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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 23 novembre 1861

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862)

(page 47) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart et donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaire, présente l’analyse des pétitions suivantes.

« Des habitants de Bruxelles demandent qu’il soit pris des mesures pour maintenir le travail dans les ateliers, faire abaisser le prix des denrées alimentaires et diminuer les impôts qui pèsent sur la consommation. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des facteurs des postes, à Grez-Doiceau, demandent une augmentation de traitement. »

« Même demande des facteurs des postes à Frameries. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget des travaux publics.


« Le conseil communal de Stevoort demande une loi qui fixe le minimum des traitements des secrétaires communaux. »

« Même demande du conseil communal de Sibret. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Vandendoren, sous-officier pensionné, demande la révision de la loi sur les pensions. »

- Même renvoi.


« Les sieurs Van Ouwenhuyse et Magnée, détenus dans une maison de santé, à Schaerbeek, demandent à être rendus à la liberté ou transférés dans une autre maison de santé. »

- Même renvoi.

Projet d’adresse

Discussion générale

M. Van Overloop. - La séance d'hier s'est terminée par un discours qui n'est qu'une longue apologie du mouvement italien, ou plutôt du gouvernement piémontais.

L'honorable M. de Boe a étudié la situation en Italie. Il y a été, dit-il, à trois reprises différentes. Moi aussi, messieurs, j'ai été en Italie.

J'y étais en 1846, j'y étais à l'époque de la proclamation de cette fameuse amnistie du 26 juillet, qui servit de point de départ à la régénération de l'Italie.

J'y étais à l'époque où le grand Pie IX commença ces réformes administratives et politiques qui ne furent arrêtées que par l'assassinat de l'infortuné comte Rossi sur le seuil du corps législatif.

J'y étais une seconde fois en 1860. J'y étais peu de temps avant que le gouvernement piémontais posât ces actes contre lesquels protestent non moins vivement notre conscience de Belges que notre conscience de catholiques.

Effacez la question de Rome, nous disait il y a deux jours M. le ministre des affaires étrangères, effacez la question de Rome, et les griefs contre la reconnaissance du roi d'Italie disparaîtront.

Ne pourrait-on pas rétorquer l'argument ? Ne pourrait-on pas dire à M. le ministre des affaires étrangères. Effacez la question de Rome et le roi d'Italie n'aurait pas été reconnu ?

Si cette reconnaissance était si facilement justifiable, pourquoi le gouvernement l'a-t-il faite au moment même où les Chambres allaient s'ouvrir ?

M. le ministre des affaires étrangères n'a pas répondu à cette question que lui a posée d'une manière catégorique mon honorable ami M. de Decker.

En Italie, on invoque le principe des faits accomplis ; le gouvernement s'aviserait-il de vouloir invoquer le même principe en Belgique ? Si le temps ne justifie pas la spoliation, comme le dit M. le ministre des affaires étrangères, les faits accomplis ne la justifiaient pas davantage.

Il existe en Italie un désir séculaire, - et sous ce rapport je suis d'accord avec l'honorable M. de Boe, - un désir séculaire d'être débarrassé de la domination étrangère.

Ce désir, que l'honorable député d'Anvers veuille bien me croire, ce désir la droite le comprend comme la gauche le comprend.

Le souvenir de l'oppression étrangère est resté vivace dans le cœur de tous les Belges, dans le cœur des populations catholiques, surtout, qui ont le plus souffert de la domination étrangère.

CHAMBRE DES REPRESENTAIS, — 1804-1802.

Le désir des Italiens, le désir d'être débarrassés de la domination étrangère, je le proclame pour mon compte, ce désir est parfaitement légitime.

Aussi les papes et tous les papes, quoi qu'en ait dit hier l'honorable M. de Boe, tous ont partagé ce désir, et j'en trouve la preuve dans une pièce que j'ai lue hier, dans une des pièces déposées par M. Ricasoli sur le bureau de la chambre piémontaise :

« En 1848, dit M. Ricasoli, le saint-père écrivait à l'empereur d'Autriche pour l'exhorter à mettre fin à une guerre qui ne saurait reconquérir à l'empire l'esprit des Lombards et des Vénitiens, légitimement jaloux de leur nationalité. »

Qu'on ne vienne donc pas dire que la papauté s'opposait à l'expression du désir qu'éprouvent depuis des siècles les nations italiennes ! Il existe en Italie, messieurs, un autre grand désir, désir, encore une fois, légitime à mes yeux ; c'est le désir d'avoir des institutions représentatives. Ce désir, encore une fois, la droite le partage avec la gauche, parce que la droite comprend comme la gauche que les institutions représentatives, loyalement appliquées bien entendu, contribuent puissamment à la félicité des nations.

Ce désir d'avoir des institutions représentatives s'est développé en Italie surtout à partir de 1814. Mais remarquez-le bien, ce n'est pas la maison de Savoie qui lui a donné l'élan ; c'est Pie IX qui, dès 1846, a commencé la réalisation de ce désir chez les populations italiennes. Le Piémont n'a suivi son exemple que dix mois plus tard.

Mais, messieurs, il existe en Italie un troisième désir ou une troisième idée, si l'on préfère ce mot ; c'est le désir de l'unité. Ce désir, nous ne l'éprouvons pas, nous Belges, parce que la doctrine de l'unité des peuples aurait pour conséquence la suppression de la nationalité belge.

- Voix à gauche. - Oh ! oh !

M. Van Overloop. - Oui, messieurs, cette doctrine ferait de la nationalité belge ce qu'elle fait en ce moment en Italie de la nationalité napolitaine.

Si j'étais Napolitain, je travaillerais énergiquement à faire introduire dans mon pays les institutions représentatives, mais jamais, en vue de jouir de ce régime, je ne sacrifierais mon autonomie, parce que l'indépendance est la première liberté des peuples.

Ce désir de l'unité, messieurs (ce n'est pas moi qui parle ; c'est un des cœurs les plus nobles, les plus dévoués de l'Italie, le comte César Balbo), ce désir de l'unité italienne, c'est le songe d'un sectaire ».

C'est ce désir révolutionnaire, contraire, selon moi, à la liberté des peuples, qui a poussé le gouvernement piémontais à occuper Naples, et qui aura pour conséquence, je le crains, d'éloigner pour longtemps encore la satisfaction des deux premiers désirs, désirs légitimes des Italiens.

La révolution, messieurs, qu'on ne l'oublie pas, la révolution, comme le disait un sénateur français dans une circonstance mémorable, « la révolution, on peut la combattre, on peut la vaincre ; la satisfaire jamais. »

Il est incontestable que le Piémont a envahi le royaume de Naples, contrairement au droit des gens. Le Piémont a préparé d'avance les succès de Garibaldi sur le territoire d'une nation amie. Sans le secours de l'armée régulière du Piémont, Garibaldi succombait sur le Volturno. C'est l'année régulière qui a fait le siège de Gaëte.

Il est donc incontestable, je le répète, que le Piémont a envahi le royaume de Naples contrairement aux principes les plus sacrés du droit des gens.

L'honorable ministre des affaires étrangères a comparé l'expédition de Garibaldi à celle de 1848 en Belgique. Il a attribué les succès du célèbre condottiere italien au mauvais gouvernement de Naples et l'insuccès de Risquons-tout au bon gouvernement de Belgique. Pour rester dans le vrai, l'honorable ministre des affaires étrangères aurait dû ajouter que la trahison avait préparé les succès de Garibaldi. L'honorable ministre des affaires étrangères, je l'en félicite, il était au pouvoir en 1848, l'honorable ministre des affaires étrangères aurait dû ajouter : « Nous ne comptions pas alors dans notre ministère un Liborio Romano. »

L'honorable ministre des affaires étrangères aurait dû ajouter- ue notre brave armée ne comptait pas dans ses rangs un traître appelé Nunziante. Je suis certain, au contraire, que nos généraux, tous sans exception, auraient brûlé la cervelle au premier mauvais citoyen qui aurait osé exhiber le drapeau rouge en Belgique. Je n'entends pas citer l'ancien gouvernement de Naples comme un gouvernement modèle. (Interruption.) Je ne fais qu'exposer la conduite du Piémont, parce que cette exposition est nécessaire pour apprécier l'acte que vient de poser notre gouvernement.

Je n'ai jamais été le partisan du roi Ferdinand, mais je n'ai jamais cru (page 48) non plus aux horreurs qu'on lui imputait. Pour ne citer qu'un exemple, nous savons aujourd'hui qui' le célèbre Poetio, qui a fait tant de bruit, n'était qu'un mythe inventé pour les Besoins de la politique. Je crois que si les Napolitains avaient conservé le successeur de Ferdinand, ils auraient obtenu ces institutions représentatives auxquelles ils attachent tant de prix. Car François II est courageux, et les cœurs courageux ne craignent pas la liberté.

Naples veut-il sacrifier son autonomie à l'unité italienne ? Voilà la première question à résoudre.

On a pu le croire au moment où Garibaldi venait de triompher, mais peut-on le croire encore depuis qu'on a vu tomber ses successeurs, Trivulzio Pallavicini, Farini de Nigra, Ponza di San Martino, Cialdini ? Cialdini, qui devait faire cesser le brigandage au bout de huit jours, vient de revenir laissant les populations plus enflammées que jamais. Depuis les Calabres jusqu'à la Terre de Labour, du sud au nord, les populations sont en armes contre la domination du Piémont, contre la domination étrangère.

Eh bien, c'est dans cet état de choses que le gouvernement belge a reconnu le roi d'Italie.

Nous critiquons cet acte à un double point de vue ; nous le critiquons parce que nous y voyons la violation flagrante des devoirs de la neutralité, nous le critiquons encore parce qu'il implique l'approbation d'un principe menaçant pour la Belgique, le principe des annexions forcées.

En reconnaissant le royaume d'Italie, le gouvernement a violé les devoirs de la neutralité, et je le prouve.

En fait, la guerre existe dans le royaume de Naples, entre les partisans de l'autonomie et de l'indépendance rangés sous le drapeau de François II, et les partisans de l'unité, réunis sous le drapeau de Victor-Emmanuel.

En droit, une puissance neutre ne peut pas prendre parti entre les belligérants ; nous devions donc nous abstenir.

Si le gouvernement s'était borné à reconnaître le roi d'Italie en faisant les réserves mentionnées dans les dépêches adressées à M. Carolus, il pourrait peut-être soutenir qu'il est resté dans les limites de ses devoirs.

En échange du comté de Nice et de ce territoire qui fut le berceau et le tombeau de, ses pères, Victor-Emmanuel a obtenu l'annexion de la Lombardie. Ce changement de territoire peut justifier un changement de titre.

Mais, en même temps qu'il reconnaissait le roi d'Italie, le gouvernement a rompu toutes relations avec le royaume de Naples. C'est là que je trouve une violation de notre neutralité. Pourquoi donc rompre avec le représentant du roi de Naples à Bruxelles ? En rompant avec lui, on se prononçait évidemment pour l'un des deux belligérants sur le territoire napolitain.

En se prononçant ainsi, on violait dès lors la neutralité. Cela me paraît incontestable.

Dira-t-on : Mais François II n'est pas dans ses Etats. Cette objection, à mon avis, ne tient pas, parce que si François II n'est plus dans ses Etats, ses partisans y sont. Donc Victor-Emmanuel n'y est pas incontestablement obéi, et ce n'est que dans la circonstance où il y serait incontestablement obéi, que la doctrine de la possession de fait pourrait être invoquée d'après les règles du droit des gens.

En matière de droit de gens, le Piémont a une étrange doctrine. Vous vous rappelez peut-être ce célèbre procès qui vient de se dérouler devant le tribunal de Marseille.

Croiriez-vous que, devant le tribunal de Marseille, le Piémont vint soutenir par son conseil que le roi de Naples avait cessé de régner, même alors qu'il était encore renfermé dans Gaëte ?

Messieurs, qu'arriverait-il d'une telle doctrine ? Y avez-vous bien réfléchi ? Supposons, ce qu'à Dieu ne plaise, que notre Roi dût un jour se retirer dans Anvers, ne pourrait-on pas nous objecter la même doctrine ? Voilà cependant où va le gouvernement piémontais.

Je dis, en second lieu, qu'en reconnaissant le roi d'Italie et en rompant simultanément avec Naples, le gouvernement belge a virtuellement approuvé un principe menaçant pour notre nationalité, le principe des annexions forcées.

La conduite du Piémont à Naples est identique, complètement identique à celle que les révolutionnaires français suivirent en Belgique en 1792, 1793 et 1794 : envoi d'émissaires chargés de provoquer des soulèvements au nom de la liberté ; émoi de bandes sous le prétexte de renverser un gouvernement tyrannique ; suppression de toute presse hostile, sous prétexte d'ordre public ; vote unanime d'annexion, grâce aux menaces et aux baïonnettes ; les partisans de l'indépendance traités de brigands, chassés comme des bêtes fauves, fusillés en masse ; confiscation de la nationalité et despotisme à l'intérieur, décoré du nom de liberté.

N’est-ce pas exactement ce qui s'est passé chez nous en 1792, 1793, 1794 ? Dans le manifeste du 27 octobre 1792, Dumouriez disait ;

« ... Nous entrons incessamment sur votre territoire ; nous y venons pour vous aider à planter l'arbre de la liberté, sans nous mêler en rien de la situation que vous voudrez adopter...

« Nous respecterons vos libertés et vos lois... »

Eh bien, quiconque connaît l'histoire de notre pays, sait comment ces promesses ont été tenues. Nous avons perdu notre nationalité, et au lieu de passer sous un régime de liberté, nous sommes tombés sous le régime de la plus effrénée tyrannie.

« Que fallait-il faire ? dit M. le ministre des affaires étrangères. Ce qui est injuste aujourd’hui sera-t-il juste plus tard ? Le temps légitime-t-il les spoliations ? » Non, messieurs, le temps ne légitime pas les spoliations, mais le fait accompli ne les légitime pas davantage. Il fallait attendre, comme le disait mon honorable ami M. Vilain XIIII, il fallait attendre jusqu'à ce que toutes les puissances ou au moins le plus grand nombre des puissances eussent reconnu le roi d'Italie.

Il fallait attendre, ajouterai-je, il fallait attendre au moins jusqu'à ce que Naples eût librement sacrifié sa nationalité à l'unité, jusqu'à ce que Naples eût librement' manifesté le vœu d'obéir à Victor-Emmanuel ! Qu'arriverait-il de Naples, si les bersaglieri piémontais s'en retiraient ? Qu'arriverait-il dans ce royaume de Naples, si les baïonnettes piémontaises se retiraient ? Les populations acclameraient-elles encore Victor-Emmanuel ? Oseriez-vous l'affirmer, M. le ministre des affaires étrangères ? Quant à moi, je suis bien convaincu du contraire.

On invoque le principe des libertés publiques, niais mon honorable ami, M. de Decker, vous l'a dit avec beaucoup de raison, il n'y a pas de principes vraiment libéraux en jeu en Italie. On peut appliquer à l'Italie ces paroles de Tacite :

« On met en avant la liberté et d'autres prétextes spécieux ; et quiconque veut assujettir les autres à sa domination ne manque jamais de faire résonner ces grands mots. »

Ces paroles ne sont-elles pas applicables au comte C. Cavour ? Après la révélation que nous a faite hier l'honorable. M. Vilain XIIII, ne puis-je pas dire que ces paroles sont le portrait, du célèbre ministre ?

Qu'a-t-il fait de la liberté de la presse ?

Vous le savez, messieurs, pas un journal de quelque nuance qu'il soit, ne peut attaquer le gouvernement piémontais, ne peut attaquer le mouvement, sans être immédiatement l'objet d'une poursuite correctionnelle.

Au surplus, messieurs, pourquoi reconnaître un royaume d'Italie alors que ce royaume n'existe pas ? Et, à mes yeux, il est fort probable qu'il n'existera jamais.

Permettez-moi, messieurs, de vous lire à ce sujet une citation que je prends dans un ouvrage de 1761.

j'appelle l'attention de la Chambre sur la date de cette citation ; elle prouve que la politique de 1761 est encore la politique de 1861.

« Quelle doit être la politique de la France à l'égard de la maison de. Savoie et des autres princes d'Italie ?

« La France n'a rien à redouter des princes d'Italie en général. Puissante comme elle est, et séparée de l'Italie par les Alpes, qu'aurait-elle à craindre de l'Italie partagée en plusieurs souverainetés ; ?

« Le roi de France doit renoncer désormais à faire quelque établissement en Italie. Ce pays a toujours été le cimetière des Français ; mais en éloignant l'héritière de Charles VI de l'Italie, ou en lui enlevant une partie des Etats qu'elle y possède, la France doit établir en ce pays-là une telle balance entre le roi des Deux-Siciles, l'infant don Philippe à qui les Espagnols appuyés des Français vont former une couronne, et le roi de Sardaigne, qu'elle puisse en cas de besoin, dans la suite des temps, la faire pencher du côté de ses amis, on passant les Alpes, ou en envoyant une Hotte en Italie.

» Elle doit aussi chercher les occasions de se faire céder la Savoie par le roi de Sardaigne, et s'il est possible, le comté de Nice, qui serait fort à la bienséance du roi très chrétien. »

Les événements de ces derniers temps me donnent la conviction que la politique française persévère toujours dans sa marche traditionnelle. Cette politique ne me paraît pas avoir changé, cette politique se révèle dans le traité de Zurich ; ce traité confirme mon argumentation.

Je ne crois pas à la possibilité d'un royaume d'Italie, malgré la France. La France a toujours voulu l'expulsion de l'Autriche de l'Italie et la division de ce pays en plusieurs souverainetés. C'est la politique qui, j'en ai la conviction, prévaudra en Italie.

Je me résume, messieurs.

J'estime légitime le désir des Italiens de se soustraire à la domination étrangère ; j'estime légitime ce même désir dans la Pologne, cette grande affligée, comme l'appelait l'honorable M. Nothomb. J'estime légitime le (page 49) désir de l’Italie d'avoir un gouvernement réellement représentatif, comme j’estime légitime ce même désir en France, Mais je considère comme une chimère l'idée révolutionnaire de l'unité des peuples.

Je blâme le gouvernement piémontais de mettre cette doctrine en pratique en Italie. Je blâme le gouvernement belge d'avoir approuvé la conduite du gouvernement piémontais, en rompant avec le gouvernement de Naples.

Je le blâme, parce qu'en agissant ainsi, il a violé les devoirs de la neutralité, il a approuvé virtuellement un principe qui blesse tout ce que nous avons de plus cher, la conservation de notre nationalité et de notre indépendance.

M. Orts. - Messieurs, les discours prononces dans cette enceinte par l'opinion qui blâme la reconnaissance du roi d'Italie, me paraissent se résumer en une pensée :

Ce qui s'est produit en Italie, ce qui a amené la formation de cet Etat nouveau, n'est que la conséquence de l'immixtion de l'étranger dans les affaires intérieures des peuples ; l'œuvre de la déloyauté et de la trahison, l'œuvre de l'insatiable ambition dynastique que n'arrêtent dans sa convoitise ni le respect des traités, ni le respect du droit des gens.

Pareille appréciation, nous qui approuvons la reconnaissance du roi d'Italie, nous ne pouvons la tolérer. Il faut la rectifier ; il faut protester contre cette manière injuste d'envisager les choses, et c'est pour cela que je me lève.

Et pourquoi ? Parce qu'envisager ainsi ce qui se passe en Italie, c'est en réalité méconnaître l'expression de la volonté nationale, souveraine au-delà des monts comme en Belgique. C'est une offense à une nation libre, c'est une offense à une nation aujourd'hui notre amie par les traités, mais plus qu'une amie, une sœur par les souvenirs et par les sympathies.

On vous a rappelé hier les traditions historiques communes, on vous a rappelé comment, dans le passé, l'Italie et la Belgique, double berceau des libertés communales, se tenaient par la main.

À ces souvenirs des siècles écoulés on pouvait ajouter dans le présent la confraternité des sentiments libéraux, monarchiques et constitutionnels.

Mais, messieurs, la Belgique et l'Italie sont sœurs encore à un autre point de vue. Elles sont sœurs surtout par la communauté des souffrances, par la communauté du martyre.

S'il est deux nations en Europe qui jamais aient été de la même façon et pendant le même temps soumises à toutes les tortures les plus pénibles pour des nations généreuses, c'est l'Italie et la Belgique.

Toutes deux pendant de longs siècles ont manqué de nationalité. Déchirées, morcelées, toutes deux ont été la proie de l'ambition des conquérants étrangers. Je ne veux pas remonter bien loin pour le démontrer ; permettez-moi de m'arrêter à 1815.

En 1815, la Belgique et l'Italie ont été livrées à des dynasties étrangères. Mais quelle différences de sort ! L'Italie fut livrée dans ce congrès où, pour rappeler les magnifiques paroles de M. de Lamennais, les rois de l'Europe échangeaient des hommes contre de la terre, de la terre contre des hommes et. de l'or pour appoint.

L'Italie fut livrée à des princes étrangers, auxquels la leçon de l'exil n'avait laissé pour enseignement que les colères et les rancunes.

Nous aussi nous fûmes l'apanage involontaire d'une dynastie étrangère, mais plus heureux que l'Italie, d'une dynastie qui n'avait contre nous ni rancune, ni colère. Et l'Europe, plus clémente, nous dotait en même temps de ce qu'elle refusait au-delà des Alpes, d'institutions libérales et constitutionnelles ; armes précieuses, à l'aide desquelles nous avons reconquis plus tard l'indépendance.

Une nation qui, comme l'Italie a tant souffert de nos souffrances, une nation en communauté de sentiment et de situation avec la Belgique doit être, traitée, aujourd'hui qu'elle se relève, avec plus de respect et plus de sympathie. (Interruption.)

El maintenant vous vous étonnez encore que, lorsque le gouvernement belge reconnaît l'état de choses italien, il trouve dans ce pays, en Belgique, des hommes qui l'appuient et lui disent : Vous avez bien fait ! vous trouvez étonnant qu'on applaudisse ici quand on voit l'Italie en 1860 faire ce que nous avons, plus heureux qu'elle, fait dès 1830.

Vous trouvez étonnant que nous ayons, nous aussi, des paroles d'encouragement pour ce peuple qui a si longtemps souffert, paroles que l'Italie aurait eues pour nous en 1830, si en 1830 le joug étranger eût permis à ce noble pays de dire ce qu’il sent. Mais, poursuit-on, l’Italie sacrifie son indépendance ; l’Italie abdique sa nationalité. La Belgique, en 1830, affirmait au contraire sa nationalité ; elle reconquérait son indépendance perdue.

Le reproche, messieurs, s'il était mérité, serait bien dur et bien sanglant pour l'Italie, si su misère l'avait contrainte à pareil sacrifice. Il serait généreux de le lui épargner, mais il n'en est rien.

En effet, des nationalités des division, territoriale établies, non par le consentement des peuples, ou la diversité des races et des mœurs, mais par le caprice de la diplomatie, ont arbitrairement divisé l'Italie qui est une en définitive, quoi qu'on en dise et qu'on prétende ; l'Italie aujourd'hui veut être libre avant tout ; c'est son premier besoin.

L'Italie a compris qu'elle ne pouvaient être libre qu'à une condition, à la condition d'être une. Si l'Italie n'est pas une, elle ne sera pas faite, et si elle n'est pas faite, elle ne peut commander le respect de sa nationalité dans les conseils de l'Europe, elle ne sera jamais libre.

Voilà les raisons vraies de l'unité italienne. L'opposition blâme le gouvernement lorsqu'il reconnaît le royaume d'Italie ; elle blâme les procédés par lesquels on est arrivé à l'unité, à la liberté, à ces institutions populaires que l'Italie désire depuis si longtemps et qui font notre bonheur et notre force.

Eh, mon Dieu ! les procédés je ne veux pas les discuter, encore moins les justifier. Mais que seraient-ils, en définitive, s'ils n'avaient derrière eux l'assentiment de tous, la volonté nationale et le désir commun des populations italiennes.

Croyez-vous sérieusement que les supercheries et les violences arrivent à former un peuple uni de 22 à 24 millions d'hommes ?

Croyez-vous sérieusement que par des procédés de supercherie on de violence un peuple de 4 à 5 millions d'âmes arrive à réunir sous un unique drapeau une nation quatre fois plus considérable ?

Croyez-vous qu'un état de choses pareil, s'il était le résultat d'une surprise, durât seulement trois mois, surtout quand il aboutit à créer un régime parlementaire, un régime constitutionnel, une représentation nationale ? Je laisse de côté le suffrage universel dont je sais aussi bien que vous pénétrer la sincérité et les mystères, j'en fais bon marché volontiers.

Mais une fois la libre tribune établie, une fois les représentants du peuple nantis du droit de parler haut et publiquement sous l'égide de leur inviolabilité, oh ! alors je dis qu'il n'y a ni supercheries ni violences qui tiennent et que la volonté nationale a parlé.

Vous avez un parlement à Turin où siègent en majorité les représentants de ces populations qui, selon vous, protestent et ce parlement n'a pas protesté, tous ses efforts au contraire ont tendu à consolider l'unité italienne parce que l'unité, après tout, c'est la vie de l'Italie.

Vous niez la volonté nationale ?

L'honorable M. Van Overloop a vu l'Italie en 1846, l'a revue en 1860. Il doit la connaître, qu'il m'explique cette inexplicable situation. Prenons un exemple.

Naples, ce pays que vous dites plein de protestations, de résistances armées, comment est-il arrivé à faire partie de l'unité italienne ?

Est-ce, vaincu par des armées étrangères nombreuses, par des forces supérieures qu'on l'a contraint à des manifestations que le sentiment national repousse ?

Lors de la première tentative de Garibaldi, qu'était le royaume de Naples ? Une population double de celle du Piémont le couvrait.

Les Napolitains vivaient sous une dynastie qui, moins que toute autre dynastie italienne, était marquée du péché originel, la tâche étrangère.

A la tête de cette dynastie et comme son représentant, Naples voyait un roi jeune, dont on a dit hier que, comme un autre souverain malheureux, il avait payé les fautes de ses prédécesseurs. Ce roi était brave, il aimait son année ; il l'avait faite nombreuse, forte, instruite, dévouée ; il payait de sa personne à la tête de ses soldats. A. l'occasion, il se battait comme un sous-lieutenant qui veut conquérir les épaulettes de capitaine.

A côté de lui mieux encore, une reine au caractère noble et grand, à qui le monde entier rend un complet hommage, une femme dont on aurait pu dire en voyant son courage, sa jeunesse et sa beauté, ce qu'on disait en 1806 de la reine de Prusse qu'il suffisait d'un de ses regards pour créer des bataillons prêts à mourir pour elle.

A côté de cette force militaire se groupaient les puissantes ressources d'un trésor public bien constitué, des forteresses, tout en un mot, tout ce qui fait la garantie de la solidité matérielle pour un Etat.

Eh bien, il suffit qu'une poignée d'aventuriers débarquent. Ils signifient à cette royauté fortement assise qu'elle ait à quitter le pays, et la royauté obéit et disparaît non pas devant cette poignée d'hommes, mais devant un souffle mystérieux et tout-puissant que je nommerai tout à l'heure. Ce souffle balaye trône et dynastie connue sous le souffle du vent disparaît et se dissipe la fumée de nos foyers.

El vous croyez qu'il n'y a là que supercheries et violences. Et vous ne reconnaissez pas dans ce souffle la volonté souveraine du peuple, le sentiment populaire ! vous ne voyez pas que si la dynastie tombe à Naples, (page 50) malgré ses forces, c’est qu’elle n’avait pas de racines dans l’amour du peuple et que ces racines ne peuvent prendre et se développer que dans le terrain que féconde la liberté !

Pas un homme de génie, par un homme de cœur, qui se soit levé, je ne dirai pas même pour soutenir cette monarchie condamnée qui tombait, mais pour mener le deuil de cette royauté morte, avec le respect qu’on doit aux grandes infortunes.

L'isolement est partout, l’amour n’était nulle part autour du roi. Il était tout à la liberté.

Et ne croyez pas que, s'il fallait porter la démonstration plus loin, je serais embarrassé de trouver jusque dans l'histoire de Naples des exemples prouvant que Naples n'est pas un de ces pays qui se livrent au premier aventurier venu. L'homme qui n'a pas en main le drapeau national, l'homme qui ne parle et n'agit pas au nom des principes que Naples fait siens, n'a jamais trouvé d'écho dans le cœur des populations.

Je connais la plage où Garibaldi presque seul a posé le pied au début de sa marche triomphale vers l'indépendance et la liberté, mais, non loin de cette plage, il est un autre rivage, celui où vint misérablement périr en 1815, Murat, l'Achille de cette autre Iliade qu'on nomme le premier empire. Murât n'avait pas derrière lui le sentiment national. Il est tombé.

Vous me parlez maintenant de l'étranger ; vous osez en parler ! Mais l'étranger, autre que le Piémont, où est-il en Italie ? Où est-il surtout au point de vue où vous voulez le voir ? L'étranger qui comprime la libre manifestation de la volonté nationale, l'étranger, messieurs, oh ! je le vois en Italie ; mais ailleurs qu'où on me le montre.

Je vois l'étranger d'abord dans ces dynasties chassées qui ne sont plus à Florence et à Modène. Je le vois, le dirai-je ? je le vois à Venise, je le vois à Rome. Mais je ne le vois pas là appelé à renverser les anciens gouvernements, les anciennes institutions.

Bien autre est sa besogne.

Vous me demandiez tout à l'heure ce qui arriverait à Naples si les bersaglieri piémontais disparaissaient.

A mon tour, je me permettrai de vous renvoyer la question et de vous demander ce qui arriverait de Venise et de Rome si les baïonnettes françaises et autrichiennes en sortaient.

Voix a gauche : très bien !

M. Orts. - Vous parlez encore do résistance, vous m'avez montré, dites-vous, du nord au midi du royaume de Naples, la résistance armée.

Messieurs, cette résistance, elle est, en définitive, la conséquence inévitable de toutes les révolutions les plus justes. Dans cette résistance, que vois-je après tout ? Par qui sont commandés les combattants des Calabres et de la Terre de Labour ? Par des colonels espagnols. Encore l'étranger au service de la réaction.

Ah ! ne comparez donc pas cette résistance, comme on a osé le faire, aux résistances héroïques qui se sont produites dans d'autres pays et dans d'autres temps. Ce qui se passe dans les Calabres ne le comparez pas surtout à la Vendée du siècle dernier, car vous feriez injure aux grandes figures des Charette et des Larochejaquelein.

Souvenez-vous que la Vendée ne mendiait pas ses capitaines à l'étranger ; elle trouvait ses chefs dans les représentants de ses races historiques, et quand la noblesse manquait, le peuple vendéen, le paysan choisissait dans son sein des généraux improvisés qui s'appelaient Cathelineau ou Stofflet, et ces fils da la charrue luttaient de courage, de talent et de grandeur d'âme avec les plus beaux noms de la république, avec les Hoche, avec les Marceau.

En Italie, là seulement où vous avez cherché vos preuves, je vois l'étranger qui pèse sur la nation.

Où je pourrais vous conduire, à Naples, à Florence, à Turin, à Milan je ne vois que des frères et des compatriotes.

Un grand danger national, selon vous, gît dans le fait posé par le gouvernement belge. Il a imprudemment acquiescé à un état de choses, d'un périlleux exemple, à la constitution d'une grande puissance nouvelle en Europe. Cette nouveauté compromet l'avenir de la Belgique.

Quant à moi, messieurs, si j'avais à me féliciter de ce qui se passe à un autre point de vue que l'intérêt désintéressé que je porte à l'Italie pour elle-même, je m'en féliciterais au point de vue belge. Je verrais avec plaisir, dans l'état actuel de l'Europe, apparaître une grande puissance libérale et constitutionnelle, ayant droit de parler haut, au nom de l'indépendance, de la liberté et du régime parlementaire. Voici ma raison.

Les dangers de conquêtes, les velléités d'agrandissement de territoires nous viennent, en Europe, de trois grandes puissances, trois puissantes militaires par excellence, trois puissances dont le passé n'est autre chose que l'histoire de toutes les invasions, de toutes les annexions. J'ai nommé l'Autriche, la Russie et la France. A côté de ces trois grandes puissances, il est un peuple qui, comme nous, trouve toute sa force dans le régime constitutionnel. Ce peuple, c'est l'Angleterre. Nation libérale, dans les conseils de l'Europe, elle parle au nom du droit et protège les faibles.

Nous en savons quelque chose par expérience et nous serions ingrats de l'oublie t*.

Eh bien, si à côté de cette puissance jusqu'aujourd'hui isolée, vient se placer une puissance nouvelle de même ordre, ayant les mêmes sentiments de bienveillance, le même respect du droit, le même amour du juste, désavouant ces pensées, ces convoitises et ces aspirations qui ne naissent pas sous un régime constitutionnel, ; croyez-vous que le sort de la Belgique ne serait pas désormais mieux assuré ? Croyez-vous que la voix du droit ne s'élèvera pas plus forte, dans le concert européen ? Je le crois, moi.

Je le crois, moi, et voilà pourquoi je me sens heureux lorsque s'élève un grand royaume dans les conditions où s'élève l'Italie. Mes vœux sont pour elle, je le dis tout haut, parce que j'aime l'Italie, si noble et si digne du bonheur et parce que ces vœux sont aussi pour l'avenir de mon pays.

L'honorable M. Van Overloop faisait tout à l'heure une citation historique. Il rappelait, d'après un publiciste français du dernier siècle, que l'intérêt de la France c'est la division des nationalités italiennes.

Je le crois, messieurs, et c'est précisément parce que cet intérêt n'est pas un intérêt belge, que l'intérêt belge est, selon moi, ailleurs et en sens inverse.

Un honorable orateur de la droite a critiqué également, d'un point de vue général, quoique différend, l'acte que nous discutons. Il a dit : Prenez garde, il y a du danger à s'incliner devant les faits accomplis en Italie. C'est l'honorable M. de Decker qui tenait ce langage.

« En reconnaissant le royaume d'Italie, vous avouez vos sympathies pour ce qui se passe au-delà des monts. Vous flattez la révolution ! la révolution est le danger suprême pour la société moderne. La révolution, Mazzini, voilà ce qu'il faut redouter. »

Messieurs, je ne comprends pas ces terreurs en Belgique. La révolution ! sans doute le mot rappelle du sang, des douleurs et des larmes. La révolution a ses souffrances, je ne le nie pas ; et pourquoi ? la révolution ! consultez l'histoire, n'est-ce pas l'enfantement de la liberté et du progrès ?

Et la liberté et le progrès, pas plus que l'homme lui-même, ne sauraient naître ici-bas sans douleurs.

Oui, je le répète, la révolution a ses souffrances, elle a ses dangers, elle a ses crimes même ; mais elle a aussi, quand elle est juste, ses bienfaits et ses grandeurs. Ne l'oublions pas, nous surtout, nous Belges qui datons de 1830. Sans remonter bien loin, recherchons quelles sont aujourd'hui les garanties solides de notre bonheur, de notre force et de notre sécurité.

Il en est trois qui passent avant toutes : le régime parlementaire, la liberté, l'indépendance nationale. La révolution qui chassa les Stuarts de l'Angleterre a fondé, pour l'exemple de l'Europe, le régime parlementaire.

La révolution ! c'est elle encore qui, passée sur le continent, en 1789, nous a dotés de la liberté civile, de la liberté politique, de la liberté religieuse, de l'égalité des citoyens devant la loi.

La révolution ! n'est-ce point elle toujours qui, en 1830, nous a donné les derniers biens qui nous manquaient : l'indépendance et la nationalité ?

Et nous craindrions de nommer la révolution, nous aurions peur de la regarder en face !

Ah ! messieurs, n'ayons pas de ces faiblesse, acceptons le mot avec les idées qu'il représente, le bien qu'elles promettent et les dangers qu'elles présagent et acceptons-le sans folles terreurs, pour mieux conjurer les derniers.

Si je voyais quelque jour les hommes du cœur dans mon pays s'effrayer du seul mot de révolution, oublier aussi leur origine, loin de les suivre dans leur défaillance, je me tournerais vers eux et je leur dirais : Enfants de la révolution, Belges de 1830 ! ne renions jamais notre mère !

Renier sa mère ! mais c'est une bassesse de parvenu, et la Belgique n'a pas volé ou mendié sa place au banquet des nations. Illégitimement dépouillée, elle l'a légitimement reconquise. Renier sa mère ! c'est une lâcheté et une lâcheté ne porte bonheur ni aux nations, ni aux individus.

M. de Theux. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.

Messieurs, des applaudissements viennent de se faire entendre dans la tribune publique ; je crois que la dignité de la Chambre exige que M. le président fasse évacuer les tribunes, si une seconde contravention de ce genre à notre règlement venait à se produire. Nous ne voulons pas délibérer comme en 1857. Nous savons où cela peut conduire le parlement.

(page 51) - Plusieurs membres. - C'est de nos bancs que sont partis les applaudissements.

M. le président. - Je n'ai pas entendu que des manifestations soient parties des tribunes ; s'il en était ainsi cependant, les observations de M. de Theux seraient très justes : les tribunes doivent s'abstenir de toute manifestation ; si elles s'écartaient de ce devoir, je les ferais évacuer immédiatement.

M. Devaux. - Si les tribunes ont applaudi, on a raison de les blâmer. Depuis trois jours la droite donne le mauvais exemple d'applaudir chaque fois qu'un orateur qui a ses sympathies, prend la parole, comme on le ferait au théâtre. Quand on donne de pareils exemples, quand on se conduit de la sorte, il est impossible d'empêcher les tribunes de subir la contagion ; si nous voulons conserver à nos délibérations la dignité qui leur convient, nous ne devons pas donner l'exemple de nous livrer à des applaudissements comme à un théâtre, ce qui est inconvenant, que ces applaudissements partent des tribunes ou des bancs de la Chambre.

M. le président. - Souvent quand un orateur cesse de parler et même pendant son discours, des signes d'approbation éclatent sur les bancs de la Chambre, contrairement au règlement ; j'invite mes honorables collègues à s'abstenir à l'avenir de tout signe de ce genre.

M. de Theux. - Je suis charmé de l'interprétation que M. le président vient de donner au règlement. Mais depuis 30 ans que je siège dans le parlement, c'est la première fois que je le vois interpréter ainsi. Assurément toute démonstration de nature à troubler l'orateur dans l'exercice de son droit est interdite ; mais après qu'il a parlé, nous avons des milliers d'exemples de marques d'approbation données par la majorité actuelle.

Je dirai même que souvent la remarque a été faite, que la droite n'applaudissait jamais ses amis, tandis que la gauche applaudissait les siens. Les applaudissements de la part des amis sont considérés comme déterminant la valeur des discours prononcés ; et c'est parce que les orateurs sont avides de ces applaudissements qu'on a interdit au Moniteur de les mentionner.

Toute manifestation est indiquée par le mot unique interruption, qui ne fait pas connaître la nature de la manifestation.

Cette satisfaction est donc enlevée aux orateurs dans le Moniteur, mais elle existe dans les journaux.

II y aurait un remède à rapporter à cet inconvénient ; nos débats seraient plus froids, les orateurs auraient moins d'entraînement, je renonce à ces encouragements, je consens à ce que l'orateur, quand il a parlé comme lorsqu'il parle, ne puisse pas être l'objet de manifestations ; mais si le règlement doit embrasser toute espèce d'approbation dans cette Chambre, je demande que ce soit la règle générale pour tous et que chacun puisse en réclamer l'exécution.

M. le président. - Avant de donner la parole à M. Devaux, je crois devoir rappeler l'article 19 du règlement :

« Toute imputation de mauvaise intention, toute autre personnalité, tout signe d'approbation ou d'improbation sont interdits. »

J'ajouterai qu'on a apporté depuis longtemps une grande tolérance dans l'exécution de la partie finale de cet article, en n'élevant aucune réclamation contre les applaudissements donnés par des membres de la Chambre aux paroles de leurs collègues.

M. Devaux. - Je conçois qu'il est impossible d'obtenir d'une assemblée qu'elle s'abstienne de toute marque d'approbation ; mais ce qu'il faut blâmer, c'est la coutume qui s'est introduite depuis peu de se livrer à des battements de main ; cela est du théâtre, du parterre, et n'est pas digne d'une assemblée législative ; tant que nous ne nous interdirons pas ces manifestations que je trouve inconvenantes, nous convierons les tribunes à s'y laisser entraîner.

M. le président. - Il est entendu que l'article 19 du règlement sera désormais appliqué dans le sens des observations qui viennent d'être présentées.

(page ) M. B. Dumortier. - Ce n'est pas moi qui voudrais, comme le dit l'honorable préopinant, renier la révolution de 1830 ; ce n'est pas moi, un de ses enfants, qui voudrais calomnier notre admirable régénération politique et nier les services immenses qu'elle a rendus à la patrie ; mais je ne puis admettre, avec l'honorable orateur qui vient de se rasseoir, qu'il y ait la moindre analogie entre notre révolution de 1830 et ce qui se passe aujourd'hui en Italie.

La révolution de 1830 a été un mouvement national, un mouvement spontané du peuple, auquel l'étranger n'a eu aucune part ; elle a eu pour but de reconquérir notre antique nationalité, de rendre au peuple belge son indépendance et la liberté.

Et après que le peuple belge eut reconquis son territoire, il s'est donné une Constitution appropriée à ses mœurs, la Constitution la plus libérale de l'Europe et s'est donné un roi.

Y a-t-il rien de semblable dans ce qui se passe en Italie ? L'Italie ne s'est pas soulevée elle-même, elle a été conquise par le Piémont, par la corruption et la trahison, en violation du droit des gens ; elle n'a pas eu un congrès national chargé d'élaborer sa Constitution ; on lui impose les lois et la Constitution du Piémont, on l'a piémontisée.

Ainsi tandis qu'en 1830 nous avions conquis notre nationalité, le Piémont, ambitieux et avide, détruit et s'annexe toutes les petites nationalités d'Italie, il le fait par les moyens les plus honteux, les soumet à sa domination et à ses lois.

Il n'y a donc aucune analogie entre la glorieuse émancipation de la Belgique et la piémontisation de l'Italie.

L'Italie a-t-elle, comme la Belgique, fait sa révolution sans que l'étranger y intervînt ? Non, messieurs, dans tous ces mouvements vous voyez l'étranger prendre la part la plus grande à ce qui se passe en Italie. D'abord c'est l'invasion française qui conquiert, pour le Piémont, la Lombardie ; puis c'est la présence de la flotte anglaise qui aide Garibaldi à débarquer sur les côtes de Sicile ; c'est, alors que le gouvernement piémontais déclarait au gouvernement napolitain que c'était contre son gré qu'agissait Garibaldi, la flotte piémontaise venant elle-même dans la baie de Naples pour appuyer le mouvement révolutionnaire. La formation du royaume d'Italie, c'est la violation odieuse de tout droit de gens, de tout sentiment de pudeur et d'honnêteté dans la conquête par l'armée piémontaise d'une partie des Etats romains ; c'est enfin le Piémont envoyant ses troupes contre le neveu de son roi pour aider Garibaldi qui allait être écrasé sur le Volturne par le roi de Naples

Y a-t-il une apparence de similitude entre une telle situation et celle de la Belgique en 1830 ?

En Belgique chacun de nous s'est levé et chacun de nous a acclamé la patrie et la liberté. En Italie, personne ne s'est levé. C'est le Piémont, avec ses immenses armées, qui vient se présenter contre des villes sans défenseurs, contre des gouvernements sans force militaire, et qui vient conquérir ces pays, tandis que nous avons conquis par nous-mêmes notre liberté sur les champs de bataille. Vous, Bruxellois, allez à la place des Martyrs, consultez les tables de marbre où sont gravés les noms de ceux qui ont versé leur sang pour la patrie ; vous y verrez les noms des enfants de Bruxelles, de Louvain, de Liège, de Tournai, et non les noms d'étrangers. Allez au contraire voir ce qui s'est passé en Italie, vous y trouverez partout le nom de l'étranger, la suppression des nationalités, conquises, absorbées par la cupidité piémontaise.

Est-ce par hasard la liberté qu'on a donnée à l'Italie ? Encore une fois, où donc l'Italie a-t-elle convoqué un congrès de toutes les parties de son territoire et où la nation serait intervenue pour faire un pacte entre le peuple et le souverain ? Nulle part. C'est partout le statut du Piémont qu'on impose à l'Italie ; les lois dures et mauvaises du Piémont imposées à l'Italie conquise. Et vous trouvez une similitude entre ces deux états de choses. Je rougis pour mon pays d'une telle comparaison.

Et ce statut piémontais, qu'on impose à l'Italie sans consulter son peuple, consacre-t-il la liberté comme en Belgique ? Eh non. Hier j'ai été profondément ému en entendant mon honorable ami M. le comte Vilain XIIII vous rappeler ce qui s'est passé à la suite de ce congrès de Paris auquel on a fait allusion et la honteuse conduite de M. de Cavour lorsqu'il voulait nous faire changer votre Constitution ! Vous l'avez entendu ; tandis qu'en Belgique toutes les libertés sont consacrées par le pacte fondamental, tandis qu'en Belgique, par exemple, la presse, une de nos plus chères libertés, est entourée de toutes les garanties, en Italie, la liberté de la presse n'existe pas, elle n'existe qu'en faveur du mal. En Italie, tout homme qui veut critiquer le gouvernement est traduit devant les tribunaux, s'il n'est pas pillé et jeté au vent, comme cela arrive presque tous les jours. Est-ce là la liberté comme en Belgique à l'époque de notre glorieuse révolution ?

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Et les orangistes ?

M. B. Dumortier. - Les orangistes ! Eh bien, vous M. Rogier, un des hommes du mouvement en 1830, vous le savez, les orangistes imprimaient en Belgique les plus grandes indignités contre l'Etat et contre nous ; ils disaient, par exemple, qu'avec vous et moi et deux autres collègues ont aurait fait du vinaigre des Quatre Voleurs. (Interruption.) Est-ce que cela nous effrayait ? Etions-nous épouvantés des mouvements des orangistes ? Non, nous les laissions faire et nous nous moquions de leurs cris insensés et de leurs efforts, parce qu'en Belgique c'était le peuple qui avait fait la révolution, tandis qu'en Italie il n'y a que des peuples vaincus par l'étranger.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Et de temps en temps le peuple pillait les bureaux des journaux orangistes.

M. B. Dumortier. -Vous le voyez donc, messieurs, il importe d'établir, ici, une différence considérable. Partisan des révolutions justes, entreprises pour établir le droit, je suis l'ennemi déclaré des révolutions injustes, entreprises contre le droit.

La révolution belge a été une révolution juste dans son principe. Pourquoi ? Parce que son mobile était pris dans les sentiments les plus nobles et les plus élevés du cœur de l'homme : sauver notre foi, notre patrie, la liberté ! Aussi cette ouvre a été parfaite, et il n'existe sur la terre aucune Constitution qui puisse se comparer à la nôtre.

La Belgique a été exempte de corruption ; pas de corruption dans son histoire de 1830, vis-à-vis des hommes qui occupaient une position quelconque au pouvoir.

L'histoire au contraire de la formation de l'Italie est l'histoire de toutes les trahisons, de toutes les turpitudes, de toutes les corruptions, de toutes les hontes que l'on puisse imaginer. Comment ! n'est-il pas vrai que depuis un bout de son histoire jusqu'à l'autre, vous voyez une seule chose, le Piémont conquérant des pays voisins au moyen de la corruption et bien plus par son or qu'avec des boulets de canon ?

Qu'est-ce donc que cette honteuse figure de traître qui répond au nom de Liborio Romano, la figure la plus ignoble dont l'histoire fasse mention Comment !Voilà un ministre du roi de Naples, avec son roi, le matin, lui jurant fidélité, et entrant à Naples en triomphe, à midi, avec Garibaldi. Avons-nous en Belgique de ces figures de traîtres à opposera de pareilles gens ? Nunziante, tous les généraux de l'armée napolitaine n'avaient-ils pas été corrompus et gagnés par l'or du Piémont ?L'histoire du royaume d'Italie, c'est l'histoire de la corruption, de la lâcheté, de la trahison, tandis qu'au contraire l'histoire de mon pays, c'est l'histoire de la noblesse, du courage, de la bravoure en toute chose, et de l'honneur avant tout.

Messieurs, voilà trente ans que je siège dans cette enceinte, et je dois le dire, je n'ai jamais assisté à un débat qui, pour moi, eût une portée aussi grande, une portée aussi dangereuse pour l'avenir de la patrie que le débat actuel, parce que je vois, dans l'acte que pose le gouvernement ou qu'il va poser, s'il ne l'a pas posé encore, la négation de la base essentielle de notre existence politique, la négation du respect dû aux petites nationalités.

Il n'y a, messieurs, dans le monde politique que deux choses : la force et le droit. Les petites nationalités n'ont pas pour elles la force, il ne leur reste donc qu'un seul prestige, qu'un seul appui, c'est le droit ; c'est le droit des gens qui fait qu'elles sont aussi respectables que les plus grandes puissances. Le droit des gens, c'est la base de l'équilibre européen. Or, la formation du royaume d'Italie n'est rien autre chose que la suppression de ce principe du droit des gens qui est la plus grande garantie de notre existence politique. Quand j'examine la formation de ce royaume italien dont je m'occupe en ce moment, je n'y vois que des violations du droit des petites nationalités. C'est d'abord un mouvement qui est fait, à l'instigation du Piémont, contre la duchesse de Parme. La duchesse de Parme est obligée de fuir. Mais peu de jours après, son peuple va rechercher cette admirable princesse, l'idole de la nation, et la ramène en triomphe dans sa capitale, tant cette princesse était un objet d'exécration pour son peuple ! Mais peu de jours après, au moyen de la corruption piémontaise, on parvient encore à faire partir la duchesse de Parme,-et le duché de Parme est annexé au Piémont.

Que se passe-t-il en Toscane ? Là, un homme, dont lord Strafford a dit avec raison que le grand-duc aurait dû le faire pendre à la grille de son palais, un homme qui était ambassadeur du roi de Piémont à Florence, M. Buoncompagni, inattaquable en vertu de l'immunité diplomatique, à l'abri de toutes les atteintes par le brevet de cette immunité, trahissant ses devoirs, et l'honneur, était le chef de la conspiration contre le souverain près duquel il était accrédité.

Voilà un acte dont il n'y a pas d'exemple dans l'histoire moderne de l'Europe civilisée.

(page 56) Je me trompe, pareille chose ne s'est-elle pas passée à Rome ? Avez-vous oublié que le souverain pontife a été obligé de renvoyer le représentant du gouvernement piémontais, qui était le fauteur du mouvement que l'on cherchait à faire contre le saint-père en faveur du Piémont ?

Aussi qu'arrive-t-il à Florence'' Quand par suite des menées piémontaises, le grand-duc de Toscane sort de son palais par une porte, M. Buoncompagni y entre par une autre, et va proclamer le souverain au nom duquel il est accrédité en Toscane.

J'arrive maintenant à la conquête des Etats pontificaux. Je vous le demande, messieurs, exista-t-il jamais rien de plus monstrueux qu'une pareille agression ? D'abord le Piémont fait accroire que c'est pour protéger les Etats du saint-père contre les bandes qu'il a soldées, qu'il concentre des troupes sur les frontières des Etats romains. Puis, sans aucun motif, sans aucun prétexte, uniquement parce que les Etats pontificaux conviennent au Piémont, il s'empare, sans déclaration de guerre et en trahison, du territoire d'un souverain ami, d'un souverain dont la position exceptionnelle est l'objet de la plus grande vénération dans toute l'Europe, dont le pouvoir temporel est une institution d'ordre public et religieux, indispensable à la chrétienté et à l'équilibre européen.

Vient alors la conquête de Naples. L'avidité du Piémont n'est pas assouvie, il lui faut l'Italie tout entière, il lui faut le royaume de Naples. Que fait-on ? On établit à Gênes un arsenal au profit de Garibaldi. On arme une flotte à Gênes pour lui permettre de s'emparer de la Sicile ; cette flotte va dans les ports de la Toscane embarquer armes et canons, et en même temps, avec une honte qu'on ne peut assez proclamer on déclare à l'Europe qu'on est étranger à tous ces mouvements. Et quand Garibaldi arrive à Naples, la flotte piémontaise est là pour l'appuyer. On avait gagné à prix d'or et le traître Nunziante et l'infâme Liborio Romano et tous les traîtres de l'armée et de la flotte napolitaine, et d'un autre côté la flotte et l'armée piémontaises étaient là pour favoriser l'entreprise de Garibaldi.

Mais le jeune roi de Naples se relève et vient, à côté de toutes les turpitudes piémontaises, donner le magnifique exemple du courage, de la vertu et d'une noblesse de sentiment dignes de la royauté. Ce jeune héros est accompagné de cette admirable femme dont la postérité célébrera le nom parmi les plus grands noms de son sexe, de cette héroïne qui est l'objet du culte sacré de la part de tous les hommes de cœur en Europe. Ah ! quand je vois toutes les turpitudes et le manque de foi du Piémont, combien j'admire le contraste qu'offre la conduite du roi et de la reine de Naples, à cette vue mon cœur se dilate et bat à coups précipités ; qu'ils reçoivent ici l'expression respectueuse de mon admiration et de celle de tous les conservateurs belges, dont je suis fier d'être l'organe en cette circonstance ! Le roi de Naples refait son armée ; les généraux traîtres sont remplacés par des hommes de cœur et de courage, par de braves officiers, par des généraux dignes de ce nom. L'armée tout entière digne d'un tel roi, le roi digne d'un tel peuple, sont en armes pour la défense de la patrie.

Les voilà sur le Volturne, la victoire est à eux, à leur brave armée, aux défenseurs de la nationalité napolitaine ; Garibaldi est menacé ; le jour de sa défaite est arrivé ; la cause du droit va triompher, la trahison va être vaincue. Que fait alors le Piémont ?

Sans respect pour la foi des traités, sans aucun motif de guerre et uniquement pour s'emparer du royaume de Naples, il fait entrer l'armée de Cialdini dans le royaume, et accablant le droit sous la force du nombre, il finit par vaincre les troupes du jeune roi de Naples en accumulant deux armées contre une. Il l'assiège dans Gaëte, et, par la trahison, fait sauter les magasins à poudre et avec eux le dernier refuge du courage, de la vertu et du droit.

Voilà, messieurs, l'histoire de la formation du royaume d'Italie. Je dis qu'il n'existe pas dans les fastes de l'Europe un fait plus honteux qu'une pareille formation. Rien n'est sacré, ni le droit des gens, ni le respect des traités, ni les liens du sang, ni la foi jurée, ni l'honneur et la vertu. Tout est foulé aux pieds par l'avidité du Piémont de conquérir un vaste empire. Et c'est là ce qu'on ose appeler le mouvement spontané de l'Italie.

Est-ce le bien-être du peuple que l'on veut ? Non car, encore une fois, le peuple aurait fait alors en Italie ce qui a été fait en Belgique.il se serait soulevé lui-même sans être conquis. Mais en Italie c'est le contraire et tous les hommes de cœur se soulèvent contre le joug du Piémont. Voyez. les Abruzzes, la Basilicate, les Calabres, la partie inférieure du royaume de Naples ; tout le peuple y est soulevé ; là le peuple entier défend le sol de la patrie, les armes à la main ; les Piémontais sont chassés, et un gouvernement provisoire au nom du roi de Naples, y gouverne.

M. Rogier, ancien membre du gouvernement provisoire, ne doit pas l'ignorer, il existe là un gouvernement provisoire qui réclame la nationalité, qui veut conserver l'autonomie de son pays.

Il y a là des hommes de cœur qui bravent la mort parce qu'ils ont foi dans leur souverain. Et quand vous voyez ce peuple entier se soulever au nom de sa nationalité, de son Dieu et de son roi, quand un gouvernement provisoire gouverne dans la majeure partie du royaume de Naples au nom de roi, vous, ancien membre du gouvernement provisoire, vous écrivez à l'ambassadeur de ce peuple qui fait ce que vous faisiez en 1830, vous lui écrivez que vous ne pouvez plus, à l'avenir, avoir des rapports avec lui !

Mais le Piémont doit vaincre cette résistante. Ce sont, dit l'honorable ministre, quelques mécontents, il ne sera pas difficile d'en avoir raison. Vaincre cette résistance ! Maïs, messieurs, jamais, non, jamais acte plus infâme n'a été commis, que ce qui se passe aujourd'hui en Italie. On crie contre les Druses qui assassinent les Maronites. On crie contre les Russes qui assassinent les Polonais, et vous, libéraux aux sentiments si pleins d'humanité, vous n'avez pas une parole pour les braves habitants du royaume de Naples, assassinés par le fer des bourreaux piémontais ! Douze, ou treize villes mises à feu et à sang, tous les prisonniers lâchement assassinés, à Naples et dans le royaume 25,000 personnes enfermées dans les prisons, sans jugement, sans forme de procès ; la liberté individuelle remplacée par le régime du sabre, la liberté remplacée par la dictature, au point que 70 députés viennent protester contre un régime aussi odieux, est-ce là, messieurs, un état de choses qui mérite notre approbation ? Oui vous l'approuvez ! Et pourquoi l'approuvez-vous ? Je vais vous le dire. C'est que ce régime touche à la puissance temporelle du saint-siège, à la liberté de l'Eglise catholique et que c'est celle-là que vous voulez abattre.

S'il n'y avait pas Rome en Italie, vous désapprouveriez tous un pareil régime, et c'est votre opinion anticatholique qui dicte un acte si dangereux pour le pays.

Messieurs, je viens de vous tracer la différence qui existe entre les deux révolutions, celle d'Italie et celle de la Belgique, et je crois que plus personne n'osera parler de la prétendue similitude qu'on a invoquée et qui est tout à fait contraire à la vérité.

Messieurs, dans ce qu'a dit mon honorable collègue M. de Decker, il est un point qui m'a profondément frappé, c'est la remarque qu'il a faite que la reconnaissance du royaume d'Italie a eu lieu quelques jours à peine avant l'ouverture de la session, alors qu'il vous était si facile de prendre sur ce point l'avis du parlement.

Ce fait prouve à l'évidence que le gouvernement ne pouvait pas compter sur la majorité pour un pareil acte. Ce qui m'a frappé encore, c'est que cet acte coïncide précisément avec la rentrée de M. Frère dans le cabinet.

Mais, messieurs, y a-t-il eu de la franchise dans ce qui s'est passé à cet égard ? Je dis que le gouvernement a manqué complètement de franchise vis-à-vis des Chambres et du pays. D'abord, c'est le Moniteur qui parle ; un ambassadeur va être nommé à la cour de Turin. C'est à la cour de Turin qu'on va envoyer un ambassadeur.

On se garde bien de dire qu'il s'agit d'une reconnaissance du royaume d'Italie. Mais le parti avancé réclame cette reconnaissance, il faut lui donner cette satisfaction ; bientôt les journaux de la couleur du cabinet sont plus explicites, une discussion s'engage dans la presse et on dit qu'il s'agit d'une reconnaissance purement nominale ; et c'est seulement quand les pièces officielles sont soumises à notre examen, que nous voyons qu'il s'agit de tout autre chose que d'une reconnaissance nominale, qu'il s'agit d'une reconnaissance du fait des annexions dont je viens de tracer la honteuse histoire, du fait de la conquête des territoires qui forment le prétendu royaume d'Italie.

Le gouvernement nous a parlé de ce qui s'est passé dans d'autres pays ; il s'appuie sur les autres pays pour reconnaître le royaume d'Italie et il nous dit : Qu'auriez-vous fait ? Mon honorable ami, M. le comte Vilain XIIII a dit ce qu'il aurait fallu faire, et certes, on n'a pas répondu aux observations si judicieuses et si sages qu'il a émises à ce sujet. Mais j'irai plus loin.

Je suppose, ce que je n'admets pas du tout, qu'une nécessité politique très grande vous eût forcés de reconnaître le roi d'Italie ; eh bien, je vous le demande : même dans cette hypothèse, quel besoin aviez-vous de reconnaître la possession de fait, de reconnaître ce qui est la violation du droit des gens, l'annexion des petites nationalités d'Italie ? Pourquoi ne vous borniez-vous pas à reconnaître le titre de roi d'Italie ?

Vous pouviez vous dire : Oh ! mon Dieu ; le roi du Piémont s'appelle déjà roi de Chypre et de Jérusalem ; un nom de plus ou de moins ne fait rien à l'affaire ; nous lui donnerons ce titre sans rien de plus et nous ne modifierons en rien nos relations avec les autres puissances d'Italie. Voilà ce que, dans votre système, vous auriez dû faire. Mais ce n'est pas cela : ce que vous reconnaissez, c'est le gouvernement de fait, c'est le fait de la (page 57) possession des territoires, de l'annexion des petits Etats comme le nôtre ; ce n'est pas le titre, c'est le fait que vous reconnaissez.

Dans la lettre qui a été adressée au gouvernement licite par l'envoyé piémontais, M. le comte de Montalto, on ne demande que la reconnaissance du titre de roi d'Italie.

Voici ce que porte sa lettre du 5 août :

« D'après les ordres de mon gouvernement, j'ai l'honneur de notifier à V. Exc., que le roi, mon auguste souverain, a sanctionné, le 17 mars dernier, la loi votée à l'unanimité par les chambres législatives du royaume en vertu de laquelle Sa Majesté a pris pour lui et pour ses successeurs le titre de roi d’Italie. »

C'est donc la reconnaissance du titre qu'on demande, rien que la reconnaissance du titre, rien de plus.

Eh bien, le gouvernement ne s'est pas borné à la reconnaissante du titre comme le demandait le Piémont ; dans sa dépêche à notre envoyé à Rome, il a dit :

« En reconnaissant le nouveau royaume d'Italie, non reconnaissons un état de possession. »

Un état de possession ! Voilà où est la gravité de la conduite du ministère.

Ainsi, le gouvernement ne reconnaît pas seulement le titre de roi d'Italie, mais il reconnaît encore la possession, c'est-à-dire toutes les annexions, toutes les conquêtes, tous les actes posés en dépit du droit des gens, en dépit de la foi jurée, en dépit des traités, en dépit de l'honneur, de la probité, de l'honnêteté, de ce qu'il y a de plus sacré sur la terre ; tout cela est reconnu par le gouvernement, tandis qu'on ne lui demandait que la reconnaissance du titre.

Voilà, à mes yeux, où est principalement la question actuelle : Le gouvernement belge pouvait faire comme la France : elle s'est bornée à reconnaître le titre et elle n'a rien dit quant au fait ; le gouvernement n'agit pas comme la France, il n'agit pas comme un gouvernement sage ; il ne reconnaît pas seulement le titre, mais il reconnaît aussi la possession piémontaise, c'est-à-dire l'annexion des petites nationalités d'Italie, et la violation du droit des gens en ce qui forme la base de notre existence politique.

Messieurs, comparons ce système avec ce qu'a fait le gouvernement français, car c'est l'exemple du gouvernement français qui a été invoqué à plusieurs reprises par M. le ministre des affaires étrangères.

Voici la note adressée à ce sujet par M. Thouvenel, et je vous prie d'y prêter une sérieuse attention ; vous verrez toute la différence entre la conduite du gouvernement français et celle du gouvernement belge.

« Paris, 15 juin.

« Monsieur,

« Le roi Victor-Emmanuel a adressé à l'empereur une lettre qui a pour objet de demander à Sa Majesté de le reconnaître comme roi d'Italie. L'empereur a accueilli cette communication avec les sentiments de bienveillance qui l'animent envers l'Italie, et Sa Majesté est. d'autant plus disposée à en donner un nouveau gage en accédant ; au vœu du roi, que notre abstention, dans les circonstances actuelles, pourrait faire naître des conjectures erronées, et être considérée comme l'indice d'une politique qui n'est pas celle du gouvernement impérial. Mais, si nous tenons à ne pas laisser à ce sujet, des doutes sur nos intentions, il est toutefois des nécessités que nous ne pouvons perdre de vue, et nous devons prendre soin que notre reconnaissance ne soit pas interprétée d'une façon inexacte en Italie et en Europe.

« Le gouvernement de Sa Majesté n'a caché en aucune circonstance sou opinion sur les événements qui ont éclaté l'an dernier dans la Péninsule. La reconnaissance de l'état de choses qui en est résulté ne pourrait donc en être la garantie, de même qu'elle ne saurait impliquer l'approbation rétrospective d'une politique au sujet de laquelle nous nous sommes constamment réservé une entière liberté d'appréciation.

« Encore moins l'Italie serait-elle fondée à y trouver un encouragements à des entreprises de nature à compromettre la paix générale. Notre manière de voir n'a pas changé depuis l'entrevue de Varsovie où nous avons eu occasion de la faire connaître à l'Europe comme au cabinet de Turin. En déclarant alors que nous considérions la non-intervention comme une règle de conduite pour toutes les puissances, nous ajoutions qu'une agression de la part des Italiens n'obtiendrait pas quelles qu'en puissent être les suites, l'approbation du gouvernement de l'empereur. Nous sommes restés dans les mêmes sentiments et nous déclinons d'avance toute solidarité dans des projets dont le gouvernement italien aurait seul à assumer les périls et à subir les conséquences. »

Voilà, j'espère, un langage prudent et sage.

« Le cabinet de Turin, d'autre part, se rendra compte des devoirs que notre position nous crée envers le saint-siège, et je croirai superflu d'ajouter qu'en nouant des rapports officiels avec le gouvernement italien, nous n’entendrons nullement affaiblir la valeur des protestations formulées par la cour de Rome contre l’invasion de plusieurs provinces des Etats pontificaux. »

Remarquez, messieurs, toute l’importance de cette phrase ; c'est une véritable protestation contre les actes du Piémont, tout en reconnaissant le titre, mais rien que le titre de roi d'Italie.

Je demande au gouvernement si, dans sa reconnaissance, il entend approuver, oui ou non, le fait de possession d'une partie du domaine du saint-siège, s'il entend, oui ou non, approuver l'esprit qui a dirigé la conquête ; s'il entend affaiblir les protestations du souverain pontife ? (Interruption.)

J'apprécie en ce moment les reconnaissances de Belgique et de France.

L'empereur des Français maintient toutes ses protestations, il ne reconnaît que le titre. Vous, vous ne faites aucune espèce de réserve ; non seulement vous reconnaissez le titre, mais vous reconnaissez le territoire conquis, tout ce qui s'est fait contre le droit des gens, contre les nationalités, contre tous les sentiments de probité, de droiture et d'honneur ; tout cela est reconnu par vous.

M. Thouvenel termine sa dépêche en ces termes :

« Pas plus que nous, le gouvernement du roi Victor-Emmanuel ne saurait contester la puissance des considérations de toute nature qui se rattachent à la question romaine et qui dominent nécessairement nos déterminations ; il comprendra qu'en reconnaissant le roi d'Italie, nous devons continuer d'occuper Rome tant que des garanties suffisantes ne couvriront pas les intérêts qui nous y ont amenés.

« Le gouvernement de l'empereur a jugé nécessaire d'entrer en un pareil moment dans les explications les plus franches avec le cabinet de Turin. Nous avons la confiance qu'il en appréciera le caractère et l'objet.

« Vous voudrez bien, monsieur, donner lecture et, remettre copie de cette dépêche à M. le baron Ricasoli.

« A M. de Rayneval, etc., etc. (Signé) Thouvenel. »

Voilà, messieurs, la lettre qui a été notifiée par M. le ministre des affaires étrangères de France à tous les cabinets et au gouvernement piémontais lui-même (car c'est le Piémont qui l'a imprimée), pour expliquer dans quelles conditions la reconnaissance se faisait de la part de la France.

Maintenant mettez à côté de cette dépêche française la lettre adressée par M. le ministre des affaires étrangères, c'est-à-dire par le cabinet, belge, et vous verrez qu'il n'existe aucune espèce de similitude entre les deux documents.

En France, on reconnaît le titre comme celui de roi de Chypre et de Jérusalem ; mais on y proteste pour le maintien du droit, on déclare qu'on ne veut pas affaiblir les protestations des souverains dont les Etats ont été envahis et qui étaient en paix avec la France ; on déclare qu'on ne veut pas affaiblir les protestations de la cour de Rome.

En Belgique, on ne fait aucune espèce de réserve ; on ne s'occupe pas le moins du monde du droit ; on se borne à dire « qu'en reconnaissant le nouveau royaume d'Italie, nous reconnaissons un état de possession. »

J'entends M. le ministre des affaires étrangères dire que c'était à l'exemple de la France qu'il avait reconnu cet état de possession et fait des réserves. C'est une erreur, puisque la France n'a pas reconnu l'état de possession ; et quant aux prétendues réserves, le gouvernement se borne à dire, dans sa dépêche du 5 de ce mois, à notre envoyé à Rome :

« Nous gardons la liberté d'appréciation vis-à-vis des éventualités qui pourraient modifier cet étal de fait. »

En vérité, quand j'entends le gouvernement appeler cela des réserves, je dis que c'est là bien plutôt une de ces vérités dignes de figurer dans la chanson de M. de la Palisse.

Il est évident que si plus tard les événements viennent à modifier la circonscription de l'Italie, le gouvernement belge se réservera sa liberté d'appréciation.

Le gouvernement belge a donc reconnu l'état de fait et par cette reconnaissance il a affaibli les protestations du saint-siège au sujet des spoliations dont il a été victime. Cet état de fait que le gouvernement reconnaît est l'annexion, la confiscation de tous les Etats de l'Italie, la confiscation de toutes les nationalités de la péninsule ; c'est la confiscation des Etats du roi de Naples dont nous avez encore ici un ambassadeur ; c'est la confiscation d'une partie des Etats du saint-siège dont vous avez encore le représentant en Belgique et vous avez vous-mêmes un représentant accrédité à Rome.

Et bien que vous ayez un représentant près du saint-siège à Rome, bien que vous soyez à la tête d'une nation éminemment catholique, d’une (page 58) des nations les plus catholiques de l’Europe vous n'avez pas un mot pour maintenir les droits du saint-siège, qui sont ceux des catholiques du monde entier. Vous semblez vous réjouir fortement du préjudice qu’on lui a causé et attendre que lui-même quitte l'Italie alors que vous vous bornez à dire que vous attendez du reste les événements, et cette déclaration, cette approbation des spoliations piémontaises, c'est au saint-siège lui-même que vous l'adressez. Jamais plus grand outrage ne fut fait à un souverain allié, au chef vénéré de la chrétienté. Cela est d'autant plus évident, que vous savez parfaitement que le parlement italien a voté le décret portant que Rome était la capitale de son royaume, et vous ne faites pas même une réserve à ce sujet !

Vous gouvernez un pays éminemment catholique, vous ne pouvez le méconnaître ; s'il n'existe pas en Belgique de religion d'Etat, il n'en est pas moins vrai que le peuple belge a une religion, que sa foi est la foi catholique ; donc vous, ministres, vous devez en tenir compte et la respecter.

Eh bien, vous n'avez pas même une parole en faveur du droit contre la violence lors même qu'elle s'attaque à notre foi, pas une parole pour respecter le sentiment religieux du peuple auquel vous présidez. Savez-vous ce que prouve une telle conduite ? C'est que vous n'êtes pas un ministère national, mais le ministère des mauvaises passions.

J'irai plus loin, et je dirai que si le Piémont n'avait pas envahi une partie des Etats du souverain pontife, que si la capitale de la chrétienté et avec elle la souveraineté temporelle du saint siège, n'étaient pas menacées, il n'y aurait pas eu de reconnaissance, et que votre reconnaissance n'est qu'un acte de parti où vous faites litière de tout ce qu'il y a de plus sacré pour faire votre paix avec les hommes avancés de votre opinion.

Mais j'entends l'honorable M. Orts me dire : Il faut respecter aussi le sentiment national. Le peuple de l'Italie s'est prononcé, la souveraineté nationale s'est fait entendre, et, par conséquent, nous devons nous humilier devant le sentiment de la souveraineté du peuple ! Et, messieurs, c'est l'honorable M. Orts qui vient de nous dire de pareilles choses, c'est l'honorable membre, lui Brabançon, qui doit savoir ce que signifie un vote universel fait sous la pression des baïonnettes étrangères, c'est lui qui vient nous parler de sentiment national s'exerçant d'une pareille manière.

Mais l'honorable membre ignore-t-il que dans toute l'Italie, que dans ce royaume de Naples en particulier, tous les votes prétendument universels ont été faits sous la pression des baïonnettes, sous l'œil des proconsuls qui arrivaient la menace à la bouche pour vous forcer à dire oui et pour vous punir si vous disiez non ?

M. Orts. - J'ai dit que je ne tenais aucun compte du suffrage universel.

M. B. Dumortier. - Mais alors où est cette émanation de la souveraineté du peuple dont vous parliez ?

Cette souveraineté du peuple, je vais vous dire où elle est. Elle est dans les Abruzzes et les Calabres, combattant pour l'indépendance de la patrie. (Interruption.)

Là du moins personne n'est forcé à prendre le mousquet et la carabine pour venir faire la guerre ; là, point de conscription, point de gendarmes ; là on est volontaire comme on l'était en Belgique en 1830, et l'on est brigand comme nous l'étions en 1830, car alors aussi, et. c'est là une similitude qui nous honore, nous aussi, quand nous combattions pour l'indépendance de la patrie, on nous qualifiait du titre de brigands.

Les mots de souveraineté nationale, de mouvement national appliquées à l'action piémontaise sont donc une chimère, et il est évident que le gouvernement, en reconnaissant un pays qui n'est pas encore formé, qui peut-être ne se formera jamais, qui s'est constitué par la corruption des uns, par la trahison des autres, par la force et non par le droit ; il est évident, dis-je, que le gouvernement affaiblit puissamment les bases de notre institution.

Je dis qu'il ne pouvait pas le faire en présence de la position du royaume de Naples et des Etats pontificaux quand dans les Etats romains nous avons un ambassadeur et quand il y a ici un ambassadeur du saint-siège, quand nous avons encore un ambassadeur du royaume de Naples ici et quand nous avons un ambassadeur pour ce royaume, puisque votre ambassadeur à Rome est accrédité auprès du roi de Naples et que ses lettres de créance n'ont pas été retirées.

Vous reconnaissez la conquête faite sur des Etats alliés, sur des Etats belligérants, car Rome et Naples sont en état de guerre avec le Piémont, et vous appelez cela de la neutralité ! mais c'est un acte de guerre que vous posez ! (Interruption.)

Et si vous étiez dans le voisinage d'une nation belligérante, elle viendrait se venger sur vous de l'acte que vous posez, et elle aurait raison.

C'est une patente frauduleuse qui couvre votre marchandise. Vous faites une déclaration qui est en fraude de votre droit, vous foulez aux pieds vos devoirs de neutralité, car la neutralité vous oblige à vous tenir à égale distance des deux parties belligérantes et ici vous donnez raison à l'une et tort à l'autre. Vous approuvez les conquêtes de l'une sur les puissances avec lesquelles vous êtes en paix.

Et c'est la Belgique qui a fait cela ! c'est elle qui vient approuver la violation du droit des gens et l'annexion des petites nationalités. Mais quel est donc le grand danger du pays ? On vous l'a assez de fois dit : le grand danger de la Belgique, ce qui la menace le plus, c'est l'annexion, cela n'est un mystère pour personne.

Pourquoi donc avons-nous voté 50 millions pour les fortifications d'Anvers ? Pourquoi voulez-vous en faire un Gibraltar ? Pourquoi les 15 millions destinés aux canons prussiens ? Pourquoi les millions qu'on nous demandera encore demain pour la défense nationale ?

Il est évident que vous avez peur, et non sans raison. Et c'est dans un pareil moment, lorsque vous craignez une annexion, lorsque vous parlez, dans la discussion de la citadelle d'Anvers, d'y concentrer le gouvernement tout entier comme à Gaëte, afin de pouvoir attendre les événements lorsque la Belgique aurait été envahie ; c'est lorsque l'annexion vous menace, que vous foulez aux pieds tous les principes du droit des gens, sauvegarde de notre nationalité, que vous n'avez aucune parole pour protester en faveur du droit contre la force, pour protester contre les annexions, contre le principe des annexions qui est la destruction de toutes les petites nationalités.

Messieurs, il y a en ce moment en Europe un grand mouvement, on ne peut le méconnaître ; toutes les grandes nations veulent s'agrandir au détriment des petites, et faire disparaître les petites nationalités de la carte de l'Europe. Une puissance veut s'agrandir d'un côté, une autre d'un autre ; la France veut les- rontières du Rhin, la Prusse rêve des conquêtes d'un autre côté.

Sans doute, les sentiments des deux souverains de ces pays m'inspirent confiance, mais le danger n'en est pas moins là pour vous, plus que pour aucun peuple. Ouvrez les journaux français accrédités.

Que vous disaient quelques jours avant votre reconnaissance les journaux officieux d'un pays voisin ? Voyons, écoutez.

« Aussi longtemps, disait la Presse, de Paris, il y a un mois à peine, que la nation n'est pas arrivée à ses limites naturelles, la société politique n'est pas fixée, et toute société non fixée reste inquiète, turbulente, agressive. »

Les frontières naturelles, c'est l'annexion de la Belgique, comme toutes les annexions d'Italie. Puis, après avoir dit que les populations qui ont appartenu à la France lui ont toujours gardé leur cœur, ce journal ajoute : « Nous croyons que les populations rhénanes ne démentiraient pas ces observations générales si elles étaient mises en demeure d'exprimer leurs vœux, et qu'elles rentreraient sans peine sous le glorieux drapeau qu'elles ont illustré. »

Voilà, messieurs, une menace d'annexion, s'il en fut jamais. Avez-vous oublié le discours du César déclassé qui disait absolument la même chose en d'autres termes ? Nous avons donc, ne vous faites pas illusion, nous avons devant nous une menace d'annexion.

Et c'est au moment où l'annexion vous menace que vous venez approuver les annexions, en disant que vous reconnaissez l'état de possession du prétendu royaume d'Italie ! Je sors de moi, messieurs, quand j'entends soutenir un acte aussi dangereux pour l'avenir du pays. (Interruption.) Oh ! cela peut vous faire rire, messieurs, mais je me demande comment il est possible de voir avec sang-froid la conduite de ce gouvernement, alors que la Belgique est ainsi menacée d'annexion, quand on vient représenter le vote universel entrepris sous les baïonnettes étrangères comme l'expression de la souveraineté nationale dans l'annexion d'un pays à un pays voisin, surtout quand cette annexion est repoussée par le sentiment national du peuple qui est en cause.

Messieurs, ne vous faites pas illusion : la reconnaissance de l'Italie par la Belgique, avec les annexions qui ont été accomplies, c'est l'arrêt de mort de la Belgique que vous signez vous-même... (interruption), c'est le suicide de votre pays que vous accomplirez volontairement si vous n'introduisez pas dans l'adresse une réserve en faveur de votre nationalité, de votre existence.

Remarquez, messieurs, que ce qui se passe aujourd'hui en Italie n'est que la caricature de ce qui s'est passé en 1793. En 1793, quand notre pays vivait sous les baïonnettes étrangères, la France voulut aussi annexer nos provinces à la république.

Mais comme la république française avait proclamé le principe de la souveraineté du peuple, il fallait paraître obtenir l'aveu et le consentement du peuple belge.

Eh bien, que se passa-t-il ? Nos populations furent convoquées par (page 59) provinces pour procéder au vote universel, comme on le fait en Italie, dans chacune de nos églises ; et là, sous les baïonnettes françaises, en présence de commissaires français, on mit aux voix la question de la réunion de la Belgique à la France.

Mais le peuple belge, qui était prévenu de ce qui allait se passer, s'était rendu en masse dans les églises afin de conserver cette nationalité à laquelle il portait un amour si légitime, une affection si profonde, partout il répondit qu'il voulait conserver sa nationalité et sa constitution.

Eh bien, que se passa-t-il alors ? Partout, dans toutes nos villes des soldats étaient postés avec leurs armes derrière les chaires de vérité ; ils mirent d'abord à la porte tous les mauvais sujets, tous les récalcitrants, comme dit M. le ministre de l'intérieur, c'est-à-dire toutes les personnes qui voulaient conserver la nationalité de la patrie, et alors, après l'expulsion des patriotes, une poignée de Jacobins (comme on en voit dans le royaume de Naples), restés maîtres du terrain, proclamèrent à l'unanimité la réunion de la Belgique à la France.

Voilà ce qui s'est passé chez nous. Veuillez lire l'histoire d'un de nos amis, M. Borgnet, et vous verrez quel spectacle offrit alors notre pays : à Mons, à Bruxelles, à Tournai, partout la violence expulsa les patriotes des comices, et un petit nombre de citoyens, restés maîtres du terrain, proclamèrent, à l'unanimité, la réunion de la Belgique à la France. A Tournai, 40 personnes ont voté à l'unanimité la réunion de la Belgique à la France.

Puis on a délégué deux d'entre elles, pour aller porter à la Convention le vœu du peuple tournaisien en faveur de la réunion.

Cela se passa ainsi dans toutes nos villes, sur tous les points de la Belgique, en 1793, comme cela vient de se passer dans le royaume de Naples.

Eh bien, la Belgique a subi le joug de l'étranger. Mais en 1814, à l'approche des armées alliées, partout le peuple belge s'est soulevé et l'armée française a dû abandonner de toute part ce sol qui lui brûlait les pieds et où elle ne pouvait plus tenir.

Voilà, messieurs, ce que sont ces actes de prétendue souveraineté du peuple ; voilà ce qui se passe également aujourd'hui en Italie.

Ne croyez pas, d'ailleurs, que jamais la France consente à laisser se fonder un royaume d'Italie ; c'est là une chimère qu'aucun homme sérieux ne peut comprendre. Il y a, je le reconnais, dans certains pays et surtout en Angleterre, l'idée exprimée par l'honorable M. Orts, consistant à faire une seconde Prusse sur les frontières méridionales de la France pour contrebalancer l'influence de celle-ci.

Mais avant, qu'une pareille nationalité soit créée, il faut conquérir Rome et la Vénétie ; et quand on l'aura fait, alors si toutes ces parties étaient annexées à l'Italie, elles deviendraient, dit-on, un immense danger pour la France et une protection pour nous. Mais croyez-vous que la France laissera les choses aller jusque-là ? Croyez-vous qu'elle consente jamais à créer elle-même une grande puissance contre elle ? Certainement non ; c'est folie de le présumer. Savez-vous ce qui arrivera ? Je vais vous le dire : L'intérêt de la France est d'avoir momentanément une Italie puissante, sauf à la briser ensuite quand elle deviendra pour elle un danger.

Ainsi, le jour où la France voudra diriger ses armées contre les frontières du Rhin, elle dira à l'Italie : Vous avez une armée de 300,000 hommes ; avec cette armée attaquez l'Autriche, occupez-la au midi ; de cette façon je pourrai reprendre les limites naturelles, attaquer les frontières du Rhin et la Belgique.

Voilà, messieurs, ce qui doit nous faire le plus redouter la formation de ce royaume d'Italie, c'est d'avoir 300,000 hommes contre nous au midi de l'Allemagne, de manière à empêcher l'Autriche de venir à notre secours. Et nous sommes assez faibles, assez misérables pour donner notre approbation à un fait qui menace ainsi notre indépendance. Pour mon compte, jamais je n'y consentirai.

Messieurs, je répète ce que j'ai eu l'honneur de vous dire tout à l'heure : Je ne crois pas que la reconnaissance du royaume d'Italie était une nécessité ; mais je crois, en revanche que le gouvernement a violé le principe de notre neutralité, en se posant pour l'un des belligérants contre l'autre et qu'en reconnaissant les parties de territoire qui composent ce royaume, les annexions des petits Etats, il a posé un acte qui est un danger immense pour l'avenir de notre patrie puisque, en définitive, un gouvernement qui voudrait, plus tard, nous envahir pourrait le faire en vertu de l'exemple même que nous donnons aujourd'hui.

Eh bien, en présence d'un fait pareil, il ne nous reste qu'une chose à faire, c'est d'introduire dans l'adresse une formule qui fasse reconnaître le sentiment vrai du peuple belge et qui, sauvegardant les principes du droit des gens en ce qui concerne les petits Etats, fasse des réserves quant à ce qui est des annexions.

Il ne faut pas d'ailleurs qu'une nation catholique et neutre vienne, par un acte où elle sortirait de sa neutralité, affaiblir les protestations du chef vénéré de l'Eglise contre l'annexion d'une partie de ses Etats.

Messieurs, je regarde la position actuelle de l'Europe comme un danger immense pour le pays, et ce danger est d'autant plus grand que, comme je viens de le dire, le royaume d'Italie, tel qu'il se constitue en ce moment, se constitue contre la Belgique. Ne vous faites pas illusion, messieurs, la guerre en Italie a son contre-coup en Belgique et sur le Rhin ; tous les coups de canon qui seront tirés sur les bords du Pô feront tomber leurs boulets vers la Belgique. (Interruption.)

Il y a, sans doute, de ces messieurs qui ignorent que le Pô est un fleuve d'Italie. (Nouvelle interruption.)

Ces rires sont vraiment inconvenants. Quand on traite une question aussi sérieuse que celle de l'existence du pays, il est inconcevable qu'on ne puisse pas conserver à la discussion un caractère plus sérieux et que l'orateur soit exposé à être sans cesse interrompu par de tels ricanements (Interruption.)

Je vous demanderai, M. le président, si de telles manifestations sont permises.

M. le président. - Vous vous plaignez de vos collègues et vous dites que l'on veut abaisser la discussion. Je ferai observer que vos amis de la droite, les ministres et les orateurs de la gauche ont élevé et maintenu le débat à une grande hauteur et que si quelque désordre a été apporté dans la discussion c'est par vous, M. Dumortier, dans les séances précédentes.

M. B. Dumortier. - C'est intolérable ! Comment ! Est-ce que la liberté de la tribune n'existerait plus. On oppose des ricanements à mes paroles, et c'est moi que M. le président accuse d'apporter le désordre dans la discussion ! Soyez juste, M. le président !

M. le président. - J'ai dit que du trouble a été apporté dans la discussion par vos interruptions, et parce que vous avez pris plusieurs fois la parole sans l'avoir demandée ni obtenue.

M. B. Dumortier. - Tout à l'heure on disait que c'était la droite qui donnait de mauvais exemples, et maintenant on ricane parce qu'il s'agit des Etats romains, de Etats du saint-siège.

M. le président. - Personne ne songe à manquer de respect envers les Etats romains ni le chef de l'Eglise.

Vous venez de vous plaindre de l'attitude des membres de la Chambre et cette attitude a toujours été digne du grand débat qui s'agite. Si un trouble y a été apporté, je le répète, c'est par vous, notamment, en prenant la parole sans la demander et malgré le président.

M. B. Dumortier. - Je ne souffrirai pas qu'on fasse de moi une victime ; il ne sera pas dit que vous vous attacherez à moi.

M. le président. - Je n'ai pas terminé ; vous voulez couvrir ma parole par les éclats de votre voix. Vous n'avez pas la parole en ce moment ; je ne vous entends pas, je ne puis pas vous entendre.

M. B. Dumortier. - Le public, l'opinion publique prononcera entre vous et moi.

Si la tribune n'est plus libre, n'est plus sacrée, il n'y a plus rien de sacré en Belgique, je m'assieds.

M. le président. - Je vous invite à reprendre votre discours, la parole vous sera continuée. J'ai donné assez de preuves de mon respect pour la liberté de la tribune, et j'y ai tenu la main en ce qui vous concerne, mais quand, appelant la sévérité sur d'autres, vous vous êtes plaint, je vous ai rappelé que vous aviez troublé la discussion en prenant la parole sans la demander, en interrompant les orateurs qui l'avaient obtenue et j'ai fait entendre qu'après avoir pris cette attitude, vous aviez mauvaise grâce à vous plaindre de vos collègues.

M. B. Dumortier. - Le pays jugera entre nous.

M. le président. - Laissez-moi continuer.

On ne peut pas commander au sentiment que les paroles d'un orateur peuvent inspirer. Personne n'a mis obstacle à la liberté de la tribune à l'égard de qui que soit, et il n'a été dans la pensée de personne d'entraver les développements de votre discours.

La parole est continuée à M. Dumortier.

M. B. Dumortier. - J'y renonce.

(page 51) M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je demande la parole.

Messieurs, vous venez d'entendre un discours profondément regrettable ; je ne me serais pas levé, cependant, pour protester contre le langage de l'honorable préopinant, si ses paroles n'avaient dû avoir de retentissement que dans le pays. La Chambre et le pays sont accoutumés aux exagérations de l'honorable membre. La Chambre et le pays connaissent la violence de son langage.

M. B. Dumortier. - Je n'ai jamais dit à personne : Vous en avez menti.

M. de Theux. - Je demande la parole après M. le ministre des finances.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais ces paroles doivent passer la frontière ; elles seraient sans doute très sévèrement appréciées si le gouvernement ne faisait entendre une protestation.

L'honorable M. Dumortier, prenant la Chambre pour quelque concile ou pour quelque assemblée ayant mission de juger les peuples et les rois, traduit à votre barre tous les souverains de l'Europe, et tour à tour, il les outrage.

Le roi Victor-Emmanuel, souverain ami et allié de la Belgique, comment a-t-il été traité par l'honorable membre ? L'empereur des Français, qui entretient avec la Belgique les relations les plus amicales, est dénoncé par M. Dumortier comme voulant envahir la Belgique.

M. B. Dumortier. - Je n'ai pas dit cela. (Interruption.)

MpV. - J'invite M. Dumortier à ne pas interrompre.

M. B. Dumortier. - Il n'est pas permis de dire le contraire de la vérité ; j'ai dit qu'il m'inspirait confiance, il n'est pas permis de me faire dire le contraire de ce que j'ai dit.

M. le président. - Je puis inscrire M. Dumortier pour un fait personnel ; quand son tour de parler viendra, il pourra rectifier ce qu'il croit erroné dans ce que vient de dire M. le ministre des finances ; mais s'il persiste à interrompre, je serai forcé de prendre des mesures. Veuillez continuer, M. le ministre des finances.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous savez bien que vos interruptions et vos violences n'ont aucune espèce d'influence sur moi ; la Chambre est juge de l'appréciation que je fais des paroles de l'honorable membre. Je suis dans mon droit et je ne manque en rien aux convenances parlementaires, quand j'apprécie un discours qu'il a prononcé. L'honorable préopinant fait à sa guise la politique des cabinets européens ; il signale le royaume d'Italie comme devant fournir à la France l'appui d'une armée de 300,000 hommes pour l'aider à envahir la Belgique ; il a dit que la Prusse elle-même ne s'opposerait pas à cet envahissement, parce que son ambition la porte à chercher ailleurs des accroissements de territoire.

Je dis, messieurs, que ce langage n'est pas convenable, que ce langage appelle une protestation comme celle que je fais entendre au nom de l'intérêt le plus sacré de la Belgique.

Messieurs, l'honorable membre, en s'élevant tantôt avec une violence irréfléchie contre l'acte si simple, si naturel, si légitime, comme je le démontrerai tantôt, dont le gouvernement demande l'approbation, a fait remarquer que cet acte coïncidait précisément avec ma rentrée au pouvoir ; il a dit que le cabinet, en prenant cette mesure, à laquelle il attribue une gravité exceptionnelle, qu'au fond elle n'a pas, avait reculé devant la responsabilité d'un tel acte et qu'il avait craint même le blâme de la majorité de cette Chambre.

Messieurs, nous avons eu souvent, mes collègues et moi, avant que j'eusse quitté le pouvoir au mois de juin, l'occasion de nous entretenir de la situation qui serait faite à la Belgique, le jour où la résolution du parlement italien qui confère le titre de roi d'Italie à S. M. Victor-Emmanuel serait notifiée à la Belgique.

Eh bien, toujours, et sans aucune hésitation, les collègues avec lesquels je me retrouve au banc ministériel et moi, nous fûmes parfaitement et unanimement d'accord que, dès lors, la Belgique ne pourrait se dispenser de reconnaître ce souverain comme roi d'Italie. Je n'appris même le dissentiment qui existait sur l'opportunité de cet acte entre notre honorable ami M. de Vrière et nous, qu'au moment où je fus convié par mes collègues à reprendre ma place au sein du cabinet. Mais l'acte en lui-même était résolu, et j'y ai plutôt adhéré que je n'ai eu à en provoquer l'approbation. Quanta l'opinion de la majorité, elle n'est assurément douteuse pour personne.

À mes yeux, messieurs, une reconnaissance de ce genre est chose si naturelle, si légitime, que je ne puis m'expliquer que par l'ignorance du véritable caractère d'un tel acte, les récriminations extraordinaires qu'elle soulève dans la presse de l'opposition et qui viennent retentir jusqu'au sein de cette Chambre. A entendre nos adversaires, un acte de cette nature ne peut se concilier avec les devoirs de la neutralité ; il viole le droit des gens ; il implique l'approbation du système des annexions, il consacre une doctrine fatale aux petites nationalités. Si quelque jour, s'écrie-t-on, on veut nous appliquer la loi du plus fort, que répondrez-vous, vous qui aurez méconnu le droit pour acclamer le droit de la force ?

Messieurs, il y a là autant d'erreurs que de mots ; et je dis plus, la thèse prêterait beaucoup à rire, si le sujet n'était aussi sérieux.

Quoi ! votre politique, quant à cet acte, consiste en ceci : Vous voulez, pour une éventualité fatale que vous prévoyez, vous réserver quelque moyen infaillible de repousser vos ennemis. Ce jour arrivé, vous vous (page 52) porterez à la frontière, et vous vous écrierez : Retirez-vous ! Osez-vous bien tenter de nous subjuguer, nous qui avons refusé de reconnaître le roi d'Italie ? Ne savez-vous pas que, lorsque sur un point quelconque du globe, un peuple se levait pour revendiquer son indépendance et les mêmes libertés que celles dont nous jouissons, nous avons protesté contre ses prétentions ? Lorsqu'il voulait la liberté de la presse, comme nous l'avons nous-mêmes, nous avons dit qu'il fallait la lui refuser. Lorsqu'il demandait la liberté de conscience, comme elle est inscrite dans notre pacte fondamental, nous avons dit : Vous êtes indigne d'en jouir. Et vous oseriez nous attaquer, envahir notre territoire, menacer notre indépendance et notre nationalité !

Ne trouvez-vous pas, messieurs, que ce langage serait en effet de nature à faire tomber sur-le-champ les armes des mains de nos ennemis ?

Je crois, messieurs, qu'à considérer les choses du point de vue où vous vous placez, il y a une force plus grande que celle que vous voulez vous réserver : c'est de vous ménager les sympathies viriles des peuples libres.

J'aurais honte de proférer une seule parole qui pût blesser les princes tombés, les souverains qui viennent de perdre leur couronne, par la faute de leurs prédécesseurs plutôt que par la leur. Mais pouvez-vous sérieusement convier la Belgique à se ranger derrière le roi de Naples, le grand-duc de Toscane et le duc de Modène, afin d'y trouver une protection efficace de vos droits, et d'assurer l'indépendance et la liberté du pays ?

En vain, messieurs, jetez-vous des regards anxieux, sur la carte de l'Europe ; en vain vous dites-vous inquiets sur le sort que l'avenir réserve à la Belgique ; en vain nous montrez-vous les dangers de l'unité italienne parce qu'elle ne serait, selon vous, que le prélude de l'unité allemande.

Je ne dissimulerai pas que, dans ce grand mouvement des esprits, dans ce frémissement des peuples qui ébranle le sol de l'Europe, au milieu de ces aspirations à des conditions nouvelles et d'où peut sortir un ordre de choses nouveau pour l'Europe, la Belgique n'ait quelques dangers à courir. Il y a dans les événements que l'avenir nous réserve des incertitudes, des mystères que l'œil le plus clairvoyant ne saurait pénétrer. Mais je suis profondément convaincu que si la Belgique doit se préparer des moyens de sortir intacte et libre de cette éventualité terrible, elle doit surtout les attendre de la confiance qu'elle aura montrée dans son droit, de la sagesse avec laquelle elle aura pratiqué ses institutions, de l'estime, de la sympathie, du respect qu'elle aura su inspirer aux peuples libres. Plus il y aura de peuples libres, plus complète sera la sécurité de notre pays.

Messieurs, il y a, au fond de cette discussion, quelque chose de plus que ce qui se dit réellement. Il y a la question romaine, à laquelle on a fait indirectement quelques allusions.

Je comprends parfaitement les sentiments très respectables qui vous inspirent et qui, selon moi, vous égarent. Si j'avais à traiter cette difficile question, je le ferais avec le sentiment de sa grandeur et avec tous les égards qui sont dus aux opinions que j'aurais à combattre. Mais, messieurs, pas plus que toute autre, la question romaine n'est entamée par l'acte que le gouvernement a posé. La question religieuse, comme vous l'avez dit, n'a que faire dans cette discussion ; elle y est entièrement étrangère. J'irai plus loin, et je dirai que la question de la souveraineté temporelle de la papauté n'est elle-même nullement impliquée clans ce débat.

En effet, si l’on s'était bien pénétré de la nature de la mesure que le gouvernement a prise et dû prendre, je crois qu'il n'y aurait pas de discussion sérieuse, et que cet acte recevrait, dans cette enceinte, une approbation pour ainsi dire unanime.

Vous portez atteinte, dit-on, au principe de la neutralité ; et l'on s'est donné la peine de faire à ce sujet une définition de la neutralité : elle vous défend, dit-on, de prendre parti entre les belligérants. Soit, je l'accorde, quoique je puisse faire des réserves sur certains cas d'application de ce principe.

Mais, messieurs, où sont-ils les belligérants ? Il ne manque vraiment que cela pour que la thèse soit en situation. (Interruption.)

Permettez : il n'y a pas de belligérants à Naples, il n'y a de belligérants nulle part sur le sol italien occupé par les soldats du roi d'Italie ; il peut y avoir des soulèvements, il peut y avoir des complots, il y a des personnes non soumises, je vous le concède, mais de belligérants, je le répète, il n'y en a pas, il n'y en a nulle part. Il manque donc le premier élément, l'élément indispensable pour rendre applicable la doctrine invoquée. (Interruption.)

La thèse eût été vraie, aussi longtemps que le roi de Naples tenait à Gaëte à la tête de ses troupes ; oui, alors il y avait un gouvernement qui continuait à subsister dans Gaëte. (Interruption.)

Procédons avec ordre. Vous me conduisez à Naples, j'y veux rester un instant ; nous irons à Rome tantôt.

Il y avait donc des belligérants aussi longtemps que le roi de Naples tenait dans Gaëte.

- Un membre. - Et les Etats du Sud de l'Amérique ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Si vous voulez que je traite toutes les questions qui s'agitent en Europe et même en Amérique, nous n'en finirons pas.

Nous pourrions dire, messieurs, avec plus de raison, que nous porterions atteinte au principe de la neutralité, si nous refusions de reconnaître le roi d'Italie, le roi d'Italie appuyé sur un parlement librement élu et comptant parmi ses membres tous les grands noms, toutes les illustrations de l'Italie, si nous refusions de reconnaître ce gouvernement, le seul qui soit obéi sur les territoires contestés. En effet, ce serait, messieurs, nous constituer juges de questions dans lesquelles nous n'avons pas le droit d'intervenir, ce serait élever la prétention injustifiable, surtout de nôtre part, de nous constituer juges de faits qui s'accomplissent chez une autre nation. Etre neutre comme gouvernement, c'est n'avoir pas d'opinion sur ce qui se passe chez autrui. Comme citoyens, nous avons pour ces actes, les uns le blâme, les autres l'éloge, les uns la sympathie, les autres l'antipathie ; nous pouvons, avec plus ou moins de convenance, exprimer ces sentiments, même au sein de cette assemblée, mais nous comme gouvernement, et, vous comme représentants de la nation, nous n'avons pas le droit d'avoir une opinion sur les actes qui s'accomplissent chez une autre nation. Voilà la vraie doctrine gouvernementale, doctrine qui vous obligerait absolument, inévitablement, si vous étiez au pouvoir, de faire en cette circonstance ce que nous faisons nous-mêmes. Nos sympathies, vos antipathies, n'ont que faire dans cette question ; il s'agit simplement de savoir si nos relations continueront avec tous les peuples qui ont trouvé bon, légitimement ou non, avec ou sans droit, de se donner telle ou telle forme de gouvernement.

Et, en effet, messieurs, c'est un principe du droit des gens, et c'est le moins contestable de tous les principes de ce droit, que l'on est tenu, remarquez l'expression que j'emploie, que l'on est tenu de reconnaître les gouvernements établis. Il ne s'agit pas d'examiner quelles sont les causes qui les ont amenés, quelle est leur origine, par quels moyens ils se sont constitués, si leurs actes prêtent au blâme ou à la critique, au point de de vue moral, au point de vue de la loi ou au point de vue des traités ; une nation n'a pas compétence, vis-à-vis d'une autre nation, pour se prononcer sur de pareilles questions.

Les puissances de l'Europe ont autrefois reconnu la république d'Angleterre ; elles ont reconnu le protectorat de Cromwell. Peut-on dire, comme conséquence, que les puissances de l'Europe ont ainsi sanctionné la condamnation et l'exécution de Charles 1er, et la révolution qui l'avait renversé ?

Louis XIV, tout en donnant dans ses Etats, à Saint-Germain, l'hospitalité royale aux Stuarts, a reconnu Guillaume III. Louis XIV a-t-il, par le fait de cette reconnaissance, approuvé l'expulsion de Jacques II ?

Tous les Etats de l'Europe ont reconnu la république française ; les Etats de l'Europe ont-ils sanctionné, ont-ils approuvé la mort de Louis XVI ?

C'est, messieurs, parce que nos honorables adversaires n'ont pas suffisamment réfléchi aux véritables caractères, aux règles, aux principes qui doivent présider à la reconnaissance des gouvernements établis, que nous avons entendu les étranges doctrines et les discussions plus étranges encore qui se sont produites dans le sein de cette assemblée.

On croit nous mettre dans un bien grand embarras, on croit faire preuve d'une bien grande habileté, lorsqu'on nous dit : Approuvez-vous, sanctionnez-vous le système des annexions, et les procédés qui ont été employés dans tout ce qui s'est fait en Italie ? Eh bien, messieurs, l'on se trompe singulièrement. Nous n'éprouvons aucun embarras, et notre réponse est toute simple : C'est que, comme gouvernement, nous n'avons pas, nous ne pouvons avoir, ni surtout émettre, une opinion quelconque sur ces points. Comme gouvernement, nous sommes absolument incompétents pour formuler une opinion à cet égard, et ce serait une insolence de notre part que d'élever une prétention contraire.

Ce n'est pas que nous ayons à dissimuler nos sympathies personnelles ; elles ne font doute pour personne ; mais, encore une fois, ni nos sympathies, parce qu'elles existent, ni vos antipathies, si vous étiez au banc ministériel, ne pourraient exercer aucune espère d'influence sur le devoir de reconnaître un gouvernement établi.

Si on avait pris la peine de consulter quelque publiciste, quelque écrivain autorisé, il ne serait pas resté l'ombre d'un doute sur la décision à prendre ; je ne connais même aucun auteur qui ait préconisé une doctrine contraire à celle que je défends.

(page 53) Messieurs, les questions qui nous occupent ont été fréquemment l'objet des débats les plus importants dans les chambres anglaises, et je crois que toujours elle y ont reçu une même solution. Il ne pouvait en être autrement. Je me bornerai à résumer aussi brièvement que possible ce qui s'est dît sur ce sujet à différentes époques, et particulièrement lorsque l'Angleterre a reconnu l'indépendance des colonies espagnoles. J'espère ainsi faire pénétrer dans vos esprits une conviction inébranlable de la justice, de la légitimité, de la nécessité de l'acte que l'on croit devoir critiquer.

En diplomatie, le terme de reconnaissance a diverses significations, selon l'ordre de faits auquel il s'applique. La reconnaissance peut émaner d'un Etat ou d'un prince qui avait des droits ou des prétentions sur un territoire qui proclame son indépendance. Cette sorte de reconnaissance est une reconnaissance de droit, c'est une renonciation au pouvoir ; elle légalise, si je puis m'expliquer ainsi, les actes dont cet Etat ou ce prince avait précédemment à se plaindre.

Il y a la reconnaissance qui émane d'Etats étrangers qui n'ont aucun intérêt direct dans les questions en cause. Cette reconnaissance est la simple proclamation d'un fait ; elle n'implique l'abandon ni la reconnaissance d'aucune prétention ; elle ne confère aucun droit nouveau.

Vous voyez fréquemment apparaître dans l'histoire ces deux ordres de reconnaissance, et généralement les reconnaissances qui impliquent l'abandon ou la reconnaissance d'un droit viennent après celles qui n'impliquent que la simple reconnaissance du fait.

Dans les secondes reconnaissances, on ne demande à la puissance de qui on réclame un acte de ce genre, ni son opinion sur les faits qui se sont accomplis, ni son consentement à ces faits ; et ce serait certainement une énormité que d'élever la prétention de les juger.

Au XVIème siècle, les Provinces-Unies ont secoué le joug de l'Espagne ; elles ont été reconnues par toutes les puissances de l'Europe, et les puissances de l'Europe ont contracté des alliances avec elles, longtemps avant que l'Espagne eût reconnu leur indépendance, ce qu'elle ne fit qu'à la paix de Westphalie, en l648.

En 11640, le Portugal a proclamé son indépendance et s'est affranchi de l'Espagne. Le Portugal a été reconnu par la plupart des puissances européennes ; mais c'est longtemps après, en 1G60 seulement, si je ne me trompe, que l'Espagne a reconnu les prétentions de la maison de Bragance.

Quand les colonies anglaises de l'Amérique du Nord se sont soulevées et ont proclamé leur indépendance, elles ont été reconnues par un grand nombre d'Etats européens, avant que le gouvernement de la mère patrie, le gouvernement anglais, eût consenti à les reconnaître.

Messieurs, la question qui nous occupe ne fut jamais peut-être mieux traitée, plus approfondie que lors de la reconnaissance des colonies espagnoles parl e gouvernement anglais.

L'Angleterre était l'alliée intime de l'Espagne ; elle avait fait de. vains efforts pour amener cette puissance à reconnaître elle-même cette indépendance. L'Angleterre jugeait que le moment était venu de reconnaître l'indépendance des colonies affranchies, et ses intérêts lui commandaient de le faire. Dans les discussions qui eurent lieu à cette occasion dans le parlement anglais, toutes les objections que nous avons entendues aujourd'hui furent également présentées, et toutes furent victorieusement réfutées. On trouvait à critiquer, comme aujourd'hui, le fond et la forme ; la reconnaissance n'avait pas eu lieu par un acte solennel, qui n'est pas ordinairement requis en pareille circonstance ; mais la reconnaissance résultait d'un traité de commerce qui avait été négocié avec les colonies espagnoles. C'était, pour l'opposition, un acte vil, bas, sans franchise et sans dignité. Comme aujourd'hui encore, on disait de cet acte qu'il violait la neutralité et le droit des gens.

Le gouvernement s'est trouvé, comme cela arrive d'ordinaire en pareil cas, en présence de deux classes de politiques, que le comte de Liverpool déclarait également malfaisantes : d'un côté, ceux qui, sous prétexte de conservation, veulent que rien ne se modifie et qui voudraient que toutes les forces vives d'une nation fussent employées à maintenir chez autrui ce qu'ils trouveraient bon d'y établir. De l'autre côté, ceux qui, applaudissant à tous les mouvements, à toutes les insurrections, sans en juger les causes, sans en apprécier les tendances et sans en connaître le véritable but, voudraient aussi que les gouvernements donnassent incontinent leur approbation à de tels actes.

Tout gouvernement prudent et sensé se tient à égale distance de ces deux extrêmes : c'est ce qu'un homme éminent, un homme de la plus haute distinction, sir James Mackintosh, établissait dans la discussion relative aux colonies espagnoles.

Voici, en analyse, comment il s'exprimait, et ses sympathies n'étaient non plus douteuses pour personne :

« Nous n'avons à les reconnaître (les colonies espagnoles) que par une mesure d'administration pratique qui implique que nous reconnaissons le fait de leur indépendance. Notre reconnaissance n'est que virtuelle. Nous nous bornons à établir avec elles les mêmes relations que nous avons l'habitude d'entretenir avec tout pays quelconque...

« La conséquence la plus évidente de cette reconnaissance virtuelle sera l'envoi et la réception d'agents diplomatiques ; mais elle n'implique aucune garantie quelconque, aucune alliance, aucune assistance, aucune approbation des succès de leur révolution, aucune manifestation d'opinion à l'égard de la justice ou de l'injustice de leurs actes, de leurs mesures, de leurs gestes.

« Tout cela se trouve en dehors de notre juridiction. Ce serait une usurpation de pouvoir que de prétendre les juger. Comme Etat, nous ne pouvons ni condamner, ni justifier des révolutions qui n'atteignent pas notre sécurité ou ne sont pas sujettes à nos lois. Nous traitons les autorités des nouveaux Etats sur le même pied que celles des anciens. Nous les envisageons comme des gouvernements exerçant présentement une autorité sur un pays avec lequel nous sommes appelés à maintenir des rapports réguliers par l'entremise d'agents diplomatiques, dans l'intérêt de la Grande-Bretagne et pour la sécurité de nos sujets. Les principes qui exigent et justifient ces rapports, sont les mêmes pour les Etats nouveaux que pour les Etals qui les ont précédés...

« Les reconnaissances de cette espèce, les seules qui nous occupent à présent, n'étant ni un jugement en faveur du nouvel Etat, ni une condamnation du gouvernement précédent, ne sont pas une déviation de la neutralité la plus parfaite, ni une cause de grief pour le gouvernement dépossédé. C'est là une doctrine tellement incontestable, que les jurisconsultes de la sainte alliance eux-mêmes l'ont admise. »

Et l'orateur citait à cette occasion Maertens et beaucoup d'autres écrivains qui se sont prononcés sur cette question.

Le caractère de la reconnaissance d'un gouvernement étranger étant bien fixé, pourquoi, messieurs, une telle mesure est-elle juste, légitime et nécessaire, inévitable ? Par une raison qui s'impose par son évidence même.

Toute communauté politique a des devoirs à remplir envers d'autres communautés politiques. Comment les peut-elle remplir si ce n'est par son gouvernement ? Que l'un de nos nationaux soit molesté à Naples, à Bologne, à Florence, à Parme, à Modène, de qui obtiendrons-nous justice ?

Nous adresserons-nous au roi de Naples, au saint-siège, au grand-duc de Toscane, à la duchesse de Parme, au duc de Modène ?

Mais ils nous répondront : Nous n'exerçons pas d'autorité dans ces contrées ; nous !n'assumons donc aucune responsabilité à raison des faits qui s'y accomplissent.

Irions-nous nous adresser à Victor-Emmanuel, proclamé roi d'Italie, et que nous aurions refusé de reconnaître comme tel ?Il nous dirait : Quelle protection vous dois-je, à vous qui méconnaissez l'autorité que j'exerce dans ce pays ?

Est-ce là l'état des choses que vous voudriez établir ?

Messieurs, la deuxième raison, la raison fondamentale aussi de cette théorie que je soutiens devant vous et qui est applicable par tous les gouvernements, c'est que vous n'avez pas le droit, entendez-le bien ! vous n'avez pas le droit de priver un seul citoyen belge du droit de traverser en toute sécurité d'autres pays, de trafiquer librement avec d'autres peuples. Voilà pourquoi la reconnaissance était nécessaire.

M. Nothomb. - Et les Russes ? et les Espagnols ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nous y viendrons tout à l'heure. Nous commençons par examiner la question au point de vue absolu du droit et nous venons bientôt comment on en applique les principes.

Il n'y a pas à sortir de là. C'est le véritable terrain de la discussion : vous n'avez pas le droit de priver un seul de vos nationaux du droit de trafiquer avec d'autres peuples. Or, le refus de reconnaître un pays met vos nationaux dans l'impuissance de commercer avec ce pays. Et, notez-le bien, le commerce n'est pas fondé sur des intérêts égoïstes : c'est une nécessité de premier ordre pour les nations. D'ailleurs, messieurs, si vous voulez bien y réfléchir, vous reconnaîtrez qu'une mesure du genre de celle que l'on nous reproche est si peu offensive par elle-même, que les Etats qui sont directement intéressés dans la question ne protestent pas contre elle. Et je vais vous opposer une autorité qui, pour vous, est la plus imposante de toutes.

Le souverain pontife règne ; son gouvernement est reconnu ; le saint-père a perdu une partie de ses Etats ; or, la France a reconnu le roi d'Italie occupant une partie des Etats du saint-siège, et cependant le pape a-t-il rappelé le nonce qui le représente à Paris ?

M. Nothomb. - La question est réservée. Il y a des raisons particulières.

(page 54) M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). Il y a, me dit l'honorable interrupteur, une raison particulière pour Paris.

Il y a, en effet, dans la lettre de M. le ministre des affaires étrangères de France, M. Thouvenel, une réserve quant aux prétentions que pourrait élever le roi d'Italie sur les territoires de la papauté.

M. Nothomb. - Sur les territoires envahis.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Sur les territoire» envahis, je vous le concède.

Il y a donc dans la reconnaissance émanant de la France, une phrase derrière laquelle vous pouvez vous retrancher. Mais il y a eu d'autres reconnaissances que par la France ; il y a la reconnaissance du Portugal. Le nonce du pape a-t-il quitté Lisbonne ? Ah ! il n'y a plus ici de phrase derrière laquelle vous puissiez vous retrancher !

Et la Hollande ? Elle aussi a reconnu le roi d'Italie ; le saint-siège a-t-il supprimé sa légation à la Haye ?

Dites-vous donc, messieurs, que si le pape lui-même agit ainsi, c'est qu'il est obligé de reconnaître et d'affirmer le principe que nous proclamons, c'est-à-dire la nécessité, l'impérieuse nécessité pour les nations de se mettre en rapport avec les gouvernements qui ont une existence de fait.

Ne pas reconnaître, messieurs, c'est se mettre en dehors du droit des gens ; ne pas reconnaître, c'est poser un acte d'agression et des plus dangereux, car c'est mettre un peuple hors la loi que de lui refuser de conserver des rapports avec lui.

Je sais parfaitement, messieurs,, et je réponds ici à l'interruption de tout à l'heure, je sais parfaitement qu'il n'arrive pas toujours que toutes les puissances reconnaissent, en même temps et de la même façon, aussi complètement ou aussi franchement l'une que l'autre un gouvernement qui vient d'être établi ; mais la force des principes, la nature même des choses sont tellement puissantes, que les Etats qui momentanément, par des causes diverses, s'abstiennent d'une reconnaissance formelle, posent des actes qui impliquent,, dans un avenir plus ou moins éloigné, une reconnaissance effective. Dès lors, les relations continuent à se régler sans qu'on veuille voir une cause d'offense dans un retard momentané apporté à la reconnaissance.

Mais quel mérite aurait eu la Belgique à suivre les conseils que vous lui donnez sous ce rapport ? Vous nous reprochez bien injustement de n'avoir pas eu la franchise de nos actes, d'employer des pratiques équivoques pour reconnaître le roi d'Italie, et, en même temps, vous nous faites un grief de n'avoir pas eu recours à quelque manœuvre obscure pour faire croire à une reconnaissance que nous aurions feint d'accomplir.

De quel blâme ne nous eussiez-vous pas accablés si nous avions pris une telle attitude dans ces circonstances, ? Et ce blâme eût été mérité, car, en réalité, c'eût été faire usage d'un subterfuge peu digne, qui n'eût pas d'ailleurs obtenu le résultat que vous prétendez.

Nous avons mieux aimé poser un acte conforme au droit, un acte légitime, et, je le répète, inévitable.

Mais, dites-vous, vous vous trompez : l'Italie n'est pas faite ; il lui faut une capitale ; la capitale est Rome ; elle l'a proclamé, et elle ne la possède pas.

Déjà M. le ministre des affaires étrangères a spirituellement répondu à cette question : il vous a demandé si vous auriez attendu que Rome fût occupée par le roi d'Italie, pour reconnaître le nouveau royaume ?

Vous êtes donc obligés de convenir qu'il ne s'agit plus que d'une question de temps et d'opportunité ! Or, réduite à de telles proportions, la question est de bien minime importance. Du moment qu'il ne s'agit, plus que de trois mois ou d'un an, les principes ne sont plus en cause, et toutes vos thèses ne sont plus que de vaines déclamations, des hors-d'œuvre ; rien de plus. (Interruption.)

En réalité, messieurs, il s'agit uniquement de savoir par qui l'administration s'exerce, quel est le seul gouvernement obéi sur le territoire contesté.

M. Nothomb. - Parlez-nous de la confédération des Etats du Sud de l'Amérique.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). -Vous ne comprenez donc pas que ce sont des faits complètement différents de ceux dont il s'agit ici ?

M. Nothomb. - On ne se bat pas non plus en ce moment en Amérique.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ah ! l'on ne se bat pas ? Il n'y a donc pas deux armées en présence ? (Interruption.)

Messieurs, il s'agit de savoir quel est réellement le seul gouvernement obéi sur le territoire en litige, et ici encore on m'arrête.

Ce gouvernement, dit-on, n'est pas universellement obéi ; il y a des troubles, des insurrections. On nous signale les provinces napolitaines comme n'étant pas toutes soumises au roi d'Italie. On se garde bien de parler des Marches et de l'Ombrie, de la Toscane, de Parme, du duché de Modène.

Là, je ne sache pas qu'il y ait des troubles ; mais tout ce que vous avez dit à cet égard fût-il vrai ; tout ce que vous avez puisé dans ces journaux qui nous représentent les provinces méridionales de l'Italie comme étant à feu et à sang, et cela avec la même vérité que la presse d'une certaine opinion représente les catholiques de Belgique comme étant persécutés ; tout cela fût-il exact, que pourriez-vous en conclure ?

Oubliez-vous que, deux ans après notre révolution, le roi de Hollande tenait encore dans Anvers, le Gaëte de l'époque ? Oubliez-vous que des bandes parcouraient le pays, que le Borinage a été en feu ; que la seconde ville du royaume a été maintenue en état de siège, et que longtemps une commission extraordinaire a présidé à son administration, au lieu des autorités régulières ?

Est-ce que vous eussiez admis qu'on vînt vous objecter contre la reconnaissance de la Belgique des faits qui se passaient sur certains points du territoire ? Mettiez-vous en doute, malgré ces faits, que le seul et vrai gouvernement en Belgique fût le gouvernement provisoire, aidé du Congrès national ? Pourquoi donc mettriez-vous en doute l'existence du véritable gouvernement italien, en présence du roi d'Italie qui exerce les droits de la souveraineté, et du parlement italien par lequel il est appuyé ?

Voici, au surplus, messieurs, ce que répondait à une objection du même genre ce même homme d'Etat illustre, dont je vous citais l'opinion tantôt :

« On dit que, pour être reconnu, il faut qu'un pays unisse à un gouvernement stable, une tranquillité complète. Je ne puis découvrir sur quel principe cette doctrine est basée.

« Indépendance et bon gouvernement sont malheureusement des choses bien différentes. Combien de pays peuvent se vanter de posséder ce dernier bien ? Nous voudrions exiger des nouveaux pays des conditions incompatibles avec la nature humaine, et en même temps nous dispenserions l'Espagne de l'accomplissement de toute obligation analogue.

« Nous qui avons passé des siècles à lutter pour établir notre liberté, qui avons versé tant de sang inutile, qui avons marché à travers le despotisme et l'anarchie, les guerres civiles et les révolutions, nous qui avons persécuté les protestants sous Marie et les catholiques sous Elisabeth, nous de qui on a dit qu'aucun roi ne pouvait nous gouverner, ni aucun Dieu nous satisfaire, nous aurions le droit de refuser à un peuple la reconnaissance de son existence, parce qu'il n'a pas encore complètement résolu le problème de concilier la liberté avec l'ordre, et qu'il ne lui a pas été possible de passer subitement de l'enfance à la maturité !»

Mais, en fait, nous dit-on, il se peut que l'Italie ne se fasse point.. Eh bien, soit ! Si la liberté devait succomber encore en Italie, comme homme, j'en aurais d'amers regrets, mais comme gouvernement, que m'importe ?

Que faut-il conclure de là ? Les gouvernements renversés seront restaurés, je le veux bien ; lorsqu'ils seront restaurés, lorsqu'ils occuperont les territoires contestés, lorsqu'ils y exerceront le droit de souveraineté, lorsqu'ils seront gouvernements de leurs pays, ils seront reconnus, de quelque manière qu'ils soient arrivés.

Charles II, messieurs, et il y aurait bien d'autres rois à citer, Charles II après la restauration, a-t-il, par hasard, fait un grief aux gouvernements étrangers de ce qu'on avait reconnu la république, de ce qu'on avait reconnu le protectorat de Cromwell ?

Voilà donc, messieurs, la question ramenée à ses véritables termes, et dans ces conditions, qui sont les seules vraies, je ne pense pas qu'aucun homme impartial, qu'aucun homme non prévenu, qu'aucun homme qui ne soit préoccupé que du fait en lui-même, puisse en conscience désapprouver le gouvernement, et c'est avec une parfaite confiance que nous attendons la décision de la Chambre.

M. le président. - La parole est à M. Dumortier pour un fait personnel.

- Plusieurs membres. - A mardi !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Et le fait personnel !

M. le président. - M. Dumortier, je vous avait inscrit pour un fait personnel ; renoncez-vous à la parole ?

- Un membre. - Il ne l'a pas demandée.

M. le président. - M. Dumortier, n'avez-vous pas demandé la parole.

M. B. Dumortier. - Non, M. le président.

- La séance est levée à 4 heures et demie.