(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862)
(page 893) (Présidence de M. Vervoort.)
M. de Moor, secrétaire, fait l'appel nominal à 2 heures.
M. de Florisone, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Moor, secrétaire, présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Le conseil communal de Wichelen demande des modifications à la loi du 18 février 1845, relative au domicile de secours. »
- Sur la proposition de M. Rodenbach, renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
« Le sieur Moreau, ancien soldat congédié pour infirmité contractée au service, demande une augmentation de pension ou un secours annuel. »
- Même renvoi.
« La dame Bouteca, dentellière à Poperinghe, demande une réduction sur le droit de patente dont elle est frappée. »
- Même renvoi.
« Les secrétaires communaux dans l'arrondissement de Louvain prient la Chambre d'améliorer leur position. »
- Même renvoi.
« M. Faignart, obligé de s'absenter pour affaires, demande un congé de quelques jours. »
- Ce congé est accordé.
Les sections se sont constituées comme suit :
Première section
Président : M. Savart
Vice-président : M. H. Dumortier
Secrétaire : M. Braconier
Rapporteur de pétitions : M. Thienpont
Deuxième section
Président : M. Van Humbeeck
Vice-président : M. Carlier
Secrétaire : M. Tack
Rapporteur de pétitions : M. Vanden Donckt
Troisième section
Président : M. Julliot
Vice-président : M. Laubry
Secrétaire : M. de Smedt
Rapporteur de pétitions : M. Thibaut
Quatrième section
Président : M. de Moor
Vice-président : M. de Boe
Secrétaire : M. Orban
Rapporteur de pétitions : M. Frison
Cinquième section
Président : M. Grandgagnage
Vice-président : M. de Gottal
Secrétaire : M. Mouton
Rapporteur de pétitions : M. Crombez
Sixième section
Président : M. Van Leempoel
Vice-président : M. de Ridder
Secrétaire : M. Magherman
Rapporteur de pétitions : M. Hymans
M. Van Iseghem. - J'ai l'honneur de déposer trois rapports de la section centrale qui a examiné les traités conclus avec le Maroc, le Mexique et la Bolivie.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ces rapports et les met à la suite des objets à l'ordre du jour.
Discussion du rapport fait sur les pétitions relatives à l’établissement des servitudes militaires et à la responsabilité des faits de guerre
M. le président. - M. le ministre de la guerre me remet à l'instant les plans demandés hier par M. Tack.
Quelques-uns de ces plans se rapportent aux grands forts qu'on construit autour d'Anvers ; il y a en outre un plan général où sont marquées les servitudes anciennes, les servitudes actuelles se confondant avec les servitudes anciennes et les servitudes nouvelles.
Les servitudes anciennes sont teintées en rose ; les servitudes actuelles qui se confondent avec les servitudes anciennes sont teintées en orange et les servitudes nouvelles sont teintées en jaune. Je mets ces plans à la disposition de la Chambre.
La discussion est ouverte.
La parole est à M. de Gottal,
M. de Gottal. - Messieurs, je viens appuyer la pétition qui vous a été adressée par le conseil provincial d'Anvers en date du 25 juillet 1860 ainsi que la pétition émanée du conseil communal de Borgerhout en date du 19 février 1861.
Permettez-moi, messieurs, d'ajouter quelques considérations à celles qu'a fait valoir l'honorable M. Van Humbeeck dans le rapport qu'il a présenté à la Chambre au nom de la commission des pétitions.
Vous le savez, ce rapport conclut au renvoi de ces pétitions avec demande d'explication à M. le ministre de la justice, à M. le ministre de la guerre et à M. le ministre des finances.
La question est en effet du triple ressort de ces trois départements ministériels et c'est à ce triple point de vue que je compte l'examiner également, afin de faire mieux ressortir combien les réclamations des pétitionnaires sont fondées et d'engager ainsi le gouvernement à y faire droit.
Et d'abord au point de vue du droit, de la justice et de l'équité.
Au risque, messieurs, d'être un peu long, il me faut bien entrer quelque peu dans le droit positif, en ce sens du moins que je dois vous rappeler quelques-unes des dispositions dont l'Etat s'est toujours prévalu pour refuser des indemnités en cette matière ; et je me hâte de l'ajouter, l'Etat jusqu'ici a obtenu gain de cause.
Les cours et les tribunaux, se fondant sur les dispositions légales, ont écarté toutes les réclamations, toutes les demandes d'indemnité, et argumentant uniquement du texte de la loi, ont, je le répète, donné gain de cause à l'Etat, au gouvernement et refusé toute indemnité. Dura, sed ita lex.
Il ne m'appartient pas de venir discuter ici la question de droit positif.
Il y aurait témérité de ma part à vouloir combattre les conclusions du remarquable travail de M. le procureur général Leclercq, conclusions adoptées dans l'arrêt de la cour de cassation du 27 juin 1845, arrêt qui est venu, en quelque sorte fixer la jurisprudence en Belgique sur cette question. Cependant, je dois faire remarquer qu'il est des jurisconsultes qui n'admettent pas la théorie professée dans cet arrêt.
La réponse du gouvernement serait trop simple si je venais prétendre que, sous la législation actuelle, le droit à l'indemnité existe. Il me renverrait en ce cas devant les tribunaux, pour y faire valoir mes réclamations. C'est donc sur le terrain tracé par l'arrêt de la cour de cassation que je compte me placer.
Aux termes de cet arrêt, voici quelques dispositions qui nous régissent encore. Il suffira de les faire connaître pour en démontrer toute l'énormité.
Le décret de 1791 porte, entre autres défenses, celle de bâtir dans ce qu'on appelle le rayon réservé, le rayon prohibé.
Il existe cependant certaines exceptions relatives à des usines, relatives à des moulins autorisés par le ministre de la guerre ; mais remarquez-le bien, messieurs, chaque fois qu'une indemnité de ce genre est admise, ce n'est qu'à la condition sine qua non de prendre l'engagement de démolir à la première réquisition et de renoncer à toute indemnité.
Telles sont en substance les dispositions des articles 30, 31, 32 du décret de 1791.
L'article 33 de ce décret accorde, il est vrai, une indemnité quand on viendra à démolir des constructions élevées antérieurement à la défense de bâtir, antérieurement à l'établissement des servitudes militaires ; mais, remarquez-le bien, cette indemnité n'est accordée que pour le cas de démolition.
Cette indemnité que le décret semble faire miroiter un instant devant les yeux du propriétaire, ne sera presque jamais payée ; voici pourquoi :
L'article 3 du décret impérial du 9 décembre 1811 porte :
« Les dispositions qui précèdent (c'est-à-dire l'interdiction de bâtir) s'appliqueront aux restaurations et réparations de bâtiments, clôtures, et autres constructions existantes, sauf les modifications que nous jugerons n'être pas contraires à la défense.
« Dans ce cas même et à compter de la publication du présent décret, les propriétaires des bâtiments, clôtures et autres constructions restaurées, ne pourront prétendre à aucune indemnité pour démolitions en cas de siège. »
Vous le voyez donc, messieurs, au mode de démolition qui donne lieu à indemnité, le décret de 1811 est venu ajouter un autre mode de démolition, ou pour être plus exact, de destruction, qui doit recevoir son exécution dans un temps plus ou moins éloigné, la destruction plus ou moins lente par la main du temps ou par les accidents qui peuvent se produire.
(page 894) Ainsi, messieurs, comme vous l'avez entendu par la lecture de cet article, si, dans sa générosité, le pouvoir militaire permet de s'opposer à ce mode de destruction, de démolition, ce n'est qu'à la condition que l'on renonce à toute indemnité. Je le demande, messieurs, ne sont-ce pas là des dispositions réellement draconiennes, et dont on peut dire à juste titre qu'elles ont été écrites à la pointe de l'épée 'i
Ces dispositions ne sont pas en harmonie avec les idées de notre époque, c'est à ce titre que je viens les combattre, que je viens demander à la Chambre de vouloir les réformer.
Quel que soit mon désir de traiter la question au point de vue général uniquement, je ne puis pas m'empêcher cependant ici de citer un exemple, afin de rendre plus saisissants les effets désastreux et iniques d'une pareille législation.
Il est un établissement qui n'est pas seulement connu en Belgique, mais dont la réputation s'est étendue presque dans le monde entier, et dont l'existence n'est pas seulement compromise, mais dont la ruine est certaine, si la législation que je viens de vous indiquer devait rester en vigueur, messieurs, il n'est personne parmi vous qui n'ait entendu parler de cet établissement modèle, le Phénix qu'un homme des plus actifs est venu ériger dans notre pays, en 1824, aux environs d'Anvers, dans la commune de Deurne.
L'emplacement qu'il choisit à cette époque pour élever cet établissement était on ne peut pas plus éloigné des fortifications, et rien ne pouvait lui faire prévoir que jamais il aurait à redouter les entraves qui devaient naître de la création de servitudes militaires.
Et cependant aujourd'hui, par suite de la construction des fortifications nouvelles, cet établissement se trouve en quelque sorte au pied du glacis ; par conséquent, il se trouve soumis à toutes les dispositions du décret de 1791 et aux dispositions, plus iniques encore, du décret de 1811.
Cet établissement, auquel un homme a consacré quarante ans de travaux et d'activité, qui constitue toute sa fortune et tout l'avenir de ses enfants, qui donne la vie à une population considérable d'ouvriers, car les journées d'ouvrier s'y élèvent annuellement à plus de 265,000 fr. ; cet établissement qui donne également du travail à d'autres industries, que le gouvernement lui-même a protégé pendant plusieurs années, en lui garantissant un minimum de travail, cet établissement doit aujourd'hui disparaître ; car s'il peut rester encore debout pendant quelque temps, sa ruine n'en est pas moins inévitable.
Vous comprenez aisément que, pour qu'un pareil établissement puisse continuer à exister, il faut qu'il puisse se tenir à la hauteur des progrès de l'industrie, il faut qu'il se développe incessamment, qu'il ajoute des constructions nouvelles aux constructions existantes. Et la loi le défend.
Dans un établissement industriel de ce genre, où des vapeurs de toute espèce, des émanations acidulées ruinent, détruisent les constructions, il faut que ces constructions puissent être restaurées, reconstruites même. Encore une fois la législation que je vous ai fait connaître s’y oppose de la manière la plus formelle. Cet établissement est donc condamné.
Et l'on viendra prétendre, en se fondant sur la législation actuelle, que l'Etat, en présence d'un dommage aussi grand, qui saute aux yeux, que l'Etat n'est tenu à aucune réparation ; que l'Etat, en imposant cette défense de construire et de restaurer ne fait qu'user de son droit !
Je sais bien qu'on m'objectera que ces constructions et restaurations peuvent se faire par la tolérance du département de la guerre.
Mais, je le demande, peut-on raisonnablement prétendre que l'existence d'un pareil établissement puisse rester subordonnée au bon plaisir d'un ministre de la guerre ?
C'est donc mû par ces considérations que j'insiste spécialement pour que l'article 3 du décret de 1811 soit abrogé d'une manière formelle dans le projet de loi que, je l'espère bien, le gouvernement voudra présenter à la Chambre et que je viens réclamer ici.
Je trouve ces dispositions du décret de 1811 d'autant plus contraires à nos mœurs, à nos idées, que ces dispositions en France ont cessé d'être en vigueur ; et je trouve fort étonnant qu'en 1862, la Belgique, qui a la prétention de vivre sous un régime très libéral, vive, en cette matière, sous un régime moins libéral que celui qui existe en France.
Lorsque en 1819 un nouveau projet de loi fut présenté à la chambre française pour amener l'extension de la zone des servitudes, sur l'observation qui fut présentée, que cette extension nouvelle devait venir frapper des terrains libres jusque-là, que par conséquent il serait inique de frapper toutes les constructions existant dans le nouveau rayon, sur cette observation, dis-je, l'article 3 du décret de 1811 fut modifié, en ce sens, que l'article 4 de la loi de 1819 s'exprime en ces termes et, comme vous le verrez, autorise ces reconstructions.
L'article 4 est ainsi conçu :
« La distance fixée à 100 toises par les articles 31 et 32 du titre premier de la loi du 10 juillet 1791 sera portée à 250 mètres, sans néanmoins que la prohibition qui en résulte puisse s'étendre aux constructions existantes, lesquelles pourront être entretenues dans leur état actuel. »
Et lorsque en 1841, on France on discuta la loi sur la police des chemins de fer, on rappela cette disposition de la loi de 1819, et on la compléta en l'expliquant dans un article de la loi de 1844 sur la police des chemins de fer.
Cet article rend parfaitement l'idée que je voudrais voir adopter par la Chambre et par le gouvernement belge. Il change la rédaction de l'article 4 de la loi de 1819, en ce sens que ces constructions peuvent toujours être entretenues, réparées et reconstruites dans l'état où elles se trouvaient.
J'avais dit tantôt, messieurs, que l'Etat aux réclamations d'indemnité qu'on fait valoir devant les tribunaux répond qu'il ne fait qu'user de son droit, et que, par conséquent, il n'est tenu à aucune réparation.
Examinons un instant jusqu'où peut s'étendre le droit de l'Etat, non pas au point de vue du droit positif, mais au point de vue du droit théorique, du droit philosophique.
L'honorable M. Van Humbeeck dans son rapport a traité cette question. Il nous a fait voir avec clarté et concision les rapports qui existent entre le droit de l'Etat, le droit de souveraineté et le droit du citoyen, le droit de propriété.
Je partage entièrement sa manière devoir à cet égard.
Comme lui, je crois que l'Etat a, dans l'espèce, le droit de créer les servitudes militaires dans un intérêt général, dans l'intérêt de la défense.
Je crois également que l'intérêt privé doit fléchir devant l'intérêt général, devant l'intérêt public : mais je ne conçois l'idée du droit de l'un que comme impliquant l'idée du droit de l'autre, comme limité par le droit de l'autre.
Une question des plus difficiles à résoudre se présente ici. C'est colle de savoir quelle est, d'une manière générale surtout, cette limite.
Je n'ai pas l'intention d'examiner ici cette question. Je veux me borner uniquement au cas spécial qui nous occupe, et je n'hésite pas à dire qu'à mes yeux cette limite se trouve dans l'obligation pour l'Etat d'indemniser le citoyen du dommage qu'il lui cause.
A ce sujet, permettez-moi, messieurs, de vous citer un passage de Montesquieu, qui dit :
« C'est un paralogisme de dire que le bien particulier doit céder au bien public ; cela n'a lieu que dans les cas où il s'agit de l'empire de la cité, c'est-à-dire de la liberté du citoyen ; cela n'a pas lieu dans ceux où il est question de la propriété des biens ; parce que le bien public est toujours que chacun conserve invariablement la propriété que lui donnent les lois civiles.
« Posons donc pour maxime que lorsqu'il s'agit du bien public, le bien public n'est jamais que l'on prive un particulier de son bien, ou même qu'on lui en retranche la moindre partie par une loi ou un règlement politiques.
« Dans ce cas, dit-il, l'Etat doit indemniser le particulier.
« Le public est, à cet égard, vis-à-vis d'un particulier, comme un particulier qui traite avec un particulier. » (Montesquieu, Esprit des lois, livre XXVI, chap. XV.)
Il est vrai, messieurs, que, dans ce passage, Montesquieu ne traite pas d'une manière expresse la question des servitudes, mais le principe qu'il pose est le même dans le cas qui nous occupe, c'est le principe en vertu duquel l'Etat doit indemniser le particulier, comme le particulier doit indemniser le particulier.
C'est un des principes d'éternelle justice que nous retrouvons dans les temps les plus reculés, c’est le principe de droit romain ainsi formulé « Neminem laedere ; suum cuique tribuere », c'est ce principe qui doit également être appliqué dans l'espèce.
Nous le voyons professé dans toutes les discussions qui ont eu lieu sur cette matière et nulle part il n'a été victorieusement, je dirai même nulle part sérieusement combattu.
Quel que soit mon désir d'abréger ce débat autant que possible, il me faut bien cependant ici recourir encore à quelques citations, pour fournir la preuve des arguments que je produis devant vous.
Lors de la discussion de la loi du 17 juillet 1819 (sur l'extension k donner aux zones) à la chambre des pairs et à la chambre des députés, le droit à l'indemnité fut proclamé par plusieurs orateurs, et les commissaires du roi ne se prononcèrent pas contre le principe.
M. le vicomte Digeon disait :
« Que l'on ne devait pas craindre de froisser la propriété, puisqu'il devait se rappeler que toutes les fois que l'on empiète sur la propriété d'un particulier, le propriétaire est indemnisé par l'Etat. »
(page 895) M. le comte Ruty s'exprima ainsi :
« L'extension des servitudes imposée par le décret de 1811, au mépris des dispositions de la loi de 1791, fut doublement illégale, sous le rapport du pouvoir qui le prononça et par le déni de toute espèce d’indemnité. Ce fut donc une véritable spoliation.
« On peut sans doute proposer de maintenir en tout ou en partie l'extension donnée au rayon de servitude par le décret de 1811 ; mais à coup sûr aucune voix ne s'élèvera ni dans la Chambre, ni dans la nation, pour demander que des dommages qui en résulteront désormais relativement à la propriété privée soient imposés sans indemnité. »
M. le comte Marescot, rapporteur, s'explique formellement sur ce point :
« La commission, dit-il, observe qu'une extension quelconque ne pourrait avoir lieu sans grever de servitudes, et, par conséquent, sans déprécier des terrains libres jusqu'ici, et sans devoir accorder aux propriétaires lésés des indemnités égales à la dépréciation. »
Ainsi, dans l'opinion de la commission et de tous les orateurs qui ont pris la parole dans cette question, l'indemnité est due.
Et quel argument le commissaire du Roi fit-il valoir contre ces conclusions si conformes aux principes de justice et d'équité ?
Le voici :
« Voudrait-on déclarer que tous les propriétaires atteints par une extension du rayon militaire auraient droit à des indemnités ?
« Mais sans parler de l'injustice qui résulterait de la différence établie entre les propriétaires frappés par la nouvelle loi, et ceux qui l'ont été par la législation antérieure, comment songer, dans l'état actuel de nos finances, à faire des sacrifices de cette importance !!! »
Ce dernier argument, je crois qu'il suffit de le lire pour en faire justice.
Comment est-il possible d'admettre ce système qu'il ne serait pas permis aujourd'hui de modifier une loi, parce que jusqu'ici les propriétés des citoyens ont été régies par une loi différente ?
En adoptant un pareil système, il serait impossible de réviser une loi quelconque. Il faudrait adopter ce principe qu'il nous est défendu d'être juste aujourd'hui parce qu'on a été injuste avant nous.
Un pareil système n'est soutenable ni en droit ni en raison.
Et en fait, que se passerait-il aujourd'hui ? Cette prétendue injustice à résulter d'une différence de position, qui pouvait jusqu'à un certain point exister à l'époque où parlaient ces orateurs, en 1819, n'existerait plus aujourd'hui. Car, vous le savez, toutes les servitudes qui existent aujourd'hui existent depuis fort longtemps, et je ne crois pas me tromper en disant que les propriétaires qui détiennent aujourd'hui des terrains grevés de servitudes anciennes, les ont reçus grevés de ces servitudes ; que par conséquent si une indemnité pouvait leur être accordée, ils jouiraient d'un avantage ; qu'il a été tenu compte de la dépréciation, de la non-valeur de ces terrains dans tous les actes, dans tous les contrats à titre onéreux, ou à titre gratuit, en vertu desquels ils sont devenus propriétaire et par conséquent aujourd'hui ils n'auraient rien à réclamer.
Je crois cependant devoir excepter la position des propriétaires autour d'une seule forteresse de notre pays : c'est la forteresse de Diest. Là les servitudes sont de création beaucoup plus récente, et les indemnités payées de ce chef seraient des plus justes ; du reste elles s'élèveraient, je pense, à un chiffre insignifiant. Ce fut encore un argument semblable qu'on opposa à ces réclamations si justes à la Chambre des députés.
Un membre ayant demandé des explications, quant aux indemnités qui seraient allouées aux propriétaires dont les terrains seraient grevés de servitudes nouvelles, le commissaire du roi, M. le comte de Caux, répondit :
« Que le gouvernement avait cru présenter une loi générale sur les servitudes d'utilité publique, analogue à la loi sur les expropriations pour cause d'utilité publique, mais que le projet avait été ajourné en considération de la charge dont l'indemnité de moins-value grèverait le trésor public. »
Ainsi, le gouvernement reconnaît la justice de l'indemnité et devant cet acte de justice, il recule, parce que, comme on disait à la chambre des pairs : a On ne pouvait songer, dans l'état actuel des finances, à faire des sacrifices de cette importance. »
C'est toujours, vous le voyez, le même argument qu'on reproduit, et vous allez voir que, dans une discussion au Sénat belge, c'est encore à l'aide de cet argument qu'on a repoussé le principe de l'indemnité. Lors de la discussion de la loi de 1845 sur la police des chemins de fer, au Sénat belge, d'honorables orateurs défendirent chaleureusement le principe de l'indemnité.
Le droit à l'indemnité fut également rigoureusement combattu par M. le ministre de l'intérieur, qui, pour le repousser, se basait sur la législation positive, et dans les arguments qu'il fit valoir à cette époque au Sénat, il limita également la question qui nous occupe aujourd'hui.
Lorsque, disait-il, l'on viendrait à établir des servitudes militaires, il ne serait dû aucune indemnité de ce chef.
La cour de cassation, il est vrai, comme j'ai eu l'honneur de le dire, donna raison à ce système, en droit positif.
Mais je pense que la réponse que fit au discours de M. le ministre sur ce point un honorable sénateur, M. Dumon-Dumortier, est des plus concluantes.
M. Orts. - C'était lui qui plaidait contre le gouvernement.
M. de Gottal. - Cela arrive encore quelquefois, nous en avons eu la preuve dans une discussion récente.
Si je possède, disait l'honorable M. Dumon-Dumortier, un terrain auprès d'une forteresse, je sais que je ne puis pas bâtir, et que je dois me soumettre aux servitudes militaires ; mais si vous venez à l'improviste vous camper sur mon terrain et m'en dépouiller, cela est contraire à la Constitution, et bien certainement si cette question eût été soulevée au Congrès, l'article de la Constitution aurait été rédigé autrement. »
Ces paroles répondent également à l'argument que je vous signalais tout à l'heure. Il répond encore à la prétendue injustice que signalait le commissaire du roi à la chambre des pairs, prétendue injustice qui devait résulter d'une différence que l'on établirait entre les propriétés grevées de servitudes anciennes et celles que viendraient frapper les servitudes nouvelles.
Et pour répondre à cette argumentation, pour repousser en définitive le droit à l'indemnité, que disait M. le baron de Macar ?
« Voyez, messieurs, disait-il, où nous conduirait cette manière d'appliquer le principe de l'indemnité. Les dépenses de construction du chemin de fer, déjà si considérables, augmenteraient dans une proportion énorme. »
Ce qui revient à dire : Vous devrez payer beaucoup ; par conséquent ne payez rien du tout. Argumentation qui peut parfaitement convenir aux débiteurs, mais qui, je crois, sera fort peu du goût des créanciers. Aussi, ce serait, d'après moi, consacrer une des plus grandes injustices que le législateur puisse commettre que d'admettre un raisonnement semblable.
L'indemnité, vous le savez, ne fut pas admise par le Sénat ; mais ceci ne saurait en rien préjuger la question. Et n'oubliez pas non plus de remarquer un argument que fit valoir à cette époque M. le ministre de l'intérieur et qui dut avoir une grande portée sur les esprits pour faire passer plus légèrement le Sénat sur le refus d'indemnité.
Voici ce que disait dans la même séance M. le ministre de l'intérieur ;
« Je crois, messieurs, que l'on exagère le sens de la loi. On suppose que dans tous les cas elle sera appliquée, et qu'elle le sera toujours dans toute sa rigueur. C'est une simple faculté donnée au gouvernement. C'est une loi de police dont le gouvernement usera avec modération. »
Est-ce à cela, messieurs, que nous devons nous attendre, quant à l'exercice des servitudes militaires ? Les faits qui se sont passés depuis peu de temps, sont la réponse la plus catégorique à cette question. Du reste, je ne viens pas demander qu'on use encore de la même tolérance dont on usait autour de l'ancienne enceinte d'Anvers. Aussitôt que le principe de l'indemnité sera admis, je crois que toutes les réclamations viendront à cesser, et que M. le ministre de la guerre pourra exercer son droit dans toute sa rigueur, sans soulever des plaintes assez fondées jusqu'ici.
Je n'entrerai pas plus loin dans l'examen de la loi de 1845 sur la police des chemins de fer. Cependant, comme à cette époque on souleva la question de constitutionnalité, permettez-moi d'en dire un mot. Pour établir que le refus d'indemnité par suite de l'établissement des servitudes à naître de cette loi ne constituait pas une violation de la Constitution, M. le ministre de l'intérieur se fondait sur ce que l'article 11 (qui accorde l'indemnité en cas d'expropriation d'immeubles) ne faisait in terminis que reproduire l'article 545 du Code civil. M. le ministre faisait également valoir que le Code civil renferme plusieurs dispositions soumettant les propriétés à des servitudes, restreignant l'exercice du droit de propriété, et que ces dispositions n'avaient jamais été taxées d'inconstitutionnalité, et que du chef de ces défenses, jamais de réclamations d'indemnités n'ont été introduites devant les tribunaux.
On citait aussi la défense de planter certains arbres sur la limite des propriétés voisines sans observer une distance indiqué par la loi ; on citait des dispositions légales et réglementaires qui défendent l'érection (page 896) de certains établissements soit dangereux, soit insalubres, sans en avoir obtenu l'autorisation préalable dos autorités compétentes.
Mais, messieurs, il est à remarquer que ce sont là des dispositions générales qui frappent tous les citoyens ; que c'est là l'égalité réelle devant la loi ; tandis que les dispositions concernant l'établissement des servitudes militaires sont des dispositions réellement exceptionnelles, frappant une catégorie toute spéciale de propriétés, catégorie que vient déterminer l'établissement de la forteresse.
Il n'y a donc pas ici cette égalité devant la loi qui doit être la base de toute loi belge.
On invoquait encore d'autres dispositions du Code. Ainsi les servitudes ou les restrictions apportées au droit de propriété par suite de l'établissement de routes ou de voies navigables. Mais, messieurs, dans ce cas-là il arrive souvent, je pourrais même dire le plus souvent qu'il existe une compensation qui fait que la somme des avantages est parfois même plus considérable que la dépréciation de la propriété.
Il n'est donc pas étonnant que, dans de pareilles conditions, on ne réclame pas ; on pourrait même, si l'on voulait appliquer le principe à l'extrême, prétendre que c'est l'Etat qui aurait droit à une indemnité.
Au reste, il n'est pas exact, comme on le prétend, que l'on n'accorde pas d'indemnités pour les servitudes résultant de l'établissement de voies navigables : il y a un décret de 1808 qui prévoit le cas et accorde une indemnité pour les servitudes qui naîtraient postérieurement à ce décret.
Ensuite, il est une autre observation quant à toutes ces défenses générales ; c'est qu'on peut dire jusqu'à un certain point que l'indemnité existe dans la réciprocité. Or, il s'en faut de beaucoup qu'il en soit ainsi dans le cas qui nous occupe ; il s'en faut de beaucoup que les servitudes militaires procurent une compensation quelconque aux propriétés qui en sont frappées.
Il résulte clairement, je pense, des observations que je viens de présenter que le droit à l'indemnité n'a jamais été contesté en principe et si dans l'application on s'en est écarté, c'est par des considérations tirées de la dépense, de la situation précaire du trésor ; nous examinerons cela plus tard.
Cette législation si dure, les tribunaux belges regrettent de devoir l'appliquer et de devoir s'en tenir aux termes stricts de la loi ; et dans l'arrêt de la cour de Gand, de 1844, arrêt qui a été confirmé par la cour de cassation en 1845, on trouve le considérant suivant :
« Considérant que si, sous le point de vue général, il serait équitable et juste peut-être que nul sacrifice individuel ne dût être fait gratuitement au profit de tous, ni aucune charge publique établie, soit sur les personnes, soit sur les biens, sans indemnité, une égalité aussi parfaite de répartition n'a jusqu'à présent pu être atteinte, et que les lois positives, etc. »
Ainsi, vous le voyez, messieurs, les conseillers de la cour de Gand reconnaissent eux-mêmes qu'en équité l'indemnité serait due et s'ils la refusent, ce n'est que parce que la loi écrite s'y oppose. Or, le législateur ne doit pas s'arrêter à la loi écrite, il ne doit avoir égard qu'aux règles de l'équité et de la justice.
Permettez-moi, messieurs, d'invoquer encore un autre considérant.
« Si l'Etat a le droit de faire exécuter (dans l'intérêt général) des travaux dommageables à la propriété privée, il ne le peut qu'à charge d'indemnité, lorsque leur effet immédiat est de ruiner ou de déprécier notamment un immeuble, et que cette perte n'est pour celui qui la subit compensée par aucun avantage qui lui soit propre.
« Ce principe est fondé sur l'obligation imposée par la loi de répartir également les charges publiques, d'où il résulte que tout sacrifice exigé dans l'intérêt de tous doit être supporté proportionnellement par tous. » (Arrêt de la cour de cassation de France du 18 janvier 1826.)
Les auteurs, messieurs, même ceux qui, au point de vue du droit positif refusent tonte indemnité pour l'établissement de servitudes d'utilité publique, ces auteurs me semblent exprimer d'une manière assez catégorique le regret qu'ils éprouvent de voir exister une pareille législation.
C'est ainsi que Dalloz examinant le décret du 22 janvier 1808 dont je vous ai entretenus tantôt, décret qui reconnaît aux riverains de fleuves et rivières où la navigation n'existait pas et où elle serait établie dans l'avenir, auront droit à une indemnité proportionnée au dommage qu'ils pourraient en éprouver.
Voici ce qu'il dit :
« Cette loi spéciale repose sur un grand principe d'équité. Le législateur a considéré qu'il s'agissait d'une extension de servitudes à des fonds qui n'y étaient pas primitivement assujettis, et cependant on aurait pu soutenir que les avantages de la navigation compensaient et au-delà l'assujettissement. »
Or, messieurs, il s'agit, dans le cas qui nous occupe, de servitudes nouvelles créées par le gouvernement autour des fortifications d'Anvers.
II s'agit également de frapper de servitude des fonds qui jusqu'ici n'y étaient pas soumis.
Voici maintenant ce que dit M. Husson, dans son traité sur la législation des travaux publics : « Que plusieurs servitudes soient pour la propriété une charge souvent accablante, et qu'il serait plus convenable et plus juste de répartir sur la communauté, nous ne le nions pas, mais là, n'est pas la question. Le sentiment profond de l'équité et de l'égalité devant les exigences sociales peut porter le publiciste à demander sur ce point des réformes, mais le légiste ne procède point ainsi ; en expliquant la loi, il doit se renfermer dans le cercle qu'elle a tracé. »
Or, messieurs, ce n'est pas en légistes que nous devons agir ici, et comme législateurs un sentiment profond de la justice, et de l'égalité devant les exigences sociales doit nous porter à réviser la loi dans un sens plus conforme aux principes de l'équité.
Ainsi, messieurs, les magistrats, les auteurs qui refusent l'indemnité, sont tous d'accord pour reconnaître qu'en équité, en droit théorique l'indemnité devrait être accordée.
Pour refuser l'indemnité on a dit, messieurs, que l'article 11 de la Constitution s'occupe uniquement des cas où il s'agit d'une expropriation.
Cette même argumentation a été produite lors de la discussion devant les Chambres hollandaises ; on a discuté assez longuement la question de savoir si l'établissement des servitudes militaires constitue ou non une expropriation.
Peu m'importe, messieurs, la solution qu'on donne à cette question, qu'on la résolve dans un sens ou dans l'autre, pour moi l'indemnité est due.
Un orateur hollandais pour soutenir qu'il n'y avait pas là une véritable expropriation se fondait sur l'interprétation grammaticale du mot « expropriation » et il comparait la propriété qu'on frappe de servitude, à un arbre dont on enlève les fruits, les fleurs, les branches, l'arbre n'en existe pas moins ; de même enlever à la propriété le droit de bâtir ce n'est pas anéantir la propriété.
Messieurs, cette argumentation est très spécieuse, mais je demande où l'on s'arrêtera, quand y aura-t-il expropriation.
Sera-ce seulement, pour me servir de la même image, quand on aura enlevé à l'arbre les feuilles, les fleurs, les branches, le tronc, les racines, tout enfin ?
Dans l'arrêt de la cour de Gand on trouve ce considérant-ci, que certainement le gouvernement n'admettra pas :
« Celui-là seul peut être considéré véritablement exproprié à qui la propriété et la possession d'un immeuble sont ôtées pour passer en d'autres mains. »
Avec ce système, messieurs, nous aurions pu faire des économies considérables, depuis 1844, époque où l'arrêt a été rendu, et il y aurait lieu d'infliger au gouvernement un blâme des plus sévères de n'avoir pas été moins prodigue des deniers des contribuables.
Pourquoi donc avoir exproprié des terrains pour construire les chemins de fer et les routes ?
Il aurait suffi d'établir une servitude de passage et de dire avec l'arrêt de la Cour :
Il n'y a pas expropriation, nous vous enlevons la possession, mais la propriété vous reste.
Je crois, messieurs, avoir démontré suffisamment que l'indemnité est due en équité.
Je le répète, les tribunaux, les auteurs, tout le monde est d'accord sur ce point.
Le principe n'est nullement contesté, l'application seulement est refusée par des considérations tirées de l'énormité de la dépense.
C'est sur ce principe qu'est fondé également l'article 11 de la Constitution, envisagé sinon dans son texte au moins dans son esprit. En effet, messieurs, si l'article 11 de la Constitution accorde une indemnité, ce n'est pas parce qu'il s'agit de l'expropriation d'un immeuble, c'est parce qu'il s'agit d'un dommage causé. C'est en vertu du même principe que je viens réclamer une indemnité alors qu'il est constaté que le propriétaire a éprouvé un dommage.
Le législateur a si bien compris ce principe que dans la loi même sur les expropriations, dans la loi de 1835, il accorde l'indemnité non pas (page 897) seulement pour l'expropriation d'un immeuble, pour des droits réels, mais pour des droits personnels, pour des droits d'habitation, pour des droits d'usage. En effet, messieurs, l'article 19 de la loi de 1835 est ainsi conçu :
« Dans le cas où il y aurait des tiers intéressés à titre de bail d'antichrèse, d'usage ou d'habitation, le propriétaire sera tenu de les appeler avant la fixation de l'indemnité, pour concourir, s'ils le trouvent bon, en ce qui les concerne, aux opérations des évaluations ; sinon il restera seul chargé envers eux des indemnités que ces derniers pourraient réclamer.
« Les indemnités des tiers intéressés, ainsi appelés ou intervenant, seront réglées dans la même forme que celles dues au propriétaire. »
Vous le voyez, messieurs, en vertu de la loi sur les expropriations qui est venue régler la mise en pratique du principe inscrit dans l'article 11 de la Constitution, une indemnité est accordée pour la privation du droit d'habitation.
Eh bien, messieurs, n'y a-t-il pas en réalité privation du droit d'habitation à une époque plus ou moins éloignée, alors que les bâtiments sont condamnés à tomber en ruine ; comme cela arrivera inévitablement si l'article 5 du décret de 1811 doit recevoir son application.
Il y a donc là encore les mêmes motifs pour accorder l'indemnité.
C'est également le même principe que nous trouvons inscrit dans le Code civil ; l'article 1382 impose à quiconque cause un dommage par sa faute, l'obligation de le réparer.
On pourrait m'objecter que celui qui use de son droit ne fait tort à personne.
C'est là un argument qui prouverait trop, et qui, par conséquent, ne prouverait rien. Car personne, parmi nous, ne conteste à l'Etat le droit d'expropriation.
L'Etat pourrait donc soutenir qu'ayant le droit d'expropriation, il ne doit payer aucune indemnité ; qu'en privant un particulier de sa propriété, il ne fait qu'user de son droit et que par conséquent il ne fait tort à personne.
Du reste, je crois devoir faire remarquer encore, et je m'en suis déjà expliqué, que le droit de l'Etat a ses limites vis-à-vis du droit des citoyens.
On m'objectera peut-être un passage de Delaleau, où, examinant la question au point de vue théorique, il semble refuser l'indemnité. S'occupant de la question de savoir si la prohibition de bâtir donne lieu à l'indemnité, Delaleau s'exprime de la manière suivante :
« Nous, croyons qu'on ne peut leur accorder l'indemnité de moins-value que l'on réclame pour eux. La défense ne frappe que les terrains qui jusqu'à l'établissement de la servitude étaient restés sans constructions.
« Or, puisque depuis nombre d'années l'on avait mis ces terrains à usage de culture ou de jardinage, c'est que les propriétaires avaient jugé que ce mode d'exploitation était le plus avantageux pour eux. Ils ne peuvent donc éprouver aucun préjudice réel, en la continuation de cet état de choses qu'eux-mêmes avaient établi.
« En vain ils allégueraient que quelques-uns d'entre eux auraient pu vendre leur terrain à des personnes qui auraient voulu y bâtir, et par suite en obtenir un prix très élevé, chance dont ils se trouvent privés depuis que la prohibition de bâtir est établie.
« Ce n'est pas là une perte réelle pour les propriétaires, c'est tout au plus la privation d'un gain espéré possible mais non certain, dont ils ne peuvent réclamer l'indemnité, puisqu'il n'y a pas moyen de connaître quels auraient été ceux de tous ces propriétaires pour qui cette espérance se serait réalisée, et quels bénéfices il en serait résulté pour eux.
« Si on leur accordait à tous une indemnité pour une chance qui ne pouvait jamais se réaliser pour quelques-uns, la plupart d'entre eux trouveraient un avantage à l'établissement des servitudes, ils s'enrichiraient aux dépens de l'Etat, tandis que l'équité exige seulement qu'ils n'éprouvent point de pertes.
« C'est ce qu'a proclamé à la chambre des députés, M. le comte Grenier, rapporteur de la commission chargée de l'examen du projet de loi de 1819, à l'occasion de l'extension de la première zone des servitudes.
« Les terrains non bâtis compris dans ce rayon, ne perdraient rien, disait-il, de leur nature et de leur valeur puisque leur culture et leurs récoltes resteraient les mêmes, en conséquence leur déprédation ne pourrait être qu’idéale.
« Ainsi les propriétaires des terrains que l'on grève de la servitude non aedificanda n'ont droit à aucune indemnité par suite de l’établissement de la servitude. »
Messieurs, il me semble que l'opinion professée par Delaleau n'est nullement éloignée de la mienne ; seulement ce que je lui reproche, c'est de résoudre la question par la question ; tous ses raisonnements constituent une véritable pétition de principe. Il pose en fait qu'il n'y a pas dommage et par conséquent qu'il n'y a pas lieu à indemnité. Si la prémisse est exacte, il n'y a pas de doute : la conclusion doit être admise ; mais c'est la prémisse que je combats.
Comment établir en effet qu'il y a eu dommage ?
C'est là une question de fait qu'on ne saurait résoudre a priori.
Qu'on ne se trompe pas non plus sur les réclamations que j'élève. Je n'entends nullement que le projet de loi que je sollicite du gouvernement et des Chambres, accorde une indemnité à tous ceux dont les terrains viennent à être grevés de servitudes militaires ; ce que je demande, c'est que dans le cas unique de moins-value, de dépréciation, l'indemnité soit accordée ; je demande que le dommage soit réparé ; s'il y a dommage, il y a lieu à indemnité ; s'il n'y a pas dommage, il n'y a pas lieu à indemnité. Ce sont des questions de fait entourées, dans la pratique, de difficultés que je rencontrerai tantôt en examinant la question à un autre point de vue.
Je le répète, c'est là une question de fait, et vous le comprendrez aisément, il est des exemples connus de tout le monde ; à Anvers, la création d'un nouveau boulevard ; à Bruxelles, la création du faubourg Léopold. Dans le système professé par Delaleau et dans celui qu'a défendu M. le comte Grenier à la chambre des pairs, on ne pourrait accorder aucune indemnité ; il n'y aurait pas, d'après eux, une moins-value, une dépréciation pour des terrains destinés d'une manière évidente à recevoir des constructions.
C'est ainsi qu'à Anvers et au faubourg Léopold à Bruxelles des sociétés ont acheté des terrains, y ont ouvert des rues afin d'y faire élever des constructions ; ces terrains ont conséquemment obtenu une plus-value évidente en se vendant à des prix très élevés.
Que demain une forteresse vienne à être construite dans le voisinage, viendra-t-on prétendre que les propriétaires de ces terrains, par suite des servitudes militaires qui viennent les grever, ne seront pas lésés, parce que jusqu'ici ces terrains ont continué d'être livrés à la culture ?
Du reste, ce raisonnement est très peu exact ; car s'il s'agissait d'expropriation et qu'on dût recourir aux tribunaux, les tribunaux tiendraient bien certainement compte de la destination nouvelle qui a été donnée à ces terrains. Le raisonnement de Delaleau et de M. le comte Grenier pèche donc par sa base ; ce sont des arguments qui ne peuvent pas sérieusement nous être opposés.
Ainsi que j'ai eu l'honneur de le prouver, ce principe a été généralement reconnu, et cependant il n'a été jusqu'ici formulé dans aucune législation, sauf la législation hollandaise. Une loi du 21 décembre 1853 a réglé la matière dans ce pays ; cette loi contient des dispositions relatives à la bâtisse, à la plantation et à des constructions nouvelles dans un certain rayon des fortifications ; elle porte à l'article 5, paragraphe 3 :
« Si quelqu'un prétend que sa propriété située dans le rayon prohibé a diminué de valeur, par suite de résolutions prises en vertu de l'article 4 (relatif à l'établissement de servitudes militaires) et qu'il réclame de ce chef une indemnité, le juge, s'il n'intervient un arrangement à l'amiable, décide s'il y a dommage ; en cas d'affirmative, il en détermine le montant et condamne l'Etat à le payer. »
La loi hollandaise n'accorde pas l'indemnité dans tous les cas, mais uniquement dans le cas où il existe un dommage réel. Pourquoi, en Belgique, n'adopterions-nous pas une solution si conforme aux principes de justice et d'équité ?
Je ne crois pouvoir mieux exprimer mon opinion, qu'en me servant des termes employés par M. le ministre de la justice en Hollande, lorsqu'il disait :
« Je crois que le législateur s'est placé sur le terrain où il devait se placer. Il ne s'est pas préoccupé du droit écrit, mais il s'est dit : Je suis ici législateur ; il s'est demandé ce qui était juste, équitable dans le cas dont il s'agissait, comment il pouvait satisfaire ici à l'équité, et à cette question l'article 5 vient donner la réponse la plus rationnelle. »
Eh bien, c'est ce principe d'équité, c'est cette solution rationnelle que je demande au gouvernement et à la Chambre de vouloir bien inscrire dans notre législation.
Je termine ici l'examen de la question à ce point de vue.
Le rapport conclut également au renvoi des pétitions, avec demande d'explication à M. le ministre de la guerre. Je crois donc pouvoir appeler l'attention de l'honorable ministre sur quelques points qui me paraissent présenter une certaine importance.
Ici, rassurez-vous, messieurs, je pourrai être beaucoup plus bref.
Le conseil provincial d'Anvers, dans sa pétition, soulève la question de savoir s'il n'y aurait pas lieu, s'il ne serait pas possible de restreindre la zone stratégique.
Je ne m'appesantis guère sur ce point. Si le principe de l'indemnité (page 898) est admis, j’attache fort peu d’importance à cette question, que le gouvernement ne manquera pas d’examiner, car la réduction des zones militaires devra nécessairement amener une réduction dans le chiffre des dépenses des indemnités à payer.
Il y a donc lieu pour le gouvernement d'équilibrer les intérêts de la défense avec ceux du trésor et je m'en réfère à lui sur ce point.
Lors de la discussion générale du budget de la guerre, j'ai appelé l'attention de M. le ministre de la guerre sur deux points. Je l'avais prié de mettre moins de rigueur dans l'exécution des jugements obtenus contre ceux qui avaient élevé des constructions dans la zone des servitudes militaires, j'avais fait valoir à l'appui de ma demande des considérations que j’ai longuement développées et qui étaient tirées de la tolérance dont on usait jusqu'au parfait achèvement des travaux, des circonstances atténuantes résultant de l'autorisation de construire, donnée par l'Etat pour des bâtiments que jusqu’ici on ne faisait pas démolir ; du peu d'urgence de faire procéder à ces démolitions et surtout des difficultés et même de 1'impossihihié de savoir si les propriétés se trouvaient dans le rayon des servitudes militaires.
Je me hâte d'ajouter que depuis que j'ai eu l'honneur de présenter ces observations à la Chambre, je n'ai pas appris qu'on ait procédé à de nouvelles démolitions, et s'il en est ainsi, j'en remercie sincèrement M. le ministre de la guerre.
Quant à la difficulté, à l'impossibilité de connaître l’étendue de la zone stratégique, je crois que le gouvernement aura également égard aux observations que j'ai présentées à cette époque et que si la loi ne prescrit pas de procéder immédiatement à la confection du plan terrier, il comprendra cependant que c’est le seul moyen de faire cesser l’incertitude et même l’arbitraire. Cette prescription se trouve dans la loi de 1819 et dans le décret de 1853 qui est venu en dernier régler cette question en France
Elle se trouve également dans la loi hollandaise qui va même plus loin et qui dit que l'existence des servitudes est subordonnée au placement de certains poteaux indicateurs d'où la distance doit être mesurée.
.le sais qu’en France l'existence de la servitude ne dépend pas de la confection du plan terrier, du plan de bornage ; cependant dans les arrêts rendus on n'a donné gain de causa à l'Etal que parce qu'un plan terrier partiel avait été fait.
Je prie donc M. le ministre de la guerre d'accéder à cette demande qui lui a été adressée il y a fort longtemps déjà par une société d'architectes d'Anvers qui appréciaient parfaitement les inconvénients d'un pareil état de choses.
J'avais également touché un mot de la question des servitudes intérieures. C'est une question qui intéresse non seulement Anvers mais encore d'autres villes fortifiées possédant des citadelles. La circulaire de janvier 1861 prescrit d'appliquer les servitudes à l'intérieur comme à l'extérieur. Du reste, la question est débattue en ce moment entre le conseil communal d'Anvers et le département de la guerre.
J'attendrai donc les explications de M. le ministre de la guerre pour voir si je dois revenir sur cette question.
Il me reste à dire un mot du mode de régler l'indemnité et je suis amené ainsi à toucher à la question financière.
La loi hollandaise, dans son article 5 dont j'ai donné lecture, a déterminé aussi le mode de régler cette indemnité. Ce règlement doit se faire à l'amiable ou en justice. C'est là le mode normal, le mode ordinaire, et à ce point de vue il n'y a aucune objection à faire.
Si je ne m'occupe que de l'indemnité à payer du chef de la prohibition de bâtir, c'est que d'après une circulaire en date du 5 mars 1859, émanée du département de la guerre, les lois applicables en Belgique ne défendent pas de faire des plantations d'arbres dans la zone des servitudes.
Le doute qui pourrait exister sur ce point est donc levé d'une manière positive.
C'est donc exclusivement au point de vue de la défense de bâtir, de réclamer, ou de reconstruire que j’examine la question. J'ai dit que des difficultés pourraient se présenter au point de vue de l'indemnité.
J’ai posé l'exemple d'un bâtiment existant lors de la création des servitudes militaires, bâtiment qui ne pourra être ni restauré ni reconstruit et qui par conséquent est condamné à une ruine certaine, pour laquelle aucune indemnité ne sera due à moins qu’il ne soit démoli par ordre de l’autorité militaire.
Naturellement de cette défense de reconstruire. de restaurer, résulte un dommage, qu'il s'agirait d'évaluer.
Mais l'existence de ce bâtiment est subordonnée à une foule de conditions, à une foule de circonstances.
Il existera plus ou moins longtemps, selon qu'il aura été plus ou moins bien construit, qu'il aura été plus ou moins bien entretenu, d'après l'industrie qu'on y exerce, d’après la position qu'il occupe, toutes circonstances dont les experts et tribunaux doivent tenir compte dans la fixation de l'indemnité.
Vous le voyez, messieurs, il y a là une difficulté très grande, mais il y a encore un autre inconvénient ; c'est qu'il serait difficile, impossible même d'évaluer approximativement même la dépense qu'il faudrait consacrer à indemniser les propriétaires, et qu'il y aurait, par conséquent, impossibilité pour l'Etat de préparer les ressources nécessaires pour faire face à ces dépenses.
En 1819 on avait déjà songé en France à un autre moyen d'indemniser les propriétaires lésés. On avait songé à leur accorder un dégrèvement partiel de la contribution foncière.
On se disait que cette contribution représentait une partie des revenus et que, par conséquent, en accordant un dégrèvement plus ou moins élevé de cette contribution, on allouait une certaine indemnité aux propriétaires des terrains qui, par l’établissement des servitudes, auraient subi une moins-value, une dépréciation.
Ce mode ne fut pas adopté. Il présentait dans l'application des difficultés très grandes résultant d'une classification à laquelle on aurait du recourir. Il présentait encore de sérieux inconvénients au point de vue de l'équité.
Il est un autre mode, messieurs, que je crois devoir signaler à la Chambre et au gouvernement, et que je qualifierai de mode subsidiaire à ajouter à ceux indiqués par l'article 5 de la loi hollandaise.
Je voudrais voir accorder au gouvernement la faculté, dans le cas où il le jugerait convenable, d'exproprier les propriétaires dont les terrains sont grevés de servitude.
Dans ce cas ni le gouvernement, ni les propriétaires n'auraient à se plaindre. L'Etat devenant propriétaire de ces terrains les vendrait plus tard grevés de servitude et n'aurait à supporter que la perte résultant de l'achat et de la revente.
Il m'a été impossible de me procurer des données rigoureusement exactes pour établir des calculs, je ne crois cependant pas être éloigné de la vérité dans ceux que je vais vous présenter.
Autour de l'enceinte nouvelle 900 hectares environ viennent d'être frappés de la défense de bâtir ; 1,800 hectares environ se trouvent dans ce cas, entourant les forts avancés.
Lorsqu'il s'est agi d'exproprier les terrains nécessaires pour la contraction des fortifications nouvelles, la moyenne du prix d'expropriation, chiffre fourni à la Chambre par le département de la guerre, était de 13,500 fr. l'hectare, comprenant tout aussi bien les propriétés bâties que les propriétés non bâties.
C'est là un chiffre assez élevé si l'on tient compte que les propriétés qu'il s'agirait aujourd'hui d'exproprier (je suppose le cas où le gouvernement voudrait les exproprier toutes) sont plus éloignées du centre et ont par cela même une moindre valeur.
Cependant comme je tiens à démontrer surtout que l'adoption du principe que je réclame n’entraînerait pas de dépenses trop considérables pour l'Etat, j'accepte ce chiffre ; et dans tous mes calculs j'exagère ainsi la dépense qui pourrait incomber au trésor.
J'accepte donc le chiffre moyen de 15,300 fr. non pas pour les 2,700 hectares, niais pour les 900 hectares les plus rapprochés de l'enceinte. En supposant que le gouvernement, par la mesure que je réclame, (non pas une obligation, niais une simple faculté) expropriât ces 900 hectares, il lui incomberait de ce chef une dépense de 12,150,000 fr. Naturellement, le prix des terrains situés autour des forts détachés qui se trouvent à une lieue en avant d'Anvers valent infiniment moins ; mais je crois rester dans de justes limites en calculant les 1,800 hectares au prix de 7,500 fr. l'hectare ; de sorte que, de ce chef, il incomberait à l'Etat une dépense de 15 1/2 millions.
L'Etat deviendrait donc propriétaire de tous les terrains compris dans la zone des servitudes moyennant une somme de 25,650,000 fr., soit 26 millions, chiffres ronds.
Mais, messieurs, il n'est pas probable que l'Etat juge utile d'acquérir tous ces terrains. D'abord, il n'a aucun intérêt à se lancer dans des spéculations de ce genre, et je dis même que si c'était également une faculté pour les propriétaires comme pour l'Etat de demander l'expropriation, plus de la moitié des propriétaires ne la réclameraient pas. Je dirai même qu'il n'y en aurait pas du tout s'il n'y avait que des propriétaires de terres arables, car on ne peut pas supposer qu'ils demanderaient l'expropriation de leurs propriétés pour le plaisir de les racheter ensuite.
Je crois donc être encore ici dans le vrai (en laissant au gouvernement (page 899) la faculté d'exproprier), tout au plus pourrait-il avoir à exproprier la moitié des terrains et par conséquent c'est à peine s'il aurait à débourser 12 à 13 millions. Notez en outre que l'expropriation se fait en bloc et que l'Etat peut vendre par parcelle, ce qui est toujours plus favorable D'un autre côté, j'exagère évidemment la perte que l'Etat aurait à subir sur la revente. Je suppose, en effet, que sur les propriétés bâties grevées de servitude, il perde en les revendant 45 p. c. et 15 p. c. sur les propriétés non bâties, soit, en moyenne 50 p. c. sur 13 millions ; ce qui donne une perte totale de 3,900,000 ou 1,000,000 en cas de revente totale.
Remarquez aussi que je raisonne dans l'hypothèse du maintien de l'article 3 du décret de 1811, décret déjà abrogé en France et en Hollande et dont je demande également l'abrogation en Belgique.
Or, si ce décret était abrogé, il n'y aurait pas d'indemnité à payer du chef de défense de reconstruction ; ce qui diminuerait encore considérablement le montant des indemnités.
Je ne tiens encore aucun compte du bénéfice que retirerait l'Etat de la revente d'une partie de ces terrains, cas qui n'est pas du tout impossible puisqu'il s'est produit en France notamment : en 1811, le gouvernement a fait exproprier les terrains autour de l'enceinte dans une zone de 100 mètres et a revendu plus tard ces terrains avec bénéfice.
Vous voyez donc bien, messieurs, qu'il n'y a pas lieu de s'occuper de l'énormité de la dépense. Je l'ai exagérée à dessein, et malgré cela je ne pense pas qu'elle puisse autoriser le gouvernement à dire, comme on l'a fait en France, que l'état de nos finances s'oppose à ce qu'on rende justice aux citoyens.
Je ne comprends pas que l'on marchande la justice et il ne s'agit pas de venir dire à la Chambre et au pays : Nous serons justes jusqu'à concurrence de telle somme, mais nous ne pouvons pas l'être au-delà. S'il faut des ressources extraordinaires, ce que je ne crois pas, il faut les créer, la Chambre ne saurait les refuser. Qu'on n'oublie pas que le sacrifice qu'on exige est imposé dans l'intérêt générai et que par conséquent il doit être supporté également par tous.
Les propriétaires grevés y payeront également leur part. Et ne sont-ils pas déjà frappés assez rudement par ce fait seul que vous les avez désignés pour voir plus particulièrement leurs terres dévastées par l'ennemi, labourées par les boulets de notre propre armée, pour se trouver exposés plus que tous autres à toutes les horreurs de la guerre ?
Faut-il leur faire subir des pertes plus grandes encore ?
Non, messieurs, ce n'est ni un parlement, ni un gouvernement belge qui voudra se rendre coupable d'une pareille injustice.
Veuillez remarquer encore que le système que je défends ne conduit nullement à l'inconnu. Vous le savez, on l'a répété à satiété dans cette enceinte, le système de défense de la Belgique est aujourd'hui arrêté ; c'est un système de concentration de nos forces à Anvers. Vous pouvez donc évaluer, à quelques millions de francs près, la dépense qui doit résulter de l'application du principe dont je demande l'insertion dans la loi.
Je crois, messieurs, avoir fait valoir assez de considérations pour former votre conviction. Je crois que le gouvernement également comprendra la justesse des réclamations des pétitionnaires et que, dans les explications qu'il voudra bien nous donner, il nous promettra la révision de la législation dans le sens que j'ai eu l’honneur d’indiquer.
La nécessité de cette révision est évidente, le gouvernement ne saurait le nier, car, si mes souvenirs sont exacts, le gouvernement lui-même par la bouche du général Greindl, alors ministre de la guerre, a, je pense, promis cette révision à la Chambre.
Du reste, si, sur ce point mes souvenirs ne sont pas exacts, si l'on n'a rien promis, on a fait beaucoup mieux encore : contrairement à ce qui arrive le plus souvent, où l'on promet beaucoup et l'on agit fort peu, le gouvernement a fait étudier la question et déjà, en 1854, il a élaboré un avant-projet de loi.
Ce projet me semble fort imparfait ; cependant, j'y rencontre déjà une tendance dans le sens que je viens d'indiquer.
C'est ainsi que l'article 23 accorde l'indemnité pour un cas où elle n'est pas accordée en vertu de la législation actuelle ; il porte que la défense de reconstruire ai tout ou eu partie des ouvrages d'art, des maisons, des bâtiments, etc., élevés à une époque où le fonds n'était pas grevé de servitude donnera lieu à indemnité.
Encore quelques pas dans cette voie et nous serons bien près de nous entendre, ce dont je ne désespère nullement.
Je me résume donc. Je demande à la Chambre et au gouvernement la révision de la législation sur la matière ; je demande l’insertion dans le nouveau projet du principe de l'indemnité. Je demande l'abrogation de l'article 3 du décret de 1811. Je demande qu'on insère également dans la nouvelle loi une disposition qui prescrive la confection de plans terriers.
En un mot, je m'en réfère complètement à la Hollande que l'on ne saurait trop calquer en cette matière. Je ne pense pas qu'en matière de lois et d'idées libérales, nous devions rester en arrière de nos confrères du Nord.
Enfin, pour motiver la révision de la loi dans le sens que j'ai eu l'honneur de vous indiquer, permettez-moi, en terminant, de citer encore ici les paroles qu'a prononcées M. le ministre de la justice de Hollande dans la seconde chambre des états généraux. Nos ministres belges ne sauraient avoir d'autres sentiments que ceux qui ont été professés dans cette enceinte, sans aller à rencontre de la raison, de la justice et de l'équité, par conséquent ils ne sauraient arriver à une autre conclusion. Voici ce que disait M. le ministre de la justice de Hollande.
« Sans examiner jusqu'où s'étendent les prescriptions de l'article 104 de la loi fondamentale (qui consacre le même principe que l'article 11 de la Constitution belge), il n'en est pas moins vrai que ce principe d'équité et de justice, que l'Etat ne peut demander le sacrifice de quelque jouissance (genot), qui appartient au citoyen sans avoir l'obligation de réparer les dommages qui en résultent, que ce principe est comme imprime et tissé dans notre conscience.
«Eh bien, à ce principe, la loi que je propose satisfait, je pense, d'une manière rationnelle.
« Il faut une défense de bâtir, c'est indispensable ; niais alors nous devons équitablement nous demander quel est le résultat d'une pareille défense. Et je réponds alors que, dans plusieurs cas, les propriétaires environnants ne seront pas lésés par suite de cette défense, mais que, dans d'autres, ils seront réellement lésés et qu'une dépréciation de valeur s'ensuivra pour les propriétaires.
« Dans le premier cas, on ne devra pas payer d'indemnité ; dans le deuxième, au contraire, il faut bien l'accorder. »
Voilà les vrais principes, voilà ceux que vous ne pouvez manquer de reconnaître, et c'est avec confiance que je m'attends à les voir appliqués par le gouvernement dans la loi que les pétitionnaires réclament avec justice de la législature.
M. Royer de Behr. - Messieurs, l'agitation qui s'est produite dans la ville d'Anvers témoigne de la gravité de la question qui nous occupe.
Je ne chercherai pas à dissimuler la gravité de cette question. Mais je désire démontrer que les prétentions absolues des pétitionnaires ne sont pas recevables ; que si ces prétentions se voyaient accueillies, les fortifications d'Anvers elles-mêmes se trouveraient remises en doute. Enfin je chercherai à faire voir que le moment est bien peu favorable pour solliciter l'affaiblissement de notre système de défense.
Mais d'abord, messieurs, je poserai une question à l'honorable ministre de la guerre. Je viens d'examiner les plans qui sont sur cette table ; il résulte de cet examen que vers l'intérieur de la ville, il n'y a pas de servitudes nouvelles et que par conséquent tout ce qui était grevé de servitudes auparavant devient libre.
Je demanderai à l'honorable ministre de la guerre si j'ai bien compris les pians.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs,, c'est parfaitement exact. Il n'y a pas dans l'intérieur de la ville une seule servitude nouvelle. Les servitudes de la nouvelle citadelle du Nord contre lesquelles on réclame sont exactement les mêmes que les servitudes de l'ancien fort du Nord du côté de la ville. Il n'y a absolument rien de changé dans la situation, et les servitudes qui existaient dans l'ancienne ville viendront à être abolies dès que les anciennes fortifications seront démolies.
Ainsi, il y a dégrèvement des terrains qui ont le plus de valeur et il n'y a de servitudes posées que sur les terrains en avant des nouvelles fortifications qui sont des terrains vagues, des terrains libres. Voilà quelle est la situation.
M. Royer de Behr. - J'avais demandé ce renseignement parce que je noyais n'avoir pas bien compris, attendu que l'honorable M. de Gottal a parlé sans cesse de servitudes nouvelles sans distinguer.
J'admets volontiers qu'il y a des servitudes nouvelles du côté de la campagne ; mais du côté de la ville, d'après ce que vient de dire M. le ministre de la guerre, il n'y a rien.
Je ne développerai pas bien longuement la question de droit ; je désire cependant en dire quelques mots.
On prétend et l'on a prétendu dans différentes pétitions que les lois qui constituent les servitudes militaires ne sont pas en harmonie avec les articles 11, l2 et 138 de la Constitution. Cependant nous voyons la (page 900) cour de cassation appliquer constamment ces lois prétendument inconstitutionnelles.
Si les lois constitutives des servitudes militaires sont inconstitutionnelles, la loi du 15 avril 1845, constitutive des servitudes légales, doit, ce me semble, présenter le même caractère.
La loi sur les servitudes militaires porte la défense de bâtir dans un rayon déterminé ; la loi du 15 avril 1845 commine la même défense. Ces lois, messieurs, ne sont pas inconstitutionnelles. L'évidence de cette proposition repose sur ce principe incontestable, non contesté par l'honorable préopinant, que l'intérêt privé doit fléchir devant l'intérêt général. Voyons du reste, messieurs, jusqu'où conduisent les conséquences du système de la doctrine contraire. Voyons à quoi nous entraînerait le principe de l'indemnité.
Je pense que si l'on admettait le principe de l'indemnité d'une manière générale en matière de servitudes, et je ne crois pas les exceptions possibles, on rendrait impraticables les grands travaux d'utilité publique ; par exemple, la construction de la plupart des chemins de fer.
Je justifie ma proposition par un exemple. Je suppose ma propriété longée par un chemin de fer. Je possède, dans les 20 mètres attenant à cette voie ferrée, une riche minière ou une riche sablière. Qu'arrive-t-il ? Puis-je exploiter ? La réponse est tout entière dans la loi du 15 avril 1845. J'ouvre cette loi et je lis à cet article 2 qu'il m'est défendu d'exploiter, soit des minières, soit des sablières, soit des carrières, à la distance de 20 mètres sans l'autorisation du gouvernement. Voilà donc une zone de ma propriété frappée de stérilité, d'inexploitabilité, et je le demande, puis-je réclamer une indemnité ? Du tout. Bien entendu, si l'expropriation ne m'atteint pas par voie d'emprise. Si vous répondez par l'affirmative, et vous devez répondre par l'affirmative, car si vous admettez que les prétentions des pétitionnaires d'Anvers soient fondées, vous devez convenir que les miennes sont également légitimes, tout aussi justes ; si vous répondez donc par l'affirmative, la construction des chemins de fer devient tout à fait impossible, et il faut renoncer à tous les travaux de ce genre en Belgique.
Messieurs, je viens de le dire, je n'entrerai pas longuement dans l'examen de la question de droit, j'attendrai la proposition de loi que le gouvernement nous présentera peut-être en suite de la demande de l'honorable M. de Boe, je ne suis pas de ceux qui disent qu'il n'y a rien à faire, je crois que le droit absolu, que le droit rigoureux touche quelquefois de très près à l'injustice. J'ajouterai cependant que le chef-lieu de l'arrondissement qui m'a fait l'honneur de m'envoyer dans cette Chambre, a subi, pendant de longues années, le régime des servitudes. Pendant cette longue période de 1815 à 1862, Namur a payé sa dette de patriotisme. Qu'Anvers ne soit pas moins patriotique que Namur, Mons, Charleroi, Dînant, Huy, Liège, Gand, Tournai, et toutes ces autres villes qui constituaient autrefois notre système de défense.
Voyez d'ailleurs, messieurs, ce qui s'est passé à Namur, c'est un véritable enseignement. La loi du 18 juillet 1791 crée la servitude prohibitive de bâtir.
Un arrêté des consuls du 1er vendémiaire an XII survient et Namur se voit affranchi de cette servitude.
Mais à la suite du traité de Paris du 30 mars 1814, le nouveau royaume des Pays-Bas se trouve constitué et il lui est alloué une somme de 60,000,000 pour fortifier sa ligne de défense.
Enfin, en exécution de ce traité, le roi Guillaume prend un arrêté royal le 21 novembre 1815, et ordonne le rétablissement des servitudes militaires à Namur.
La ville de Namur a-t-elle réclamé une indemnité ? Non, messieurs, la ville de Namur n'a rien réclamé et cependant on lui imposait des servitudes dont elle avait été affranchie. Mais Namur se courbait devant des considérations d'intérêt général et de patriotisme.
On a quelquefois soutenu, messieurs, que la loi de 1791 n'a été publiée que partiellement en Belgique, mais il n'a jamais été consacré qu'elle ne fût pas obligatoire.
La législation actuelle interprétée par les arrêts des 14 août 1835 et 7 mars 1842 cités, l'honorable rapporteur résout de la manière suivante la question de responsabilité en nature de désastres de guerre :
« Si le dommage résulte des faits de l'ennemi ou d'un fait auquel le gouvernement a été obligé par nécessité ou force majeure, il n'y a point de responsabilité qui doive se résoudre en une indemnité à payer par le trésor public. »
Je le demande, messieurs, une législation consacrant une semblable distinction n'est-elle pas suffisante ? La Chambre, en allant au-delà, ne s'exposerait-elle pas à un double danger, d'abord celui de bouleverser tout notre système des servitudes, toute une législation qu'il serait peut-être extrêmement difficile de reconstituer ; ensuite ne porterait-elle pas une entrave à l'une des prérogatives du chef de l'Etat auquel la charte constitutionnelle confie la défense du territoire ?
Un arrêt de la cour de cassation de Belgique du 27 juin 1845 a décidé :
« L'établissement de la servitude défensive dans le rayon stratégique des places ne donne pas droit à une indemnité, soit comme prix d'une expropriation partielle, soit en vertu d'une décision spéciale des lois sur la matière, soit comme prix de droits acquis dont le propriétaire serait privé, soit enfin comme réparation d'un dommage causé. »
Cet arrêt confond l'objection d'inconstitutionnalité et met en lumière cette vérité juridique : « La Constitution proclame le principe de l'indemnité pour la privation de la propriété ; mais nullement pour la modification à apporter à son usage. La défense de bâtir dans le rayon réservé autour des places fortes ne peut être assimilée à une expropriation, puisqu'elle n'opère pas la mutation de la propriété dont aucune partie n'est transférée à l'Etat. Elle en reconnaît seulement l'usage dans l'intérêt de la défense du pays. »
Et savez-vous, messieurs, ce que la cour régulatrice, appliquant la loi de 1791, les traités de 1814 et de 1815, par son arrêt du 7 juillet 1848, a répondu au chef-lieu qui m'a fait l'honneur de m'envoyer ici :
« Par l'établissement de la servitude défensive, Namur ne se trouve privée d'aucune partie de sa propriété, elle conserve son droit dans les limites que lui assigne la loi civile ; l'exercice de ce droit est simplement modifié conformément à cette même loi. La ville n'a à réclamer aucune indemnité à charge de l'Etat. »
Maintenant, messieurs, j'ajouterai que je ne suis, pas plus que personne, partisan des servitudes militaires. Je suis convaincu que l'honorable ministre de la guerre ne demanderait pas mieux que de donner, sous ce rapport, satisfaction aux pétitionnaires.
Si une modification est possible et équitablement possible, je suis prêt à l'admettre ; je suis persuadé que le gouvernement acceptera les conclusions de l'honorable rapporteur, et examinera les pétitions avec beaucoup de bienveillance.
Quant à moi, messieurs, je dois cependant déclarer que je n'admettrai aucune révision de la législation sur les servitudes qui ne soit pas équitable et qui n'eût pas surtout un caractère d'équité très général.
Au fond, messieurs, que veut-on réellement ? C'est la démolition de la citadelle du Nord. Je n'entreprendrai pas l'examen de la question militaire sous toutes ses faces ; je n'ai pas pour cela l'autorité nécessaire ; l'honorable ministre de la guerre lui-même récuserait mon concours ; il pourrait m'objecter que j'applique fort mal l'un de mes principes : celui de la division au travail.
Si vous laissez aux jurisconsultes de cette Chambre le soin de discuter le nouveau Code pénal, laissez aussi aux hommes qui ont fait une étude approfondie de l'art militaire le soin de décider les questions qui se rattachent aux servitudes militaires ; réservez-vous un domaine qui semble plus spécialement le vôtre, celui des intérêts matériels.
Ce domaine est assez vaste pour que vous renonciez à empiéter sur le terrain d'autrui.
Sans doute, messieurs, si j'avais la prétention de discuter la valeur comparative du système polygonal et du système bastionné, si je venais me livrer à des considérations techniques sur le plus ou moins d'efficacité des canons lisses et des canons rayés, un semblable langage me serait parfaitement applicable. Mais je crois que, sans trop de prétention, je puis me prononcer sur l'objet en discussion.
Les sciences militaires sont comme toutes les autres ; elles révèlent quelques vérités accessibles à tout le monde, des vérités de bon sens, et je ne crois pas me tromper en disant que l'établissement d'une citadelle a pour conséquence inévitable la création de certaines servitudes ; seulement je chercherai à démontrer que ces servitudes ne sont pas toujours comme on semble généralement le croire, établies exclusivement dans l'intérêt de la défense des places. Elles ont aussi pour but de sauvegarder non seulement cette défense, mais de garantir les villes placées sous le feu des citadelles.
Telle est la destination de la zone réservée en face des fronts intérieurs de la citadelle du Nord à Anvers.
Qu'il nie soit permis, messieurs, de débuter dans ma démonstration par une citation de quelques lignes seulement, extraites d'un ouvrage extrêmement remarquable publié en 1859 par le général Noiset sous le titre : Principes de fortification.
(page 901) On sait que le général Noiset, officier du plus haut mérite, a étudié pendant 50 ans la question des fortifications. Il a professé son art à Metz ; il a visité tous les points fortifiés de la France ; il a fait partie pendant dix ans du comité des fortifications.
Enfin, ce fut le général Noiset qui donna des leçons de fortifications, à l'un des jeunes princes de la famille d'Orléans. Les paroles du généram Noiset méritent donc d'être accueillies.
On lit dans cet ouvrage :
« Il est indispensable qu'il existe un certain espace libre, une esplanade entre les constructions et la ville et la citadelle ou le château. Dans tous les cas, la fortification doit être assez élevée ou les maisons assez basses pour que de leurs étages supérieurs, on ne puisse plonger avec la mousqueterie dans l'intérieur des ouvrages défensifs. Il est évident que plus une esplanade a de largeur, c'est-à-dire plus la masse de constructions de la ville est éloignée des fortifications, plus il y a d'avantages pour la défense. »
D'après tous les auteurs, la largeur des esplanades varie de 500 à 200 mètres, ce dernier chiffre devant être considéré comme un minimum en pays plat.
Mais je crois que le gouvernement ne va pas jusqu'à 500 mètres pour les servitudes réelles.
Au reste, je suppose que M. le ministre de la guerre fournira à la Chambre tous les renseignements nécessaires pour nous éclairer sur ce point.
Cette indispensabilité des esplanades se démontre très facilement. Voyons ce qui se passerait en cas de siège à Anvers, s'il n'y avait pas d'esplanade. Dans un pareil site, les constructions avoisinant les fronts intérieurs de la citadelle seraient immanquablement détruites. Et qu'on ne se fasse pas illusion : ce danger ne saurait être conjuré, il est inévitable.
Car les assiégeants, après s'être rendus maîtres de la ville, auraient tout intérêt à s'emparer des constructions avoisinant les fronts intérieurs, afin de s'y établir et de pouvoir tirer sur la citadelle, et la citadelle aurait tout intérêt à déloger les assiégeants de ces constructions, en dirigeant son feu contre ces remparts improvisés.
En d'autres termes, les assiégeants auraient intérêt à se faire un refuge des habitations construites autour des fronts intérieurs, et les assiégés se trouveraient dans la triste nécessité de tirer sur ces constructions.
En résumé, on peut être certain qu'au moment d'un siège, les constructions situées aux abords des fronts intérieurs seraient détruites ; soit pendant le siège de la ville, pour se préparer à défendre la citadelle après la prise de la ville, soit pendant le siège de la citadelle elle-même, par le canon de celle-ci, qu'on serait bien forcé de tirer sur les habitations envahies par l'ennemi.
Un écrivain aussi estimé et plus connu peut-être que le général Noiset, M. Bousmar, dans son Traité des fortifications, s'exprime ainsi au sujet de l'esplanade :
« Mais un défaut plus commun et tout autrement important qui se rencontre fréquemment à la jonction des villes à leurs citadelles, c'est de ne laisser presque jamais à ces dernières, du côté de la ville, assez d'espace en avant de leur chemin couvert ; au point que quelques-unes manquent de ce côté, de glacis et de chemin couvert régulier, c'est-à-dire avec places d'armes suffisamment spacieuses. Il est cependant évident que pour que leur siège, fait par l'intérieur de la ville, ne soit pas abrégé par la facilité qu'on aurait d'établir des batteries sous le masque de murs de clôture et bâtiments, qu'on ferait ensuite tomber quand ces batteries seraient prêtes à tirer, il est évident, dis-je, qu'il faut que l’esplanade ou espace intermédiaire de la ville à la citadelle ait au moins 500 toises de large, à compter des saillants de la crête du chemin couvert de cette dernière. »
Je dirai tantôt quelle est l'importance capitale de la citadelle du Nord, contre laquelle on s'élève plus particulièrement à Anvers.
Au point de vue de la défense des places, la nécessité des esplanades ne se discute pas ; c'est une sorte d'axiome, une vérité qui se comprend par son seul énoncé.
Mais l'histoire militaire prouve que ces esplanades ont été presque toujours une cause de préservation pour les villes placées sous le feu d'une citadelle. On nie saura gré peut-être de citer quelques faits de nature à calmer les frayeurs bien légitimes des habitants d'Anvers.
En 1709, l'armée alliée fit le siège de Tournai. La ville, attaquée dans la nuit du 7 au 8 juillet, se rendit le 28 au soir, et la garnison se retira dans la citadelle.
« On convint alors, dit Quincy, dans son Histoire militaire de Louis le Grand, volume VI, page 170, on convint verbalement que les assiégeants ne feraient aucune attaque du côté de la ville, et que réciproquement le marquis de Surville ne tirerait point de la citadelle sur la ville. »
La citadelle résista jusqu'au 3 septembre. La ville n'eut rien à souffrir pendant le siège de la citadelle, grâce à la convention de neutralité. Mais il est à remarquer que s'il n'y avait pas eu cette servitude de l'esplanade, les alliés auraient refusé de s'engager à n'entreprendre aucune attaque du côté de la ville.
On peut donc affirmer que dans cette circonstance, l'esplanade contribua à préserver la ville.
En 1745, après la bataille de Fontenoy, celle même ville de Tournai eut encore à subir un siège.
Or, à cette époque les mêmes circonstances se reproduisirent. Les Français s'emparèrent de la ville et promirent de ne point attaquer la citadelle par l'esplanade ni par les deux parties du rempart attenantes. Et la citadelle s'engagea, par contre de ne point tirer sur la ville, sous aucun prétexte. (Plans et journaux des sièges de Flandre, p. 19.)
Quand une citadelle est située sur une hauteur escarpée comme celle de Namur, l'esplanade est quelquefois très étroite ou même entièrement supprimée.
En ce cas, l'ennemi, cela se conçoit à l'instant, aura tout intérêt, s'il est maître de la ville et malgré les difficultés du terrain, à attaquer la citadelle à la fois du côté de la ville et du côté de la campagne. Les sièges de Namur en font foi. A celui de 1692, par Louis XIV, les choses se passèrent à peu près comme à Tournai. La capitulation pour la ville porta, en effet, que pendant la durée du siège de la citadelle, on ne tirerait point de la ville sur le château, ni du château sur la ville. Mais en 1795, les alliés ne voulurent point se soumettre à cette entrave, et ils établirent plusieurs batteries dans la ville même pour attaquer le château, il en fut de même, en 1746, lorsque Namur fut assiégé par l'armée de Louis XV.
Dans ces deux derniers sièges, Namur eut à subir les conséquences fâcheuses de ce mode d'attaque de la citadelle. (Plans et journaux des sièges de Flandre.)
En repoussant le système de la petite enceinte, l'honorable général Goblet, a parlé des dangers que les constructions voisines des ouvrages de fortifications présentent à la fois pour la défense et pour les habitants. Il a signalé ces dangers d'une manière frappante en citant l'exemple du siège de Lérida, en 1810.
Le général Goblet faisait allusion aux faubourgs d'Anvers. Mais on va voir que l'exemple cité par l'honorable général s'applique bien plus complètement au cas qui nous occupe, c'est-à-dire, à la question des servitudes intérieures, qu'aux circonstances qu'avait en vue l'orateur dont je parle.
Les Français avaient forcé l'enceinte de la ville de Lerida au sud, par le pont du Segre, et à l'est par les brèches. De ces côtés, il n'y a qu'un intervalle d'environ 200 mètres entre l'enceinte de la ville et la citadelle ; d'après le principe qui concerne les esplanades, tout cet espace aurait dû rester libre. Mais il était couvert de constructions nombreuses et agglomérées. Or, voici ce qui se passa :
Je cite un extrait des journaux des sièges dans la Péninsule, par le chef de bataillon du génie, Belmas. (Tome III, page 125.)
« Le général en chef (Suchet) aspirait à un résultat plus important que celui que la valeur des troupes venait de lui procurer. Eviter le siège du château, s'il était possible, était un succès incomparablement plus heureux. D'après ses ordres, et par un mouvement concentrique, toutes les troupes s'attachèrent à pousser la garnison et les habitants à coups de fusil, de rue en rue, de maison en maison, vers la partie haute et le château, afin de les forcer à s'y réfugier. Le feu que le château fit sur la ville en augmentant le danger et la frayeur des habitants, contribue à les y précipiter pêle-mêle avec la garnison. Déjà une grande foule y avait pénétré, lorsque le gouverneur épouvanté fit lever les ponts-levis. Tout le reste demeura entassé dans les fossés et les chemins couverts. Les femmes, les enfants, les vieillards, qui n'avaient pas pu gagner le château, étaient réfugiés dans les églises. Le général en chef y mit des gardes pour les protéger, mais il ne put empêcher dans la ville, ni le pillage, ni l'incendie et plusieurs maisons où la fusillade avait été la plus vive. »
Les Français se mirent alors à bombarder la citadelle ainsi encombrée, et par leur feu meurtrier, l'obligèrent promptement à capituler.
Voilà une conséquence de l'absence d'esplanade devant les fronts intérieurs d'une citadelle, conséquence non moins fatale aux personnes, qu'aux propriétés des habitants de la ville assiégée.
Quand l'ennemi s'est emparé de la ville, il n'a pas un grand intérêt à attaquer la citadelle par l'esplanade, si celle-ci est suffisamment large. C'est pourquoi on obtient aisément de lui, dans l'intérêt des habitants, de ne pas attaquer par là.
S'il le fait cependant, la ville en souffrira d'autant moins que l'esplanade sera plus étendue, parce que l'assiégé renfermé dans la citadelle peut (page 902) alors très bien se défendre sans tirer sur la ville. Il ne tirera que sur les tranchées creusées par l'ennemi dans l'esplanade, et la presque totalité des projectiles restera enterrée dans les parapets de ces tranchées. En tous cas, ce feu nuira beaucoup moins à la ville, que ne le fait d'ordinaire celui de l'assiégeant pendant l'attaque de la ville elle-même. Les sièges de Lille en 1708 et 1792 font foi de ce que j'avance.
Mais on dit dans certaine pétition, que le but à atteindre est la suppression de la citadelle du Nord. S'il en est ainsi, autant vaut décider l’abandon des fortifications d'Anvers. Que l'on mette la question en délibération ; nous l'examinerons. S'il y avait lieu de discuter encore les fortifications d’Anvers, pour mon compte personnel, j’y regarderais à deux fois avant de les voter, mais la question n’est pas là. Je pense être dans le vrai en disant que c’est vouloir la suppression même du système de défense adopté à Anvers. La citadelle du Nord est d'une importance capitale, parce qu'elle doit servir de dernier refuge ; à cause de certaines circonstances inutiles à signaler, cette importance atteint la limite la plus extrême.
Il n'est peut-être pas une citadelle eu Europe qui lui soit comparable sous ce rapport.
Je crois en avoir dit assez sur ce point. J'aborde un autre ordre d'idées.
Qu'il me soit permis de dire quelques mots sur les meetings qui ont eu lieu à Anvers.
Je commence par déclarer que je sépare nettement, catégoriquement le droit de pétition des manifestations dont on a entouré ces pétitions.
Je suis de ceux qui respectent l'article 21 de notre Constitution et qui le considèrent comme l'une de nos plus précieuses garanties.
Je respecte également la liberté de la parole et de la discussion, mais quand on use de ces libertés pour en faire une arme de compression et de violence, on emploie un procédé révolutionnaire. La violence est aveugle, on ne raisonne pas avec elle.
Loin d'amener la conviction dans les esprits, elle y fait naître le doute et l'incertitude. (Interruption.)
Vouloir peser sur les assemblées délibérantes pour leur enlever l'indépendance qu'elles tiennent de la souveraineté nationale, c'est un moyen qui rappelle les plus mauvais temps de la révolution française, les plus mauvais jours de la commune de Paris et de la révolution de 1848. (Interruption.)
M. Nothomb. - Il fallait dire cela en 1857.
M. Royer de Behr. - Comment, messieurs, on voudrait faire revivre en Belgique la théorie du mandat impératif. Mais j'ai trop d'estime pour mes honorables collègues d'Anvers pour supposer qu'ils accepteraient un joug si humiliant.
La population d'Anvers en étant modérée n'obtiendrait pas justice de la législature ?
Et il suffirait de se rendre ici en cortège et en foule pour obtenir la cessation des travaux de fortifications à Anvers ?
Le triomphe d'un tel programme, je ne crains pas de le dire, serait l'abaissement et en même temps la condamnation du gouvernement représentatif. (Interruption.)
L'honorable général Chazal dont personne ne conteste ni le patriotisme, ni le désintéressement, ni l'attachement à nos institutions et à la dynastie serait l'objet des plus odieux soupçons et personne n'élèverait la voix pour protester ! et ; bien, moi je proteste !
Je ne proteste pas au nom de l'honorable général dont la personnalité n'est pas en jeu, mais je proteste au nom de la dignité, de la Chambre, an nom de la législature qui représente légalement le pays.
Encore une fois je respecte la liberté de discussion et les meetings. Je crois que dans notre pays les théories les plus hasardeuses et les plus aventureuses peuvent s'étaler au grand jour, mais je déplore les moyens extra-légaux proposés et acclamés à Anvers ; je les déplore au même titre que j'ai déploré les excès de 1857. (Interruption.)
D'ailleurs le blâme ne retombe pas sur M. le ministre de la guerre, il retombe tout entier sur la majorité qui a décrété les fortifications d'Anvers.
Il se peut qu'une opinion se fasse jour dans notre pays, opinion hostile à tout système de défense, à tout état militaire, c'est un système comme un autre. La Belgique est un Etat neutre, dont la neutralité a été garantie par les grandes puissances, mais je dois dire que si semblable opinion trouvait de l'écho dans cette assemblée ce serait pour la première fois.
Jusqu'à présent on a discuté souvent et largement différents moyens de défense, et naguère encore, nous votions un crédit considérable destiné à transformer une artillerie reconnue insuffisante en présence des progrès réalisés dans l'art militaire. Mais nous n'avons discuté qu'une seule question, celle de savoir quelle était l'arme la plus perfectionnée.
Personne n'a donc jamais prétendu qu'il ne fallait pas se défendre, personne n'est venu soutenir qu'il fallait réduire notre armée à une légion d'agents de police et en même temps supprimer cette milice citoyenne dont les manifestations patriotiques ont été, dans ces derniers temps, si unanimes et si éclatantes.
Je conjure du reste ceux qui auraient foi dans les traités de relire et de méditer les paroles prononcées récemment au sénat français par un orateur dont la position touche de bien plus près à la révolution qu'au trône impérial.
Ces paroles, messieurs, il n'est pas inutile de les rappeler.
« Pour moi, s'est écrié cet orateur, l'Empire c'est la gloire à l'extérieur, la destruction des traités de 1815 dans les limites des forces et des ressources de la France, et l'unité de l'Italie. »
S'il est des membres de cette Chambre, partisans de l'unité italienne, il n'en est pas un qui assisterait impassible, indifférent, sans appréhension, à une nouvelle lacération des traités de 1815.
Si la politique de l'empereur pouvait avoir pour but cette lacération, ce que je ne crois pas, la Belgique puiserait sa force de résistance dans son courage et dans l'appui de l'Europe. Mais alors elle ne regretterait pas de s'être imposé certaines servitudes militaires parce qu'elle aurait échappé à une servitude plus grande encore, celle de devenir la proie d'un conquérant. Un mot encore et je termine.
A toutes les époques de l'histoire, les questions se rattachant à la défense des Etats ont été des questions politiques de premier ordre, mais en aucun temps, elles n'ont acquis plus d'importance qu'aujourd'hui, et cette importance a été sans cesse en grandissant. Partout se manifestent les mêmes tendances ; il semble que toutes les nations ont la conscience qu'un grand danger les menace. Est-ce donc un simple instinct de conservation qui les guide ? N'y a-t-il pas là une cause facilement appréciable ?
Si, messieurs, vous la connaissez ; je ne la rappellerai pas. Mais je dirai qu'il n'est personne dans cette Chambre, à commencer par M. le ministre de la guerre, qui ne regrette profondément et très amèrement la nécessité de consacrer tant de millions à élever des fortications, à entretenir un état militaire qui absorbe plus du tiers des revenus publics.
Nous voudrions bien plutôt perfectionner les voies de communication existantes, réduire les péages sur les canaux et les chemins de fer, abolir les impôts qui pèsent si lourdement sur les classes sociales les moins favorisées de la fortune. Mais, quand nous rentrons en nous-même ; quand nous réfléchissons à l'emploi des crédits demandés ; quand nous voyons enfin que ces immenses capitaux sont affectés à élever un rempart protégeant notre indépendance et notre nationalité, nos regrets s'amoindrissent, l'intérêt mercantile disparaît, et si des dissentiments se produisent, ils portent exclusivement sur les meilleurs moyens de défense.
Notre état militaire est en disproportion avec nos ressources, avec l'étendue de notre territoire, avec l'importance numérique de notre population, soit ; mais notre état militaire est en proportion avec les biens précieux dont il s'agit d'assurer la conservation.
La liberté que nos pères ont conquise au prix de tant d'efforts, au prix de tant de douleurs, au prix de tant de sang répandu, est un héritage que la génération actuelle doit conserver intact pour le transmettre à la génération future, et nous serions indignes de nos pères, et responsables devant l'histoire, coupables à nos propres yeux, coupables aux yeux de la nation tout entière, si nous livrions au hasard et à l'imprévoyance les intérêts les plus sacrés de la patrie.
- M. E. Vandenpeereboom remplace M. Vervoort au fauteuil.
(page 903) M. de Boe. - La transformation de la place d'Anvers en camp retranché, devant servir de pivot à l'armée et de boulevard à l'indépendance nationale, a mis en conflit les intérêts de la population de cette ville avec les intérêts militaires, et donné naissance à diverses questions qui se sont successivement produites dans cette enceinte.
La population depuis longtemps à l'étroit dans la vieille enceinte cherchait son développement au midi. Des constructions nombreuses s'élevaient au-delà de la zone des anciennes servitudes : des terres à cultiver y avaient acquis la valeur de propriétés à bâtir. Ce fut sur ces terrains que fut établi le camp retranché de 1852. Par les servitudes dont il les grevait il entrava l'expansion de la population de ce côté, et par les interdictions dont il greva le sol dans un certain rayon autour de chaque fort, il détruisit des valeurs considérables ; pour certains propriétaires le prix de l’hectare tomba de 20,000 à 10,000 fr.
La loi du 8 septembre 1859 en décrétant la démolition prochaine de la vieille enceinte permit au commerce de créer des établissements commerciaux vers le nord et de construire librement au midi. Elle résout, pour les terrains compris entre la vieille et la nouvelle enceinte, la question des servitudes militaires : mais cette question n'est que déplacée. Par la construction des nouvelles fortifications, des terrains nouveaux et plus considérables se sont trouvés grevés de servitudes, et la question d'une législation de nature à sauvegarder le droit de propriété en allouant des indemnités aux propriétaires lésés se présente comme en 1852. Elle a fait l'objet d'une pétition du conseil provincial.
Nous espérions que les servitudes auxquelles les nouveaux travaux devaient donner naissance ne seraient exercées qu'en vertu d'une législation nouvelle, et non en vertu des vieilles dispositions de décrets rendus par l'assemblée constituante, l'empire et le régime néerlandais. Ces espérances ne se réalisèrent point. La note du 17 janvier 1861 sur les servitudes intérieures de villes à citadelle et diverses circulaires émises, dans le deuxième semestre de la même année, indiquèrent de la part du département de la guerre l'intention de se prévaloir dos dispositions anciennes et de les conserver comme législation définitive. Dès l'achèvement du glacis au mois d'octobre, je pense, on prit des jugements et l'on procéda même à des démolitions.
Ces lois sont mauvaises à des titres divers. Les questions qu'elle soulèvent et qu'elles tranchent sont des plus graves. Elles donnent à l'Etat sur la propriété privée des droits que je ne saurais reconnaître. On s'est autorisé de leurs lacunes pour établir de nombreuses servitudes d'utilité publique sans indemnité, entre autres la servitude de la place de Diest, celles qu'a créées la loi de 1845 sur la police du chemin de fer et celles qui garantissent la conservation des bois soumis au régime forestier en vertu de la loi de 1854.
Ce sont enfin ces dispositions qui ont servi de base à la définition juridique du droit de propriété et qui environnent ce droit de cette obscurité et de ce vague dont parle l'honorable M. Van Humbeeck dans le rapport qu'il a soumis à la Chambre.
Quelle est pourtant, messieurs, la valeur morale de ces lois ?
Elles ont été depuis longtemps répudiées en totalité ou en partie, par les deux nations qui nous les ont imposées. La France, dès 1819, révisait la loi de 1791 et le décret de 1811, et lorsque, en 1841, elle se décida à fortifier Paris, elle crut même que les dispositions de la loi de 1819 n'étaient pas en harmonie avec l'esprit de la charte de 1830, et une loi spéciale dut régler la question des servitudes militaires pour cette ville.
La Hollande aussi, par la loi de 1853, a cru devoir réviser cette législation.
Le gouvernement belge, dans un avant-projet de 1854, qui fut soumis au conseil communal d'Anvers, reconnut la nécessité d'une législation nouvelle, et en 1856, l'honorable général Greindl déclarait qu'il saisirait sous peu la Chambre d'un projet.
Il est donc étrange que lorsqu'on a établi en Belgique des fortifications nouvelles, grevant quelque chose comme 2,700 hectares, ce soit encore en vertu de cette législation ancienne qu'on vienne régler la question du droit de propriété en cette matière.
Cette législation me paraît surtout avoir besoin de révision à un double point de vue : au point de vue de l'établissement des servitudes militaires et au point de vue de l'indemnité.
La législation actuelle me semble très inutilement prodiguer les servitudes militaires. Le but de toute servitude est d'assurer une zone de défense à une fortification.
Or, on comprend parfaitement que toutes les parties d'une fortification n'aient pas besoin de la même zone de défense, que cette zone varie nécessairement suivant la nature du terrain. Ainsi, par exemple, pour ne prendre que la ville de Namur, dont M. Royer de Behr a parlé tout à l'heure, il est incontestable que le château n'a pas besoin de servitudes du côté de la ville, attendu que de ce côté la ville est tellement en contre-bas du château qu'un siège est de ce côté parfaitement en dehors de toute probabilité.
Il en est de même des terrains des polders aux environs d'Anvers.
L'intérêt civil se trouve en conflit avec l'intérêt militaire en matière de servitude.
L'intérêt civil peut avoir une telle importance qu'il doive l'emporter, alors même qu'il pourrait en résulter un certain affaiblissement de la place.
Ainsi, par exemple, il est évident qu'il est impossible d'appliquer le rayon de servitude à une ville comme Charleroi, et à des villages comme ceux qui entourent Anvers, Merxem, Deurne, Mortsel et Wilryck, par exemple, car Charleroi tout entier devrait disparaître, de même que ces communes, ce qui ne me paraît pas admissible.
Ce système d'affranchissement de certaines zones de propriétés, système qu'on appelle en termes militaires, le système des polygones exceptionnels, est pratiqué en France.
C'est ainsi que le décret du 25 juillet 1853, qui classe la place de Lyon dans la deuxième série des places de guerre, décide par son article premier, que les enceintes de la Croix-Rousse et de la rive gauche du Rhône ne porteront pas de servitudes militaires.
C'est-à-dire que les terrains longeant ces enceintes resteraient complètement libres.
Ce système existe aussi dans la loi des Pays-Bas.
Il résulte de l'article 2 de la loi des Pays-Bas, du 21 décembre 1855, qu'il y a des fortifications ou des parties de fortifications qui n'ont pas nécessairement des zones de prohibition ; que pour les ouvrages d'une même forteresse le rayon de servitudes varie de 530 aunes, rayon de la petite zone, à 600, rayon de la zone moyenne, à 1,000, rayon de la grande ; qu'enfin certaines parcelles sont complètement libérées.
La loi anglaise du 28 août 1860 semble consacrer les mêmes principes.
Si ce système était appliqué chez nous il simplifierait considérablement la question des servitudes, parce qu'il permettrait de dégrever une foule de terrains qui sont aujourd'hui couverts de constructions.
Le principe de l'indemnité ne trouverait pas d'application là où il doit entraîner les plus graves conséquences pour le trésor de l'Etat.
Abordant, messieurs, la question de l'indemnité, je trouve que trois systèmes ont été formulés à cet égard.
Le premier est celui de nos adversaires, qui consiste à déclarer que l'indemnité n'est pas due.
Le droit de propriété, c'est le droit de jouir, le droit de disposer, mais sous réserve des droits de l'Etat, droit à formuler par la loi et les règlements.
Le droit de propriété n'existerait que dans les limites que la loi ou les règlements déterminent ; celles-ci peuvent en conséquence imposer à la propriété telle charge qu'elle juge convenable sans léser de ce chef aucun droit.
C'est le système de la cour de cassation. Il a été formulé d'une manière remarquable dans le rapport du procureur général M. Leclercq.
Un autre système diamétralement opposé à celui-là consiste à déclarer que l'indemnité est de droit, même de droit constitutionnel, que la servitude est un démembrement de la propriété, que son établissement constitue une expropriation qui ne peut se faire que moyennant juste ct préalable indemnité en vertu de l'article 11 de la Constitution.
Je ne viens pas, messieurs, défendre ce système ; il serait, en effet, un peu puéril de soutenir que depuis 30 ans les cours et tribunaux ont violé la Constitution, que le pouvoir législatif a agi de même lorsqu'il a fait la loi sur la police des chemins de fer et le Code forestier, lois qui toutes deux ont établi des servitudes analogues aux servitudes militaires sans allouer d'indemnités.
Mais il y a, messieurs, un système intermédiaire qui se base sur cette considération, que la servitude peut occasionner un dommage et que dans ce cas il y a lieu à indemnité.
- Plusieurs membres. - A demain.
M. de Boe. -Si la Chambre Je désire, je continuerai demain.
(page 902) M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Il a été fait rapport aujourd'hui sur les traités de commerce conclus avec le Mexique et avec le Maroc. Si le rapport peut être distribué ce soir, je prie la Chambre de vouloir bien, demain à l'ouverture de la séance, discuter, s'il y a lieu, et voter au moins le traité avec le Mexique, afin qu'il puisse être soumis au Sénat dans sa réunion actuelle.
M. Van Iseghem. - Je suis occupé à revoir les épreuves en ce qui concerne le traité avec le Mexique, et je pense que cette partie pourra être distribuée ce soir.
- La proposition de M. le ministre des affaires étrangères est mise aux voix et adoptée.
La séance est levée à 4 heures 3/4.