pas moyen certain d'apprécier la valeur réelle.

Je sais bien qu'on viendra argumenter de la position actuelle de la compagnie pour montrer combien mes craintes sont chimériques, mais sans vouloir citer des faits, il est certain que des opérations de ce genre ont déjà été faites.

Pour la société, du reste, ce n'est pas du présent qu'elle s'occupe, c'est à l'avenir qu'elle regarde, et elle a raison, les hommes qu'elle à a sa tête sont des hommes trop positifs et trop habiles pour ne pas tirer parti de cette affaire et des moyens qu'on leur a remis entre les mains.

Et, soyez tranquilles, alors, que la société sera sortie de la crise où elle se trouve, de ce purgatoire dont vous serez obligé de la tirer, elle sera en mesure de poursuivre les brillantes destinées qu'elle s'est préparées en constituant une société de crédit mobilier avec tous ses dangers, avec tous ses caractères aléatoires.

La société était dans son droit.

Elle a bien fait, à son point de vue, elle avait raison : elle demandait depuis longtemps le changement de ses statuts, on le lui refusait, elle l'a acheté. Seulement, c'est la fortune publique qui sera l'enjeu de cette transaction.

Ainsi donc, cet argument si puissant, tiré de la nécessité relative de l'adjudication, n'est pas fondé.

Comme je vous le disais, évidemment, si en apparence on n'a donné que 48 millions pour obtenir ce qui devait en coûter 60, à quel prix obtenez-vous cette différence ?

La Belgique ne la payera-t-elle pas bien cher ?

Vous avez agi contre toutes les règles de l'économie politique rationnelle, contre toutes les règles de bonne gestion, car vous avez payé une dette inavouée en escomptant l'avenir.

C'est ainsi, messieurs, qu'un contrat moral s'est établi entre la société Pauwels et le gouvernement.

C'est ainsi qu'ils ne sont plus que des associés qui ont de mutuelles complaisances. Toute règle certaine a disparu. Les apparences de la légalité sont maintenues autant que possible, même on montrera une certaine sévérité dans les détails, mais indirectement ou directement, le gouvernement viendra en aide à la compagnie, à mesure que la nécessité surgira et à mesure que ses embarras grandiront.

L'adjudication ainsi réglée, on devait du moins pouvoir espérer que la marche du travail des fortifications d'Anvers serait régulière, mais il n'en fut pas ainsi.

Cette faute première que je viens d'indiquer, ce défaut de franchise dans les estimations continuèrent à peser sur toutes les opérations et à amener successivement des mesures qui ont abouti, en définitive, à la présentation du projet de loi en discussion.

Le gouvernement vit chaque jour grandir les difficultés, les embarras de la société Pauwels vinrent aggraver les siens. Car si tous deux s'étaient lances dans de vastes opérations sans en avoir prévu toutes les exigences, (page 1158) c'est sur le gouvernement seul que retombe la tâche pénible de faire disparaître les obstacles.

D'un côté pour diminuer la dépense, quoi qu'en ait dit M. le ministre de la guerre, on a supprimé une quantité énorme de maçonnerie. D'un autre côté pour aider la société Pauwels il abuse de l'emploi des troupes à Anvers. Puis il fait des payements sur d'autres bases que celles du cahier des charges, rembourse les retenues et le cautionnement, puis enfin il arrive à présenter à la Chambre le projet de loi en discussion.

Si même, messieurs, les arguments de l'honorable général Chazal sont vrais, et que ce soit pour rendre la défense plus facile qu'on a supprimé les maçonneries, il n'est pas moins vrai qu'il y a eu des économies de faites, et je demanderai ce qu'est devenue cette somme immense qui aurait dû rentrer dans le trésor ou profiter aux travaux.

Eh bien, cette économie, je n'en trouve de trace nulle part, pas plus dans les travaux que dans les caisses de l'Etat.

Mais, messieurs, cette question est incidente ; revenons à ce qui concerne spécialement la société Pauwels.

Je n'entends nullement rentrer dans la discussion que j'ai soutenue, lors du budget de la guerre, au sujet de 1 emploi des troupes à Anvers, quoique dans l'exposé des motifs on ait de nouveau tout remis en question. Mais comme le côté matériel de cette opération concerne directement, sous certains points, la nature des rapports établis entre le gouvernement et la société Pauwels, je suis obligé de rappeler quelques faits pour en constater l'évidence.

Il vous a été démontré alors par des chiffres officiels que le travail des soldats employés à Anvers coûtait le double de ce que doit coûter le travail des ouvriers civils.

Pour couvrir une partie de la différence, le gouvernement prélève une somme sur le budget de la guerre ; le crédit spécial voté en 1859 supporte une partie de la dépense, et la solde des soldats vient combler le reste.

De cette façon, cet argent qui avait été voté par la législature pour entretenir par un emploi rationnel, légal et judicieux, l'armée sur le pied que le département de la guerre n'a cessé de nous déclarer indispensable, cet argent est détourné sans bénéfice aucun pour le pays et cela pour venir uniquement en aide à des intérêts privés...

- Un membre. - Cela n'est pas !

M. Goblet. - Cela est.

De l'aveu même de M. le ministre de la guerre, on a obtenu, par ce moyen, d'abord l'abaissement des salaires au détriment des intérêts des ouvriers qui doivent aussi pouvoir profiter de l'offre et de la demande comme tous les autres négociants. On a évité une difficulté coûteuse devant laquelle s'est trouvée la société Pauwels et qu'elle devait prévoir ; elle devait prévoir, en effet, qu'elle avait besoin d'un très grand nombre d'ouvriers ; ceux qui se lancent dans de semblables entreprises doivent prendre leurs précautions d'avance, et quand ils ne les prennent pas, ils subissent nécessairement les conséquences de leur imprévoyance.

C'était donner à l'entreprise sur le budget de la guerre environ 2 millions de francs par an ; cela fera, pendant 5 ans, 10 millions de francs sacrifiés.

Qu'importe la bonne instruction de l'armée ? Qu'importe son organisation ?

Qu'importe le respect des principes constitutionnels qu'on laisse dédaigneusement de côté, en imposant aux citoyens des obligations en dehors de la loi générale ?

Qu'importe qu'on vienne provoquer, comme je l'ai dit, un abaissement des salaires ? Tout cela est bien, on vient ainsi en aide à la compagnie Pauwels ; on emploie nos soldats pour rendre service à l'entreprise ; l'abus de l'emploi de nos troupes a grandi à mesure que les embarras de l'entreprise ont grandi ; et pour le prouver, je n'ai besoin que d'examiner les actes du gouvernement lui-même.

Par la circulaire du 15 mars 1860, le département de la guerre, pour se conformer aux prévisions indiquées dans le cahier des charges et pour appliquer la clause relative à l'emploi des troupes, provoque une organisation ; et comme je l'ai dit lors de la discussion du budget de la guerre, cette circulaire détermine l'organisation des troupes à Anvers ; on y observe les principes généraux de l'instruction et de l'organisation militaire.

Le contingent de toute l'armée est fixée à 920 hommes, qui doivent aller joindre tour à tour à cette grande œuvre certains éléments de leur métier.

Peu à peu ce chiffre des hommes s'élève et devient énorme, ce ne sont plus des centaines d'hommes, mais des milliers de soldats qui sont employés aux travaux d'Anvers, pour aider l'entreprise ; et l'on porte une atteinte grave à l'organisation de notre armée en absorbant, en faveur d'un intérêt privé, nos forces les plus vitales.

Mais ce n'est pas tout. Ce n'était là en quelque sorte qu'une aide indirecte, une aide de bras. Les embarras augmentent ; il faut plus ; maintenant il faut donner de l'argent pour conjurer les difficultés ; la résistance est grande au département de la guerre et au ministère ; on y redoute le moment où il faudra venir lutter contre les exigences légitimes de la loi de comptabilité, et contre le contrôle sérieux et digne de la Cour des comptes.

On prend des décisions ministérielles, successives, on rembourse les retenues, le cautionnement, on abaisse le taux des payements. Tout cela peut se faire sans autorisation de la cour des comptes.

Mais on veut plus. On cherche à faire obtenir à la société Pauwels indirectement une somme de 2 à 6 millions. Pour cela, malheureusement, il faut une violation de la loi.

Par décision ministérielle encore il avait été décidé qu'on payerait aux entrepreneurs, les matériaux à pied d'œuvre, alors même qu'ils ne sont pas mis en œuvre. A cette nouvelle exigence la cour des comptes s'oppose.

Malgré les efforts du ministère, elle refuse de violer l'article 20 de la loi de comptabilité.

Que faire en présence de cette opposition insurmontable ? Il fallait s'adresser à la législature. Et croyez bien que si l'on avait pu l'éviter en obtenant de la cour des comptes des visas pour ces deux ou trois millions on ne serait pas venu ici soulever cette discussion.

Je ne chercherai pas, messieurs, à discuter ici le bien ou mal fondé du remboursement des retenues et du cautionnement ; je ne chercherai pas à discuter s'il y avait des circonstances ordinaires suffisamment légitimées pour ces exceptions à la loi, aux règles qui ont toujours régi les adjudications publiques en Belgique, si ces circonstances existent et si elles sont suffisantes.

Qu'il me soit permis d'examiner si, pour légitimer une dérogation aussi importante à la loi de comptabilité, dérogation à la loi qui ne s'est jamais faite en Belgique pour une individualité quelconque, il est des motifs sérieux.

Il ne faut pas que la législature engage sa haute responsabilité dans des dérogations de loi qui, en définitive, ne sont destinées qu'à couvrir des imprévoyances et des fautes.

Oui, j'en conviens, il est une circonstance extraordinaire, un événement inattendu que personne n'admettait et ne pouvait admettre avant 1859, c'est la présentation et le vote des fortifications d'Anvers, d'après le système actuel.

Oui, c'était extraordinaire de voir un petit pays comme la Belgique, déclaré neutre par l'Europe entière, prospère et grande par ses institutions libres, riche par le commerce et l'industrie, puissante par tous les bienfaits de la paix en un mot, changer son rôle, sa position internationale, de neutre et de passive qu'elle était, vouloir devenir partie active dans les grandes guerres européennes.

Voilà le fait extraordinaire, les événements inattendus.

- Une voix. - C'est cela.

M. Goblet. - Changer tout d'un coup sa position et la nature de son rôle, c'est vouloir épuiser chaque jour ses ressources dans des dépenses sans bornes, c'est se laisser entraîner dans un système contraire à ses désirs, à sa nature, à son indépendance, à son bonheur.

Oui, voilà un événement extraordinaire, mais une fois cet événement accompli, une fois que le vote et que l'adjudication avaient eu lieu, il n'y a plus d'événements extraordinaires, et je vous défie de me citer, depuis le jour de l'adjudication jusqu'aujourd'hui, un seul fait qui puisse donner au gouvernement le droit de profiter de la latitude de l'article 167 de l'arrêté royal de 1849.

Le gouvernement avait, il est vrai, affirmé en 1859, que les plans étaient définitifs, que les devis étaient exacts ; le département de la guerre avait, il est vrai, pris l'engagement solennel de suffire à tout, même à l'armement de la place, avec les ressources existantes et celles qu'il demandait alors.

Une fois les 48millions votés, ceux mêmes qui les avaient votés avaient le droit de croire qu'ils avaient imposé au pays tous les sacrifices nécessaires.

Si les démentis les plus constants, les plus inattendus ont été donnés à toutes ces prévisions, à toutes ces apparences ; si au lieu de 1,500,000 fr. que devait coûter la transformation de l'artillerie, on est venu demander 15 millions pour armer Anvers, comme l'a déclaré l'honorable général ; si l'on a fait une foule de choses non prévues ; en quoi cela peut-il concerner la société Pauwels, qui travaille sur bordereau de prix, qui est (page 1159) payée au fur et à mesure de l’exécution des travaux, au fur et à mesure qu'elle a fait un certain nombre de mètres cubes ?

Le gouvernement a déjà fait des dépenses, comme je viens de le prouver, directement et indirectement, près du double de la somme demandée en 1859 ; mais, je le répète encore, cela n'a rien qui puisse concerner la société Pauwels. Elle ne peut argumenter de ces événements imprévus, de ces circonstances extraordinaires en sa faveur.

Voter le projet de loi qui modifie la loi de comptabilité, serait non seulement reconnaître que les entrepreneurs ont droit à une position privilégiée, ce serait non seulement s'associer à la marche du gouvernement dans cette malheureuse affaire et lui donner un bill d'indemnité pour les actes accomplis, mais ce serait encore s'engager en quelque sorte à le suivre dans la voie où il est entré, aussi loin qu'il pourrait vouloir nous conduire.

Ce serait non seulement s'engager à ne pas récriminer contre les sacrifices faits, mais encore à voter de nouvelles, d'immenses dépenses qui nous seront inévitablement soumises pour achever cette œuvre gigantesque et hors de toute proportion avec nos ressources et notre population.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, l'honorable M. Goblet a fait toute espèce de suppositions pour expliquer les motifs qui ont déterminé le gouvernement à présenter le projet de loi soumis à vos délibérations.

Ces motifs sont bien simples.

La société entrepreneur des travaux d'Anvers m'a exposé qu'elle avait immobilisé un capital de 10 millions, ce qui dépassait toutes ses prévisions ; qu'elle avait été obligée de faire cette immobilisation pour se mettre en mesure d'exécuter les travaux avec régularité et rapidité.

Elle a établi que cette immobilisation était au-dessus de ses forces et l'empêchait même de se procurer tous les matériaux nécessaires en quantité suffisante et en temps opportun. Elle a démontré que pour la bonne exécution de son entreprise, elle avait encore plusieurs ouvrages indispensables à faire ; qu'il lui serait avantageux, par exemple, de construire un débarcadère à Hoboken et un chemin de fer pour relier cet embarcadère avec le chemin de fer de la route stratégique, qu'il serait également ! nécessaire d'augmenter le nombre de ses wagons et de ses locomotives, et de donner plus d'extension à ses briqueteries.

Le département de la guerre a fait examiner si cette situation était \exacte.

Il s'est assuré qu'effectivement la société entrepreneur avait immobilisé un capital considérable ; qu'il lui serait impossible de l'augmenter encore et que, par conséquent, elle ne pourrait répondre à tout ce que le département de la guerre est en droit d'exiger d'elle. Que devait faire le gouvernement en pareille occurrence ? La société avait donné des gages de son désir de terminer ses travaux conformément aux obligations résultant de son contrat ; elle avait fait preuve de beaucoup de loyauté ; elle avait fait de très grands efforts pour organiser son entreprise ; les travaux marchaient à la satisfaction du gouvernement.

J'ai cru, messieurs, que, dans ces circonstances, il y avait un grand intérêt national à accorder à la société l'appui qu'elle réclamait. Nous pouvions d'ailleurs nous baser sur des antécédents posés en faveur d'autres sociétés qui cependant ne travaillaient pas pour le compte de l'Etat, comme le fait la société entrepreneur des travaux d'Anvers.

La question des à-compte à payer a été longuement examinée en conseil des ministres ; et même, je le dirai franchement, peut-être trop longuement à mon gré, car j'aurais désiré que la situation difficile de la société cessât promptement, afin de pouvoir pousser les travaux avec une rapidité plus grande encore. C'est après cet examen que mes collègues ont reconnu comme moi qu'il y avait lieu d'accueillir» la demande de la société, non pas précisément dans son intérêt particulier, mais bien dans l'intérêt plus élevé de la marche des travaux d'Anvers.

L'honorable et Goblet a parlé des plans qui n'auraient pas été remis en temps opportun.

Mais, messieurs, que prescrit le contrat à cet égard ? Que nous devons remettre les plans au fur et à mesure de l'exécution des travaux ; et cela pour une raison toute simple ; c'est parce que nous voulons apporter dans ces travaux toutes les modifications que les perfectionnements incessants de l'artillerie pourront rendre nécessaires.

Quant à l'emploi des troupes aux travaux publics, il a été également stipulé dans le contrat.

Rappelez-vous, messieurs, que déjà, lors de mon premier passage au département de la guerre, la Chambre me demandait constamment d'employer les troupes à des travaux publics chaque fois que l'occasion s'en présenterait.

M. Coomans. - Des membres, c'est possible, mais pas la Chambre.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Cela va sans dire, c'est bien ainsi que je l'ai entendu.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Et les membres qui se sont exprimés ainsi n'ont pas été contredits.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). -- Personne ne s'est élevé contre cette demande.

M. Coomans. - Moi !

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Eh bien, messieurs, si cet emploi des troupes aux travaux d'Anvers avait eu des inconvénients, s'il avait produit de mauvais résultats, je comprendrais qu'on l'attaquât ; mais bien loin de là, tout le inonde reconnaît que les soldats employés à ces travaux n'ont rien perdu de leurs qualités militaires, et qu'ils ont, au contraire, acquis des qualités nouvelles qu'ils seront certainement heureux de posséder.

Ainsi, messieurs, je crois que ceux d'entre vous qui ont revu dans leurs foyers des hommes qui ont été employés aux travaux d'Anvers auront reconnu que ces soldats sont rentrés chez eux avec des qualités qu'ils n'avaient pas en partant, c'est-à-dire qu'ils sont devenus des hommes utiles, intelligents, ayant des moyens d'existence assurés, et je crois pouvoir le dire aussi, des hommes plus moraux.

Eh bien, c'est là un grand bien, et j'ajouterai qu'au point de vue militaire, c'est encore un très grand résultat que d'avoir fourni des hommes rompus aux travaux de terrassements, habitués aux intempéries des saisons, vivant comme en campagne, et qui font du reste aussi bien l'exercice que tous les autres. Ces hommes, messieurs, seraient bien certainement les soldats les plus utiles si nous en avions besoin un jour.

On est encore revenu sur les maçonneries supprimées. Mais, messieurs, j'avais annoncé dès l'origine que je ne tenais pas à ces maçonneries. Il y a des partisans des revêtements des escarpes et des contre-escarpes ; cependant depuis le siège de Sébastopol, beaucoup de militaires se prononcent pour la suppression de ces ouvrages, et je dois dire qu'ils n'étaient pas entrés dans nos prévisions premières.

Aurait-on voulu que je fisse faire des maçonneries au lieu de simples terrassements ? C'est alors qu'on n'eût point manqué de prétendre que je voulais venir en aide aux entrepreneurs, car tout le monde sait que l'on gagne sur la maçonnerie beaucoup plus que sur les terrassements. Nous sommes restés dans les limites des contrats, quant aux quantités fixées pour les maçonneries et les terrassements, et dès lors je me demande ce que l’on peut nous objecter.

Il me semble, messieurs, que ces critiques qui se renouvellent sans cesse et auxquelles j'ai déjà répondu devraient avoir un terme.

La Chambre doit comprendre, en effet, que je ne puis pas répondre sans cesse aux mêmes considérations après les avoir réfutées plusieurs fois déjà.

Je la prie d'examiner la question en la dégageant de toute considération étrangère et de vouloir bien prendre une décision.

M. Goblet. - Je demande à répondre quelques mots seulement à M. le ministre de la guerre.

Je n'ai pas discuté aujourd'hui l'emploi des troupes à Anvers, je l'ai fait dans une autre circonstance. Seulement je ferai remarquer qu'on peut être partisan d'un emploi judicieux des troupes, sans approuver l'abus de ce moyen. (Interruption.) Je ne comprends pas l'interruption.

M. Hymans. - Personne ici n'est partisan d'aucune espèce d'abus.

M. Goblet. - J'en suis enchanté.

M. le ministre de la guerre semble nous dire qu'il n'a rien supprimé en fait de maçonnerie, que les changements qui ont été apportés aux travaux il les avait prévus, car, il faut le dire à l'honneur de M. le ministre de la guerre, c'est l'homme le plus prévoyant qu'il y ait au monde ; il a tout prévu, et telle est sa perspicacité qu'il a prévu jusqu'au combat du Monitor et du Merrimac. (Longue interruption.) Il nous a parfaitement démontré hier que cet événement ne l'avait nullement pris à l'improviste. (Interruption.) Je ne me trompe pas puisque M. le ministre me fait un signe d'assentiment.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je ne confirme pas ; j'applaudis à ce que vous dites.

M. Goblet. - Il n'y a pas eu de maçonneries supprimées ! Mais rappelez-vous donc, messieurs, l'emphase avec laquelle M. le ministre de la guerre est venu nous annoncer pourquoi il supprimait des maçonneries.

Ne nous a-t-il pas dit qu'il adoptait ce changement parce qu'il avait été constaté que l'artillerie nouvelle produirait par ses projectiles (page 1160) d'immenses entonnoirs dans les fortifications en maçonnerie, On a donc modifié sous ce rapport les projets primitifs, et je demande ce qu'est devenue l'économie qui doit être résultée de la substitution de revêtements en terre à des revêtements en briques.

Vous dites que ce changement entrait dans vos prévisions ; eh bien, lisez le rapport de l'honorable M. Orts, vous y trouverez cette déclaration formelle de M. le ministre de la guerre qu'il n'y avait pas une brique ni un moellon à retrancher aux fortifications telles qu'elles ont été projetées en 1859.

Je crois pouvoir, après cela, me dispenser de justifier mon opinion et mon vote par d'autres considérations.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je suis obligé de dire quelques mots en réponse à certaines observations présentées par l'honorable préopinant. L'honorable membre a cru devoir, en commençant, se plaindre de ce que cette malheureuse affaire d'Anvers, comme il la nomme revenant incessamment dans les débats de la Chambre, fût un obstacle ce que celle-ci pût s'occuper d'objets beaucoup plus importants.

Mais, messieurs, à qui la faute si ces débats reviennent sans cesse, sont sans cesse ramenés et prolongés sans nécessité, sans utilité même ? Ne faut-il pas l'imputer tout d'abord à l'honorable membre lui-même ? Car à quoi bon, par exemple, à propos du projet de loi qui est actuellement soumis à la Chambre, soulever de nouveau toutes ces questions qui déjà ont été si souvent agitées et discutées dans cette enceinte ?

Evidemment, tout ce qu'a dit l'honorable membre tombe à côté du projet ; à peine a-t-il touché incidemment quelque point de la proposition qui vous est soumise. Tout son discours a porté sur les fortifications d'Anvers, sur l'impopularité toujours croissante, selon lui, des travaux qu'on exécute en ce moment pour la défense du pays.

Il est possible que l'honorable membre soit convaincu, et je l'admets que ces travaux sont mauvais d'abord, et sont impopulaires ensuite. Mais jusqu'à présent, il n'a pas réussi à faire partager sa manière de voir par la Chambre. Quant à nous, nous permettons d'avoir une opinion différente, et nous croyons au surplus que des travaux de cette nature, fussent-ils même aussi impopulaires qu'il le prétend, ce ne serait pas une raison suffisante pour ne pas les exécuter. De tels travaux sont presque toujours impopulaires, excepté quand il est trop tard pour les accomplir utilement. Mais ce jour-là, ils acquièrent sur-le-champ une popularité immense ; on est prêt à tout abandonner, à faire les sacrifices d'argent les plus considérables, à dépenser des sommes triples, quintuples de ce qui aurait été nécessaire pour faire une chose utile et efficace en temps opportun.

Gouverner, c'est prévoir ; et en prévision d'événements qui peuvent rendre ces travaux défensifs nécessaires, il faut avoir le courage d'agir, aux risques d'une impopularité qui, d'ailleurs, n'est jamais que passagère.

Au surplus, messieurs, je n'admets pas le moins du monde cette impopularité.

Oui, si nous avions dû augmenter les impôts, réclamer spécialement de l'argent aux contribuables pour arriver à l'exécution de ces travaux, l'opposition serait parvenue peut-être à les couvrir d'une certaine impopularité ; mais la vérité est que le pays, qui n'est pas surchargé d'impôts, qui trouve à acquitter, en très grande partie, ses dépenses extraordinaires au moyen de l'excédant de ses ressources, ne voit pas de mauvais œil que le gouvernement et la législature, après avoir reconnu et démontré la nécessité d'un pareil travail, l'accomplissent courageusement, malgré les attaques dont il est l'objet, et dans cette Chambre et au-dehors.

Du projet de loi, l'honorable membre a dit fort peu de chose. Selon lui, il n'y a pas de doute que le gouvernement ne court aucun risque en faisant des payements à valoir sur des travaux que la compagnie Pauwels exécute ; cette compagnie offre toutes les garanties qu'on peut réclamer ; il n'a aucune inquiétude à ce sujet ; mais ce qu'on fait pour la compagnie devient pour le préopinant, le prétexte d'étranges récriminations.

Selon lui, le gouvernement a promis beaucoup plus qu'il ne pouvait tenir ; les espérances qu'il avait fait concevoir ont été déçues, ses prévisions ont été démenties par les faits ; des travaux qu'il n'a évalués qu'à 48 millions, coûteront, en réalité, beaucoup plus. Mais, au contraire tout ce qu'avait annoncé l'opposition, et particulièrement l'honorable préopinant, se produit de point en point ; il triomphe aujourd'hui devant vous.

L'honorable membre, qui reproche au ministre de la guerre d'avoir trop prévu, a lui-même prévu bien davantage ; seulement quant à lui, toutes ses prévisions se réalisent !

Qu'est-ce donc qui se réalise ?

Le préopinant avait annoncé que les travaux d'Anvers coûteraient 80 millions, et même beaucoup plus ; on avait affirmé que la dépense s'élèverait à 100 millions, on a même été jusqu'à prophétiser 120 millions. Et pourtant le gouvernement a-t-il demandé quelque chose au-delà du crédit voté en 1859 ? Pas le moins du monde. Première déception de l'honorable membre, mais qui, selon lui, provient de ce que, par un bonheur providentiel pour le gouvernement, la compagnie de Matériel des chemins de fer a consenti à soumissionner à un taux de 4 p. c. seulement au-dessus des devis, ce qui a constitué pour le gouvernement un avantage sur lequel il n'avait pas le droit de compter.

Mais, se hâte d'ajouter l'honorable membre, la compagnie, en entreprenant les travaux d'Anvers dans de telles conditions, savait parfaitement qu'elle faisait une mauvaise opération, et c'est uniquement pour faire plaisir au gouvernement, pour le tirer d'un mauvais pas, qu'elle a consenti à soumissionner dans ces conditions,

L'honorable membre a porté ici une accusation très grave contre les administrateurs de la compagnie de Matériel des chemins de fer. Comment ! ces administrateurs, qui sont les mandataires des actionnaires, à qui les intérêts de ces actionnaires sont confiés, seraient venus traiter à de pareilles conditions avec le gouvernement, et cela seulement pour le tirer d'embarras, pour lui faire plaisir ! (Interruption.)

M. Goblet. - Voulez-vous me permettre de faire une rectification ? J'ai dit que la compagnie comptait faire une mauvaise, une médiocre affaire au point de vue spécial des fortifications d'Anvers ; mais comme la compagnie est dirigée par des hommes habiles, par des hommes expérimentés qui avaient prévu le déchet de l'affaire et vu dans l'avenir des dédommagements considérables qui ne feraient rien perdre à la société, bien plus qui serviraient à réaliser les brillantes destinées qu'elle s'est préparées, je ne puis avoir porté contre les administrateurs l'accusation grave d'avoir mal géré l'avoir des actionnaires.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). -- Messieurs, on voudra bien admettre qu'il ne m'est pas possible de réfuter deux objections à la fois. L'honorable membre m'a interrompu au moment où je rappelais les paroles textuelles qu'il a prononcées : il a déclaré que la compagnie avait eu la conviction qu'elle faisait une mauvaise affaire, ce qui accuserait gravement les administrateurs, si le fait pouvait être exact ; mais il a ajouté, je le reconnais, qu'elle espérait des compensations dans l'avenir ; déjà, dit-il, elle en a trouvé une dans la modification de ses statuts. Voilà l'argumentation. Elle renferme deux propositions, que j'examinerai séparément, successivement.

Je commencerai d'abord par faire justice de cette supposition, par trop naïve, que la société avait la conviction qu'elle faisait une mauvaise affaire. Donc, toujours selon l'honorable M. Goblet, en soumissionnant, la compagnie le faisait non pas en vue des avantages que l'affaire elle-même devait lui procurer, mais à cause de ceux qu'elle espérait dans l'avenir. (Interruption.)

Permettez ; laissez-moi continuer ; nous viendrons tout à l'heure aux changements de statuts.

Vous prétendez que la compagnie a opéré, en comptant pour l'avenir sur des compensations à des pertes immédiates, certaines, inévitables qu'elle devait subir dans le présent. Mais la compagnie est donc, à toujours, assurée du gouvernement du pays ? elle en dispose, quelles que soient les modifications, les changements qui peuvent survenir ? l'influence magique des hommes qui la dirigent est telle, qu'ils escomptent par des pertes folles et immédiates, les bénéfices qu'ils comptent obtenir de la complaisance des gouvernements futurs ! Cela n'est pas sérieux. Des mandataires gérant ainsi l'avoir de tiers qui leur est confié devraient être interdits. Mais en attendant qu'ont-ils obtenu ? Une modification aux statuts de la compagnie. Je vous avoue, messieurs, que jusqu'au moment où l'honorable membre a parlé de cet objet, je ne me doutais pas qu'il y eût une induction quelconque à en tirer. J'ai dû faire appel à mes souvenirs pour savoir ce que cela pouvait signifier.

Je me rappelle, et je crois que ce souvenir est exact, qu'en effet, lorsque la compagnie a soumissionné, il a fallu modifier ses statuts, et cela pour un motif sans réplique ; c'est que, d'après ces statuts, elle ne pouvait pas entreprendre des travaux de cette nature. Il a donc fallu introduire une modification dans ces statuts, pour qu'elle pût valablement soumissionner les travaux d'Anvers. Mais voici ce que mes souvenirs me rapportent. La compagnie, obtenant cette modification à ces statuts pour pouvoir entreprendre les travaux d'Anvers, allait être en possession du droit de faire d'autres entreprises de constructions immobilières, et nous nous sommes dit : Il y a là un inconvénient possible. Investir une société anonyme aussi puissante que l'est la Compagnie de Matériel des chemins de fer, de la faculté de faire des contractions, c'est lui donner les moyens (page 1161) de rentrer en concurrence avec tous les petits entrepreneurs, arec tous les constructeurs de bâtiments, à Bruxelles et dans le pays tout entier. Nous avons pensé qu'il ne fallait pas consentir à lui fournir ces moyens. En conséquence, je parle toujours de souvenir, mais je crois être dans la vérité, en conséquence, il a été stipulé, en même temps que l'on modifiait les statuts, que toutes les entreprises de construction de cette nature qui n'atteindraient pas la valeur de quelques millions, je pense, devraient être autorisées par le gouvernement.

M. Goblet. - II n'y a pas de limite dans les statuts.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous ne m'avez pas averti que vous produiriez ce grief à propos du projet de loi, je n'ai donc pu revoir les faits, mais j'ai la certitude qu'il a été déclaré que la compagnie ne pourrait contracter d'entreprise que sous certaines conditions restrictives, et je tiens aussi sans obtenir au préalable l'autorisation du gouvernement. Telle est la pensée qui nous a dirigés. La restriction, utile pour le pays afin d'éviter le genre de concurrence dont je viens de parler, était sans objet quant aux entreprises de même nature faires à l'étranger.

De manière qu'on a voulu, en d'autres termes, accorder à la compagnie la faculté d'entreprendre de grands travaux exceptionnels, des travails d'utilité publique, non des travaux qui sont dans le domaine de l'industrie privée.

Mais la compagnie, en entreprenant les travaux d'Anvers, a d'abord et bien certainement voulu, comme elle le devait, fait une opération lucrative.

Elle a voulu en second lieu prendre une grande position, je dirai volontiers une position européenne, en construisant un travail colossal, qui lui permettrait de se présenter partout dans le monde pour exécuter ensuite d'autres travaux, de quelque importance qu'ils fussent.

Vous voyez donc, messieurs, que les raisons données par l'honorable membre ne sont pas de nature à exercer une influence quelconque sur des esprits impartiaux.

D'autres faveurs ont été accordées à la compagnie. Elles ne sont guère importantes, et l'honorable membre le reconnaît lui-même.

On devait délivrer un mandat à la compagnie, lorsqu'il y aurait pour une valeur de 100,000 fr. de travaux exécutés. On pouvait croire, lorsque la stipulation de payer par somme de 100,000 fr. a été faite, que cette limite était proportionnée à l'importance des travaux qui étaient entrepris. Mais dans l'exécution qu'a-t-on reconnu ?

Que les travaux se trouvaient disséminés sur une très grande surface, qu'ils étaient divisés, en quelque sorte, en treize entreprises particulières, et que chacune de ces entreprises avait ses frais généraux, son matériel, sa comptabilité, ses fonds en caisse ; par conséquent il y avait plus d'un million frappé d'immobilisation dans les mains de la compagnie.

On a donc dû raisonnablement décider que l'on délivrerait des mandats lorsqu'il y aurait pour une somme moindre de travaux exécutés, pour une somme de 25,000 fr., si je ne me trompe.

Messieurs, cette décision n'avait rien d'extraordinaire.

M. Goblet. - Je ne l'ai pas attaquée.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Non ; mais elle a été signalée comme une faveur. Cette décision a été portée régulièrement à la connaissance de la cour des comptes, en conformité de l'article 167 de l'arrêté royal de 1849, qui règle l'exécution de la loi sur la comptabilité, et cela n'a souffert aucune difficulté.

Mais, dit l'honorable membre, vous aviez voulu faire autre chose, qui eût été sans doute plus grave : c'était de payer les matériaux à pied d'œuvre comme si c'étaient des matériaux employés, et là vous avez rencontré l'opposition énergique de la cour des comptes et vous avez dû céder.

Eh bien, j'en demande pardon à l'honorable membre, mais ce n'est nullement devant l'opposition de la cour des comptes que le gouvernement a cédé. On a porté les faits à la connaissance de la cour des comptes ; on a dit à ce collège que l'on avait l'intention de payer les matériaux à pied d'œuvre. La cour des comptes a fait, en effet, quelques observations sur le mode de procéder qu'on voulait suivre ; mais comme, d'autre part, on a rencontré des difficultés pratiques à l'exécution de ce mode de procéder, on y a purement et simplement renoncé. Je dois cependant dire que si des difficultés pratiques n'avaient pas existé, on eût appliqué ce principe, on eût payé les matériaux à pied d'œuvre comme travaux déjà reçus, et quoi qu'en pense l'honorable membre, nous aurions pu trouver des précédents en semblable matière.

Si l'honorable membre veut bien consulter le cahier déposé par la cour des comptes dans la session de 1854-1855, il lira qu'à propos de certains travaux, les contrats stipulaient qu'il serait payé un à-compte, « chaque fois que l'administration reconnaîtrait l'exécution de travaux pour une valeur de 200,000 francs.

« Une décision ministérielle a autorisé des réceptions provisoires chaque fois que la valeur des travaux effectués atteindrait 100,000 fr.

« Ensuite d'une autre stipulation du cahier des charges, les matériaux à pied d'œuvre entraient pour la moitié de leur valeur dans l'estimation du travail fait.

« Une décision ministérielle a autorisé de les y porter pour la totalité de leur valeur. »

La cour des comptes signalait ce fait, le portait à la connaissance de la Chambre comme étant une dérogation au cahier des charges, ce qui n'est pas contesté. On avait à apprécier si l'acte était bon ou mauvais ; il n'a pas été critiqué, je pense, dans la Chambre, mais, comme vous le voyez, il y a des précédents en cette matière.

L'honorable membre vous a dit enfin que l'on proposait ce qui ne s'était jamais vu, que l'on proposait, en faveur de l'intérêt privé, une dérogation spéciale, temporaire, à la loi de comptabilité.

L'honorable membre nous dit que cela ne s'est jamais vu. En est-il bien certain ? Moi, je pourrais lui citer une dizaine d'exemples.

M. Goblet. - D'une dérogation officielle à la loi ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Certainement.

M. Goblet. - Citez-les.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je vais les citer. Il est une loi qui, à un certain point de vue, revêt un caractère d'ordre public, et qui porte que les officiers de l'armée peuvent assurer des pensions à leurs veuves en contribuant à une caisse instituée à cet effet...

M. Goblet. - On a présenté un projet de loi spécial.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il est clair qu'on a présenté un projet de loi spécial, cela est incontestable ; mais c'est précisément ce que nous faisons aussi dans le cas actuel.

Je disais donc qu'il y a une loi portant institution d'une caisse de pensions pour les veuves des officiers, qui doivent contribuer par des retenues à l'alimentation de cette caisse, pour que leurs veuves aient le droit d'y participer.

Il ne faut pas déroger sans motifs graves et sérieux à cette loi ; il est évident que le principe qu'elle pose est très bon, mais il est évident aussi qu'à ce principe il peut y avoir des exceptions.

Ainsi, il est arrivé que des officiers n'ont pas voulu contribuer ou ont omis de contribuer à cette caisse, et que leurs veuves se sont trouvées sans pension. A tort ou à raison, je ne cite que l'exemple, on a présenté un projet de loi spécial, et l'on a accordé une pension à une de ces veuves ; à une, je me trompe ; cela est arrivé plus d'une fois.

Maintenant, messieurs, voyons si, à propos d'entreprises, de contrats, il n'y a pas eu, par des lois spéciales, des modifications bien autrement importantes que celles qui nous occupent à des conventions expresses. Qu'est-il arrivé pour la plupart des concessions de chemins de fer ? Une concession de chemin de fer, c'est une entreprise avec un cahier des charges, sous des conditions déterminées ; il y a des cautionnements, des délais d'exécution, des garanties de toute espèce.

Eh bien, messieurs, les avantages faits aux compagnies étaient corrélatifs aux obligations qui leur étaient imposées. Un très grand nombre de compagnies n'ont pas pu exécuter leurs engagements. Est-ce que l'Etat, sous prétexte que le contrat était là, est-ce que les législatures se sont arrêtées et ont dit qu'il n'y avait rien à faire ?

En aucune façon ; on a fait au contraire à ces compagnies tous les avantages qu'il était possible de leur accorder ; on leur a même fait des prêts sans intérêt.

On a prêté 1,300,000 francs à la compagnie du chemin de fer de Liège à Namur, et cela sans intérêts. On a fait beaucoup d'autres avantages aux compagnies des chemins de fer ; à des compagnies qui avaient accepté des concessions pures et simples, on a accordé un minimum d'intérêt. C'est bien autre chose que ce que nous faisons ici. Car enfin de quoi s'agit-il ? Une compagnie a entrepris des travaux pour 40 millions de francs.

A l'heure qu'il est, la compagnie doit encore recevoir de l'Etat, pour l'exécution du complément des travaux, une trentaine de millions de francs ; mais elle a fait tous les frais généraux, tous les frais d'installation ; elle a exécuté un chemin de fer de 15 lieues d'étendue ; elle a fait tous ces frais généraux à concurrence d'une somme de 10 millions de francs environ, qu'elle doit récupérer à l'aide de l'exécution successive de ses travaux. Le gouvernement demande purement et simplement l'autorisation de faire un payement à valoir à la compagnie. Ce payement portera intérêt, et, de l'aveu de tout le monde, il y a pleine sécurité pour l'avance qu'il s'agit de faire.

(page 1162) Quelle objection fondée peut-il donc y avoir contre le projet de loi ? La seule considération que fait valoir l'honorable membre n'est certainement pas de nature à déterminer la Chambre à le repousser,

La Chambre comprendra que nous pouvions prendre une position extrêmement commode dans cette affaire : nous pouvions dire à la compagnie : Quand vous avez entrepris les travaux d'Anvers, vous avez su ce que vous faisiez ; exécutez-vous ; arrangez-vous. Le gouvernement n'a pas à intervenir.

Cette position était très facile, elle n'engageait en aucune façon la responsabilité du ministère ; mais elle n'eût pas été digne du gouvernement, parce que, avant tout, il doit chercher à atteindre le but qu'il s'est proposé et que la loi lui impose l'obligation d'atteindre, celui de l'exécution la plus prompte d'un grand travail national ; et s'il y a des moyens utiles, des moyens qui ne sont pas onéreux, au contraire, d'assurer l'exécution de ces travaux, et d'empêcher les retards qu'ils pourraient subir le devoir du gouvernement est de les proposer à la Chambre.

Je pense que la Chambre comprendra aussi que son devoir vis-à-vis du pays est de s'associer à la pensée du gouvernement.

(page 1167) M. Goblet. - D'abord, messieurs, je vais vous prouver que je n'ai pas eu tort quant aux statuts et que la mémoire de l'honorable ministre des finances ne l'a pas servi fidèlement.

Il est évident qu'il fallait modifier les statuts de la société Pauwels pour la mettre à même d'entreprendre les travaux d'Anvers ; mais on lui a accordé en même temps des privilèges qui étaient complètement inutiles dans l'occurrence. Aussi on l'a autorisée à recevoir des actions en payement.

Voici les modifications apportées où. il y a une restriction, ailleurs il n'y en a pas :

« Tout travail qui n'aurait pas un caractère d'utilité publique ou de service public bien déterminé ne pourra être entrepris en Belgique qu'avec l'assentiment préalable du gouvernement. »

Vous vous rappelez, messieurs, que j'ai parfaitement bien constaté qu'en Belgique on avait exigé l'autorisation préalable du gouvernement et que j'ai remarqué que je la trouvais bien moins nécessaire pour la Belgique que pour l'étranger.

Je dis que quand une société va travailler à l'étranger, quand elle reçoit des actions dont nous ne sommes pas à même de connaître la valeur réelle, et qu'elle vient, grâce à l'influence qu'elle exerce dans le pays, émettre ces actions, je dis que cette société est à même de faire des opérations qui peuvent porter atteinte au crédit public, à la fortune des particuliers.

Quant à la cour des comptes, voici, messieurs, ce qui se passe : Non ; la cour des comptes ne fait pas seulement des observations ; voici ce qui résulte de la correspondance de la cour des comptes :

La cour des comptes fait observer à l'égard de la modification apportée au paragraphe 46 du contrat que l'article 167 du règlement du 15 novembre 1849 subordonne toute dérogation aux clauses du cahier des charges à l'existence d'une circonstance extraordinaire, que l'on n'aperçoit pas dans l'espèce ; néanmoins, eu égard à la nature toute spéciale de l'entreprise, elle a consenti, à titre d'exception, à munir de son visa les mandats dont il s'agit.

Ainsi la cour des comptes pense, comme moi, que la dérogation à l'article 167 n'est pas parfaitement légitimée, et elle ajoute :

« Mais en ce qui concerne la clause nouvelle, autorisant le payement de matériaux à pied d'œuvre, la cour a fait observer qu'elle constituait une infraction à l'article 20 de la loi sur la comptabilité, et, conséquemment, qu'elle ne pouvait pas viser les mandats qui lui seraient présentés.

M. le ministre de la guerre est revenu à la charge, mais la cour a laissé sa lettre sans suite, parce que très peu de temps après le gouvernement a présenté un projet de loi à la Chambre.

Maintenant, messieurs, nous avons le projet de loi relatif à la veuve du général Buzen. Eh bien, ce projet de loi n'a aucune analogie avec ce qui se passe actuellement, ou bien la Chambre, à cette époque, a été induite complètement en erreur.

Le général Buzen n'avait pas voulu contribuer à la caisse de veuves, mais ce n'est pas le gouvernement qui a fait la proposition, ce sont des représentants qui ont proposé une rémunération nationale, et voici ce que disait l'honorable M. d'Hoffschmidt, dans le rapport qu'il a présenté à la Chambre au nom de la section centrale :

« C'est là évidemment une lacune que le projet de loi sur les pensions discuté en 1841, avait pour objet de combler et que toute loi nouvelle fera disparaître. Mais en attendant résulte-t-il du silence de la loi, etc.»

Ainsi, messieurs, c'était une nouvelle loi et non pas une dérogation à la loi, mais bien une proposition destinée à être admise dans le silence de la loi et pour en combler une lacune.

Je soutiens donc que ce que j'ai dit repose sur des pièces officielles et quant au reste, je m'en rapporte au discours que j'ai prononcé.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je n'avais pas relevé la circonstance signalée par l'honorable membre et qu'il vient de rappeler.

Il a reconnu d'abord que la modification des statuts, qu'il a présentée sous un certain jour dans son premier discours, était nécessaire pour que la compagnie pût entreprendre les travaux d'Anvers ; mais il a dit qu'on n'avait pas besoin d'ajouter à cette modification une autre modification bien plus importante, et qui consistait à permettre à la compagnie de recevoir, en payement des travaux qu’elle faisait à l'étranger, des obligations des compagnies avec lesquelles elle traitait ; d'après l'honorable membre, cette faculté présente un grand danger pour le pays.

Il a dit dans son premier discours qu'on venait ainsi prendre l'argent du pays pour le porter à l'étranger, en échange de mauvais papier, dont nous ne sommes pas à même d'apprécier la valeur.

Messieurs, mon économie politique diffère essentiellement de l'économie politique de l'honorable membre. Je crois, moi, que c'est aux particuliers d'apprécier ce qu'ils veulent acheter.

Je n'admets pas de limitation ni de restriction sous ce rapport ; on leur offre du papier venant de n'importe où ; c'est à eux de savoir s'il leur convient d'acheter ce papier, ou non.

Je ne puis donc admettre qu'il y ait le moindre grief à faire, de ce chef, au gouvernement.

Et non seulement cette disposition ne peut, en réalité, présenter aucun danger pour le pays, mais, bien plus, c'est précisément dans l'intérêt de l'industrie nationale et à la demande d'un très grand nombre d'établissements industriels qu'elle a été introduite.

Grâce à cette facilité accordée à divers établissements, soit a priori, soit par des autorisations spéciales, de grandes commandes ont pu être acceptées par l'industrie du pays pour être livrées à l'étranger. Auparavant, ces opérations rencontraient de très grandes difficultés ; les compagnies étrangères ne trouvant pas facilement à réaliser leurs obligations, en les émettant sur le marché, étaient peu portées à faire leurs commandes dans les pays où leurs obligations n'étaient pas acceptées en payement.

Or, comme en France et en Angleterre, elles trouvaient moyen de faire leurs commandes dans les conditions indiquées, on a, dans l'intérêt de l'industrie nationale, introduit immédiatement une modification de ce genre, dont personne n'a eu à se plaindre, et dont au contraire on continue à se louer ; il y aurait un tollé général si l'on voulait modifier cette faculté.

J'en viens maintenant au précédent cité par l'honorable membre. L'honorable M. Goblet a allégué que la pension de la veuve du général Buzen a été accordée à titre de récompense nationale ; je le veux bien ; le titre ne fait rien à la chose, mais il n'en est pas moins vrai qu'une exception a été faite à la loi.

Au reste, ce n'est pas à cette pension que j'ai fait allusion ; j'ai fait allusion à la pension accordée à la veuve du général Dollin-Dufresnel ; là il ne s'agissait pas de récompense nationale ; là, on a essayé de colorer la mesure, en prétendant que le général était créancier de l'Etat pour certaines sommes qu'il avait avancées en 1830. Qu'a dit alors l'honorable M. de Brouckere ?

« Laissons de côté ces arguments-là ; ils sont de nature à compromettre le sort de la proposition ; votons une pension, parce qu'il s'agit d'une pauvre veuve avec neuf enfants. »

Voilà, autant que mes souvenirs me le rappellent, les considérations qu'a fait valoir alors l'honorable M. de Brouckere.

Dans des circonstances exceptionnelles, la Chambre apprécie s'il y a lieu de faire une dérogation à un principe général ; il faut certes maintenir comme principe, parce que c'est un principe salutaire, la disposition de la loi sur la comptabilité de l'Etat qui porte qu'aucun marché, aucune convention pour travaux et fournitures, ne peut stipuler d'à-compte que pour un service fait et accepté ; mais la Chambre peut très bien, pour des motifs spéciaux, exceptionnels, adopter une dérogation temporaire à ce principe.

(page 1162) M. Beeckman. - Messieurs, la Chambre me pardonnera si elle trouve que mon discours est tant soit peu décousu ; car ce n'est que par hasard que j'ai appris en province que ce projet de loi était à l'ordre du jour ; j'avais été retenu chez moi par des raisons de famille ; c'est donc seulement hier dans la journée que j'ai été informé par les journaux que le projet de loi était en discussion ; la Chambre me pardonnera donc de lui présenter mes observations d'une manière bien imparfaite.

La question dont nous nous occupons en ce moment revêt un caractère tout à fait nouveau ; je dirai même que jamais un pareil précédent n'a été posé en Belgique.

Il est un premier point sur lequel j'appellerai spécialement l'attention de la Chambre.

Ce point, le voici : on accorde à celui qui a fait l'entreprise des travaux de fortification d'Anvers, une faveur sans qu'il la demande.

En effet, on nous dit, dans l'exposé des motifs du projet de loi : Le ternes que l'entrepreneur a eu pendant la première année des travaux, a été si contraire par suite des pluies, qu'il faut nécessairement lui accorder une prolongation. »

Par conséquent, l'entrepreneur n'est plus obligé de demander aujourd'hui une prolongation ; elle lui a été octroyée d'avance.

En second lieu, on lui accorde le remboursement du cautionnement.

En troisième lieu, on lui rembourse les retenues.

En quatrième lieu, on lui accorde le payement par 25,000 fr., au lieu de 100,000 fr., comme le stipule le contrat.

Enfin, on fait exécuter par des ouvriers militaires les terrassements qui devaient nécessairement faire perdre de l'argent à l'entrepreneur.

Messieurs, je viens de dire que le contrat portait à 100,000 francs les payements qu'on devait faire à l'entrepreneur pour chaque fort détaché.

En effet, on y trouve une stipulation qui porte que les payements auront lieu par à-compte de 100,000 fr. pour chaque fort qui se construira à Anvers.

Vous comprenez que les forts étant nombreux, il faut certainement un capital assez élevé, pour pouvoir faire des travaux sur un ensemble comme celui qui est indiqué dans le contrat.

Or, en changeant le contrat et en portant les payements à 25,000 fr. par fort, on a diminué certainement des trois quarts la somme qui était nécessaire pour l'exécution des travaux.

On s'est occupé assez longuement, dans l'exposé des motifs, des bénéfices qu'a fait réaliser à l'Etat l'entrepreneur des fortifications d'Anvers eu égard à la différence entre le taux auquel il a entrepris ces travaux et celui de la soumission qui le suivait. Je demanderai à M. le ministre de la guerre si, au mois d'octobre 1859, il n'a pas reçu d'un entrepreneur, offrant autant de garanties que la société déclarée adjudicataire, une soumission qui était à peu près au même prix que celui auquel les travaux ont été entrepris.

Je désirerais un mot d'explications de la part de M. le ministre de la guerre pour savoir si, en effet, il y a cette différence de 39 p. c. à 4 p. c. entre la soumission qui suivait immédiatement celle de l'adjudicataire.

Je crois, si j'ai bonne mémoire, qu'un entrepreneur sérieux a offert au département de la guerre de faire les travaux de fortification d'Anvers avec 5 p. c. d'augmentation sur les prix du cahier des charges. Je voudrais avoir un mot de réponse de M. le ministre de la guerre, à cet égard, avant de continuer.

- Plusieurs membres. - Continuez,

M. Beeckman. - Je préférerais d'abord avoir un mot d'explication.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je crois que cet entrepreneur n'existe que dans l'imagination de l'honorable M. Beeckman.

Il s'est présenté à l'adjudication un entrepreneur qui, pour un seul fort, a soumissionné à 34 1/2 p. c. d'augmentation sur les prix du bordereau, un autre qui pour la totalité des travaux a soumissionné à 39 p. c. d'augmentation.

Cela est mentionné dans l'exposé des motifs du projet de loi. Ce sont les deux seules soumissions que je connaisse. Dans tous les cas, l'adjudication a été publique ; elle a eu lieu à Anvers devant une commission composée des officiers du génie de la garnison, et le rapport de cette commission ne constate pas d'autres faits que ceux que j'ai eu l'honneur de vous communiquer.

M. Beeckman. - Je puis assurer qu'un entrepreneur de Tirlemont, un M. Detiége, a, par lettre datée du mois d'octobre 1889, offert au département de la guerre de faire les travaux d'Anvers à des conditions moins onéreuses que celles que vous soumettez aujourd'hui à la Chambre ; il voulait s'engager, comme je l'ai dit tantôt, à construire des fortifications. d'Anvers à 5 p. c. de plus que les prix du devis estimatif.

Si j'ai bonne mémoire, c'est sur cette lettre que la société Pauwels s’est renseignée, et c'est par suite de la communication qui lui en a été faite au département de la guerre qu'elle s'est décidée à ne demander que 4 p. c. d'augmentation.

M. Muller. - Il n'avait qu'à soumissionner.

M. Beeckman. - Vous dites, M. Muller, qu'il n'avait qu'à soumissionner. Or, si l'on avait proposé à cette époque les conditions que l'on soumet aujourd'hui à la Chambre, il aurait évidemment soumissionné. (Interruption.)

J'espère que les membres de la Chambre qui sont actionnaires de l’entreprise ne viendront pas plaider ici les intérêts personnels et qu’ils auront le courage de s’abstenir.

C'est leur devoir. Je sais bien que dans certaines circonstances le contraire est arrivé, mais je le regrette et j'espère que cela n'arrivera plus. (Interruption.)

M. le président. - Chaque membre de la Chambre est juge de l'accomplissement de ses devoirs de député.

M. Beeckman. - Il est facile pour le gouvernement d'user de procédés pareils.

Je trouve qu'il dirait engager les membres de la Chambre qui sont actionnaires de la société Pauwels à s'abstenir.

M. le président. - Il n'est pas un membre de la Chambre qui ne soit assez soucieux de sa dignité pour ne pas s'abstenir quand sa conscience ou les convenances le lui ordonnent. Personne ici n'a besoin de leçons à cet égard.

M. Beeckman. - J'ai dit que j'avais une trop bonne opinion des membres de la Chambre pour ne pas espérer que ceux qui sont intéressés dans la question s'abstiendront.

Si j'ai répondu aux ricanements qui venaient d'un autre côté de la Chambre, c'est parce qu'on voulait me mettre personnellement en cause.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est vous-même qui vous êtes mis en cause.

M. Beeckman. - J'ai vu dans une réponse faite à la Chambra par M. le ministre des finances que la société présentait de nouvelles garanties au gouvernement.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je n'ai pas parlé de cela.

M. Beeckman. - Je suis au regret de n'avoir pas le Moniteur sous les yeux, mais je vous prouverai que cela s'y trouve tout au long.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Non.

M. Beeckman. - Il est facile de donner un démenti, M. ea ministre des finances en a, du reste, l'habitude. Mais à un démenti, on répond par un démenti.

M. le président. - M. Beeckman, vous faites ici une confusion dangereuse. On peut rectifier une erreur sans que l'observation ait le moins du monde le caractère d'un démenti. Je vous prie de rentrer dans le débat et de vous y renfermer strictement.

M. Beeckman. - Je rentre donc dans la question. J'ai dit que (page 1163) M. le ministre des finances avait déclaré, dans la séance d'hier, que la société présentait de nouvelles garanties au gouvernement.

Quant à moi, je prétends que le gouvernement n'avait pas besoin de nouvelles garanties. Le contrat lui en donne assez.

Je pourrais prouver, si je voulais avoir recours à des noms propres, qu’un grand nombre d'entrepreneurs ont été ruinés par le département de la guerre, parce qu'ils n'ont pu remplir leurs engagements, et cela non pas pour des sommes de 30,000 ou de 100,000 fr. mais pour des sommes de 1,000 de 2,000 et de 3,000 fr.

Ceux-là, par suite de revers imprévus, ont été ruinés, parce qu'ils n'ont pu trouver les caisses de l'Etat pour leur fournir les capitaux nécessaires pour la continuation de leurs travaux, et les banquiers auxquels ils s'adressaient disaient : Si vous n'avez pas pu remplir vos engagements envers l'Etat, nous ne pouvons vous accorder aucun crédit.

Je pourrais citer entre autres, un entrepreneur de Bruxelles. Je ne nommerai personne (l'honorable M. Rodenbach peut en être certain), qui a été ruiné au camp de Beverloo pour une futilité.

Il n'a pu remplir ses obligations, et quand un ministère qui s'intitule libéral opprime les faibles et soutient les forts...

Qui, messieurs, voilà ce que fait le ministère libéral. Plusieurs fois il a eu l'occasion de tirer de l'abîme de pauvres petits entrepreneurs, moyennant quelques centaines de francs, et il ne l'a point fait ; tandis qu'il réserve toutes ses faveurs pour les puissants. Quand il s'agit des faibles, vous ne pouvez rien. Mais du moment que vous avez une société puissante devant vous vous vous inclinez. Et vous appelez cela du libéralisme ! Moi j’appelle cela du despotisme ou du favoritisme !... (Interruption.)

Comment donc ! vous vous intitulé ministère libéral, et vous dites : Je veux bien soutenir les forts, mais j’opprime les faibles. Eh bien quant à moi, je dis qu'il n'y a pas de mot pour qualifier un ministère pareil. (Longue interruption)

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Cherchez, il y en a.

M. Beeckman. - Je ne saisis pas l'interruption.

Messieurs, j'ai dit en commençant que je demandais beaucoup d'indulgence à la Chambre ; mon discours a prouvé que j'en avais besoin.

- Plusieurs voix. - Oui ! oui !

M. Beeckman. - Je ne me suis pas fait illusion. Je ne prétends nullement faire à la Chambre un discours... littéraire, comme on le dit à mes côtés. Je veux simplement prouver à la Chambre que dans toute cette affaire on n'a qu'un but : soutenir les forts et, quand l'occasion s'en présente, opprimer les faibles. (Interruption.)

Je prétends que par tous ses actes le ministère n'appuie que les puissants, et s'il s'agissait ici d'un petit entrepreneur, M. le ministre des finances (et c'est à dessein que je le mets personnellement en cause) serait le premier à déclarer à la Chambre qu'on ne peut pas prendre une mesure exceptionnelle, parce qu'il s'agit d'un faible.

Mais ici qu'il s'agit d'une grande société qui est représentée par des millions, il faut lui accorder tout ce qu'elle demande.

Eh bien, quant à moi, si j'avais l'honneur, ce que je n'ambitionne pas, d'occuper un fauteuil ministériel (bruyante interruption), je viendrais demander à la Chambre non pas 5 millions pour une société puissante, mais, le cas échéant, 500 fr. pour venir en aide à une famille malheureuse.

- La discussion générale est close.

La Chambre passe à la discussion des articles.

Discussion des articles

Article premier

« Art. 1er. Le gouvernement est autorisé à faire des payements à valoir sur les travaux repris à l'article premier, paragraphe premier de la loi du 8 septembre 1859, à Concurrence d'une somme de 5 millions de francs.

« Ces payements seront effectués suivant les clauses et conditions qu'il déterminera et moyennant, par la compagnie chargée de l'entreprise, de donner hypothèque, au profit de l'Etat, sur les immeubles qu'elle a acquis pour l'exécution desdits travaux. »

M. de Theux. - Messieurs, j'ai voté contre la loi des fortifications d'Anvers ; et je n'hésite pas à dire que si cette loi était encore à voter, j'émettrais le même vote.

Mais, messieurs, aujourd'hui la loi est votée, les fortifications sont très avancées ; il faut donc, dans l'intérêt du pays, tirer le meilleur parti possible de la situation.

Or, je crois que quand il s'agit d'établir des fortifications aussi importantes que celles d'Anvers, alors surtout que d'autres forteresses qui faisaient partie de notre ancien système de défense sont démolies ou en voie de démolition, le point capital c'est l'urgence.

Il peut survenir des circonstances telles que le pays serait dépourvu des moyens de défense que l'on a voulu établir et où il serait privé de ceux qu'il possédait antérieurement. C'est pour moi l'unique considération qui me détermine à voter le projet de loi du gouvernement. Ce ne sont point les intérêts de la compagnie, c'est uniquement la question d'urgence qui dictera mon vote.

D'autre part, les travaux étant exécutés promptement, il en résultera cet autre avantage que l'armée tout entière pourra être rendue à sa destination naturelle et essentielle et qu'une partie considérable ne sera plus distraite de sa mission.

On a dit souvent, messieurs, qu'on avait demandé dans cette enceinte que les troupes fussent utilisées à des travaux publics. Pour ma part, je ne me suis jamais associé à cette demande, et j'ai souvent entendu combattre cette opinion, notamment par cette considération que les militaires sont moins aptes que des ouvriers civils à des travaux de ce genre.

D'un autre côté, suivant l'esprit de nos lois de milice, les soldats ne doivent pas être employés à d'autres travaux que ceux auxquels ils sont naturellement astreints comme militaires.

Je n'ajouterai plus qu'une considération, c'est que maintes fois on s'est plaint de ce que les congés accordés aux miliciens affaiblissaient trop les cadres de l'armée.

Or, l'emploi des troupes aux travaux d'Anvers produit nécessairement le même résultat ; et pour pourvoir aux nécessités résultant de cette situation, il a fallu décréter des augmentations considérables aux budgets en disant qu'il était essentiel que les cadres eussent leur force naturelle pour que l'instruction, tant dos officiers que des soldats, ne laissât rien à désirer. J'insiste donc, messieurs, pour qu'on ne détourne plus l'armée de sa destination essentielle, et je désire que les troupes employées à Anvers soient rendues à cette destination le plus possible.

M. Loos. - En vue de ne pas retarder l'exécution des travaux d'Anvers, j'étais disposé à voter le projet de loi qui nous est proposé. Mais la déclaration ayant été faite dans les sections que, en tout état de cause, les travaux ne subiraient aucun retard, je n'ai plus à tenir compte de cet important motif.

D’un autre côté, le gouvernement étant resté sourd jusqu'à présent à toutes les réclamations d'Anvers, je ne suis pas disposé à voter le projet qu'il propose. Je voterai donc contre le projet de loi.

M. Nothomb. - Je tiens également à dire quel est le vote que je vais émettre, et dans quel sens je veux le faire.

Je n'ai pas approuvé les fortifications d'Anvers en 1859 ; telles qu'on les proposait, je les ai trouvées exagérées et inopportunes. Je ne les ai pas votées, et tous les événements qui se sont accomplis depuis lors et qui se déroulent journellement devant nous, ne me confirment que trop dans ce sentiment.

Ce double reproche, je l'adresse surtout aujourd'hui à ces fortifications. Ce qui se passe sous nos yeux, les progrès incessants de l'art militaire, les changements journaliers qui s'y opèrent, par dessus tout le. fait qui vient de s'accomplir dans les mers de l'Amérique, sont pour moi la justification la plus éclatante de l'hésitation que j'ai apportée à mon vote de 1859.

Ce n'est pas seulement chez nous que l'événement auquel je fais allusion a produit une profonde émotion : en Angleterre, on nous l'a rappelé hier, on s'est arrêté dans la voie des fortifications ; en Danemark également ; la traînée a été rapide, contagieuse ; la France hésite ; l'Italie se prépare ; partout, en un mot, l'on a compris que les combats entre deux navires cuirassés sont de nature à amener un changement radical, immense, inconnu dans l'idée qu'on s'était faite jusqu'à présent de l'efficacité des fortifications abordables par eau.

C'est, messieurs, dans cette pensée, qu'hier je me suis associé à la proposition de mon honorable collègue et ami M. Coomans, qui demandait non pas qu'on renonçât définitivement à fortifier Anvers, mais simplement qu'on étudiât de nouveau la question de savoir jusqu'à quel point il fallait tenir compte des faits nouveaux qui venaient de se produire, qu'on recherchât sérieusement quelle influence ils peuvent et doivent exercer sur notre système de défense nationale.

Il eût été sage d'accepter, ne fût-ce qu'un délai d'un mois pour aviser, pour se recueillir, pour se conformer au sentiment de toute l'Europe ; car il n'est pas un seul pays qui ne soit préoccupé de la question militaire et de la révolution prodigieuse que la lutte du Monitor et du Merrimac paraît devoir amener dans l'art de la guerre et surtout de la guerre maritime. La question qui s'agite est de savoir si les vaisseaux cuirassés ne sont pas d'une telle puissance, d'une telle nature qu'ils sont complètement invulnérables et rendront inutiles ou à peu près les fortification» terrestres qu'ils peuvent aborder.

A en croire les récits que nous lisons, et ce ne sont pas les récits américains, il semble que ces navires nouveaux, ces monstres maritimes (page 1164) comme on les a appelés au parlement anglais, échappent presque complètement à l'action des boulets et des batteries de terre.

Voilà la question qui cause les anxiétés du monde. (Interruption.)

Vous m'opposez l'autorité du ministre de la guerre, je ne la dédaigne pas ; j'ai confiance dans le savoir et le patriotisme du chef du département de la guerre ; mais permettez-moi de tenir compte aussi de l'opinion de l'amirauté anglaise et de lord Palmerston, qui a déclaré que les travaux de Spithead seraient suspendus, de l'attitude du Danemark, pays maritime et militaire, pays petit comme la Belgique, exposé comme nous peut-être à certains périls, menacé souvent déjà et où l'on vient de surseoir - la décision date d'avant-hier - de surseoir aux travaux de fortification.

C'est de la prudence vulgaire. Je crois qu'il serait d'un gouvernement prudent de ne pas méconnaître cette situation nouvelle, imprévue, d'examiner derechef la question, d'attendre ne fût-ce que pendant peu de temps, que l'on soit fixé sur la portée du fait américain, de se décider d'après l'expérience.

Par là les doutes seraient levés, les erreurs peut-être redressées et vous seriez plus forts après les études nouvelles que vous ne l'êtes aujourd'hui où, pour beaucoup d'esprits, tout le système ancien semble compromis.

Ce n'est qu'en ce sens que j'ai voté la proposition de mon honorable ami, M. Coomans et lui-même, j'en suis sûr, ne l'a pas entendu autrement. Il n'a pas voulu supprimer les fortifications d'Anvers ; dans une certaine mesure, je les crois indispensables.

Mais devant les faits nouveaux, j'ai appelé des études nouvelles : gouvernement, j'aurais voulu éclairer l'opinion publique en m'éclairant moi-même, je n'aurais pas eu ce dédain de l'expérience, et croyez-le bien, ce n'est pas en imposant bon gré mal gré ces fortifications au pays que vous le fortifierez ; il faut que le sentiment du pays s'identifie avec vos fortifications.

Sinon vous n'aurez rien fait ; vous aurez beau faire, entasser citadelles sur citadelles, Pélion sur Ossa, des fortifications auxquelles manquerait la confiance du pays, derrière lesquelles ne battrait pas l'âme de la nation, ces forteresses-là ne vous protégeraient pas longtemps. Il leur faut la ratification du pays et à l'heure qu'il est, le sentiment du monde entier hésite sur la valeur des anciens systèmes.

Je reviens, messieurs, au projet de loi dont cette interruption de M. le ministre des finances m'avait détourné et je le caractérise en deux mots : il consacre un privilège et une faveur au profit d'une société industrielle : un privilège c'est-à-dire une inégalité ; une faveur, c'est-à-dire une injustice.

Ce privilège et cette faveur, je ne les voterai pas.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je regrette que l'honorable M. Nothomb ne m'ait pas compris hier ; la faute en est à moi ; sans doute je ne me serai pas expliqué suffisamment sur l'importance du fait qui s'est produit en Amérique et qui ne peut avoir les conséquence que suppose l'honorable membre. En effet quelle analogie peut-il y avoir entre le combat de deux navires et la lutte que soutiendraient des fortifications de terre ?

Que s'est-il passé à cet égard dans le parlement anglais et dans la chambre des lords. On s'est fondé sur la prépondérance des navires cuirassés pour demander qu'on emploie l'argent destiné à la construction des tours en fer de Spithead au cuirassement des navires.

Or, Spithead n'est pas une position de terre ferme, c'est un bras de mer où l'on fait des enrochements artificiels pour y placer des tours en fer, afin de défendre l'entrée de cette grande rade qu'on ne peut battre ni des côtes d'Angleterre, ni de l'île de Wight.

Mais sur le littoral même de l'Angleterre, on continue les fortifications, et personne n'a demandé d'en suspendre la construction.

Répondant à lord Somerset, le chef de l'amirauté anglaise, lord Palmerston a dit : Comme le système des tours n'est pas arrêté et qu'on ne sait pas encore comment on les construira, il est naturel d'employer les fonds destinés à cet objet pour cuirasser des navires ; on reprendra les tours plus tard, car il n'est nullement question de les abandonner.

Voilà ce qui s'est passé dans le parlement anglais ; on ne peut y voir aucune analogie avec ce qui se rapporte aux fortifications d'Anvers.

M. Beeckman. - Je crois que j'ai à donner une petite explication à la Chambre ; elle doit se rappeler qu'à l'occasion du budget de la guerre, j'avais demandé le dépôt sur le bureau du devis estimatif des fortifications d'Anvers. La Chambre entendait par là que j'avais la conviction que le devis s'élevait à un chiffre supérieur à celui annoncé par le ministre de la guerre ; c'était mon opinion.

Aujourd'hui je me suis rendu au département de la guerre pour avoir communication de ce devis estimatif, je me suis adressé au général Weiler, directeur de la 2ème division ; il n avait pas le devis estimatif que je lui demandais ; après avoir attendu quelques minutes, le général me donna communication d'un devis estimatif. Je tiens à déclarer qu'il ne portait pas de date, et n'était signé par aucun officier du génie. D'après ma manière de voir, il n'y a que les officiers du génie qui soient compétents pour dresser un devis estimatif de fortifications.

Le devis qu'on m'a communiqué était signé par le ministre de la guerre et s'élevait à 38,500,000 fr. mais je dis que le devis exact des travaux des fortifications d'Anvers dressé à l'époque où il s'agissait de la grande enceinte ne s'élevait pas à 38,500,000 fr., mais à la somme de 62 millions non compris les terrains à exproprier.

Or, je demande de nouveau à M. le ministre de la guerre qu'il veuille bien communiquer à la Chambre un devis estimatif daté de 1859, devis signé par les officiers du génie compétents et les seuls compétents, car je n'admets pas la compétence de M. le ministre de la guerre. Je le dis franchement, le ministre de la guerre n'est pas plus compétent en fait des fortifications d'Anvers, qu'aucun membre de la Chambre, bien entendu pour évaluer les travaux.

Je prétends même être plus compétent que lui et je soutiens qu'en 1859 un devis estimatif a été dressé par le génie militaire qui s'élevait non pas à 40 millions ou à 38,500,000 fr. mais à 62 millions, non compris les expropriations.

Je désirerais voir une pièce datée de 1859, ou signée par un officier du génie, qui établit que les fortifications d'envers doivent coûter 38,500,000 fr. comme le dit le devis estimatif qu'on m'a montré, et qui n'est ni daté ni signé par un officier du génie. Aussitôt que j'aurai vu une pièce semblable, je m'inclinerai et je dirai à M. le ministre de la guerre : Vous êtes dans le vrai, et moi, je suis à côté de la question.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je n'ai qu'une simple observation à faire à M. Beeckman.

L'honorable membre est effectivement venu ce matin au ministère de la guerre ; il s'est adressé à un des directeurs et lui a demandé le devis estimatif des fortifications d'Anvers. Ce devis était dans mon portefeuille pour le cas où j'en aurais besoin pendant la discussion. On est venu me le demander : je l'ai envoyé en communication à l'honorable M. Beeckman.

Ce devis est l'original qui a été remis à la section centrale lors de la discussion du projet de loi décrétant les fortifications d'Anvers. J'en appelle à l’honorable M. Orts et aux autres membres de la section centrale.

Vous voyez quelle est la valeur de l'assertion de l'honorable M. Beeckman.

M. Beeckman. - Je demanderai à M. le ministre de la guerre par qui ce devis est signé.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). -Il1 ne peut être signé que par le ministre de la guerre, le seul responsable devant la Chambre et devant le pays ; le ministre n'a pas l'habitude de s'abriter derrière les officiers sous ses ordres.

M. Beeckman. - Je demande la parole.

- Plusieurs membres. - Aux voix !

M. le président. - La Chambre consent-elle à entendre une troisième fois M. Beeckman ?

- Plusieurs membres. - Non ! non !

- L'article premier est mis aux voix et adopté.

Article 2

« Art. 2. La présente loi sera obligatoire le lendemain de sa publication. »

- Adopté.

Vote sur l’ensemble

Il est procédé au vote par appel nominal sur l'ensemble du projet du loi.

86 membres sont présents.

51 membres votent pour.

34 membres votent contre.

1 (M. de Haerne) s'abstient.

En conséquence, le projet de loi est adopté. Il sera transmis au Sénat.

Ont voté pour l'adoption : MM. de Moor, de Naeyer, de Paul, de Renesse, de Ridder, de Rongé, de Terbecq, de Theux, Devaux, Dolez, d'Ursel, Frère-Orban, Frison, Grandgagnage, Grosfils, Hymans, Jacquemyns, Jamar, J. Jouret, Julliot, Lange, C. Lebeau, J. Lebeau, Mercier, Moreau, Mouton, Muller, Orban, Orts, Prévinaire, Rogier, Sabatier, Tesch, A. Vandenpeereboom, E. Vandenpeereboom, Vanderstichelen, Van Iseghem, Van Leempoel de Nieuwmunster, Van Volxem, Allard, Braconier, Crombez, Dautrebande. David, de Breyne, de Brouckere, de Decker, de Florisone, De Fré, de Lexhy et Vervoort.

(page 1165) Ont voté le rejet : MM. de Man d'Attenrode, de Montpellier, de Ruddere de Te Lokeren, de Smedt, B. Dumortier, Faignart, Goblet, Guillery, Kervyn de Volkaersbeke, Laubry, Loos, Magherman, Moncheur, Nothomb, Rodenbach, Snoy, Tack, Thienpont, Van Bockel, Vanden Branden de Reeth, Vander Donckt, Van Humbeeck, Van Overloop, Van Renynghe, Verwilghen, Wasseige, Ansiau, Beeckman, Coomans, Coppens, de Baets, de Boe, Dechentinnes et de Gottal.

M. le président. - Le membre qui s'est abstenu est invité à faire connaître les motifs de son abstention.

M. de Haerne. - Ayant voté contre la loi relative aux fortifications d'Anvers, je n'ai pas cru pouvoir donner mon assentiment à un projet qui est la conséquence de cette loi.

D'un autre côté, je n'ai pas voulu m'opposer à une mesure qui a un caractère administratif et qui est de nature à amener la prompte exécution de résolutions que la Chambre ne me paraît pas vouloir révoquer ni ajourner.

M. le président. - Je propose de mettre à l'ordre du jour de demain la suite de la discussion du budget des affaires étrangères et let prompts rapports. (Adhésion.)

M. Van Humbeeck. - Je demanderai si parmi les prompts rapports qui figureront à l'ordre du jour de demain se trouvera celui relatif à l'assainissement des quartiers insalubres.

M. le président. - Oui, il a été entendu que la suite de la discussion de ce rapport viendrait à la suite du budget des affaires étrangères.

- La séance est levée à 4 heures trois quarts.