(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862)
(page 169) (Présidence de M. Vervoort.)
M. de Florisone, secrétaire, procède à l’appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Moor, secrétaire, lit le procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Des commerçants, industriels et cultivateurs, à Bossut, demandent l'abolition des droits de barrières. »
- Sur la proposition de M. H. Dumortier, renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.
« Des facteurs des postes, à Namur, demandent une augmentation de traitement. »
« Même demande des facteurs de postes à Rochefort. »
- Renvoi à la section centrale du budget des travaux publics.
« Les commis greffiers près le tribunal.de première instance de Namur prient la Chambre d'améliorer leur position. »
M. de Montpellier. - Je demande le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion du budget de la justice.
- Cette proposition est adoptée.
« Des facteurs des postes, à Nivelles, demandent une augmentation de traitement et qu'on leur accorde chaque année quelques jours de repos. »
« Même demande de facteurs de postes à-Manage. »
- Renvoi à la section centrale du budget des travaux publics.
« Le conseil communal de Cugnon présente des observations sur le chemin de fer projeté de Longlier sur Carignon, et demande que cette ligne passe par Herbeumont et Bouillon. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des ouvriers à Meulebeke demandent qu'il soit pris des mesures pour maintenir le travail dans les ateliers, diminuer la cherté des vivres et réduire les impôts qui pèsent le plus lourdement sur la consommation. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Hompré demande la construction d'une route d'Orthenville au point d'arrêt de Ferrières. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget des travaux publics.
« Le conseil communal de Zonhoven demande une loi qui fixe le minimum des traitements des secrétaires communaux. »
« Même demande de l'administration communale de Bourg-Léopold. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Par dépêche en date du 5 décembre, M. le ministre de l'intérieur adresse à la Chambre des explications sur une pétition de l'administration communale de St-Amand-lez-Fleurus, ayant pour objet de faire contraindre le propriétaire exploitant d'une fabrique de liquides alcooliques, à Wagnelée, à exécuter les mesures qui lui ont été prescrites dans l'intérêt de la santé publique. »
- Dépôt au bureau des renseignements.
« Il est fait hommage à la Chambre par M. Flèche, de 120 exemplaires de son mémoire sur un projet de chemin de fer de Liège an grand-duché de Luxembourg par Pepinster, Spa et Stavelot. »
- Distribution aux membres de la Chambre, et dépôt à la bibliothèque.
« M. Wasseige, rappelé à Namur par la maladie d'un de ses enfants, et M. Thienpont, retenu chez lui par une indisposition, demandent un congé. »
- Ces congés sont accordés.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - J'ai l'honneur de déposer un projet de loi fixant le contingent de l'armée.
Cette loi devant être votée avant le 1er janvier, je prie la Chambre d'en faire l'objet de ses plus prochaines délibérations.
- Il est donné acte a M. le ministre de la présentation de ce projet de loi ; la Chambre en ordonne l'impression et la distribution.
M. de Renesse. - Je propose de renvoyer ce projet de loi à la section centrale qui examine le budget de la guerre.
- Cette proposition est adoptée.
M. le président. - La Chambre est arrivée au paragraphe 15 :
« La révision des opérations cadastrales et celle de la loi sur la contribution personnelle, donneront satisfaction à des réclamations fondées. »
M. H. Dumortier. - Messieurs, vous vous rappellerez qu'il a été signalé plusieurs fois dans cette enceinte et constaté par le gouvernement que dans la péréquation cadastrale telle qu'elle existait jusqu'ici, les Flandres ont été gravement lésées. Nous voyons donc avec plaisir le redressement de ce grief.
Cependant, je désire soumettre une simple observation à la Chambre et adresser une demande à M. le ministre des finances. Je désirerais savoir si, d'après les prévisions de l'honorable ministre, cette révision dés opérations cadastrales pourra amener une aggravation de l'impôt foncier. Car, quoique se présentant sous les apparences les plus décevantes, ce projet de loi « pourrait cacher un serpent sous des fleurs » et si les bruits qui circulent et qui émanent quelquefois de personnes à même d'être exactement renseignées, étaient exacts, les nouvelles opérations cadastrales amèneraient une aggravation assez notable de l'impôt foncier.
Je m'adresse donc à M. le ministre des finances pour lui demander si, d'après ses prévisions, il résultera de la révision dont il s'agit une aggravation de l’impôt foncier.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Lorsque j'ai eu l'honneur de soumettre à la Chambre le projet de loi portant révision des opérations cadastrales, j'ai déclaré, à diverses reprises, que cette révision était l'unique objet de la loi, et qu'il n'était nullement question d'augmenter l'impôt foncier.
La Chambre aura à statuer sur le résultat même de la révision, sur la péréquation nouvelle qui doit en être la conséquence, et la Chambre seule pourrait statuer, a l'occasion du budget des voies et moyens, sur une aggravation de l'impôt foncier. Une telle aggravation ne peut donc, en aucune façon, résulter des opérations auxquelles on se livre maintenant, et, dans la pensée du gouvernement, il n'est pas question, ni sous cette forme ni sous une autre, d'augmenter l'impôt foncier.
J'ai entendu tout à l'heure l'honorable membre émettre comme une proposition parfaitement exacte, mais qui est cependant très controversée, que les Flandres seraient surchargées par suite de la répartition actuelle du contingent de l'impôt foncier.
Je ne sais pas ce qui en est au juste, mais le fait a été souvent avancé, quoique, jusqu'à présent, la preuve n'en ait pas été faite. Les opérations qui ont lieu actuellement détermineront si le fait est, oui ou non, exact.
M. H. Dumortier. - Je suis étonné, messieurs, d'entendre protester.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je ne proteste pas.
M. H. Dumortier. - Ou au moins, d'entendre mettre en doute que les Flandres ont payé une quotité d'impôt foncier plus considérable que celle qu'elles devaient payer équitablement.
Ce fait, messieurs, a été avoué par le gouvernement. Il a été reconnu dans une correspondance échangée entre le gouvernement et la députation permanente de la Flandre occidentale. Je ne crois donc pas qu'il puisse être contesté.
Certes, messieurs, il ne peut entrer dans l'intention de personne de redemander ce qui a été perçu en trop, mais cette circonstance me semble devoir être prise ultérieurement en considération, et portée en quelque sorte au bilan de ces provinces, lorsqu'il s'agira de certaines faveurs à répartir entre les différentes parties du pays.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je dois persister dans l'observation que j'ai présentée tout à l'heure. On a affirmé fréquemment qu'il y avait surcharge pour telle ou telle province dans la répartition de l'impôt foncier, mais c'est précisément ce qui reste à vérifier, et la preuve affirmative ou négative doit résulter des opérations auxquelles on se livre en ce moment. Je ne prétends pas que cela soit ou que cela ne soit pas ; je dis que le fait est possible et, si vous le voulez, je vous concéderai que le fait est probable, mais néanmoins cela n'est pas démontré et cela ne peut l'être que par la révision qui s'opère dès maintenant.
D'un autre côté, messieurs, il importe de bien discerner les causes auxquelles il faudrait attribuer ce que vous appelez une surcharge. Au moment où les opérations cadastrales sont achevées, toutes les provinces (page 170) supportent une part de l'impôt qui se trouve en proportion réelle avec les revenus des propriétés foncières ; mais cet état de choses ne tarde pas à se modifier ; il arrive que, dans certaines provinces, la valeur, le revenu de la propriété s'accroît, tandis que dans d'autres provinces ce revenu reste stationnaire ; de là nécessairement une inégalité de charges. Mais cette inégalité ne résulte évidemment pas des opérations primitives ; elle ne peut résulter surtout d'une idée préconçue de faire peser volontairement sur l'une ou l'autre fraction du pays, des charges exagérées, à l'exonération d'autres fractions.
.l'ai cru devoir, messieurs, rappeler cette vérité, parce que, d'après l'observation de l'honorable préopinant, l'on pourrait croire qu'il y a eu injustice envers une partie du pays. Ce qui serait une profonde erreur, l'inégalité successive résulte de la nature même des choses et elle est inévitable.
Lorsque les opérations cadastrales actuelles seront terminées, et lorsque l'égalité proportionnelle aura été rétablie, cette égalité finira par disparaître graduellement, et au bout d'un certain temps, ces opérations devront être de nouveau révisées pour le rétablir.
M. de Theux. - Messieurs, dans la séance d'hier, l'honorable ministre des finances, en parlant des augmentations qui seraient présentées pour les divers services, quant aux traitements des employés et des ministres des cultes, l'honorable ministre des finances a dit que l'intention du gouvernement n'était pas d'accroître les impôts ; je prierai l'honorable ministre de vouloir bien dire à la Chambre si la loi sur l'impôt personnel a pour objet ou non, d'accroître les ressources du trésor ou de faire une autre répartition entre les contribuables.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, le projet de loi que le gouvernement se propose de soumettre à la Chambre pour la révision de la loi sur la contribution personnelle, n'aura pas pour objet une augmentation de cet impôt.
Je ne crois pas qu'on puisse même faire concorder une révision de ce genre avec une aggravation d'impôts...
M. de Theux. - Je suis pleinement satisfait.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - ... car quel est l'objet de la révision ? Evidemment c'est de faire que ceux qui payent trop, dans l'étal actuel des choses, payent moins à l'avenir, et que ceux qui ne payent pas assez, payent davantage.
Or, si un pareil changement a déjà, de sa nature, une certaine gravité, puisqu'il modifie un état de choses qui existe et qui convient aux uns sans convenir aux autres ; la perturbation serait évidemment bien plus grande si en outre on aggravait l'impôt.
Il ne peut donc pas entrer dans la pensée du gouvernement de proposer une modification qui aurait pour résultat un accroissement de l'impôt. L'accroissement ne pourrait résulter que de ce fait que la révision fera disparaître une exception qui immobilisait en quelque sorte l'impôt. Mais, sous ce rapport, personne ne pourrait se plaindre avec raison.
- Personne ne demandant plus la parole, le paragraphe 15 est adopté.
« L'honneur des institutions représentatives, l'honneur de toutes les opinions, l'honneur du pays commandent de prévenir et de réprimer au besoin les abus qui se sont révélés dans l'exercice des droits électoraux. »
M. Tack. - Messieurs, le paragraphe dont il vient d'être donné lecture, annonce l'intention du gouvernement, de proposer à la Chambre des modifications à la loi électorale, en vue de réprimer certains abus qui se sont produits dans l'exercice des droits électoraux.
Messieurs, c'est une chose grave, délicate et parfois dangereuse que de toucher aux lois électorales, elles sont, il faut bien en convenir, le pivot de toute la machine politique ; la base sur laquelle est assis notre régime représentatif ; de leur mécanisme, de leur agencement, de leur loyale exécution dépendent l'avenir, la stabilité, la durée, la vitalité de nos libres institutions.
Aussi, messieurs, le législateur constituant a-t-il pris un soin tout particulier de tracer dans le pacte fondamental, les règles essentielles, les principes généraux sur la matière, règles et principes desquels il ne nous est pas permis de dévier et que tous les gouvernements qui se sont succédé ont toujours tâché de respecter.
A tout prendre, nos lois électorales n'ont pas fonctionné avec trop d'irrégularité depuis 30 ans qu'on les applique. Elles ont eu d'heureux effets, et entre autres de nous donner des législateurs capables, des hommes éminents, des hommes de talent, dont le patriotisme et le dévouement ont fait de la Belgique ce qu'elle est, le modèle des pays libres, une nation heureuse, fière de ses institutions, de ses progrès matériels et intellectuels.
Elles ont eu encore pour résultat d'amener successivement au pouvoir les deux grands partis qui divisent le pays. Ni l'un ni l'autre de ces partis n'a donc au fond à s'en plaindre. Il est sans doute bon, et tout le monde en conviendra, qu'il existe au sein du pays et au sein de cette Chambre une opposition sérieuse et vigoureuse, une opposition qui contrôle, surveille, combatte, critique au besoin les actes du gouvernement.
Le jour où par des mesures quelconques cette opposition viendrait à être anéantie, le jour où on l'étoufferait, serait un jour néfaste pour le pays ; nous conserverions peut-être l'apparence, un vain simulacre du régime parlementaire, mais la réalité aurait disparu.
Je ne prétends pas que tout est parfait dans nos lois électorales et je ne suis, messieurs, animé d'aucune prévention quant aux mesures que le gouvernement pourrait proposer. Je les examinerai impartialement et scrupuleusement.
Mais, messieurs, on doit comprendre que la Chambre et le pays sont impatients de connaître quelles sont les vues, les intentions, les projets du gouvernement.
Aussi c'est afin de mettre le gouvernement en demeure de s'expliquer que j'ai pris la parole.
Je ne viens pas demander que le gouvernement nous dise quelle est la formule du projet de loi qu'il prépare (je ne pense pas qu'il soit déjà rédigé) ; mais je lui demande qu'il veuille entrer dans quelques explications, dans quelques détails pour nous tracer les grandes lignes du projet de loi qu'il élabore et nous dire notamment quels sont les abus auxquels il est fait allusion dans le discours du Trône et quelles sont les mesures que le gouvernement se propose de nous soumettre pour y porter remède, quitte à mes honorables collègues et à moi de nous associer à ces mesures, ou de les combattre dès à présent, si nous le jugeons utile, ou bien se borner à de simples réserves.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Messieurs, comme l'honorable préopinant, le gouvernement pense qu'il ne faut toucher qu'avec une extrême prudence non seulement à nos lois électorales, mais encore à nos lois organiques en général.
Cependant, à diverses époques, l'on a modifié nos lois électorales, dans le but de mieux assurer la sincérité des élections. Tous les amis du régime constitutionnel désirent que les élections soient loyalement faites et, comme le dit fort bien l'adresse en réponse au discours du Trône, il y va de l'honneur de tous les partis.
Le gouvernement partage cette manière de voir, mais il ne peut en ce moment faire connaître quelles sont les dispositions, même générales, du projet de loi qu'il aura l'honneur de soumettre à la Chambre.
Je m'étonne, messieurs, que l'honorable M. Tack m'interpelle sur ce point et demande des explications catégoriques puisqu'il semble savoir que les dispositions du projet de loi à présenter ne sont pas définitivement arrêtées.
Quoi qu'il en soit, il m'est impossible de donner les explications qu'on demande. Je crois devoir me borner à dire que le projet de loi qui sera soumis à la Chambre aura pour objet de réprimer certains abus qui ont été généralement constatés, et que le gouvernement est disposé à examiner également les systèmes et les propositions qui se produiraient et qui seraient de nature à remédier aux abus qui pourraient se produire à l'avenir.
Je crois que la Chambre comprendra qu'il m'est impossible de donner en ce moment des explications plus complètes sur cet objet. Le gouvernement se fera un devoir de fournir tontes les explications désirables, lorsque le projet de loi, définitivement arrêté, sera soumis à l'examen de l'assemblée.
La Chambre aura à apprécier et à juger alors ce projet de loi.
M. de Theux. - Messieurs, je ne puis m'empêcher de faire remarquer à la Chambre que la rédaction du paragraphe de l'adresse de même que celle du paragraphe relatif au projet de loi concernant les biens destinés au service des cultes et aux biens affectés aux bourses d'études, revêt un caractère d'esprit de parti contraire aux usages parlementaires dans une semblable circonstance.
L'usage constant de la Chambre, lorsque le gouvernement annonce des lois d'une grande gravité, est de déclarer au Roi qu'elle examinera ces projets avec toute la maturité que comporte leur importance ; et cette conduite, messieurs, est dictée par la prudence la plus vulgaire, comme elle est commandée par la nécessité elle-même. Je dis : par la prudence la plus vulgaire ; et, en effet, comment la Chambre, chargée, au nom de la nation, d'examiner tous les projets de loi, pourrait-elle engager en quelque sorte d'avance sa décision, en l'absence de toute discussion préliminaire ?
Je dis encore que telle conduite est commandée par la nécessité ; et, en effet, pour que la véritable portée de ce paragraphe pût être appréciée, il faudrait qu'il fît d'abord l'objet d'une discussion approfondie ; il faudrait que le gouvernement nous fit connaître tous les détails du projet de loi ; il faudrait que la commission d'adresse précisât tout au moins ses intentions sur les différents points à résoudre par la législature.
(page 171) Je dis donc, messieurs, que ces deux paragraphes sont complètement contraires à nos usages parlementaires et aux usages parlementaires d'autres pays. J'aurais voulu que la commission se bornât à dire que les projets annoncés par le discours de la Couronne seraient examinés avec toute la maturité que comporte leur importance. Je ne dis pas avec toute l’impartialité, parce que c’est le devoir le plus strict de la Chambre, d’examiner les projets de loi en dehors de tout esprit de parti et au point de vue unique du bien-être du pays.
Voilà, messieurs, les observations préliminaires que j'éprouvais le besoin de faire pour le moment. Si la discussion continue, si l'on ne croit pas devoir faire droit à ces observations, en modifiant comme je l'ai indiqué le projet d'adresse en réponse au discours du Trône, je demanderai ultérieurement la parole.
M. Tack. - Je regrette que M. le ministre de l'intérieur n'ait pas été plus explicite dans la déclaration qu'il vient de faire à la Chambre. Vous l'aurez remarqué, l'honorable ministre n'a rien ajouté à ce qui est dit dans le discours du Trône. On y fait allusion à certains abus électoraux. Or, il faut bien que nous sachions en quoi consistent les abus dont on parle.
Et puisque le gouvernement parle d'abus, il est évident que certains abus l'ont frappé plus particulièrement, et dès lors, je ne comprends pas qu'il éprouve de la difficulté à s'expliquer sur ce point. Pour que nous puissions voter en toute connaissance de cause, il faut au moins que nous connaissions la pensée du gouvernement.
Encore une fois, quelle espèce d'abus entend-on réprimer ? Ce que les uns considèrent comme abus, d'autres le considèrent comme l'exercice d'un droit. Pour moi, l'abus qui m'a le plus frappé, c'est la violation du secret du vote, et je déclare dès à présent que je donnerai mon adhésion pleine et entière, franche et loyale à toute mesure qui aura pour but immédiat d'assurer le secret du vote.
Le secret du vote est, d'après moi, la condition sine qua non, la condition indispensable de la moralité, de la sincérité du vote. Sans le secret du vote, point d'indépendance, point de liberté pour un grand nombre d'électeurs. Sans le secret du voie, le petit électeur est victime de la violence, de la contrainte, de la coaction, de la corruption, sous toutes ses formes.
Et comment, messieurs, le secret du vote est-il d'ordinaire violé ? Au moyen de l'emploi de bulletins marqués, reconnaissables, autrement appelés bulletins forcés ou biseautés.
On sait, messieurs, le scandaleux abus qui a été fait de ce moyen : personne n'ignore avec quel cynisme, avec quelle impudente audace on en a fait emploi ; j'entends me renfermer dans des généralités et ne faire ici aucune application spéciale.
Donnez, messieurs, à l'électeur la certitude absolue que son vote sera ignoré, demeurera inconnu, dès lors, vous le rendez à sa liberté, à son indépendance, à sa conscience, uses convictions, à sa propre initiative ; dès lors aussi vous rendez impuissantes les violences, la contrainte, la coaction ; à mon sens les bulletins marqués sont le mal qu'il faut extirper à tout prix.
Ma devise est et restera : guerre incessante, guerre à outrance, sans trêve ni merci aux bulletins marqués ; oui, les bulletins marqués sont la lèpre de nos élections ; on ne saurait trop stigmatiser cet ignoble procédé.
Qu'est-ce, au fond, si ce n'est un odieux espionnage qu'on exerce sur l'électeur sous prétexte de surveiller le dépouillement du vote. Toute mesure qui tendra à combattre cette honteuse inquisition aura mon adhésion.
Il n'est pas impossible de le faire efficacement ; quand le moment, sera venu nous discuterons cette question.
Quant à présent, je me borne à appeler l'attention de M. le ministre de l'intérieur sur ce point, et je persiste à croire que tant qu'on n'aura pas fait disparaître les bulletins marqués, on n'aura rien fait ; quand on les aura proscrits, on aura fait un pas immense dans l'intérêt de la sincérité, et la vérité des élections.
M. Orts, rapporteur. - Messieurs, je m'étonne du double reproche que l'honorable M. de Theux a adressé à la rédaction du projet d'adresse ; il l'accuse de revêtir un esprit de parti et de préjuger la valeur de mesures que l'adresse ne précise pas, par la raison que le gouvernement, auquel appartient l'initiative, ne les a pas encore fait connaître et, comme vient de le dire M. le ministre de l'intérieur, ne les a pas encore arrêtées.
Ces reproches sont injustes. Quelques mots d'explications suffiront pour en démontrer l'injustice à l'honorable M. de Theux lui-même, qui apporte dans toutes nos discussions une bonne foi à laquelle je me plais à rendre hommage.
Si la commission d'adresse avait témoigné le désir, à l'aide de modifications à la loi électorale, d'assurer le triomphe définitif d'une des deux grandes opinions qui divisent le pays et qui tour à tour ont occupé le pouvoir, si tel était l'esprit du projet d'adresse, je comprendrais l'honorable M. de Theux.
Cet honorable membre serait alors en droit de diriger contre ce projet l'accusation qu'il a formulée. Mais une pareille intention ne peut entrer dans la pensée d'aucun homme politique sérieux. Tous savent qu'il n'est pas de représentation nationale sincère, sans le contrôle d'une opposition. Ce contrôle appartient, suivant le flux et le reflux des majorités électorales, tantôt à un parti, tantôt à un autre.
Il est le patrimoine éventuel de toutes les opinions, qui toutes ont le même intérêt à le conserver intact. L'idée d'assurer le triomphe définitif d'un parti sur l'autre ne saurait présider aux réformes dont il s'agit.
Que l'honorable M. de Theux se rassure ; le jour peut venir où nous rentrerons dans l'opposition. Nous le savons, et c'est pourquoi nous ne voudrions pas en amoindrir les droits.
Ils sont aujourd'hui exercés par nos adversaires politiques. Nous les exercerons peut-être demain.
L'esprit de parti n'est donc pour rien dans la rédaction du projet d'adresse.
Il n'est pas convenable, continue l'honorable membre, de vouloir faire approuver à l'avance des mesures que personne ne peut connaître ni discuter.
Cela est encore vrai.
Cela est encore vrai, mais ce reproche, nous ne le méritons pas. Nous ne préjugeons aucune espèce de mesure à prendre par le gouvernement pour arriver à assurer la sincérité des votes et la liberté des électeurs. Le gouvernement proposera ces moyens, et nous, comme les amis de l'honorable comte de Theux, nous nous réservons une indépendance complète pour les juger, pour les approuver comme pour les condamner si nous les trouvons mauvais ou insuffisants. Aussi, que dit le paragraphe ? Il constate une chose, un fait et il s'exprime sur la valeur de ce fait.
Ce fait quel est-il ? Est-il contesté par une opinion quelconque ? Ce fait, le voici : des abus et des abus graves se sont manifestés dans l'exercice des droits électoraux, et il y a par conséquent utilité, nécessité à porter remède à ces abus.
Quel remède ? L'avenir, les propositions du gouvernement le diront. Nous nous bornons à déclarer qu'il y a abus et que s'il y a abus il faut y porter remède.
Eh bien, je dis que sur ce fait il ne peut y avoir deux opinions dans ta Chambre. Comme nous le disons dans la rédaction de l'adresse, l'honneur des institutions représentatives, l'honneur de toutes les opinions, l'honneur du pays est engagé, il faut que ces abus disparaissent.
Conteste-t-on ces abus ? Conteste-t-on que l'exercice des droits électoraux n'a pas présenté, dans maintes circonstances et depuis de longues années, des dangers pour nos institutions ? Mais je rappellerai à l'honorable comte de Theux que depuis 1843 jusqu'aujourd'hui, nous avons, à différentes époques, éprouvé le besoin d'assurer davantage et la liberté des électeurs et la sincérité des votes et que des mesures successives ont été prises par la législature, par la Chambre et même dans les opérations de vérification de pouvoirs, pour réprimer, autant qu'il était possible, ces mêmes abus.
L'honorable comte de Theux se rappellera que, dès 1843, une loi a été provoquée par des plaintes énormes qui s'étaient élevées au sein de cette Chambre et dont le premier interprète a été, si mes souvenirs ne me trompent, l'honorable M. Mercier contre l'abus que l'on faisait du droit électoral par l'adjonction de faux électeurs.
On a voulu porter remède à cet abus et l'on a bien fait.
Tel a été le but de la loi de 1843.
Depuis cette époque, les abus ont-ils cessé ? Mais il suffit de consulter nos vérifications de pouvoirs, depuis cette époque jusqu'à l'époque la plus récente, pour être convaincu que nos élections n'ont pas toujours été complètement sincères et libres, que des abus ont été constatés et que nous avons fait des efforts vigoureux pour les faire cesser.
Voilà ce que nous disons dans l'adresse.
Veut-on maintenant nier que ces abus existent ? Qu'on le dise. Si vous prétendez que les droits électoraux ont toujours été exercés librement et sincèrement, proclamez-le. Mais je vous répondrai que, dans une circonstance récente, lorsque à propos d'abus de ce genre la Chambre a cru devoir instituer une enquête parlementaire, d'honorables membres, appartenant à la droite, ont si bien reconnu l'existence des abus, qu'ils voulaient généraliser la mesure et l'appliquer à l'ensemble des élections du pays. C'était la reconnaissance la plus patente et |a plus formelle de l'existence des abus, et de leur intensité.
(page 172) L'honorable M. Tack, lui-même, vient tout à l'heure de reconnaître qu'il y a de ces abus et il demande qu'on les réprime. Il est donc d'accord en principe avec la rédaction du projet d'adresse. Il vous a parlé d'une atteinte portée trop souvent à la sincérité des votes par l'emploi de billets marqués. Je suis de son avis ; c’est un abus ; je demande aussi qu’on le réprime et la commission d’adresse n’a pas d’autre manière de voir.
C'est un des abus, mais ce n'est pas tout. Nous en connaissons d'autres et nous nous réservons d'examiner les mesures que le gouvernement prendra pour les réprimer.
Je comprendrais donc les objections que l'on a faites, si l'on voulait faire disparaître du projet d'adresse, la reconnaissance formelle des abus et la nécessité d'y porter remède. Si c'est là ce qu'on veut, qu'on le dise, que l'on propose un amendement ; nous le discuterons, nous l'examinerons.
M. H. Dumortier. - Messieurs, ce qui me frappe dans le paragraphe maintenant en discussion, c'est la différence considérable qui existe entre la partie du discours du Trône que la chose concerne et le paragraphe de l'adresse en réponse à cette partie.
Dans le discours du Trône, on se borne à dire : « Les abus qui se sont révélés dans l'exercice des droits électoraux et qui ne pourraient se généraliser sans porter atteinte à l'honneur de nos institutions représentatives, appellent des mesures répressives que commandent à la fois l'intérêt et la dignité de toutes les opinions. »
Là, messieurs, il n'y a rien à dire, parce qu'on parle au nom de toutes les opinions ; parce qu'on ne parle que de mesures répressives, parce que, si l'on signale des abus, l'on craint qu'ils ne se généralisent. C'est un langage certes très prudent en pareille matière.
La même prudence a-t-elle présidé à la rédaction de l'adresse ? Messieurs, c'est absolument l'inverse. La rédaction de l'adresse est en quelque sorte un acte d'accusation anticipé, prononcé contre la minorité de cette assemblée, car c'est à elle évidemment qu'on fait allusion dans ce paragraphe : « L'honneur, dit-on, des institutions représentatives, l'honneur de toutes les opinions, l'honneur du pays commandent de prévenir et de réprimer au besoin les abus qui se sont révélés dans l'exercice des droits électoraux. En toute circonstance, la Chambre a flétri ces désordres autant que le permettait l'étendue de sa prérogative constitutionnelle. »
C'est là, messieurs, une allusion par trop transparente à l'annulation des élections de Louvain, pour que personne puisse douter de la portée de ce paragraphe. Je viens parler à bouche ouverte et dire les choses comme elles sont. Il est inutile de se retirer dans les détours. Quand vous parlez de mesures que la Chambre a prises dans les derniers temps pour réprimer les désordres, je voudrais savoir de quelles mesures vous parlez si ce n'est de l'annulation des élections de Louvain, et vous venez vous-même d'y faire allusion dans votre discours.
Eh bien, qu'est-ce que je remarque dans ce paragraphe ? C'est qu'il semble que l'honneur de la Belgique est tout à fait perdu par suite des abus qui se produisent dans les élections, et l'étranger qui lirait ce paragraphe croirait que plus un d'entre nous n'est l'élu de l'émanation du peuple, que plus un d'entre nous n'est le mandataire sérieux et réel du peuple belge.
Voilà la portée que toute personne étrangère qui lira ce paragraphe, y verra incontestablement. « L'honneur des institutions représentatives, l'honneur de toutes les opinions, l'honneur du pays commandent de prévenir et de réprimer au besoin les abus qui se sont révélés, etc. » Vous voyez donc que l'honneur du pays est ici en jeu et que la Belgique est un pays qui n’a plus d'honneur aussi longtemps qu'on n'a pas porté remède aux abus.
Ce n'est pas tout. Il ne s'agit pas seulement de réprimer les abus. Dans le discours du Trône, le Roi ou pour mieux dire les ministres se bornaient à annoncer des mesures répressives. Que demande la commission d'adresse ?
Elle demande des mesures répressives, mais elle demande aussi des mesures préventives.
Or, savez-vous ce que vous faites quand vous parlez de mesures préventives ? Vous posez la première pierre d'une discussion dans laquelle une majorité semble vouloir écraser une minorité.
Les mesures préventives ne sont jamais autre chose dans les mains d'une majorité.
L'expérience de tous les peuples l'a prouvé.
Réprimez les abus de la manière la plus complète, nous vous appuierons de tous nos moyens, mais ne parlez pas de mesures préventives. Les mesures préventives font violence à la Constitution tout entière. Je dis donc, messieurs, que ce paragraphe a évidemment en vue les faits qui se sont passés dans l'élection de Louvain. Eh bien, c'est ce qui fait que nous, membres de la droite, nous ne pouvons voter sur pareille proposition, bien que nous soyons très résolus à réprimer les abus si des abus existent.
Maintenant, messieurs, ces abus dont vous parlez existent-ils ? Oui, il y en a ; il y a les bulletins marqués, mais après les bulletins marqués il y a les abus dont vous vous êtes plaints à l'occasion des élections de Louvain ; sur ce point nous vous avons combattus et les élections qui ont suivi prouvent que nous avions raison puisqu'elles ont ramené dans cette enceinte les élus que vous en aviez momentanément écartés. Voilà donc des abus que nous n'admettons pas.
Ce sont ceux que vous invoquiez lorsque vous faisiez une razzia des députés de Louvain, qui sont revenus dans cette enceinte en vertu de cette souveraineté du peuple dont vous parlez tous les jours.
Maintenant, messieurs, quel est le but ? Il ne faut pas se le dissimuler, le flot monte, il monte pour nous, il monte contre vous... J'entends M. le ministre des finances qui rit, mais je le prie de se rappeler toutes les élections qui se sont faites depuis la dissolution de la Chambre. Le flot monte, il monte contre vous, il monte pour nous, il nous conduit au port et voilà pourquoi vous voulez prendre des mesures. Eh bien, messieurs, c'est sur ce terrain que nous ne vous suivrons pas ; nous ne voulons pas qu'une minorité puisse jamais opprimer la majorité.
.M. Dechamps. - Messieurs, mon intention était précisément d'attirer l'attention de la Chambre sur le point indiqué par mon honorable ami M. Dumortier.
Je voulais demander une explication à l'honorable rapporteur et au gouvernement.
Il y a évidemment entre le discours du Trône dans le paragraphe, qui nous occupe et le projet d'adresse, une différence fondamentale. Ainsi dans le discours du Trône le gouvernement annonce des mesures répressives.
En parlant de mesures répressives exclusivement on exclut un projet de réforme électorale dont on a beaucoup parlé dans les sessions précédentes.
Dans le projet d'adresse, au contraire, la commission impose au gouvernement le devoir de présenter un projet pour prévenir et pour réprimer les abus.
Messieurs, la distance est grande entre ces deux rédactions. Je ne veux pas entrer dans le fond du débat, je me borne à demander une explication. Je demande au gouvernement s'il maintient la pensée du discours du Trône ou bien s'il se rallie au projet d'adresse, qui est radicalement différent du premier.
Pour mon compte, messieurs, et afin de prévenir toute équivoque, je propose à la Chambre, par amendement, de supprimer le mot « prévenir » et de rester ainsi dans les termes du discours du Trône. En proposant, messieurs, cet amendement, deux avantages en résulteront, c'est de rendre le sens clair, de laisser de côté toute équivoque et, en même temps, comme l'amendement est très court, de ne pas permettre qu'au moyen d'un sous-amendement on réussisse à empêcher la Chambre de voter sur ma proposition.
M. Orts. - Messieurs, je ne comprends pas bien la position que prend la droite ; je ne me l'explique pas. Je n'ai pas la prétention, sans doute, de lui donner des conseils, mais je serais très désolé si j'entendais tenir son langage, par mes amis politiques. L'adresse parle d'abus qui se sont glissés dans l'exercice des droits électoraux ; elle dit que l'honneur de toutes les opinions exige que ces abus disparaissent. Elle ajoute que l'honneur du pays le veut également. Et d'après la droite, il semblerait que ces abus signalés comme généraux seraient son apanage exclusif ; que quand on parle d'abus, on ne parle que des siens et de ceux qui exercent les droits électoraux à son profit. Je dis que si un pareil langage était tenu sur les bancs où je siège, je réclamerais pour l'honneur de mon parti.
M. H. Dumortier. - Je dis que vous nous prêtez des abus.
M. Orts, rapporteur. - Ce sont là, pour employer le langage d'une comédie célèbre, ce sont là de ces choses qu'on ne se dit pas à soi-même. Il y a des abus ; n'en faites pas le triste apanage de notre parti, et ne dites pas que quand nous signalons ces abus, c'est vous seuls que nous avons en vue. On emploie de mauvaises armes dans les luttes électorales ; voilà le fait. Ces armes mauvaises, nous voulons les arracher des mains de tous les partis. Associez-vous à nos efforts pour atteindre ce but, et vous aurez fait quelque chose de bon pour l'honneur de votre opinion, pour l'honneur du pays et pour l'honneur de nos institutions.
Rappelez-vous donc que lorsque nous parlons de la répression de ces abus, lorsque nous faisons allusion aux mesures que la Chambre a prises dans l'exercice de sa prérogative, nous ne parlons pas seulement de ce (page 173) qui s'est passé aux élections de Louvain, faites au profit de votre opinion, souvenez-vous que nous avons aussi annulé des élections dont le résultat avait amené nos amis dans cette Chambre.
Si vous nous rappelez les élections de Louvain, souvenez-vous aussi de l'élection de Marche.
Nous ne voulons de ces abus ni au profit de notre opinion ni au profit de la vôtre.
Voilà, messieurs, la pensée de la commission d'adresse. II n'y a dans son langage aucune accusation contre une opinion plutôt que contre une autre. Il y a la constatation d'un mal général et l'expression d'une volonté ferme et sérieuse d'y porter remède. Ne changez pas le sens de nos expressions, ne dites pas surtout que si l'adresse était lue par un étranger, elle lui inspirerait la pensée que le mandat de chacun de nous est vicié dans son origine, que nous sommes les représentants, non pas de la volonté sérieuse des électeurs, mais d'une volonté viciée dans son expression.
Non ; telle n'est pas, encore une fois, la pensée de l'adresse. Les précédents de la Chambre sont là pour vous démontrer qu'elle a toujours veillé à la vérification la plus sévère du mandat de chacun de ses membres.
Si elle avait reconnu que le mandat actuel d'un membre avait été vicié par des abus du genre de ceux dont il s'agit, elle en aurait prononcé l'annulation avec la même équité et la même justice dont elle a fait preuve dans les circonstances que je viens de rappeler.
Je passe à une autre objection.
Il y a, dit-on, une différence importante entre le langage de l'adresse et celui du discours du Trône. L'adresse renferme un mot ; de plus, et on demandé la suppression de ce mot par amendement.
La commission d'adresse croit qu'en matière d'abus, comme en matière de délits, il convient de prévenir le mal, avant de chercher à le réprimer. Prévenir, en matière d'abus, je le répète, est, dans notre pensée, aussi nécessaire que réprimer. Cela vaut même mieux.
L'exercice du droit de prévention est moins dur et moins pénible que l'exercice du droit de répression.
« Mais, dit-on, ce mot prévenir était exclu dans la pensée du gouvernement. »
Je ne le pense pas ; je ne crois pas que le gouvernement, en examinant les réformes à apporter aux lois qui règlent l'exercice des droits électoraux, en vue de faire disparaître des abus constants et manifestes, je ne crois pas que le gouvernement se soit interdit le pouvoir de proposer à la Chambre des mesures préventives, conciliables avec la liberté électorale que nous voulons tous.
Du reste, on a plus grand tort encore de s'imaginer que le langage tenu à cet égard par l'adresse ait pour but d'engager la majorité à choisir telle mesure préventive, plutôt que telle autre, parmi celles qui ont été présentées, comme parmi celles qui ne le sont pas encore. Nous voulons conserver toute notre liberté d'appréciation et d'initiative, et la laisser à tous.
Nous voulons aussi réserver au gouvernement toute sa liberté d'appréciation et de proposition. Voilà le but et la pensée de l'adresse. Lorsque le projet de loi nous sera soumis, si nous trouvons que telle mesure préventive omise est préférable à telle autre qui nous aura été présentée, ceux qui partageront cette conviction l'exprimeront librement et la soumettront à l'examen de la Chambre.
Les mesures préventives, dit l'honorable M Dumortier, sont antipathiques à l'esprit général de nos lois, à l'esprit de la Constitution.
L'honorable membre se trompe : les mesures préventives sont interdites par la Constitution pour certaines matières qu'elle spécifie, par exemple pour l'exercice de la liberté de la presse.
Mais la Constitution n'a pas dépouillé le législateur du pouvoir, je dirai même du devoir de prévenir les abus dans l'exercice des droits électoraux.
Lorsque les honorables amis de l'honorable M. Dumortier ont concouru en 1843 à la première réforme de la loi électorale mère, pour arriver à réprimer les abus, alors signalés, ils n'ont pas reculé devant les mesures préventives.
La loi électorale de 1843 défend aux électeurs de se promener en portant un signe de ralliement, si inoffensif qu'il puisse être, aux environs du bureau électoral. N'avez-vous pas, par cette défense, introduit dans la loi une mesure préventive ?
Ce n'est sans doute pas un délit punissable que de se promener paisiblement aux environs d'un bureau électoral avec un ruban au chapeau ou à la boutonnière.
.Vous avez donc introduit à cette époque une mesure préventive et vous l'avez fait dans une bonne intention, peut-être exagérée, à laquelle j'aurais, pour ma part, refusé de m'associer.
Lorsque vous avez défendu en outre aux électeurs, la veille des élections et le jour des élections, d'user de la liberté de la presse, en répandant aux environs du bureau électoral des caricatures, des écrits non signés, tous faits qui ne sont pas réprimés par nos lois pénales ordinaires, vous avez encore une fois introduit dans la loi électorale une véritable mesure préventive en vue de garantir le bon ordre dans les élections.
Vous voyez donc qu'en cette matière vous avez fait tout ce que le législateur peut faire, sans qu'on puisse lui adresser le reproche de s'écarter du véritable esprit de nos institutions.,
Maintenant, que l'honorable M. Dumortier se rassure, à un autre point de vue.
Nous ne voulons en aucune façon porter atteinte à la libre manifestation de l'opinion publique favorable à ses honorables amis ; nous ne voulons pas nous jeter illégalement en travers de leur marche triomphale vers le pouvoir.
« Le flot monte, nous dit-il, et vous voulez l'arrêter ; vous voulez empêcher que ce flot ne nous porte dans le port. »
Messieurs, nous connaissons ce langage. Je me souviens de l'avoir entendu dans cette Chambre il y a déjà longtemps, avec cette différence que je n'avais pas l'honneur de faire partie alors de l'assemblée, j'étais à la tribune. Un honorable ami de M. Dumortier, appartenant, comme lui, à la droite, l'honorable M. Malou, disait à la gauche en 1847 : « Vous êtes divisés ; vous ne vous entendez pas ; le flot monte contre vous ; il va vous submerger. »
Qu'est-il arrivé de cette phrase prophétique ? Messieurs, trois mois après, l'opinion libérale était au pouvoir ; M. Malou et ses collègues et sa majorité étaient tombés. Ce pouvoir, l'opinion libérale l'a exercé noblement, elle l'exerçait lorsqu'elle a sauvé le pays en 1848. Elle ne l'a perdu plus tard et pour un instant que par des circonstances qui n'étaient certes pas l'expression de la libre volonté du pays.
M. de Theux. - Messieurs, quand le corps électoral est bien constitué, conformément à la raison et à la justice, il est du devoir de chaque parti de se soumettre à ses décision. Quand il en est autrement, c'est une soumission forcée, une soumission qui amène la désunion dans le pays. Pour ma part, quand le corps électoral bien composé exerce régulièrement ses droits, alors même que ses décisions seraient tout à fait contraires à ma pensée, à ce que je croirais être le bien du pays, je pourrais m'en affliger, mais je me soumettrais sans réserve et je ne songerais jamais à protester contre ses décisions.
Cela veut dire que je désire, avant tout, la liberté et la sincérité des élections.
J'ai dit que d'après moi le paragraphe de l'adresse était rédigé d'après la réminiscence de certaines discussions qui avaient eu lieu dans cette enceinte, attendu que la minorité n'a été représentée dans la commission d'adresse que par un seul membre ; j'étais dès lors en droit de croire que la majorité n'était préoccupée que de cette réminiscence.
L'honorable M. Orts dit qu'il veut arracher également toutes les armes mauvaises pour tous les partis. En cela, je suis complètement d'accord avec l'honorable membre, et je ne demande pas mieux que de voir triompher un pareil projet de loi.
Divers abus se sont révélés, j'en conviens ; par exemple, il existe un abus, le plus scandaleux de tous ; ce sont les annonces menaçantes faites d'avance, quelquefois par la voie des journaux, quelquefois par des émissaires, qui sont colportées de commune en commune, qu'à telle élection il y aura de grands troubles, qu'il sera dangereux de s'y trouver. Voilà un abus que j'appelle monstrueux.
Quand, après une élection, il se fait des ovations tumultueuses, que la demeure des citoyens honnêtes et paisibles est menacée et troublée, je dis encore que c'est là un abus scandaleux et qui, s'il se généralisait, ferait tomber les élections dans un profond discrédit.
Heureusement, je le dis avec un grand plaisir, cet abus ne s'est point manifesté dans les dernières élections. Elles ont été paisibles et faites avec ordre. C'est un progrès de l'esprit public et je dirai de moralité du pays.
Un second abus a été signalé par M. Tack ; c'est celui des bulletins marqués.
J'ai été moi-même témoin d'un de ces cas où presque tous les bulletins étaient reconnaissables par l'un ou l'autre moyen, et où chaque bulletin était inscrit et surveillé.
Heureusement, je dois le dire encore, dans la dernière élection ce fait ne s'est pas reproduit, l'élection a été complètement régulière, on n'a plus fait usage de bulletins marqués ; il n'y a plus eu de votes forcés.
Ici la fréquence de l'abus avait été plus grande, et certainement je désire vivement qu'on trouve le moyen d'y remédier, mais je ne puis affirmer que l'on parviendra à déraciner complètement cet abus.
(page 174) Nous pourrons essayer, et pour ma part je ferai les plus grands efforts dans ce but, mais je ne garantis pas le succès, parce qu'à côté de la répression du mal se trouverait un autre abus qui serait plus grand encore que le mal lui-même.
Un troisième abus, c'est l'inégalité des électeurs vis-à-vis de l'urne.
Nous avons proposé de rapprocher les électeurs de l'urne, cette proposition n'a pas été accueillie. Nous avons indiqué un autre moyen et celui-ci n'a pas reçu l'approbation de la Chambre ; c'est de rapprocher les votants de l'urne, mais de leur accorder une indemnité et de rendre le vote obligatoire.
On a répondu que les élections étaient assez fréquentées.
Cette observation peut être juste dans les moments de grande lutte, alors que les électeurs font les plus grands efforts pour remplir leurs devoirs civiques ; mais l'observation tombe quand il s'agit d'élections, et surtout quand il s'agit d'une élection partielle dans un grand district ; alors le district ne prend plus en réalité part à l'élection. Ce ne sont plus que certains électeurs, les plus rapprochés de l'urne, qui font l'élection partielle.
En cas de ballottage, à défaut d'indemnité, à défaut de l'obligation de voter comme conséquence de l'indemnité, il y a de plus graves inconvénients encore.
De là évidemment des élections qui ne représentent point la volonté du district électoral.
Messieurs, je demanderai aussi, comme mon honorable ami M. Dechamps, la suppression du mot « prévenir », parce que je désire ne pas voir signaler, dans une adresse solennelle au Roi, un mot dont la signification m'échappe.
S'il y a des mesures utiles à prendre pour prévenir les abus dont on s'est plaint, le gouvernement les présentera sous sa responsabilité et nous les examinerons sous notre responsabilité, mais je n'aime pas à parler de mesures préventives surtout en matière politique et au moyen d'une expression aussi vague, aussi générale.
Ce mot, je dois le dire, m'inspire la plus grande défiance.
On dit que nous avons, en 1843, défendu les signes de ralliement.
Cela se conçoit parfaitement bien.
Les signes de ralliement au moment d'une élection sont une provocation à une lutte.
Deux partis arrivant avec ce signe il ne faut presque rien pour exciter les plus grande désordres, et les voies de fait les plus graves.
Je m'arrête ici, et je persiste à croire que la rédaction de ce paragraphe doit être modifiée pour que le pays n'ait pas l'opinion qu'il s'agit ici de quelque mesure de parti, pour qu'il soit persuadé qu'on désire sérieusement la justice pour tous sans acception de parti, ni de personne.
M. de Brouckere. - Messieurs, je conçois parfaitement que le passage de l'adresse dont nous nous occupons ait donné lieu à des demandes d'explications, mais il me semble que les explications fournies et par le gouvernement et par l'honorable rapporteur de la section centrale sont parfaitement satisfaisantes.
Il est deux points sur lesquels tout le monde paraît d'accord : le premier, c'est que des fraudes, des abus se sont introduits dans les opérations électorales.
Le second, c'est que ces fraudes et ces abus se sont présentés tout aussi bien dans des élections qui avaient eu pour résultat le choix d'un membre appartenant à la gauche que dans celles qui avaient eu pour effet le triomphe d'un membre de la droite.
Dès lors le paragraphe que nous discutons ne s'applique pas plus à une fraction de la Chambre qu'à l'autre, ne s'applique pas plus à l'un des partis qu'à l'autre.
Du reste, messieurs, la rédaction est parfaitement en harmonie avec les explications que l'honorable rapporteur a données, car on y lit :
« En toute circonstance, la Chambre a flétri ces désordres autant que le permettait etc. »
Du moment que l'adresse porte ces mots : « en toute circonstance », c'est dire de la manière la plus expresse qu'on n'a nullement en vue une opération électorale plutôt qu'une autre.
Si nous sommes tous d'accord sur ces deux points, nous devons l'être sur un troisième ; c'est qu'il est de notre intérêt à tous que ces fraudes et ces abus qui ont existé de l'aveu de tout le monde soient réprimés ou mieux encore que ces fraudes et ces abus soient prévenus.
Ah ! je comprendrais que cette rédaction rencontrât de l'opposition si l'on avait, par les expressions dont on s'est servi, spécialement désigné une mesure quelconque qui pût répugner à quelqu'un d'entre nous, mais l'honorable rapporteur vous a donné à cet égard des explications qui doivent rassurer tout le monde. Il a dit que la commission de l'adresse n'avait eu nullement en vue d'indiquer une mesure quelconque.
M. Orts. - D'indiquer ni d'exclure.
M. de Brouckere. - D'indiquer ni d'exclure, c'est mieux encore.
La commission entend laisser au gouvernement la plus grande latitude à cet égard.
Le projet de loi qui sera présenté ne le sera nullement sous la responsabilité de la commission d'adresse, mais sous la responsabilité exclusive du gouvernement.
Que le mot « prévenir » reste ou ne reste point dans l'adresse, les choses ne s'en modifieront en rien après les explications qui viennent d'être fournies.
Je pense donc, messieurs, que nous pouvons tous voter sans scrupule aucun, sans nous lier pour l'avenir et en conservant toute espèce de liberté pour l'examen des mesures qui seront présentées, que nous pouvons tous voter la rédaction proposée par la commission d'adresse.
M. Van Overloop. - Messieurs, je ne puis partager l'opinion de l'honorable M. de Brouckere.
Je reconnais avec lui qu'il existe des abus, je reconnais avec lui et avec tous les membres de cette Chambre qu'il y a nécessité de faire cesser ces abus.
Mais, messieurs, ce que je désire avant tout, c'est qu'on fasse cesser les abus sans porter atteinte à la liberté.
Or, ce résultat on peut l'obtenir en prenant des mesures répressives. Les mesures préventives sont toujours des mesures restrictives de la liberté.
Que voulons-nous ? Nous voulons réprimer des abus ; mais nous ne voulons certainement pas porter atteinte à la liberté. Eh bien, avec des mesures préventives, ajoutées aux mesures répressives, non seulement vous tendez à faire disparaître les abus, mais encore vous portez atteinte à la liberté des électeurs.
Le système des mesures préventives, ne le perdez pas de vue, messieurs, est un système étranger : c'est le système de toutes les constitutions françaises qui se sont suivies depuis 1789 ; et je vous laisse juger ce qu'est devenue la liberté en France !
Le système des mesures répressives, au contraire, c'est le système de la constitution belge. Voilà la vérité. La Constitution belge a partout proclamé de grands principes de liberté en ajoutant simplement : sauf la répression des abus commis à l'occasion de l'exercice de ces libertés.
Maintenant, voulez-vous introduire dans votre législation les idées françaises ou maintenir vos idées constitutionnelles de 1830 ? Voilà, pour moi, toute la question. Si vous voulez maintenir les idées de 1830, vous repousserez les mesures préventives. Si, au contraire, vous voulez introduire les idées françaises dans notre législation, vous adopterez ce genre de mesures ; mais alors que devient l'esprit qui a présidé à l'œuvre de 1830 ? Il disparaît.
Je ne puis pas admettre, comme le disait tantôt l'honorable M. Orts, que les mesures prises en 1843 et qu'il a signalées constituent des mesures préventives.
M. Orts. - Certainement.
M. Van Overloop. - Pas du tout ! Que voulez-vous et que dit. l'adresse ? Vous voulez assurer la sincérité des élections. Mais si c'est à des abus de nature à vicier la sincérité des élections que vous faites allusion, quel rapport y a-t-il entre la sincérité des élections et l'interdiction d'un signe de ralliement que l'on prendrait le jour des élections ?
Absolument aucune ; les mesures prises en 1843 qu'on a signalées tantôt avaient uniquement pour but de prévenir le désordre des rues. Voilà quel a été l'unique but de ces mesures. (Interruption.)
Je vous prie, messieurs, de ne pas m'interrompre, car je suis enrhumé ; la voix me manque et pourrait me faire tout à fait défaut.
Je dis donc que les mesures prises en 1843 ne constituaient aucunement des mesures préventives d'abus dans l'exercice du droit électoral ; elles n'étaient préventives que de désordres dans les rues, de combats, de luttes qui pouvaient avoir lieu.
Quoi qu'il en soit, je crois en avoir dit assez pour justifier l'appui que je donne à l'amendement de l'honorable M. Dechamps.
M. B. Dumortier. - L'honorable député de Mons, qui a parlé tout à l'heure, trouve les explications du gouvernement parfaitement satisfaisantes.
Quant à moi, messieurs, je diffère complètement d'opinion sur ce point avec l'honorable membre. Je trouve, moi, que le gouvernement n'a pas donné d'explication du tout.
On a demandé au gouvernement quels abus il entendait réprimer, à quels abus il faisait allusion, qu'a-t-il répondu ? Il a répondu qu'il ne pouvait pas les faire connaître.
(page 175) C'est là, à mon avis, une réponse très peu convenable de la part d'un ministère dans un parlement.
M. le ministre de l'intérieur confond sans doute deux choses tout à fait distinctes : il confond avec l'action du pouvoir à l'intérieur l'action diplomatique du pouvoir dans ses rapports avec les gouvernements étrangers.
Ici, tous les ministres sont tenus de rendre compte de leurs actes aux représentants de la nation, surtout lorsque ceux-ci appellent leur attention sur un fait quelconque ; il faut que les ministres s'expliquent, et il ne leur est pas permis de se renfermer dans un superbe dédain.
On fait allusion à certains abus auxquels on annonce l'intention de porter remède. Dites-nous donc quels sont ces abus ? Eh bien ; je vais vous poser quelques questions. Est-ce que, par hasard, pour arrivera la répression de ces abus, vous entendez proposer à la Chambre le vote par ordre alphabétique que j'appelle, moi, le désordre alphabétique.
Est-ce là ce que vous voulez ? Cette proposition a été faite par votre parti, et elle est encore en suspens. Or, cette proposition a été faite évidemment dans le but d'asseoir la domination d'une des deux opinions sur l'autre, en empêchant les électeurs ruraux de même opinion de rester réunis, et en les obligeant à se mêler à des électeurs d'opinion contraire.
C'est là une question, messieurs, sur laquelle il ne faut pas vouloir jouer au plus fin. Dites-nous franchement ce que vous voulez ; il n'est pas possible que vous vous renfermiez dans un silence absolu sur une pareille matière. Le jour où vous venez, par la bouche du souverain, dire à cette Chambre que vous proposerez des modifications à la loi qui régit l'exercice de la souveraineté du peuple dans les élections, le jour où une telle annonce nous est faite, vous nous devez des explications sur vos projets.
Si, réellement, vous ne voulez pas en venir à établir la suprématie d'une opinion sur l'autre, vous n'avez aucun motif de garder le silence.
Ayez donc le courage de dire au pays : Tels et tels abus existent ; nous voulons les réprimer par tels et tels remèdes.
C'est ainsi, messieurs, qu'on se place vis-à-vis d'un peuple libre représenté par des hommes libres.
Mais s'enfermer dans un silence absolu et vouloir obtenir un vote mystérieux sur de prétendus abus qu'on n'a pas même signalés, ne pas vouloir indiquer le remède qu'on se propose d'apporter à ces abus et cela quand déjà l'on est venu proposer ici des mesures qui, de l'avis de tous, sont oppressives de la minorité, je dis que c'est un rôle indigne d'une majorité comme la vôtre.
Vous êtes majorité ; eh bien, tenez noblement le rôle qui convient à une majorité : expliquez-vous avec franchise et ne reculez pas devant la vérité.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Je n'ai l'intention de me renfermer ni dans un superbe dédain, ni dans une réserve diplomatique. Comme le dit M. Dumortier, en effet, l'honorable M. Tack m'a demandé des explications sur le projet de loi que le gouvernement comptait présenter à la Chambre ; je lui ai répondu que ce projet n'étant pas définitivement arrêté, il était impossible d'indiquer dès aujourd'hui les dispositions qu'il contiendra et d'aborder une discussion sur ce point.
Il me semblait que ce langage était très net et que, dans une Chambre libre, émanation d'un pays libre, un ministre (puisque l'honorable M. Dumortier a parlé de liberté) était bien libre aussi de prendre devant cette Chambre la position qu'il jugeait convenable.
Du reste, messieurs, nous sommes, me semble-t-il, tous d'accord sur un point : c'est qu'il y a des abus. A cet égard, il n'y a pas de doute. Les honorables membres qui ont un instant contesté le fait ont fini bientôt par signaler eux-mêmes des abus ; ils ont été convaincus par la force même de la vérité.
Or, en présence de ce fait, maintenant bien constaté par tous, nous avons dit à la Chambre que nous avions l'intention de présenter un projet tendant à réprimer les abus dont l'existence serait reconnue, et nous demandons que la Chambre consente à dire qu'elle secondera nos efforts pour assurer la sincérité des élections. Voilà ce que nous demandons et rien de plus.
D'honorables orateurs de la droite ont fait ressortir la différence qui existe entre le discours du Trône et le projet d'adresse. Il y a, en effet, dans l'adresse un mot de plus que dans le discours, c'est le mot « prévenir ».
Le gouvernement n'avait pas introduit ce mot dans le discours de la couronne, mais il croit pouvoir l'accepter dans l'adresse avec cette réserve - réserve très formelle - que ce mot n'engage en rien ni le gouvernement ni la Chambre.
Lu cabinet, en ce qui concerne les mesures préventives, veut, je le répète, garder sa liberté entière, car il comprend combien il est dangereux de toucher à des lois organiques.
M. Dumortier m'a interpellé sur un point spécial ; il a demandé s'il entrait dans les intentions du gouvernement d'introduire parmi les réformes le vote par ordre alphabétique. Le gouvernement a examiné cette question, et il pense que, pour le moment, cette mesure ne doit pas être inscrite dans le projet de loi.
Le mot « prévenir », inséré dans le projet d'adresse, ne se trouvait pas dans le discours du Trône ; nous l'admettons cependant, parce que nous, ne voulons pas nous lier d'une manière absolue, et, dès à présent, prendre l'engagement de rejeter toutes les propositions qui pourraient être faites, ni de repousser les idées bonnes et de nature à être introduites dans le projet.
J'espère que ces explications très franches seront de nature à satisfaire la Chambre.
M. Nothomb. - Par les paroles qu'il vient de prononcer, l'honorable M. Orts a voulu amoindrir la portée des expressions dont il s'est servi dans le projet d'adresse. Je n'en persiste pas moins à penser que le mot « prévenir » n'a pas été inséré sans un but très sérieux. L'honorable membre connaît trop bien la valeur des termes, pour ne pas attacher un sens précis, bien déterminé à ceux qu'il a employés. J'attends encore des explications satisfaisantes sur l'insertion du mot « prévenir ».
Ce mot nous effraye ; nous avouons franchement nos inquiétudes, tous les amis de la liberté doivent les éprouver ; car dans notre Constitution, dans notre état politique, le mot « prévention » est l'antipode de la liberté.
Esl-il une seule de nos prérogatives constitutionnelles à côté de laquelle vous ayez songé à placer des mesures préventives ? Si quelqu'un venait à parler de mesures préventives contre la presse, il ne rencontrerait pas d'écho dans cette Chambre.
Pour le droit d'association toute mesure préventive provoquerait la même répulsion ; il en serait de même de la liberté d'enseignement.
Mon honorable ami, M. Van Overloop, vient de rappeler avec infiniment de raison et d'à-propos, que la Constitution est, d'un bout à l'autre, imprégnée de cet esprit qui exige que les mesures préventives appliquées à l'exercice des droits politiques des citoyens belges, sont et doivent rester à jamais interdites.
L'expression que vous mettez dans le projet d'adresse et que le discours du Trône ne contient pas, excite à tort ou à raison notre défiance inquiète ; vous êtes forts, tâchez d'être justes, supprimez un mot qui nous alarme ; ce mot dans l'adresse n'ajoute rien à votre pouvoir ; vous n'en formulerez pas moins comme vous l'entendrez les projets que vous présenterez plus tard ; effacez-le et vous n'en resterez pas moins dans la plénitude de votre puissance, mais vous aurez atténué dans notre esprit les alarmes que le pays partage avec nous. Il y va de votre honneur, et permettez-moi d'ajouter, de votre intérêt.
L'on vient de vous poser une question d'une réponse bien facile : le vote par ordre alphabétique sera-t-il compris dans le projet ? Eh bien, la réponse même ajoute à mes appréhensions. (Interruption.)
Je n'ai pas entendu que cette mesure fût abandonnée sans retour. (Interruption.)
Pardon. M. le ministre a dit que, quant à présent, le gouvernement ne trouvait pas que cette mesure fût utile.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - J'ai dit que la mesure ne figurerait pas dans le projet de loi.
M. Nothomb. - Cette fois-ci c'est plus clair. Mais avouez au moins que jusque-là la discussion n'était pas de nature à détruire nos inquiétudes.
On a beaucoup parlé d'abus ; je ne veux pas revenir sur ce sujet, mais je dirai franchement quel est, suivant moi, le grand abus, l'abus capital, celui qui est la source de tous les autres ; c'est l'inégalité qui existe pour le plus grand nombre des électeurs dans l'exercice même du droit électoral. Vous n'aurez rien fait aussi longtemps que vous n'aurez pas remédié à cet abus qui engendre presque tous les autres et qui constitue un manquement permanent à la Constitution qui a voulu, avant tout, assurer l'égalité à tous les citoyens.
Un mot encore pour terminer. Dans ses dernières paroles, l'honorable rapporteur nous dit que la majorité et le cabinet de 1855 n'avaient pas été le produit de la libre volonté nationale ; je me contente, pour le moment, de lui répondre que le ministère, comme la majorité de 1855, étaient au moins autant que le cabinet et la majorité d'aujourd'hui, l'expression libre et spontanée de la volonté régulière du pays.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je voudrais calmer les alarmes si vives que vient de manifester l'honorable préopinant. Je ne vois vraiment pas de motifs à sa grande inquiétude.
(page 176) Selon lui, toute mesure préventive est destructive de la liberté ; toute mesure préventive est inconstitutionnelle, et tout au moins elle est contraire à l'esprit de nos institutions.
Il est vrai de dire qu'en certaines matières les mesures préventives sont inconstitutionnelles ; mais quand la Constitution a voulu qu'il n'y eût pas de mesures préventives, elle l'a dit formellement. Ainsi, la Constitution dit : « L'enseignement est libre ; aucune mesure préventive ne pourra être prise. » Elle dit encore : » La presse est libre ; la censure ne pourra jamais être établie ; il ne peut être exigé de cautionnement des écrivains, éditeurs ou imprimeurs, »
Mais, à part cela, qu'est-ce qui n'est pas préventif en matière électorale ?
Les garanties pour assurer la sincérité de la confection des listes électorales, mesures préventives ; les dispositions prises pour assurer le secret du vote, mesures préventives ; il faut qu'on puisse circuler librement dans la salle, il faut que l'électeur ait accès au bureau, mesures préventives ; il faut, pour pouvoir, être inscrit sur les listes électorales, posséder les bases du cens deux années avant l'inscription, mesures préventives ! Ce sont encore des mesures préventives que celles qui ont été sanctionnées par la législature de 1843, formulée en vue de réprimer les fraudes en matière électorale.
Et maintenant, y a-t-il une différence entre le discours du Trône et le paragraphe du projet d'adresse soumis en ce moment à vos délibérations ? Pas le moins du monde. Dans le discours du Trône l'on dit que des mesures seront prises pour réprimer les abus qui se sont révélés dans l'exercice des droits électoraux ; dans le projet d'adresse, on dit que des mesures seront prises pour prévenir et pour réprimer au besoin ces abus. Y a-t-il là opposition, est-ce une pensée différente dans les deux textes ?
Mais nullement, messieurs. Lorsque nous avons annoncé l'intention de réprimer les fraudes en matière électorale, nous n'avons certainement pas exclu comme moyen de répression certaines mesures préventives, qui seraient reconnues bonnes, admissibles. Ainsi, vous parlez d'un abus, vous le constatez tous, il est général, dans une foule de collèges électoraux, On emploie des billets marqués. Mais cet abus, est-il bien certain que vous puissiez le réprimer autrement que par des mesures préventives ? Cela est-il démontré ? Tout au contraire, c'est bien probablement à des mesures préventives qu'il faudra avoir recours pour faire cesser cet abus, et encore n'est-il pas certain, comme le disait tout à l'heure l'honorable comte de Theux, qu'on y réussisse.
Ainsi, il n'y a pas le moins du monde désaccord entre la pensée de la commission d'adresse et celle qui se trouve exprimée dans le discours du Trône.
Nous n'excluons pas les mesures préventives, si elles sont bonnes, si elles sont efficaces ; nous les préférons même aux mesures répressives, aux mesures pénales pour réprimer certains abus. Parmi ces mesures préventives, il en est peut-être de mauvaises, il en est que nous ne serions pas disposés à admettre : il en est que nous n'admettons pas dès maintenant. Nous n'en faisons pas et nous n'en avons pas fait le moindre mystère ; dès qu'on nous a interpellé, nous avons répondu.
Nous ne trouvons pas le vote par ordre alphabétique, qu'on a proposé, une énormité, une chose monstrueuse, et je m'étonne que nos honorables adversaires signalent une pareille mesure comme étant destinée à opprimer la minorité. Je ne comprends pas pourquoi on se récrie si fort contre cette idée. Je conçois qu'on discute la mesure ; mais qu'on la signale, ainsi que vient de le faire l'honorable préopinant, comme une mesure destinée à opprimer la minorité, c'est faire supposer que la minorité trouve dans le système actuel un moyen d'agir illégitimement sur le corps électoral. (Interruption.)
Je signale le danger de ces vives alarmes, de cette résistance si grande que l'on oppose au système qui a été appelé le vote par ordre alphabétique. Je le répète, il ne nous paraît le moins du monde qu'il y ait là une énormité. En soi, un pareil système paraît rationnel. On ne voit pas pourquoi on n'appellerait pas les électeurs par ordre alphabétique pour voter. Mais ce moyen est-il bien pratique ? Serait-il de nature à obvier aux abus d'influence qu'on signale ? Ce moyeu n'aurait-il pas pour effet d'apporter quelque incertitude dans la confection des listes électorales ? Nous avons examiné tous ces points, et nous sommes arrivés à cette conviction, que le moyen serait peu efficace, qu'il n'obvierait même pas aux abus que l'on veut prévenir, et que partant les inconvénients qu'il présenterait seraient plus grands que les avantages que l'on pourrait faire valoir en sa faveur.
Il en est une raison assez simple. Je la signalerai en ce moment, quoique nous ne discutions pas encore la loi. Il suffit de voir quel est le nombre des collèges électoraux à une section, à deux sections, à trois sections, à quatre sections, etc. Or, dans les collèges électoraux qui n'ont qu'une, deux, trois ou quatre sections, il est bien clair que les moyens d'influence continueraient à être employés avec ou sans vote par ordre alphabétique. Il y aurait peut-être une certaine difficulté de plus ; mais elle ne serait pas considérable. Or, le nombre de ces collèges électoraux est beaucoup plus grand qu'on ne le suppose.
La mesure se trouverait donc appliquée utilement dans les grands collèges électoraux. Or c'est là, en thèse générale, il y a quelques exceptions, que l'abus de ce genre d'influence est moins à craindre que partout ailleurs.
Ainsi nous avons dû, après examen de ce système, nous arrêter à cette idée qu'il ne pouvait pas être utilement et convenablement proposé. Nous le déclarons.
Mais y a-t-il d'autres mesures préventives ? Peut-on, par exemple comme d'honorables membres de la droite l'ont proposé, introduire un papier électoral pour les bulletins ? Evidemment ce serait une mesure préventive, et l'honorable M. Malou, si mes souvenirs sont fidèles, est celui qui a le premier préconisé ce moyen dans la Chambre. Je ne dis pas que ce moyen soit bon. Je ne le juge pas ; je ne sais pas s'il est bon ou mauvais ; mais c'est une mesure préventive. Pourquoi exclure ces mesures ? Vous serez probablement amenés à en proposer vous-mêmes, lorsque nous examinerons le projet de loi que vous présentera le gouvernement.
Messieurs, avant de me rasseoir, je veux répondre à quelques paroles de l'honorable préopinant, qui, répondant à mon honorable ami M. Orts, lui a fait remarquer que, selon lui, le cabinet de 1855 comme la majorité de 1855, étaient aussi bien que le cabinet et la majorité de 1857, l'expression vraie de la volonté du pays.
Je crois que l'honorable membre s'est trompé dans son appréciation.
La majorité de 1855 ne résultait pas du vote des électeurs. Elle résultait de ce qu'une fraction de la gauche, se détachant de ses amis, s'était réunie à la minorité, à la droite, et avait ainsi constitué une majorité que l'on ne peut considérer que comme factice.
M. de Decker. - C'était le sens des élections.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Non ce n'était pas le sens des élections.
Je vous parle de la constitution du cabinet de 1855. Il a été formé dans ces conditions. Il a succédé à un cabinet qui déclarait agir au nom de l'opinion libérale, et qui trouvait une majorité dans la Chambre au nom de cette opinion.
C'était là la constitution vraie de la Chambre, et une fraction de l'ancienne majorité s'est détachée de la gauche pour soutenir la minorité, et en a fait ainsi une majorité... (interruption), oui, mais une majorité factice, une majorité à laquelle manquait le plus grand élément de force, c'est-à-dire la moralité (Interruption.).
M. de Theux. - Je demande la parole.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, ce n'est pas un mot offensant que je prononce. Je parle de la force morale. Il est évident que cette force morale lui manquait.
M. de Decker. - Longtemps les ministères n'ont pas eu d'autre force morale que celle-là ; à l'époque des majorités historiques, ils n'en avaient pas d'autre.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). -Nous connaissons le système des majorités historiques ! Nous savons ce que le pays en a fait en 1843, en 1845, en 1847. Il a éliminé cette prétendue majorité historique dont vous parlez.
M. Nothomb. - Parlez-vous des élections de 1856 ?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - On nous a dit également que le flot montait, que nous étions menacés d'être submergés. Eh bien, ce que je viens de vous dire, je l'applique encore aux élections dernières dont vous parlez.
Il est très fâcheux pour vous, il est très regrettable pour vous que vous n'arriviez pas en proclamant vos principes. (Interruption.) Oui, profitant de certaines questions qui se produisaient dans quelques collèges électoraux, vous avez obtenu certaines élections en votre faveur ; mais quelle a été l'attitude de ces élus avant leur élection ? Ils ont commencé par déclarer qu'ils n'étaient point de votre parti ; qu'ils ne relevaient de personne, qu'ils étaient des candidats indépendants, et parmi ces candidats il en est qui (page 177) sont sortis de nos rangs. (Interruption). Je constate simplement des faits, et la conséquence à tirer de ces faits est la même que celle que je tirais contre la majorité de 1855, c'est-à-dire que si vous deveniez majorité dans de pareilles conditions, la force morale vous ferait complètement défaut vis-à-vis du pays.
M. de Theux. - Libre à M. le ministre des finances de se glorifier lui-même de sa majorité, mais si nous avions à discuter les divers ministères qui se sont succédé ici depuis l'avènement du Roi et les diverses élections qui ont eu lieu, nous aurions beaucoup à faire, et je crois que nous réduirions à bien peu de chose la glorification de M. le ministre des finances. Sa doctrine est tout à fait inconstitutionnelle, c'est que le Roi ne peut point, dans 1'intervalle d'une élection à l'autre, changer le cabinet sans contrevenir à la volonté nationale exprimée par les élections qui ont été faites sous le cabinet démissionnaire. Cela est clair comme le jour.
Les revirements d'opinion dans le pays ont lieu par l'ensemble de circonstances que le pays apprécie, et les revirements d'opinions chez ces représentants du pays doivent avoir lieu également en pleine liberté. He n'admets point de majorités assermentées qui se déshonoreraient en changeant de politique à l'égard d'un cabinet. C'est là, messieurs, le despotisme, c'est le gouvernement des partis, gouvernement tyrannique, le pire de tous les gouvernements et le plus opposé à l'esprit de nos institution
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il paraît que j'ai été bien loin dans ce que j'ai eu l'honneur de dire à la Chambre. J'ai, paraît-il, professé une doctrine inconstitutionnelle.
M. de Theux. - Dans ses conséquences.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Dans ses conséquences ! Je n'ai pas professé de doctrine qui fût le moins du monde inconstitutionnelle ; je n'ai pas contesté que le Roi pût choisir un ministère dans la majorité, telle qu'elle était constituée alors ; le Roi a eu parfaitement raison d'appeler le ministère de 1855, car alors, en effet, par le classement des opinions dans les Chambres, il s'y trouvait une majorité pour appuyer ce ministère. Ce que j'ai signalé, ce que j'ai apprécié, ce sont les conséquences d'une pareille situation.
Les hommes ont certainement le droit de changer d'opinion ; ils le doivent même quelquefois, il est parfois honorable de changer d'opinion mais il arrive aussi qu'on en change sans faire connaître le motif de ce changement ; et cela parce qu'on s'est laissé guider par des considérations personnelles. On a vu aussi ceux qui avaient changé d'opinion, se trouver ultérieurement en complet désaccord avec le collège électoral qui les avait élus, et succomber devant les électeurs.
L'honorable M. de Theux trouve en outre que les idées que j'ai émises ont pour résultat de demander l'appui de majorités assermentées. Je ne sais pas ce que l'honorable membre entend par là ; l'honorable membre entend-il que, dans la majorité actuelle, on est moins libre que dans la minorité ? C'est une profonde erreur ! Dans la majorité, on est tout au moins aussi libre que dans la minorité. Dans la majorité, ou se détermine par des considérations que l'on croit justes ; dans la minorité, on se détermine, je pense, par des considérations qui paraissent de même nature. Nous voyons la minorité compacte, unie, agissant comme une seule individualité. Nous y voyons des hommes qui ont exprimé sur certains points les opinions les plus formelles, qui se sont dix fois engagés sur certaines questions économiques, se prononcer dans un sens tout à fait opposé aux sentiments qu'ils avaient d'abord manifestés, et cela pour rester d'accord avec leurs amis. S'agit-il donc là d'une minorité assermentée, de gens serviles ? Mais sans doute, il n'en est pas ainsi, messieurs ; à vos yeux, ces hommes agissent dans toute la plénitude de leur liberté et de leur indépendance ; ils jugent qu'il est bon d'agir de telle façon dans l'intérêt de leur propre parti, qui est, selon eux, l'intérêt du pays.
La détermination qui porte à faire des sacrifices à son parti est très honorable ; il est très honorable de sacrifier dans certains cas ses opinions personnelles à l'intérêt de son parti ; parce que l'intérêt de ce parti se confond avec celui du pays même.
Vous voulez gouverner le pays d'une certaine façon, nous croyons qu'il faut le gouverner de telle autre façon, voilà ce qui constitue les partis, les partis honorables.
Vous agissez dans le but d'arriver au pouvoir pour faire prévaloir vos idées à l'aide de votre parti. Nous, qui sommes au pouvoir, nous voulons marcher d'accord avec nos amis, avec la majorité, qui est d'accord avec nous sur les points principaux de la politique, qui veut comme nous assurer d'une certaine façon, autre que la vôtre, ce que nous considérons comme l'intérêt le plus grand et le plus vital du pays.
Je crois, messieurs, avoir exprimé dans ces quelques mots, les principes les plus purs du gouvernement constitutionnel et parlementaire, principes que nous avons toujours appliqués et que nous persévèrerons, je l'espère, à appliquer encore.
M. de Naeyer. - Mon intention n'est pas de prolonger beaucoup la discussion, mais je tiens à donner quelques explications afin de faire connaître les motifs qui m'empêchent de voter le paragraphe.
Je ne prétends certainement pas que tout a toujours été parfait en matière d'élection ; il y a eu nécessairement quelques abus et quoi que l'on fasse, il y aura toujours certains abus ; c'est le sort de toutes les institutions humaines.
Mais il s'agit de savoir s'il y avait lieu pour cela d'annoncer pompeusement dans le discours du Trône un projet de loi destiné à sauver nos institutions menacées et puis de faire dans l'adresse une triple et solennelle invocation à l'honneur national.
Je ne le crois pas, je crois que dans un pays libre, il faut avoir plus de confiance dans la liberté, plus de confiance dans le progrès des lumières ; plus de confiance dans le progrès de la moralité publique et dans le progrès de l'éducation politique, plus de confiance dans l'opinion publique, qui est le véritable pouvoir préventif et répressif en pareille matière.
Et, messieurs, cette confiance dont je parle était d'autant mieux justifiée que dans les élections qui ont eu lieu cette année dans la moitié de nos collèges électoraux, vous n'avez trouvé aucun abus que vous ayez jugé digne d'être réprimé ; il n'y a eu, pour ainsi dire, aucune réclamation. Et c'est après un fait aussi éclatant, qui révèle les progrès évidents de nos mœurs politiques, que vous nous parlez de la nécessité devenue urgente de faire des lois répressives et même préventives, et cela sur une des matières les plus délicates ! L'annonce de pareilles mesures doit nécessairement éveiller des soupçons et des susceptibilités de la minorité, sans qu'on puisse lui attribuer l'idée absurde de craindre la répression véritable des abus et des fraudes.
Si une telle accusation était portée contre nous, il serait évidemment au-dessous de nous d'y répondre.
Mais je suis convaincu que nos adversaires politiques nous estiment trop pour cela et qu'ils nous feront l'honneur de croire que nous sommes aussi pénétrés qu'eux du sentiment de l'honneur et de la probité politique ; mais, comme je le disais, des mesures qui touchent de si près à une de nos libertés les plus délicates, excitent toujours des soupçons, et je crois que la majorité doit ici se défier d'elle-même. Ayant en mains le pouvoir, elle peut être entraînée, en quelque sorte à son insu, à faire une loi qui ne soit qu'une œuvre de parti...
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Attendez le projet de loi ; vous verrez qu'il n'en est pas ainsi.
M. de Naeyer. - Je crois que les abus n'étaient pas tels, qu'il fallût un projet de loi, et je présenterai encore quelques observations dans cet ordre d'idées. Il faut bien le reconnaître, le mot « abus » en matière d'élections est extrêmement vague et élastique. Quant à moi, je crois que le seul abus méritant véritablement cette qualification est celui qui empêche la libre manifestation de la volonté des électeurs ; or on a fait, il y a quelque temps, beaucoup de bruit autour des élections de Louvain. On y a vu des abus énormes, et les élections ont été annulées comme n'exprimant pas la volonté des électeurs ; mais ces derniers, convoqués derechef, ont déclaré que la Chambre avait eu tort.
- Des membres. - Non ! non !
M. de Naeyer. - Ils ont déclaré que leur volonté était telle qu'ils l'avaient exprimée la première fois...
- Un membre. - Ce n'est pas la même chose.
M. de Naeyer. - Les élections doivent être respectées, du moment qu'elles expriment la volonté du peuple ; et, sous ce rapport, il n'y avait pas d'abus ; la volonté du peuple avait été sincèrement exprimée la première fois, les dernières élections n'ont laissé subsister à cet égard aucun doute.
Messieurs, j'ai mémoire d'une autre élection qui a eu lieu il y a six ou sept ans dans un collège électoral de la province de Luxembourg et qui avait eu pour résultat la nomination d'un député libéral. Il y avait eu là une énorme consommation de bulletins marqués. L'élection fut annulée en présence d'un système de contrainte aussi habilement organisé.
Eh bien, ici le corps électoral a confirmé la décision de la Chambre en nommant un député conservateur, et en faisant connaître ainsi sa véritable volonté.
Maintenant, ce qui m'étonne, c'est que cet abus réel, si bien consulté il y a six ou sept ans, n'a existé alors aucune émotion dans vos rangs. (page 178) Pour exciter votre zèle, si ardent aujourd'hui pour réprimer les fraudes électorales, il a fallu quoi ? De prétendus abus catholiques qui n'ont porté aucune atteinte quelconque à la libre expression de la volonté des électeurs. C'est là, messieurs, un fait incontestable en présence des décisions réitérées du collège électoral de Louvain.
Messieurs, ces circonstances, il faut bien le reconnaître, sont de nature à nous inspirer une grande méfiance. Nous ne pouvons guère nous faire illusionnes abus électoraux seront le prétexte d'une œuvre législative dont l'intérêt exclusif d'un parti sera la réalité.
M. le ministre des finances est entré dans une foule de considérations extrêmement subtiles pour prouver que le mot « prévenir », qu'on voulait introduire dans l'adresse, n'ajoutait rien au discours du Trône, et il a conclu cependant à l'adoption de cette expression. Il me semble que la conclusion véritablement logique des observations de M. le ministre, c'est l'adoption de l'amendement de l'honorable M. Dechamps ; car pourquoi s'écarter inutilement de la rédaction du discours du Trône, pourquoi admettre le mot « prévenir », si l'on ne veut pas témoigner le désir de trouver dans le projet de loi des dispositions plus sévères que celles annoncées par le gouvernement ?
Je n'en dirai pas davantage ; j'ai suffisamment fait connaître les motifs qui me déterminent à voter contre le paragraphe, tel qu'il est rédigé.
M. de Brouckere. - Messieurs, l'honorable préopinant semble s'être mis, jusqu'à un, certain point en contradiction avec les honorables orateurs de son opinion qui l'ont précédé, car tous ces orateurs ont été d'accord pour reconnaître qu'il y avait eu des abus et des abus sérieux en matière électorale. L'honorable M. de Naeyer, au contraire, semble nier ces abus.
M. de Naeyer. - Pas du tout !
M. de Brouckere. - Au moins il prétend qu'ils n'ont été ni assez nombreux, ni assez graves pour nécessiter la présentation d'un projet de loi...
M. de Naeyer. - C'est cela.
M. de Brouckere. - Eh bien, c'est là une erreur : il est constant que les fraudes et les abus, en matière électorale, ont été extrêmement nombreux et d'une nature très grave.
Ainsi, pour ne citer qu'un fait, j'ai la conviction, et je suis sûr que la plupart d'entre vous, à droite comme à gauche, partagent cette conviction ; j'ai la conviction que dans un grand nombre d'élections, et dans un grand nombre de districts électoraux, se présente l'abus du papier marque.
S'il en est ainsi, cette fraude spéciale dont l'honorable M. Tack nous a entretenus longuement, avec raison, suffirait pour nécessiter la présentation d'un projet de loi.
Du reste, je n'ai rien vu de pompeux dans les termes, dont se sert l'adresse ; elle est, au contraire, rédigée dans les termes les plus simples.
L'honorable M. de Naeyer, faisant allusion à l'élection que la Chambre a annulée, il y a peu d’années, vous a dit que ce qui s’était passé après dans l’arrondissement dont nous avions refusé de valider l’élection, prouvait qu’il n’y avait eu ni fraudes, ni abus dans cette élection.
Messieurs, ce qui s'est passé après ne prouve rien du tout. Je rappellerai à l'honorable M. de Naeyer que je suis un de ceux qui n'ont pas pris part à l'annulation des élections de Louvain ; je me suis abstenu et j'ai expliqué pour quels motifs je m'étais abstenu.
Mais il n'en est pas resté moins constant à mes yeux comme aux vôtres et à ceux de tout le monde qu'il y a eu dans cette élection des abus et des fraudes ; j'ai dit alors qu'il y avait eu des fraudes et des abus, mais qu'ils n'étaient pas de nature à vicier l'élection ; mais ils étaient évidents et ils suffiraient pour que je visse avec plaisir la présentation d'un projet de loi.
Messieurs, j'ai déclaré tout à l'heure que les explications qu'on avait données pour justifier la rédaction présentée dans l'adresse, avaient été satisfaisantes.
J'ai été contredit par plusieurs honorables orateurs qui ont parlé après moi. Et que demandent ces honorables membres ? Que demande particulièrement l'honorable député de Roulers ? Il veut que le gouvernement explique quels sont les fraudes et les abus qu'il entend prévenir et réprimer ; et par quelles mesures il entend atteindre ce double but ; c'est-à-dire, en d'autres termes, que l'honorable membre voudrait une présentation anticipée du projet de loi que nous aurons à discuter et à voter plus tard.
Eli bien, savez-vous quel serait, à mon sens, le résultat de cette présentation anticipée ? Ce serait tout simplement de nous mettre dans l'impossibilité de voter le paragraphe de l'adresse, car si l'on nous avait fourni des explications, voter le paragraphe de l'adresse, c'est se prononcer d'avance sur le projet de loi qu'on nous annonce.
Or, je n'entends engager mon vote en aucune manière.
Je voterai sur le projet de loi qu'on nous annonce quand je l'aurai eu sous les yeux, quand il aura été examiné en sections et quand il aura été précédé d'une discussion ; mais aujourd'hui, après les explications nécessairement superficielles qui auraient pu nous être données par le gouvernement, je n'aurais pu, en aucune manière, engager mon vote.
Je le répète, les explications données par le gouvernement sont parfaitement satisfaisantes. S'il avait été au-delà de ce qu'il a fait, je dis qu'il aurait manqué à ses devoirs et qu'il nous aurait mis dans une position très fausse.
Selon moi, chacun de nous, quelle que soit l'opinion à laquelle il appartient, peut voter le paragraphe de l'adresse tel qu'il est rédigé sans engager en rien le vote qu'il émettra sur le projet de loi dont nous aurons à nous occuper plus tard.
M. Guillery. - Messieurs, il faut avouer que si l'on a eu à se plaindre en d'autres temps de l'abstention de la droite, c'est un reproche qu'on ne pourrait plus lui adresser aujourd'hui.
M. H. Dumortier. - Vous nous avez provoqués pendant trois ans.
M. Guillery. - Sans doute. Aussi je dis qu'on ne vous reprochera plus aujourd'hui de vous abstenir.
Non seulement la droite discute la politique du gouvernement, ce qui est son droit et je dirai même son devoir, mais elle veut même discuter les projets de lois qui ne sont pas encore rédigés.
Elle veut, à propos d'un paragraphe de l'adresse, nous faire décider dès à présent ce qu'il y aura ou ce qu'il n'y aura pas dans le projet de loi relatif aux fraudes.
- Plusieurs membres à droite. - Non, non !
M. Guillery. - Je vous demande pardon. La droite a voulu savoir si, oui ou non, le gouvernement approuverait le système de l'ordre alphabétique.
Le gouvernement a dit : Non.
Voilà un point sur lequel je comprends que vous ayez désiré être éclairé ! Vous avez eu une réponse catégorique ; il me semble que vous devriez être satisfaits.
Vous ne pouvez évidemment faire décider par la Chambre que, dans aucun cas, elle ne votera le système de l'ordre alphabétique. Moi qui suis partisan de ce système j'aurai à examiner, lorsque le projet nous sera présenté, si je dois persister dans ma préférence. Si ce projet atteint le but que mes amis et moi nous avons en vue, nous renoncerons au système de l'ordre alphabétique, car c'est le but que nous voulons et non le moyen ; nous n'avons à cet égard aucune espèce de fétichisme.
Si au contraire ce but ne nous paraît pas atteint, il est vraisemblable que par voie d'amendement la majorité de la Chambre introduira le système de l'ordre alphabétique.
Ceci est réservé à la discussion.
Mais comment voulez-vous faire décider par un vote sur un paragraphe de l'adresse que telle ou telle mesure sera ou ne sera pas dans un projet de loi que nous ne connaissons pas, qui doit être présenté d'abord par le gouvernement, examiné ensuite en sections, puis en section centrale et enfin discuté ici avant d'être voté ?
Il est évident, messieurs, que c'est là une discussion anticipée, et c'est le seul reproche que j'adresse à la droite.
Je lui reproche de vouloir, à propos de chaque paragraphe de l'adresse, faire en quelque sorte prononcer des décisions sur des points qui ne sont pas en discussion.
Si à propos du paragraphe relatif aux fabriques d'église, nous allons discuter toutes les questions que peut soulever cette matière, nous en avons pour longtemps et pour d'autant plus longtemps que nous n'avons pas pu nous livrer à l'examen préparatoire sans lequel l'homme le plus compétent ne pourrait émettre une opinion éclairée.
Le paragraphe tel qu'il vous est présenté est tellement inoffensif que pour le combattre il a fallu en changer la rédaction.
Depuis une heure, la discussion porte sur la signification des expressions, « mesures préventives » qui ne s'y trouvent point.
Le mot « prévenir » a une toute autre signification que « mesure préventive ».
Si les expressions que l'on combat se trouvaient dans l'adresse, je me rallierais aux explications qu'a données un honorable membre du cabinet, mais elles ne s'y trouvent pas.
Voici comment le paragraphe est rédigé :
« L'honneur des institutions représentatives, l'honneur de toutes les opinions, l'honneur du pays commandent de prévenir et de réprimer au besoin les abus qui se sont révélés dans l'exercice des droits électoraux. »
(page 179) Maïs, messieurs, prévenir des abus est-ce établir des mesures préventives ?
On peut chercher à prévenir des abus en toute matière et même en matière de presse. Ce n'est nullement pour cela créer des mesures préventives !
On cherche à prévenir des abus en faisant de bonnes lois.
En faisant une bonne loi sur l'organisation judiciaire et sur la compétence, on prévient des abus, lorsqu'on décrété la publicité des séances on prévient des abus.
Cette expression ne peut donc, ni dans le langage juridique, ni dans le langage usuel, avoir la portée qu'on lui attribue.
Toute loi qui n'a pas pour but de prévenir des abus est une loi inutile.
Je dois un mot de réponse à ce qu'a dit l'honorable M. de Naeyer sur le sens de l'élection de Louvain.
Cette élection, selon l'honorable membre, aurait été la condamnation de la Chambre.
La Chambre ayant annulé l'élection, le corps électoral de Louvain aurait décidé, dans sa toute-puissance, que la Chambre s'était trompée.
Je ne sais trop quelle compétence le corps électoral de Louvain a, à lui seul, pour approuver ou condamner ce qu'a fait la Chambre.
M. de Naeyer. - Je n'ai pas dit cela.
M. Guillery. - Que le corps électoral de Louvain avait condamné la Chambre. C'est ainsi que j'ai écrit ce que vous avez dit, M. de Naeyer.
M. de Naeyer. - J'ai dit qu'il n'y avait pas eu d'abus.
M. Guillery. -La Chambre a décidé qu'il y avait eu dans les élections de Louvain des abus dénature à vicier l'élection ; mais la Chambre ne s'est pas préoccupée de l'opinion des personnes que le corps électoral de Louvain avait nommées.
Le corps électoral de Louvain s'est prononcé dans sa toute-puissance sur les représentants qui lui convenaient, mais de ce que les mêmes personnes soient élues deux fois, cela prouve-t-il que dans la première élection il n'y avait pas eu d'abus ?
Dans l'élection la moins suspecte, s'il y avait eu des abus semblables à ceux de Louvain, quand même nous serions convaincus qu'une nouvelle élection aurait le même résultat, nous dirions : Il y a des abus qui sont de nature à vicier l'élection.
Le corps électoral renverra ici le même député si cela lui convient, mais il le fera légalement, honnêtement, conformément aux lois de la probité, de la loyauté.
Ainsi, messieurs, le corps électoral de Louvain a nommé qui il a voulu.
Nous respectons son choix. Il a agi dans l'exercice de la souveraineté de son droit, mais il n'a pas eu à se prononcer sur ce qu'a fait la Chambre.
Je maintiens, quant à moi, et je ne doute pas que la Chambre ne maintienne ce qu'elle a décidé sur la première élection. Quant à la seconde, elle n'a pas été contestée ; il n'y a pas eu d'abus à réprimer.
Voilà, messieurs, ce que je voulais dire en réponse à l'honorable M. de Naeyer.
Je voudrais ajouter un mot sur ce qu'il a dit en ce qui concerne les mesures préventives.
Les abus, dit-il, c'est ce qui empêche la libre manifestation de la pensée de l’électeur ; et cependant il ne veut pas de loi.
Eh bien, comment peut-on assurer la libre manifestation de la pensée de l'électeur si l'on ne fait une loi qui prévienne les abus, une loi qui empêche tout ce qui peut paralyser cette libre manifestation ?
D'autres membres de la droite admettent une loi, je leur dirai : Quelle que soit la loi que vous proposerez, elle ne peut avoir qu'un but, c'est de prévenir les abus.
Elle peut avoir pour objet de punir de telle ou telle peine correctionnelle ceux qui dans les élections auront commis tel ou tel délit ; mais c'est encore là prévenir les abus.
Lorsque vous édictez une loi répressive comminant la peine de mort pour assassinat, vous avez pour but de prévenir ce crime.
La droite se livre donc à un véritable jeu de mots pour faire décider d'avance par la Chambre ce qu'elle ne peut décider qu'en connaissance de cause.
Nous nous rallions, nous partisans de l'ordre alphabétique, à ce paragraphe, parce que la question reste entière et que nous n'avons pas en ce moment à nous prononcer sur autre chose que sur le désir qui doit animer la Chambre, la droite comme la gauche, d'empêcher les abus.
M. Orts. - Je tiens à répéter ma déclaration, je tiens à ce qu'il soit parfaitement compris, avant le vote, que le droit de tout le monde est réservé. Je ne retire pas, comme le demandait l'honorable M. Dechamps, le mot « prévenir » parce que l'honorable M. Dechamps nous a dit, à l'appui de son amendement, que le retrait du mot « prévenir » donnerait à l'adresse le sens que l'honorable membre croit trouver dans le discours du Trône, c'est-à-dire l'exclusion des moyens propres à prévenir les abus électoraux.
Or, le gouvernement vient de déclarer que, dans sa pensée, il n'exclut pas plus l'introduction dans son projet de mesures propres à prévenir les abus que les mesures propres à les réprimer.
Comme je crois être l'organe du sentiment d'un très grand nombre de membres de cette Chambre en disant que telle est aussi l'intention de l'adresse, je maintiens le mot « prévenir ». Il signifie que nous n'entendons rien exclure, rien imposer. Nous ne demandons aucun engagement quelconque à la Chambre ; nous voulons réserver à tout le monde son droit d'examen et au gouvernement son droit d'initiative.
L'ordre alphabétique, en un mot, n'est pas en question, en ce sens que nous ne demandons pas d'affirmer ce principe ; mais nous voulons que le jour où la loi annoncée viendra, les partisans de l'ordre alphabétique aient le droit de le proposer et qu'on ne puisse pas leur dire : Le vote de l'adresse vous a condamnés, vous et votre opinion.
M. le président. - Je viens de recevoir, de M. B. Dumortier, l'amendement suivant :
« Remplacer le mot abus par le mot fraudes. » M. Dumortier a la parole pour développer cet amendement.
M. B. Dumortier. - L'honorable M. Guillery a longuement raisonné tout à l'heure sur l'attitude de la droite : suivant lui, la droite parle un peu trop souvent dans cette discussion. C'est vrai ; mais d'où vient que la droite soit amenée à parler si souvent ? C'est parce que l'adresse en discussion contient un programme tout à fait nouveau qui n'est rien autre chose qu'une tentative révolutionnaire contre nos institutions. (Interruption.)
Vous devez comprendre, dès lorsqu'un fait aussi grave, qui nous attaque, nous, dans nos convictions patriotiques ne peut pas passer inaperçu, et que nous sommes nécessairement obligés de demander des explications sur chaque point de l'adresse pour savoir ce que l'on veut.
M. Thibaut. - C'est une déclaration de guerre.
M. B. Dumortier. - Oui, c'est une véritable déclaration de guerre qu'on nous fait par l'adresse et par conséquent on ne peut pas nous contester le droit de nous défendre.
On demande si tout à l'heure nous parlerons des fabriques d'église ? Mais certainement, messieurs, et aussi longtemps que nous le croirons utile ; à moins que, agissant comme l'a fait le sénat, vous présentiez une formule qui ne préjuge rien.
Mais quand vous venez avec des formules qui posent en principe qu'il y a des abus électoraux et que vous ne définissez même pas ce qui constitue l'abus, notre devoir est de faire opposition.
Si des abus existent, commencez par les signaler dans la discussion ; mais si vous restez dans le vague, si vous vous bornez à dire : Telle ou telle institution est entachée d'abus, il est évident que l'on doit croire que tout l'ensemble de cette institution est compromis. Nous ignorons jusqu'où vous voulez aller ; nous sommes donc dans notre droit de légitime défense en vous combattant, et c'est pour cela que, dans le paragraphe maintenant en discussion, je propose de remplacer le mot « abus » par le mot « fraudes ». Je fais cette proposition, parce que les mots fraudes électorales rendent une idée qui a une portée directe ; quand il y a fraude, il y a vice ; tandis qu'en employant le mot « abus », vous pouvez faire tout ce que vous voudrez. C'est un mot élastique, au moyen duquel on peut faire ce qu'on veut et opprimer la minorité quand on le veut.
Des abus, messieurs, on peut en trouver partout, tandis que des fraudes supposent bien des faits caractérisés.
Ainsi, on a parlé des élections de Louvain. Eh bien, je demande où sont les fraudes que l'on a pu constater de la part de notre opinion.
Oui, il y a eu des fraudes électorales lors des élections de Louvain, mais c'est dans les rangs de vos amis. La fraude électorale la plus scandaleuse qui se puisse imaginer a été commise à cette occasion, et savez-vous en quoi elle consistait ? A employer l'argent du pauvre pour obtenir des votes ; à se faire de ce dépôt sacré un instrument pour recruter des suffrages.
Or, je doute fort qu'à de tels abus vous veniez porter remède. Mais quand un curé de village remettra des bulletins aux électeurs, oh ! vous crierez à l'abus, vous voudrez empêcher ces pratiques parfaitement légales, parfaitement avouables.
Voilà ce que vous voulez faire pour en venir à écraser nos amis et à faire triompher partout votre opinion.
A côté de cela que s'est-il passé à Louvain ? N'avons-nous pas vu faire des promesses de routes si l'on votait pour tel ou tel candidat ? N'avons-nous pas vu promettre des subsides si l'on votait dans tel ou tel sens ?
(page 81) Tout cela, messieurs, a été démontré à la dernière évidence et à la confusion de vos amis politiques. Ne venez donc pas nous parler d'abus. Je le répète, vous qui nous accusez, vous avez mauvaise grâce de parler des élections de Louvain. Là il s'est commis de véritables abus, mais ce n'est pas à ceux-là que vous porterez remède.
Ce n'est pas là ce que vous voulez, et votre silence suffirait pour justifier nos doutes à cet égard.
Timeo Danaos et dona ferentes.
-L'amendement est appuyé.
La discussion et close.
L'amendement de M. Dechamps est mis aux voix par appel nominal.
95 membres y prennent part.
37 répondent oui.
58 répondent non.
En conséquence, la Chambre rejette l'amendement.
Ont répondu oui : MM. de Smedt, de Terbecq, de Theux, B. Dumortier, H. Dumortier, d'Ursel, Faignart, Janssens, Kervyn de Volkaersbeke, Landeloos, le Bailly de Tilleghem, Magherman, Mercier, Notelteirs, Nothomb, Rodenbach, Royer de Behr, Tack, Van Bockel, Vanden Branden de Reeth, Vander Donckt, Van de Woestyne, Van Overloop, Van Renynghe, Verwilghen, Vilain XIIII, Beeckman, Coppens-Bove, Dechamps, de Decker, de Liedekerke, de Mérode-Westerloo, de Montpellier, de Naeyer, de Pitteurs-Hiegaerts et de Ruddere de Te Lokeren.
Ont répondu non : MM. Devaux, de Vrièrc, Dolez, Frère-Orban, Frison, Goblet, Grandgagnage, Grosfils, Guillery, Hymans, Jacquemyns, Jamar, M. Jouret, Lange, Laubry, C. Lebeau, J. Lebeau, Lesoinne, Moreau, Mouton, Muller, Nélis, Orban, Orts, Pierre, Pirmez, Pirson, Prévinaire, Rogier, Sabatier, Savart, Tesch, Alphonse Vandenpeereboom, Ernest Vandenpeereboom, Vanderstichelen, Van Humbeeck, Van Iseghem, Van Leempoel de Nieuwmunster, Van Volxem, Allard, Crombez, Cumont, Dautrebaude, de Baillet-Latour, de Boe, de Bronckart, de Brouckere, Dechentinnes, de Florisone, De Fré, de Gottal, de Lexhy, de Moor, de Paul, de Renesse, de Ridder, de Rongé et Vervoort.
M. le président. - Je mets aux voix l'amendement de M. B. Dumortier qui consiste à substituer le mot « fraudes » au mot « abus ».
- Cet amendement est mis aux voix. Il n'est pas adopté.
Le paragraphe 16 du projet d'adresse est mis aux voix et adopté.
« En toute circonstance la Chambre a flétri ces désordres autant que le permettait l'étendue de sa prérogative constitutionnelle. »
- Adopté.
La séance est levée à 5 heures.