(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1860-1861)
(page 1161) (Présidence de M. Vervoort.)
M. de Boe, secrétaire, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. de Moor, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Boe, secrétaire, présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre/
« Le sieur Genbrugge réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir la restitution des titres de propriété qu'il a confiés au substitut du procureur du roi à Gand et le remboursement d'une somme qui lui est due par le curateur d'une succession. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les sieurs Lammens et Cie prient la Chambre de décréter l'exécution d'un chemin de fer direct de Bruxelles à Louvain. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à l'exécution de travaux d'utilité publique.
M. Julliot dépose sur le bureau le rapport de la section centrale, sur le projet de loi relatif aux travaux d'utilité publique présenté le 13 mars 1861.
M. E. Vandenpeereboom. - Messieurs, la section centrale a terminé l'examen du projet de loi de travaux publics. Le rapport sera imprimé dans les premiers jours de la semaine prochaine. Il pourra être distribué, je pense, mercredi ou jeudi.
Comme notre session avance, je proposerai à la Chambre de fixer la discussion à mardi en huit, 30 de ce mois, pourvu, toutefois, qu'il y ait l'intervalle prescrit par le règlement, c'est-à-dire 3 jours entre la distribution du rapport et la discussion.
- Une voix. - C'est le 30.
M. le président. - M. E. Vandenpeereboom propose de commencer la discussion du projet de loi de travaux publics, mardi en huit pourvu que la distribution du rapport soit faite dans le délai réglementaire.
M. Julliot. - S'il y avait un jour ou deux de retard, ou pourrait commencer la discussion le jeudi plutôt que le mardi.
Il n'est pas dit que le rapport soit imprimé à temps, car il y a beaucoup à imprimer.
M. E. Vandenpeereboom. - J'avais, pour ainsi dire, prévenu à l'avance l'objection de l'honorable M. Julliot, en disant qu'il devrait y avoir trois jours réglementaires entre la distribution et la discussion.
Nous ferons tous nos efforts, dans l'intérêt de la Chambre et de la discussion, pour que l'impression soit hâtée autant que possible.
J'insiste pour qu'on fixe provisoirement la discussion à mardi en huit, 30 de ce mois.
- Cette proposition est adoptée.
M. David. - Messieurs, j'ai l'honneur de vous présenter le rapport de la commission de vérification des pouvoirs sur l'élection d'un représentant qui a eu lieu à Gand le 16 avril dernier.
864 électeurs ont concouru à l'élection.
M. A. De Maere a réuni 819 suffrages,
M. E. Delaveleye 8 suffrages
Il y a eu 31 billets blancs. 6 voix ont été perdues.
La majorité absolue était de 433 voix. M. De Maere en ayant obtenu 819, le bureau principal de Gand l'a proclamé membre de la Chambre.
L'élection a été régulière et il ne s'est produit aucune réclamation. M. Auguste De Maere, d'un autre côté, réunit les conditions d'âge et d'indigénat.
En conséquence la commission a l'honneur de vous proposer l'admission de M. De Maere comme membre de la Chambre.
- Ces conclusions sont adoptées.
En conséquence M. De Maere est proclamé membre de la Chambre.
M. Jacquemyns dispose le rapport de la section centrale sur un crédit de 126,141 au budget de la guerre pour 1861.
- Les rapports seront imprimés et distribués et les objets qu'ils concernent mis à la suite de l'ordre du jour.
M. le président. - Nous reprenons, messieurs, la discussion des articles du Code pénal.
M. J. Jouret (pour une motion d’ordre). - Messieurs, l'article dont on va continuer la discussion soulève les difficultés les plus graves et surtout les susceptibilités les plus légitimes.
Il y est question de la liberté de la presse, cette arche sainte à laquelle on ne peut jamais être supposé pouvoir toucher dans une Chambre belge.
Je demanderai donc que, bien que cet article ait été déjà renvoyé une première fois à la commission, il soit soumis de nouveau à son examen, afin que la commission en fasse l'objet de nouvelles et sérieuses méditations, et que la Chambre, à son tour, puisse se prononcer en pleine et entière connaissance de cause sur cette grave question.
M. Rodenbach. - Appuyé !
M. Van Humbeeck. - Il n'y a pas de raison sérieuse pour que la motion de l'honorable M. Jouret, suspende la discussion de l'article. Quand la Chambre aura entendu les orateurs qui se sont déjà fait inscrire et ceux qui pourront se faire inscrire encore, elle décidera, si elle se trouve suffisamment éclairée pour se prononcer immédiatement ou s'il y a lieu de renvoyer de nouveau l'article et l'amendement à la commission.
M. Van Overloop. - J'appuie la proposition de renvoi de l'article à la commission. Cet article touche à la Constitution et soulève une question extrêmement grave. Je ne pense pas que, en présence des termes de la Constitution, l'article proposé puisse être adopté ; mais, d'un autre côté cependant, il y aurait peut-être des inconvénients à ne pas formuler dans le Code la pensée que la commission veut exprimer.
La difficulté qui se présente est donc assez grave pour nécessiter le renvoi de l'article à la commission, conformément à la proposition de l'honorable M. Jouret. Y a-t-il moyen de concilier l'article 18 de la Constitution avec une disposition répressive des faits que prévoit la commission ? Telle est la question à examiner.
M. de Naeyer. - Il me semble que, par cela même que la question soulève de graves difficultés, il y aurait lieu de continuer la discussion. Je remarque depuis quelque temps, messieurs, que chaque fois que nous nous trouvons en présence d'une question un peu difficile, on en demande le renvoi à la commission. Qu'arrive-t-il alors ? Les quelques membres de la commission discutent seuls la question entre eux ; les autres membres de la Chambre ne prennent point part à ces débats, et les mêmes difficultés se produisent encore pour la Chambre quand la question arrive de nouveau en séance publique. Mieux vaudrait, je pense, épuiser d'abord la discussion en séance publique, entendre tous les orateurs qui désirent y prendre part et décider ensuite s'il y a lieu ou non de recourir de nouveau aux lumières de la commission.
Cette marche est évidemment la plus logique et j'ajouterai qu'elle est aussi la plus digne et la plus conforme au régime parlementaire. Je ne vois pas quel inconvénient il pourrait y avoir à la suivre. Nous sommes ici précisément pour lever les difficultés que nous pouvons rencontrer et pour élucider par une discussion publique et en face du pays toutes les questions qui nous sont soumises, alors surtout qu'elles ont déjà subi un double examen préparatoire.
M. J. Jouret. - Il me semble que la discussion manquera véritablement de base. Aussi longtemps que la question n'aura pas été l'objet d'un nouvel examen de la part de la commission, nous serons exposés à devoir prendre la décision que je sollicite, quelque temps que nous ayons consacré à la discussion publique de la question. D'un autre côté, le temps presse, et nous ne devons pas le perdre inutilement.
Il est infiniment plus rationnel, me semble-t-il, d'attendre que la commission ait de nouveau examiné l'article, et nous ait proposé des conclusions formelles pour aborder la discussion publique.
Je persiste donc dans ma proposition.
M. Pirmez, rapporteur. - La commission, messieurs, a fait un examen très attentif de la question, elle y a donné tous ses soins. Cependant, je pense qu'il y a lieu d'accepter la proposition de l'honorable M. Jouret ; voici pourquoi :1a question, dans les termes généraux où elle (page 1662) se présente, est une question bien plus théorique que pratique. Il est très probable qu'en présence de la divergence d'opinions qui se produit sur la question générale, considérée dans toute son étendue, on trouvera un terme moyen qui, en satisfaisant à toutes les rigueurs de la répression, laissera en dehors la question purement abstraite.
Je crois qu'en appelant l'attention de la commission sur ce point, elle parviendra à trouver une solution qui satisfera tout le monde.
J'appuie donc la proposition de l'honorable M. Jouret.
M. Nothomb. - Je ne m'oppose pas à ce que la commission s'occupe de nouveau de la question. Bien que je sois prêt à parler immédiatement et dans le même sens que l'honorable M. Guillery, cependant, pour que l'on soit mieux préparé au débat, si la Chambre le juge convenable, je ne suis pas contraire au renvoi de l'article à la commission. Seulement, je demanderai si, dans ce cas, pour gagner du temps, il ne serait pas utile que la commission entendît l'honorable M. Guillery et les autres membres qui se sont fait inscrire pour parler sur la question et qui paraissent s'en être plus particulièrement occupés.
Je serai quant à moi, si la commission me fait l'honneur de m'appeler, à sa disposition quand elle le voudra, et probablement aussi mes honorables collègues y sont tout disposés.
De cette manière la commission recueillerait les diverses opinions et prendrait une décision préalable en connaissance de cause. En ce sens j'accepte la proposition de renvoi à la commission.
M. Vilain XIIII. - La discussion dont il s'agit est très importante, il y a une question constitutionnelle qui est en jeu ; il me semble qu'il faut la traiter devant le pays, que ce n'est pas en comité que chacun de nous peut aller exprimer son opinion, car si on se mettait d'accord dans le comité, il n'y aurait plus de discussion en public et le pays ne connaîtrait pas les raisons qui auraient prévalu, Ce n'est pas à huis clos qu'une question pareille peut être traitée.
Du reste il n'y a qu'à ouvrir la Constitution pour la résoudre, elle est claire comme le jour.
M. Nothomb. - Je n'entends nullement dérober au pays la discussion de cette grave question ; je tiens au contraire pour mon compte à exposer publiquement ma manière de voir ; quand la commission aura écouté les membres qui veulent prendre la parole, elle aura une opinion sur les arguments qu'ils peuvent faire valoir et vous présentera des conclusions motivées et mûries ; mais rien ne peut empêcher ensuite de discuter devant la Chambre les raisons que de part et d'autre on croira devoir présenter à l'appui du système qu'on soutient.
C'est ainsi que je le comprends, et je me réserve formellement de développer en séance publique mon opinion et les arguments que la commission ou d'honorables collègues pourraient m'opposer. Je ne veux en aucune façon dérober la lumière de la discussion ni me soustraire à la responsabilité de mou opinion.
Ce que je demande a d'ailleurs des précédents ; maintes fois pour gagner du temps la Chambre a renvoyé des articles et des amendements à la commission qui a entendu soit ceux qui avaient fait des propositions, soit ceux qui les avaient discutées C'est ainsi que j'ai eu l'honneur d'être appelé plusieurs fois devant la commission et c'est simplement la continuation de ce précédent, qui ne préjuge rien, que je demande en ce moment.
M. J. Jouret. - Je n'ai qu'un mot à dire dans le même sens que M. Nothomb, que vous venez d'entendre. Comme lui, je n'entends pas qu'on ne discute pas longuement sur une question de l'importance de celle dont il s'agit, comme a paru le supposer l'honorable vicomte Vilain XIIII, mais il me semble plus rationnel que la commission examine de nouveau et nous présente des conclusions précises. On discutera ensuite aussi longtemps qu'on voudra.
M. Guillery. - Si la discussion de l'article 355bis était de nature à nous compromettre avec les puissances étrangère, je comprendrais la proposition qui nous est faite.
Mon amendement a été présenté dans la séance du 21 mars 1860 ; la Chambre en a ordonné le renvoi à la commission ; la commission a fait un rapport dans lequel elle déclaré persister dans son opinion ; hier des orateurs ont été entendus, l'honorable M. Orts s'est fait inscrire, je demande qu'on entende M. Otis qui n'a, je pense, rien à dire de confidentiel, rien qui puisse nous compromettre en quoi que ce soit. Nous sommes ici pour discuter et résoudre les questions qui se présentent, non pour les examiner d'une manière théorique et à huis clos. Je ne vois pas de raison pour ne pas discuter en séance publique une question qui s'est produite en séance publique.
M. Savart. - On pourrait, avant de prononcer le renvoi à la commission, entendre deux ou trois orateurs ; la discussion, de cette manière, éclairera la commission quant aux raisons que font valoir ceux qui repoussent l'article comme contraire au texte de 1a Constitution.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - La Chambre suivra la marche qu'elle préférera, je n'ai aucune préférence ; qu'elle ordonne le renvoi avant discussion ou qu'elle l'ordonne après avoir entendu quelques orateurs.
Je laisse ce point à son appréciation, mais dans tons les cas je pense qu'il sera utile que la commission s'occupe encore de l'article en discussion.
J'ai entendu les opinions qui ont surgi de part et d'autre, les arguments qui ont été produits ,et la discussion me semble assez importante pour mériter un nouveau renvoi.
Je ne puis rien trouver d'inconstitutionnel dans la proposition faite de renvoyer à la commission qui entendrait l'auteur de l'amendement et d'autres membres si elle le jugeait nécessaire. Ce qu'on propose a été fait souvent.
A diverses reprises, lorsqu'il y a eu des amendements produits, la commission a entendu les auteurs des amendements ; elle a même entendu des membres qui avaient défendu des opinions contraires aux amendements.
M. Nothomb. - J'ai été entendu en cette qualité plusieurs fois.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Jamais on n'a pensé qu'il y avait là une dérogation à la Constitution. Ce n'est pas parce que la commission, qui doit s'entourer de toutes les lumières, aura entendu quelques membres que l'on pourra prétendre que la Chambre a discuté à huis clos, en comité secret.
Lorsque la question aura été renvoyée à la commission, quel sera le devoir de celle-ci ? Ce sera de faire un nouveau rapport, d'exposer les opinions qui ont surgi de part et d'autre ; et alors il sera encore libre à tous les membres de la Chambre de soutenir telle opinion qu'ils voudront ; aucune atteinte n'est donc portée à la liberté ou à la publicité de nos débats.
M. le président. - Ordinairement la commission entend les auteurs des amendements ; il lui est libre d'appeler d'autres membres dans son sein. Elle sera très heureuse d'entendre l'honorable M. Nothomb et autres membres qui auraient des observations à lui présenter. Mais la Chambre n'a pas à statuer sur ce point. Je mets donc aux voix le renvoi de l'article à la commission, proposé par M. Jouret.
- Ce renvoi n'est pas adopté.
En conséquence, la discussion continue.
M. Jamar. - Messieurs, je ne saurais me rallier au système de la commission. Dans la question constitutionnelle que soulève l'article 355, je partage au contraire, d'une manière absolue, l'opinion que soutient l'honorable M. Guillery, et qu'il a exprimée dans la rédaction nouvelle qu'il propose de donner à cet article.
Si quelques doutes avaient subsisté dans mon esprit à cet égard, les développements donnés à la fin de la séance d'hier par l'honorable rapporteur, les eussent dissipés complètement, en faisant apparaître plus clairement encore, dans leur fâcheuse réalité, les conséquences de la loi telle qu'on nous la propose.
« Le Congrès, dit l'honorable M. Pirmez dans son rapport, a plus craint pour la vérité les entraves mises à son expansion, que l'impunité de ceux qui ne prennent qu'une part secondaire à la publicité des écrits coupables ; c'est de là qu'est né le grand principe de l'irresponsabilité de l'imprimeur et du distributeur, lorsque l'auteur est connu. »
Messieurs, l'honorable rapporteur n'hésite pas à reconnaître l'importance du principe de l'irresponsabilité de l'imprimeur ; il définit d'une manière précise la pensée qui a guidé le Congrès, c'est à-dire le ferme désir d'éviter qu'aucune entrave matérielle ni morale ne soit mise à l'expression de la pensée. Et cependant, dans certains cas, l'honorable rapporteur n'hésite pas un instant à sacrifier ce grand principe de l'irresponsabilité ; il méconnaît la pensée généreuse du Congrès en faisant tomber soit sur l'imprimeur, soit sur le distributeur, une part de la responsabilité que l'article 18 de la Constitution attribue tout entière à l'auteur.
Messieurs, cet article 18 est remarquable par son énergique concision :
« La presse est libre ; la censure ne pourra jamais être établie ; il ne peut être exigé de cautionnement des écrivains, éditeurs ou imprimeurs.
(page 1163) « Lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique, l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi. »
Cette rédaction, messieurs, fut proposée au Congrès par le comité de constitution, mais elle ne satisfit point la section centrale, qui voulait y substituer une disposition se terminant par le paragraphe suivant :
« Lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique, l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi, sauf la preuve de complicité... »
Mais, messieurs, l'honorable M. Devaux fit observer avec raison que cette disposition avait le grave inconvénient de rétablir la censure des imprimeurs, dont on s'était plaint avec tant de vivacité sous l'ancien régime. Il proposa comme amendement le projet primitif du comité de constitution, qui fut adopté à l'unanimité par le Congrès.
Eh bien, messieurs, cette censure des imprimeurs, des éditeurs, des distributeurs, que le Congrès condamne d'une manière si formelle, la commission vous propose de la rétablir.
A cet égard l'honorable rapporteur de la commission s'est exprimé d'une manière très nette dans son discours d'hier en disant :
« Pourquoi l'imprimeur, pourquoi l'éditeur échapperaient-ils à leur part de responsabilité d'un écrit dont ils auront pu prendre connaissance ou dont ils auront dû prendre connaissance. » (Interruption.)
C'est le sens, au moins, de votre discours, que je n'ai pas pu lire dans les Annales parlementaires.
M. Pirmez. - J'ai dit qu'on devait prouver qu'ils avaient pris connaissance de l'écrit.
M. Jamar. - C'est là justement ce que je ne veux pas, et la Chambre, je l'espère, ne le voudra pas davantage.
Le parlement ne peut pas vouloir le rétablissement de cette espèce de censure ; il ne voudra pas inscrire dans le code une disposition en opposition aussi manifeste avec le texte de la Constitution et avec la pensée du Congrès.
Permettez-moi, messieurs, d'opposer un exemple à l'exemple que prend l'honorable M. Pirmez dans son rapport.
Supposez qu'une question importante s'agite dans le pays ; les esprits sont passionnés ; un écrivain cherche à défendre de toutes les forces de sa conviction la cause qu'il croit juste et qui lui semble en péril.
Il laisse déborder de sa plume les sentiments qui remplissent son âme ; emporté par la passion, mais sans aucune arrière-pensée coupable, il dépasse les limites dans lesquelles il eût dû se renfermer, commet un délit de presse que le jury seul peut apprécier. Mais supposez également, messieurs, que cet écrit fasse passer dans l'esprit de quelques citoyens l'émotion qui anime l'écrivain, qu'un rassemblement se forme, qu'un tumulte se produise, qu'un délit se commette, et voilà, suivant la commission, les éléments suffisants pour que la législation qui régit la presse ne puisse être invoquée par les agents de la publicité, qui ont participé avec lui à l'attentat criminel auquel ils ont ensemble provoqué l'auteur, en rédigeant l'écrit, l'imprimeur et le distributeur, en le répandant.
N'est-ce pas évidemment le rétablissement de ces entraves à l'expansion de la vérité, comme le dit l'honorable rapporteur ? N'est-il pas évident que l'imprimeur, l'éditeur, le distributeur, tous ces auxiliaires obligés entre l'écrivain et le public, n'étant plus garantis par l'article 18 de la Constitution, hésiteront à prêter leur concours aux écrivains qui seront ainsi réduits à l'impuissance, impuissance qui sera d'autant plus fatale qu'elle se produira souvent dans un moment où le pays et la liberté auront le plus grand besoin du concours d'écrivains énergiques et convaincus.
Est-ce là ce que la commission appelle un notable développement des garanties accordées à la liberté de la presse par la Constitution et par la loi actuelle ? Je ne le crois pas, pour ma part ; j'y vois, au contraire, une atteinte grave et fâcheuse. La Chambre en jugera.
Mais je pense que ni la commission, ni surtout l'honorable rapporteur, que j'ai toujours trouvé animé d'un profond respect pour la liberté, n'ont entrevu d'une manière complète les conséquences déplorables que la disposition que nous combattons pourrait avoir pour la liberté de la presse, c'est-à-dire pour la plus précieuse de nos libertés, puisqu'elle protège et sauvegarde toutes les autres.
M. Orts. - Messieurs, l'honorable orateur qui vient de se rasseoir a placé le débat sur son véritable terrain. Dans la discussion terminée tout à l'heure sur la motion d'ordre de l'honorable M. J. Jouret, l'honorable M. Vilain XIIII, inspiré par ses souvenirs personnels du Congrès national, avait déjà fait pressentir que la question qui vous est soumise était, non pas une question de droit pénal, mais une véritable question constitutionnelle.
Messieurs, nous n'avons pas à examiner en théorie absolue si l'on peut se rendre complice d'un délit ordinaire par la voie de la presse, si pareil complice, en droit pur, peut être poursuivi, lorsque l'auteur de l'écrit est connu, au nom des principes généraux de la complicité. Là n'est pas la question.
Nous n'édifions pas sur un terrain neuf et déblayé. Nous avons une disposition constitutionnelle, aux termes de laquelle, à tort ou à raison, il nous est interdit de poursuivre sous un prétexte quelconque l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur d'un écrit dont l'auteur est connu et domicilié en Belgique. II ne s'agit plus pour nous, législateurs, de discuter ; il faut obéir.
C'est à cette disposition de la Constitution que la commission du Code pénal propose d'introduire, selon moi, une modification. Or, s'il en est ainsi, nous ne pouvons pas plus accepter cette modification que nous ne pouvons accepter une modification à un autre texte quelconque de la Constitution.
En est-il ainsi ?
L'article 18 de la Constitution que vous rappelait tout à l'heure l'honorable M. Jamar est d'une clarté telle, devant ce texte, il me paraît impossible de ne pas adopter l'amendement de l'honorable M. Guillery.
Messieurs, avant de vous remettre les termes de l'article 18 sous les yeux, qu'il me soit permis de rappeler, pour la bonne intelligence du débat, ce qui divise l'honorable auteur de l'amendement et la commission qui le repousse. La commission du Code pénal veut que, dans un cas donné, lorsque l'auteur d'un écrit qui constitue une provocation à un crime ou à un délit quelconque est connu, le distributeur, l'afficheur, l'imprimeur et l'éditeur pourront être poursuivis sous prétexte de complicité.
L'honorable M. Guillery dit qu'en aucun cas, lorsque l'auteur d'un écrit est connu, on ne peut poursuivre ni le distributeur, ni l'imprimeur, ni l'afficheur, ni aucun de ceux qui ont coopéré matériellement à la publication.
Voyons donc laquelle de ces deux idées, ainsi résumées, est l'idée constitutionnelle.
Messieurs, remarquez-le, l'article 18 de la Constitution n'est pas un article de législation répressive sur la presse.
Il pose une règle générale et lorsqu'il s'occupe de la responsabilité de celui qui publie son opinion par la voie de la presse, il s'occupe tout autant de la responsabilité civile ou morale que de la responsabilité pénale ; il s'occupe tout autant du droit de publier sa pensée au point de vue administratif ou privé qu'au point de vue répressif.
Devant cette idée générale, comment s'exprime la Constitution ? Lisons, maintenant.
« La presse est libre » ; voilà le principe. Pour assurer cette liberté contre les entreprises du pouvoir législatif lui-même, la Constitution va poser trois conditions, trois garanties sans lesquelles, dans sa pensée, la liberté n'existe pas. 1° « La censure ne pourra jamais être établie. » 2° « il ne peut être exigé de cautionnement. »
Enfin, et comme troisième condition de la liberté de la presse proclamée en tête de l'article, vient le paragraphe final :
« Lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique, l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi. »
Ainsi donc le vœu de la Constitution est celui-ci.
La presse est libre et pour qu'elle soit libre il faut constitutionnellement interdire trois atteintes à cette liberté : la censure, le cautionnement, censure indirecte ou préventive, et de plus la crainte que pourrait concevoir l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur d'être soumis à des poursuites quelconques quand l'auteur est connu.
Et pourquoi cette troisième condition ? Parce que la presse n'est pas libre, parce que la presse est indirectement censurée quand l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur peut craindre des poursuites quelconques devant un tribunal civil ou criminel lorsque l'auteur est connu.
En effet la crainte de la possibilité de la poursuite dans ce cas fait que l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur refuse, par prudence, de prêter son concours à une œuvre dans laquelle un écrivain veut faire connaître son opinion à ses concitoyens.
Cette censure indirecte, on ne l'a pas voulu, et pour poser devant son rétablissement une impossibilité absolue on a proclamé comme troisième condition indispensable à la liberté de la presse, l'absence de responsabilité quelconque de l'éditeur, de l'imprimeur et du distributeur lorsqu'un écrit imprimé distribué ou édité est l'œuvre d'un auteur connu et d'un auteur qui présente les garanties nécessaires à la justice, parce qu'il faut non seulement qu'il soit connu, mais qu'il soit domicilié en Belgique.
En résumé, vous ne pouvez poursuivre l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur, vous ne pouvez lui appliquer une responsabilité quelconque (page 1164) que s'il a été l'instrument d'un auteur anonyme ou d'un auteur qui à l’étranger s’abrite contre la répression.
La simple lecture de l'article ainsi analysé et compris dans un sens conforme à son but, à son esprit, aux traditions, suffit pour démontrer à la Chambre qu'en présence d'un auteur connu et domicilié en Belgique, jamais l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur ne doit être, ne peut être poursuivi, contrairement à la demande de la commission.
Le mot « poursuivi » dans cet article 18 interprété par la jurisprudence, a vraiment ce sens large, car c'est en vertu de ce sens que nos tribunaux ont dit :
L'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur est déchargé de toute responsabilité, même civile, lorsque l'auteur est connu. Une publication qui constitue non pas un délit de la part de son auteur, mais une simple faute, peut engendrer une obligation de réparation civile pour préjudice causé sans intention de nuire.
On annonce, par exemple, sans aucune méchanceté, mais légèrement, dans un journal une nouvelle inexacte qui porte atteinte aux intérêts matériels d'un citoyen.
On annonce faussement, mais sans méchanceté, qu'un négociant est en faillite, cela ne constitue ni crime ni délit, mais cela peut causer un préjudice. L'individu lésé a le droit d'intenter à l'auteur de cette fausse nouvelle une action en dommages-intérêts. Pourrait-il, si cet auteur est connu, demander une réparation à l'imprimeur, à l'éditeur ou au distributeur ?
Non, ont répondu tous nos tribunaux en vertu de l'article 18. Il ne s'agit pas seulement de poursuites criminelles dans cet article, mais de poursuites civiles, de poursuites quelconques.
L'éditeur et l'imprimeur doivent être irresponsables, sinon ils se feront censeurs.
La généralité, le sens évident de l'article suffit pour faire écarter la responsabilité que la commission du Code pénal veut faire peser sur certains imprimeurs éditeurs où distributeurs.
Mais, comme l'a dit l'honorable M. Jamar, le Congrès a été amené plus directement encore à examiner la question qui nous occupe aujourd'hui. On lui a demandé comme à nous : Mais lorsque l'éditeur, l'imprimeur, le distributeur auront concouru sciemment à l'impression ou à la distribution d'une mauvaise chose, d'un écrit qui constitue une provocation ou un délit, puisqu'ils auront agi en parfaite connaissance de cause, pourquoi ne pas les punir comme complices ? La commission du Congrès chargée de la rédaction de l'article 18 de la Constitution, avait, comme la commission actuelle, résolu la question affirmativement.
Elle avait ajouté les mots « sauf la preuve de la complicité. »
Cet article ainsi rédigé fut combattu par l'honorable vicomte Vilain XIIII à un premier point de vue. Mais à un autre point de vue plus spécial, il le fut très énergiquement surtout par l'honorable M. Devaux.
Vous me permettrez de vous lire ce qu'il a dit à cette époque, cette lecture vaudra mieux que le meilleur de mes discours. Les paroles de M. Devaux, ce n'est pas seulement l'opinion et l'autorité d'un homme bien supérieur à moi par le talent et par l'expérience, mais c'est l'autorite d'un homme qui parlait au Congrès sur cet article 18 qu'on nous demande aujourd'hui de mettre en rapport avec le Code pénal.
L'honorable M. Devaux débutait en réclamant l'attention de l’assemblée car à cette époque, on paraissait, comme aujourd'hui, légèrement enclin au laisser aller des conversations particulières, et il s'exprimait ainsi :
« Je demande que les conversations particulières qui se sont établies cessent pour un moment ; car il ne faut pas oublier qu'il s'agit de la plus importante de nos libertés, celle de la presse, et qu'elle réclame toute notre attention. »
L'orateur combat !a rédaction trop vague du projet, etc., il ajoute ;
« Ce projet rétablit ensuite la possibilité de complicité des imprimeurs alors que l'écrivain est connu. Depuis que les procès existent en Belgique, cette disposition a soumis la presse non à la censure du pouvoir, mais à celle des imprimeurs. On a cru remédier au mal par l'addition : « sauf la preuve de complicité. » Mais on oublie que ce n'est qu'après la poursuite que la preuve s'acquiert ; il en résulterait que les imprimeurs seraient toujours exposés à être poursuivis. Quand l'auteur est connu et domicilié en Belgique, l'on a toutes les garanties qu'il faut à la loi.
« On a dit : Il se peut qu'un imprimeur soit complice d'intention, mais n’a-t-on pas assez d'une seule victime ! l'imprimeur devra donc toujours trembler d’être mis en cause ? D'ailleurs, la loi n'attaque pas les doctrines, elle n'attaque que les provocations à la révolte. Or, dans ce temps de passions, il est très difficile d'établir la limite, où se termine la doctrine et ou commence la provocation à la révolte. Je ne connais pas d'exemple où un homme se soit exilé pour le plaisir de commettre un délit de la presse. Si vous voulez des principes vrais de liberté de la presse, il faut empêcher tout retour du système Van Maanen. »
Le système Van Maanen, messieurs, ou plutôt la jurisprudence hostile des tribunaux d'alors, était la complicité de l'imprimeur ou de l'éditeur quand il avait pris, comme on le propose dans le projet de loi, connaissance de l'écrit et de son caractère. L'honorable M. Nothomb démontra cette vérité avec talent dans la séance suivante.
Immédiatement, messieurs, un amendement, dix amendements surgissent dans le sein du Congrès, sur tous les bancs, dans toutes les opinions ; l'on s'applique les plus timides à amoindrir la rédaction primitive, les plus ardents, les plus logiques à faire disparaître cette possibilité de la complicité des imprimeurs ; c'est M. Nothomb, que je viens de citer, c'est M. le comte de Theux.
Ce dernier, tout au moins, faisait une tentative pour conserver la possibilité d'une responsabilité de l'éditeur ou de l'imprimeur, dans le cas où il s'agirait, non pas d'une provocation à commettre un délit, mais d'une calomnie contre la vie privée.
Eh bien, ce tempérament même n'a pas été admis, et l'honorable comte de Theux, après avoir entendu les observations qui lui démontrèrent le danger de toute transaction, même atténuée de la sorte, retira sa proposition.
Vous connaissez les précédents du Congrès ; les voilà exhumés, vivants même. Maintenant, messieurs, est-il possible de soutenir encore que le Congrès aurait jamais entendu permettre la responsabilité éventuelle de l'imprimeur, de l'éditeur ou du distributeur, lorsque l'auteur de l'écrit entraînant la responsabilité est connu et domicilié en Belgique ?
Le débat continue ; mais je ne veux pas abuser des citations. Je me borne à dire que plus loin on retrouve encore l'expression non moins énergique de la même pensée. L'honorable M. Devaux, dans son discours, faisait justement observer que cette recherche des intentions de l'imprimeur ou de l'éditeur, avait été une des causes principales de la révolution de 1830. C'était, en effet, l'une des vexations dont la presse se plaignait le plus haut à cette époque et à bon droit.
On ne peut donc pas soutenir que la difficulté spéciale qui nous occupe aujourd'hui n'a pas été l'objet d'un examen spécial aussi au sein du Congrès ; que le Congrès, en faisant disparaître ces mots « sauf la preuve de la complicité », ait voulu exclure ce qu'on propose aujourd'hui de rétablir, la possibilité, comme le disait l'honorable M. Devaux, de la responsabilité de l'imprimeur, de l'éditeur ou du distributeur quand l'acteur de l'écrit est connu et domicilié en Belgique.
Le Congrès a eu raison, grandement raison, et s'il n'avait pas défendu ce qu'on propose, messieurs ; la raison seule devrait encore vous engager à repousser le système de la commission.
S'il est une matière pénale où il faille agir avec prudence et réserve, c'est bien celle dont nous nous occupons. Il peut y avoir de mauvais juges et de mauvais jurys dans les mauvais temps ; et dans les temps d'orages politiques, les jurys sont plus passionnés souvent que les juges.
Or, il n'y a pas, dans les temps mauvais et pour de mauvais juges de mesure dont on puisse plus facilement abuser sous la pression des passions politiques, que les pénalités comminées contre la complicité par provocation.
Nous en avons eu, pas dans notre pays heureusement, mais dans des pays voisins, de déplorables exemples : nous avons vu traduire et condamner devant des juridictions politiques, sous prétexte de provocations au crime d'assassinat, suivies d'effet, des journalistes. Ils avaient soutenu simplement et d'une manière purement théorique, que le gouvernement de leur pays n'était pas précisément l’idéal des gouvernements, et on les a rendus responsables comme provocateurs par la presse d'attentats commis ultérieurement sur la personne du chef de ce gouvernement. Vous vous souvenez tous du procès Dupoty devant la chambre des pairs. Eh bien, c'est au moyen d'une disposition analogue à la proposition dont ou propose d'orner le Code pénal, qu'on est parvenu à cette singulière condamnation.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est de la complicité morale cela.
M. Orts. - Complicité morale ou autre, pour des juges passionnés, rien ne serait plus facile que de faire abus de la disposition proposée ; la (page 1165) raison disparaît quand la passion s'en mêle. Les lois pénales politiques surtout, messieurs, doivent être faites en défiance de ceux qui les appliquent dans des temps de troubles et d'agitations ; les mauvaises lois, messieurs, ont tué plus d’innocents encore que les mauvais juges.
Il se peut, avec une disposition de ce genre, qu'à un moment donné, alors par exemple que les denrées sont à un prix exorbitant, un écrivain discute et décide négativement la question théorique de savoir si la liberté des grains à la sortie, si le libre commerce intérieur est une bonne ou une mauvaise mesure, que l'écrit discute cette question en termes un peu vifs, pour que non seulement l'auteur mais l'imprimeur et l'éditeur puissent être déclarés coupables des excès commis plus tard sur des marchands de grains par la populace affamée.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Ce n'est pas la question.
M. Orts. - C'est parfaitement la question. Quand on aura pillé un accapareur de grain, on dira que ce fait a été provoqué par l'écrit incriminé.
On me dit que c'est la faute de la loi sur la presse ; eh bien, s'il en était ainsi, cela ne prouverait qu'une chose, c'est que le décret du 21 juillet 1831 ne vaut rien sous ce rapport et qu'il serait plus utile de chercher à le mettre en harmonie avec la Constitution que de chercher à torturer l'article 18 de celle-ci.
Mais il n'en est rien, messieurs, et pour moi ii n'y a aucun doute possible que l'intention formelle du Congrès a été qu'il ne serait exercé aucune poursuite contre l'imprimeur, l'éditeur ou te distributeur alors que l'auteur de l'écrit est connu et domicilié en Belgique. Agir autrement, ce serait revenir à la censure des imprimeurs, censure plus déplorable encore que la censure gouvernementale, parce qu'elle est exercée par des gens peu éclairés souvent et qui jugent de la liberté des opinions d'autrui au point de vue de leurs intérêts matériels menacés. La censure gouvernementale de la presse est exercée du moins par des gens d'une intelligence supérieure s'ils ne sont pas plus que les autres exempts de passions.
Je demande donc à la Chambre, au nom des traditions du Congrès dont nous sommes si justement fiers, de rejeter la disposition proposée par la commission, ou plutôt d'accepter l'amendement de l'honorable M. Guillery, amendement qui enlève à la disposition primitive ce qu'elle a d'inconstitutionnel.
M. Van Humbeeck. - Les deux orateurs qui ont pris la parole avant moi ont beaucoup abrégé ma tâche. Parlant après l'honorable M. Orts, je puis me dispenser d'aborder encore le côté constitutionnel de la question, qu'il a traité d'une manière excessivement complète. Je me bornerai à vous indiquer un point du débat, point fondamental, selon moi, dans lequel j'aperçois l'origine de la divergence d'opinion entre l'honorable M. Guillery et la commission du Code pénal.
Je veux parler de la manière différente dont on définit de chaque côté les délits de presse.
D'après l’honorable rapporteur de la commission, les délits de presse par leur essence même seraient purement intellectuels.
D'après l'honorable M. Guillery, les délits de presse seraient des délits ordinaires qui n'emprunteraient de caractère spécial qu'aux moyens par lesquels ils ont été commis, c'est-à-dire que les mots « délits de presse » seraient synonymes des mots « délits commis par la voie de la presse ». Cette dernière définition est, me paraît-il, la seule qui puisse être admise. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un regard sur le décret du 20 juillet 1831 ; on y trouvera les mots : « délits de presse », « délits de la presse », et « délits commis par la voie de la presse », employés indifféremment par le législateur.
Dès lors, il ne s'agit pas de savoir si le délit est resté purement intellectuel dans ses conséquences ou s'il a eu des conséquences matérielles.
Il suffit que le délit soit commis par la voie de la presse, pour qu'il tombe sous l'application de l'article 18 de la Constitution ; par conséquent ceux que l'auteur du délit s'est indirectement associés, comme l'imprimeur et les distributeurs, jouissent du bénéfice qui leur est assuré par cet article.
J'ai dit, messieurs, que la vérité de ce principe se prouve à toute évidence par une simple lecture du décret de 1831. J'ajoute qu'il suffit de considérer les conséquences qu'aurait la doctrine contraire pour la faire repousser par la Chambre.
Si vous admettez, comme l'honorable M. Pirmez, que celui qui provoque à un délit par la voie de la presse ne doit pas être envisagé comme coupable d'un délit de presse, si vous pensez qu'il devient d'une manière absolue le complice d'un délit ordinaire, vous arrivez à la priver du bénéfice de l'article 9 du décret du 20 juillet 1831, qui le soustrait dans la plupart des cas à la détention préventive ; vous arrivez aussi à le priver du bénéfice de la disposition constitutionnelle qui ne permet de le soumettre à aucune autre juridiction que celle du jury.
Enfin vous arrivez à appliquer à de semblables faits, de la manière la plus générale, les dispositions de l'article 60 du Code pénal sur la complicité.
Appliquant les principes généraux sur la complicité au délit de provocation par la voie de la presse, vous ne devez pas seulement atteindre, au mépris d'un texte constitutionnel positif, les imprimeurs, les distributeurs ; vous devez, vous emparant des dispositions du Code pénal, comprendre dans la poursuite tous ceux qui, par dons, promesses, menaces, abus d'autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables, ont provoqué l'écrivain au fait qu'il a posé, ou lui ont donné des instructions pour le commettre.
Vous devez poursuivre aussi ceux qui auraient fourni des instruments ou tout autre moyen, qui aura servi à l'action de l'écrivain, sachant qu'ils devaient y servir.
Des instruments ou tout autre moyen ! Mais ces termes exposeront à des poursuites celui qui aura facilité les recherches que l'auteur devait faire pour produire l'œuvre incriminée ; on ne pourra pas poursuivre seulement l'éditeur, mais celui qui aura procuré un éditeur, instrument nécessaire pour que le fait puisse être accompli. Vous arriverez aussi à comprendre dans les poursuites celui qui, à défaut de pouvoir fournir un éditeur, aurait procuré à l'auteur de l'encre, du papier, une presse, pour publier son œuvre.
Vous devrez punir celui qui remplit dans l'administration d'un journal l'office de censeur et qui aura sciemment négligé d'empêcher la publication en apposant son veto. Vous savez, messieurs, que dans la plupart des bureaux de journaux bien organisés, une ou plusieurs personnes, sans faire partie de la rédaction, apprécient si un article peut ou ne peut pas passer dans le corps du journal ; celui qui aura laissé passer l'article qu'il pouvait arrêter, tombera sous le coup de la loi répressive ; il aura fourni un instrument au provocateur.
Je me borne à indiquer ces conséquences de la théorie préconisée par la commission.
Je m'en réfère, pour les autres développements que je me proposais d'abord de présenter, au discours qui vient d'être prononcé par l'honorable M. Orts. Comme lui, j'exprime l'espoir que la Chambre adoptera l'amendement de mon honorable ami M. Guillery.
M. Nothomb. - J'éprouve doublement l'embarras que vient d'exprimer l'honorable préopinant ; car je prends la parole après lui et l'honorable M. Orts. Comme je veux aussi examiner la question dans ses rapports avec la Constitution, ce qui m'en paraît être le côté important et même dominant, je vous prierai de me permettre d'entrer dans quelques développements.
Je me suis armé au même arsenal que l'honorable M. Orts et, moins le mérite de la forme, je me rencontrerai avec lui dans ma conclusion ; aux lectures qu'il a faites j'en ajouterai quelques autres qui feront encore davantage ressortir l'esprit qui animait l'assemblée constituante quand elle a voté l'article 18 de la Constitution.
Avant d'entrer dans la discussion, je ferai, sans fausse honte, une petite confession : celle de l'hésitation que j'ai un instant éprouvée entre les deux systèmes opposés qui nous sont soumis.
Ma première impression, je dois le dire, a été toute favorable à l'amendement de M. Guillery, mais hier, après avoir entendu l'honorable et habile rapporteur, j'avoue que, frappé par les considérations d'ordre social qu'il a fait valoir, j'inclinais quelque peu en faveur de son opinion.
J'avais été touché surtout de cette considération puissante qu'il y aurait contradiction flagrante à poursuivre et punir celui qui verbalement aurait provoqué à commettre un crime et à ne pas punir comme complice celui qui, par la distribution d'un imprimé, aurait pris part à la même provocation. Cette considération entre autres, je le répète, m'avait préoccupé ; deux grands intérêts sociaux, l'ordre public et la morale, me semblaient engagés dans la question et commander la solution. De là mon hésitation. Dans cette situation, je n'ai eu d'autre ressource que de remonter à la Constitution même et à l'esprit qui animait le législateur de 1830. J'ai voulu, en puisant à la source vitale de notre droit politique, trouver la vraie raison de dissiper mes doutes et de me décider.
C'est ainsi que j'ai été amené à revoir, comme M. Orts, les discussions du Congrès.
(page 1166) Comme l'a dit l'honorable membre, l'article 18, qui formait l'article 14 du projet de Constitution, portait ceci :
« ... Lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique, l'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi, sauf la preuve de la complicité... »
La suppression de ces mots : « sauf la preuve de la complicité », fut demandée par différents membres du Congrès, notamment par l'honorable M. Devaux, qui a eu l'honneur de proposer un amendement, qui est devenu l'article 18 de la Constitution, tel qu'il existe aujourd'hui, par MM. Nothomb, de Theux, Raikem et mon honorable collègue et ami M. le vicomte Ch. Vilain XIIII.
C'est lui qui eut le premier à se prononcer sur la suppression proposée.
Voici comment il a motivé sa désapprobation de la rédaction primitive et justifié le retranchement demandé. Après avoir fait le parallèle entre le projet de Constitution et la loi fondamentale, il en lut l'article 227, ainsi conçu :
« La presse étant le moyen le plus propre à répandre les lumières, chacun peut s'en servir pour communiquer ses pensées, sans avoir besoin d'une permission préalable. Néanmoins, tout auteur, imprimeur, éditeur ou distributeur, est responsable des écrits qui blesseraient les droits, soit de la société, soit d'un individu. »
Vous le voyez, messieurs, c'est bien au fond cette même pensée qui se retrouve dans le projet de Constitution comme dans l'article en discussion proposé aujourd'hui par la commission.
M. le vicomte Vilain XIIII a condamné le projet soumis au Congrès par cette simple déclaration, d'une si énergique et si décisive concision :
« L'usage que M. Van Maanen a fait du principe vous engagera sans doute à rejeter de votre Constitution le principe lui-même. »
Et maintenant encore je suis sûr que l'honorable membre tiendra le même langage.
M. Devaux s'est exprimé ensuite dans le sens que vous savez.
M. Orts vous a donné lecture de son discours, je puis donc me dispenser d'y revenir.
Est intervenu après M. Nothomb qui s'est exprimé ainsi dans la séance du 24 novembre 1830 :
« La section centrale a remis en doute une question qui dans nos débats judiciaires a été maintes fois agitée et sur laquelle l'opinion publique me semblait fixée. Elle a déclaré l'imprimeur non responsable lorsque l'auteur est connu, sauf la preuve de la complicité. C'est remettre en question la liberté de la presse même. Il y a contradiction entre la première et la seconder partie de l'article premier ; d'un côté on accorde à chacun le droit de se servir de la presse et d'en publier les produits sans pouvoir jamais être astreint à la censure et d'un autre côté, on astreint tout écrivain à la censure de l'imprimeur qui partage forcément sa responsabilité.
« Dès que vous dites « pas de censure » il faut rester conséquents avec vous-mêmes et rejeter la censure de l'imprimeur comme celle du gouvernement. »
L'orateur établit ensuite comment, si l'on conservait les mots du projet : « sauf la preuve de la complicité », on arriverait infailliblement par une application purement judiciaire à la confiscation même de la liberté de la presse, tout du moins au rétablissement de la censure. La démonstration est claire comme le jour.
M. de Theux a eu enfin à s'expliquer sur la portée des mots dont il demandait avec ses collègues la suppression. Voici ce que disait l'honorable membre.
« Quant à la complicité, il me semble qu'il y a lieu de faire en faveur de la presse une exception au principe général en matière de délits ; je ne puis admettre la disposition proposée par la section centrale qui autorise indéfiniment à faire la preuve de la complicité ; car, sous prétexte de faire cette preuve, on peut tracasser et inquiéter l'imprimeur et les autres personnes désignées dans l'article, et, s'il y a prévention suffisante, on pourrait les traduire devant le jury conjointement avec l'auteur. Or l'imprimeur étant par la nature des choses dans le cas d'être souvent tracassé de cette manière, il ne peut conserver aucune indépendance. »
L'honorable membre termine son discours par cette considération : « Enfin, messieurs, je dois déclarer que la crainte de voir adopter la proposition de la section centrale, touchant la complicité, est le principal motif qui m'a déterminé à faire une proposition beaucoup plus favorable à l'indépendance des imprimeurs et par suite à la liberté de la presse. »
L'honorable M. de Theux fait ici allusion à une proposition dont je dirai un mot tout à l'heure.
C'est à la suite de cette discussion que la suppression a été votée et que l'article 14 est devenu l'article 18 de la Constitution, tel qu'il avait été proposé par M. Devaux.
Je crois donc, moi aussi, qu'en présence de ce texte, qu'en présence surtout des discussions dont je viens de vous lire une partie, aucun doute n'est plus possible. La Constitution a voulu faire à la presse et à tout ce qui se rattache à la presse, une position exceptionnelle privilégiée et couvrir certains individus qui interviennent, par cette voie, dans l'accomplissement de faits coupables, d'une véritable immunité.
Je le sais et je répète ce que je disais en commençant : il peut y avoir à cela des dangers sociaux, il peut y avoir des troubles à l'ordre moral. Je n'ignore pas que plus d'une fois les libertés se sont perdues et se perdront malheureusement encore par leurs débordements et par leurs excès ; je n'oublie pas qu'elles se compromettent souvent par leurs exagérations et que les véritables amis de la liberté ne sont pas ceux qui toujours et quand même vont jusqu'à lui accorder l'extrême usage de ses droits, qui trop souvent dégénère en licence.
Tout cela serait vrai qu'il faut encore savoir supporter la liberté, même dans ses écarts, et l'abus même n'en autorise pas la suppression. Et c'est d'elle qu'on peut justement dire qu'elle guérit les blessures qu'elle fait. Mais nous sommes ici en présence d'un texte, d'un texte formel, net, général, qui ne distingue pas. Pouvons-nous distinguer ? Pouvons-nous modifier ? Voilà la seule question, je ne le crois pas. Nous n'avons pas, messieurs, à discuter de lege, mais secundum legem.
L'idée dont votre commission n'a pu suffisamment s'affranchir, me semble être celle-ci : d'un côté le souvenir trop puissant dans la mémoire de quelques-uns des honorables membres de la commission, et probablement de l'honorable M. Pirmez, des principes généraux du Code actuel et de l'autre, celui de la législation française de 1810.
Quant à moi, du moins, en éprouvant l'hésitation dont j'avais l'honneur de vous parler tantôt, j'avoue que je me trouvais, malgré moi, sous l'empire de cette double influence : Code pénal et législation française de 1819.
En France, lorsqu'on a discuté la loi de 1819, loi libérale pour l'époque, je le reconnais volontiers, et qui sera l'honneur éternel de M. de Serre, du grand ministre qui en a été le promoteur, la question a également surgi de savoir jusqu'à quel point la publication du nom de l'auteur pouvait exempter de toute poursuite l'imprimeur et le distributeur de l'imprimé, et un homme célèbre du temps, M. Benjamin Constant, proposa le système qui est entré depuis dans notre Constitution.
M. de Serre l'a combattu ; il a voulu que l'imprimeur, l'éditeur, le distributeur, l'afficheur qui sciemment auraient coopéré à la perpétration d'un crime, pussent être poursuivis, l'auteur étant même connu, comme complices. Malgré l'opposition très vive, de Benjamin Constant et des esprits libéraux de la chambre de 1819, l'opinion du garde des sceaux a prévalu.
Eh bien, messieurs, en 1831, le Congrès n'a certainement pas eu l'intention de reproduire la loi de 1819, toute libérale qu'elle fût pour 1819 et pour la France. Le Congrès a voulu aller bien au-delà, et si quelqu'un était venu lui proposer d'adopter la loi française, on l'eût considéré comme un homme en dehors de la situation, comme un esprit attardé, hostile au progrès et à l'émancipation de la pensée, comme le partisan d'un âge fini sans retour.
Je dis donc que le Congrès de 1830 et les hommes si distingués qui y siégeaient, tels que MM. Devaux, Nothomb, de Theux, Lebeau et tant d'autres qui connaissaient parfaitement la loi de 1819, n'ont pas voulu reproduire une œuvre qui, à leurs yeux, devait apparaître comme trop peu libérale, trop peu conforme à leurs propres aspirations comme aux besoins de l'époque.
Il faut donc, selon moi, pour apprécier sainement la question savoir se dégager des impressions qu'ont pu nous laisser le Code pénal de 1810 et surtout la loi de 1819.
Au reste, messieurs, quand on a discuté au Congrès l'article 18 de la Constitution, on ne s'est pas dissimulé entièrement le péril que pouvait présenter, à certain point de vue, cette immunité si large accordée en matière de presse, et entre autres l'honorable M. de Theux en a été préoccupé. Il a pressenti que cette extrême tolérance, cette faveur exceptionnelle accordée à la presse pourrait engendrer certains dangers pour l'ordre public. Il a essayé d'y parer par un expédient que vous trouverez indiqué dans le discours qu'il a prononcé dans cette séance du 24 novembre, expédient cependant qui n'a pas été mis en discussion ou du moins n'a pas été adopté.
L'honorable membre proposait pour préserver à la fois et la liberté de la presse et les droits de la société, que le complice par distribution, (page 1669) affiches ou autrement, ne pût être poursuivi qu'après que la culpabilité de l'auteur de l’écrit aurait été prononcée. C'eût été une seconde poursuite après que l'existence d'un crime eût été bien et dûment constatée. Je n'ai pas à apprécier aujourd’hui jusqu'à quel point ce système pouvait se concilier avec l'esprit même de la Constitution.
Je constate seulement que l'honorable M. de Theux, avec sa raison d'homme d'Etat, a, dès cette époque, prévu les difficultés que la question pouvait soulever et a cherché à y remédier. Mais, quoiqu'il en soit, et bien que l'honorable membre eût prévu des inconvénients sérieux, il ne s'en est pas laissé arrêter, et comme j'ai eu l'honneur de le dire tantôt, il a voté l'article 18, précisément afin que, à l'aide de la disposition que l'on voulait y insérer quant à la complicité, l'on ne pût indirectement porter atteinte à la liberté entière de la presse.
Ce que l'on voulait, messieurs, à cette grande époque, c'était la liberté en tout et pour tous, large, pleine, complète, et l'on consentait volontiers à acheter cette liberté au prix de quelques inconvénients. Ce qui était vrai, messieurs, en 1830, doit l'être encore aujourd'hui.
Ce qu'il faut, messieurs, c'est maintenir la Constitution, la respecter, lors même qu'elle semble s'égarer. Sur toute chose conservons-le, ce respect de la Constitution, et, quant à moi, ce scrupule je le pousse, si je puis m'exprimer ainsi, jusqu'à la superstition.
Comme l'a très bien dit l'honorable M. Orts, où la Constitution a parlé. silence au législateur ordinaire. Plus de théories, plus de lois qui s'écartent de l'esprit de la Constitution. Quand nous faisons des lois spéciales, eh bien, messieurs, efforçons-nous de les coordonner aux tendances larges et libérales de la Constitution. Ne restreignons pas, n'amoindrissons pas ce grand souffle vraiment libéral qui d'un bout à l'autre anime l'œuvre de l'immortelle assemblée qui nous a fait une patrie !
Je m'attache donc, messieurs, dans cette circonstance à maintenir dans son intégrité la liberté de la presse, cette liberté qui est la sauvegarde de toutes les autres ; elle est surtout celle des minorités et des opinions opprimées ; elle en est la protectrice et rien n'est perdu tant que la presse est libre.
En tenant ce langage, messieurs, je suis conséquent avec moi-même ; car, je puis le rappeler, un des premiers discours que j'ai prononcés dans cette enceinte, en y entrant comme membre de la législature, ç'a été en faveur de la liberté de la presse.
J'ai soutenu, la Chambre se le rappellera peut-être, qu'en matière de presse, les visites domiciliaires ne sont pas légales ; je l'ai soutenu à propos d'une visite domiciliaire opérée chez un journaliste à Louvain. J'ai établi, appuyé en cela par l'honorable M. Orts,, avec lequel j'aime à me trouver d'accord sur les questions de droit, qu'en matière de presse il n'y a pas de visite domiciliaire possible, parce que la visite domiciliaire, c'est la censure, c'est la mesure préventive, c'est-à-dire la confiscation de la liberté elle-même.
Or, n'ayant pas voulu de visites domiciliaires, afin de maintenir la sécurité pour une presse libre, je ne veux pas non plus qu'on puisse aujourd'hui, sous prétexte de Code pénal, entamer d'une autre manière les immunités d'une de nos plus précieuses libertés. Je revendique pour celle-ci, comme pour toutes les autres, les franchises constitutionnelles.
En un mot, messieurs, et je finis par là : je voterai l'amendement de l'honorable M. Guillery par respect de la Constitution, qui est, selon la belle expression d'un membre de cette assemblée, notre cahier des charges à tous.
M. Devaux. - Messieurs, quant à moi, je n'ai pas hésité sur le sens de la Constitution ; ce sens me paraît clairet absolu. Dans le premier paragraphe, l'article 18 de la Constitution proscrit la censure et le cautionnement préalable, dans le deuxième paragraphe il déclare la non-responsabilité de l'imprimeur toutes les fois que l'auteur est connu et domicilié en Belgique.
Je ne puis pas admettre de distinction ; du moment que l'auteur est domicilié en Belgique et connu, tout est dit, l'imprimeur n'est plus responsable, c'est le texte, c'est l'esprit de la Constitution.
Le congrès a voulu, par le paragraphe premier de l'article, proscrire la censure du gouvernement, et par le deuxième paragraphe celle des imprimeurs.
L'une préoccupait autant que l'autre ; si l'on admet la responsabilité de l'imprimeur dans un seul cas, la censure des imprimeurs est rétablie.
En vain dit-on que la responsabilité de l'imprimeur se bornera à un seul genre de délit, toujours faudra-t-il que l'imprimeur s'assure que l'écrit ne commet pas ce délit. Si vous déclarez l'imprimeur responsable en cas de provocation, alors même que l'auteur est connu, chaque fois qu'on lui présentera un écrit, l'imprimeur aura à examiner si cet écrit ne renferme pas une provocation. Il faut évidemment que quand l'auteur est connu et domicilié en Belgique, l'imprimeur soit complètement irresponsable.
C'est ce que le Congrès a voulu, la discussion le prouve et cela ressort des termes de l'article. L'imprimeur n'a à s'inquiéter que d'une seule chose, c'est de savoir si l'auteur est réellement celui qui se donne comme tel et s'il est domicilié en Belgique. Une fois qu'il s'est assuré de cela, il fait imprimer et il est en complète sécurité. Le droit de l'écrivain ainsi, mais ainsi seulement, échappe à l'influence de l'appréciation que l'imprimeur fait de son écrit, et de la crainte que celui-ci peut avoir de franchir la limite qui sépare l'abus de l'exercice du droit, limite souvent assez délicate à reconnaître.
Messieurs, je n'ai pas bien saisi l'argument qu'on a présenté contre cette interprétation en s'appuyant sur l'article premier du décret sur la presse.
Cet article me semble faire une seule chose, c'est de déclarer que la presse est comprise parmi les moyens de complicité, mais le décret sur la presse ne décide pas dans quels cas les complices seront poursuivis ou ne le seront pas.
Or, la Constitution est là, qui dit que dans aucun cas l'imprimeur ne sera poursuivi lorsque l'auteur est connu et domicilié en Belgique. Cela s'applique tout aussi bien au délit de complicité qu'à tout autre, et je ne vois pas que l'article 60 soit en contradiction avec l'article 18 de la Constitution.
Messieurs, il n'y a qu'un cas où l'imprimeur pourrait être poursuivi, l'auteur étant connu et domicilié en Belgique, et peut-être serait-il bon que la commission examinât s'il y a lieu d'en faire mention ; il est bien certain que si l'imprimeur s'était rendu coupable de complicité d'un délit, par toute autre voie que la presse, la qualité d'imprimeur ne le mettrait pas à l'abri des poursuites.
M. Orts. - S'il a payé l'auteur.
M. Devaux. - Précisément, du moment que l'imprimeur n'a pas agi comme imprimeur il devient responsable au même titre que tout autre citoyen.
Messieurs, la commission me paraît devoir examiner encore une autre question. La Chambre a renvoyé à des lois spéciales les dispositions concernant la presse, et du moment que l'article de la Constitution doit être appliqué dans tous les cas, je crois qu'il n'y a plus rien à dire dans le Code pénal, au moins ce n'est plus la disposition dont il s'agit qui doit s'y trouver.
M. Pirmez, rapporteur. - Il y a une disposition dans le code actuel ; la commission n'a pas cru devoir la retrancher.
M. Devaux. - Si la Chambre est d'avis que le cas actuel tombe sous l'application de l'article 18 de la Constitution, il y a à examiner s'il y a quelque chose à dire dans le code pénal ou si tout doit être renvoyé à la législation spéciale de la presse.
Messieurs, vous avez pu voir par ce qu'on vous a lu de la discussion du Congrès, qu'on y était très préoccupé de cette dépendance où l'écrivain se trouve de l'imprimeur quand celui-ci est responsable de ce que contient l'écrit qu'il publie. Aujourd'hui que nous vivons depuis longtemps sous un régime fort différent de celui qui avait pesé sur la presse avant 1830, ce danger ne nous frappe plus guère et peut ne plus paraître à redouter, mais ce n'est pas une raison pour restreindre le sens de l'article de la Constitution, dont la prévision est fort sage. Je pense donc qu'il y a lieu de renvoyer l'article à la commission.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, ainsi que l'honorable M. Pirmez l'a dit en commençant, cette question est d'une solution difficile en droit, délicate surtout en ce qu'elle touche à des principes, à des libertés que tout le monde a le plus grand désir, je dirai le devoir le plus impérieux de sauvegarder ; mais en pratique, elle a très peu d'importance. Toutefois, il suffit qu'elle ait le caractère que j'indique pour qu'il faille l'étudier de près, et c'est pour ce motif qu'au début de la séance, j'ai demandé que, dans tous les cas, l'article fût renvoyé à la commission.
Quant à moi, et l'honorable rapporteur partage, je pense, cette opinion, je n'ai jamais considéré l'article 355bis comme devant atteindre le simple fait de vente, d'impression, de distribution ou d'affichage ; nous avons toujours pensé que, pour que ceux qui ont contribué à la publicité soient réputés complices, leur intervention ne devait pas se borner au simple fait matériel, mais qu'il devait y avoir une espèce de concert entre le distributeur, l'imprimeur, l'éditeur et l'auteur.
(page 1668) Si, d'un côté, le simple fait d'impression ou de distribution ne peut pas faire considérer comme complices de l'auteur, l'imprimeur ou le distributeur, il faut dire, d'un autre côté, que la position d'imprimeur ou de distributeur ne peut pas exempter l'imprimeur ou le distributeur de toute espèce de pénalité, lorsque à la qualité d'imprimeur ou de distributeur viennent s'ajouter d'autres caractères, d'autres circonstances qui établissent la complicité de l'imprimeur ou du distributeur, quoique imprimeur ou distributeur.
Je pense que, dans tous les cas, il y aurait une disposition à ajouter à l'amendement de l'honorable M. Guillery, si la disposition que nous discutons doit être maintenue dans la loi, ce qui, après l'observation de M. Devaux, est à examiner ; et dès lors le renvoi à la commission est indispensable.
M. Guillery. - Messieurs, la proposition qu'a faite l'honorable M. Devaux n'est pas nouvelle ; si l'honorable membre en est le père, j'en suis le grand-père ; j'ai eu l'honneur de la faire dans la séance du 21 mars 1860. J'ai fait remarquer alors, comme l'honorable M. Devaux, que différents articles sur la presse ayant été rejetés du Code pénal, il y aurait lieu d'y joindre l'article 355bis. Il m'a été répondu, à cette époque, que cela était impossible, impraticable ; j'ai eu même beaucoup de peine à obtenir le simple renvoi à la commission, renvoi auquel l'honorable rapporteur a fini par consentir.
Messieurs, je ne puis pas admettre, avec M. le ministre de la justice, que cette question n'ait qu'une importance théorique ; je crois, au contraire, que de toutes les questions de droit politique ou de droit criminel qui peuvent vous être soumises, celle que nous discutons en ce moment a la plus grande importance pratique.
Evidemment, si la liberté de la presse peut être compromise, ce n'est pas dans les temps calmes comme ceux où nous vivons actuellement ; il est manifeste que lorsque le Congrès constituant a donné des garanties contre le pouvoir, ce n'est pas pour les temps calmes, mais pour les temps de trouble ; or, avec l'article qui vous est soumis, que la commission a défendu, dans la séance du 21 mars 1860, et qu'elle persiste à vous soumettre après une année de réflexions ; avec cet article, dis-je, on peut supprimer complètement la liberté de la presse ; on peut déférer au tribunal correctionnel tous les délits politiques et de presse et rétablir, en matière de presse, l'emprisonnement préventif. (Interruption.) Je vais vous le prouver.
L'article punit la provocation à un crime ou à un délit, alors que cette provocation a été suivie d'effet. Eh bien, je suppose un article de journal provoquant un prêtre à faire en chaire la censeure des actes du gouvernement, ou un article de journal provoquant au refus d'un service dû légalement, provoquant, par exemple, un commandant de la garde civique à ne pas prêter son concours à l'autorité dans telle ou telle circonstance ; je suppose que cette provocation ait été suivie d'effet. Voilà un délit de provocation suivi d'effet.
Or, quelle doctrine a-t-on développée ? quelle doctrine soutenait M. le ministre de la justice dans la séance du 21 mars 1860 ? M. le ministre de la justice disait :
« Le provocateur devient coauteur d'un délit de droit commun et les distributeurs sont réputés ses complices. Cela est en tous points conforme aux principes delà législation actuelle, et les propositions de l'honorable M. Guillery constitueraient une innovation.
D'après cette doctrine, on traduirait devant le tribunal correctionnel le journaliste qui, dans un article, aurait provoqué un prêtre à faire en chaire la censure des actes du gouvernement, alors que cette provocation aurait été suivie d'effet. (Interruption.)
Ce n'est pas la question, me dit-on ; au contraire, c'est là la question ; c'est le côté politique qui est le grand côté de la question, et c'est le côté juridique qui est le petit.
- Une voix. - Mais c'est la reproduction du décret sur la presse.
M. Guillery. - L'article premier du décret sur la presse dit une seule chose ; il dit qu'on sera puni dans le cas prévu ; mais il ne dit pas qu'on sera puni par le tribunal correctionnel ; il ne dit pas que ce n'est pas un délit de presse ; il ne dit pas ce que la commission dit par l'organe de son honorable rapporteur et ce qu'elle vous dit elle-même par le texte qu’elle vous propose, et la commission va encore plus loin que le texte.
Hier, l’honorable rapporteur a dit : « Sans doute vous serez justiciable du tribunal correctionnel ; vous devez même l’être comme complices. »
C’est une erreur en droit. Le complice entraîne l’auteur principal devant la juridiction à laquelle il ressortit. Si le coupable est justiciable du jury, il entraîne les auteurs principaux devant le jury. De même que s'il y a des officiers de police judiciaire parmi les complices, ils entraînent les auteurs principaux et les autres complices devant la première chambre de la cour d'appel. C'est un principe incontestable.
Le délit dont il s'agit étant un délit de presse, la seule présence d'un journaliste parmi les complices ou les personnes considérées comme complices d'un délit de ce genre, entraînera toute l'affaire devant la Cour d'assises.
L'article premier du décret sur la presse pose un principe exorbitant déjà : c'est de déclarer qu'on est considéré comme complice, d'un délit, lorsqu'on y a provoqué ; je puis avoir provoqué à un délit, sans être cause que ce délit a été commis ; je puis avoir dit : « Faites cela. « Je le ferais à votre place, » sans être la cause que ce que je conseillais a été fait. Le coupable peut n'avoir pas eu connaissance de mon article.
Je n'ai pas combattu cette mesure quelque sévère qu'elle soit, je dis seulement que celui qui provoque a commis un délit de presse.
Or, le décret de 1831 ne dit pas autre chose, il ne faut pas le changer. Il faut combiner avec ce décret l'article 18 de la Constitution.
L'honorable rapporteur n'y voit pas un délit de presse et M. le ministre de la justice, dans le discours qu'il a prononcé l'année dernière, est du même avis parce que la conséquence est un délit ordinaire.
Qu'est-ce que cela me fait ? Je suppose qu'on vous distribue aujourd'hui un article de journal où l'on provoque à la résistance, au refus d’un service dû.
Qu'est-ce que vous direz ?
Qu'est-ce que vous direz en lisant cet article ?
Voilà un délit de presse, voilà un délit commis par la voie de la presse, car il faut le remarquer, c'est l'expression dont se sert l'article 9 du décret. « Le prévenu d'un délit commis par la voie de la presse. »
Si vous entendez dire le lendemain que cette provocation a produit son effet, qu'elle a été suivie d'effet, qu'elle a produit un délit commun, direz-vous que le premier fait ne constitue pas un délit de presse ?
C'est la plume, c'est la publicité, c'est la presse qui a servi de moyen pour faire commettre le délit.
Il n'y a pas moyen de sortir de cette définition.
Supposez des parquets comme ceux que nous avions avant 1830, et l'on peut supprimer complètement toute espèce de discussion, c'est-à-dire que dans un moment donné, dans ces moments où la suspension de la liberté de la presse pendant 24 heures peut avoir pour conséquence la suppression de toutes les libertés, vous donnez aux parquets le moyen de faire arrêter toutes les personnes qui pourraient faire entendre leur voix, parce qu'il y aura eu provocation suivie d'effet, provocation à la résistance légale.
On sait à quelles interprétations différentes peut donner lieu la théorie de la résistance légale. Supposez que cette résistance ait été conseillée par la presse, on fait arrêter tous les rédacteurs des journaux qui ont protesté, et voilà l'emprisonnement préventif, que le Congrès n'a voulu admettre à aucun prix, rétabli en matière de presse.
Et enfin lorsqu'on poursuit, on ne poursuit pas que des coupables. Par conséquent il sera toujours libre aux parquets de lancer des mandats d'arrêt, sauf à voir après.
Lorsque nous supposons des circonstances de coup d'Etat, nous ne supposons pas des parquets agissant avec de grands scrupules, nous, supposons ceux qui existaient avant 1830.
Pourquoi le Congrès n'a-t-il pas voulu d'emprisonnement préventif ?
Est-ce parce qu'on n'a pas voulu léser un coupable ? Est-ce par faiblesse pour les délits de presse ?
Pas le moins du monde. Ils doivent être poursuivis et punis comme les autres, mais c'est parce qu'on pourrait poursuivre comme coupables ceux qui sont innocents et empêcher, au moyen de l'emprisonnement préventif, l'homme le plus convaincu, qui a le plus raison, de faire connaître son opinion.
Si nous ne voulons pas d'emprisonnement préventif, si nous ne voulons pas de tribunaux ordinaires en matière de délit de presse, il ne faut pas introduire dans la loi un article qui donne un prétexte quelconque pour pouvoir appliquer à la presse précisément la mesure dont nous voulons la dispenser,
L'honorable M. Devaux disait au Congrès dans la discussion de l'article 18 de la Constitution : « L'un des plus grands griefs contre le gouvernement déchu et l'une des principales causes de la révolution, c'est la complicité en matière de presse. »
(page 1169) Vous savez que ç'a été l'instrument de toutes les tyrannies. Tous les gouvernements tyranniques à prétexte de questions juridiques, à prétexte de questions de droit, sont ainsi arrivés à la complicité en matière de presse, à la complicité morale, etc.
C'est pourquoi je ne puis admettre, comme l’a dit M. le ministre de la justice, qu'il puisse y avoir complicité en matière de presse. Il peut y avoir des coauteurs mais pas de complices..
Le Congrès s'est expliqué à cet égard de la manière la plus précise, il a rejeté toute espèce de complicité et l'honorable M. de Theux ayant proposé, de concert avec l’honorable M. François, un amendement d'après lequel la complicité pouvait être recherchée au moins pour la calomnie privée, il a été combattu avec une très grande énergie par l'honorable M. de Brouckere, je pense, par l'honorable M. Devaux, si j'ai bonne mémoire, et l'on a fait observer aux auteurs de l'amendement qu'il ne fallait pas ouvrir cette porte aux abus ; que sans doute la calomnie en matière privée devait être réprimée avec beaucoup d'énergie, mais qu'il serait facile, sous ce prétexte, d'appliquer à la presse ce régime d'emprisonnements préventifs et de tribunaux ordinaires auquel on veut absolument la soustraire.
Et le Congrès a poussé si loin les scrupules, il a voulu entourer la presse de tant de garanties, qu'en définitive nous trouvons dans les comptes rendus de cette assemblée qu'à l'unanimité cet amendement a été rejeté, et probablement retiré par ses auteurs.
Ainsi pas de complicité en matière de presse, rien qui ressemble à la subordination de l'auteur à l'imprimeur.
C'est surtout sur ce dernier point que je désirais m'expliquer ; je crois que la question a été assez éclairée et que le renvoi à la commission ne pourrait produire aucune espèce de résultat parce qu'en définitive il n'y a pas d'autre amendement proposé.
Le mien a fait l'objet, je le répète, d'un examen et de délibérations pendant une année et un mois. Je crois que c'est parfaitement suffisant.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je continue à demander le renvoi à la commission.
L'honorable M, Guillery dit qu'il n'y a pas d'autre amendement proposé.
Je me propose d'en soumettre un à la commission.
il consisterait soit à ajouter à l'article, tel qu'il a été rédigé par la commission : ;
« Néanmoins le seul fait de l'impression, de la vente, de l'affiche ou de la distribution de l'écrit ne peut être considéré comme un élément de la complicité. »
Ou bien à ajouter à l'amendement de l'honorable M. Guillery, au paragraphe 2, « à moins toutefois qu'ils n'aient concerté (c'est-à dire le vendeur, l'imprimeur et l'auteur) la provocation et que celle-ci n'ait été suivie d'effet. »
Voilà les amendements que je me propose d'ajouter à l'un ou l'autre article.
Je me réserve d'examiner ultérieurement lequel des deux peut être admis, se coordonne le mieux avec la disposition soumise à la Chambre.
M. Guillery. - C'est la complicité en matière de presse.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Le premier amendement dont je viens de donner lecture l'exclut au contraire.
Je ne veux pas trancher ici la question que soulève l'honorable M. Guillery. La commission l'examinera.
- Le renvoi de l'article à la commission est prononcé.
M. le président. - Nous passons aux articles 473 et 484 du titre VIII du livre II, articles qui ont été renvoyés à la commission.
L'article 478 était ainsi conçu :
« Les crimes, et les délits mentionnés au précédent article sont également excusables, s'ils ont été commis en repoussant, pendant le jour, l'escalade ou l'effraction des clôtures, murs ou entrées d'une maison pu d'un appartement habité ou de leurs dépendances. »
La commission propose la rédaction suivante :
« Les crimes et les délits mentionnés au précédent article sont également excusables, s'ils ont été commis en repoussant, pendant le jour, l'escalade ou l'effraction des clôtures, murs ou entrées d'une maison habitée ou de leurs dépendances, à moins toutefois que l’agent n'ait su qu'il ne courait aucun danger. »
M. Nothomb. - Je désirerais obtenir un éclaircissement sur cette nouvelle rédaction. L'article se termine comme suit : « A moins toutefois que l'agent n'ait su qu'il ne courait aucun danger. » Je demanderai à M. le ministre de la justice si, comme cela doit être, la légitime défense sera admise dans le cas où des tiers, à défaut de l'agent lui-même, auraient couru le danger.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - L'article 478 est évidemment applicable aux tiers comme à l'agent lui-même : on veut appliquer l'excuse à tous les cas où s'applique la légitime défense ; c'est dans ce sens que l'article a été rédigé. On a voulu empêcher que celui qui ne court aucun danger ne se livre à des violences toutes gratuites, si je puis dire ainsi. C'est dans ce sens que les deux articles ont été modifiés. Aucun doute ne me semble possible, d'ailleurs, après les discussions qui ont eu lieu dans cette enceinte.
M. Nothomb. - Le défaut de mention des tiers me semble de nature à donner lieu à des équivoques. Il me paraît utile d'en faire mention dans l’article ; ou peut-être vaudrait-il mieux encore de supprimer les mots nouvellement ajoutés. Cette addition ne me paraît pas nécessaire, mais si on la maintient, il importe qu'il y soit fait mention des tiers.
M. Pirmez, rapporteur. - Les articles qui nous occupent ont pour but de déterminer l'étendue de la légitime défense. Il est constant que la légitime défense existe également lorsqu'on se défend soi-même et lorsqu'on défend des tiers contre une agression injuste ; nos articles ne font qu'indiquer certaines circonstances que l'on considère comme entraînant de plein droit la présomption de légitime défense.
Quand ces articles ont été proposés, il s'est agi de savoir si la présomption résultant des circonstances indiquées était telle qu'elle dût, dans tous les cas, entraîner la décision du juge, en sorte qu'il fallût considérer comme étant en légitime défense celui même qui aurait commis un meurtre dans les cas indiqués, bien qu'il fût évident qu'il n'eût pas à se défendre.
Ainsi, par exemple, on se demandait si, dans la supposition où un individu s'introduirait la nuit dans une maison pour entretenir des relations avec une personne habitant cette maison, celui qui tuerait cet individu serait considéré comme étant dans le cas de légitime défense.
Il est évident que cette question devrait être résolue négativement. Nous avons donc cherché une rédaction qui empêchât que, dans ce cas, on n'admît la présomption de légitime défense. La restriction introduite dans l'article n'a pas d'autre but et je crois qu'au moyen de ce tempérament il ne pourra plus y avoir de difficulté d'application.
M. Nothomb. - J'étais d'avis de substituer à la rédaction actuelle de la partie finale de l'article, ces mots : « A moins, toutefois, que l'agent n'ait su que ni lui ni aucune autre personne ne couraient de danger. » Mais d'après les explications très formelles données par le ministre de la justice et par l'honorable rapporteur de la commission, je crois pouvoir me dispenser d'insister sur cette nouvelle rédaction. Il est donc bien entendu qu'il s'agit ici du cas de légitime défense, non seulement de l'agent, mais encore de celle d'autrui.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Cet article s'explique par tous les articles relatifs à la légitime défense.
M. de Theux. - D'après le premier article, il semble qu'il n'y aurait point d'excuse si l'agent ne courait aucun danger, alors cependant que sa propriété était menacée. Je suppose une escalade avec effraction, ce qui indique tout au moins une intention de vol ; alors même que l'habitant de la maison saurait qu'il ne court aucun danger, serait-il excusable ou punissable s'il repoussait violemment l'auteur de l'effraction ? Ce point est assez important, car il semble que la restriction introduite à la fin de l'article ne s'applique qu'aux dangers que courent les personnes et non les dangers auxquels la propriété est exposée.
M. Pirmez, rapporteur. - Toujours, il y aura lieu d'appliquer l'article, s'il n'est parfaitement démontré, s'il n'est incontestable, hors de doute, que l'agent savait ne courir aucune espèce de danger.
Je suppose qu'une personne, étant dans sa maison, voie quelques individus s'introduire dans son jardin pour voler des légumes et tire un coup de fusil qui atteigne quelqu'un, on ne verra pas là une situation de légitime défense.
Si au contraire on veut s'introduire de force, avec violence ou effraction, dans une maison habitée, le propriétaire ne peut pas avoir la certitude qu'il ne court aucun danger ; il pourra dès lors, par cela seul qu'il ignore le dessein de ces visiteurs, les repousser par la force.
Il y aura toujours là une question d'appréciation pour les juges. Nous posons le principe : il est incontestablement vrai.
M. de Theux. - Je suis d'accord avec l'honorable rapporteur. S'il s'agit du vol de quelques légumes dans un jardin clos, il serait exorbitant de pouvoir tuer le voleur ; mais une maison habitée, c'est tout autre (page 1170) chose ; dans ce cas, il est difficile d'exiger que le propriétaire sache que sa sûreté personnelle est compromise, c'est aller extrêmement loin, je le répète, dans le cas d'une maison habitée.
M. Pirmez, rapporteur. - L'honorable membre ne fait pas attention que pour qu'il y ait cas de légitime défense, nous n'exigeons pas que la sûreté de la personne soit compromise. On considérera qu'il y a légitime défense par cela seul qu'il ne sera pas établi que l'agent savait qu'il ne courait aucun danger. Il suffit qu'il ait pu penser que lui ou les siens étaient exposés pour qu'il y ait légitime défense.
Ce n'est que s'il est établi qu'un meurtre a été commis par celui qui se savait en parfaite sûreté que nous repoussons la légitime défense. C'est au ministère public à établir que la personne qui a commis les blessures ou l'homicide avait la conscience qu'elle ne courait aucun danger. A défaut de cette preuve, la justification est acquise.
M. de Theux. - Mais alors faudra-t-il qu'on se laisse voler pendant la nuit par cela seul qu'on aura la conviction que personnellement on ne court aucun danger ? Cela peut arriver ; on peut avoir la conviction que l'effraction n'a d'autre but que de voler une somme d'argent qui se trouve dans l'appartement du rez-de-chaussée, le propriétaire serait assuré qu'il ne court aucun danger ; si dans ce cas il porte des coups, même mortels, au voleur, devra-t-il être puni ? C'est une question très grave.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Le cas que suppose l'honorable comte de Theux me semble tomber sous l'application du paragraphe 2 de l'article 484. Voici ce qu'il porte :
Sont compris dans les cas de nécessité actuelle de défense.
Si le fait a eu lieu en se défendant contre les auteurs du vol ou de pillages exécutés avec violence envers les personnes.
Du moment où il y aura vol exécuté malgré la résistance du propriétaire la violence est inévitable, et l'article 484, devint applicable.
M. de Theux. - On suppose que la personne est l'objet d'une violence ; je suppose qu'elle n'est pas encore menacée, mais qu'elle défend sa propriété dans son habitation.
M. Guillery. - Messieurs, la rédaction proposée laisse quelque chose à désirer : « à moins que l'agent n'ait su qu'il ne courait aucun danger. » Il ne faut pas être obligé pour appliquer un article de loi, et surtout de loi pénale, de recourir aux explications qui ont été données ; l'expression est inexacte ; « à moins que l'agent, etc. », cela ne se rapporte qu'à l'agent, les explications de M. le rapporteur sont claires, mais l'article ne l'est pas.
D'un autre côté, le droit de repousser l'escalade et l'effraction, le droit de repousser un voleur qui veut s'introduire chez vous est consacré par la législation ancienne, par la législation romaine, par le Code pénal de 1810.
On ne saurait contester le droit pour le propriétaire de repousser le voleur ; alors qu'il n'aurait pas la crainte d'être assassiné, il a le droit de le repousser par la force ; s'il y a homicide, c'est au voleur à se l'imputer ; mais l'inviolabilité du domicile va jusqu'à donner au citoyen le droit de se défendre par la force quand l'escalade n'aurait pour objet que le vol.
Mais il peut y avoir guet-apens ; non seulement l'agent peut savoir qu'il ne court aucun danger, mais un propriétaire sachant qu'un individu doit s'introduire non pour voler ou pour commettre un autre délit, pourra s'embusquer pour commettre un assassinat.
Il y aura là assassinat avec toutes les circonstances prévues par le Code pénal.
Il est donc nécessaire de modifier l'article proposé par la commission.
M. Nothomb. - La discussion me prouve que je n'avais pas tort dans mon appréciation première. La disposition qu'on introduit dans l'article nouveau n'existe pas dans le Code actuel. Le jury apprécie si l'agent s'est trouvé dans des circonstances suffisantes pour légitimer ou pour excuser l'homicide ou les blessures. On a laissé cette appréciation au juge et jamais, que je sache, il n'en est résulté de sérieuses difficultés.
Si le Code pénal actuel ne contient pas la disposition actuellement proposée, c'est que l'excuse de légitime défense est une question de fait, s'il en fut jamais, et qui dépend d'une foule de circonstances ou de nuances que la loi ne saurait prévoir, circonstances tantôt personnelles à l'agent, tantôt externes.
En essayant de les définir,, vous créerez des difficultés plus grandes que celles que vous voulez éviter ; il est plus prudent, selon moi, de ne pas introduire dans le Code pénal l'innovation proposée ou tout au moins de lui donner une forme plus heureuse.
M. de Theux. - Messieurs, le mieux est de renvoyer l'article à la commission.
Quant à la question de savoir si le fait est excusable, je pense bien qu'il est entendu qu'un homme qui aura défendu son domicile, par cela seul qu'il aura causé une blessure, ne sera pas traduit devant la cour d'assises, si le ministère public juge qu'il n'a fait qu'user de son légitime droit. Car s'il fallait passer devant une cour d'assises pour avoir défendu sa propriété, personne ne la défendrait.
M. Pirmez, rapporteur. - Je dois faire, messieurs, l'historique de la disposition qui vous est soumise. Le Code pénal actuel s'exprime ainsi :
« Sont compris dans le cas de légitime défense les deux faits indiqués dans cet article, » sous la restriction : « à moins que l'agent n'ait su qu'il ne courrait aucun danger. »
Une grande controverse s'est élevée dans la jurisprudence. On s'est demandé si le texte du Code en vigueur a une portée telle que toujours, quand le meurtre se commet en repoussant une escalade et une effraction, il y a légitime défense, sans que l'on puisse établir que le meurtre n'avait aucune utilité ? Voilà donc une controverse importante qu'il fallait trancher.
La Chambre a été saisie de la question. Elle a renvoyé une première fois l'article à la commission.
Après ce premier renvoi, il a été décidé qu'il ne fallait pas faire de la disposition une présomption absolue, mais admettre une simple présomption de légitime défense. Telle a été la décision de la Chambre.
Lorsque cette disposition a été votée, la commission a reconnu que la modification apportée entraînait dans l'article une incorrection de rédaction inadmissible et qu'en outre un article autre que celui dans lequel elle avait été admise, devait être à son tour modifié.
La commission a donc examiné la question, et c'est par suite de ce second examen qu'elle vous propose la rédaction actuelle.
Il me paraît extrêmement dangereux d'admettre que l'on puisse toujours repousser par la force, et par la force même poussée aux derniers excès, une escalade ou une effraction.
Ainsi si je vois un enfant qui par escalade est entré dans mon jardin pour prendre quelques pommes, puis-je lui tirer un coup de fusil ?
M. de Theux. - Ce serait abominable.
M. Pirmez. - C'est parce que c'est abominable que je ne veux pas justifier un pareil fait par un texte absolu.
Plusieurs faits se sont produits où il y avait escalade ou effraction et où le meurtre cependant était abominable. Il n'y a pas bien longtemps dans le Nord de la France, un père, irrité de ce qu'un jeune homme fréquentait sa fille, l'a fait tuer lorsqu'il escaladait la fenêtre de sa maison. Il est impossible qu'en cas semblable on admette qu'il y a légitime défense. .
S'il est impossible d'admettre que le meurtre soit innocenté dans tous les cas d'effraction et d'escalade, il faut trouver une limite. Où est-elle ? Je crois que cette limite doit être dans le danger que courent les personnes.
Les biens ne sont pas d'assez grande valeur pour qu'on y sacrifie la vie d'un homme. Il faut un intérêt plus sérieux pour que la loi justifie le meurtre d'autorité privée. Eh bien, je pense qu'en admettant qu'il suffit pour que la justification soit acquise que l'agent ait pu avoir un doute quelconque sur le danger qu'entraîne le fait d'escalade ou d'effraction, on va déjà très loin.
La disposition proposée maintient complètement la sécurité des personnes, elle n'enlève la présomption de légitime défense que lorsqu'il est incontestable pour l'agent lui-même qu'il ne court aucun danger.
Quand il y a vol dans une maison habitée, il y a toujours danger pour les personnes. Le propriétaire a le droit de défendre ce qu'il possède, si en voulant user de ce droit il court un certain danger, et qu'il recoure alors à la violence, s'il blesse ou s'il tue, il trouvera sa justification même dans la rédaction proposée.
Si l'on craint que notre rédaction ne soit pas complète en ce sens qu'elle ne comprendrait pas la légitime défense des tiers, c'est le scrupule qu'ont manifesté MM. Guillery et Nothomb, on pourrait terminer l'article par ces mots : « A moins que l'agent n'ait su que ce fait ne faisait courir aucun danger aux personnes. »
Je crois que cette rédaction satisfait toutes les opinions.
M. de Theux. -Je crois avoir compris que l'honorable rapporteur reconnaît que l'on a le droit de défendre sa propriété dans une maison habitée, même par la force, alors même qu'on n’est pas attaqué.
(page 1171) Mais j'ai une observation à faire sur le mot « en repoussant » : « Si l'homicide a été commis, si les blessures ont été faites, si des coups ont été portés en repoussant. » Ces mots « en repoussant » supposent que l'individu qui est occupé à commettre une effraction a été averti par le propriétaire, qu'il se trouve en présence du propriétaire qui le repousse et auquel il résiste. Eh bien, dans la plupart des cas, il y aurait un extrême danger pour le propriétaire à se poser face à face vis-à-vis l'assaillant de la maison. Car, indépendamment de l'assaillant, il peut y avoir d'autres malfaiteurs en embuscade, et du moment que le propriétaire se montre, il peut être victime d'un coup de feu ou de poignard.
Il faut donc s'entendre sur la valeur de ce mot « en repoussant ». Faut-il nécessairement que le propriétaire ait averti le voleur de se retirer, pour avoir recours à la force, ou le propriétaire voyant que l'escalade se fait à sa maison, peut-il tirer sur celui qui fait l'escalade, sans l'avertir ?
Je crois que dans beaucoup de cas, cette dernière mesure est indispensable pour la sécurité du propriétaire et de sa famille. L'expérience prouve que du moment que le propriétaire se montre à l'un ou l'autre des assassins, sa personne est en danger.
M. Pirmez, rapporteur. - Je ne pense pas qu'il y ait doute à cet égard.
M. de Theux. - Alors c'est bien. Mais je désirais que cette explication fût au moins consignée au Moniteur pour éclairer la justice, parce que je ne veux en aucune manière que la défense de la vie et de la propriété soit entravée dans les cas prévus par la loi.
M. le président. - Je mets aux voix le renvoi à la commission proposé par M. de Theux.
M. Pirmez, rapporteur. - Je crois que l'article ayant été déjà renvoyé deux fois à la commission, un troisième renvoi serait inutile. La question n'est pas en définitive d'une extrême difficulté.
M. de Theux. - Moyennant le changement de rédaction propos par M. le rapporteur et les explications qui ont été données, je n'insiste pas pour le renvoi à la commission. D'ici au second vote, on aura encore le temps d'examiner.
M. le président . - M. le ministre de la justice se rallie-t-il à la rédaction proposée par M. Pirmez ?
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Oui, M. le président. »jj » ».
- L'article est adopté avec la rédaction de M. Pirmez.
« Art. 484. Sont compris dans les cas de nécessité actuelle de la défense, les deux cas suivants :
« 1° Si l'homicide a été commis, si les blessures ont été faites, si les coups ont été portés, en repoussant pendant la nuit l'escalade ou l'effraction des clôtures, murs ou entrées d'une maison ou d'un appartement habité ou de leurs dépendances, à moins que l'agent n'ait su que ce fait ne faisait courir aucun danger aux personnes ;
« 2° Si le fait a eu lieu en se défendant contre les auteurs de vol ou de pillage, exécutés avec violence envers les personnes. »
- Adopté.
Art. 532. Ne donneront lieu à aucune poursuite principale en calomnie ou injure, les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux, lorsque les écrits sont relatifs à la cause ou aux parties.
« Néanmoins les juges pourront, soit d'office, soit sur la demande de l'une des parties, prononcer la suppression des écrits injurieux ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages et intérêts.
« Les juges pourront aussi, dans le même cas, faire des injonctions aux avocats et officiers ministériels, ou même ordonner des poursuites disciplinaires.
« Les faits calomnieux ou injurieux étrangers à la cause ou aux parties pourront donner lieu, soit à l'action publique, soit à l'action civile des parties ou des tiers. »
M. le président. - M. le ministre de la justice se rallie-t-il à cette rédaction ?
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Oui, M. le président.
- L'article est mis aux voix et adopté.
La séance est levée à 3 heures et demie.