(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862)
(page 929) Présidence de (M. E. Vandenpeereboom, premier vice-président.
M. de Boe, secrétaire, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. de Florisone, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Moor, secrétaire, présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Le conseil communal de Roosebeke demande des modifications à la loi du 18 février 1845 relative au domicile de secours. »
« Même demande du conseil communal de Velsicque-Ruddershove. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Caillebotte demande qu'il soit interdit aux étrangers de publier, d'éditer ou de rédiger des écrits politiques en Belgique. »
- Même renvoi.
« M. le ministre de la justice transmet à la Chambre, avec les pièces de l'instruction, la demande de naturalisation ordinaire du sieur Luyken, Jacques-Pierre. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« MM. Savart et Hymans, retenus chez eux, demandent un congé. »
- Accordé.
Pétitions relatives à l’établissement des servitudes militaires et à la responsabilité des faits de guerre
M. Vervoort. - Messieurs, il a été souvent question, dans cette discussion, des meetings qui ont eu lieu à Anvers. Je ne saurais m'abstenir d'en parler.
On s'y est laissé aller à des excès de langage assurément fort regrettables. La population d'Anvers n'est point solidaire des opinions émises par quelques citoyens, mais aucune voix, que je sache, ne s'est élevée dans ces réunions pour protester. J'en suis profondément affligé, et du haut de cette tribune, je me joins aux observations que le premier magistrat de la cité a consignées dans sa proclamation.
Il a été dans ces meetings question des députés qui ont l'honneur de représenter ici l'arrondissement d'Anvers.
On a voulu leur imposer un mandat impératif et on leur a reproché avec amertume le vote relatif aux grandes fortifications d'Anvers.
Je conçois qu'avant l'élection on examine avec soin, avec sévérité les opinions et les tendances d'un candidat.
Je comprends que l'accord s'établisse sur certaines questions entre les électeurs et lui, mais lorsqu'il a été investi de son mandat, il faut qu'il puisse l'exercer en toute liberté de conscience et de conviction.
Je comprends que la presse, que les citoyens examinent, discutent et cherchent à éclairer les députés lors du débat de certaines questions, mais je repousse les injonctions menaçantes qui nous réduiraient à devenir des instruments dociles et complaisants. (Interruption.)
Je ne suis fier de mon mandat que pour autant que je puisse l'exercer dans la plénitude de mon indépendance. (Interruption.)
Ceux qui nous font l'insigne honneur de nous envoyer ici doivent ne pas oublier qu'avant de donner des défenseurs aux intérêts locaux, ils donnent des représentants à la nation et que chaque député, tout en prenant à cœur les intérêts de son arrondissement, se doit avant tout aux grands intérêts de la patrie.
C'est de la combinaison de ces intérêts qu'il s'agit ici, et je ne faillirai à la défense ni des uns ni des autres.
Le débat a pris naissance dans des pétitions qui réclament la révision de la législation sur les servitudes militaires. Perdant de vue la destination patriotique de la grande enceinte, destination d'intérêt général, sur laquelle s'appuie précisément la demande relative aux servitudes, on a dans le dernier meeting exprimé avec énergie le vœu de la démolition de toutes les fortifications d'Anvers sans distinction.
L'honorable M. Coomans s'est rendu l'organe de ce vœu au sein du parlement. On a crié : A bas Chazal ! peut-être, dans un futur meeting criera-t-on : Vive Coomans ! Si ce cri s'adresse à l'esprit et au talent, je suis prêt à m'y rallier, mais si cette ovation était, dans la pensée de mes concitoyens, la récompense d'un service rendu, ils se tromperaient grandement. Je regrette qu'au lieu de présenter à leurs yeux le mirage de ce que j'appelle une chimère, l'honorable membre n'ait pas mis cet esprit si fin, si incisif, si orné, et sa dialectique solide, au service des idées pratiques que les Anversois ont tant d'intérêt à réaliser.
Messieurs, on ne veut plus de fortifications à Anvers. Moi-même, je désirerais que ce vœu pût se réaliser. J'ai vu à regret que ces fortifications dussent être décrétées, ce sentiment a été partagé par la Chambre. Je lis dans le rapport de l'honorable M. Orts :
« La section centrale exprime le regret unanime de voir imposer à notre capitale commerciale une destinée si peu conforme à sa mission pacifique ; la majorité la subit comme une fatalité devant laquelle elle s'incline. »
Et cette fatalité, d'où naissait-elle ? De la position stratégique d'Anvers. En 1848, après de longues études, on avait décidé déjà, en établissant le camp retranché, que cette position devait devenir le boulevard national. Et cette opinion, malgré nos observations et nos luttes, a été maintenue.
J'ai par mes efforts et mon vote essayé de faire établir les fortifications ailleurs. Il a fallu s'incliner devant une nécessité commandée par la situation exceptionnelle de la ville d'Anvers.
A une époque peu éloignée de nous, en 1856, la commission chargée d'examiner le projet de loi qui avait pour objet l'extension de cette ville a émis le vœu de la grande enceinte. L'honorable M. Coomans faisait partie de cette section centrale. Le rapport a été reçu à Anvers avec une satisfaction extrême. Dans un meeting de cette époque, un orateur s'écria : « Un fait immense vient de se produire ; la section centrale pour l'examen de la question de l'agrandissement d'Anvers s'est prononcée à l'unanimité en faveur de l'extension de l'enceinte dans le sens du grand projet Keller. Honneur à la section centrale ! Elle a bien mérité du Roi, de la patrie et de la ville d'Anvers. »
M. Coomans. - La section s'est prononcée à l'unanimité, oui ; mais il n'y avait pas de citadelle.
M. Vervoort. - Je m'occupe en ce moment du vœu qui s'attache à la démolition de toutes les fortifications d'Anvers.
A la même époque, messieurs, et en 1858, le conseil Communal, le conseil provincial, la chambre de commerce, la commission de la 5ème section, tout le monde enfin demandait la grande enceinte.
En 1859, lors des élections, j'eus l'occasion de paraître dans un meeting avec mes collègues d'Anvers. La question de la grande enceinte y fut agitée. On fit un grief à l'honorable M. Rogier, alors ministre de l'intérieur, d'avoir soutenu l'extension au nord, qui fut combattue par nous et repoussée par la Chambre.
Nous avons déclaré que nous étions tous d'accord au fond et qu'il n'y avait eu de dissentiment entre nous que sur l'époque de la réalisation de l'agrandissement général. De toutes parts on réclamait ce grand système qui devait faire tomber l'enceinte actuelle. Et le corps électoral a réélu les députés d'Anvers, certain que tous se prononceraient pour l'extension des fortifications et la démolition des anciens remparts. Ce système a rallié la majorité dans la Chambre.
Comment pourrait-on espérer sérieusement qu'après avoir récemment encore voté des fonds pour l'armement, elle reviendrait sur sa décision pour faire raser toutes les fortifications dont les travaux sont en voie d'exécution sur tous les points ?
Le but que l'on a voulu atteindre en créant ce vaste boulevard de défense n'a pas cessé d'exister.
C'est un des plus grands actes qu'ait posés depuis 1830 la Belgique indépendante. C'est la consécration de notre nationalité et de notre neutralité garantie par les grandes puissances.
(page 930) Par cet acte, le peuple belge, paisible et laborieux, a affirmé solennellement devant l'Europe, qu'il saurait, au jour du danger, devenir un peuple héroïque, et qu'il compte sur ses forces pour repousser désormais toute domination.
Voilà la pensée qui a inspiré la Chambre lorsqu'elle a décrété la grande enceinte et les fortifications du camp retranché.
La ville d'Anvers a accepté le rôle qui lui était imposé. Voici comment s'exprimait le conseil communal dès 1856 :
« Nous ne récusons pas le dangereux honneur d'être la première place forte du pays, d'être le refuge et la sauvegarde de la nationalité belge. Mais il doit nous être permis, en compensation, de rappeler au gouvernement qu'Anvers n'est pas exclusivement une place de guerre comme Sébastopol dont les ruines fument encore ; qu'elle est aussi la première place commerciale de la Belgique ; que, comme telle, elle a le droit d'exiger que ses intérêts civils soient respectés. »
Ne l'oublions pas, messieurs, l'enceinte agrandie d'Anvers devait éloigner aussi le danger de ses établissements maritimes.
La ville qui devient le boulevard de nos institutions nationales peut certes s'inquiéter de son avenir et a le droit de demander les mesures de sécurité compatibles avec la défense et ensuite la loyale pratique des droits attachés à la propriété.
D'où sont nées les alarmes ? Il y avait au nord, un fort, situé en pleine campagne, au milieu de prairies humides. Il n’avait jamais causé aucune inquiétude à personne et sa zone de servitudes n'était pas de nature à alarmer qui que ce soit.
Quand il s'est agi de faire tomber les vieilles murailles, au nord du port, la ville a songé à étendre ses établissements maritimes et, au prix de grands sacrifices, elle a fait d'énormes bassins dans lesquels vient se déverser le canal de la Campine. Ces bassins doivent être complétés par de grands travaux : des quais, des entrepôts, des magasins, etc.
Les terrains sur lesquels s'élèveront ces constructions indispensables, se trouvent maintenant en ville, car les remparts doivent être démolis dans trois ans. Anvers comptait sur la protection du gouvernement pour le développement de ce quartier nouveau, destiné au commerce, quand tout à coup M. le ministre de la guerre a annoncé par une circulaire, adressée au conseil communal, qu'il réclamait pour la citadelle du Nord une zone de servitudes à l'intérieur de la ville. Comment n'aurait-on pas été alarmé ?
On voyait dans cette prétention inattendue l'assimilation de la citadelle du Nord aux forts détachés destinés à une attaque et à une défense formidables.
Les inquiétudes sont-elles exagérées, sont-elles imaginaires ? C'est à M. le ministre de la guerre qu'il appartenait de s'expliquer sur ce point. C'est à lui qu'il incombe de calmer les inquiétudes par des déclarations concluantes.
L'honorable ministre a pris à tâche de démontrer que les inquiétudes n'ont pas de raison d'être, que la citadelle ne saurait nuire aux établissements maritimes, qu'elle est de nature au contraire à écarter les dangers d'une attaque, et à affermir la défense du camp retranché et de la grande enceinte sans menacer l'intérieur de dangers sérieux. La Chambre a écouté ces déclarations avec intérêt. Anvers doit les méditer avec calme et sans prévention.
Pour ma part, je ne verrais pas sans appréhension une citadelle qui, attaquée du côté de la ville, pourrait être appelée à présenter une défense à outrance. Je conçois la citadelle se défendant avec vigueur contre les attaques venant de l'extérieur, mais quand elle est attaquée à l'intérieur de la ville, elle ne saurait être qu'un refuge à capitulation honorable.
Il faut donc démontrer que cette citadelle n'a point une destination exceptionnelle, et appuyant la démonstration de faits positifs, renoncer à toute servitude à l'intérieur, et établir comme devant la citadelle du sud, comme à Tournai, à Gand et ailleurs, une esplanade.
L'honorable ministre de la guerre a déclaré que, par tolérance, il laisserait bâtir jusqu'au Vosse-Schyn ; mais il se réserve le droit de faire tout abattre sans indemnité, en cas d'hostilités. Les entrepôts et les autres accessoires des nouveaux bassins seraient donc continuellement menacés. Je n'admets, en aucune façon, le droit à des servitudes à l'intérieur des villes.
Un rapport fait au conseil communal traite victorieusement la question ; et puis pourquoi, comme l'a observé avec beaucoup de raison l'honorable M. Coomans, pourquoi la ville d'Anvers serait-elle moins favorablement traitée que Tournai et Gand, où l'on possède la faculté de bâtir dans le rayon intérieur ?
Le ministre a déclaré qu'il ne fait point d'objection à une dérogation à la loi en faveur du rayon jusqu'au Vosse-Schyn ; mais pourquoi ne pas franchement présenter un projet de loi et y insérer les modifications que le système actuel de servitudes doit subir ?
Pourquoi ne pas créer une esplanade, comme partout ailleurs, aux frais de l'Etat, au lieu de la prendre chez les propriétaires riverains sous prétexte de servitudes intérieures ?
Cela est souverainement injuste et n'existe nulle part, ni à Tournai, ni à Gand ; pourquoi doit-il en être ainsi au nord d'Anvers ?
Il y a donc une résolution à prendre à cet égard ; il faut, je le répète, tranquilliser le public ; et si réellement il n'y a pas de danger menaçant pour la ville, commencez votre démonstration en enlevant toute espèce de servitudes de ce côté-là.
Je ne terminerai pas sur ce point sans placer ici des observations, qu'un peu de réflexion fera apprécier par tout le monde. Il ne faut pas se dissimuler qu'une ville fortifiée sur une grande échelle comme Anvers, peut toujours être exposée éventuellement à des dangers imprévus.
Si en octobre 1830 la ville d'Anvers avait été en possession de la citadelle, le bombardement eût été opéré néanmoins par des frégates et par les forts de la tête de Flandre.
Et pour ne nous occuper que de la situation nord de la ville d'Anvers, en supposant que la citadelle n'eût pas de fronts à l'intérieur, il est à remarquer que les bassins et le canal de la Campine forment par eux-mêmes un point de défense et que, pendant l'attaque du camp retranché, rien n'empêcherait l'armée assiégée d'élever des redoutes puissantes derrière les bassins et le canal de manière à former un dernier refuge presque inexpugnable.
Je passe au second motif du mécontentement et de craintes soulevées à Anvers. C'est l'exécution des lois sur les servitudes sans qu'on eût pris au préalable le soin de les soumettre à une révision devenue nécessaire.
L'honorable ministre a dit : « J'exécute la loi, ce devoir me lie invinciblement ; » mais il ne nous a pas dit s'il y proposerait des modifications. Or, c'est de cela qu'il s'agit.
Le ministre a démontré qu'il est indispensable d'entourer les places fortes de zones protectrices. Cela ne résout pas la question qui nous occupe. Il faut exécuter les lois de son pays. Cela n'est pas contestable ; seulement il ne faut pas les exécuter avec exagération ; il faut se renfermer strictement dans leurs termes, surtout quand elles ont un caractère exceptionnel et odieux ; et quand elles sont mauvaises, il faut les changer, il faut les améliorer.
On a, messieurs, procédé à l'expropriation autour de la ville d'Anvers de manière à satisfaire assez généralement ceux chez lesquels on a fait des emprises. Il y a eu peu de difficultés et peu de procès. On a dû tenir compte de la position des biens et des éventualités avantageuses qui s'y attachaient, on a dû consentir à payer des indemnités de moins-value dans plusieurs cas d'emprise partielle.
Mais quant aux autres propriétés on les a impitoyablement frappées de la loi qui protège les zones de servitude, elles sont en partie atteintes de dépréciation et en partie condamnées à périr sans indemnité, sans compensation.
Remarquons, messieurs, que le voisinage seul d'une forteresse est par lui-même très fâcheux, et qu'il peut en résulter de préjudiciables éventualités. On n'a nullement cherché à adoucir cette situation et on a fait naître ainsi l'agitation et l'indignation qui se sont manifestées à Anvers.
Il y a dans les environs de Deurne une grande usine, un grand établissement industriel dont a parlé déjà l'honorable M. de Gottal.
Il se trouve à 3,000 mètres de la place et s'étend sur 36 hectares. Il existe depuis-40 ans, et a donné lieu à une dépense de 2,500,000 fr. ; c'est l'établissement du Phenix.
Cet établissement ne peut marcher qu'à l'aide de frais considérables et non interrompus.
L'emploi de matières acidulées, le dégagement continuel de vapeurs d'eau causent des détériorations rapides aux toitures qui exigent des réparations continuelles
L'établissement doit par des améliorations et des sacrifices constants, par l'emploi des procédés nouveaux, se mettre à l'abri de la concurrence. Le propriétaire a dépensé, il y a peu d'années, 450,000 francs pour l'emploi des procédés irlandais en matière de blanchiment de toiles.
Qu'arrive-t-il ?
On décrète la grande enceinte.
M. Wood ayant à loger quelques ouvriers qu'il emploie la nuit et le jour, convertit un petit corps de ferme en habitation d'ouvriers. Il fait quelques changements à l'intérieur, répare les toits, y met des fenêtres mansardes.
On l'assigne en démolition de ce fragment d'un établissement industriel immense, en qualifiant de reconstruction ces quelques réparations. Et tout cela pour protéger des fortifications naissantes !
C'est donc pour l'honneur du principe que l'on demandait cette démolition.
(page 931) Or, si pour avoir changé les dispositions d'un toit, pour avoir fait des réparations à l’intérieur d'une maison, sans avoir donné aucune extension aux bâtiments, M. Wood était condamné à démolir, sans indemnité, il en résulterait que son établissement devrait tomber dans un temps rapproché, car il doit pouvoir réparer les bâtiments qui sont sujets à dépérir contaminent par suite de l'action des matières qui y sont employées.
En 1859 il a fait venir des mécaniques qui sont encore emballées. Il n'a pu construire des locaux pour les placer.
Il faut donc que son établissement dépérisse et disparaisse sans indemnité ?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il peut l'entretenir.
M. Vervoort. - Il peut l'entretenir, dites-vous, mais comment ? De manière à la laisser dépérir. Vous ne consentez point à des réparations solides.
Il n'a augmenté en aucune façon les dimensions de ses bâtiments, ni en largeur, ni en hauteur, ni en profondeur ; il s'est borné à améliorer par des réparations une maison qui se trouve entre d'autres plus élevées et il faut qu'il la démolisse ! Vous le demandez en justice !
Il est évident que si vous n'autorisez que des réparations légères, que si vous ne permettez pas de renouveler les toitures, de rétablir des murs, de placer des portes et des fenêtres, de faire des reconstruction et des améliorations successives, l'établissement se trouve condamné à une prompte ruine et que votre système tend à le faire périr le plus tôt possible pour jouir du bien sans aucune indemnité.
Je ne le dissimule pas, messieurs, cela a dû produire une grande indignation à Anvers.
M. Wood qui a été protégé par le gouvernement, qui a obtenu des encouragements, qui a été décoré de l'ordre Leopold, qui jouit de l'estime de tous, se trouvait plus en évidence que beaucoup d'autres ayant le même intérêt et menacés du même sort. Son établissement étant attaqué dans son existence, on s'est naturellement effrayé, et les sentiments de justice et d'équité se sont révoltés.
Je ne veux pas, messieurs, rentrer dans l'examen approfondi auquel se sont livrés MM. de Gottal et de Boe. Je ne veux pas discuter la question de droit dans toute l'étendue qu'elle comporte, car il s'agit pour le moment du renvoi de la pétition à MM. les ministres.
Je me bornerai à indiquer quelques considérations qui me paraissent décisives.
D'abord qu'est-ce que la propriété ?
C'est le droit de jouir et de disposer, et l'on peut disposer et jouir de son bien d'une manière absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage contraire aux lois et aux règlements.
Prétendra-t-on que les pouvoirs publics peuvent établir des dispositions qui paralysent complètement le droit de propriété ? qu'ils peuvent l'annihiler dans certaines circonstances ?
Mais la conscience se révolterait contre une pareille prétention, condamnée par l'article 11 de la Constitution, qui proclame le principe de l'indemnité.
Je compromis les alignements, les mesures de police, les mesures de salubrité et d'autres restrictions, mais établir un principe qui anéantit le droit de propriété ce serait une règle contre laquelle s'élèverait le sentiment de justice qui règne dans la conscience humaine.
Je disais donc que la propriété est le droit de jouir d'un bien dont on a disposé en se conformant aux lois.
Si, agissant sans entraves légales ni réglementaires, je donne une destination à mon bien, j'acquiers le droit d'en jouir conformément à cette destination, et aucun fait postérieur ne peut sans injustice me priver de ce droit ainsi acquis. »
Je conçois parfaitement que lorsqu'une terre a été constituée à l'état arable depuis de longues années, et qu'une forteresse s'élève dans les environs, on empêche le propriétaire de cette terre arable d'élever des bâtiments au préjudice des droits de l'Etat qui a construit la forteresse.
Mais quand cette forteresse vient s'élever non loin d'un bâtiment construit depuis longtemps et qui a reçu une destination conforme aux lois, il faut que l'Etat le respecte à son tour.
S'il veut invoquer le respect de son droit pour empêcher de bâtir, il faut qu'il respecte le droit de celui qui a acquis et possède une jouissance conforme aux lois.
Le principe que je pose est si juste, que tout le monde reconnaît avec moi que si l'Etat veut démolir un bâtiment ancien en faveur d'une forteresse, il doit indemniser le propriétaire.
Comment dès lors ne pas reconnaître que l'on ne saurait sans iniquité forcer le propriétaire à laisser périr lentement ce bien sans l'indemniser ?
Comment peut-on consentir au dépérissement graduel de ce même bien ?
Et n'est-ce pas le condamner que d'empêcher la reconstruction ou les reconstructions partielles alors même que toutes les dimensions seraient rigoureusement maintenues ?
Comment ! un citoyen possède un moulin qui lui vient de ses pères et qu'il exploite ; un autre possède une ferme ; plus loin, c'est une briqueterie ou un four à chaux ; plus loin encore, ce sont des propriétaires paisibles occupant des maisons de campagne, entourées d'arbres séculaires. Vous construisez votre forteresse, et il faut que tout cela dépérisse lentement à votre profit ! Des réparations légères sont autorisées, mais enfin fatalement, il faut que tout cela disparaisse au profit de l'Etat. Si vous démolissez, pour déblayer votre zone, vous consentez à indemniser, mais si de par votre arrêt le temps fait son couvre sans sérieuse entrave, vous en tirerez profit sans aucune indemnité !
Pour parler de réparations, mais si la maison est vieille, si les briques commencent à se pulvériser, si un incendie a fait des ravages qui exigent des reconstructions, si, au moment de l'établissement du fort, des maisons en construction n'étaient pas encore pourvues de toitures ! Tous les cas n'emportent-ils pas un sacrifice immédiat dans le système que le gouvernement croit trouver dans la loi, et ce système n'est-il pas la consécration de monstrueuses injustices ?
Lorsque l'on a soutenu devant les tribunaux l'opinion que j'ai l'honneur de défendre ici, il a été répondu qu'il fallait, pour que l'indemnité fût due d'après nos lois, une mutation de propriété.
La Constitution dit que l'on ne peut sans indemnité être privé de la jouissance de son bien. Or, je démontre par le texte de la loi civile que la propriété réside dans la jouissance conforme aux lois. Il ne s'agit donc pas ici de savoir s'il y a mutation de propriété, mais s'il y a privation de jouissance, et vous ne pouvez faire indirectement ce que la loi défend de faire directement.
En principe donc, on ne peut être privé de sa propriété au profit de l'Etat sans indemnité, et l'Etat ne peut pas indirectement paralyser sans indemnité une jouissance conforme à la loi.
Je m'abstiens, messieurs, de citations et de détails sur ce point.
Lorsque la même thèse s'est présentée devant les tribunaux, sans qu'une loi semblable à celle des servitudes militaires donnât des armes à l'Etat, lorsque l'Etat devait se borner à dire : J'use de mon droit et il faut que chacun le respecte, les tribunaux se sont élevés contre cette thèse et ont décidé qu'il ne pouvait se dispenser d'indemniser.
Ainsi, par exemple, l'exhaussement apporté aux routes cause du dommage aux riverains. L'Etat a contesté l'indemnité en disant : J'use de mon droit. Mais la prétention a été condamnée.
Dans un réquisitoire remarquable, M. Dewandre s'exprimait ainsi devant la cour de cassation, en 1845 :
« Vainement argumente-t-on de ce que celui qui use de son droit ne doit rien. L'Etat est, sans contredit, en droit d'user et d'abuser des routes comme il l'entend. Les grandes routes sont du domaine public ; cela est encore incontestable, et il est certain qu'elles ne comportent, en général, les concessions d'usages privés que sous la condition de les changer, même de les révoquer, si l'utilité publique l'exigeait.
« Mais à côté de ce droit se trouve aussi l’obligation de ne pas nuire aux propriétés voisines, et cette obligation que la loi générale crée en principe (article 11 de la Constitution), que l'article 545, Code civil. renouvelle, aucune loi spéciale n'en a affranchi l'Etat.
« C'est qu'en effet, comme le disait fort bien la cour de cassation de France, dans son arrêt du 18 janvier 1826, cette obligation pour l'Etat d'indemniser les citoyens du dommage qu'il peut leur causer a son principe dans une considération d'ordre public que tout sacrifice exigé dans l'intérêt de tous soit supporté proportionnellement par tous... La loi a dit que personne ne peut sans indemnité être privé de tout ou partie de sa propriété. Quand l'Etat, par son fait, cause du tort à des particuliers, ceux-ci ne doivent pas en souffrir. »
Je dis donc, messieurs, qu'en principe on doit respecter les droits acquis légitimement, que la jouissance d'un bien établi en conformité de la loi doit être respectée ; et que lorsque l'exercice de ce droit gêne, on ne peut l'enlever ouvertement ou en priver le propriétaire indirectement que moyennant indemnité.
C'est dans ce respect des principes que réside la force des lois, c'est le respect rigoureux des principes protecteurs de la propriété qui leur donne une grande autorité, et les fait aimer par le pays.
L'honorable M. Coomans a parlé, à propos des servitudes qu'il a combattues, de l'impôt de milice.
L'honorable membre s'est occupé de cette matière avec un zèle louable (page 932) et il apportera, sans doute, de grandes lumières et d'utiles idées dans la discussion de la loi nouvelle sur la milice. Mais dans cette circonstance-ci, je crois que sa comparaison n'est pas juste.
Il n'est pas douteux que, pour certaines familles, c'est un grand mal, quelquefois un grand malheur d'être privé des enfants qui doivent payer leur tribut au pays. Mais cette charge est décrétée pour tout le monde, sauf le droit au remplacement.
M. Coomans. - C'est une loterie, c'est un jeu de roulette.
M. Vervoort. - Vous vous en prenez au système. Il n'est pas en discussion.
Je me borne à observer que les chances sont égales pour tous, que le tribut a un caractère général et qu'il n'est pas toujours sans compensation.
Le milicien reçoit l'instruction, et puise dans l'accomplissement de son devoir des principes d'ordre et de discipline. En définitive, c'est un honneur de servir son pays.
Mais c'est une ruine sans compensation que de perdre son bien, d'assister au dépérissement forcé de son héritage au pied d'une forteresse. C'est une ruine définitive, tandis que dans la milice il s'agit d'un sacrifice momentané et honorable.
Messieurs, on recule devant les conséquences financières de l'indemnité. Soyons francs, il est évident que si l'application des principes sacrés que j'invoque ne devait pas entraîner une lourde charge, personne ne songerait à les combattre. Eh bien, j'admets que les considérations financières ont leur valeur, mais il faut avant tout avoir égard aux règles de la justice.
Je demande pardon d'emprunter ici la réplique piquante d'un commentateur du droit français : le Journal du palais. Il dit à propos de l'indemnité en matière de servitudes militaires :
« L'on objecte qu'il y aurait des indemnités trop fortes à payer eu égard à la pénurie du trésor. Ce ne pourrait être un argument sérieux. Un débiteur peut bien dire : Je dois et je ne peux pas payer ; mais il serait absurde qu'il ajoutât : Comme je ne peux pas payer, je ne dois rien. L'Etat est ici dans la même position que dans le cas d'expropriation du fonds. »
Il y a longtemps, messieurs, que des réclamations analogues à celles du conseil provincial d'Anvers ont été soumises â la Chambre. En 1855, la Chambre a été saisie de pétitions d'Anvers, de Charleroi, de Namur ; elles réclamaient déjà la révision des lois sur les servitudes militaires. Le rapport de l'honorable M. Coomans en 1855 faisait, au nom de la section centrale, des réserves à cet égard, et dans la séance du 24 janvier 1856, le ministre de la guerre d'alors annonçait un projet de loi sur la matière. Voici, messieurs, ce que porte le compte rendu de cette séance :
« Nous avons un projet de loi sur les servitudes militaires qui a été préparé longtemps avant mon entrée aux affaires. Ce travail, à mon point de vue, a besoin d'être modifié ; je compte faire cette modification dans un sens favorable au moment actuel des esprits sur cette question importante.
« J'ai réuni des documents sur les lois qui régissent ; les servitudes militaires dans les pays étrangers, je dois attendre la traduction de ces documents pour former mon opinion et m'entendre avec mon collègue de la justice afin de présenter un projet de loi qui satisfasse les intérêts engagés dans cette grave affaire.
« M. Lelièvre. - A l'occasion de la pétition dont nous nous occupons, je crois devoir rappeler à M. le ministre de la guerre la présentation d'un projet de loi sur les servitudes militaires, projet qui doit faire cesser les inconvénients et la rigueur de la législation en vigueur. Je désire savoir si la loi sera présentée pendant le cours de la session actuelle. Il est certain que l'état de choses actuel compromet d'importants intérêts.
« M. le ministre de la guerre. J'aurai l'honneur de répondre d'abord à l'honorable M. Lelièvre que la question de la loi sur les servitudes militaires est indépendante de celle qui nous occupe. »
Quelques mois après cette promesse, la section centrale chargée d'examiner un projet de loi ayant pour objet un crédit d'environ neuf millions pour le département de la guerre, demande au ministre si l’intention du gouvernement est de présenter bientôt une loi sur les servitudes militaires ?
M. le ministre fit la réponse suivante :
« Le gouvernement a eu l’honneur.de faire connaître à la Chambre que le projet de loi sur les servitudes militaires est à l'étude depuis longtemps dans les divers départements que la chose concerne.
« Les nombreux documents que le gouvernement a fait venir de l'étranger et l'obligation de les traduire ont fait obstacle à ce que ce projet important fût soumis à la législature dans le courant de cette session. » (Documents, n°250, 1856.)
L'honorable ministre de la guerre ne nous a pas dit si le projet élaboré par son prédécesseur, est encore à l'étude ou s'il se propose de faire préparer un projet nouveau, afin de donner satisfaction entière ou partielle aux pétitionnaires.
Et cependant, messieurs, il y a à se prononcer sur le droit de l'indemnité, sur les réparations et les reconstructions.
Il est nécessaire de mettre la législation en harmonie avec l'article 11 de la Constitution.
L'honorable ministre a parlé des zones et en a démontré la nécessité. Elle n'est pas contestée. Oui, il faut des zones de servitude ; mais dans d'autres pays on a reconnu que certaines villes ne peuvent pas être soumises, sous ce rapport, au même régime que les forteresses ordinaires.
Ainsi, à Paris, la zone de servitude a été réduite à 250 mètres et dans ces limites, on croit encore devoir user d'une grande tolérance. Et en Belgique, en 1856 encore, lorsque le ministère nous promettait une loi sur les servitudes, il avait compris qu'une ville comme Anvers ne pouvait pas être soumise non plus au régime ordinaire d'une simple forteresse et par son amendement, l'honorable ministre de la guerre proposait une réduction de la zone de servitude autour de la place.
Cet amendement, présenté le 7 avril 1856, était ainsi conçu :
« Art. 5 bis. Par dérogation à l'arrêté-loi du 4 février 1815,« la zone des servitudes militaires, devant les fortifications de l'enceinte d'Anvers, non compris la citadelle, et devant la gorge des forts de la seconde ligne du camp retranché, est réduite à 300 mètres ; cette distance est mesurée de la crête du glacis, et lorsqu'il n'y aura pas de glacis, à partir du bord de la contrescarpe des fossés les plus avancés.
« Entre la limite de la zone de 300 mètres et celle qui est fixée par l'arrêté-loi mentionné ci-dessus, il sera permis d'élever des constructions, sous la seule condition de se soumettre aux alignements déterminés par le département de la guerre. »
L'amendement fut introduit par la section centrale dans le projet de loi.
On a reconnu à cette époque qu'il y avait quelque chose à faire, on a pris des engagements. Pourquoi serait-on plus sévère aujourd'hui et ne ferait-on rien ?
Vous voyez, messieurs, qu'à tous les points de vue il est nécessaire de réviser la législation sur les servitudes militaires. Le but de mon discours est d'obtenir du gouvernement qu'il fasse un projet qui mette cette législation en harmonie avec l'article 11 de notre Constitution, avec les idées progressives de notre époque, avec ce qui se fait chez quelques-uns de nos voisins.
En Angleterre et en Hollande, le principe d'indemnité est franchement, loyalement appliqué.
En France, on a modifié, en 1819, le décret de 1811 dans un sens favorable aux propriétaires.
Nos voisins sont entrés dans une voie généreuse et juste ; et nous, qui avons l'ambition du progrès et de la pratique légale des idées généreuses, même au prix de sacrifices, nous qui avons donné l'exemple de l'abolition des octrois, nous laisserions exister dans leur injuste rigueur les lois sur les servitudes militaires !
Tout le monde en Belgique reconnaît que les réclamations relatives aux indemnités sont fondées. La commission de la Chambre qui a fait rapport sur ces pétitions s'exprime à cet égard dans les termes les plus favorables, la plupart des orateurs que nous avons entendus se sont exprimés dans le même sens.
Je demande que le gouvernement ne résiste pas à ce courant de l'opinion publique ; je lui demande de ne point chercher à amoindrir les sages principes consacrés par notre Constitution, mais de leur donner, au contraire, tout leur développement.
Résister à une pareille demande, ce serait évidemment, sans motifs légitimes, repousser des prétentions légitimes ; ce serait incontestablement résister à la marche des idées généreuses dont la pratique se fait chez nos frères du Nord ; ce serait reculer. Vous n'y consentirez pas, messieurs, car vous êtes liés par vos tendances, par la position que vous avez prise devant le pays et l'Europe. Vous êtes engagés dans la voie du progrès.
Et maintenant, messieurs, permettez-moi, en terminant, de faire appel à vos sentiments de justice et d'équité. Si le parlement, dans sa majesté et dans sa force, est inaccessible aux clameurs passionnées, il ne saurait accueillir avec indifférence des réclamations fondées en droit et en équité. Je défends ici la cause de la justice, du progrès, de la civilisation.
La ville d'Anvers, messieurs, il faut bien le reconnaître, a été cruellement éprouvée. Elle a vu, en 18 ans, un blocus, un bombardement et un siège. Elle a été durement frappée encore par des incendies épouvantables, par des explosions, par des éboulements.
La ville d'Anvers entoure ses établissements d'une vive sollicitude (page 933) mais, soyez-en bien persuadés, au milieu du bruit et des alarmes, elle conserve les sentiments patriotiques qu'elle a si hautement manifestés en 1856.
Cette ancienne cité est éminemment nationale et dévouée à nos institutions, et au jour du danger, le courage, le dévouement et le patriotisme ne feront jamais défaut aux enfants d'Anvers.
Je suis convaincu que votre justice ne leur sera pas refusée, car vous êtes le pouvoir législatif, et que votre sollicitude ne leur manquera pas davantage, car vous êtes les représentants du pays.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je désire donner à la Chambre quelques explications relativement à l'établissement du Phoenix dirigée par M. Wood.
Au dire de l'honorable M. de Gottal et de deux orateurs qui en ont parlé après lui, le département de la guerre aurait traité cet établissement avec une rigueur excessive.
Il est loin d'en être ainsi. Lorsqu'on s'est occupé du projet de la nouvelle enceinte d'Anvers, on a reconnu que, sous le rapport militaire, il aurait été fort désirable qu'elle traversât les terrains de l'établissement du Phoenix. Cependant, comme il aurait fallu payer des indemnités considérables d'expropriation et que d'autre part le gouvernement attache le plus grand prix au maintien d'un établissement de cette importance, on s'est efforcé de le laisser en dehors de la fortification et après bien des essais, on y est parvenu sans porter préjudice aux intérêts militaires.
La propriété est restée complètement intacte ; on n'a pas même touché au jardin qui en dépend.
Sous le rapport des servitudes, on a appliqué à l'établissement du Phénix l'article le plus favorable de la loi des 8-10 juillet 1791, ainsi conçu :
« Art. 30. Il ne sera, à l'avenir, bâti ni reconstruit aucune maison ni clôture de maçonnerie autour des places de première et de seconde classe, même dans leurs avenues et faubourgs, plus près qu'à deux cent cinquante toises de la crête de parapets des chemins couverts les plus avancés ; en cas de contravention, ces ouvrages seront démolis aux frais des propriétaires contrevenants. Pourra néanmoins le ministre de la guerre déroger à cette disposition pour permettre la construction de moulins et autres semblables usines, à une distance moindre que celle prohibée par le présent article, à condition que lesdites usines ne seront composées que d'un rez-de-chaussée, et à charge par les propriétaires de ne recevoir aucune indemnité pour démolition en cas de guerre. »
Eh bien, messieurs, le département de la guerre a appliqué le bénéfice de cette exception à l'établissement de M. Wood.
Il le place sur le même pied que les moulins et les usines, et en conséquence, il ne mettra aucun obstacle à ce que M. Wood fasse exécuter à ses bâtiments les réparations nécessaires.
Si M. Wood était resté dans ces limites, il n'aurait eu aucune difficulté avec le département de la guerre. Il a, sans autorisation, transformé deux maisons en vastes bâtiments surmontés d'un étage, pour y loger ses ouvriers, et le commandant du génie lui a fait dresser un procès-verbal de contravention. On ne pouvait pas agir autrement.
Si l'on usait d'une tolérance exceptionnelle à l'égard de M. Wood, qui est un des plus riches industriels de la localité, que dirait-on quand nous nous montrerions sévères à l'égard de personnes qui ne sont pas dans la même position de fortune ?
Le département de la guerre ne peut pas avoir deux poids et deux mesures ; il doit se conformer à la loi aussi longtemps qu'elle existe. Voilà, messieurs, la ligne de conduite que j'ai tenue et je crois qu'il ne m'appartient pas de m'en départir.
M. B. Dumortier. - Messieurs, la question des servitudes militaires peut se diviser en plusieurs points distincts. Entre ces points, je ne veux en examiner qu'un seul, celui des servitudes intérieures. Dans ces débats, on a beaucoup discuté sur les servitudes extérieures, sur la question d'indemnité ; mais je trouve, pour mon compte, qu'il est un point qui mérite bien un sérieux et profond examen de la part de la Chambre ; c'est celui qui concerne les servitudes à l’intra muros des villes, d'autant plus que jusqu'ici l'intérieur de nos cités avait été exempt de ces servitudes et que c'est pour la première fois qu'il est question de donner cette extension aux lois qui régissent la matière.
La question que je viens soulever ne se borne pas à la seule ville d'Anvers ; elle s'applique à toutes celles de nos cités qui ont des citadelles. Dans le nombre, je citerai d'abord la ville d'Anvers qui va en avoir deux, puis la ville de Gand, Liège, Tournai, Charleroi, Dinant, Bouillon, Namur, Huy, Diest ; en un mot, dix villes, auxquelles il s'agirait d'appliquer le régime des servitudes intra muros, à la distance de 585 mètres des glacis des esplanades, et parmi elles se trouvent les cités les plus importantes de la Belgique, sauf la capitale ; il y a dix villes, dis-je, que cette question intéresse au plus haut degré.
A Anvers, vous allez avoir deux citadelles. Si le rayon des servitudes militaires peut s'étendre intra muros comme extra muros, la ville se trouvera prise entre deux rayons militaires de servitudes intérieures. La zone de servitudes de la citadelle du Sud s'étendrait jusqu'au-delà de la salle de spectacle.
A Gand, tout le quartier de Saint-Pierre jusqu'au voisinage du pont Malou se trouverait pris, dans les servitudes militaires de l’intra muros, attendu que ces servitudes sont, comme je l'ai dit, de 585 mètres à partir du pied des esplanades.
A Tournai, les deux tiers de la ville habitée se trouveraient compris dans le rayon des servitudes militaires et avec elles la cathédrale, l'hôtel de ville et presque tous les établissements de la cité.
A Liège, le palais des princes-évêques et presque tout le quartier jusqu'au pont sur Meuse sont compris dans le rayon de servitude.
A Namur, Huy, Charleroi, Dinant, Bouillon, il n'y a pas une seule maison qui ne soit comprise dans les servitudes militaires, la ville entière est frappée par les servitudes.
Vous le voyez donc, messieurs, il s'agit ici d'un intérêt excessivement grave, puisqu'il s'étend à presque toutes nos grandes cités. Il n'y a guère parmi nos villes principales que Bruxelles, Bruges et Mons qui se trouvent en dehors de la question ; toutes les autres villes importantes sont intéressées dans la question que je traite en ce moment, toutes sont menacées d'être mises sous le régime des servitudes militaires.
Je sais que, dans une séance précédente, l'honorable M. Savart a demandé au gouvernement ce qu'il entendait faire relativement à la ville de Tournai et que M. le ministre de la guerre a donné, quant à la ville de Tournai, une réponse en apparence extrêmement bienveillante ; il a déclaré que le rayon militaire ne s'étendrait pas au-delà de l'esplanade : je dis : en apparence extrêmement bienveillante ; car après avoir déclaré qu'on agirait de la sorte, M. le ministre de la guerre a constaté le droit du gouvernement d'agir autrement.
Ainsi, le gouvernement aurait le droit d'étendre les servitudes militaires à l'intérieur de nos cités, sur la partie intérieure des villes, jusqu'à la distance de 585 mètres du pied du glacis des citadelles ; mais, par bienveillance, par tolérance, le gouvernement voudrait bien consentir à ne pas mettre ce droit à exécution.
Voilà où en est l'affaire.
Eh bien, je commencerai par reprendre ici les paroles par lesquelles M. le ministre de la guerre vient de terminer son discours.
Si la loi établit une servitude militaire à l'intérieur comme à l'extérieur des villes, M. le ministre de la guerre n'a pas le droit de ne pas exécuter la loi ; il n'a pas le droit d'accorder des tolérances ; il faut qu'il exécute la loi dans toute son intégrité. C'est ce que M. le ministre de la guerre vient de dire en terminant ses observations à propos de l'établissement de M. Wood. Si la loi crée des servitudes militaires à l'intérieur des villes, je le répète, le gouvernement n'a pas le droit de suspendre l'exécution de la loi ; il ne le pourrait sans violer la Constitution, puisque la Constitution lui défend de suspendre l'exécution des lois.
J'ai donc à examiner si réellement le gouvernement possède le droit qu'il s'attribue, d'avoir une servitude militaire de 585 mètres à l'intérieur de nos villes.
Dans la pétition qui vous a été adressé par le collège des bourgmestre et échevins d'Anvers, je vois que par une dépêche du 5 décembre dernier, 4ème d., n°15,236, M. le ministre de la guerre soutient que : « Les lois relatives aux servitudes l'autorisent à déterminer une zone de prohibition en faveur de la nouvelle citadelle qui s'établit au nord de la ville, non-seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur du côté de la ville. »
Voilà la déclaration formelle d'un droit que je conteste.
Dans la circulaire du 25 juillet de l'an dernier dont M. le ministre de la guerre vous a donné lecture, il y a deux jours, il dit :
« Il résulte des principes établis dans une note jointe à ma dépêche du 17 janvier 1861, que la plupart des constructions existantes aujourd'hui dans la zone réservée des citadelles (585 mètres), vers l'intérieur des villes doivent être considérées comme ayant été élevées par suite d’une tolérance admise par le département de la guerre. »
Ainsi, dans cette circulaire qui est du 25 juillet dernier, comme dans sa lettre du 5 décembre, le gouvernement déclare, dans les termes les plus formels, que c'est seulement par tolérance que le gouvernement n'a pas exécuté son droit dans l'intérieur des villes ; mais que le droit de frapper l'intérieur des villes de servitudes militaires jusqu'à concurrence de 585 mètres existe réellement.
Pour ma part, je soutiens qu'aucune loi n'a jamais accordé au gouvernement le droit de servitude à l'intérieur des villes.
(page 934) Cette question est, comme je l'ai dit, d'une excessive gravité, car qu'est-ce que le droit de servitude à l'intérieur des villes ? C'est la défense faite à tous les habitants, dans le rayon de servitude, de poser une brique dans sa maison, de mettre une ardoise sur la toiture sans l'autorisation du ministre de la guerre, c'est l'obligation de devoir démolir toutes les constructions sans indemnité à la réquisition du département de la guerre.
D'après la loi communale, si vous avez à faire faire un travail à la façade de votre habitation vous devez demander l'autorisation du collège des bourgmestre et échevins ; mais une fois que vous avez exécuté la façade dans les conditions qui vous sont imposées, l'intérieur de votre maison est votre royaume, vous avez le droit d'y exécuter tel travail que vous voulez, aucune administration n'a le droit de venir s'ingérer dans ce que vous faites chez vous.
Mais il en est tout autrement en matière de servitudes militaires. Là, vous n'avez pas le droit d'élever la plus petite construction dans l'intérieur de votre maison, de la réparer, d'en réparer même le toit sans l'autorisation du département de la guerre.
Eh bien, je dis que si un pareil système devait s'étendre à l'intérieur de nos cités, c'en est fait de la liberté communale, c'en est fait de la liberté des citoyens, les cités se trouveraient sous le régime du sabre et non plus sous le régime de la liberté.
Ce serait, messieurs, en permanence et pour toujours en Belgique un état de siège qui pèserait sur nos cités.
La loi l'a-t-elle voulu ? La loi a-t-elle autorisé un pareil arbitraire, des mesures aussi violentes ? Je dis non. Je dis qu'à aucune époque, aucune loi n'a jamais consenti à donner une pareille autorité au ministre de la guerre et que c'est à tort que le gouvernement s'arroge un tel droit qu'aucune loi ne lui accorde.
Deux lois ont été citées, comme régissant la matière, la loi de 1791 et l'arrêté-loi de 1815.
Examinons d'abord la loi de 1791. En instituant les servitudes militaires, cette loi a-t-elle voulu, a-t-elle eu en vue les servitudes en dehors des villes ou bien les servitudes à l'intérieur des cités ?
J'ouvre pour cela la loi et voici ce que dit l'article 30 :
« Il ne sera, à l'avenir, bâti ni reconstruit aucune maison ni clôture de maçonnerie autour des places de première et de seconde classe, même dans leurs avenues et faubourgs, plus près qu'a 250 toises de la crête des parapets des chemins couverts les plus avancés, etc. »
Vous le voyez, « autour des places.
Est-ce à l'intérieur ? Non, c'est évidemment de l'extérieur et de rien autre chose que la loi a entendu parler. Voici maintenant l'article 31 :
« Autour des places de première et de seconde classé, il sera permis d'élever des bâtiments et clôtures en bois et en terre, sans employer de pierres ni de briques, même de chaux ni de plâtre autrement qu'en crépissage, mais seulement à la distance de 100 toises de la crête du parapet du chemin couvert le plus avancé, et avec la condition de les démolir sans indemnité à la réquisition de l'autorité militaire, dans le cas où la place, légalement déclarée en état de guerre, serait menacée d'une hostilité. »
Vous le voyez encore, messieurs, « autour des places de guerre ». Certes, ce n'est point là l'intérieur.
L'article 129 dit :
« Il ne sera fait aucun chemin, levée ou chaussée, ni creusé aucun fossé dans l'étendue de 500 toises autour des places et de 500 toises autour des postes militaires, sans que leur alignement et leur position aient été concertés avec l'autorité militaire. »
Vous voyez que dans tous ces articles de la loi qui a créé les servitudes militaires, il n'est question que des constructions qui peuvent s'élever autour des places, c'est-à-dire à l'extérieur. Dès lors la loi n’a donné aucune espèce d'autorité au gouvernement sur l'intérieur des villes.
Je sais bien, messieurs, qu'on viendra dire qu'une citadelle est aussi une place et que c'est ainsi qu'on cherche à justifier le système du ministère.
Eh bien, j'interroge la loi et je lui demande de me dire si une citadelle est, oui ou non, une place, et elle répond négativement.
Je prends le tableau des places de guerre annexé à la loi. Remarquez que la loi de 1791 a été faite avant la réunion de la Belgique à la France. Par conséquent, aucune de nos villes ne figure dans ce tableau.
M. Orts. - Il y a un tableau supplémentaire fait lors de la réunion.
M. B. Dumortier. - Je le sais ; cela est étranger au point qui m'occupe, qui est de savoir si la loi fait des citadelles une place de guerre distincte des places fortes.
Je prends donc le tableau joint à la loi du 8 juillet 1791. C'est celui qui détermine la portée de la loi elle-même ; il est intitulé ; « Etat des places de guerre, etc. »
Voici les places de guerre de première classe : Calais et ses dépendances ; Gravelines ; Dunkerque et ses dépendances ; Bergues et ses dépendances ; Saint-Omer ; Lille ; Douai et ses dépendances ; Valenciennes ; Condé.
Je m'arrête là.
Voilà des villes qui sont à nos portes. Je prends parmi elles la ville de Lille que vous connaissez tous. Elle a une citadelle. Considère-t-on la citadelle comme une place de guerre ? Non, c'est une dépendance de la forteresse et rien de plus ; aussi la loi ne fait-elle pas même mention.
Que signifie le mot de « place » dont se sert la loi ? Ce mot, au point de vue légal, signifie ville. En voulez-vous la preuve ?
L'article 29 dont je viens de donner lecture défend de faire un alignement sans se concerter avec l'autorité militaire.
Eh bien, si la citadelle avait été considérée comme une place de guerre et que son rayon se fût étendu intra-muros, depuis le jour où la loi a été mise en vigueur, c'est-à-dire depuis 70 ans, aucun alignement n'aurait pu être fait dans le rayon de 585 mètres de la citadelle à l'intérieur des villes sans être consenti par l'autorité militaire.
Or, les seuls qui aient été consentis par l'autorité militaire sont ceux extra-muros, ce sont donc les seuls dont s'occupe la loi.
L'article 5 de la loi parle encore des citadelles. Voyons s'il en fait des places de guerre ou si ce sont de simples dépendances des places proprement dites. Cet article est ainsi conçu :
« Dans le nombre des places de guerre et postes militaires désignés à l'article précédent, si un examen postérieur prouvait que quelques forts, citadelles, tours ou châteaux sont absolument inutiles à la défense de l'Etat, ils pourront être supprimés ou démolis en tout ou en partie, etc. »
Vous voyez donc que, dans cet article, la citadelle n'est rien autre chose qu'un appendice de la place elle-même et non une place dans le sens de la loi.
Ce n'est pas tout, messieurs, l'article 6 de la loi du 8 juillet 1791 porte « que dans les places de guerre et postes militaires, lorsque ces places et postes seront en état de paix, la police intérieure et tous les actes du pouvoir civil et n'émaneront que des magistrats et autres officiers civils préposés par la Constitution pour veiller au maintien des lois, l'autorité des agents militaires ne pouvant s'étendre que sur les troupes, etc. »
Si donc une citadelle est une place de guerre, voilà l'autorité civile chargée de tout ce qui est relatif aux affaires civiles dans l'intérieur des citadelles. Je doute qu'aucun ministre de la guerre consente jamais à accorder un tel pouvoir dans ses citadelles.
Cela prouve encore à l'évidence que les citadelles ne sont pas des places, mais des dépendances, et que lorsque la loi étend les servitudes autour des places, il s'agit là uniquement de l'extérieur et non de l'intérieur des villes.
La citadelle n'est donc, dans le sens de la loi, qu'une dépendance de la place.
Comment vous exprimez-vous tous les jours dans le langage légal et dans le langage usuel ? Vous dites une place forte. Qu'est-ce que la place ? C'est la ville fortifiée.
Prenez le tableau des places fortes joint à vos budgets. Vous y verrez que la place forte c'est la ville fortifiée. La citadelle est purement et simplement une dépendance, un appendice de la place forte.
Pour les villes non fortifiées et qui ont une citadelle, la citadelle n'est autre chose qu'un appendice des anciennes fortifications qui ont été démolies, comme à Gand, à Liège et dans d'autres localités. Là comme dans les forteresses, c'est l'appendice des fortifications.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous parlez de l'hypothèse où la citadelle, qui est une annexe de la place, est restée debout, alors que les fortifications ont été démolies. Que devient alors la zone de servitude ? Et où se trouve la servitude de la citadelle ?
M. B. Dumortier. - Il arrive, dans ce cas-là, ce qui arriverait si la place n'avait pas été démolie : la citadelle conserve son droit de servitude sur la partie extra-muros mais non pas sur la partie intra-muros. Ainsi, je ne puis pas croire que la position de Namur, de Charleroi, de (page 935) Dinant, soit changée par suite de la démolition des fortifications ; je ne puis pas croire que le gouvernement, qui n'avait aucun droit à l'intérieur des villes quand il y avait une enceinte fortifiée, conquerrait ce droit le jour où les fortifications seraient démolies. Je ne puis pas croire qu'il puisse en être plus ainsi à Charleroi, à Dinant qu'à Namur. S'il en était autrement, la démolition des fortifications qui a été accordée aux villes comme un acte de bienveillance deviendrait pour elles une affreuse servitude. Et je conclus de là que la situation est la même pour les villes dont l'enceinte fortifiée est de démolition ancienne.
Il ne faut pas perdre de vue, messieurs, qu'à la fin du siècle dernier presque toutes nos villes, sans en excepter la capitale, étaient fortifiées ; et les citadelles que quelques-unes possèdent encore, ne sont que l'annexe, l'appendice des anciennes fortifications. Car, encore une fois, dans son acception légale comme dans son acception civile, comme d'après le dictionnaire, place veut dire ville, place forte signifie ville fortifiée, et la citadelle n'est qu'une dépendance de la place fortifiée.
Nous avons vu, messieurs, que la loi n'autorisait l'établissement de servitudes militaires qu'autour des places ; pourquoi ? Mais c'est excessivement simple : c'est qu'il est impossible d'admettre jamais qu'on voudrait placer l'intérieur d'une ville sous le régime de la servitude militaire ; il est impossible d'imaginer jamais que dans aucun pays, sans en excepter même les pays les plus militaires, on voudrait mettre des villes en permanence sous le régime de l'état de siège.
Aussi, voyez ce qui s'est passé depuis 70 ans : jamais une loi ne peut être mieux interprétée que par l'exécution qu'elle reçoit immédiatement après qu'elle a été faite et par l'exécution qu'elle a reçue depuis.
Eh bien, il a fallu 70 ans au département de la guerre pour découvrir dans la loi qu'il avait le droit d'établir des servitudes militaires intra muros ; jamais, sous le gouvernement si éminemment militaire de l'empire, jamais sous la république, sous le gouvernement du roi Guillaume, jamais enfin sous aucun gouvernement, ni à aucune époque, les gouvernements ne se sont crus investis du droit de soumettre l'intérieur des villes au régime des servitudes militaires.
Jamais, à aucune époque, aucun gouvernement ne s'est cru le droit et n'a eu le droit de venir régler les conditions des citoyens et de leur famille à l'intérieur des villes, comme on le fait à l'extérieur dans l'intérêt de la défense ; si un pareil droit avait jamais pu exister il devrait tomber devant notre Constitution ; et quant à moi, qui suis un des défenseurs du budget de la guerre, je déclare que si jamais un pareil droit pouvait être admis, je ne voterais plus jamais ce budget aussi longtemps qu'on n'aurait pas fait disparaître un droit aussi odieux pour nos populations.
Chaque année, au contraire, je proposerais une disposition tendante à l'abrogation de la loi qui aurait consacré une telle violation des principes qui sont la base de nos plus chères institutions.
Maintenant, messieurs, le gouvernement puise-t-il son droit dans l'arrêté-loi de 1815 ?
Cet arrêté-loi a été porté par le roi Guillaume (veuillez remarquer la date) le 4 février 1815, c'est-à-dire 6 à 8 mois à peine après la levée du siège d'Anvers par les puissances alliées. Eh bien, il suffit de lire cet arrêté pour voir qu'il a été fait précisément en vue de la ville d'Anvers.
« Considérant, dit-il, que des particuliers se permettent de reconstruire des bâtiments démolis, dans une distance trop rapprochée des fortifications de la ville d'Anvers. »
C'étaient des habitations qui avaient été détruites lorsque Anvers avait été mis en état de siège sous le général Carnot, et on les avait reconstruites.
L'arrêté-loi de 1815 n'a donc pas en vue les constructions existantes dans l'intérieur de la ville, mais celles élevées hors de la ville et qui avaient été démolies lors de l'état de, siège de 1814.
« Considérant qu'il importe d'empêcher ces reconstructions dans l'intérêt des individus même, qui s'exposent à voir détruire des propriétés qui ont occasionné de grandes dépenses, sans en recevoir d'indemnités.
« Art. 1er. Il est défendu à toutes personnes de construire ou reconstruire des maisons ou murailles, former des élévations, faire des caves, creuser des puits, ou faire toute autre excavation dans la distance de 1,800 pieds (585 mètres) de l'extrémité du glacis le plus avancé des places fortifiées existantes en Belgique sous peine que tous lesdits ouvrages seront détruits aux frais de ceux qui les auront faits. »
Encore une fois, de quoi s'agit-il dans cet article.' Uniquement des places fortifiées, c'est-à dire autour des villes, de l’extra-muros. C'est toujours la même chose : vous ne pouvez, extra-muros, construire aucune maison, élever aucune muraille, faire aucune cave, creuser aucun puits ou autre excavation. Mais qui donc, messieurs, a jamais pu songer à la possibilité d'appliquer une pareille disposition à l'intérieur d'une ville ? Empêcher de construire des maisons, élever des murs, creuser des puits à l'intérieur d'une ville, mais ce serait tout bonnement supprimer la ville elle-même ! L'interdiction s'étend jusqu'à une distance de 1,800 pieds de l'extrémité du glacis le plus avancé des places fortifiées, dit l'article.
Il s'agit donc, encore une fois, des forteresses, des places fortes, c'est-à-dire de l'extérieur de ces places et non de l'intérieur.
« Art. 2. Nous déclarons cependant que les ouvrages existant actuellement peuvent rester provisoirement et jusqu'à ce que les circonstances du service exigeront leur destruction, sauf indemnité aux propriétaires s'il y a lieu. »
Voilà donc une autorisation provisoire de conserver. Mais, messieurs, est ce que, par hasard, le gouvernement prétendrait que cette autorisation provisoire de conserver dans l'intérieur des villes s'étendrait aux maisons des habitants ?
Comment ! le roi Guillaume serait venu autoriser la ville de Namur, la ville de Dinant, la ville de Huy, à conserver provisoirement toutes leurs maisons !
Mais, messieurs, c'eût été un acte de la plus insigne folie, et celui qui aurait rédigé un tel projet en y attachant une pareille idée, aurait eu sa place toute marquée à Gheel ou dans tout autre établissement d'aliénés. Encore une fois, le texte de cet article montre assez qu'il ne s'agit là que de l’extra-muros, de la partie rurale des villes.
« Art. 3. Notre commissaire général de la guerre pourra, pour l'usage ou l'exploitation du terrain dans ladite distance, autoriser les propriétaires ou occupeurs à y construire des baraques ou petits bâtiments de bois, sous des conditions à leur prescrire et nommément celle qu'on pourra, d'après les circonstances du service, les démolir ou faire démolir sans aucune indemnité. »
Le texte est de toute évidence, la servitude dont il s'agit est celle où les terrains sont en exploitation, c'est-à-dire, les champs cultivés, l'extra-muros et non l'intérieur des villes.
Comment ! Le gouvernement est autorisé par cet arrêté-loi à permettre la construction, dans le rayon des servitudes, de baraques en bois, et l'on viendra prétendre sérieusement qu'il ne s'agit pas exclusivement, de la partie extra-muros, que cette disposition s'étend à l’intra-muros ! Mais s'il en était ainsi, la moitié de Tournai serait bâtie en baraques de bois ; Anvers, Gand, Liège, auraient une partie de leur ville en baraques de bois, Namur et Dinant, leur ville entière. N'est-ce pas dire que le système du gouvernement conduit tout bonnement à l'absurde ? Votre prétention aurait donc pour effet de consacrer la plus flagrante absurdité.
Encore une fois, messieurs, il ne s'agit dans toutes ces dispositions que des parties extra-muros, de l'extérieur, des places fortes et de rien autre chose.
En voulez-vous une preuve de plus ? Veuillez lire l'intitulé même de l'arrêté ; il est ainsi conçu :
« Arrêté qui défend de construire à des distances trop rapprochées des places fortifiées. » Voilà, messieurs, la portée de la loi : c'est la défense de bâtir à des distances trop rapprochées des places fortifiées. Est-ce de l'intérieur ou de l'extérieur qu'il s'agit ? Evidemment, de l'extérieur.
Et que porte, la table du bulletin officiel ? « Défense de construire près des places fortifiées. » Non pas dans les places fortifiées, mais près des places fortifiées.
Ainsi il ne s'est jamais agi, dans toutes ces lois, de rien autre chose que de l'extra muros et jamais de l’intra muros. Et pourquoi ? Parce que tous les gouvernements, même le gouvernement militaire, ont respecté le domicile du citoyen.
Quand le gouvernement veut avoir un terrain d'armes, que fait-il ? Il fait ce que fait Louis XIV à Tournai, il l'achète. La citadelle de Tournai et son esplanade sont le fait de Louis XIV. Le roi de France a acheté toutes les propriétés, il a démoli la paroisse Sainte-Catherine tout entière, et a créé alors la citadelle et l'esplanade.
Mais croyez-vous que ce roi despote ait jamais prétendu soumettre aux servitudes militaires les maisons des habitants, nos propriétés, notre foyer domestique, nous mettre sous le régime de l'état de siège permanent ? Jamais un roi, quelque tyran qu'il fût, n'a eu de pareilles prétentions ; je regretterais que dans notre pays on vît de pareilles prétentions, acceptées comme vérité.
Je le répète, je combats ce système comme illégal. Le gouvernement se crée un droit qu'il n'a pas. Je remercie l'honorable ministre de la guerre de la bonne volonté qu'il a manifestée pour Tournai ; mais je ne (page 936) veux pas de ce privilège, je ne veux pas de cette préférence, je ne veux pas d'une mesure de protection, lorsque j'use de mon droit, lorsque le droit est en ma faveur. La mesure de protection dont vous voulez bien m'entourer, demain un autre ministre peut me l'enlever, tandis qu'un droit, je le tiens, je le garde et je ne consentirai pas à l'anéantir.
.J'ai, messieurs, voulu traiter cette question parce qu'elle est d'une importance excessive pour toutes nos cités, pour la plupart de nos villes.
Elle touche au cœur la plupart de nos concitoyens. Il est peu de questions qui aient une telle importance, parce qu'elle touche à la liberté individuelle et à la liberté du foyer domestique, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus sacré dans nos institutions.
M. de Gottal. - Messieurs, j'ai été étonné que, dans cette discussion, on se soit énormément écarté de la question qui nous est réellement soumise.
J'avais cru devoir m'y restreindre entièrement et je me permettrai aujourd'hui encore de revenir uniquement à la discussion îles pétitions qui ont été soumises à la Chambre.
Ceci expliquera peut-être à l'honorable M. Coomans qui, pour me servir de ses termes, nous a dit qu'il s'étonnait que les Anversois ne venaient demander ici que de l'argent et que lorsqu'ils l'auraient obtenu, ils se montreraient entièrement satisfaits, cela lui expliquera peut-être pourquoi je n'ai pas soulevé les questions qui sont traitées en dehors de cette enceinte et dont, à mon point de vue, nous n'étions pas saisis.
Cela lui expliquera peut-être pourquoi je n'ai pas parlé du projet de loi relatif à la compagnie Pauwels, pourquoi je n'ai pas parlé de la question de la milice, à laquelle l'honorable membre revient à chaque discussion.
M. Coomans. - J'y reviendrai encore. (Interruption.)
M. Orts. - Ce sera toujours avec plaisir que nous vous écouterons.
M. de Gottal. - L'honorable M. Royer de Behr a combattu les réclamations des pétitionnaires. Il se prononce d'une manière catégorique, d'une manière formelle, contre le droit à l'indemnité.
Les arguments qu'il a présentés devant vous me semblent peu concluants. Je ne crois pas devoir y revenir. Ils me paraissent avoir été réfutés d'une manière suffisante par mon honorable collègue M. de Boe.
Du reste, si quelque doute pouvait rester à cet égard à l'honorable député de Namur, qu'il s'adresse à son honorable collègue de la même ville et du même arrondissement, à l'honorable M. de Montpellier, qui semble partager complètement notre manière de voir.
L'honorable M. Royer de Behr s'est également élevé le premier dans cette enceinte contre les excès qui ont eu lieu à Anvers. Si personne, a-t-il dit, ne proteste ici, moi je proteste. Messieurs, ces protestations auxquelles la Chambre s'est associée et auxquelles je m'associe également, il n'y avait nul besoin de les faire dans cette enceinte. Je crois que ce que la Chambre avait de mieux à faire à ce point de vue, c'était de ne s'occuper de ces excès en aucune manière ; c'était de protester par le calme de nos débats, contre des excès, contre des intempérances de langage que nous devons tous blâmer.
C'est la position que j'avais prise ; je regrette que la Chambre ne m'ait pas compris sur ce point.
Non, messieurs, nous n'avons pas de pression à subir du dehors, et si pareille prétention s'élevait, je serais le premier à protester. Mais si nous devons examiner la question en dehors de toute pression extérieure, nous devons aussi l'examiner en dehors de toute prévention.
Il faut que nous examinions avec calme, dans un esprit de justice, les réclamations qui se produisent devant nous dans les termes les plus convenables.
Il ne faut pas que l'on dise ce que nous avons trop entendu répéter ici : que la cause des Anversois est gâtée par les excès auxquels on s'est livré.
Non, ces excès ne doivent avoir aucune influence sur la cause. Vous ne seriez pas des juges impartiaux si vous ne l'examiniez pas en dehors de ces préoccupations ; et dans une cause aussi juste, aussi équitable et dont la justice et l'équité n'est contestée par personne, vous seriez injustes si vous écartiez ces réclamations sous quelque prétexte que ce soit.
L'honorable M. Royer de Behr a également fait le procès à ceux qui ne se rallient pas, comme lui, à toutes ces dépenses militaires qu'on nous propose de voter. Comme j'ai l'avantage de faire partie de ceux qui trouvent ces dépenses exagérées, j'ai un mot à dire à cet égard.
« Les sacrifices qu'on nous impose ne seront jamais trop grands, a dit l'honorable député de Namur. Les Belges d'aujourd'hui ne sont pas dégénérés de leurs ancêtres ; comme eux, ils doivent s'imposer des sacrifices pour défendre leur patrie et leur nationalité.»
Mais qu'on se rappelle que les Belges d'autrefois, qui défendaient leurs libertés comme nous défendons les nôtres, ne puisaient pas leur plus grande force dans les dépenses énormes qu'on lui imposait, que ce qui faisait leur force, c'était la foi dans leurs institutions, dans leurs libertés, et pour que cette foi existe, j'appelle votre attention sur ce point, il faut que le gouvernement soit le premier à respecter ces libertés.
J'ai maintenant à rencontrer les observations présentées dans une séance précédente par M. le ministre de la guerre.
J'avoue que, dans la première partie du discours de M. le ministre de la guerre, je n'ai vu qu'un long panégyrique de son administration. M. le ministre nous a dit qu'il y avait nécessité d'établir des servitudes militaires. On a déjà fait ressortir que cette nécessité n'a été contestée par personne ni dans cette enceinte ni au-dehors. Cette nécessité se trouve implicitement reconnue par les pétitionnaires qui ne pourraient réclamer des indemnités s'ils ne reconnaissaient l'existence des servitudes. J'ai du reste reconnu formellement à l'Etat le droit et le devoir même d'imposer ces servitudes dans un intérêt général, dans l'intérêt de la défense.
L'honorable ministre nous a dit qu'il n'a fait, en cette matière, qu'exécuter la loi ; que c'eût été manquer à son devoir que d'en agir autrement.
Messieurs, ce n'est jamais moi qui viendrai reprocher à l'honorable ministre d'exécuter la loi. Mais si en matière de servitudes extérieures, nous sommes d'accord, si l'honorable ministre a exécuté la loi d'une manière un peu rigoureuse peut-être, je ne partage plus cette manière de voir lorsqu'il s'agit des servitudes intérieures.
Ici, messieurs, je pourrai être très bref, l'honorable M. Vervoort et l'honorable M. Dumortier ayant rencontré suffisamment cette thèse.
L'honorable M. Royer a demandé à ce sujet une explication à M. le ministre de la guerre, et je ne doute aucunement que l'honorable membre connaissait parfaitement d'avance la réponse qui devait lui être faite.
L'honorable M. Royer a demandé s'il n'était pas vrai que la servitude que le gouvernement voulait établir à l'intérieur de la ville se confondait avec la servitude qui existait autour de l'ancien fort du Nord, et M. le ministre de la guerre ayant répondu affirmativement, l'honorable député de Namur s'est demandé : « Mais de quoi donc se plaignent les Anversois ? »
Effectivement, messieurs, comme vous avez pu le voir par le croquis qui nous a été distribué, les servitudes que l'on veut établir se confondent presque entièrement avec les anciennes servitudes du fort du Nord.
Et le ministre en conclut également que nous avons mauvaise grâce à nous plaindre.
Serait-ce donc pour conserver les servitudes qui gênaient son développement le long du fleuve, qu'Anvers s'est rallié au projet de la grande enceinte, après que la Chambre eut rejeté le projet de l'agrandissement au nord, projet qui ne donnait satisfaction complète, ni sous le rapport des intérêts de la défense, ni sous le rapport des intérêts de notre métropole commerciale lorsqu'il s'agissait d'un agrandissement partiel du côté du nord ?
Les servitudes qui existaient autour du fort du Nord devaient même disparaître. Ainsi, au lieu d'avoir obtenu un projet plus avantageux, Anvers se trouverait, au contraire, dans une position moins favorable. Evidemment ce n'est pas dans cette pensée que l'agrandissement total a été préféré.
L'honorable ministre dit « qu'il a même autorisé la construction de nos nouveaux bassins dans la zone des anciennes fortifications. » Je réponds que cette tolérance ne pouvait présenter aucun inconvénient, puisque les anciennes fortifications doivent disparaître. Mais de quelle utilité donc seront nos bassins nouveaux si l'on ne peut élever à proximité les magasins, les entrepôts et autres établissements commerciaux dont la nécessité est incontestable ?
On tolérera, dit l'honorable ministre, les constructions jusqu'au Vorsche-Schyn.
Mais vous savez déjà, messieurs, à quelles conditions on obtient cette tolérance.
Que voulez-vous de plus ? dit l'honorable ministre. La loi ne me permet pas d'aller au-delà de ce que j'ai fait jusqu'ici.
L'honorable ministre se trompe, car dans le système même qu’il défend, en admettant que les servitudes militaires puissent être établies sur un rayon de 585 mètres à l'intérieur des villes, comme le prescrit la circulaire du 17 janvier 1861.
Je prétends que dans ce système le ministre avait parfaitement le droit non pas d'user de tolérance, mais de restreindre la zone.
La circulaire du 17 janvier 1861 s'appuie sur la circulaire de 1812 qui porte :.
« Dans les grandes places, lorsque la ville ne cerne pas déjà de très (page 937) près les fronts de la citadelle, il serait à désirer qu'on pût porter la limite de l'esplanade au maximum, que les anciennes ordonnances fixent à 500 mètres...
« Dans les citadelles de moindre importance, on peut réduire cette limite jusqu'à 200 mètres, qui est le minimum de largeur qu'une esplanade doit avoir pour obliger l'ennemi à quelques cheminements. »
Et dans la circulaire de l'année dernière on invoque également la loi française de 1819 qui n'est pas applicable en Belgique, mais puisqu'on se fonde sur cette loi, il faut la compléter par l'ordonnance du 1er août 1821 qui règle l'exécution de la loi de 1819 et porte à son article 6 :
« Les limites des esplanades, des citadelles du côté des villes, peuvent être réduites selon les localités par des fixations spéciales que le gouvernement arrête sur la proposition du ministre de la guerre. »
Vous le voyez donc, messieurs, l'honorable ministre de la guerre avait la faculté de borner l'esplanade, et de la réduire aux terrains compris entre la citadelle et le Vorsche Schyn, ce qui eût laissé parfaitement libres tous les terrains au-delà.
Remarquez que la loi se sert du mot « esplanade » et que ce mot ne peut être entendu que comme désignant un terrain militaire. Sans cela, on ne pourrait expliquer l'article 28 du décret de 1791, qui porte :
« Pour assurer la conservation des fortifications et la récolte des fruits des terrains affermés, il est défendu à toutes personnes, sauf aux agents militaires et à leurs employés nécessaires de parcourir les diverses parties desdites fortifications, spécialement leurs parapets et banquettes, exceptant de cette disposition le seul terre-plein du rempart du corps de place et les parties d'esplanade qui ne sont pas en valeur, dont la libre circulation sera permise, etc. »
Messieurs, ces dispositions seraient absurdes, car je ne crois pas que le département de la guerre puisse jamais avoir la prétention d'interdire la circulation sur tous les terrains tombant dans la zone de servitude. Je crois qu'il n'est jamais entré dans la pensée de personne que les terrains grevés de servitude, par exemple, à l'extérieur, puissent recevoir le nom d'esplanade.
Du reste, messieurs, on l'a dit tout à l'heure avec raison, le gouvernement ne peut pas avoir deux poids et deux mesures. En bornant les servitudes autour de la citadelle à l'intérieur, la ville de Tournai a l'esplanade ; en ne les étendant que jusqu'aux bornes qu'on nous dit y avoir été placées à une certaine époque, le gouvernement a usé du droit dont il était investi, droit que nous trouvons inscrit dans la circulaire de 1812 et conforme en France à l'ordonnance de 1821.
Ainsi, messieurs, la circulaire de 1812 réfute l'argumentation produite devant vous par l'honorable ministre de la guerre.
Ce qui prouve encore plus, messieurs, que jamais une pareille prétention n'est entrée dans la pensée du département de la guerre, c'est le plan des fortifications d'Anvers, le plan communiqué à la Chambre, plan où se trouvent déterminées les servitudes, tant anciennes que nouvelles, et où la citadelle du Sud figure comme n'exerçant aucune servitude du côté de la ville.
Il n'y est fait mention que d'une esplanade.
M. le ministre dit qu'il a obtenu des jugements décidant la question. Mais ces jugements ne prouvent absolument rien ; ils ont été pris par défaut, il n'y a pas eu de discussion contradictoire, et cela se conçoit, puisque les poursuites ont été intentées à des propriétaires qui n'avaient guère intérêt à ester en justice.
Il s'agissait de constructions provisoires et qui auraient disparu après l'achèvement des travaux.
M. le ministre s'est longuement étendu pour démontrer qu'il n'y avait pas de danger pour la ville d'Anvers ni pour ses établissements maritimes dans la construction de la citadelle du Nord. C'est là une question que nous n'avons pas, je pense, à débattre aujourd'hui. N'élargissons pas inutilement le débat, ne confondons pas à dessein des questions d'un ordre tout à fait distinct.
C'est là, messieurs, un genre d'argumentation trop facile et auquel l'honorable ministre n'a que trop souvent recours ; je ne le suivrai donc pas sur ce terrain.
L'honorable ministre nous a dit également que les plans terriers que j'ai réclamés sont en grande partie achevés, et qu'il n'a pas attendu, mes réclamations pour faire dresser ces plans.
Je regrette, messieurs, qu'il ne m'ait pas laissé la satisfaction d'avoir au moins une fois obtenu gain de cause. Je rappellerai que j'ai déjà produit ces réclamations dans la séance du 20 janvier, et qu'elles avaient déjà été formulées par les architectes d'Anvers au mois de novembre de l'année dernière. A ces réclamations, ce n'est que hier qu'il a été répondu.
Je comprends qu'il doit y avoir eu des retards pour compléter les plans
Ces retards, je me les suis expliqués d'autant plus facilement qu'il estsu de tout le monde que le plan de la grande enceinte n'était pas définitivement arrêté au département de la guerre ; ce qui résulte d'une manière assez évidente des modifications successives qui y ont été introduites.
Du reste, puisque ces plans sont faits, je prie M. le ministre de la guerre de les envoyer au commandant du génie pour qu'il puisse les communiquer aux intéressés.
J'avais parlé de la rigueur qu'on avait exercée envers ceux qui avaient élevé des constructions dans la zone nouvelle. M. le ministre de la guerre a voulu se défendre sur ce point, et il nous a dit que des instructions formelles avaient été envoyées aux bourgmestres des communes dont les terrains sont grevés de servitudes, que les officiers du génie avaient reçu l'ordre de se mettre en communication avec les autorités locales.
Je ne doute pas de l'allégation de M. le ministre de la guerre ; je la trouve au contraire confirmée ; mais dans cette circonstance comme dans d'autres, M. le ministre de la guerre a fait bon marché des dates.
Ainsi, il résulte de la pétition du 28 novembre de la commune de Mortsel, qui est déposée sur le bureau, que c'est seulement quelques mois avant la date de la pétition que la défense de bâtir dans le rayon des servitudes a été connue dans cette commune, par suite du commencement des poursuites contre ceux qui avaient élevé des constructions dans la zone prohibée des forts.
Ce qui confirme cette assertion, c'est que M. le ministre de la guerre, d'après une lettre que j'ai sous les yeux, a seulement au mois d'août 1861 transmis au bourgmestre de Deurne, l'instruction de publier et d'afficher la loi, et de refuser les autorisations de bâtir dans la zone des servitudes.
Ainsi, avant cette époque, avant le 1er août 1861, des constructions ont pu être élevées, de la meilleure foi du monde, dans le rayon de servitude ; du reste, je le répète, je ne crois pas que l'on mette encore la même rigueur dans l'exécution de ces démolitions.
Voilà les observations que j'avais à présenter en réponse à celles qu'a fait valoir M. le ministre de la guerre.
J'aurais pu attendre, pour les produire et les formuler, jusqu'à ce que j'eusse rencontré un adversaire sur le terrain où j'avais placé la question, et j'aurais volontiers laissé l'honorable ministre se complaire dans l'énumération des services qu'il a rendus au pays et que je suis loin de contester ; lorsqu'il m'a semblé qu'il voulait que j'apportasse également ma pierre au piédestal qu'il était en train de s'élever ; c'est à ce moment que j'ai cru devoir demander la parole.
J'ai été fort étonné que l'honorable ministre de la guerre ait vu dans les remerciements que je lui avais adressés, un acte de courage, surtout après ce qui se passait à Anvers.
Je ne mérite nullement ce compliment. D'abord n'exagérons pas le courage que j'ai eu à remercier M. le ministre, attendu que la lettre à laquelle il a fait allusion lui a été adressée trois mois avant les manifestations qui ont eu lieu à Anvers. Et, si je ne me trompe, les remerciements que j'adressais à M. le ministre de la guerre à cette époque se trouvaient contenus dans la même lettre par laquelle je l'informais que la Chambre allait s'occuper de la pétition du sieur Hayez.
Si donc, pour me servir de l'expression de l'honorable membre, j'ai accompli un acte de courage en le remerciant, je lui annonçais en même temps un acte de courage d'un autre genre et dont il me saura peut-être moins gré.
Mes remerciements, du reste, ne portaient pas non plus sur l'octroi d'une faveur que j'aurais demandée ; je remerciais M. le ministre d'avoir bien voulu enfin accueillir favorablement une demande des plus rationnelles, demande que pendant près de deux mois il avait laissée sans réponse.
Je ne me refuserai, d'ailleurs, jamais à rendre justice à M. le ministre de la guerre ; je veux conserver, à cet égard, toute liberté.
Si je n'ai jamais hésité à combattre les tendances despotiques que j'ai rencontrées parfois en lui, je ne me soumettrai pas non plus à celles que je rencontrerais dans un corps électoral quelconque. Libre, je suis entré dans cette enceinte, et libre aussi j'en sortirai.
M. Nothomb. -Je ne vous demande, messieurs, que quelques minutes ; c'est vous dire que je ne veux pas entrer dans les détails de cette grave question de l'indemnité qui est soulevée ; ni l'heure ni le moment ne seraient favorables pour parcourir une longue carrière ; je veux simplement vous soumettre quelques rapides objections ou plutôt formuler des réserves relativement à la position qu'il me convient de prendre dans cette discussion et justifier le vote éventuel que je serai dans le cas d'émettre à cet égard.
Messieurs, j'ai demandé la parole hier, lorsque j'ai entendu mon ami M. Van Overloop défendre avec chaleur et talent les intérêts de la ville d'Anvers et poser à peu près en ces termes la thèse qu'il a soutenue.
(page 938) « La société doit indemniser tout dommage que, dans son intérêt, elle cause à l'un de ses membres. »
C'est ainsi que le principe a été énoncé, et il vient de rencontrer à l'instant même, par l'organe de notre honorable président, un éloquent et ardent défenseur.
C'est donc, au fond, la question de la responsabilité sociale qui est incidemment soulevée. Je n'ai pas besoin de le dire : elle est infiniment sérieuse et vaste ; elle touche à l'existence même du corps social ; c'est un redoutable problème ; je ne puis que l'effleurer.
Sans doute, à ne se placer qu'au point de vue de la justice absolue, à ne considérer que la théorie pure, personne ne peut contester un principe aussi équitable, aussi moral, aussi chrétien : le corps social doit réparer le dommage qu'il fait dans son intérêt ; cela est vrai, incontestable dans une législation idéale, dans une société parfaite, surhumaine.
Si nous étions les disciples de Platon, devisant de sa République sous les ombrages d'Athènes, si nous étions dans l'Utopie de Thomas Morus ou seulement dans la Salente de Fénelon, oh ! alors votre principe serait inattaquable, j'y souscrirais volontiers, je le voterais de grand cœur.
Mais nous ne sommes pas de ces législateurs spéculatifs ; nous sommes, il faut bien nous l'avouer, des législateurs positifs, pratiques, vivant modestement dans le terre-à-terre des choses humaines, et il nous faut bien descendre des hauteurs métaphysiques et sentimentales où quelques honorables collègues ont placé la question. Nous sommes des législateurs appelés à régler les choses de ce monde, où, quelles que soient nos sympathies, nos tendances, nos aspirations les plus généreuses, nous rencontrerons tout d'abord une infranchissable limite : le possible. Voilà notre borne.
Et au point de vue purement humain, il n'y a de juste que ce qui est possible.
Voyons donc ce qu'il y a ici de possible ; envisageons à ce point de vue le principe dont on demande l'application à la ville d'Anvers. Et je n'ai pas besoin de protester de mes sympathies pour cette noble cité ; personne dans cette enceinte n'est animé de sentiments hostiles envers une ville dont le pays attend de si grands services et qui est destinée peut être à devenir la Pergame de la Belgique.
Laissant donc de côté la ville d'Anvers, je prends la question dans son ensemble, et je déclare que le principe que vous invoquez, je suis prêt à le voter, si vous voulez et si vous pouvez l'appliquer à toutes les situations analogues qui peuvent se présenter.
Pas de demi-justice, c'est-à-dire pas de privilège, car le privilège, c'est l'injustice. Si vous accordez une indemnité pour un cas de la nature de ceux dont on parle maintenant, demain on vous en demandera une pour un autre cas, tout aussi digne d'intérêt. Pourrez-vous l'accorder ?
Voilà toute la question pour nous.
Vous l'accorderez dans un cas, vous la refuserez dans un autre, c'est-à-dire que vous ferez de l'inégalité, de la faveur.
Or, j'ai toujours voulu et je revendiquerai toujours l'égalité, le droit commun. Hors de l'égalité, pas de justice, et sans justice, point de liberté.
Il faut donc de beaucoup élargir le cercle.
On réclame aujourd'hui pour les servitudes militaires à Anvers et sans doute aussi pour les autres forteresses du pays.
Soit. Mais sont-ce les seules servitudes décrétées pour l'utilité publique ? Hélas ! non. La nomenclature en est beaucoup trop longue.
Je ne veux pas faire ici le procès à la société. C'est un rôle trop facile et dont la popularité ne me tente pas.
Cependant il faut bien s'avouer une chose : c'est que la société civile, légale ne vit que de concessions mutuelles et de sujétions partielles.
La liberté générale n'est que la synthèse de toutes les servitudes individuelles, innombrables, de tous les instants, qui nous suivent partout et dont le curieux chapitre vous est parfaitement connu.
Telle est, messieurs, l'imperfection des choses humaines. Ou ne l'effacera pas.
L'on vous a déjà rappelé plusieurs exemples d'analogie parmi les servitudes d'utilité générale ; on a cité les zones des chemins de fer. Vous savez qu'en deçà d'une certaine distance des voies, huit mètres, je crois, on ne peut bâtir...
M. Orts. - Vingt mètres pour exploiter et huit mètres pour bâtir.
M. Nothomb. - C'est cela. On ne peut donc user de la propriété comme voudraient en user les théoriciens purs ?
Pour les chemins de halage, même situation. Pour la voirie également. Vous ne pouvez construire sur votre propriété comme vous le voulez. Il faut un alignement et une autorisation. Ailleurs, à Bruxelles entre autres, on doit céder gratuitement une partie de terrain qui devient le trottoir.
M. de Theux. - Et vous devez construire le trottoir à vos frais.
M. Nothomb. - Et le construire à vos frais, comme le dit l'honorable membre. N'est-ce pas là une très grande servitude ?
Dans d'autres parties du pays, je parle spécialement de la province que j'habite, il y a interdiction de bâtir au-delà d'une certaine distance des agglomérations d'habitations.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - A 500 mètres.
M. Nothomb. - C'est un règlement qui a été fait quand nous faisions partie, l'honorable ministre de la justice et moi, du conseil provincial du Luxembourg.
Un propriétaire ne peut qu'avec l'autorisation de l'administration bâtir au-delà du rayon de 500 mètres des agglomérations ; n'est-ce pas encore une atteinte sérieuse au droit,absolu de la propriété ?
Il en est de même des plantations d'arbres et de l'établissement d'usines ayant un caractère plus ou moins incommode ou insalubre. Ainsi encore de l'abattage des animaux atteints de maladie. Cet abattage a lieu bon gré mal gré sans indemnité. (Interruption.) Pardon...., j'ai raison, l'indemnité, dans ce cas, n'est pas un droit, ce n'est qu'une faveur, car l'Etat n'indemnise parfois que parce qu'il le veut bien, de même que irons avons indemnisé naguère la ville d'Anvers pour l'incendie de ses docks et de ses entrepôts.
Nous avons encore la servitude de la douane. Quiconque habile une frontière en sait quelque chose et ne le sait que trop.
Sur une étendue de plus d'une lieue, je pense, il est interdit d'élever aucune construction industrielle, et les habitants du rayon des douanes sont, il faut bien le reconnaître, assujettis à des servitudes, à des vexations de toute nature.
A chaque instant, ils peuvent être soumis à la visite, leur domicile peut être envahi, et ce n'est rien exagérer que de dire qu'ils sont dans une situation exceptionnelle, presque en dehors des droits que la Constitution accorde à tous les Belges.
Je ne crains pas d'affirmer que sans l'esprit de tolérance, de bienveillance qui anime nos employés de la douane, le séjour dans le rayon serait intolérable.
N'est-ce pas là une énorme servitude ? Nous la subissons cependant dans l'intérêt de tous.
Si nous avions une législation comme en France, il nous serait défendu de défricher un bois. On y avait permis, pendant quelque, temps, de défricher, mais on a reconnu que dans l'intérêt public il était nécessaire d'interdire aux propriétaires d'user de cette faculté. La propriété reste forcément à l'état forestier ; grave atteinte au droit.
Si nous avions le monopole du tabac, et Dieu sait s'il ne nous viendra pas un jour les fortifications aidant, nous ne pourrions plus cultiver le tabac.
Je pourrais étendre cette nomenclature, niais j'abrège ; elle me suffît et au-delà pour répéter ma question : Pouvez-vous réparer tous ces dommages ? Qui osera dire que oui ?
Laissez de côté la théorie, l'idéal, et faites votre bilan. S'il est suffisant pour parer à de pareilles dépenses, soyons justes et généreux, je le veux bien. Il est bon d'être juste ; il est doux d'être généreux, mais c'est à une condition : c'est qu'on le soit envers tout e monde
Je viens, messieurs, de vous signaler quelques-unes des servitudes que l'on peut appeler foncières ; mais si nous entrions dans l'examen des servitudes que l'on pourrait nommer personnelles, je n'en finirais pas de sitôt et vous verriez que la vie du citoyen n'est qu'un long enchaînement de restrictions, d'entraves de toute espèce.
Il n'y a pas de corps social financièrement assez puissant pour payer, je ne voudrais pas dire les iniquités, le mot paraîtrait trop dur, mais les exigences qu'il impose à ses membres. Cela n'est pas possible. Il y a de ces servitudes personnelles qui entraînent des sacrifices bien autrement cruels que ceux dont on se plaint maintenant.
Je n'en citerai que deux. Mon ami, M. Coomans, vous a déjà rappelé hier le service militaire.
Tout à l'heure notre honorable président a cherché à atténuer cet argument, il en avait compris la force. Le mal est-il donc si grand ? s'est-il écrié. Y a-t-il une si vive souffrance à servir son pays ? Est-ce que la gloire, l'honneur ne comptent pour rien ?
L'honorable M. Vervoort m'offre ici, constatons-le, une réponse bien facile ; vous l'avez faite, messieurs, avant moi et pour moi. Non sans doute, l'héroïsme, le dévouement, l'abnégation ne se payent pas chez le soldat. Mais pourquoi demandez-vous donc qu'on les paye à d'autres ?...
Ne le nions pas, messieurs, le service militaire est une immense (page 939) servitude. Voyez plutôt. la société belge croit avoir besoin de cent mille gardiens ; chaque année elle en choisit dix mille. Grâce à eux, elle vit et dort tranquille. Eh bien, ces cent mille serviteurs que sont-ils en définitive ? Allons au-delà des mots : ces cent mille soldats, ce sont autant d'esclaves, nobles et glorieux esclaves sans doute, mais enfin de vrais ilotes, placés en dehors du droit commun, vivant sous une discipline inexorable, loin de la famille, soumis à un Code pénal spécial, en un mot des hommes à qui la loi interdit à peu près tout ce qu'elle permet aux autres.
L'Etat les garde ainsi pendant huit années, les plus belles de leur vie. Il leur prend leur temps, leur travail qui est leur capital, leur existence s'il le faut, et un beau jour il leur dit : C'est bien, vous m'avez tout donné, je ne vous ai rien donné, nous sommes quittes. Voilà la corvée militaire dans toute sa simple et nue vérité.
C'est un exemple déjà bien significatif des exigences de la société ; j'en sais un autre pourtant, un deuxième qui se rapporte à une position plus cruelle encore, à la plus douloureuse de toutes, à laquelle tous ceux qui ont été ou sont mêlés à la vie judiciaire ont sûrement plus d'une fois réfléchi avec regret et tristesse.
Vous devinez, messieurs, que je veux parler de la détention préventive et des prévenus acquittés.
Considérez ce qui se passe : un méfait a été commis ; la société est troublée, alarmée. Elle s'en prend à un homme et lui dit : « Tu es le coupable. »
Il proteste de son innocence, n'importe. La société se saisit de lui, le met en prison, souvent lui inflige le secret, un supplice terrible, et l'instruction se fait. Elle dure trois, six mois, souvent au-delà ; l'homme est toujours détenu. Ainsi arrive le jour du jugement. Le prévenu est conduit entre quatre gendarmes, montré au pilori de l'opinion ; il se défend à grand-peine et à grands frais... et finalement on trouve qu'il n'est pas le coupable : on l'acquitte...
Voilà donc un citoyen que la société, dans son intérêt à elle, a frappé dans sa santé, sa fortune, sa liberté, son honneur, qu'elle a marqué au front, malgré cet acquittement, d'un signe indélébile ; voilà cet homme auquel la société dit : Je vous ai pris tout cela, je ne vous rends rien, nous sommes quittes.
M. Coomans. - ... et vous êtes bien heureux d'en être quitte ainsi ! (Interruption.)
M. Nothomb. - Oui, vraiment, il y a parfois d'autres erreurs.
Voilà bien, messieurs, la plus énorme des servitudes, celle que l'on peut appeler servitude judiciaire.
Voilà bien une véritable expropriation cette fois ; expropriation dans la fortune, la liberté, la considération ; le mal restera irréparable, et montrez-moi où en est la réparation !
Que deviennent à côté de cela vos dommages éventuels à quelques fonds de terre ?
Remarquez, messieurs, que les cas de ce genre sont fréquents ; il y en a des centaines par an ; je pourrais étendre ce tableau et citer des chiffres ; mais il parle assez de lui-même et je ne veux pas assombrir vos esprits. Je me borne à dire que lorsqu'une société renferme dans son sein de telles imperfections, présente forcément, fatalement de pareilles infirmités, il faut ou généraliser la mesure de la réparation ou ne pas en parler.
C'est par ce mot que je conclus : Aussi longtemps que la société sera impuissante à indemniser les dommages causés par le service militaire, qui est la servitude du sang, qu'elle ne pourra réparer les torts qu'elle inflige par les poursuites judiciaires mal fondées, qui sont la servitude de l'honneur, aussi longtemps ne parlons pas de servitudes des champs ou des maisons.
M. le président. - La parole est à M. Coomans.
M. Coomans. - Pour varier le débat, n'y aurait-il pas quelque adversaire qui voulût prendre la parole avant moi ? Je la lui céderais volontiers.
- Des membres. - Parlez toujours.
M. Coomans. - Messieurs, j'ai demandé la parole pour répondre deux mots à un reproche, du reste presque aimable, que m'a adressé l'honorable M. Vervoort.
J'ai, vous a-t-il dit, voté pour la grande enceinte d'Anvers ; donc je suis mal venu aujourd'hui à exprimer le vœu de voir démolir les citadelles.
L'argument ne me paraît pas bien logique ; car je n'ai jamais voté pour des citadelles. Quand j'ai (c'est vrai, je m'en confesse, je m'en repens aujourd'hui) voté, dans la section centrale de 1856, pour le plus grand agrandissement possible de notre métropole commerciale, il n'était question ni de citadelle ni de dépense. Il s'agissait du projet de M. Keller, qui offrait de l'exécuter à ses risques et périls, moyennant la cession des terrains militaires.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Et autres choses.
M. Coomans. - Et quelques autres choses, soit ; mais choses très peu importantes eu égard à celles que vous avez accordées depuis.
Ensuite, je ferai remarquer à l'honorable M. Vervoort que ce reproche d'inconséquence atteint beaucoup de monde, et que c'est une circonstance atténuante assez notable en ma faveur. Ce reproche d'inconséquence, s'il est valable, porte contre le conseil communal d'Anvers qui a émis hier le vœu de voir démolir les citadelles, contre l'association libérale d'Anvers qui a émis ce même, vœu, contre la chambre de commerce d'Anvers qui a émis ce même vœu, contre les meetings aussi, c'est évident ; mais je n'en parlerai pas, parce qu'il paraît que ce témoignage n'est pas reçu pour ce moment dans cette enceinte. Tout ce monde avait souhaité une grande enceinte, et cependant tout ce monde réclame aujourd'hui, comme moi, la démolition des citadelles. (Interruption.)
Je pourrais me consoler de me trouver dans cette nombreuse compagnie d'hommes inconséquents qui tous, je le répète, ont voté, comme citoyens, pour la grande enceinte et qui tous, aujourd'hui, désirent la démolition des citadelles.
Mais ma justification ne serait pas complète. J'ai autre chose à dire encore pour prouver à l'honorable M. Vervoort qu'il eût mieux fait de ne pas me forcer à prendre une seconde fois la parole.
Je serai très franc ; j'ai pris envers moi-même et envers la Chambre,, la résolution de montrer toujours le fond de ma pensée. Je vais dire comment et pourquoi j'ai voté en section centrale la grande enceinte.
Il s'agissait de choisir, en 1856, entre la petite enceinte et la grande enceinte. Je m'étais déjà exprimé souvent contre toute espèce de fortification à Anvers. J'avais proposé, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire hier, de transférer ces fortifications ailleurs, le plus loin possible des villes riches ; j'étais obligé de me prononcer entre les deux enceintes. A, cette époque, le gouvernement nous démontra avec beaucoup de force, beaucoup d'éloquence, que la grande enceinte, celle qui existe aujourd’hui était l'absurdité la plus énorme que l'on pût commettre. Le gouvernement, par l'organe des ministres, notamment par l'organe du plus compétent de tous, de M. le ministre de la guerre, avait prouvé, je le répète, que l'agrandissement d'Anvers, tel qu'on l'a exécuté, était une absurdité, mais chose beaucoup plus grave, un danger considérable pour le pays, et, que jamais il ne l'exécuterait.
Je me trouvais donc, moi ennemi de toute enceinte militaire, devant deux projets do fortification : le projet de maintenir ce qui existait, sauf les citadelles de l'extérieur et le projet d'agrandissement général, c'est-à-dire le projet inexécutable.
Devant me prononcer, soit pour les fortifications surannées soit pour les grandes fortifications proclamées impossibles, je me suis prononcé naturellement pour ces dernières. (Interruption.) Messieurs, je vous déclare que telle a été ma pensée ; en votant pour la grande enceinte d'Anvers, dans la section centrale de 1850, j'étais convaincu qu'on allait démolir ce qui était intolérable, la petite enceinte et qu'on n'aurait jamais les grandes. Par conséquent, mon but était atteint. La ville était émancipée et nous aurions examiné ensuite la question de savoir où les nouvelles fortifications devaient être édifiées.
L'honorable M. Vervoort doit comprendre maintenant que, sous une apparence d'inconséquence, j'ai été logique. Mais, messieurs, ceux qui n'ont pas été logiques, ceux en qui j'ai eu une trop grande confiance, je l'avoue, ce sont les ministres, qui, après avoir démontré que la grande enceinte était impossible, sont venus l'exécuter. J'ai été pris, je l'avoue ; j'ai été dupe ; j'ai donné dans le traquenard des fortifications comme beaucoup d'entre vous ont donné dans le traquenard de l'augmentation du budget de la guerre de 1852. Mais, hélas ! j'avoue que j'aime mieux avoir été trompé que de mériter le reproche d'avoir induit d'autres en erreur.
Il y a plus, messieurs, il n'y avait pas seulement, pour m'engager à me prononcer en faveur de l'agrandissement général, il n'y avait pas seulement des déclarations très officielles, très décisives, très compétentes du gouvernement ; il y avait la décision arrêtée dans la grande commission militaire de 1856 dont je faisais partie. Dans cette commission militaire, les généraux les plus honorables, les plus compétents, parmi lesquels je n'hésite pas à ranger l'honorable général Chazal, se sont prononcés contre l'agrandissement général tel qu'il se trouve exécuté.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Vous êtes, quant à moi, dans une erreur complète.
M. Coomans. - Je savais bien qu'il y avait dans votre pensée des modifications à réaliser ; il ne s'agissait pas seulement du projet Keller ; (page 940) mais bref l'honorable général Chazal n'approuvait pas le projet Keller ; il déclarait que ce qui existait suffisait moyennant les modifications qu'il indiquait et d'autres généraux partagent cette manière de voir, déclaraient aussi que mieux valait l'état de choses existant que l'agrandissement général.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Pour ce qui me concerne, vous êtes dans une complète erreur.
M. Coomans. - Il est possible que je ne rende pas bien votre pensée, mais il me semblait que mes souvenirs étaient assez exacts. Dans tous les cas, je ne suis pas dans l'erreur en me rappelant qu'un général, membre de cette grande commission militaire déclara qu'aucun officier supérieur qui se respectait ne consentirait à défendre la ville d'Anvers après l'exécution de l'agrandissement général. (Interruption.)
Je parle surtout des généraux, parce que leur témoignage a naturellement plus d'influence que le mien.
Du reste, la seule chose que je tenais à établir, c'est que j'avais, à cette époque, l'intime conviction que la grande enceinte n'aurait jamais été exécutée. (Interruption.)
Non, messieurs, le ministre des finances n'en voulait pas non plus, mais c'était pour d'autres raisons. (Interruption.) Je ne comprends pas.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je dis que l'exposé des motifs et le rapport contiennent l'énoncé d'une grande enceinte.
M. Coomans. - Je parle de 1856, vous n'étiez pas alors ministre des finances.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - En 1856, je n'ai pas exprimé d'opinion.
M. Coomans. - Je ne vous ai pas nommé ; j'ai dit M. le ministre des finances de 1856. (Interruption.) Tout ce que je viens de dire se rapporte à 1856 : réunion de la grande commission militaire, déclarations du gouvernement, tout cela remonte à 1856, et j'ajoute (soufflé par un de mes honorables voisins), que le ministre des finances ne voulait pas, et il avait raison, de l'agrandissement général.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - En 1856, M. le ministre des finances a déclaré qu'il mettait les deux projets sur la même ligne.
M. Coomans. - Comment pouvait-il mettre sur la même ligne deux projets dont l'un lui paraissait inexécutable ? Quant à M. le général Renard, il ne plaçait pas les deux projets sur la même ligne sous le rapport de la valeur défensive ; il combattait le projet de la grande enceinte comme mauvais et dangereux.
M. Muller. - Le projet Keller.
M. Beeckman. - Mais le projet Keller, c'était la grande enceinte.
M. Coomans. - Cela est évident.
M. Goblet. - Dans la Chambre, M. le général Renard a combattu le principe de la grande enceinte.
M. Coomans. - C'est incontestable. (Interruption.)
M. le président. - N'interrompez pas, messieurs ; continuez, M. Coomans.
M. Coomans. - Je ne m'attendais pas, messieurs, à devoir m'appesantir sur ces détails ; mais si on le désire, j'y entrerai et je démontrerai que, dans l'opinion du gouvernement de cette époque, la grande enceinte était quelque chose de monstrueux, à quoi il ne fallait pas songer.
Je démontrerai en outre que, dans l'opinion des officiers généraux, considérés comme les plus compétents, cette grande enceinte était détestable comme conception militaire ; et si le gouvernement daignait enfin nous montrer les procès-verbaux de la commission dont je parle, la Chambre tout entière pourrait s'en convaincre. Elle verrait notamment qu'il a été démontré par les officiers supérieurs que la défense d'une si grande enceinte était impossible.
Du reste, messieurs, que voulais-je démontrer ? C'est que ceux qui m'accusent d'avoir été inconséquent sont mal venus de m'adresser ce reproche attendu que le nombre des inconséquences commises au sujet des fortifications, par les divers gouvernements qui se sont succédé depuis dix ans, est presque incalculable.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que j'ai parlé et voté contre la fatale loi de 1859, qui décrète les fortifications actuelles.
Je voulais également répondre un mot à l'honorable M. Vervoort au sujet des indemnités et de la milice, mais l'honorable ami qui m'a précédé me semble avoir épuisé ce sujet.
M. le président. - Je crois, messieurs, qu'il convient de fixer, dès à présent, l'ordre de nos travaux futurs. Je propose à la Chambre de mettre, immédiatement après la discussion qui est en cours et des développements de la proposition qui est relative aux servitudes militaires, le crédit supplémentaire d'un million de francs au département de la justice, puis :
2° Le traité avec la Bolivie ;
3° Crédit spécial de 5,899,000 francs au département des travaux publics ;
4° Budget des travaux publics ;
5° Budget des affaires étrangères.
Puis tous les autres objets qui sont à l'ordre du jour. Y a-t-il de l'opposition ?
- Plusieurs voix. - Non, non !
- Cette proposition est adoptée.
La séance est levée à quatre heures.