(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862)
(page 479) (Présidence de M. Vervoort.)
M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Des habitants de Sivry présentent des observations contre la pétition des membres du conseil communal relative à l'organisation des écoles à Sivry et tendantes au maintien de l'institution des frères de la doctrine chrétienne. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Baugniet, juge de paix du canton de Perwez, présente des observations concernant le titre X du Code pénal et propose d'introduire dans ce Code toutes les dispositions encore en vigueur du titre II de la loi des 28 septembre-6 octobre 1791. »
- Dépôt sur le bureau pendant le vote définitif du titre X, livre II du Code pénal.
« Les membres du conseil communal d'Assenede demandent une loi fixant le minimum des traitements des secrétaires communaux. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« L'administration communale d'Arendonck demande la révision de la loi du 18 février 1845, relative au domicile de secours. »
- Même renvoi.
« Des facteurs des postes, à Silly, demandent une augmentation de traitement. »
- Renvoi à la section centrale chargée du budget des travaux publics.
« Le sieur Reynders, ancien instituteur communal, demande une augmentation de pension. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des ouvriers à Tournai demandent qu'il soit pris des mesures pour maintenir le travail dans les ateliers, diminuer la cherté des vivres et réduire les impôts qui pèsent le plus sur la consommation. »
- Même renvoi.
« Les secrétaires communaux du canton de Looz demandent une loi qui fixe le minimum du traitement des secrétaires communaux, et qui alloue une indemnité dans les communes où ils doivent remplacer le commissaire de police ou faire les écritures de l'état civil. »
M. de Renesse. - Les secrétaires communaux du canton de Looz, province de Limbourg, réclament l'intervention de la Chambre, à l'effet d'obtenir une amélioration de position.
La pétition de ces secrétaires communaux, rédigée dans des termes très convenables, donne le détail des nombreux travaux administratifs dont ces modestes et utiles fonctionnaires sont surchargés.
La besogne des secrétaires communaux tend à s'accroître chaque année, et néanmoins leur traitement est reste de même depuis très longtemps. Ils demandent, en conséquence, une loi qui fixe le minimum du traitement des secrétaires, en proportion de l'importance de leurs fonctions et certaines autres dispositions législatives, pour améliorer leur position.
En appuyant la juste réclamation de ces secrétaires communaux, et à l'effet de provoquer une décision sur les nombreuses réclamations qui, sous ce rapport, sont parvenues à la Chambre, j'ai l'honneur de proposer le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
M. Rodenbach. - Je demande la parole pour appuyer la demande de prompt rapport que vient de faire l'honorable membre. Le travail des secrétaires communaux devient tellement considérable, surtout pour les statistiques, qu'un seul secrétaire ne suffit plus. La demande de l'honorable préopinant est donc très fondée.
M. de Baillet-Latour. - J'appuie également la demande d'un prompt rapport, car il y a urgence d'améliorer la position des secrétaires communaux.
M. de Terbecq. - J'appuie aussi la demande d'un prompt rapport.
- La proposition est adoptée.
« Le sieur Borceux présente des observations contre la peine de mort. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du Code pénal.
« Des combattants de 1830 et 1831 demandent un secours ou une récompense. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« M. Van Volxem, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé. »
- Accordé.
M. Hymans. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.
Avant que la Chambre reprenne la discussion sur la question spéciale dont elle est en ce moment saisie, je voudrais demander un renseignement à M. le ministre de la guerre sur un fait grave qui, s'il est vrai, nous forcerait de reconnaître que le gouvernement, s'il a eu tort dans la forme, avait au fond raison de prendre des précautions extraordinaires pour sauvegarder le secret déposé à la fonderie de canons.
Je demanderai s'il est vrai que très peu de jours après le refus de laisser pénétrer dans la fonderie de canons un ingénieur muni d'une ordonnance du président du tribunal, une effraction a été commise dans un autre établissement de l'Etat où étaient déposés des projectiles semblables à ceux que l'on fabriquait à Liège. Je demanderai s'il est vrai qu'une seconde tentative a été faite pour se procurer de ces boulets, et qu'une instruction a été commencée pour découvrir les auteurs de ces tentatives. Si ces faits sont exacts, ils justifieraient grandement les précautions prises par le gouvernement dans une question où la raison d'Etat, la raison de la défense nationale domine, à mes yeux, la légalité.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Il est très exact que, peu de jours après l'incident de la fonderie de canons, des individus sont venus commettre un vol au champ d'épreuve d'Herstal.
Il y a sur ce terrain des petits magasins de projectiles et de munitions et différents engins nécessaires aux épreuves.
Ces petits établissements, disséminés sur une assez grande surface, sont gardés par un poste d'infanterie ; pendant la nuit on est entré dans un des magasins et on a enlevé neuf projectiles ; mais ces projectiles n'étaient pas complets ; il y manquait les fusées.
Les auteurs de ces vols auront probablement voulu compléter les projectiles, car, quelque temps après, ils sont revenus faire une seconde tentative pendant la nuit. Mais on avait doublé le poste.
Quatre individus armés d'une barre de fer étaient en train de forcer la porte quand la garde est survenue ; ils n'ont pu être arrêtés. Des poursuites ont été intentées ; malheureusement on n'a pas encore découvert les coupables.
Le fait exposé par l'honorable M. Hymans est donc parfaitement exact.
M. Goblet. - Je tiens à demander à l'honorable M. Hymans en quoi cet incident peut se rattacher à la discussion qui est soumise en ce moment au parlement. Est-ce que c'est une insinuation contre ceux qui ont voulu obtenir légalement, au moyen d'une ordonnance du tribunal, l'entrée, de la fonderie de canons ? Est-ce une insinuation de vol contre ces personnes ? (Non ! non !)
Qu'est-ce donc ?
Vous dites : Cela se lie évidemment à la question qui est soulevée ; il est évident qu'en cherchant à se procurer des boulets, ces individus avaient un intérêt quelconque se rattachant à la question sur laquelle une discussion est soulevée. C'est là bien certainement une insinuation. Si elle ne s'applique pas aux individus qui ont appelé la justice pour vérifier leurs prétentions, c'est évidemment un non-sens ; car ces observations ne se rattachent à rien dans la discussion.
Je prétends qu'on n'a pas le droit de mettre en suspicion, en quoi que ce soit, jusqu'à ce que le contraire soit prouvé, l'honnêteté et la dignité d'un citoyen.
J'ajouterai que je proteste à l'avance contre la suspension de la légalité au nom de la sûreté de l'Etat.
M. Hymans. - Messieurs, d'abord je ne suis pas obligé de répondre aux interpellations de l'honorable membre. Je le fais cependant pour lui déclarer et pour déclarer à 1a Chambre que je n'ai voulu faire ici d'insinuation contre personne.
Je ne sais pas même de qui il s'agit, et je m'étonne de la chaleur avec laquelle l'honorable membre prend la défense d'intéressés que je n'ai pas mis en cause, attendu que nous ne discutons pas ici des questions de personnes, mais des questions de principe.
(page 480) J'ai voulu obtenir par la réponse de M. le ministre de la guerre la constatation de la nécessité qu'il y avait de prendre des précautions extraordinaires pour sauvegarder le secret des projectiles que l'on fabriquait à la fonderie de canons de Liège.
Quels que soient les individus qui aient commis la tentative de vol dont je viens de parler, l'honorable membre voudra bien reconnaître qu'ils étaient guidés par un intérêt quelconque, qu'il ne s'agissait pas seulement de voler quelques morceaux de fonte, quelques projectiles creux ; car la charge n'était pas encore introduite dans les projectiles déposés à Herstal.
Il s'agissait évidemment de se procurer le secret de la fabrication. Or, puisque quelque temps auparavant on avait fait des tentatives d'un autre genre pour connaître le secret de cette fabrication, il m'est bien permis, je pense, de constater ici qu'il était du devoir du gouvernement de prendre toutes les précautions possibles pour que ce secret, qui n'a pas même été révélé à la Chambre, fût gardé.
Voilà tout ce que j'ai voulu dire. Je n'ai fait d'insinuation contre personne et je n'accepte pas les reproches de l'honorable préopinant.
M. Coomans. - Les voleurs sont-ils arrêtés ?
M. Hymans. - Je n'en sais rien. Espérons qu'ils le seront.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Les faits qui ont donné lieu à l'interpellation de l'honorable M. Hymans ont certes leur gravité ; mais je n'admets pas qu'ils doivent exercer sur le débat une influence quelconque. Je déclare qu'alors même que ces faits ne se fussent pas passés, le gouvernement aurait agi comme il l'a fait. Je maintiens que le gouvernement était parfaitement dans son droit, et l'honorable M. Goblet, qui se récrie tant contre les insinuations, devrait, au milieu d'un débat pareil, s'abstenir des insinuations et ne pas venir insinuer que nous avons suspendu la Constitution pour des raisons d'Etat. Nous n'avons pas suspendu, nous avons maintenu la Constitution ; nous avons maintenu les véritables principes ; et si violation de la Constitution il y a eu, ce n'est pas de notre part. Nous avons maintenu la liberté, l'indépendance des pouvoirs, et alors même que l'affaire dont il est question n'eût pas eu cette gravité pour la défense du pays, nous aurions dû, en raison des principes engagés, tenir la même ligne de conduite.
M. Goblet. - Messieurs, je n'ai en quoi que ce soit attaqué le gouvernement ; j'ai répondu aux paroles de l'honorable M. Hymans, qui a dit que la raison d'Etat dominait même la légalité. Je suis parfaitement de l'avis de M. le ministre de la justice, que l'incident soulevé ne peut avoir aucune influence sur le débat actuel, car il ne s'y rattache en aucune façon.
Je n'ai pas dit que le gouvernement se fût mis au-dessus de la Constitution ; je me suis borné à m'adresser à M. Hymans.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, dans la dernière et dans l'avant-dernière séance de la Chambre, des accusations graves et qui portent atteinte à leur considération, ont été portées contre quelques officiers dont toute la carrière a été une carrière d'honneur et de dévouement. Il est de mon devoir, messieurs, de défendre ces officiers et de protester contre des paroles échappées sans doute dans la chaleur de la discussion à l'honorable M. Goblet et à l'honorable M. Guillery. Je réclame pour moi seul, messieurs, la responsabilité des actes posés par ces officiers.
Je trouve le passage suivant dans le discours de l'honorable M. Goblet :
« Qu'avons-nous vu il y a quelque temps encore ? Un lieutenant général, un auditeur militaire s'en allant de province en province, de garnison en garnison, faisan comparaître devant eux le soldat et le général pour arriver, en provoquant la délation, à découvrir les auteurs de certains faits, sans ménager la dignité des caractères et de justes susceptibilités.
« Tout cela est contraire à la Constitution, où ce genre d'inquisition est formellement interdit. »
Messieurs, des faits très graves s'étaient produits ; la révélation de certains documents secrets avait été faite ; des indiscrétions de tout genre avaient été commises ; des copies de dessins, des extraits de rapports avaient été communiqués à des étrangers et publiés d'une manière plus ou moins exacte.
Ces faits, messieurs, sont qualifiés de délits par le Code pénal militaire et punis de la manière la plus sévère. Il n'est pas permis au gouvernement, au ministre de la guerre, lorsqu'ils lui sont connus, de les passer sous silence, de n'en pas rechercher les auteurs.
Lorsqu'ils m'ont été signalés j'ai dû charger M. le substitut de l'auditeur général de faire une enquête pour découvrir ceux qui avaient commis cette grave infraction. Et comme, en matière militaire, le ministère public ne peut pas procéder à une enquête, qui doit donner lieu à des poursuites, sans l'assistance de deux officier commissaires, je me suis trouvé dans l'obligation d'adjoindre deux officiers généraux à M. le substitut de l'auditeur général pour former la commission d'enquête, afin de lui donner toute l'autorité nécessaire pour accomplir cette mission délicate.
Cette commission ne s'est pas rendue, comme le dit l'honorable M. Goblet, de province en province, de garnison en garnison, pour provoquer la délation, elle s'est rendue à Liège et à Anvers seulement, parce que ces villes sont les principales garnisons d'artillerie, et qu'elles renferment les principaux établissements de cette arme.
La commission a interrogé les généraux, les chefs de corps et les chefs des établissements qui pouvaient lui donner des indications utiles. Elle a eu outre entendu tous ceux qui ont assisté à la fabrication et aux expériences des canons rayés, à la transcription des rapports, à la copie de certains dessins dont des extraits ont été publiés d'une manière plus ou moins exacte ; et, en général, tous ceux qui, d'après les indications des chefs, auraient pu éclairer la commission sur l'objet de sa mission.
Je dois déclarer, d'ailleurs, que la commission a rempli sa mission avec toute la dignité, toute la loyauté qu'on était en droit d'attendre de personnes aussi haut placées dans l'estime de l'armée et dans l'estime publique.
Dans le système de l'honorable M. Goblet, toutes les informations qui se font journellement dans les corps, dans les garnisons par des officiers commissaires et qui sont prescrites par nos Codes, seraient entachées de provocation à la délation. C'est donc à la délation que tendraient toutes les enquêtes judiciaires et autres.
Partout où il y aurait à rechercher l'auteur d'un délit ou d'une faute grave, il y aurait provocation à la délation et inquisition. Dans l'armée et ailleurs on ne pourrait plus questionner des chefs et des témoins sans porter atteinte à la dignité des caractères et des justes susceptibilités de ceux à qui on s'adresserait.
Où irait-on avec un tel système ? Je ne sais comment on pourrait administrer, comment on pourrait maintenir l'ordre et la discipline militaires.
Cette enquête était indispensable ; elle était indispensable au point de vue de la discipline et pour l'honneur de l'armée elle-même, afin de ne pas laisser planer des soupçons sur des individus qui n'étaient peut-être pas coupables. Elle était encore nécessaire dans l'intérêt de l'Etat, parce qu'il est essentiel d'empêcher la révélation d'un secret qui importe à la défense nationale.
Je dirai même qu'elle était nécessaire pour la dignité de la Chambre, qui avait déclaré que ce secret ne devait pas être divulgué.
Je le répète, messieurs, cette enquête a été faite avec loyauté et fermeté ; j'ai approuvé la manière dont elle a été conduite par les officiers commissaires ; par conséquent, toute la responsabilité de cette affaire doit retomber sur moi.
Messieurs, dans la séance dû samedi dernier, l'honorable M. Guillery s'est exprimé ainsi, en parlant de M. le colonel directeur de la fonderie de canons :
« Croyez-vous que, gardien des intérêts de l’Etat, ayant un commandement à exercer, ayant à faire respecter l'autorité du Roi, le directeur de la fonderie comprend que l'autorité est représentée aussi par la magistrature et que lorsqu'il protège l'exécution des jugements, il défend l'autorité du Roi ? Croyez-vous qu'il va se montrer poli avec le magistrat, croyez-vous qu'il va le recevoir décemment ?
« Pas le moins du monde. On refuse de le recevoir, on le chasse comme un laquais, on le met en relation avec le portier de l'établissement.
« Voilà la conduite du commandant de la fonderie, du représentant de l'autorité, voilà la conduite qui a été approuvée au département de la guerre et au département de la justice, et l'on nous dit même approuvée par le conseil des ministres. »
Eh bien, messieurs, cette conduite n'a été approuvée ni par le ministre de la guerre, ni par le ministre de la justice, ni par le conseil des ministres, et elle ne pouvait pas l'être par la raison bien simple que cette conduite n'a pas été tenue.
Messieurs, si un membre quelconque de l'armée manquait d'égards envers un membre de la magistrature, le ministre de la guerre serait le premier à le blâmer sévèrement.
Je ne crains pas d'ailleurs que pareil cas se présente, car, en général, les militaires tiennent trop à leur propre dignité pour ne pas savoir respecter la dignité des autres.
Dernièrement, messieurs, j'avais voulu entrer dans quelques détails sur l'origine du conflit relatif à la fonderie de canons, mais j'ai été interrompu et j'ai laissé à mon collègue de la justice le soin de vous exposer lui-même ce qui s'est passé.
(page 481) Si j'avais pu donner alors ces explications, je crois que l'incident qui nous occupe ne se serait pas présenté.
Je vous aurais dit que M. Lejeune-Chaumont avait écrit au directeur de la fonderie de canons qu'il se présenterait, tel jour, avec un ingénieur-mécanicien pour s'assurer si, dans l'établissement sous sa direction, on ne fabriquait pas le projectile pour lequel il est breveté.
Le directeur de la fonderie n'a pas été prévenu que le juge de paix viendrait. Quand ce magistrat s'est présenté avec M. Lejeune-Chaumont et quelques autres personnes, le directeur n'était pas à la fonderie. Il était rentré chez lui, vers 4 1/2 heures et, lorsque, une heure plus tard, on a voulu pénétrer dans l'établissement, il était à dîner.
C'est du reste l'heure à laquelle les autres officiers s'absentent également, et l'on dirait presque que M. Lejeune-Chaumont l'avait choisie dans l'espoir d'entrer plus facilement à la fonderie.
Après avoir pris connaissance du discours de l'honorable M. Guillery, le directeur, écrivant à M. le substitut de l'auditeur général qui, s'étant rendu sur les lieux, était au fait de tout ce qui s'était passé, dit : Mais, mon Dieu ! si le juge de paix m'avait fait l'honneur de me prévenir qu'il viendrait ou de me demander des renseignements, je me serais fait un devoir de lui donner toutes les explications désirables pour prévenir ce qui est arrivé.
Voici les faits : Le juge de paix et M. Lejeune-Chaumont, assistés de quelques gendarmes et d'un ouvrier serrurier, se sont présentés à la fonderie. Le portier a objecté que la consigne générale défend de laisser entrer à la fonderie les personnes étrangères à son service sans autorisation du ministre de la guerre. Cette défense existe en effet.
On a donné l'ordre de crocheter la porte. Le serrurier s'est avancé et le factionnaire a croisé la baïonnette. C'était l'exécution d'une autre consigne, et, remarquez, messieurs, que le commandant de la fonderie n'est nullement responsable de cette dernière, attendu qu'il ne lui appartient pas de donner de consigne au poste de garde.
En qualité de directeur de la fonderie de canons, il donne des ordres dans l'intérieur de l'établissement ; mais sa compétence ne s'étend pas au dehors ; les postes sont placés sous l'autorité du-commandant de place.
Or donc, si moi, général, ministre de la guerre, je voulais donner une consigne au factionnaire qui est à ma porte, il ne l'exécuterait pas ; ou, s'il l'exécutait, il serait punissable, aux termes du règlement.
Il n'y a que le commandant de place qui puisse faire changer les consignes, et si je veux en donner ou en modifier une, je dois me servir de son intermédiaire pour la faire communiquer aux chefs des postes.
II y a plus : si un chef de poste se trouve dans le cas de changer la consigne d'un factionnaire, il ne peut le faire seul. Il doit se faire accompagner par le caporal de poste et cela est indispensable ; sans ces précautions le premier individu venu qui aurait revêtu un uniforme militaire pourrait aller changer les consignes, et pourrait ainsi, dans certaines circonstances, bouleverser toutes les dispositions de l'autorité militaire.
Voilà comment les choses se sont passées.
Je tenais à donner ces explications pour innocenter M. le commandant de la fonderie de canons, qui est vraiment un de nos officiers supérieurs les plus distingués, et qui se donne toutes les peines imaginables dans la direction des importants travaux d'artillerie dont il est chargé.
Dans toutes les armées du monde, un officier tel que M. le colonel Nuens ferait honneur à son pays.
On m'a accusé moi-même d'avoir fait croiser la baïonnette contre un magistrat ; j'étais absent.
On en accuse, aujourd'hui, M. le colonel Nuens ; je suis obligé de le disculper. La consigne a été donnée par l'autorité militaire de la place ; c'est elle qui a donné l'ordre d'empêcher de pénétrer dans la fonderie de canons, comme elle en avait reçu elle-même l'ordre du gouvernement.
Je tenais à donner ces explications pour prouver que l'autorité militaire, dans ces circonstances, n'a jamais songé à porter la moindre atteinte à la magistrature, à lui manquer d'égards. J'y tenais surtout pour qu'on ne persistât pas à accuser M. le colonel Nuens d'un fait qui n'est pas le sien.
M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, dans votre dernière séance, vous avez entendu tour à tour M. le ministre de la guerre et l'honorable M. Guillery interpréter le débat qui est engagé dans cette enceinte, le premier au point de vue de l'ordre, le second au point de vue de la liberté.
Posée en ces termes, la question qui est soulevée devant vous mérite toute votre attention ; et il m'a paru qu'il convenait qu'un membre de ce côté de la Chambre vînt y prendre part en exprimant une opinion loyale et consciencieuse, telle que nous la revendiquerions et la pratiquerions le jour où nous redeviendrions gouvernement, et telle que nous croyons devoir la soutenir et la défendre lors même que nous sommes opposition.
Personne de nous ne comprend la liberté sans l'ordre ; mais aussi nous ne comprenons l'ordre qu'à la condition qu'il n'étouffe pas la liberté.
Il faut donc concilier l'ordre, besoin matériel qui est en quelque sorte la vie de la société, et la liberté, besoin moral, qui en est le cœur, l'âme, l'intelligence. L'union de l'ordre et de la liberté peut seule féconder la carrière qui s'ouvre devant nous : ne les séparons jamais.
Si votre prudence et votre patriotisme ne maintenaient pas cette alliance de l'ordre et de la liberté ; si, quelque généreuses que puissent être (erratum, page 502) vos inspirations et vos préoccupations, vous vous en écartiez un instant, la question soulevée à la fonderie royale de canons de Liège pourrait être la plus grave qui ait jamais été portée devant la Chambre.
Osons le reconnaître. Ce conflit, amené par je ne sais quelle contrefaçon, ce démêlé, entre un huissier et un concierge, n'est au fond pas autre chose que le plus redoutable problème, que le plus redoutable dilemme qui puisse être posé aux sociétés modernes.
Où est la limite du pouvoir militaire qui a sa juridiction spéciale, exorbitante et en quelque sorte absolue ? Où est celle du pouvoir judiciaire, qui consacre au contraire l'égalité de tous les citoyens devant la loi ? Le jour où ces deux pouvoirs se trouveront en opposition et en conflit, quel est celui qui reculera et sera désavoué ? Sera-ce celui qui, dans des circonstances exceptionnelles défend, même au prix de son sang, tout ce que nous ayons de plus cher, l'honneur national, l'intégrité du sol national ? Sera-ce celui qui, tous les jours et avec une incessante sollicitude, veille sur des intérêts également précieux, sur notre honneur individuel, sur nos personnes et sur nos biens ? Affaiblissez l'un ou l'autre ; fortifiez l'un aux dépens de l'autre : vous vous trouverez aussitôt entraînés sur une pente fatale dont les derniers termes, dont les solutions absolues seront ou le despotisme ou l'anarchie.
Avant d'entrer dans ce débat, dont je reconnais volontiers toute la gravité, j'éprouve d'abord le besoin d'en écarter un argument préjudiciel, invoqué par M. le ministre de la justice à la séance de samedi dernier.
Je suis fort disposé, je l'avoue, à penser que M. le président du tribunal civil de Liège, au milieu de ses nombreuses occupations, ne s'est livré qu'à une lecture très imparfaite et très rapide de la requête sur laquelle il a mis son apostille ; et ce qui me porte à le croire, c'est que lorsque la même requête lui a été remise quelques jours après, il a refusé de l'apostiller.
Mais en dehors de ces hypothèses, le texte de la requête du sieur Lejeune-Chaumont nous est connu et elle est revêtue de l'apostille du président du tribunal de Liège.
Ces faits étant admis, il m'est impossible d'accepter l'argumentation de M. le ministre de la justice quand il nous a dit que dans la pensée de M. le président du tribunal de Liège et d'après les termes de l'apostille, il n'était pas entendu que la description et la mise sous scellés dussent avoir lieu dans la fonderie de canons.
La question me paraît bien simple.
Que portait l'apostille de M. le président du tribunal civil ? Elle commençait en ces termes :
« Vu la requête qui précède et l'exposé y fait. »
Or, que portait la requête elle-même ? Je demande à la Chambre la permission d'en reproduire quelques lignes :
« Ayant appris que dans la fonderie royale de canons de Liège on se livre à la contrefaçon du projectile breveté en leur faveur, les exposants vous prient, M. le président, de vouloir nommer un expert pour procéder à la description des boulets de canon qu'on confectionne dans cet établissement et l'autoriser, au besoin, à mettre sous scellés un ou deux boulets. »
Les termes me paraissent aussi précis qu'ils peuvent l'être. Il est évident qu'on voulait se livrer à la description et à la mise sous scellés des boulets qui étaient dans l'établissement de la fonderie de canons. La requête ne pouvait pas être présentée en termes plus explicites et l'autorisation a été accordée telle qu'elle était demandée.
Bien que M. le ministre de la justice ait longuement insisté sur cette argumentation, à laquelle il paraissait ajouter une grande importance, il est arrivé nécessairement, un peu plus tôt, un peu plus tard, à examiner la question, telle qu'elle était posée en vérité, et M. le ministre a reconnu sans hésiter qu'elle était très grave, très sérieuse, très délicate, qu'elle mettait en opposition, en conflit le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.
Après l'honorable M. Tesch, l'honorable représentant de Bruxelles, M. Guillery, quoiqu'il eût annoncé qu'il ne s'occuperait que de la forme, s'est livré, sur le fond même de la question, à une discussion développée, (page 482) vive, lucide qui a fixé l'attention de la Chambre pendant la plus grande partie de dernière séance. Pour ma part, je suis loin de regretter l'extension qu'a prise le débat. Quand la Chambre est saisie d'une de ces graves questions qui touchent aux bases mêmes de notre organisation politique, il faut oser les aborder quand elles se présentent. Le silence de la Chambre, quand il s'agit de l'action et des limites des pouvoirs constitutionnels, serait de sa part une véritable abdication.
Cette question, messieurs, je m'efforcerai de l'examiner avec une rigoureuse impartialité. Je suis du nombre des membres de cette Chambre qui ont adhéré sur plusieurs points aux observations présentées par l'honorable M. Coomans. Je crois, notamment en ce qui touche la libération anticipée des soldats, qu'il y a beaucoup à faire, par les mesures que M. le ministre de la guerre jugerait les plus convenables, et probablement en augmentant la mise première de la masse non en faveur des pauvres et des mendiants, mais (erratum, page 502) en faveur des familles d’honnêtes laboureurs et des honnêtes ouvriers, pour lesquels la libération anticipée est surtout un bienfait. Je suis aussi au nombre des membres de la Chambre qui considèrent les dépenses du budget de la guerre, déjà si considérables et tendant toujours à l'être davantage, comme n'étant pas en rapport avec les ressources et les dépenses générales du pays, et je serai par suite au nombre de ceux qui ne pourront pas accorder un vote approbatif au budget de la guerre tel qu'il nous est soumis ; mais je n'en suis que plus convaincu que, quelque soit le chiffre des troupes sous les armes, c'est moins par le nombre des soldats que par la discipline qui y règne, qu'il faut en déterminer la valeur, et si ailleurs je seconderai toujours la liberté qui lutte contre la centralisation administrative, je ne pense pas moins que l'armée, en acceptant une mission toute de dévouement, considère (erratum, page 502) l’honneur militaire comme une religion à laquelle on croit, pour laquelle on meurt, mais qu'on ne discute pas. La discipline sous le drapeau est le sacrifice momentané de la liberté de quelques-uns pour assurer la défense de la liberté de tous.
M'inspirant de cette impartialité que j'invoquais tout à l'heure, j'examinerai le conflit tel qu'il s'est élevé, et je crois pouvoir le définir en ces termes :
« Le pouvoir judiciaire peut-il, pour assurer la défense des intérêts privés, exercer son autorité sur le matériel de guerre déposé dans un établissement militaire ? »
Si ce conflit existe, quelle en sera la solution ? M. le ministre de la justice a dit que ce conflit était déféré à l'autorité judiciaire, et il a invoqué comme devant préjuger la décision, la loi de 1791 et le décret de 1811. Ces dispositions invoquées par M. le ministre ne m'ont pas paru fort concluantes ; à mon avis elles ne doivent pas exercer une grande influence sur le débat.
De quoi s'y occupe-t-on ? Il s'y agit de délits commis par des personnes appartenant à l'ordre civil, et comme cela est exprimé en termes formels dans la loi de 1791, il s'agit surtout de maintenir l'action de la loi également puissante sur tous les individus.
En effet, quelle était la grande préoccupation du législateur ? C'était de ne pas faire revivre les scandales et les abus de ce droit d'asile si répandus dans le moyen-âge.
Il ne fallait pas qu'un individu appartenant à l'ordre civil pût trouver exception et protection sous les remparts d'une forteresse, et telle était la volonté du législateur, lorsqu'il prescrivait que, même dans les citadelles et les arsenaux, l'autorité civile pourrait toujours poursuivre les coupables et les criminels. Mais je ne comprends pas quelle influence ces dispositions peuvent exercer sur le cas spécial qui nous est soumis.
A coup sûr les projectiles ne sont pas des justiciables de l'autorité civile et l'argumentation est si peu expresse, si peu précise, que les mêmes dispositions ont été interprétées dans des sens diamétralement opposés par M. le ministre de la justice et par l'honorable M. Guillery. Il était un argument qui, à mon avis, eût pu présenter une plus grande valeur.. M. le ministre de la justice n'eût-il pu nous dire que l'on était d'accord pour reconnaître que le matériel de guerre est insaisissable, et que la mise sous scellés était en quelque sorte une saisie, une saisie, si l'on veut, à titre provisionnel, mais qu'elle n'en était pas moins réellement une saisie ?
Et voyez, messieurs, ce qui en résulterait ! C'est que si l'on admettait la mise sous scellés d'un ou de plusieurs projectiles, par le même principe il faudrait admettre la mise sous scellés de tous les projectiles qui reproduiraient la même contrefaçon, et vous arriveriez aux conclusions les plus désastreuses, et pour la défense du pays et pour la responsabilité du pouvoir exécutif.
Je désire du reste ne pas m'arrêter sur ces questions, elles sont réservées aux jurisconsultes, et je désire me placer sur un terrain complètement différent.
Je veux me demander avant tout si, en tenant compte des principes qui régissent la question, il y a, il peut y avoir une solution régulière et satisfaisante dans le recours à la juridiction civile ; pour ma part, je ne le pense pas. Je ne vois sur ce terrain que des difficultés et des difficultés insurmontables.
Supposez un instant, messieurs, que l'officier chargé de la garde de la fonderie de Liège (je n'ai pas à rechercher, après les explications données par M. le ministre de la guerre, quel est cet officier), supposez un instant que l'officier chargé de la garde de la fonderie de Liège eût laissé pénétrer l'autorité civile dans l'enceinte de la fonderie, qu'il eût autorisé la description et la mise sous scellés des projectiles, il serait arrivé probablement que cet officier eût été déféré, pour violation de sa consigne, à la juridiction militaire et que la juridiction militaire eût donné complètement raison au système soutenu par le département de la guerre. Cette solution vous eût-elle paru complètement satisfaisante ? Evidemment non.
Si d'autre part la juridiction civile intervient et si elle déclare que M. Lejeune-Chaumont est complètement dans son droit, vous inclinerez-vous complètement devant cette solution ? La justice civile, la justice militaire ont droit au même respect, et en ce qui me concerne, je crois que lorsqu'un conflit s'engage entre deux pouvoirs, entre deux autorités, il n'appartient ni à l'une ni à l'autre des parties intéressées de le terminer et de le résoudre.
Dans une de nos dernières séances, l'honorable M. Goblet présentait la question d'une manière bien simple. Il nous disait : D'un côté vous avez l'armée, c'est-à-dire la force ; de l'autre vous avez la justice, c'est-à-dire la loi.
Cet argument, je ne puis l'accepter. Je crois que lorsque l'armée remplit sa mission dans la limite constitutionnelle, elle représente aussi la loi, et je pense d'autre part que si la justice excédait sa mission, elle se placerait elle-même en dehors de la loi.
La loi, ne l'oublions pas, ce n'est pas seulement la loi civile, c'est l'ensemble des institutions qui régissent le pays. La loi, c'est avant tout la constitution qui assigne à chaque pouvoir son action et ses limites.
L'honorable M. Guillery, en développant son système, a cherché à établir que c'était au pouvoir judiciaire qu'il appartenait de fixer les limites du pouvoir exécutif. Il ne s'est pas préoccupé de cette grave objection qu'il appartiendrait ainsi au pouvoir judiciaire de déterminer ses limites propres et même de soulever des conflits pour les résoudre dans le sens qui lui paraîtrait le plus utile. A l'appui de cette thèse, l'honorable M. Guillery invoquait la constitution qui, d'après lui, délègue au pouvoir judiciaire le droit de prononcer souverainement, en cas de conflit avec le pouvoir exécutif, sur sa propre compétence, et notre honorable collègue s'appuyait sur les article 92, 105 et 106 de la Constitution.
Je ne crois pas, messieurs, que ces articles de la Constitution puissent être interprétés dans le sens que leur a donné l'honorable M. Guillery. Ils sont tous placés au chapitre III qui traite du pouvoir judiciaire, et ne s'appliquent qu'au pouvoir judiciaire.
L'article 92 règle la juridiction ordinaire qui embrasse les contestations relatives aux droits civils.
L'article 105 s'occupe des tribunaux militaires et des tribunaux de commerce.
L'article 106 enfin, qui suit ces divers articles relatifs aux attributions de la justice civile, de la justice commerciale et de la justice militaire, ajoute que s'il y a conflit d'attributions, la cour de cassation prononcera. Mais je ne vois dans ces dispositions rien qui fasse allusion à un conflit qui s'élèverait entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.
Il y a, messieurs, dans les annales de la Chambre un précédent. Notre honorable collègue M. Barthélemi Dumortier, qui a toujours si chaleureusement défendu les libertés constitutionnelles du pays, a soutenu celle du pouvoir parlementaire contre une décision judiciaire ayant acquis force de chose jugée. Selon moi, l'honorable M. Dumortier avait parfaitement raison.
J'irai même plus loin, en combattant le système de l'honorable M. Guillery, et je soutiendrai que si un de nos collègues était cité devant la justice criminelle ou correctionnelle, s'il acceptait le débat, s'il renonçait à l'exception d'incompétence et s'il était condamné, hors les cas prévus par la Constitution, de flagrant délit ou d'autorisation de la Chambre, il serait de notre honneur et dû notre devoir de maintenir en lui, malgré l'autorité de la chose jugée, l'inviolabilité parlementaire.
Les privilèges de chacun des trois grands pouvoirs de l'Etat sont également sacrés, et tout empiétement de l'un des pouvoirs sur l'autre serait également coupable.
(page 483) II est loin de ma pensée, messieurs, d'amoindrir le pouvoir judiciaire que je voudrais voir respecté comme un sacerdoce et placé au-dessus des passions politiques et par les nominations qui en ouvrent la carrière et par' les ambitions qui en assiègent l'entrée.
Mais il m'est bien permis de le dire, la justice, fidèle au grand principe du législateur de l'antiquité qui lui ordonnait de rendre à chacun ce qui lui appartient, ne peut exister qu'en restant étrangère à toute usurpation. L'usurpation du droit d'autrui, par un pouvoir chargé de faire respecter le droit de tous, nous ne devons pas la craindre, la magistrature nous en est un sûr garant ; mais si cette usurpation existait, ce serait la plus coupable de toutes, parce que dans un pays où nous sommes trop attachés à nos libertés (erratum, page 502) pour avoir à redouter celle de l'autorité militaire, elle serait la seule possible.
C'est Montesquieu (et il était, vous le savez, président d'un parlement) qui a écrit : « Il n'y a pas de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. »
Il y a un point sur lequel je me rapproche de l'opinion de M. Guillery. C'est quand il dit que bien que les tribunaux soient saisis, c'est surtout à la Chambre qu'il appartient de s'occuper de la question ; c'est quand il cherche dans la Constitution la solution même des difficultés.
La question qui vous est déférée, messieurs, ne touche ni à la justice militaire, ni au droit civil, ni à la loi de 1854 sur les contrefaçons : elle est placée bien plus haut, elle est liée à la Constitution dont le respect est garanti par le serment du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire, règle souveraine commune à tous, dont vous êtes les légitimes interprètes puisque dans certaines éventualités vous pouvez la réviser et la modifier.
Au péril d'un conflit, la Constitution a opposé un remède, un remède qui est en quelque sorte la Constitution même, car le jour où il serait méconnu, la Constitution elle-même n'existerait plus, je veux parler de l'harmonie et de la distinction des pouvoirs également, et simultanément reconnus et maintenus.
Il y a des hommes politiques qui croient que la lutte des partis est l'état normal des gouvernés. Je ne pense pas qu'il y en ait un seul qui vienne à ériger en axiome la lutte des pouvoirs comme l'état normal du gouvernement.
C'est la Constitution qui a séparé les pouvoirs ; pour empêcher tout conflit. C'est elle qui déclare qu'ils émanent tous de la nation et qui établit la manière dont ils doivent être exercés. Le jour où nous faillirons à la tache constitutionnelle de la distribution des pouvoirs, nous aurons violé notre serment.
La Constitution porte que les pouvoirs sont exercés de la manière qu'elle a établie. Que résulte-t-il de ceci ? Que chaque pouvoir reste limité dans les attributions que la Constitution lui assigne. Ce sont les termes de l'article 46, qui s'applique au pouvoir parlementaire, et je ne pense pas que la Constitution, œuvre du pouvoir parlementaire, ait entendu poser d'autres règles pour les deux autres pouvoirs.
La Constitution en établissant que tous les pouvoirs émanent de la nation les a placés sur la même ligne. Le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ont droit au même respect. Le pouvoir judiciaire prononce sur les droits civils, en ne dépassant pas, lors même que le pouvoir exécutif en donnerait l'exemple, les limites de la loi.
D'autre part le pouvoir exécutif a une double mission.
Il administre en nommant aux emplois soit à l'intérieur, soit dans les relations extérieures, et en faisant (erratum, page 502) des règlements pour l'exécution des lois. Il est chargé de la responsabilité des cas de guerre, il la soutient, il peut même la déclarer sans l'adhésion des autres pouvoirs. Ce sont là les attributions constitutionnelles du gouvernement, et c'est seulement lorsqu'il arrive soit à traiter avec les particuliers, soit à poser des actes que tout particulier peut poser et que le gouvernement ne pose pas en vertu de ses attributions exclusives telles qu'elles sont fixées par la Constitution, qu'il peut être cité devant les tribunaux.
Vainement voudrait-on dépeindre la fonderie de Liège comme un établissement ayant appartenu à l'industrie privée et pouvant lui revenir. Nous savons tous que l'art de la guerre est entré dans une période où l'introduction des procédés nouveaux est considérée comme l'une des solutions des grandes luttes de peuple à peuple, et si M. le général Chazal a cru devoir envelopper de tant de réserve les expériences qui ont été faites, si l'honorable M. Goblet s'est plaint de ce que l'on cachait aux membres de la Chambre ce qu'on a communiqué aux officiers supérieurs de l'armée, ni l'un ni l'autre sans doute n'a voulu livrer ces secrets qui paraissent fort importants à l'impatiente curiosité du premier porteur d'un brevet quelconque.
Si toutefois l'un des membres de cette assemblée ne voulait voir dans le débat qu'une question de contrefaçon, je comprendrais fort bien que l'on insérât à l'avenir dans la loi des brevets d'invention, certaines réserves pour établir le droit du gouvernement de profiter des découvertes de l'industrie privée ; il est juste que l'intérêt privé s'incline devant l'intérêt de tous. Mais la question, telle qu'elle est soulevée, s'élève bien plus haut.
La séparation des pouvoirs constitutionnels est la base de tout notre édifice social. Si le pouvoir exécutif pénètre dans le prétoire sous prétexte d'ordre, si la justice veut régner dans la caserne et dans l'arsenal pour des faits touchant au système militaire, sous prétexte (erratum, page 502) d'égalité devant la loi et de liberté, dans l'un et l'autre cas, il n'y a plus de constitution. C'est une domination que vous créez, et, pour ma part, je repousse également toutes celles que l'on voudrait établir ainsi, fût-ce au nom de l'ordre, fût-ce au nom de la liberté.
Messieurs, je comptais ajouter quelques mots pour me rallier aux observations présentées par l'honorable M. Guillery et par l'honorable M. Goblet, quand ils se sont plaints que la justice n'avait pas trouvé à la fonderie royale de Liège ce respect auquel elle a droit en toute occasion, je m'attendais d'autant plus à être rassuré à cet égard de la part de M. le ministre de la justice qu'il représentait, au moment où les faits se sont passés, M. le ministre de la guerre absent et que dans la dernière séance c'est aussi M. le ministre de la justice qui représentait dans la discussion le département de la guerre.
Je croyais que M. le ministre de la justice se serait empressé de nous donner à cet égard des explications qui nous eussent fait comprendre qu'il ne perdait pas de vue l'honneur qu'il a de représenter ce grand corps de la magistrature dans le conseil des ministres du Roi ; mais, dans cette séance même, M. le ministre de la guerre a suppléé à son silence en nous communiquant un nouveau récit des faits.
Je l'accepte pour ma part, et je remercie M. le ministre de la guerre d'avoir bien voulu y joindre la déclaration que l'armée est trop soucieuse de sa propre dignité pour ne pas donner l'exemple du respect qui est dû à celle de la magistrature.
M. Guillery. - Messieurs, en entrant à la séance, j'ai entendu M. le ministre de la guerre contester l'exactitude des faits que j'ai produits samedi dernier et insinuer que j'aurais en quelque sorte pris personnellement à partie M. le directeur de la fonderie de canons de Liège.
Messieurs, je n'ai pas nommé une seule fois M. le directeur de la fonderie de canons. Si j'ai parlé du directeur, c'est parce que j'ai supposé que la direction de ce qui se fait à la fonderie de canons est dans les mains du directeur. Mais je n'ai aucune raison d'attribuer les faits à M. le colonel Nuens, que je n'ai pas l'honneur de connaître personnellement, mais à qui je suppose infiniment de mérite, d'après ce que vient de dire M. le ministre de la guerre, et d'après la haute position qu'il occupe dans le corps d'artillerie où il est facile de trouver des hommes de mérite ; je n'ai, dis-je, aucune raison de lui imputer personnellement aucun fait.
M. le ministre de la guerre qui était à 300 lieues de Bruxelles et qui, pendant son absence, ne s'était pas fait remplacer par un ministre intérimaire, aurait pu, me semble-t-il, prendre connaissance, après son retour, des procès-verbaux qui ont été dressés, et si ces procès-verbaux contenaient des erreurs, erreurs répandues dans le pays pendant six mois, il eût été facile, à mon avis, de les rectifier par l'insertion d'une simple note au Moniteur.
Quant à moi, avant de croire qu'un officier ministériel ou un magistrat a fait un faux, il me faudra une enquête ou des explications catégoriques de la part de M. le ministre de la guerre.
Je suis convaincu que M. le ministre de la guerre a été induit en erreur par des renseignements inexacts.
On nous a dit d'abord que le directeur de la fonderie de canons n'a pas le droit de donner une consigne. Eh bien, le contraire se trouve dans le règlement sur la fonderie de canons, oui, exactement le contraire.
Il y est dit que le portier-consigne reçoit la consigne du directeur de la fonderie de canons. C'est le portier-consigne qui s'est trouvé en relation avec le juge de paix, et comme le juge de paix n'a pas été admis à parler à d'autres qu'au portier-consigne, il ne peut savoir que ce que le portier-consigne lui a dit.
(L'orateur donne lecture de l'article 40 du règlement.)
Voici maintenant ce que porte l'article 9 qui règle les attributions du directeur de la fonderie.
(L'orateur donne lecture de cet article.)
Ainsi donc, si le directeur a la police intérieure, c'est au directeur qu'on devait s'adresser.
Voici maintenant ce que dit le procès-verbal : On insinue que M. Lejeune avait méchamment choisi l'heure de cinq heures et demie, parce que c'était, paraît-il, l'heure du dîner de M. le directeur. Cette insinuation tombe parfaitement à faux devant cette circonstance qu'on s'est (page 484) présenté deux fois, une première fois à 11 heures et demie (c'était peut-être l'heure du déjeuner de M. le directeur), et une seconde fois à 5 heures et demie.
Lors de la première visite voici ce qui a été déclaré par le portier-consigne qui reçoit la consigne du directeur de la fonderie de canons.
Je répète que je ne donne ces détails que pour montrer que j'étais très sincère dans mes allégations, et que les renseignements qui ont été donnés à M. le ministre de la guerre sont souvent erronés.
Ainsi, par exemple, on lui fait dire que l'inventeur dont il s'agit était un ancien ouvrier de la fonderie de canons. C'est une erreur. Il n'a jamais été attaché à la fonderie de canons ; c'était un armurier de Liège que le gouvernement a employé temporairement à la manufacture d'armes, pour profiter des connaissances très remarquables qu'il avait dans l'industrie à laquelle il appartient.
Voici ce qui s'est passé lorsque le juge de paix en personne s'est présenté :
« Le juge de paix étant intervenu et ayant fait annoncer sa présence au directeur de l'établissement, celui-ci a fait répondre qu'il persistait à refuser l'entrée demandée. »
Voilà le procès-verbal, c'est-à-dire que le portier-consigne, le seu1 avec qui vous nous permettiez d'entrer en relation, si nous n'avons pas trouvé une autorité plus élevée, c'est parce qu'on ne l'a pas voulu, le portier-consigne dit que le directeur a donné l'ordre de refuser l'entrée de l'établissement et de recourir même à la garde pour le cas où l'on persisterait à vouloir pénétrer.
Ce n'était pas à 5 heures et demie ; il était 11 heures du matin ; on n'avait donc pas choisi l'heure du dîner de M. le directeur pour avoir le plaisir de le trouver. Du reste, le nom de la personne qui a dirigé toute cette procédure, devait le mettre à l'abri de semblables insinuations.
« Le juge de paix étant intervenu et ayant fait annoncer sa présence au directeur de l'établissement, celui-ci a fait répondre qu'il persistait à refuser l'entrée demandée. »
Voilà donc la première visite : Refus de laisser entrer et refus de mettre le magistrat en rapport avec d'autres personnes qu'avec le portier-consigne.
Voici maintenant la seconde visite : c'était le 25 juin 1861 à 5 heures 1/2, c'est-à-dire 3 jours après la première signification ; on avait donc eu 3 jours pour réfléchir et pour recevoir les instructions de M. le ministre de la guerre qui était à 300 lieues de Bruxelles.
- Un membre. - Qui remplaçait M. le ministre de la guerre ?
M. Guillery. - Constitutionnellement, ce devrait être un ministre ; mais d'après la déclaration de M. le ministre de la justice, ce sont les bureaux qui gèrent sous la responsabilité d'un ministre qui est à 300 lieues de la capitale.
Voici comment s'est exprimé l'honorable ministre de la justice :
« Ainsi que l'a dit mon honorable collègue M. le général Chazal, quand cet incident a surgi, il était absent. Comme il s'agissait de questions de droit et de procédure, le département de la guerre s'est adressé à moi, j'en ai conféré avec mes collègues ; l'affaire a été dirigée d'après les instructions qui ont été donnés par nous, et c'est à nous qu'incombe la responsabilité des actes qui ont été posés ; c'est à nous à les défendre. »
C'est donc le département de la guerre qui n'était pas dirigé par un ministre, qui s'est adressé à M. le ministre de la justice, et croyez-vous que dans les trois jours qu'on a eu pour réfléchir on ait fait au ministère la moindre chose pour éviter le conflit, qu'on ait donné des conseils de prudence ? Pas un. Vous allez voir :
Procès-verbal du 25 juin 1801 : «... A quoi il m'a été répondu par ledit Watrin qu'il avait reçu de M. le directeur de la fonderie royale, l'ordre exprès de me refuser l'entrée de l'établissement susdit et de requérir au besoin la force armée pour s'y opposer. »
Nous savons ce que Watrin dit ; mais Watrin prétend qu'il a reçu cet ordre-là. Voici où les faits sont clairs :
« J'ai insisté pour avoir une entrevue avec M. le directeur de la fonderie ou l'officier qui le représente ; il m'a été répliqué, par ledit Watrin, que le directeur était absent et que l'officier qui le représente se refusait à toute explication. »
On n'a donc pas, après trois jours de réflexion, après avoir eu le temps de prendre des instructions, après que les personnes qui remplacent M. le ministre de la guerre quand il est absent s'étaient transportées au ministère de la justice pour avoir des instructions, parce qu'il s'agissait de questions de procédure et que le ministre de la justice pouvait intervenir, non seulement refusé l'entrée, mais même toute explication, et cela par ordre.
L'officier qui remplaçait le directeur de la fonderie avait ordre de se refuser à toute explication ou du moins, s'il a agi de son chef, il n'a pas été blâmé.
Je n'ai pas entendu que jusqu'à présent il ait été mis en disponibilité ou envoyé à Diest pour ce qu'il a fait.
« L'officier m'a dit qu'il se refusait à toute explication. »
D'où je conclus qu'il n'a pas ordre de donner des explications.
« En conséquence, assisté de M. le brigadier susdit et de ses trois gendarmes, en présence de M. le juge de paix suppléant et des autres personnes préqualifiées, j'ai requis le sieur Félix Dernier, maître serrurier, domicilié à Liège, pour crocheter la serrure de ladite porte d'entrée, lequel, s'avançant vers la porte pour obtempérer à cette réquisition, en a été empêché par un caporal et un soldat qui, se plaçant devant la porte, le fusil armé d'une baïonnette et menaçant d'en faire usage, ont déclaré en même temps qu'ils avaient mission de s'opposer par la force à notre entrée dans la fonderie. »
On avait dit qu'on avait croisé la baïonnette. L'expression a été trouvée exagérée. La baïonnette n'était peut-être pas croisée, mais il y en avait une.
Après s'être refusé à toute explication, après que l'officier exerçant le commandement s'était refusé à recevoir le juge de paix, on croise la baïonnette.
Ainsi donc, messieurs, je n'ai rien exagéré dans ce que j'ai dit ; j'ai même évité de lire ce procès-verbal qui en aurait dit bien plus que toutes mes appréciations.
Je le répète, il n'y a rien de personnel dans ce que j'ai dit ; j'attaque ce qui s'est fait.
Que ce soit l'ordre du commandant ou de tout autre, peu m'importe ; mais je ne puis admettre qu'on croise, selon l'expression très exacte de l'honorable M. Goblet, la baïonnette sur la poitrine d'un magistrat alors qu'il était si facile d'aller en référé ou en appel.
J'ai tenu à rectifier ce qu'a dit M. le ministre de la guerre et à prouver qu'il n'y a pas une syllabe inexacte dans tout ce que j'ai dit.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - On paraît contester mon assertion que le directeur de la fonderie de canons n'a aucun ordre à donner au poste de garde de cet établissement.
Le directeur de la fonderie de canons ne peut donner d'ordres qu'aux employés mêmes de l'établissement.
Quant au portier-consigne, ses attributions sont réglées par le règlement de 1838. Il reçoit les ordres du directeur parce qu'il est employé de la fonderie.
Or, la consigne que lui avait donnée le directeur était de ne laisser entrer personne dans l'établissement sans une autorisation spéciale du ministre de la guerre.
Toute personne qui désire visiter une forteresse, un arsenal ou un établissement militaire doit en demander l'autorisation au département de la guerre.
Si le ministre juge à propos de délivrer cette autorisation, il le fait par écrit et c'est sur l'exhibition de cette pièce que le portier-consigne laisse entrer.
Voici ce qui s'est passé à la fonderie de canons.
Le chef du poste de garde avait reçu l'ordre du commandant de place de faire exécuter la consigne de ne laisser entrer personne sans autorisation et, dans le cas où l'on voudrait forcer l'entrée, de s'y opposer.
Le directeur de l'établissement n'avait nullement à intervenir entre la garde et les personnes qui ont prétendu entrer à la fonderie, en en faisant forcer la porte.
Il est dit dans le procès-verbal, que M. le directeur n'étant pas présent, on a demandé à s'aboucher avec l'officier qui le remplaçait ; mais à l'heure où les officiers quittent l'établissement, il ne reste que le seul officier de semaine.
C'est un officier subalterne qui n'a autre chose à faire qu'à surveiller les travaux et à prendre les mesures nécessaires en cas d'accidents, mais il n'a rien à voir dans une question aussi importante que celle qui nous occupe et qu'il ne connaissait peut-être qu'imparfaitement.
C'était au commandant de place qu'il fallait s'adresser. Cela est si vrai, que lorsqu'on a été prévenu que le juge devait se représenter à la (page 485) fonderie, le commandant de place, en personne, est venu pour le recevoir. Le juge n'étant pas arrivé à l'heure indiquée, le commandant s'est retiré et a laissé, pour le remplacer, le major de la place.
On a dit que, contrairement à ce que j'ai affirmé, M. Lejeune-Chaumont n'était pas un ancien ouvrier de la fonderie de canons.
Le fait est inexact en ce sens que M. Lejeune-Chaumont a été ouvrier à la manufacture d'armes qui se trouve à proximité de la fonderie.
M. Guillery. - Pas ouvrier.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Voulez-vous me permettre de finir ? Je vais vous lire une requête qu'il adressait au ministre de la guerre sous la date du 29 août 1857.
« Monsieur le ministre,
« Le soussigné Paschal Lejeune-Chaumont, armurier, domicilié faubourg Vivegnis, n°158, à Liège, vient vous prier de vouloir bien le faire nommer à la fonderie royale de canons à l'emploi de maître forgeron qui va être vacant, ou à celui de maître foreur, celui-ci devant être remplacé par le premier.
« Il a travaillé comme chef d'atelier de la transformation à la manufacture d'armes de l'Etat depuis 1840 jusqu'à ce jour.
« Dans l'attente d'une réponse favorable, il reste, M. le ministre.
« Votre très humble serviteur,
« P.-J. Lejeune-Chaumont.
« Liège, 29 août 1857. »
M. le Lejeune-Chaumont a été employé temporairement comme chef d'atelier.
M. Guillery. - Un chef d'atelier n'est pas un ouvrier. C'est très différent.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Tout ce que j'ai voulu dire, c'est que c'était un ancien employé de l'Etat.
Ce sont là, d'ailleurs, de très minimes détails de l'exactitude desquels je ne puis pas toujours répondre et auxquels je n'attache aucune importance.
Pour vous donner une idée des sentiments et de la manière de voir de M. le directeur de la fonderie, je vais vous donner lecture d'une lettre dont j'ai eu communication, lettre écrite par lui à M. le substitut de l'auditeur général. M. le ministre de la justice avait envoyé à Liège, dès l'origine du conflit, et dans laquelle il prie ce magistrat de me rendre compte de ce qui s'est passé, pour le justifier des accusations portées contre lui.
Il dit dans cette lettre :
« On m'a reproché d'avoir fait croiser la baïonnette sur la poitrine d'un magistrat, d'avoir fait charger les fusils, etc., etc., et on a dit que j'aurais dû recevoir le juge de paix en personne et lui expliquer le pourquoi, etc., etc., etc. »
« Vous êtes parfaitement au courant de ce qui s'est passé, et vous êtes en position de renseigner le ministre. Vous savez que ces messieurs n'ont eu garde de m'avertir de l'heure de leur expédition projetée.
« M. Lejeune-Chaumont a tenté un acte de surprise et de violence au moment où je ne suis pas à la fonderie de canons, à l'heure où je suis chez moi occupé à dîner (à cinq heures et demie du soir).
« Cet acte a tourné contre lui par le simple effet de la consigne qui avait été donnée au portier de ne laisser entrer personne dans l'établissement, sans une autorisation de l'autorité militaire.
« La garde a prêté main forte à ce dernier quand on a voulu faire crocheter la porte d'entrée. C'est là un effet naturel et inévitable de la violence tentée. Personne n'a été obligé de donner à cet effet un ordre spécial.
« Si on avait voulu éviter le conflit fâcheux qui a eu lieu, il m'aurait écrit un mot pour me demander une conférence, ou simplement m'indiquer l'heure de l'expédition qu'il projetait de faire avec les gendarmes et un serrurier.
« Dans ce cas je n'aurais pas manqué de l'avertir de ce qui pouvait résulter d'une tentative d'entrer de force à la fonderie, et tout aussi certainement je me serais trouvé présent pour parer éventuellement à quelque scandale.
« Toute personne raisonnable doit donc convenir, du moment que le droit du département de la guerre n'est plus contesté, que celui qui a tenté la surprise, est seul coupable et non celui qui n'a fait que repousser une tentative illégale, en consignant la porte comme il en avait reçu l'ordre.
« Comme le ministre était absent à l'époque où ces faits se sont passés, il serait bon que vous lui donnassiez ces renseignements que vous savez être exacts, puisque vous avez eu une entrevue avec l'officier de semaine qui se trouvait sur les lieux au moment de l'incident. »
Voilà ce que M. le directeur de la fonderie de canons a écrit après avoir lu le discours de l'honorable M. Guillery. La seule chose que j'ai eu à cœur en répondant aux deux honorables membres, c'est de justifier cet officier, qui n'est pour rien dans les faits qu'on lui attribue et qui ne peut, par conséquent, en être rendu responsable.
Encore une fois, la consigne a été donnée par le commandant de la place de Liège, comme c'était son devoir.
M. Guillery. - Messieurs, je vous demande la parole pour dire un mot sur l'incident. Ce qui m'a engagé à prendre la parole, c'est que M. le ministre de la guerre avait dit : « Après avoir cherché à faire peser sur moi la responsabilité de ces faits, on cherche à la faire peser sur le directeur de la fonderie de canons. »
Eh bien, cela était tellement loin de ma pensée que je ne comprends vraiment pas comment M. le ministre de la guerre a pu m'attribuer l'intention de venir ici me faire l'organe de je ne sais quelle haine, quelles rancunes personnelles contre un officier que je ne connais pas personnellement et que je suis tout disposé à considérer comme un officier d'infiniment de talent.
Mais, en ma qualité de représentant, je dois exprimer ici mon opinion sur ce qui s'est passé ; c'est ce que j'ai fait en acquit de mon devoir.
Il ne faut pas amoindrir une telle question ; il ne faut pas surtout chercher à amoindrir les membres de la Chambre en leur faisant jouer un rôle qui ne serait pas digne d'eux.
Ce que M. le ministre de la guerre vient de dire prouve une fois de plus combien le gouvernement eût sagement agi en publiant dans le Moniteur une simple note qui eût éclairé le public sur les faits qui se sont passés à Liège.
M. le ministre de la guerre nous apprend que M. le commandant de la fonderie de canon, lui a écrit : Si j'avais su que le juge de paix se serait présenté, je me serais empressé de le recevoir. Mais, messieurs, le procès-verbal qui a été dressé des faits qui se sont passés le 22 juin, alors que le directeur était, non pas à table chez lui, mais à la fonderie, ce procès-verbal constate que d'abord le portier-consigne a déclaré qu'il aurait reçu du directeur l'ordre de requérir la force armée.
Voilà ce qu'on a dit ; et quand le juge de paix a fait connaître sa présence au directeur, qu'a fait celui-ci ? Il a répondu qu'il persistait à refuser l'entrée de son établissement, ajoutant qu'il fallait une autorisation de M. le ministre de la guerre pour pouvoir y pénétrer. Le directeur était donc là ; il savait que sa présence était sollicitée par un magistrat, et cependant il n'a point reçu ce magistrat, et il s'est abstenu de se présenter à lui.
Trois jours après la première tentative ; on avait pu prévoir l'intervention de la force armée, et ici je dois déclarer que, loin d'accuser le directeur de la fonderie, je suis tenté de le trouver complètement à l'abri de tout reproche, parce qu'il a nécessairement agi en vertu d'ordres émanés de l'autorité supérieure. Mais je fais peser la responsabilité sur celui qui a donné cet ordre et qui, selon moi, n'a pas donné les instructions qu'il aurait dû prescrire, dans la prévision d'une intervention de la force armée et des déplorables conséquences qui pouvaient en résulter.
M. Pirmez. - Les faits qui se sont passés à la fonderie de canons ont causé une émotion facile à comprendre. On s'est demandé avec raison comment il était possible que les dépositaires de l'autorité fussent amenés à en venir aux mains ; et comme chacun sait que la loi ne peut autoriser une lutte qui se ferait en son nom, on a naturellement cherché à savoir de quel côté étaient les torts.
Cette question peut être examinée à deux points de vue différents : celui de la forme et celui du fond ; celui des convenances et celui du droit.
Je ne veux pas entretenir la Chambre de la première de ces faces de la question. Je dois dire cependant qu'à certains moments, en entendant, l'exposé des faits, j'ai ressenti une impression défavorable sur la conduite de l'autorité militaire. Si alors j'avais dû à l'instant même me prononcer, j'aurais eu à craindre que le sentiment froissé n'eût prévalu chez moi sur la raison juridique.
Les explications qui ont été données par M. le ministre de la guerre auront sans doute adouci l'irritation, les regrets qu'a pu inspirer un premier exposé des faits.
Quoi qu'il en soit et quelque blâme qu'on veuille attacher à quelques circonstances particulières, je demande à la Chambre d'en faire abstraction.
Il est bien certain, dans tous les cas, que ce ne serait pas aborder la question par son côté le plus sérieux que de s'arrêter à ces détails accessoires.
Les faits et les personnes passent ; mais les principes et le droit restent. Il faut percer l'écorce pour voir le fond même des choses.. Je demande donc à la Chambre la permission de lui présenter quelques (page 486) considérations uniquement sur la question de droit, en insistant pour qu'elle fasse abstraction de toutes les impressions que les circonstances auraient pu faire naître.
Il faut surtout se défier des froissements qui auraient leur source dans un motif légitime. Les sentiments égarent d'autant plus facilement les consciences honnêtes qu'ils sont excités par un mobile plus respectable.
Si l'on écarte ainsi tout préjugé, l'on examine froidement la question de droit, elle devient d'une simplicité extrême.
M. B. Dumortier. - Je demande la parole.
M. Pirmez. -La première question qu'il faut certainement se faire est celle de savoir quelle est la nature du conflit soulevé à la fonderie de canons.
Y a-t-il eu conflit entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif ?
Ma réponse surprendra peut-être après tout ce qui a été admis jusqu'ici. Cependant je n'hésite pas à dire qu'il n'y a pas de trace d'un pareil conflit.
Rendons-nous bien compte des attributions des deux pouvoirs en ce qui concerne les décisions des tribunaux.
L'administration de la justice suppose deux choses : la juridiction ou le pouvoir de prononcer sur le droit des parties, et le commandement ou le pouvoir de contraindre à l'exécution de la déclaration du droit..
Les jurisconsultes romains nous signalent déjà ces deux pouvoirs très distincts : jurisdictio et imperium. Ils ont été souvent confiés à la même personne comme à Rome, au préteur qui jugeait et faisait respecter ses jugements.
Il n'en est plus ainsi aujourd'hui.
La juridiction appartient au pouvoir judiciaire, mais le commandement est exclusivement réservé au pouvoir exécutif.
La Constitution est on ne peut plus précise à cet égard.
Elle ne reproduit pas cette disposition de la Charte française de 1830, qui voulait que la justice fût rendue au nom du roi ; elle laisse nos tribunaux et nos cours statuer en vertu de leur propre pouvoir, mais elle porte en termes formels que les jugements et arrêts sont exécutés au nom du roi.
Comment cela se réalise-t-il en pratique ?
Les tribunaux et les cours rendent leurs sentences, mais la décision rendue n'autorise en rien la partie qui l'a obtenue à la mettre à exécution ; il y a entre les intéressés une déclaration de droits qui équivaut exactement à une convention. Aussi si, obtenant aujourd'hui un arrêt de la cour de Bruxelles, je m'empare de ce qu'il m'alloue, je suis censé me faire justice à moi-même aussi bien que si je m'étais mis en possession de ma propre autorité de ce à quoi une simple convention me donnait droit.
Lorsque le jugement est rendu, on peut le faire rendre exécutoire, mais ce n'est pas le pouvoir judiciaire qui lui donne cette qualité. Le greffier, qui est un officier ministériel, la revêt de ce qu'on appelle la formule exécutoire. Par cette formule, le Roi fait savoir que tel jugement a été rendu et ordonne qu'on l'exécute. La formule est connue : « Nous Léopold premier, à tous présents et avenir savoir faisons. Le tribunal de....... a rendu le jugement suivant : » Et après le jugement : « Mandons et ordonnons à tous huissiers requis de mettre le présent jugement à exécution ; à nos procureurs généraux et à nos procureurs près les tribunaux de première instance, d'y tenir la main ; à tous commandants et officiers de la force publique d'y prêter main forte lorsqu'ils en seront légalement requis. »
Le rôle du pouvoir judiciaire est donc fini quand la sentence est rendue, celui du pouvoir exécutif commence. Les tribunaux ont statué, le Roi ordonne d'exécuter. C'est en vertu de cet ordre émané non de juges qui ont statué, mais du chef du pouvoir exécutif, que toute l'exécution se fait.
Le greffier fait en apposant la formule ce que toutes les cours et les tribunaux du royaume pourraient faire, il met à la disposition de celui qui a obtenu la sentence tous les moyens de contrainte accueillis par la loi. Et cela est si vrai que la simple volonté des parties a la même force que les décisions des tribunaux ; les conventions devant notaire peuvent être revêtues de la même formule exécutoire, et donnent droit aux mêmes voies d'exécution que les arrêts d'une cour d'appel.
On comprend facilement qu'il n'en serait pas ainsi si le commandement dérivait de la décision même des juges et non de la formule dans laquelle elle est enchâssée.
J'insiste sur ce point, parce que, bien constaté, il résout toute la question que nous discutons.
De cette séparation de la juridiction et du commandement, découlent deux conséquences nécessaires.
La première conséquence, c'est que tous les obstacles que rencontre l'exécution d'une décision judiciaire doivent être aplanis par le pouvoir exécutif, et que les oppositions de fait que cette exécution rencontre sont des oppositions, non à l'exercice du pouvoir judiciaire, mais aux actes du pouvoir exécutif.
La seconde conséquence, c'est qu'il n'y a conflit avec l'autorité judiciaire que quand on veut restreindre ou étendre la juridiction, c'est-à-dire quand on prétend lui retirer ou lui attribuer la connaissance de certaines contestations que la justice entend ou n'entend pas juger.
L'autorité administrative veut-elle juger une cause dont le pouvoir judiciaire croit devoir connaître, il y a ce qu'on appelle conflit d'attribution positif. L'administration refuse-t-elle, au contraire, de statuer sur une contestation que la justice refuse aussi de vider, il y a conflit d'attribution « négatif. »
Ouvrez tous les livres de droit, vous ne verrez jamais indiqués que ces deux espèces de conflits.
Appliquons ces idées simples à ce qui s'est passé à Liège.
Les deux pouvoirs ont-ils prétendu connaître ou refusé de connaître de la question de contrefaçon ? Mais il n'est pas même venu à l'esprit du pouvoir exécutif de se prononcer sur ce point.
Il n'y a eu conflit que dans l'exécution. Des dépositaires de l'autorité du pouvoir exécutif, obéissant au « mandons et ordonnant » terminant l'appointement de requête du président du tribunal de Liège, ont voulu mettre à exécution cet appointements ; d'autres agents de la force publique n'ont pas voulu que l'ordonnance reçût l'exécution qu'on réclamait.
Vous le voyez donc, messieurs, il n'y a pas eu de conflit entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif, mais bien entre deux fractions du pouvoir exécutif.
M. Coomans. - C'est subtil.
M. Pirmez. - C'est la vérité juridique. M. Coomans prétendra-t-il que ce sont les tribunaux qui exécutent leurs sentences ?
Cette prétention est constitutionnellement condamnée. C'est donc le pouvoir exécutif qui donne l'exécution à ces sentences, et quand l'autorité militaire, qui relève du pouvoir exécutif, s'est opposée à cette exécution, c'est dans le sein de ce pouvoir que s'est élevé le conflit. (Interruption.)
M. Nothomb qui m'interrompt est dans la question, il s'agit de savoir si on pouvait s'opposer à l'exécution.
- Un membre. - Qui a apposé le « mandons et ordonnons » ?
M. Pirmez. - Le greffier, qui est un officier ministériel.
M. Guillery. - Un officier judiciaire.
M. Pirmez. - Il est bien inutile de discuter cette qualité. Prenons cette formule : qu'y lisons-nous ? Que c'est le Roi, chef du pouvoir exécutif, qui ordonne l'exécution. Donc l'exécution se fait par le pouvoir exécutif.
Quand on tient compte de ces principes, qui n'ont été que trop méconnus, la solution de la question devient bien simple. (Interruption.)
M. Nothomb prétend qu'on ne pouvait pas s'opposer à l'exécution de l'ordonnance, qui était obligatoire. Or, je soutiens que l'exécution forcée n'en pouvait avoir lieu, qu'elle n'était pas possible, qu'elle était illégale et juridiquement absurde. En effet, messieurs, on ne peut pas exécuter l'Etat.
Anciennement la question ne pouvait guère se présenter ; le pouvoir exécutif retenait toujours par devers lui la connaissance des contestations dans lesquelles il était intéressé.
En France encore aujourd'hui ; c'est le conseil d'Etat qui prononce dans la plupart des contestations qui concernent le gouvernement.
Les difficultés sur l'exécution d'une sentence judiciaire contre le gouvernement sont aussi enlevées avec la sentence elle-même.
Notre Constitution est venue faire surgir cette question en étendant la compétence des tribunaux vis-à-vis de l'Etat.
Comment, d'après les principes, doit-on exécuter les décisions des tribunaux vis-à-vis du gouvernement ?
Nous savons que le gouvernement est chargé d'exécuter les sentences judiciaires.
Quand la sentence est rendue contre lui à un titre ou à un autre, le gouvernement cumule deux qualités : il est exécutant et il est exécuté. Or, la réunion sur une même tête de deux qualités contraires est ce qu'on appelle en droit la confusion. Quand on est créancier et débiteur, il n'y a plus de créance, la créance disparaît. Quand on est, comme le gouvernement dans le cas présent, exécutant et exécuté, si nous décidons par analogie, il n'y a plus aucune espèce d'exécution.
Que serait-ce que maintenir les voies d'exécution ? Ce serait vouloir que le gouvernement s'exécute lui-même, c'est-à-dire qu'il emploie sa force pour se contraindre à exécuter une chose que par hypothèse il ne (page 487) voudrait pas exécuter librement. Si le gouvernement veut exécuter la sentence, il pourra le faire sans contrainte. S’il ne veut pas exécuter, il est évident qu’il n’ira pas charger les officiers de la force publique d’employer la violence contre lui pour le forcer à faire ce qu’il ne veut pas faire ;
La raison de droit proclame donc l'impossibilité d'une exécution, quand une sentence est rendue contre l'Etat, et le système contraire nous conduit à cette absurde conséquence qu'il faudrait admettre qu'un pouvoir doit se contraindre lui-même à faire une chose qu'il ne veut pas faire !
Mais suis-je le premier qui a soutenu cette proposition ?
Mais elle est tellement constante qu'il n'est personne qui ose entreprendre une exécution contre le gouvernement. Dans l’affaire des toelagen, il y a des arrêts passés en force de chose jugée. Si ceux qui les ont obtenus pouvaient exécuter, comme on le prétend, ces arrêts, il y a longtemps qu’ils l’auraient fait.
M. Guillery. - J'ai répondu à cela.
M. Pirmez. - Vous y avez répondu, mais votre réponse n'est pas satisfaisante ; je vais le démontrera l'instant.
M. Nothomb. - Votre système est la négation du pouvoir judiciaire, c'est la confiscation de son indépendance constitutionnelle au profit du pouvoir exécutif.
M. Pirmez. - Voilà deux interruptions. Je ne puis répondre aux deux à la fois. Je vais d'abord répondre à celle de l'honorable M. Guillery. Je répondrai ensuite à celle de l'honorable M. Nothomb.
Qu'a répondu l'honorable M. Guillery à cette objection qu'on ne peut saisir contre le gouvernement ?
Il nous a dit : On ne peut saisir les biens de l'Etat, c'est facile à comprendre. Les biens d'un Etat sont inaliénables, sinon en vertu d'une loi. Si donc vous permettiez de les saisir, si vous permettiez, par exemple, d'exproprier la forêt de Soignes, vous arriveriez, par une décision judiciaire, à faire une aliénation de biens que la loi seule peut autoriser.
Mais je vais démontrer que cette réponse n'explique rien. Le gouvernement n'a pas que des biens non aliénables si ce n'est en vertu d'une loi. Le gouvernement a quantité de choses aliénables et qu'il aliène tous les jours.
Ainsi il a beaucoup d'argent comptant, et l'on ne prétendra pas que les pièces de 5 fr. qui se trouvent à la Banque ou chez les receveurs de contributions sont inaliénables. Si donc il n'était défendu de saisir que parce que la chose n'est aliénable qu'en vertu d'une loi, il y a longtemps que les ayants droit aux traitements d'attente auraient fait des saisies-exécutions à la Banque ou chez les receveurs de contributions et que le conflit qui vous a occupés serait terminé par le payement de ces toelagen.
Si quelqu'un a un moyen de faire exécuter l'Etat, il a dans l'affaire des toelagen une très bonne occasion de le produire.
M. Guillery. - J'ai dit qu'à la fonderie de canons il s'agissait non d'une saisie, mais d'un acte conservatoire.
M. Pirmez. - Je répondrai à l'objection de M. Guillery.
M. le président. - Je prie de ne pas interrompre l'orateur.
M. Guillery. - On dénature ce que j'ai dit.
M. Pirmez. - Voici ce qu'a dit M. Guillery :
(L'orateur cite quelques lignes du discours de M. Guillery.)
Mais qu'importe qu'il ne s'agisse que d'une mesure conservatoire ? Nous venons de voir que l'on ne peut faire aucune espèce de saisie-exécution contre l'Etat. Or, si vous voulez employer la violence pour obtenir l'exécution d'une mesure conservatoire, vous arrivez exactement au même résultat, aux mêmes inconvénients, aux mêmes contradictions que si vous la faites pour une saisie-exécution. N'est-il pas aussi inconcevable que le gouvernement se contraigne par la force à faire un acte conservatoire qu'à effectuer un payement ?
Mais ce qui serait bien extraordinaire, c'est que l'on aurait plus de droits de requérir la force publique pour l'exécution d'une mesure conservatoire que pour l'exécution d'une sentence définitive. Ainsi, supposez que M. Lejeune-Chaumont ait constaté son droit, que la cour d'appel de Liège lui ait adjugé une indemnité parce que l'Etat a contrefait son système de boulets. Cet arrêt passe en force de chose jugée, qui a certainement une valeur au moins égale à l'ordonnance du président du tribunal de première instance. Or, on reconnaît que, quant à l'arrêt d'appel, il n'y a aucune espèce de moyen d'exécution, et l'on trouve monstrueux qu'il n'y en ait pas pour arriver à mettre à exécution une simple mesure préparatoire ?
C'est là une contradiction évidente.
Du reste il est encore, une autre réponse à cette objection de l'honorable M. Guillery.
A qui se réfère la loi sur les brevets d'invention, en ce qui concerne l’exécution de l’ordonnance du président.
Aux disposition du Code sur la saisie-exécution. Elle renvoie précisément, quant au cas où l’on rencontre de la résistance, à ce qui est prescrit pour la saisie-exécution.
Vous reconnaissez qu'une saisie-exécution ne pouvait pas se produire. Comment donc venez-vous prétendre que la saisie provisoire, qui est assimilée à la saisie-exécution, peut s'exercer ? Ici encore c'est une contradiction flagrante.
J'arrive maintenant à l'objection de l'honorable M. Nothomb.
L'honorable M. Nothomb prétend que je confisque tout simplement le pouvoir judiciaire au profit du pouvoir exécutif.
M. Nothomb. - J'ai simplement dit, en vous en interrompant, et je répète que votre système n'est autre chose que l'absorption du pouvoir judiciaire, la confiscation de son indépendance constitutionnelle, au profit du pouvoir exécutif. D'après vous, les arrêts judiciaires ne sont plus que lettre morte. Je ne puis admettre votre subtile théorie.
M. Pirmez. - Ah ! si vous voulez supposer que le pouvoir exécutif va systématiquement ou arbitrairement refuser l'exécution des arrêts et des jugements, on aura à craindre que ceux-ci demeurent inefficaces.
Mais si vous voulez procéder par des suppositions semblables, tout l'édifice constitutionnel s'écroule.
Méconnaissez-vous aux tribunaux le droit d'appliquer les lois ? Non sans doute, et cette application, vous ne le nierez pas, n'a d'autre garantie que la conscience des magistrats. Mais je puis alors vous reprocher d'émettre des idées qui confisquent, suivant votre expression, le pouvoir législatif. Ne pourraient-ils pas en effet rendre lettres mortes toutes les lois que nous élaborons ?
Vous admettez également que les tribunaux peuvent refuser, dans certains cas, d'appliquer les arrêtés royaux. Mais s'ils s'avisaient de n'en plus appliquer aucun ? Décidez donc, dans la crainte de ce danger, que la doctrine constitutionnelle sur la non-application des arrêtés est la confiscation du pouvoir exécutif.
Vous voyez qu'il est impossible de supposer que ceux qui sont chargés d'exécuter la Constitution, vont s'appliquer à la violer.
Il faut partir de la supposition contraire. La Constitution a confié à, chaque pouvoir le soin de respecter les droits des autres pouvoirs.
Le pouvoir judiciaire est chargé d'appliquer la loi, nous devons croire qu'il les applique, il est chargé d'appliquer les règlements d'administration publique, tant qu'ils ne sont pas contraires aux lois, il faut croire qu'il remplira ce devoir.
Le pouvoir exécutif est chargé de l'exécution des lois et des jugements.
Pourquoi douteriez-vous plus de sa fidélité à remplir sa mission que de celles des autres pouvoirs ? Il exécutera donc les lois et les jugements Seulement si ceux-ci attentaient à ses prérogatives constitutionnelles, il les laisserait sans exécution comme le pouvoir judiciaire laisserait sans application les arrêtés illégaux.
Vis-à-vis du pouvoir exécutif, le devoir constitutionnel n'est, d'ailleurs, pas dépourvu de sanction. S'il refusait d'exécuter les jugements, nous serions là, en vertu du droit de surveillance que nous exerçons constamment sur le gouvernement, pour le rappeler au respect de la loi. Il y a donc bien plus de garanties encore que le pouvoir exécutif ne peut point paralyser l'action du pouvoir judiciaire, qu'il n'y en a que le pouvoir judiciaire n'entravera pas l'action du pouvoir exécutif. Le pouvoir judiciaire est indépendant, le pouvoir exécutif est soumis à la surveillance de la législature.
Dans le système des honorables membres que je combats, ou croirait qu'il faut immédiatement, en cas de conflit, que le pouvoir qui veut agir attaque le pouvoir qui résiste et ne se fasse faute de le réduire que quand on ne peut espérer la victoire.
Ce n'est point le système de la Constitution. Elle a protégé chaque pouvoir par une mesure bien plus sage : elle veut que la résistance soit toujours passive, et elle a mis la garantie des prérogatives de chaque pouvoir dans l'inaction qu'il peut opposer aux empiétements dirigés contre lui.
Quand le pouvoir exécutif empiète sur le pouvoir judiciaire, que doit faire celui-ci ?
Est-ce qu'il peut attaquer la décision, la mettre à néant ? Mais pas le moins du monde. Il peut seulement refuser de l'appliquer. Voilà la sanction de l'obligation qu'a le pouvoir exécutif de se conformer à la loi. Le pouvoir judiciaire lui oppose une résistance purement passive.
Quand le pouvoir judiciaire rend une décision qui empiète sur les (page 488) prérogatives du pouvoir exécutif, celui-ci doit-il nécessairement le subir ? On en ne peut pas le soutenir.
Peut-il aller attaquer la justice par la force dont il dispose ? Ce serait plus insoutenable encore. Il doit employer un moyen analogie à celui dont la Constitution autorise l’emploi par le pouvoir judiciaire ; celui-ci refuse d’appliquer l’arrêté illégal, le pouvoir exécutif n’exécute pas la sentence qui lèse ses droits constitutionnels.
Dans les deux cas l'inaction qui évite les conflits vraiment redoutables maintient les limites des deux pouvoirs.
Mon système, non seulement n'est pas la confiscation des droits d'un pouvoir au profit de l'autre, mais il garantit la marche sans froissement des grands rouages constitutionnels.
J'ai démontré, messieurs, que l'on ne pouvait dans aucun cas employer l'exécution parée contre l'Etat.
Si le gouvernement refusait de satisfaire à une condamnation prononcée contre lui comme personne privée, nous devrions l'en blâmer ; si cette condamnation au contraire touche à des attributions qui constituent son pouvoir constitutionnel, sa résistance n'est que légitime parce qu'elle repousse un empiétement sur ses droits.
Mais voyez comment les faits qui se sont passés à Liège démontrent la supériorité pratique de notre doctrine.
On a voulu exécuter le gouvernement. On s'est adressé pour cette exécution à la force publique, qui est soumise au même chef que ceux contre lesquels l'exécution devait être pratiquée.
N'était-il pas bien naturel, au lieu de créer un pareil conflit entre des hommes soumis à la même autorité, de recourir au chef auquel ils obéissent tous ?
C'est donc comme à plaisir qu'on a créé une lutte qui pouvait amener des malheurs, mais non un résultat.
Dans mon système, au contraire, il fallait signifier simplement l'ordonnance, et le gouvernement alors devait l'exécuter si elle était rendue contre lui, en tant qu'il agissait comme industriel, comme personne privée, et qu'il avait droit de laisser sans effet si elle était attentatoire à ses attributions constitutionnelles ; mais dans aucun cas on ne pouvait se livrer à la mise en scène qui a eu lieu par le déploiement sans raison de la force publique.
S'il en est ainsi, messieurs, vous comprenez que la question de droit n'est plus douteuse. L'exécution contre le gouvernement est impossible ; ceux qui ont voulu pratiquer cette exécution ont donc toute la responsabilité de leur tentative illégale, et ceux qui s'y sont opposés ont usé du droit de légitime résistance.
Messieurs, je me suis appesanti sur ce point parce qu'il me paraît avoir une importance plus grande que tout autre point du débat. Il s'applique en effet à un très grand nombre de cas.
Ces observations nous présentent une solution bien simple de la question si vivement agitée ; cette solution n'est pas la seule.
Je suppose maintenant qu'il ne s'agisse pas d'exécuter l'Etat.
Je fais abstraction de cette impossibilité d'exécution reconnue par tout le monde et je ne crains pas de dire que l'exécution à laquelle on voulait parvenir est encore formellement condamnée par la loi.
Messieurs, je ne vous lirai qu'un seul des articles des lois spéciales qui ont été invoquées devant vous, mais il est décisif et je m'étonne que l'honorable M. Guillery ait si mal compris cet article, qui est cependant bien clair.
Et d'abord, messieurs, remarquons que l'exécution de tout jugement est renfermée dans certaines limites. Ainsi M. le ministre de la justice a cité plusieurs cas où l'exécution est interdite : les audiences des tribunaux, les cérémonies du culte, le domicile, à certaines heures, ne peuvent être troublés par une exécution judiciaire.
Il y a donc, d'après les lieux et d'après le temps, certaines exceptions au droit d'exécuter les jugements.
Eh bien, je suppose qu'on eût le droit d'exécuter contre l'Etat, avait-on le droit d'exécuter dans le lieu où on a tenté de le faire ?
Que dit l'article 68 du décret de 1811 :
« Hors les cas prévus par l'article précédent, (l'article précédent ne s'occupe que des cas de flagrant délit), nul ne peut pénétrer, sans l'autorisation du commandant d'armes, dans l’intérieur des bâtiments ou établissements militaires, et des terrains clos qui en dépendent, ni sur les parties des fortifications autres que celles qui sont réservées à la libre circulation des habitants en vertu de l'article 28 de la loi des 8-10 juillet 1791. »
Ainsi, « nul ne peut pénétrer », voilà les termes formels du décret de 1811. Je ne crois pas que, dans aucune loi, il y ait rien de plus positif, de plus catégorique que les expressions de ce décret.
Maintenant remarquez comment l'article continue :
« En conséquence et hors desdits cas, les officiers de police civile ou judiciaire s'adresseront pour la poursuite des délits ordinaires au commandant d'armes, qui prendra de suite et de concert avec eux, les mesures nécessaires pour la répression du désordre, et s'il y a lieu, pour l'arrestation de» prévenus. »
Dans quel cas faut-il s'adresser au commandant militaire ? Lorsqu'il s'agit de parvenir à la répression d'un délit, à l'arrestation d'un prévenu.
Or, l'honorable M. Guillery a supposé qu'il fallait s'adresser au commandant militaire dans la contestation purement civile soulevée par M. Lejeune-Chaumont, contestation dans laquelle on n'aperçoit aucune trace de délit. Il faut bien remarquer que la contrefaçon d'un procédé industriel ne constitue pas un délit, qu'il est la simple lésion d'un droit de propriété.
Mais je vais même plus loin, messieurs, et je prétends que la résistance du commandant de la fonderie de canons était encore légitime, même en faisant abstraction non seulement de la circonstance que l'on ne peut pas exécuter contre l'Etat, mais encore de la circonstance qu'il s'agissait d'un établissement militaire.
La raison en est bien simple, c'est qu'on n'a pas procédé régulièrement, c'est qu'on n'a pas signifié comme on le devait, l'ordonnance de M. le président. J'ai été très étonné d'entendre l'honorable M. Guillery dire qu'il importe peu que l'ordonnance ait été signifiée régulièrement.
M. Guillery. - Au point de vue où je m'étais placé.
M. Pirmez. - Nécessairement nous sommes placés au point de vue de la question de savoir si la résistance a été légitime. Voilà la question ; il n'y en a pas d'autre. Mais dire : qu'importe la régularité de la signification, revient à ceci, qu'importe la légalité ?
Pour se soustraire à cette conséquence, que la résistance était légitime, si les formalités n'avaient pas été remplies, il faudrait en revenir au principe que toujours l'autorité doit être obéie.
Quels débats n'a pas soulevés ce principe ! La question de savoir s'il faut toujours obéir ou si l'on peut quelquefois résister, a été un des points principaux qui divisaient les partis en Angleterre dans les dissensions intestines du XVIIème siècle.
Mais sous notre régime constitutionnel, cette question n'en est pas une.
Le droit de résister aux ordonnances ou aux actes illégaux de l'autorité, nous vient des constitutions impériales du Code romain. Il a toujours été maintenu au moyen âge par les jurisconsultes qui disaient même que c'était non seulement un droit, mais encore un devoir de résister aux actes illégaux de l'autorité.
La révolution française a proclamé ce principe dans ses constitutions. Lors des discussions de notre pacte fondamental, la question a été soulevée au sein du Congrès ; l'assemblée a reconnu, non par un article inscrit dans la Constitution, mais par une manifestation non équivoque de sa volonté, que le droit de résistance aux actes illégaux devait être maintenu.
Ce droit a reçu enfin une nouvelle consécration lorsque la Chambre a adopté le nouveau Code pénal..
Eh bien, si vous admettez le droit de résistance, il faut dire que le directeur de la fonderie de canons de Liège était en droit de résister, ne fût-ce que parce que l'ordonnance n'avait pas été régulièrement signifiée.
Messieurs, je ne sais si mes honorables adversaires viendront mettre en doute, comme l'a fait l'honorable M. de Gottal, le droit de résistance. Nous devons, nous, le maintenir dans toute sa force, parce que c'est une garantie que. nous avons contre les abus de l'autorité et de ces garanties nous n'en voulons perdre aucune.
Je me résume. L'exécution tentée à la fonderie de canons était illégale parce qu'elle était dirigée contre l'Etat qu'on n'exécute pas, parce, qu'elle tendait à l'introduction dans un lieu où la loi défend de pénétrer et parce qu'elle procédait sans l'accomplissement de formalités nécessaires.
Cette exécution était ainsi viciée par une triple illégalité : de personne, de lieu et de forme. Donc il était permis d'y résister.
- La suite de la discussion est remise à demain, à deux heures.
La séance est levée à 4 1/2 heures.