(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)
(page 1563) (Présidence Je M. Dolez, premier vice-président.)
M. de Boe, secrétaire, fait l'appel nominal à une heure et un quart.
M. de Moor, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Boe, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.
« Le sieur Desmet, cultivateur à Moen, réclame l’intervention de la Chambre pour obtenir la réouverture du chemin dit Oliefreystraet qui a été supprimé par l'administration de cette commune. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des secrétaires communaux dans l'arrondissement d'Eecloo demandent une loi qui fixe leurs traitements en raison de la population des communes et qui établisse une caisse de retraite en leur faveur. »
- Même renvoi.
« M. le ministre de l'intérieur adresse à la Chambre 116 exemplaires de l'Annuaire de l'industrie, du commerce et de la Banque en Belgique, 4ème année. »
- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.
« M. David, obligé de se rendre à Liège pour affaires urgentes, demande un congé d'un jour. »
- Accordé.
M. Nélis. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a été chargée d'examiner le projet de budget du ministère de l’intérieur pour l'exercice 1861.
- Impression, distribution et misé à la suite de l'ordre du jour.
M. le président. - La discussion continue sur l'article 10 (sucres) et sur les autres y relatifs.
M. H. Dumortier. - Messieurs, je ne dirai que quelques mots, parce que je n’entends pas entrer dans le fonds de la discussion. Le discours de l'honorable ministre des finances a fait tomber comme un château de cartes tout l'échafaudage de l'argumentation, élevé hier par l'honorable M. dé Brouckere. Il est évident que de cette argumentation il ne reste rien, elle est sortie broyée de la discussion.
Du reste,, on comprenait parfaitement, à la nature seule des arguments produits par l'honorable M de Brouckere et au ton de l'honorable membre, que l'orateur remplissait ici le tôle d'avocat d'office et qu’il défendait une de ces causes qui, pour avoir du succès, ont besoin d’autre chose encore que le talent de l’orateur.
Comme si l'honorable membre avait prévu le sort qui état réservé à son argumentation par M. le ministre des finances, il a fini par faire un appel, un peu à notre intérêt personnel, et beaucoup à nos sentiments de générosité.
Un peu à notre intérêt personnel ; pour cela, il a dit que la Chambre avait hâte sans doute de terminer ses travaux.
Messieurs, l'année dernière, nous étions ici à cette époque par une chaleur tropicale, et l'honorable membre défendait le projet des fortifications d'Anvers, et se préoccupait fort peu alors de la question de savoir si la Chambre était désireuse de se séparer. C'est là un argument d'une valeur secondaire.
Pour ce qui concerne l’appel fait à nos sentiments généreux, l’honorable membre y a-t-il bien songé ? Quoi ! Il y a deux jours à peine que beaucoup d'honorables membres de cette Chambre et moi-même nous faisions un appel aux sentiments généreux de l'honorable membre, pour ne pas dire que nous implorions sa pitié, en faveur de pauvres paysans des Flandres qui payent des abonnements variant depuis 5 francs jusqu'à 700 francs !
Comment cet appel a-t-il été accueilli par les signataires de l'amendement qui est en discussion ? L'honorable M. de Brouckere a-t-il eu une bonne parole à dire en faveur de ces contribuables écrasés sous le poids d'un pareil fardeau ? L'honorable membre est resté impassible. Non, nous disait-on, marchez au but, négligez ces détails, foulez aux pieds les questions d'intérêt secondaire et d'intérêt vulgaire pour atteindre le but. La fin justifie les moyens.
Est-ce une maxime de Machiavel ou d'Escobar ? Choisissez.
M. H. de Brouckere. - Il me semble que l'honorable membre va un peu loin. Je le prie de faire attention à ses paroles. Je n'entends pas qu'on me compare à Escobar.
M. le président. - Il s'agit d'arguments et non pas d'hommes.
M. H. Dumortier. - Vous comprenez, messieurs, qu'il n'entre pas dans mon intention de me livrer ici à une attaque personnelle contre l'honorable membre ; je ne sais même s'il s'est servi de cet argument qui a été constamment reproduit dans la discussion : La fin justifie les moyens, mais je crois qu'il m'est permis de dire, et je le répète, que cette maxime doit être de Machiavel ou d'Escobar.
Après que nous avons parlé pour ces contribuables des Flandres, si lourdement chargés d'impôts communaux, un homme de cœur qui siège à côté de moi sur ces bancs, l'honorable M. de Naeyer, est venu faire un appel à vos sentiments généreux en faveur d'une autre catégorie d'enfants du peuple. Il vous a priés, suppliés de diminuer au moins un peu la rigueur de la disposition qui allait augmenter le droit d'accise sur la bière.
L'honorable membre et ses amis ont-ils été sensibles à cet appel à leur humanité ? Ont-ils été émus par les paroles aussi logiques que remplies de cœur de l'honorable M. de Naeyer ? Ils sont restés froids comme le marbre ; ils sont restés impassibles.
Aujourd'hui qu'ils viennent faire un appel à nos sentiments en faveur d'industries puissantes, nous les repoussons à notre tour.
L'honorable M. de Brouckere vous a fait une citation de Lafontaine et dans le cours de ces débats, on s'est permis, plusieurs fois, ce qui est parfois très attrayant et très divertissant pour l'assemblée, de faire usage d'anecdotes.
Je vous demanderai de pouvoir faire usage, moi, d'une parabole que vous connaissez tous.
J'ai lu dans un livre qui vaut bien Lafontaine, qu'un jour un riche avare refusait les miettes de sa table à un pauvre malheureux. Quelque temps après, il se fit que ce riche avare implora à son tour la commisération du pauvre. Il fut repoussé.
Le riche avare c'est vous, et Lazare c'est nous.
Puisque vous voulez, messieurs, repousser constamment toutes nos doléances et toutes nos légitimes plaintes, nous vous appliquons la peine du talion. Il faut que vous sachiez que les représentants des Flandres ne sont plus disposés à jouer ici alternativement le rôle de lest et de bouc émissaire, pour servir les intérêts de quelques grandes villes ou de quelques grandes industries.
L'honorable M. de Brouckere est connu pour avoir une grande habileté à discuter les principales questions qui peuvent se produire ici, mais il est surtout d'une habileté incomparable, lorsqu'il a une mauvaise cause à défendre, pour faire dévoyer la discussion, pour faire porter les arguments à côté de la question, et pour réparer ainsi jusqu'à un certain point ce défaut d'argumentation par un véritable talent oratoire.
Nous connaissons parfaitement, messieurs, tous ces petits sophismes parlementaires et toute cette rhétorique ; ils ne nous donnent pas un moment le change.
L’honorable membre nous a dit : Voici où est toute la question :
« Est-il convenable que, accessoirement et comme un projet joint à un projet principal, on discute la question des sucres ? Voilà où est la seule question ; et il ne faut pas entrer maintenant dans le fond même de la question. »
Eh bien, que l'honorable membre me permette de le lui dire, il s'est complétement fourvoyé ; la question à examiner est celle de savoir « si les propositions du gouvernement, pour ce qui concerne les sucres, ont été suffisamment pesées, mûries, étudiées, si l'instruction est complète, si tous les interdis ont été entendus, si toutes les réclamations ont pu se faire jour. » Si, après avoir examiné tout cela, on constatait que la question n'est pas mûre, je conviens qu'alors on pourrait demander un ajournement de la discussion.
Mais, après avoir entendu sur ce point M. le ministre des finances, l’honorable M. de Brouckere voudra bien admettre, je suppose, que l’honorable M. Frère ne connaît pas trop mal cette question ; et j'ajouterai que c'est même la seule question engagée dans le projet de loi dont nous nous occupons, sur laquelle nous avons des données positives ; car, vous l'avez entendu, pour beaucoup d'autres questions, M. le ministre n'a pu nous donner que des appréciations d’une exactitude relative, et il y avait dans ces appréciations beaucoup d’x et d’y, qu'il nous a lui-même déclaré ne pouvoir dégager. La question des sucres est la seule a qui ait été traitée par M. le ministre d'une manière positive et qui soit basée sur des données authentiques ; de sorte que de toutes les questions engagées dans le projet de loi sur les octrois, la question des sucres est peut-être la seule sur laquelle nous soyons à même de nous prononcer en parfaite connaissance de cause.
Messieurs, je dois le dire, il y a dans cette affaire quelque chose qui me répugne profondément ; c’est de voir le rôle que les intérêts privés jouent ici ; et quand je parle d'intérêts privés, je ne parle pas (page 1564) seulement de ce qui se passe hors de cette enceinte, mais encore de ce que nous voyons sur les bancs mêmes de cette assemblée.
Pour moi, le témoignage d'un homme intéressé dans une question que nous discutons, que cet homme siège à droite ou à gauche, peu m'importe, ce témoignage pour moi est de peu de valeur. L'honorable M. Faignart a eu la loyauté de déclarer qu'il était intéressé dans la question ; je lui sais gré de cette loyauté ; je voudrais que tous les membres qui prendront la parole dans ce débat ou qui sont signataires de l'amendement développé par l'honorable M. de Brouckere et qui se trouvent dans la même situation, aient la franchise de faire la même déclaration.
M. Allard. - Je prie l'honorable membre de croire que je suis complètement désintéressé dans la question des sucres, tout aussi bien que dans la question des bières, bien qu'un journal ait insinué le contraire.
M. Savart. - Moi aussi.
M. Carlier. - Je me réserve de m'expliquer tout à l'heure.
M. le président. - M. Dumortier, je dois vous faire remarquer que ces interpella ions me paraissent peu parlementaires ; je vous prierai de vous en abstenir.
M. Allard. - Avec le système de M. Dumortier, il ne pourrait plus y avoir dans cette Chambre que des habitants des dépôts de mendicité.
M. H. Dumortier. -Ili n'y a rien de blessant pur personne à recommander l'exemple de l'honorable M. Faignart.
Je finis donc en disant qu'il n'y a pas de motifs, à présent du moins et avant que la discussion soit arrivée à un degré plus avancé, pour décréter un limine litis que cet intérêt sera traité autrement que les autres et renvoyé pour supplément d'instruction à la prochaine session. Ne pourrions-nous pas aussi dire et à plus forte raison que parmi les différentes autres questions dont il s'agit dans le projet, il reste beaucoup d'incertitude et qu'un supplément d'instruction serait très utile ? Par exemple, la question des abonnements aurait besoin d'être examinée d'une manière plus approfondie qu'elle ne l'a été ; nous serions fondés à demander l'ajournement de certaines dispositions avec plus de raison qu'on n'est fondé à demander l'ajournement de l'affaire des sucres.
Et c'est ce que je me propose de faire, si l'amendement est adopté.
M. Loos. - Après le remarquable discours prononcé hier par M. le ministre des finances, qui a eu le rare talent, par la lucidité de ses exposés, de mettre à la portée de toutes les intelligences une question qui avait toujours été regardée comme l'une des plus ardues, des plus difficiles et surtout des plus controversées qui aient été traitées par la Chambre, après ce discours, dis-je, il me reste peu de chose à dire ; j'aurais même pu renoncer à la parole, et je l'aurais fait si je n'avais dû la demander alors qu'on cherchait à faire envisager sous un aspect faux les sentiments du commerce d'Anvers ; vous comprenez que je veux répondre quelques mots à l'honorable M. de Brouckere.
Dans la séance du 31 mai, l'honorable M. de Brouckere cherchait déjà à vous faire croire que le commerce d'Anvers était complètement indifférent à la question que nous traitons en ce moment ; qu'elle n'y produisait pas la moindre émotion. Qu'il n'y ait eu à Anvers d'agitation, cela est vrai ; mais que le commerce ait été indifférent, cela est parfaitement inexact ; aussi à peine les paroles de l'honorable membre étaient-elles prononcées, que le commerce d'Anvers s'est ému, il a pensé que s'il se taisait plus longtemps, vous pourriez attacher quelque créance à ce qu'on vous disait de ses sentiments.
Il s'est donc empressé de protester. Il ne suffisait pas que, par une pétition, la Chambre de commerce, qui représente les intérêts généraux du commerce, eût déclaré qu'elle donnait toute son approbation au projet présenté par le gouvernement, qu'elle désirait vivement le voir adopter. Comme cette considération n'avait pas arrêté l'honorable M. de Brouckere, le commerce d'Anvers tout entier s'est ému ; vous avez connaissance de la pétition qu'il vous adresse ; il déclare, contrairement aux affirmations de l'honorable membre, qu'il est très intéressé dans la question. En effet, comment pourrait-on croire que le commerce d'un port de mer ne soit pas intéressé à une question aussi importante que celle des sucres qui forment un des éléments principaux du commerce de la place ? Comment peut-on supposer que le commerce d'Anvers, qui poursuit depuis 25 ans l'égalité de droits sur les sucres, serait, au moment décisif, quand le gouvernement reconnaît lui-même la nécessité d'établir cette égalité et vient la proposer, serait devenu indifférent ?
Messieurs, je ne sais pas quelle opinion se forme l'honorable membre de la Chambre et des négociants auversois, pour supposer qu'il serait parvenu à vous faire croire à l'indifférence du commerce dans une question de cette importance. Ce serait le renversement de toutes les notions en fait de commerce. Le sucre est un aliment complètement indispensable à la navigation. Oh ! je le sais, il est des personnes à Anvers qui montraient beaucoup d'émotion à certaines époques, quand on discutait dans cette enceinte la question des sucres et qui aujourd'hui restent parfaitement tranquilles.
Qu'on accepte l'amendement de l'honorable M. de Brouckere, et vous verrez tous les raffineurs qui ne diront plus rien. Pourquoi ? Parce que l'industrie se transforme ; les raffineurs de sucre de canne deviennent des raffineurs de sucre de betterave.
Si l'amendement de l'honorable M. de Brouckere était adopté, s'il fallait ajourner de deux ans la discussion de la loi, eh bien, je vous le prédis et j'ai la certitude de voir se réaliser ce fait, c'est que dans deux ans l'industrie de la fabrication du sucre serait complètement transformée et qu'alors aucune raffinerie ne se plaindrait plus du privilège contre lequel le commerce proteste aujourd'hui.
Or, est-ce là ce que vous avez décidé ? Est-ce là ce qui convient à l'intérêt du pays ? Faut-il priver votre principal port de mer de cet élément indispensable à la navigation, le transport des sucres entre les colonies et ce port de mer ?
Savez-vous, messieurs, ce qui motive en France la législation qui vient d'être adoptée récemment ? C'est le même intérêt qui émeut Anvers en ce moment. Le gouvernement français, en donnant une prime de 5 fr. au sucre de ses colonies, n'a pas seulement eu pour but d'avantager ses colonies.
Il sait très bien qu'en affranchissant leur commerce, en donnant aux colonies la liberté d'exporter leurs sucres vers tous les marchés qui leur conviendraient, il leur procurerait un bien plus grand avantage que par la détaxe de 3 fr. dont jouit le sucre dans la mère patrie ; mais il a voulu assurer au commerce maritime français le transport exclusif du sucre des colonies. Si vous lisez les discussions qui se sont produites au corps législatif, si vous lisez l'exposé des motifs et le rapport sur le projet de loi, vous reconnaîtrez que c'est là à peu près le seul intérêt qui a guidé le gouvernement français et le corps législatif : c'est de maintenir en faveur de la navigation cet important transport des sucres entre les colonies et la métropole.
L'intérêt des ports de mer et le même partout ; ce sont les transports y à effectuer, des navires à recevoir et à réexpédier, un grand marché à former. Et c'est là, quoi qu'en dise l'honorable membre, autant l'intérêt du commerce que celui de l'industrie, de l'importation que de l'exportation.
D'après l'honorable M. de Brouckere, il n'y aurait à Anvers qu'une seule catégorie de personnes intéressées à la question, ceux qui vendent et achètent du sucre. Mais je demanderai à l'honorable membre, ce qui constitue, en définitive, le commerce d'une place quelconque, si ce n'est des personnes qui vendent et achètent des marchandises ?
Mais l'honorable membre a voulu vous faire croire qu'il n'y avait que quelques personnes spéciales intéressées. Or, aujourd'hui la Chambre ne peut plus avoir de doute à cet égard ; c'est le commerce tout entier qui déclare l'importance qu'il attache à la loi qui vous est proposée.
L'honorable M. de Brouckere a voulu vous faire entrevoir aussi qu'en définitive la navigation n'était pas même intéressée dans la question. Il vous a dit : Le marché des sucres, à Anvers, est complètement perdu et c'est ce qui motive l'indifférence des négociants et des armateurs. Anvers ne reçoit plus que quelques rares cargaisons de sucre, et quand je dis, a ajouté l'honorable membre, qu'il vient encore quelques rares cargaisons, c'est tout au plus des cargaisons achetées dans un des ports de la Manche, des cargaisons appartenant à des intérêts anglais ou étrangers.
Messieurs, la Chambre a trop souvent été entretenue de ce que c'était que les arrivages directs et les arrivages indirects. La discussion du régime différentiel entre les pavillons a suffisamment initié la Chambre à cette question et l'honorable M. de Brouckere lui-même a cherché, dans le temps, à vous faire comprendre ce que c'était que ces arrivages indirects. Je vous répéterai donc que les arrivages indirects, c'est-à-dire ceux qui touchent dans un port de la Manche, forment la généralité en quelque sorte de tous les navires qui nous arrivent non seulement avec du sucre, mais avec toute espèce de denrées. Un navire venant des colonies est affrété pour un port de la Manche avec faculté de se diriger de là vers un port entre Hambourg et Trieste. Voilà en général comment sont conçus les chartes parties de tous les affrètements. On aborde au port de la Manche pour savoir où il est préférable d'envoyer le navire.
Que le navire soit belge, américain ou de toute autre nation, qu'il soit consigné à des Belges, qu'il ait pour destination définitive Anvers, il n'en aborde pas moins un port de la Manche, afin de s'assurer de l'état des marchés et de prendre des ordres pour diriger la cargaison. Ces arrivages sont restés ce qu'ils étaient, ce qu’ils ont toujours été et seront très probablement toujours, non seulement pour les navires qui viennent à Anvers, mais pour les navires qui vont n'importe dans quel port du continent.
Messieurs, j’ai été d'autant plus étonné de voir l'honorable M. de Brouckere mettre en doute l'intérêt que pouvait avoir Anvers dans la question des sucres telle qu'elle se présente aujourd'hui devant vous, que 1’honorable membre était si pénétré autrefois de l'importance pour un port de mer de posséder le sucre comme élément de navigation, que lui-même en 1843 est venu vous proposer l'expropriation pour cause d'utilité publique du sucre de betterave.
Quelle signification pouvait avoir cette proposition, si ce n’est que l'honorable membre envisageait qu'il fallait conserver au commerce maritime cette importante industrie des sucres ? Sans cela, il n'y aurait pas eu de justification à une pareille proposition. Comment ! une industrie belge naît et grandit, et l’honorable membre vient proposer de (page 1565) l’exproprier, c'est-à-dire de la supprimer moyennant indemnité. L'honorable membre a trop de raison pour qu'il fût venu sans des motifs très sérieux vous faire une semblable proposition. L'honorable M. de Brouckere reconnaît alors que l'intérêt du. commerce, auquel se rattachent la plupart des intérêts du pays, aurait beaucoup à souffrir des développements de la nouvelle industrie, si on lui laissait prendre tout son essor.
L'honorable membre a voulu prévenir ce qui s'est réalisé depuis, c'est à-dire que le sucre de betterave est venu envahir complètement le marché intérieur et fournir à toute la consommation du pays.
On est donc mal venu, messieurs, après avoir reconnu tout l'intérêt qu'il y avait non seulement pour Anvers, mais pour tout le pays, à ce que le commerce des sucres restât un commerce maritime, à faire supposer aujourd'hui que le commerce d'Anvers n'éprouve pas le moindre intérêt à voir cette question se décider pour ou contre lui.
Si je ne craignais de fatiguer la Chambre, je rencontreras encore un autre argument de l'honorable M. de Brouckere.
L'honorable membre a affirmé qu'il n'y avait pas la moindre corrélation entre l'exportation de nos produits et le commerce des sucres, c'est-à-dire les arrivages directs des colonies, et il vous a cité le Brésil et vous a dit : « Voyez combien notre commerce d'exportation avec le Brésil a augmenté, et cependant, depuis un certain nombre d'années, nous ne recevons pas de sucre du Brésil. »
Il est vrai que nous recevons peu de sucre du Brésil ; mais si l'honorable M. de Brouckere avait feuilleté le tableau du commerce qui nous est distribué tous les ans, il aurait pu reconnaître qu'à aucune époque nous n'avons importé beaucoup de sucre du Brésil, et surtout depuis que le sucre de betteraves a fait invasion sur notre marché. Cela est tout naturel : le sucre de betteraves est un sucre fort riche, et le sucre du Brésil est d'une qualité très inférieure. Avec la position qui est faite aux deux sucres, il n'est pas possible d'importer du sucre de peu de valeur. C'est ce qui fait qu'en général nous n'importons en Belgique que du sucre de la Havane :
Mais si nous n'avons pas importé du sucre du Brésil, l’honorable M. H. de Brouckere voudra bien admettre que nous en avons importé autre chose, et que si notre commerce d'exportation avec le Brésil a augmenté dans des proportions considérables, cela est dû à certaines causes que l'honorable membre connaît, je crois, aussi bien que moi : c'est qu'il s'est formé au Brésil un établissement belge très important, et qui favorise l'exportation des produits belges vers cette contrée. Voilà, je crois, la cause principale de l'accroissement de notre commerce d'exportation avec le Brésil.
Messieurs, qu'il y ait égalité de droit pour le sucre de betterave et pour le sucre exotique, et vous verrez reparaître sur nos marchés, non seulement du sucre du Brésil, mais du sucre de beaucoup d'autres pays, du sucre des Philippines, qui nous arrivait autrefois et du sucre de Siam qu'on importe en Europe depuis quelques années.
Au surplus, j'ai consulté, comme l'honorable membre l'a fait sans doute lui-même, le tableau du commerce belge, pour savoir quel était le chiffre des importations directes de sucre en Belgique ; eh bien, quoique l'honorable membre prétende que le commerce des sucres est devenu nul, j'ai trouvé que sur les 23 à 24 millions de kilog. qui ont été mis en consommation dans le pays en 1858, il y avait 14,582,476 kilog. de sucre de la Havane.
Voici, du reste, la nomenclature complète. Il a été importé ;
Des Pays-Bas, 3 millions de kil. (je néglige les fractions).
D'Angleterre, 2 millions.
De France, 5 millions.
(Et remarquez, messieurs, que la France ne nous importe que du sucre de betterave qui vient jouir avec le sucre belge des avantages dont celui-ci a joui jusqu'ici. Ce sont donc 5 millions de sucres de betteraves français qui ont été importés sur notre marché.)
De l’île Maurice, 600,000 kil.
Des États-Unis, 900,000 kil.
De l'île de Cuba, 11,575,000 kil.
De divers autres pays., 200 kil.
Voici maintenant le détail, par pays de production, des sucres exotiques mis en consommation en 1858 :
Havane, 14,582,476 kil.
Java et Samatra, 3,3,392,998 kil.
Inde anglaise, 829,138 kil.
Ile Maurice, 668,422 kil.
Brésil, 131,034 kil.
Siam, 31,768 kil.
Inconnu, 355 kil.
France (de betterave), 4,315,182 kil.
(Le sucre de Java et de Samatra nous est importé par la Hollande).
Vous voyez, messieurs, qu’il reste encore, pour former un marché, un contingent assez respectable. Il n'est plus, en effet, ce qu'il était autrefois, et il suffira de continuer le système dans lequel nous sommes engagés depuis l'existence du sucre de betterave, pour voir s'effacer complètement le marché d'Anvers pour le commerce des sucres. Le marché des sucres sera transféré dans nos diverses provinces et principalement dans les communes rurales du Hainaut.
Ce sera un marché de sucre de betterave, et le marché de sucre colonial aura disparu.
Messieurs, pour justifier une pareille situation on a beaucoup fait valoir l'intérêt des campagnes. Est-on bien certain que cet intérêt soit aussi puissant qu'on a voulu le dire ? Quant à moi, après avoir lu les pétitions déposées sur le bureau, je mets cette question fortement en doute, et je crois que si la culture de la betterave produit de bons effets sur certains points du pays et dans certaines circonstances données, il n'est pas prouvé que ce soit un bien pour l'agriculture en général.
Au surplus, M. le ministre des nuances a exprimé son opinion à cet égard ; je le partage complètement.
Du reste, il existe dans le pays deux établissements, et il va s'en former un troisième, m'a-t-on dis qui fabriquent du sucre de betteraves et qui n'emploient pas une seule betterave cultivée en Belgique. C'est donc la betterave hollandaise à laquelle vous accordez une prime au plus grand préjudice du trésor d'un article importante de votre commerce.
Messieurs, l'honorable ministre des finances vous l'a démontré beaucoup mieux que je ne pourrais le faire, que l'industrie du sucre de betterave pourrait parfaitement exister avec l'égalité de droits ?
Je vous déclare que, si cela était douteux, je ne demanderais pas l'égalité de droits. A une autre époque, où je défendais les intérêts que je défends encore aujourd'hui, j'admettais un écart de 5 francs au profit du sucre indigène ; mais depuis lors cette industrie a marché, elle a fait beaucoup de progrès, elle a grandi, elle s'est perfectionnée ; aussi aujourd'hui je ne suis plus disposé à croire que cet écart soit nécessaire, ni même utile à l'industrie ; je crois même qu'elle pourrait avoir à en souffrir un jour.
Après le discours de M. le ministre des finances, qui prouve que le sucre de betterave peut parfaitement exister avec l'égalité des droits, j'ajouterai un argument que j'ai rencontré dans une pétition présentée par les intéressés eux-mêmes et qui a pour titre : « Réponse des fabricants de sucre indigène, au rapporteur de la section centrale de la Chambre des représentants. »
Je lis dans cette pièce que les prix du sucre brut de canne (Havane blond, n°12) ont été en moyenne, de 1850 à 1855, de 58 fr. 40 c ; qu'ils se sont élevés, pour la période de 1855 à 1860, à 79 fr. 60 c, et que l'énorme différence de 21 fr. les 100 kilogrammes explique l'augmentation de la production. »
Eh bien, messieurs, peut-on comprendre que si le sucre indigène a existé dans des conditions prospères, que s'il s'est développé d'une manière si surprenante avec des prix inférieurs de 21 francs à ceux qui ont existé depuis, il ait à trembler beaucoup d'une réduction de 6 fr. sur des prix que la pétition déclare être aujourd'hui de 74 fr. à 76 fr. les 100 kil et qui laissent conséquemment encore une marge de 15 à 16 fr. sur ceux qu'il a obtenus de 1850 à 1855 ?
Eh bien, messieurs, je ne sache pas que, dans la période de 1850 à 1855, le sucre de betterave ait eu beaucoup à souffrir. Je vois, au contraire, dans tous les documents produits, qu'à cette époque, comme aujourd'hui, cette industrie a considérablement grandi, et croyez-vous que, si elle avait perdu, des établissements nouveaux se fussent élevés à cette époque ?
Lorsque le prix était de 15 à 16 fr. au-dessous de ce qu'il est aujourd'hui, il n'y avait de sucreries de betteraves que dans quelques provinces ; aujourd'hui il y en a partout, et même aux portes de la ville d'Anvers nous avons des sucreries de betteraves.
Eh bien, si l'industrie a pu lutter avec une différence de près de 16 francs, elle n'a pas à trembler pour son avenir, et la peur qu'on témoigne aujourd'hui me semble un peu factice.
Je dis qu'aujourd'hui qu'il ne peut s'agir que d'une différence de 6 fr., on a tort de trembler pour son existence, alors que pendant cinq ans on a existé avec des prix de 16 et de 21 fr. en moins.
Ce n'est donc pas sérieusement qu'on veuille faire croire que cette industrie puisse avoir à souffrir de la loi proposée.
Je ne crains pas de répondre à l'interpellation de l'honorable M. Dumortier, et de dire en toute franchise que je suis intéressé aussi bien d'un côté que de l'autre ; que je suis intéressé dans la canne comme dans la betterave.
Si j'avais la conscience de tuer cette industrie, je ne chercherais pas à faire prévaloir la proposition du gouvernement.
Au surplus, je n'ai pas l'habitude de défendre mes intérêts dans cette enceinte.
M. le président. - Vous n'avez pas à vous défendre contre de pareilles suppositions, M. Loos.
M. Loos. - Mais je veux prendre la position qu'a prise l'honorable M. Faignart.
Après les pétitions qui vous ont été adressées par les maisons les plus importantes de la place d'Anvers, je croirais manquer à mes devoirs essentiels, si je ne défendais pas l'industrie du sucre de canne contre la prééminence et le privilège que réclame une autre industrie.
Je vous parlerai maintenant du régime qui est fait à l'industrie betteravière en France.
On vous l'a dit, messieurs, l'industrie betteravière en France (page 1566) supporte une surtaxe de 3 francs. On a quelquefois prétendu dans cette enceinte, non pas dans cette discussion, mais dans d'autres, que l'importation du sucre des colonies en France était, relativement à la consommation générale de ce produit en France, peu importante.
J'ai voulu, messieurs, pour pouvoir rencontrer cet argument, me renseigner à ce sujet d'une manière officielle, et j'ai trouvé dans le tableau des importations en France, qu'on n'importait pas des colonies françaises moins de 116 millions de kil.
Eh bien, à côté de cet important commerce, l'industrie du sucre de betterave existe, elle lutte avec une différence de 3 fr. L'importation des sucres étrangers s'élève en outre à 40 millions de kilog. Ce sucre, il est vrai, est importé en France avec une différence de droits, mais il s'exporte dans les mêmes conditions que le sucre colonial français.
En France l'industrie betteravière existe et prospère exactement comme en Belgique et comme en Allemagne, où elle a complètement exclu le sucre de canne.
En France elle lutte contre une concurrence de plus de 150 millions de kilogrammes sur une consommation de 200 et quelques millions et elle ne pourrait le faire en Belgique ? Il est impossible que les frayeurs qu'expriment les intéressés soient sincères.
En 1846, j'étais appelé pour la première fois à traiter la question des sucres dans cette enceinte. On m'avait fait l'honneur de me nommer rapporteur de la section centrale. C'était un double motif, pour moi, d'étudier à fond cette question. J'ai prévu alors ce qui s’est réalisé depuis ; c'est que, dans les conditions où étaient placés les deux sucres, l'un devait nécessairement exclure l'autre. J'ai prédit à la Chambre ce qui s'est réalisé : que le sucre de betteraves qu'on rendait très petit, qu'on disait doué de peu de qualités vitales, que ce sucre, en définitive, envahirait le marché d'une manière complète au bout de peu de temps, et je reprochais avec une certaine amertume au ministre qui était alors à la tête du département des finances de vouloir jeter la perturbation dans cette industrie, de chercher à transporter dans les campagnes ce qui avait jusqu'alors existé dans les villes.
Je lui attribuais ce but intéressé au point de vue de son parti. L'honorable ministre m'a répondu avec beaucoup de vivacité que telles n'étaient pas ses intentions et qu'il était convaincu qu'avec le régime fait aux sucres, ils continueraient à subsister comme par le passé ; que mon langage était l'exagération la plus complète des faits qui se seraient produits.
J'ai eu raison. Aujourd'hui c'est le sucre de betterave qui domine et le sucre de canne qui a pris la position qu'occupait alors le sucre de betterave. Il produit plus qu'il ne faut à toute la consommation du pays.
Ce sucre qu'on prétend ne pas pouvoir lutter dans des conditions d'égalité, on l'exporte en très grande quantité sur les marchés de Londres, où il rencontre la concurrence de tous les sucres du monde. On ne se prétend pas trop faible pour soutenir cette lutte, mais on ne se plaint que d'une seule chose, c'est qu'on ne donne pas assez de facilités d'exportation.
S'il est vrai que le sucre de betterave peut soutenir la lutte sur le marché anglais, ne craignons donc pis de le voir exister et grandir comme il l’a fait jusqu'à présent, avec la facilité de s'exporter vers l'Angleterre, cet immense, marché de sucre. Nous n'avons pas à craindre que la production soit jamais trop grande dans notre pays. Si l'on ne travaille pas pour la consommation du pays, on travaillera pour la consommation et l'exportation de l'Angleterre.
Messieurs, comme j'ai eu l’honneur de le dire à la Chambre en commençant, après le discours de M. Frère, il est inutile d'entrer dans certains détails que je comptais produire, je tiens seulement à répéter à la Chambre que si elle venait à adopter l'amendement de l'honorable M. de Brouckere, vous verriez, avant deux ans d'ici, une transformation complète, c'est-à-dire que toutes nos fabriques du pays, au lieu de travailler le sucre de canne, travailleraient exclusivement du sucre de betterave. Leur intérêt le leur commanderait impérieusement.
Qu'arriverait-il si ce que je prévois se réalise ? C'est qu'au lieu d'attendre deux ans, nous serions obligés, avant un an, de nous réunir pour pourvoir aux nécessités du trésor. La loi ne fonctionnerait plus, c'est-à-dire que le sucre ne donnerait plus au trésor la somme que la loi en exige. J'espère que la Chambre ne voudra pas subir de pareilles conséquences et qu'elle repoussera l'amendement qui lui est proposé.
M. H. de Brouckere. - Je regrette sincèrement de devoir prendre encore une fois la parole ; mais la Chambre reconnaîtra, je pense, qu'on m'a fait une position qui ne me permet pas de garder le silence. J'espère donc qu'elle voudra bien m'écouter avec un peu d'indulgence ; je lui promets d'être court.
Vous ne vous attendez pas, messieurs, à ce que je relève les aménités que. le premier préopinant a adressées aux membres de la gauche et à moi en particulier. C'est déjà bien assez que vous ayez dû subir cette pauvre tirade pour que je ne vous condamne pas à en entendre encore la réfutation. Passons outre le plus vite possible.
Avant de m'occuper du discours, discours très remarquable, je le reconnais, prononcé par M. le ministre des finances, je dois deux mots de réponse à l'honorable M. Loos, dont le langage, je me plais aussi à le déclarer, a été marqué au coin de la plus parfaite convenance parlementaire.
J'avais dit, il y a quelque trois semaines, que le projet dont nous nous occupons n'avait produit aucun émoi à Anvers. Nous sommes d'accord sur ce point, l'honorable M. Loos et moi : il avoue qu'en effet, on s'en occupait, on en parlait peu à Anvers.
J'avais ajouté que la disposition concernant les sucres n'intéressait plus au même degré qu'en 1843 le commerce d'Anvers ; et j'avais été plus loin (car je ne retirerai pas un mot de ce que j'ai avancé), j'avais dit que le commerce, le commerce comme je l'entendais, comme je l'ai expliqué hier, n'y était plus que médiocrement intéressé.
Voilà à peu près de quels termes je me suis servi sur ce point. J'ai été contredit par un grand nombre d'honorables négociants d'Anvers ; je viens de l'être encore par l'honorable M. Loos.
Eh bien, l'honorable M. Loos a produit ses arguments, il a produit ses chiffres ; vous avez entendu les miens ; la Chambre les jugera. Je ne veux point prolonger cette lutte et j'en abandonne la décision à la Chambre.
L'honorable membre a cru devoir rappeler qu'en 1843 j'avais proposé à la Chambre de donner une indemnité aux fabricants de sucre de betterave, et de ne plus conserver qu'une espèce de sucre en Belgique. L'honorable M. Loos sait parfaitement et toute la Chambre le sait aussi, que j'avais moi-même déclaré ce fait ; j'avais rappelé, le premier jour où j'ai pris la parole, qu'en 1843 (la fabrication du sucre était insignifiante à cette époque), prévoyant tous les embarras, toutes les difficultés que nous avons rencontrés depuis, j'avais engagé la Chambre à les prévenir en faisant cesser la fabrication du sucre de betterave et en indemnisant aussi largement que possible les fabricants évincés, expropriés pour cause d'utilité publique. J'ai même ajouté que je ferais encore la même proposition aujourd'hui, si nous étions encore dans les mêmes circonstances. Mais après avoir rappelé ce fait, j'ai démontré et tout le monde est d'accord sur ce point, que la situation d'aujourd'hui ne ressemble en rien à la situation de 1843. Vous ne voulez pas, je suppose, qu'un sucre exproprie l'autre, ils ont chacun la moitié du marché, il faut donc bien qu'ils marchent de concert ; qu'ils marchent en se faisant la guerre, si vous voulez, mais enfin qu'ils marchent tous les deux, et nous n'avons aujourd’hui qu'à déterminer quel doit être le lot de. chacun d'eux.
L'honorable M. Loos est entré dans quelques explications relativement à l'exportation de nos produits vers le Brésil et vers la Havane, relativement aux importations en Belgique de sucre venant de ces contrées.
Sur ce point, j'ai donné des chiffres ; on ne les a pas contestés et on ne les contestera pas ; je me borne à m'y référer.
Maintenant j'arrive au discours de M. le ministre des finances.
Messieurs, dans les deux discours que j'ai prononcés, je n'avais pas dit un seul mot du fond de la question ; je m'étais borné, la première fois, à expliquer quel amendement je présenterais à la Chambre ; la seconde fois, à justifier cet amendement.
M. le ministre des finances a suivi une autre marche ; et il devait suivre une autre marche. En effet, M. le ministre des finances devait expliquer à la Chambre pour quels motifs il s'était résolu à vous présenter, dans le projet de loi supprimant les octrois, une législation nouvelle sur les sucres ; il n'a pu nous fournir cette explication qu'en abordant le fond de la discussion. Mais, messieurs, si je n'avais pas suffisamment démontré à la Chambre la convenance d'ajourner la discussion, la discours de M. le ministre des finances me viendrait singulièrement en aide. Il n'a fait, remarquez-le, il n'a fait qu'effleurer une partie des questions que soulève la matière. Jugez donc à quel débat nous allons ëtre entraînés si chacune de ces nombreuses questions doit être traitée à fond ! Je n'hésite pas à dire que elle discussion pourra se prolonger fort longtemps et qu'elle sera d'autant plus difficile, que nous n'avons pas un travail préparatoire qui nous serve de base et de guide.
L'exposé des motifs de M. le ministre des finances s'occupe de la suppression des octrois et dit fort peu de chose de la nouvelle législation sur le sucre. Dans les sections,, je l'ai dit, au moins dans la plupart des sections on n'a pas examiné cette matière ; dans la mienne il en a à peine été dit un mot. En section centrale, la discussion a été très superficielle ; on a indiqué les questions ; on a plus ou moins causé sur chacune d'elles, mais il n'y a pas eu de discussion approfondie. (Interruption.)
La discussion a été extrêmement superficielle ; l'honorable M. Muller ne peut pas contestée ce fait, et le rapport de l'honorable M. Vandenpeereboom est ce qu'il devait être en pareil cas ; il rend ce qui s'est passé, l'honorable membre ne pouvait pas approfondir dans le rapport ce qui n'avait été approfondi, ni en section», ni en section centrale. Si donc nous suivons M. le ministre des finances dans la voie qu'il a indiquée, nous allons être entraînés dans une discussion excessivement longue et difficile.
M. le ministre des finances n'a pas rencontré, messieurs, les considérations que j'avais fait valoir pour justifier ma proposition, excepté sur deux points. D'abord quant à ce qui concerne le trésor, en second lieu en ce qui concerne l'influence de la loi française.
Quant au trésor, qu'est-ce qu'il nous a dit ?
Il nous a dit que, pendant une certaine période, le trésor avait perdu 60 ou 70 millions qu'il aurait pu prélever de l'impôt sur les sucres. Il s'est empressé d'ajouter que le trésor avait perdu cette somme (page 1567) volontairement, que le gouvernement et les Chambres connaissaient cette perte, que si l'on y avait consenti, c'était pour favoriser les exportations. Ceci saurait constituer un grief et, si grief il y a, c'est plutôt à charge de la canne que de la betterave.
Mais ce n'est pas un grief, tout le monde était d'accord, dans la période dont a parlé M. le ministre, que le pays devait faire un sacrifice ; qu'il fallait favoriser les exportations et que pour favoriser les exportations il fallait que le trésor touchât fort peu de chose sur les sucres.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'était pour que nous pussions lutter sur les marchés étrangers avec les fabricants des pays voisins.
M. de Brouckere. - Comme je n'ai pas pu lire le discours de M. le ministre des finances et que c'est à l'audition seule que j'avais pu saisir ses motifs, j'accepte volontiers l'explication qu'il vient de me donner, c'était donc pour que nous pussions lutter sur les marchés étrangers avec nos concurrents des pays voisins. Toujours est-il que c'est volontairement que le pays a fait ce sacrifice. C'est là de l'histoire.
Aujourd'hui est-ce que le trésor fait encore des sacrifices pour favoriser la vente de nos sucres sur les marchés étrangers ? Non. La loi demande aux sucres 4,500,000 fr. et ces 4,500,000 fr. entrent annuellement et très régulièrement dans les caisses de l'Etat. A partir de la promulgation de la loi dont nous nous occupons, on demandera aux sucres 5,200,000 fr.
Y a-t-il des dangers que cette somme ne rentre pas au trésor ? Aucun ; quoi qu'en ait dit l'honorable préopinant, je l'ai déjà expliqué, le mécanisme de la loi est tel, que quoi qu'il arrive, la recette du trésor est assurée au moins pour quelques années.
J'ai rappelé même que la réserve était encore de 4 à 5 millions.
Il n'y a, messieurs, aucun danger pour le trésor, et le trésor touchera ce que gouvernement et Chambre entendent que le trésor touche.
Mais, dit M. le ministre des finances, quand la loi a été faite, le sucre de betterave ne fournissait que le quart de la consommation, il est arrivé aujourd'hui à en fournir les trois quarts. Or, pour chaque mille kil. de sucre de betterave qui remplace le sucre de canne, c'est une perte de 60 francs pour le trésor.
Je ne comprends pas comment le trésor peut faire une perte, car le gouvernement touche la somme fixée. Qu'il la touche du sucre de canne ou du sucre de betterave, c'est la même chose, je ne sache pas que l'argent sente la betterave ou la canne, selon son origine ; il a la même valeur d'où qu'il vienne. Au surplus, est-ce un grief pour le sucre de betteraves de s'être développé ? Est-ce que quand nous avons fait la loi, nous avons voulu placer cette industrie sur le lit de Procuste, et lui interdire de dépasser les bornes qu'on lui traçait ; lui avons-nous dit : Tu n'iras pas au-delà, tu ne resteras pas en deçà ? Si le sucre de betterave s'est développé, c'est, je pense, pour la plus grande prospérité du pays. Quant au trésor, il faut que la Chambre ait cette conviction, il reste parfaitement indemne.
Pourquoi donc le ministre a-t-il présenté son projet ? Il l'a dit hier de la manière la plus claire. Il l'a présenté parce que, selon lui, le système actuellement en vigueur constitue une injustice. Il y a deux sucres en présence : on accorde à l'un de ces sucres un privilège de 6 francs sur le droit d'accise, plus de 1 franc 50 centimes de droit de douane ; ce n'est pas tout, le sucre de betterave a encore une autre faveur ?
La loi suppose que 100 livres de jus de betterave doivent produire 1,400 grammes de sucre, et il est de notoriété que l'on obtient des cent livres de jus plus de 1,400 grammes de sucre. Voilà deux faveurs qu'on accorde à l'un au préjudice de l'autre ; c'est une injustice qu'il faut s'empresser de faire cesser au plus tôt. Voilà les motifs exposés, développés par M. le ministre des finances avec son talent ordinaire.
D'abord je suppose la chose vraie, que la loi accorde une double faveur au sucre indigène sur les sucres exotiques. Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant à cela ? Est-ce que nous n'avons pas un peu la coutume de favoriser les produits du pays, l'industrie du pays ?
Quand vous favorisez jusqu'à certain point l'agriculture nationale, la fabrication nationale, les fabricants du pays, les ouvriers du pays, croyez-vous que vous fassiez réellement mal ? Je ne le pense pas. Il me serait démontré que la loi accorde une certaine faveur au sucre indigène, au sucre national, sur le sucre étranger, je n'y trouverais pas d'inconvénient et je ne me révolterais pas, comme quelques personnes se sont révoltées.
Mais est-il vrai que la loi accorde une faveur, une double faveur au sucre de betterave ? Oui, dit-on, parce qu'il n'y a pas égalité de traitement. Mais la justice consiste-t-elle à mettre en présence deux chiffres égaux, quand ces deux chiffres s'appliquent à deux choses différentes ? Je ne le pense pas. Il y a deux justices : la justice dans le sens absolu et la justice distributive. Il y a deux égalités : il y a l'égalité absolue et l'égalité relative. Certainement 6 est égal à 6, je ne saurais le nier. Mais 6 appliqués à une certaine chose ne font pas ce que font 6 appliqués à une autre chose. Eh bien, je prétends que le sucre de betterave n'est pas traité avec autant de faveur qu'on le dit.
Voici la question que je me pose et que j'ose poser à chacun de vous : 100 kil. de sucre, de cassonade et de sirop de betterave avec les proportions dans lesquelles ces trois denrées sont produites par la betterave, valent-ils 100 kil. de sucre, de cassonade et de sirop de canne ? Tout le monde répondra non. Ici, il ne peut y avoir divergence d'opinion. Les 100 kil. produits par la betterave ne valent pas les 100 kil. produits par la canne.
Eh bien, sur quoi frappe l'accise ? Sur la consommation. Si la betterave ne fournit pas autant à consommer que la canne, il est parfaitement juste que l'accise soit moins élevée.
Je ne veux pas, messieurs, produire une série de chiffres qui vous fatiguerait ; mais les chiffres vous démontreraient à toute évidence qu’en prenant les trois produits comme je les ai indiqués, sucre, cassonade et sirop, il y a entre la betterave et la canne une différence de plus de 7 fr. 20. Les sirops de betterave ne sont pas comestibles, ne sont pas mangeables. A quoi servent-ils ? Uniquement à la distillation, tandis que les sirops de canne se vendent, je crois, dans le commerce 70 fr. les 100 kil. A quoi emploie-t-on le sirop de sucre de betterave ? A la distillation. Oui ; mais quand on l'emploie à la distillation, on lui fait payer un nouveau droit d'accise ; ce qui fait que le sirop de betterave paye un premier droit d’accise, comme s’il servait à la consommation, et il n’y sert pas, et puis il paye un second droit d’accise pour être distillé.
Est-ce que vous prenez tout ceci en considération ? Je vous déclare que si la chose m'avait été adressée d'une manière un peu moins désobligeante, je répondrais à l'orateur qui m'a dit que je parlais comme un avocat d'office, que je parle avec la plus profonde conviction. J'ai la conviction la plus profonde que, quand on examine la question sous son véritable point de vue, sans s'embarrasser de détails qui la rendent incompréhensible, quand la question est présentée tout simplement, que l'avantage apparent accordé à la betterave, ne fait pas autre chose que mettre les deux sucres à peu près sur le même pied.
Oui, mais, va-t-on me dire tout de suite, vous oubliez l'autre faveur, celle qui consiste à ne prélever l'impôt que sur 1,400 grammes comme produit de 100 litres de jus de betterave tandis que ces 100 litres produisent beaucoup plus.
Eh bien, messieurs, puisque M. le ministre des finances trouve que c'est trop d'accorder deux faveurs au sucre de betterave sur le sucre de canne, je viens, quant à moi personnellement, lui offrir une transaction ; je renonce à la seconde faveur, et je suis prêt à le mettre dans mon amendement. Je fais cette proposition spontanément. Vous dites que c'est trop de deux faveurs, celle de 6 fr. et celle qui résulte des 1,400 grammes. Vous voulez nous ôter, je dis nous, bien que je n'aie pas un centime d'intérêt dans cette affaire. Je parle comme un avocat, un avocat dirait même : Vous voulez m'ôter les 6 fr. et vous voulez me laisser le bénéfice des 1,400 grammes. Je vous offre une transaction et je vous dis : Laissez-moi les 6 fr. et ôtez-moi le bénéfice des 1,400 grammes. J'espère que je suis conciliant, et si l'honorable ministre des finances, comme je fais un pas vers lui, veut faire un pas vers moi, nous sommes d'accord.
Messieurs, la chose est très sérieuse. M. le ministre des finances s'est étendu très longuement hier pour vous démontrer que le sucre de betterave tirait un avantage très considérable de cette appréciation inexacte de ces 1,400 grammes. On vous a dit que c'était 7 à 8 p. c, attendu qu'on tirait jusqu'à 1,475 grammes de sucre des 100 litres de jus.
Eh bien, je le répète, que M. le ministre des finances accepte ma transaction ; le sucre de betterave n'aura plus qu'une seule faveur, faveur fort limitée, faveur qui ne fait pas autre chose que niveler jusqu'à un certain point deux denrées qui sont dans des conditions complètement différentes.
M. le ministre des finances, poursuivant son argumentation qui tendait à démontrer qu'il né fallait pas continuer à la betterave les prétendues faveurs dont elle a joui jusqu'ici, vous a dit : Mais elle n'en a pas besoin ; voyez ce qui se passe en France, voyez ce qui passe en Hollande. Il a oublié de dire : Voyez ce qui se passe en Angleterre.
Voyez ce qui se passe en France. Mais la position des fabricants de sucre en France n'est pas la même que la position des fabricants de sucre en Belgique. Qui donc ignore ici que les terres se louent à beaucoup plus bas prix en France qu'elles ne se louent en Belgique ?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Dans le département du Nord ?
M. de Brouckere. - Je remercie M. le ministre des finances de son observation. J'accepterai toujours ses interruptions, car personne n'est plus indulgent que lui quand on l'interrompt.
M. le ministre des finances me dit : Dans le département du Nord ? Oui, dans le département du Nord. La disproportion est moins grande lorsque l'on compare le département du Nord avec certaines de nos provinces. Mais toujours est-il que le prix de location des terres est encore plus cher en Belgique qu'il ne l'est en général dans les départements français et qu'il ne l'est même dans le département du Nord.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Elles sout plus chères dans le département du Nord.
M. H. de Brouckere. - Messieurs, il est vrai que la fabrication du sucre de betterave en France, prise en général, s'est accrue ; qu’elle a même été en augmentant. Mais vous a-t-on raconté les sinistres qui, a certaine époque, ont accablé cette fabrication ?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Par excès de production.
(page 1568) M. H. de Brouckere. - Cela n'est pas exact. Vous a-t-on rapporté, je puis dire les prodiges industriels auxquels elle a dû avoir recours dans certaines circonstances pour se soutenir ? Ne vous rappelez-vous pas une époque où l'on avait transformé certaines fabriques de sucres en distilleries parce qu'on perdait à fabriquer du sucre et que les eaux-de-vie avaient considérablement augmenté ? On a dû avoir recours, à certaine époque, à tous les moyens pour se soutenir.
En Hollande ; mais il y a une seule fabrique ; et je n'ai pas vu le bilan de cette fabrique ; mais je crois que M. le ministre des finances ne serait pas plus tenté que moi de s'y intéresser
Il y a donc une seule fabrique en Hollande ; et vous avouerez que si le sucre de betterave pouvait lutter avec un certain avantage contre le sucre de canne à droit égal, il y aurait, dans un pays comme la Hollande, plus d'une fabrique.
Dans le royaume de la Grande-Bretagne il y en a une seule, elle est en Irlande. Comment se fait-il qu'il n'y en ait qu'une seule dans un pays aussi industrieux que l’Angleterre ? C’est que l’on y comprend très bien que la betterave ne peut se soutenir contre la canne avec le droit égal. L’égalité, c’est inégalité.
Messieurs, n'y a-t-il pas eu des raisons particulières qui ont fait prospérer les fabriques de sucre en France, et qui les ont fait prospérer en Belgique ? Il y en a eu beaucoup.
Il y a d'abord une circonstance générale, c'est que la consommation a considérablement augmenté. Je vous ai dit, par exemple, qu'en Angleterre, en quelques années, la consommation a été portée de 200 millions de kil. à 460 millions.
Une autre considération qui était beaucoup plus influente encore, et qui, celle-là, peut n'être que passagère, c'est que le prix du sucre exotique a augmenté dans une proportion incroyable. Le prix du sucre exotique était de 57 francs il y a quelques années ; il est aujourd'hui de 78 fr. ; c'est-à-dire qu'entre les deux prix il y a une différence de 21 fr., ce qui fait à peu près 40 p. c. Mais qu'il y ait dans les contrées où l'on cultive la canne quelques récoltes abondantes ; que le prix du sucre de canne descende au taux où il était autrefois, descende à 57 fr., et vous croyez que nos fabriques de sucre de betterave commueraient à prospérer ? Non seulement elles ne continueraient pas à prospérer, mais il serait impossible qu'elles soutiennent la lutte.
Eh bien, parce que des circonstances exceptionnelles et tout accidentelles sont venues favoriser la fabrication toute nationale du sucre de betterave, allez-vous vous exposer à bouleverser cette fabrication nationale ? allez-vous l'exposer à devoir cesser, au moindre mouvement qui s'opérera dans le prix des sucres exotiques ? Mais ce serait là plus que de l'imprudence, et j'aime à croire que la Chambre ne le fera pas facilement.
Messieurs, je m'aperçois que j'ai été déjà beaucoup plus long que je ne croyais l'être. Je ne dirai plus qu'un seul mot ; c'est sur l'influence de la nouvelle législation française, en ce qui concerne le commerce et l'industrie des sucres.
Malgré ce qu'on m'a opposé, je maintiens comme certain qu'il y aura une infiltration assez considérable de sucre français en Belgique. M. le ministre des finances a fixé hier à un chiffre trop bas la différence de prix qui existera entre les deux sucres. Je tiens que cette différence sera de 17 centimes au kil. Eh bien, ce chiffre de 17 centimes suffit pour exciter à la fraude. La fraude se fera sur une grande échelle, cela n'est pas douteux.
Et puis, si mes oreilles ne me trompent pas, j'ai entendu l'honorable M. Loos dire qu'il entrait à Anvers 5 millions de kil. de sucre de betteraves français. Est-ce exact ?
M. Loos. - J'ai dit qu'en 1858 on avait importé 5,456,013 kil. de sucre français, et qu'il en avait été mis en consommation 4,315,182.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Et en 1859, rien. En 1860. rien.
M. H. de Brouckere. - Voilà donc un fait qui vient de nous être confirmé : sous la législation actuelle, législation qui fait que le sucre belge est à un prix inférieur à celui du sucre français, il est entré dans le port d'Anvers au-delà de 5 millions de sucre français.
Je vous demande, à présent que le sucre français va être à un prix de beaucoup inférieur au prix du sucre belge, je vous demande à que chiffre vont monter ces importations de sucre français ?
Personne ne saurait le dire : ce chiffre peut s’élever tellement haut que nos fabriques en souffrent un dommage considérable. Si, en présence de faits aussi évidemment établis, en présence d’actualités aussi notables, la Chambre veut s'exposer à voir toutes les opérations de l'industrie du sucre, la fabrication du sucre et le raffinage du sucre, si la Chambre veut s'exposer à voir tous ces intérêts compromis, quant à moi je ne m'associerai pas à un pareil vote.
Je persiste à demander que l'on ajourne à un an ou à deux ans la réforme de la législation sur les sucres.
.M. Dechamps. - Messieurs, l'amendement proposé par M. de Brouckere m’a paru reposer sur une idée de justice et d'équipé tellement claire et évidente, que je ne comprenais pas quelle objection sérieuse on pourrait y opposer. Je croyais, et beaucoup de mes collègues croyaient avec moi, que le gouvernement aurait accepté l'amendement sans trop de résistance, et lorsque, hier, M. le ministre des finances s'est levé pour le combattre, j'avoue que j'ai été pris d'un mouvement de curiosité, pour connaître comment l'habileté d'argumentation habituelle à l'honorable M. Frère aurait pu sortir de cette difficile épreuve. Il en est sorti en se plaçant à côté de l'amendement, en ne répondant pas un mot à M. de Brouckere et en traitant la question même des sucres que nous proposons d'ajourner.
De quoi s'agissait-il ? Il s'agissait de savoir si l'on disjoindrait la réforme de la loi sur les sucres du projet de loi sur les octrois, pour discuter plus tard cette réforme d'une manière approfondie.
M. le ministre des finances demande, pour sa loi d'octroi, une somme de 700,000 francs aux sucres, pour l'aider à former le fonds communal.
Il va plus loin, et selon moi, cette prétention n'était pas légitime, il demande que la révision de la loi des sucres soit décrétée. Que fait l'honorable M. de Brouckere ? Il répond à cette double exigence de M. le ministre des finances ; il lui donne d'abord les 700,000 francs dont il a besoin, et cela d'une manière bien plus assurée, par les 3 francs d'impôt sur les deux sucres, que par la révision de la loi que proposé le gouvernement.
En second lieu, en adoptant l'amendement proposé, la Chambre, comme le désire M. le ministre des finances, aura décrété en principe la révision de la législation sur les sucres pour un temps déterminé, d'ici à un an ou deux.
Le gouvernement recevra donc la somme qu'il exige des sucres et le principe de la révision sera admis.
M. le ministre des finances n'accepte pas cette facile transaction. Sur quoi somme-nous en désaccord ? Sur une question de jour et d'heure. M. le ministre veut que la Chambre discute et décide la réforme de la loi des sucres aujourd'hui même, peut-être en une seule séance ; car je ne serais pas étonné d'entendre, à la fin de la séance, des demandes de clôture se produire.
M. le ministre des finances apporte-t-il le moindre argument à l'appui de cette étrange prétention ? Aucun ; il n'a rien répondu au discours de M. de Brouckere, qui, d'après mon honorable collègue, M. H. Dumortier, aurait été broyé sous l'argumentation de l'honorable M. Frère ; il n'a pas répondu un seul mot, il n'a donné aucune raison de nature à prouver qu'il fallait discuter et décider la question des sucres aujourd'hui plutôt que demain. Il a discuté le fond. Il a dit que, pour obtenir 700,000 fr. des sucres, il avait à opter entre deux systèmes : supprimer ce qu'il a appelé la prime accordée au sucre de betteraves, ou bien demander ces 700,000 fr. à un impôt sur les deux sucres ; mais, contre la motion de disjonction et d'ajournement, pas un mot, et je suis étonné que l'honorable M. H. Dumortier ne s'en soit pas aperçu.
Ainsi je constate devant la Chambre que l'honorable ministre des finances s'est placé à côté de la question sur laquelle vous allez devoir vous prononcer ; il a exposé longuement les motifs qui lui faisaient considérer la loi des sucres de 1856 comme défectueuse et mauvaise, mais il n'a pas dit un mot pour prouver que la révision doit avoir lieu dans cette session, et lorsque cette révision est complètement étrangère au projet de loi sur l'abolition des octrois dans lequel je ne puis concevoir pourquoi on a introduit une législation nouvelle sur les sucres.
Les honorables membres qui viennent de parler ont-ils trouvé un argument oublié par M. Frère contre la proposition de disjonction et d'ajournement, car c'est cette question-là qui seule est en cause. Avant tout il s'agit de savoir si l'on disjoindra, si l'on ajournera cette importante et difficile discussion. Que nous a dit l'honorable M. H. Dumortier ?
J'ai écouté son discours et je n'y ai trouvé, à part les éloges adressés à l'honorable M. Frère, qu'un seul motif allégué pour repousser l'amendement de nos collègues, c'est que ces collègues avaient repoussé eux-mêmes les propositions qu'il avait défendues et qu'il fallait prendre une revanche et leur infliger la peine du talion. Ceci est un argument de mauvaise humeur que je suis étonné de voir produit par l'honorable membre. Il me permettra de lui dire, lui qui citait tout à l'heure Machiavel, que je ne sais si c'est dans Machiavel qu'il a puisse cette maxime mais qu'à coup sûr je ne la trouve pas morale. Je ne pense pas qu'il faille répondre par une injustice à une injustice que l’on croirait avoir été commise contre nous. (Interruption.)
L'honorable M. Loos a, lui aussi, à l'exemple de M. le ministre des finances, abordé, il le reconnaîtra lui-même, d'une manière assez superficielle la question du fond, la question des sucres ; mais il n'a présenté qu'une seule raison, du moins je n'en ai entendu qu'une seule destinée à combattre la motion d'ajournement et la disjonction. Il a prétendu que si nous ajournions à deux ans la réforme de la législation des sucres, la perte que subirait le trésor serait telle dans un an, que le gouvernement devrait nous réunir afin de prendre des mesures pour parer aux besoins du trésor épuisé.
C'est un argument, je l'avoue ; si cet argument était fondé, on devrait ne pas attendre une heure pour conjurer de tels résultats. Mais l'honorable membre a oublié un fait que M. le ministre des finances a constaté hier dans son discours, c'est qu'il y a actuellement une réserve de 4 millions inscrite au compte des raffineurs, qu'avec cette réserve il n'y a aucun danger de déficit pendant dix ans, et que dès lors il n'est nullement à craindre qu'une perturbation soit apportée dans les recettes assurées au trésor public d'ici au moment où la loi sera révisée.
(page 1569) Ainsi, ni dans le discours de l'honorable M. Frère ni dans ceux des honorables membres qui ont combattu la proposition de l'honorable M. de Brouckere, je n'ai entendu aucune raison de nature à prouver à la Chambre qu'il est utile et opportun de discuter, à propos d'une loi sur les octrois, la réforme de la législation sur les sucres.
Eh bien, messieurs, je prétends que personne d'entre vous, si ce n'est peut-être M. le ministre des finances, n'est préparé et n'a pu se préparer à une pareille discussion. Comment ! Nous avons dû suivre l'étude si difficile de la question des octrois, compliquée elle-même de dix autres questions les unes plus ardues que les autres ; et tandis que nous discutions la question des octrois en séance publique, nous étions obligés, dans les sections, d'examiner une autre loi très importante à un autre point de vue, je veux parler de la loi concernant le rétablissement du grade d'élève universitaire.
J'affirme que vouloir, sans aucun travail préparatoire, sans débats dans les sections, après une discussion superficielle en section centrale, sans un rapport spécial sur cette matière, vouloir discuter dans de pareilles conditions une question aussi importante, qui a nécessité en 1843, en 1846 et 1849, chaque fois an moins quinze jours de discussion ; vouloir la discuter d'une manière incidente et à propos d'une loi qui y est étrangère, et cela en une seule séance et sans avoir au Moniteur le discours prononcé hier par l'honorable M. Frère ; j'affirme - le mot est un peu dur, - que c'est vouloir, malgré les intentions loyales que je vous prête, c'est vouloir étrangler la question entre deux portes et dans un piège. (Interruption.)
Messieurs, j'ajoute un mot : je pourrais avoir la prétention d'y être peut-être mieux préparé que beaucoup d'entre vous. Je suis l'un des auteurs de la loi de 1846 sur les sucres. Je l'ai présentée comme ministre du commerce, de concert avec mon honorable ami, M. Malou. Eh bien, je vous le déclare, lorsque j'ai étudié cette loi comme membre du gouvernement, j'ai mis plus de trois mois à achever cette étude laborieuse.
Et vous voulez que sans travail préparatoire, sans documents, nous improvisions une pareille discussion ; je déclare avec franchise que personne ici, pas plus vous que moi, n'est en mesure de la discuter, ni même de la comprendre suffisamment et de la suivre.
C'est la plus difficile question d’intérêt matériel qui ait jamais été soumise aux parlements. Et la preuve, c'est qu'en Angleterre, en France, en Hollande et ailleurs, la question des sucres y est périodiquement soulevée sans y être jamais résolue.
Messieurs, le discours de l’honorable ministre des finances prouve lui-même, plus que tout le reste, combien il est impossible que nous abordions aujourd'hui un pareil débat. L'honorable M. Frère, avec tout le talent qui le distingue, n'a pas traité la question ; il n'a fait que l'effleurer. Je vais vous démontrer, en vous indiquant les nombreuses questions qu'il a remuées et les difficultés qu'elles renferment, combien chacune de ces questions exigerait de longs débats et un long examen.
Question du sucre indigène.
Cette industrie est-elle protégée ou ne l'est-elle pas ? L'écart de 6 fr. forme-t-il une protection réelle, ou bien est-ce, comme on le prétend, une compensation de la moins-value des bas produits dont l'honorable M. Frère a fait hier trop bon marché ?
Le gouvernement et la législature de 1846, de 1849 et de 1856 - l'honorable M, Frère était aux affaires en 1849, - tous ont admis comme base de la législation et comme égalité relative un écart de 8 fr. 50 c. ou 6 fr.
La question est donc de savoir si ces bas produits qui ne sont pas du sucre, puisqu'ils ne sont pas consommés comme sucre, doivent être frappés par un impôt de consommation, alors qu’ils doivent subir un second droit d'accise après la distillation. Faut-il ainsi les frapper deux fois, et la suppression de cet écart de 6 fr. entre les deux sucres ne serait-elle pas une prime en faveur du sucre exotique ?
Toute la question est là ; je ne la discute pas, je la pose, pour vous faire comprendre qu'elle seule entraînera une laborieuse discussion.
Mais je suppose que ce soit une protection, - et le maximum de cette protection n'atteindrait pas 10 p.c. - Eh bien, est-il convenable, à propos d'une loi sur les octrois, que vous prononciez la suppression de cette protection modérée, lorsque vous maintenez dans vos tarifs des protections de 20, 30, 40 et même 50 p. c. en faveur d'autres branches de l'industrie nationale ?
Autre question aussi grave relative au sucre indigène ; l'honorable M. de Brouckere vient d'en dire deux mots.
M. le ministre des finances avait dit que sur la base de 1,400 kilog. de prise en charge, cette industrie obtenait une nouvelle prime sur les excédants. L'honorable M. de Brouckere répond à M. le ministre des finances : « Vous prétendez qu'il y a un excédant ; les fabricants prétendent le contraire. Eh bien, ils consentent à payer le droit à la sortie de la fabrique sur les quantités réellement produises. » Voilà une réponse bien péremptoire.
Troisième question.
La restitution à l'exportation sera-t-elle la même sur le sucre candi et le sucre en pain ? Cette égalité dans la restitution ne constitue t-elle pas une prime en faveur du sucre exotique ?
Quelle influente la fabrication du sucre indigène exerce-t-elle sur l'agriculture ? Question fort controversée. Cette influence est-elle nuisible, comme le prétend l'honorable M. Frère ? ou bien est-elle utile, heureuse, comme le proclament de grandes sociétés d'agriculture en France et en Belgique ?
Nous ne sommes pas au bout des questions à poser et à résoudre ;-je poursuis :
Quelle est la cause de la diminution des importations du sucre de canne depuis quelques années ?
A quelle influence faut-il attribuer la perte du marché des provenances directes ?
Est-ce à la réforme de Robert Peel ! Est-ce à la nouvelle législation adoptée aux Etats-Unis ? Est-ce à l'abrogation chez nous de la loi sur les droits différentiels ? Est-ce à la diminution de notre commerce de transit avec l'Allemagne ?
Ce sont là des questions importantes qui méritent un examen approfondi et qu'on ne peut traiter en courant et en quelques heures.
M. Loos a plaidé l'importance du commerce du sucre exotique au point de vue de la navigation qu'il favorise et du mouvement commercial qu'il provoque. J'ai soutenu la même thèse en 1846 et je la soutiendrais encore si l’honorable député d'Anvers pouvait produire des raisons sur lesquelles je pourrais appuyer l'espérance de voir rétablir le marché de sucre de provenances directes qu'avait créé à Anvers la loi de 1846, et cela sans rétablir le système différentiel de provenances, sans l'aide d'un grand transit vers l'Allemagne, avec le maintien du monopole colonial hollandais et des frets que la législation de sir Robert Peel a fait naître en Angleterre. S'il me donne des motifs sérieux de l'espérer, je me joindrai à lui pour soutenir la cause qu'il défend.
Après les sucres indigènes et les sucres exotiques vient la question du raffinage.
Raffinage du sucre indigène.
Raffinage du sucre exotique.
Questions d'exportation de ce sucre et de la restitution.
Conditions dans lesquelles, par rapport à la concurrence des pays voisins, il faut que cette exportation soit établie.
Après ces difficiles questions que M. le ministre des finances n’a fait qu'effleurer, il en a abordé une autre, et c'est presque la seule qu'il ait traitée d'une manière un peu développée dans son discours, l'étude des législations étrangères comparées à la législation belge.
M. le ministre des finances a eu soin de passer très légèrement sur l'Angleterre et la Hollande, parce que là les faits ne viennent pas à l'appui de son argumentation. Il s'est appesanti sur la législation française. Je ne veux pas entrer dans une réfutation complète de cette partie du discours de l'honorable M. Frère ; j'admettrai même quelques-uns de ces faits sans en exagérer, comme il l'a fait, toutes les conséquences ; mon but est d'opposer aux assertions de M. le ministre des finances des doutes propres à vous faire reculer devant une décision immédiate.
En Angleterre et en Hollande, l'égalité absolue existe telle que M. le ministre des finances veut l'établir chez nous. Eh bien, un de ses bons amis, un soutien dévoué de ses idées, l'honorable M. Hymans, a déclaré avec franchise, qu'en Angleterre, « l'industrie du sucre indigène n'existe pas. Elle y est, a-t-il dit, en quelque sorte interdite par les lois prohibitives établies dans l'intérêt des consommateurs. »
Or cette interdiction et cette prohibition dont parle l'honorable M. Hymans, c'est l’égalité de droits, cette égalité de droits qui suffit, selon l'honorable M. Frère, pour permettre à l'industrie du sucre indigène en Belgique d'atteindre un grand développement, une grande prospérité.
En Hollande, on vient de le rappeler, on a essayé de monter une seule sucrerie de sucre indigène, et veuillez remarquer cette circonstance, on l'a élevée en 1857, lorsque le prix du sucre exotique avait doublé, tandis qu'en Belgique l'industrie de la betterave existe depuis 1835.
Je le demande à M. le ministre des finances, comment expliquer qu'il ait fallu 22 ans en Hollande pour laisser naître l'idée d'élever une sucrerie indigène ? C'était parce qu'en 1857 le prix du sucre colonial était augmenté de 50 p. c, et puis le prix des terres y est tellement bas qu'on y produit les betteraves à 5 fr. par 1,000 kil. moins cher qu'en Belgique, ce qui équivaut à une protection de 10 fr., et l'on vient de citer ce fait que nous importons en Belgique des quantités considérables de betteraves récoltées en Hollande.
Malgré cette circonstance exceptionnelle, en Hollande, sous l'empire de l'égalité de droit, la sucrerie de betterave n'a pu naître ou du moins se développer.
Voilà donc deux faits significatifs qui contredisent les prévisions de l’honorable M. Frère sur les résultats à attendre, en Belgique, du régime de l'égalité absolue du droit.
On devrait examiner si, en France, la position est la même que chez nous.
II y a trois intérêts en présence : le sucre des colonies françaises, celui des colonies étrangères, le sucre indigène français. Ces trois intérêts n'existent pas chez nous, et les comparaisons doivent être admises avec précaution.
(page 1570) Il s'agit de voir à quelles causes est due la détaxe de 3 fr., dont a parlé M. le ministre des finances, et qui a été établie en faveur du sucre colonial français.
Vous avez lu le rapport de M. Beugnot, où cette cause est clairement expliquée.
Vous savez sous l'empire de quels faits la détaxe a été introduite d'une manière temporaire jusqu'en 1866 ; c'est après les désastres coloniaux, après l'émancipation des esclaves en 1848, que cette mesure temporaire a été adoptée. Mais, veuillez le remarquer, en 1866, lorsque l'égalité sera rétablie, que la détaxe sera supprimée, y aura-t-il égalité réelle de droits ?
Non, M. Beugnot le déclare. II est notoire, dit-il, que le prix de revient du sucre colonial français est plus élevé de 3 à 4 fr. que le prix du sucre indigène français. et depuis, messieurs, cette proportion a été dépassée. Je crois que le prix de revient du sucre colonial français est de 6 à 7 francs plus élevé que le prix de revient du sucre indigène français ; par conséquent, en 1866, il y aura une égalité nominale, mais l'égalité réelle n'existera pas, et le sucre indigène conservera presque le monopole du marché français.
Le prix du sucre étant plus bas en Belgique qu'en France, il y avait, sous l'ancienne législation, infiltration de sucre belge en France. M. le ministre des finances l'a reconnu.
D'après la nouvelle législation française, l'impôt sur le sucre a été réduit de 24 fr. La différence de 15 fr. qui existait au profit du sucre belge sera renversée, et cette différence sera de 15 à 17 francs en faveur des prix français. M. le ministre des finances a contesté hier ce chiffre ; il a prétendu que la différence ne serait que de 10 fr., mais je crois que c'était M. le ministre des finances qui était dans l'erreur. Il a pris la différence entre les droits de 30 et de 40 fr., qui se rapportent aux sucres bruts, mais c'est des sucres raffinés qu'il s'agit, et pour ceux-ci les droits comparés sont de fr. 33 et 50 ; la différence est donc de 17 francs.
Messieurs, je n'ai pas la prétention de juger maintenant de l'influence que doit exercer la nouvelle législation française sur le marché belge. Mais des doutes graves sont permis, et je trouve que M. le ministre des finances traite cette question un peu à la légère. Il l'a étudiée dans son cabinet, mais peut-il affirmer sans présomption que la réduction de l'impôt sur les sucres en France ne provoquera pas une infiltration plus ou moins considérable des sucres français en Belgique, compromettant ainsi les recettes du trésor et affectant l'industrie qui est responsable de ces recettes ?
Messieurs, en présence de toutes ces questions :
Sucre indigène,
Sucre exotique,
Raffinage du sucre,
Commerce intérieur et mouvement commercial,
Législations étrangères à comparer à aà nôtre,
Questions de trésor public, toutes si difficiles à apprécier,
Je le demande à vos consciences, à votre bonne foi, y a-t-il quelqu'un parmi vous qui oserait se lever et dire : « Je suis prêt à discuter une pareille question d'une manière approfondie. »
J'avoue que je ne le suis pas et j'affirme que vous ne l'êtes pas plus que moi.
Permettez-moi de signaler à l'assemblée l'attitude au moins singulière que M. le ministre des finances a prise dans tout ce débat.
Dans le discours qui a ouvert la discussion générale, M. le ministre des finances a choisi un langage empreint d'une grande humilité, d'une profonde modestie dont je me suis, je l'avoue, un peu méfié.
Il a déclaré qu'il était le premier à reconnaître que ce projet de loi n'était pas parfait, qu'il en connaissait toutes les imperfections et les lacunes ; qu'il était loin de méconnaître tous les intérêts que ce projet pouvait blesser, les objections sérieuses qu'on pourrait y opposer. Aussi, faisait-il appel à une loyale et sincère discussion, à nos lumières et à notre examen. Il nous demandait notre concours pour l'aider à améliorer le projet de loi qu'il reconnaissait incomplet.
Veuillez remarquer que lorsque l’honorable M. Frère faisait cet appel, provoquait ainsi des propositions nouvelles de notre part, il ne s'agissait pas des propositions de la section centrale, qui déjà alors étaient connues ; personne ne doutait dans la Chambre que ces propositions ne fussent acceptées par l'honorable M. Frère, et s'il a tardé à le déclarer, c'est sans doute pour donner plus de prix à cette concession. C'étaient donc des amendements et des propositions nouvelles qu'il provoquait par cet appel conciliant.
La discussion a prouvé, en effet, qu'une opposition sérieuse pouvait être faite au projet de l'honorable ministre et je n'ai pas besoin de rappeler les discours remarquables qui ont été prononcés en cette circonstance.
Dans le discours par lequel M. le ministre des finances a fermé la discussion générale, il a conservé cette attitude humble et modeste ; il a reconnu avec une grande franchise que les bases essentielles de son projet reposent sur des données incertaines ; pour le sucre, la bière, le café, le vin et les eaux-de-vie, il n'a produit aucun chiffre statistique, aucun document officiel. Tout cela ne forme que des hypothèses et des appréciations en regard desquelles se placent les appréciations contradictoires des orateurs qui ont combattu quelques-unes des bases du projet. Le vice radical du projet, à mes yeux, est précisément de n'avoir que des bases arbitraires dans une question d'impôt qui doit avoir pour fondement l'égalité proportionnelle.
En présence de ces incertitudes que M. le ministre a reconnues lui-même, de l'appel qu'il faisait à notre esprit de conciliation, nous avons fait tous nos efforts pour tâcher d'améliorer ce projet, comme on nous y conviait.
Les adversaires de la loi auraient pu ne pas répondre à cet appel. Ils auraient pu légitimement, comme cela se fait dans les grandes questions qui s'agitent devant les parlements, dire au gouvernement : Telle disposition de votre projet je la trouve mauvaise et je la combats ; votre projet tout entier, je le trouve défectueux, et je le réprouve, sans être tenu pour cela de substituer une disposition nouvelle à celle du gouvernement, un contre-projet de loi au projet du gouvernement.
La prétention que l'on produit ici est nouvelle ; elle n'est point légitime et j'ajoute qu'au point de vue de ce que M. le ministre des finances appelait hier la tactique parlementaire, il était peu habile de répondre ainsi à cet appel ; car, pour formuler des propositions nouvelles, nous n'avons pas, comme M. le ministre des finances, des bureaux, des directeurs autour de nous, des documents nombreux dans lesquels nous puissions puiser à pleines mains et à toute heure, et un ministre a un immense avantage de position dans une lutte engagée dans ces conditions.
Cependant, messieurs, nous avons accepté l'appel qui nous était fait ; nous avons préféré, au lieu d'être habiles, d'être sincères, loyaux et conciliants. M. le ministre des finances a rendu hommage à la loyauté et à l'intelligence des efforts tentés pour améliorer la loi par les propositions nouvelles qui vous ont été soumises.
Lorsque de ces prémisses toute conciliantes de la discussion générale, nous sommes arrivés aux conclusions, aux articles, qu'avons-nous vu ? Nous avons vu l'honorable M. Frère repousser toutes les propositions qu'on lui a faites, n'accepter rien et nous enfermer dans le dilemme qu'il nous oppose : ou bien les propositions du gouvernement ; ou bien le maintien des octrois ; pas de milieu ; le projet est une arche sainte à laquelle on nous défend de toucher.
Pour la bière, j'avais espéré que, eu égard aux grands intérêts populaires qui s'y rattachent, M. le ministre des finances aurait fait une concession en renonçant de demander à la boisson de l'ouvrier et des classes moyennes presque la moitié de tout le fonds communal. Il ne s'agissait que de trouver les voies et moyens à concurrence de 2 ou 3 millions. Or, M le ministre des finances, qui a le génie de l’impôt, ne fera croire à personne qu'il lui était impossible de trouver d'autres voies et moyens pour cette somme ; mais on ne trouve pas ce que l'on ne veut pas trouver.
Aujourd'hui de quoi s'agit-il ? Il ne s'agit pas même de toucher au projet de loi sur les octrois : on lui donne les 700,000 fr. dont il a besoin, et l'on admet le principe de la révision de la législation sur les sucres.
Nous demandons, nous, que la question reste entière, nous demandons que ce débat, auquel personne n'est préparé d'une manière suffisante et qu'on ne résoudra pas d'une manière éclairée, soit ajourné. Eh bien, non ; on nous refuse cette facile et légitime concession, et on nous la refuse avec une ténacité qui ressemble à l'obstination. Que signifiait donc l'appel à la conciliation que M. le ministre des finances nous adressait ?
Messieurs, la Chambre voudra bien me permettre, en terminant, de dire en deux mots, en indiquant seulement ma pensée, la raison essentielle qui me détermine à voter contre le projet de loi.
Le projet de loi présenté par l'honorable M. Frère est bon en principe ; j'avoue que je le trouve préférable, dans ses bases, à ceux qui l'ont précédé et que je ne trouve pas sans reproche ceux qu'on y oppose. J'y trouve cependant des côtés défectueux qui doivent être corrigés ; je reste convaincu que pour être juste, équitable, il faudrait faire entrer à un certain degré l'élément de la population dans les conditions de répartition du fonds communal.
Voilà ma conviction. Je me borne à indiquer ma pensée à cet égard.
Mais je suppose que le projet soit inattaquable, soit parfait, qu'il n'y ait aucune objection sérieuse à y faire, eh bien, je voterais encore contre le projet et voici pourquoi :
Messieurs, je crois pouvoir rappeler ici l'attitude prise récemment par un des hommes d'Etat les plus éminents de l'Angleterre dans une question analogue, relative à la suppression du droit sur le papier.
En Angleterre on était unanime à vouloir la suppression de cet impôt, comme ici nous sommes unanimes à vouloir la suppression des octrois. Mais lord Derby a dit à la Chambre des lords qu'en présence des circonstances qui menaçaient l’Europe entière, la prudence la plus vulgaire commandait à l'Angleterre de conserver soigneusement toutes ses ressources.
Eh bien, messieurs, nous avons été amenés à contracter un emprunt de 45 millions ; nous avons dû, dans un but de défense nationale, engager les excédants de nos budgets pendant plusieurs années ; cette mesure était exceptionnelle et presque héroïque. En présence de cette situation financière dont l'avenir est ainsi grevé en face des événements européens qui tiennent le monde politique dans la défiance et (page 1571) l’inquiétude, je dis à mon tour que la plus vulgaire prudence conseille de conserver scrupuleusement toutes nos ressources.
Nous devons, selon moi, faire un fonds de réserve financier et surtout un fonds de réserve de patriotisme. Un fonds communal pour abolir les octrois est bien, mais je préfère un fonds national destiné à parer aux éventualités de l'avenir. De ce fonds national il ne faut rien distraire, il faut tout conserver et y apporter tout ce que nous avons de prudence, de dévouement et d'amour du pays. (Interruption.)
M. Allard. - Après les discours qui viennent d'être prononcés par les honorables MM. Dechamps et de Brouckere pour soutenir l'amendement que j'ai signé, je ne puis dire que, pas plus que beaucoup d'autres membres de cette Chambre, je ne suis préparé à cette discussion. Je ne pouvais pas m'attendre à ce qu'une nouvelle législation sur le sucre aurait été mise en discussion, à propos du projet de loi abolissant les octrois ; surtout en présence de ce que le gouvernement nous déclarait, il y a un an, qu'elle était bonne, et qu'elle fonctionnait bien.
Comment voulez-vous que, sans qu'on nous ait donné des documents, des preuves palpables, je puisse consentir à ce qu'incidemment nous allions changer cette législation ?
Voici ce que disait M. le ministre des finances dans la note préliminaire du budget des voies et moyens pour l'exercice 1860, déposé dans la séance du 15 mars 1859.
« La loi sur les sucres a été modifiée de telle sorte que la recette est augmentée et qu'elle suivra désormais le mouvement de la consommation. »
Et aujourd'hui cette loi ne vaut plus rien.
Après les discours de MM. de Brouckere et Dechamps que vous venez d'entendre, je ne puis guère rentrer dans la discussion, et répéter ce qu'ils ont si bien dit ; je me bornerai à dire qu'en présence de la note de M. le ministre que je viens de lire, je ne puis pas croire que la loi soit aussi mauvaise qu'il le prétend maintenant.
Puisque j'ai la parole, je répondrai à la sommation que M. H, Dumortier a adressée aux signataires de l'amendement ; il nous a sommés de déclarer si, oui ou non, nous étions propriétaires intéressés dans les sucreries de betterave. Messieurs, c'est là une insulte adressée aux membres de la Chambre !
Hier, c'était un journal qui, appréciant mon opposition à l'augmentation de l'impôt sur les bières, disait que j'étais brasseur à Tournai.
Je repousse avec indignation une pareille imputation. Depuis le 31 décembre 1856 je ne suis plus brasseur ; quelques mois après, j'ai vendu la brasserie que j'avais dû reprendre à la mort d'un frère. Je n'ai jamais eu d'actions dans des sucreries de betterave et je n'en aurai probablement jamais.
M. B. Dumortier. - J'aurais grand désir de prendre part à la discussion ; mais si la Chambre voulait voter d'abord sur la proposition d'ajournement, je prendrais la parole après le vote, s'il y avait lieu.
- Plusieurs voix. - Non ! non ! la clôture ! la clôture sur tous les amendements.
M. B. Dumortier. - Je renonce à la parole.
M. Savart. - Je demande la parole.
Messieurs, j'ai demandé la parole pour satisfaire à l'appel fait par M. Henri Dumortier aux signataires de l'amendement déposé par M. de Brouckere.
Il les interpelle pour savoir quel intérêt les a conduits ! Je veux répondre avec loyauté et franchise : j'ai été guidé par un intérêt. Par un intérêt très vif.
Je me suis dit ; Il y a dans le district de Tournai douze ou quatorze sucreries en pleine activité.
Ces sucreries fournissent du travail et du pain à plus de deux mille ouvriers, presque tous pères de famille.
Elles fournissent ce travail alors que sévit l’hiver, cet implacable interrupteur des travaux agricoles. Il ne faut pas, à la légère, changer une pareille situation.
M. le ministre des finances a beaucoup de talent. J'écouterai avec une religieuse attention les développements qu'il donnera à son système. J'aimerais cependant à ne pas être forcé de donner un vote, lorsque je serai ébloui par le prestige d'une éloquente parole et sous l'empire du charme dont M. le ministre enveloppe ses auditeurs.
Les questions sont multiples, difficiles.
Je voudrais, entre deux sessions, méditer dans le silence du cabinet. Il est bon de ne pas décider imprudemment du sort de deux mille familles pauvres de son arrondissement. Voilà le sentiment qui m'a conduit et pas d'autre.
- Plusieurs voix. - La clôture !
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, je ne rentrerai pas dans la discussion de la question spéciale qui vous est soumise ; je n'ai rien à ajouter aux considérations que j'ai fait valoir et que personne n'a tenté d'ébranler. Je veux dire un seul mot en réponse aux dernières paroles du discours de l’honorable M. Dechamps.
Suivant sa coutume, il m'a représenté comme un homme inflexible, intraitable, obstiné, ne consentant jamais, sur aucun point, à faire une concession quelconque ; et pour justifier cette assertion, il a fait remarquer qu'après avoir fait appel au concours des membres de l'assemblée, après avoir fait appel à la conciliation, j'avais refusé d'accueillir les amendements qui ont été produits.
Déjà, en répondant à l'honorable M. H. Dumortier, j'ai démontré qu'il était impossible d'accueillir les deux ou trois propositions qui ont été faites.
Da ces propositions, l'une a été rejetée par la Chambre et n'a pas été admise par l'honorable membre lui-même ; les autres, qui seront soumises incessamment à l'assemblée sont destructives d'un principe essentiel du projet de loi ; peut-on me convier à me rallier à des propositions qui renversent le projet que j'ai présente ? Quant aux propositions qui l'améliorent en maintenant le principe, ai-je refusé d'y adhérer ? Elles sont émanées seulement de la section centrale ; j'ai accédé à ces propositions. C'est ainsi que j'ai fait preuve de modération et d'esprit de conciliation, non de cette ridicule conciliation à laquelle on me convie et qui consisterait à mettre l'idée de mes adversaires à la place des miennes.
Dans la question spéciale qui vous occupe, j'avais laissé pressentir que j'accepterais des propositions qui échelonneraient les termes successifs pour arriver à l'égalité de droits que je propose, qui est cependant bien justifiée ; mais, par ménagement pour les intérêts en cause, je n'aurais pas repoussé, le principe étant sauf, une transaction sur les moyens d'exécution.
Il a suffi qu'on pût supposer que j'accéderais à une pareille proposition pour qu'elle fût déclarée inacceptable. Cette proposition a été formulée par un honorable membre de la section centrale, les intéressés ont déclaré qu'ils la répudiaient.
Voilà de la conciliation, de la modération !
On veut tout ou rien, et dans cette position, en face des intérêts privés parlant surtout comme ils ont parlé depuis, c'est au gouvernement que vous conseillez de céder. Le gouvernement ne cède pas en pareil cas !
L'honorable membre, cherchant à expliquer le vote hostile qu'il donnera au projet de loi, s'est réfugié derrière lord Derby, et a invoqué les motifs que celui-ci faisait valoir pour repousser la proposition du gouvernement anglais, de supprimer les droits sur le papier. Je ne vois là qu'un prétexte dont l'honorable membre n'avait nul besoin.
En quoi compromettons-nous la situation financière du pays ? En Angleterre, les mesures soumises par le gouvernement avaient pour résultat la suppression d'un revenu énorme, et on était obligé de maintenir l'income tax. Ici, proposons-nous quelque mesure extraordinaire ? Demandons-nous le maintien d'un impôt extraordinaire ? Mettons-nous en péril la situation financière ? Oh ! je puis le dire, elle ne sera pas compromise en nos mains. Je n'aurais pas proposé ce projet imposant un sacrifice de 3,500,000 fr. au trésor, si je n'avais pas pu dire que, même après ce sacrifice, tous les engagements que la législation a pris seraient pleinement accomplis.
Les ressources se sont accrues notablement ; et dans ces deux dernières années d'une manière remarquable. Et je vous l'ai dit, si j'avais établi mes calculs non pas sur les prévisions de 1860, mais sur les recettes des années 1858 et 1859, mes propositions, eussent été de deux millions plus favorables aux communes rurales. Dans cette situation je puis en pleine confiance engager la Chambre à voter les propositions du gouvernement. Nous acceptons volontiers la responsabilité qui naît du projet de loi.
M. E. Vandenpeereboom, rapporteur. - La section centrale a fait tout au monde pour que la loi puisse être acceptée par la droite aussi bien que par la gauche.
On a exprimé le désir, sur les bancs opposés, et c'était aussi notre vœu, que la loi fût plus favorable aux communes rurales. Nous avons introduit plusieurs amendements dans ce but ; et l'honorable ministre des finances s'y est rallié avec bienveillance. Nous avons augmenté le fonds communal d'une somme de 1,100,000 francs, qui va. doubler eu très peu d'années. Donc, le fonds communal, qui ne devait être que de 3 millions, sera immédiatement de 4 millions, et avant peu il s'élèvera à 5 et à 6 millions. Certes, c'est là une grande amélioration. Eh bien, dès le début de la séance, deux membres de la section centrale, MM. Muller, A. Vandenpeereboom, et moi, qui n'avons pas signé l'amendement de l'honorable M. de Brouckere, nous avons formule un nouvel amendement, dont je vais avoir l'honneur de vous exposer les motifs, après vous en avoir donné lecture. Il est ainsi conçu :
« Toutefois le droit différentiel existant entre les deux sucres sera graduellement réduit de deux francs, d'année en année ; de façon que l’égalité des droits ne soit établie qu'après la troisième année. »
Vous le voyez, nous tenons compte de ce qui a été dit dans cette enceinte pendant la discussion. Cette proposition a déjà été faite en section centrale. L'honorable M. H. de Brouckere ne l'a pas maintenue, parce que les intéressés ont déclaré que cela ne leur suffisait pas. Du reste, ce que demande l’honorable membre ne porte pas atteinte au principe sur lequel nous sommes d'accord. C’est une simple question d'ajournement.
M. B. Dumortier. - Pas du tout.
M. E. Vandenpeereboom, rapporteur. - Vous avez consenti à la révision de la loi. Or, quand on révise une loi, ce n'est pas pour la (page 1572) laisser telle qu'elle est, mais pour la changer. A moins que vous ne prétendiez augmenter encore vos scandaleux privilèges.
Nous allons vous expliquer pourquoi nous présentons notre amendement. C'est par motif de conciliation. On a dit que M. le ministre ne se montrait pas conciliant, qu'il n'acceptait aucune proposition. C'est que toutes les propositions étaient négatives, qu'aucune n'était opérante, qu'aucune ne pouvait conduire à la réforme que nous poursuivons. C'est pour cela que M, le ministre ne les a pas acceptées.
A présent, que demandons-nous ? Nous demandons graduellement le changement d'une législation qui a été prouvée vicieuse, par M. le ministre des finances. Aucun des orateurs n'a détruit les preuves fournies par M. Frère, relativement aux vices de la législation actuelle sur les sucres. Nous ne changeons pas le chiffre. Nous donnons les 700,000 fr. Mais on nous répond : « Nous les donnons aussi, »
Il faut distinguer entre ceux qui accordent cette ressource. Quand M. de Brouckere et ses collègues me disent : « Nous donnons les 700,000 francs, » je les crois, parce qu'ils vont voter la loi. Mais quand M. Faignart, M. Dechamps et autres me disent qu'ils les donnent aussi, je ne les crois plus, parce qu'ils voteront contre la loi, et qu'ainsi ce qu'ils nous accordent d'une main, ils nous le retirent de l'autre. Ce qui me fait penser que nous devons marcher avec nos auxiliaires naturels, c'est-à-dire avec les membres de ce côté-ci, et non pas avec les membres de ce côté-là de la Chambre. C'est afin d'arriver à la conciliation, c'est afin d'assurer à cette grande loi le plus grand nombre de voix possible que nous avons formulé notre amendement.
On nous dit : « L'instruction n'est pas faite. Jamais on n'a traité aussi légèrement une grande question. » L'instruction n'est pas faite ! Voilà trois mois que nous sommes saisis du projet. Nous avons reçu des montagnes de pétitions ; des charretées de brochures ; des articles de journaux, les uns à la poudre fulminante, les autres au miel et au sucre. Nous avons reçu des solliciteurs, les uns chapeau bas, les autres le pistolet au poing. On a jeté des cris et des plaintes à nous étourdir. Et nous ne sommes pas instruits ? Mais alors, c'est que nous sommes sourds, ou bien que nous sommes peu intelligents.
Sérieusement, nous croyons faire quelque chose de très favorable au Hainaut, par la proposition que nous déposons en ce moment. Sur d'autres bancs, on a fait une proposition qui déjà avait été émise en section centrale : celle d'imposer le charbon. On s'est demandé si le Hainaut donne au trésor public tout ce qu'il doit donner. Je vous engage donc à être très modérés dans cette discussion et à donner autant que possible, afin qu'on ne vous prenne pas trop.
J'ai repoussé en section centrale l'impôt sur le charbon, parce que je le crois destiné à servir à d'autres réformes. J'espère que M. le ministre des finances (quelque fatigué qu'il soit à la suite des travaux et des soucis que lui a occasionnés cette grande réforme, qu'il a mise en bonne voie et dans laquelle il réussira) s'occupera ensuite d'autres réformes auxquelles le charbon pourra donner son utile appoint.
M. Rodenbach. - Le droit d'un centime que j'ai proposé est insignifiant.
M. E. Vandenpeereboom, rapporteur. - Nous discuterons cela.
En deux mots, nous sommes partisans sincères, je dirai presque passionnés, de cette réforme qui se fait en ce moment. La section centrale a recherché avec soin, avec zèle, avec une étude profonde, tous les moyens de concilier les divers intérêts, intérêts privés et intérêts publics. Entre les divers intérêts actuellement en présence, nous proposons un moyen de transaction modérée et équitable. J'engage mes collègues ou du moins mes amis politiques (car je n'ai pas de conseils à donner à mes adversaires, cela va sans dire) à adhérer à ce mode de conciliation que nous proposons par notre amendement.
El je ne crains pas de faire, aux partisans de l'amendement de l'honorable M. H. de Brouckere, la prédiction suivante : « Ou vous accepterez aujourd'hui nos propositions de conciliation ; on vous payerez cher bientôt vos exigences sans frein. »
M. B. Dumortier. - Vous me permettrez certainement de dire quelques mots sur l'amendement proposé par l'honorable M. Vandenpeereboom, bien que j'aie des intérêts dans la question.
M. E. Vandenpeereboom. - Je n'ai pas parlé de cela.
M. B. Dumortier. - Non, vous avez trop de délicatesse pour cela.
Messieurs, si un pareil argument pouvait nous être opposé, si les personnes qui ont un intérêt dans une discussion ne pouvaient prendre la parole, il faudrait, comme l'a fait remarquer en 1849, M. le ministre des finances, lorsqu'il s'est agi de la loi sur les sucres, que dans une discussion sur l'impôt foncier, aucun propriétaire ne prît la parole, que dans une discussion sur la contribution personnelle, personne dans la Chambre ne prît la parole.
Messieurs, je connais passablement la question qui s'agite en ce moment, et certes, si le discours de l’honorable M. Frère avait paru au Moniteur, je crois qu'il aurait été excessivement facile de le réfuter de point en point. Je crois que cela aurait été d'autant plus facile, que l'honorable ministre des finances m'a prêté une opinion qu'il n'a pas cherchée lui-même, qui lui a été fournie par un de ses employés, mais qui est complètement contraire à la vérité. Je suis convaincu qu'il n'a pas fait les recherches lui-même.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je vous demande pardon, je les ai faites moi-même.
M. B. Dumortier. - Je me permettrai alors de rectifier un fait. L'honorable ministre a dit dans la séance d'hier : Si je venais proposer l'égalité des droits sur le sucre de canne et sur le sucre de betterave, et une prime de 2 millions pour l'exportation, que diriez-vous de moi ? Eh bien, c'est ce que M. Dumortier a proposé.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je n'ai pas parlé d'égalité de droits, j'ai parlé de prime à inscrire au budget.
M. B. Dumortier. - Vous avez parlé de l'égalité des droits.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nullement.
M. B. Dumortier. - Il est fâcheux que votre discours ne soit pas au Moniteur. Car c'est là le point qui m’a le plus frappé. Au reste puisque M. le ministre des finances prétend qu'il n'a pas parlé de cela, je n'insiste pas sur cet incident.
Messieurs, il me serait facile de réfuter ce qu'a dit M. le ministre des finances. Mais la Chambre désire en finir et je conçois son impatience. Il est cependant un point sur lequel je ne puis me dispenser de dire quelques mots.
L'honorable membre qui vient de parler et qui est partisan passionné de la loi sur les octrois, présente ce qu'il appelle un amendement de conciliation. Eh bien, qu'est-ce que cet amendement de conciliation ? C'est un amendement qui tranche la question contre l'industrie indigène, avec cette différence que l'un des deux systèmes l'assassine et que l'autre le réduit à trois ans d'agonie. Eh bien, l'industrie indigène préfère beaucoup le système de l'honorable M. Frère au système que l'on présente, et le motif en est facile à comprendre : quand une industrie en est arrivée à ce point qu'elle ne peut plus marcher, il vaut beaucoup mieux pour elle faire une chose : c'est de suspendre ses travaux. Voilà la seule chose qu'elle ait à faire.
Vous aurez encore des travaux cette année, parce que beaucoup de fabricants de sucre ont dû prendre des engagements avec les fermiers ; mais soyez certains que c'en est fait des sucreries de betterave.
Je n'ajouterai qu'un seul mot, qui vous prouvera combien l'honorable M. de Brouckere, en présentant son amendement, avait raison. Il n'y a, à mon avis, qu'un seul homme qui ait eu le bonheur de poser les chiffres exacts pour les deux sucres, et cet homme, je lui rends un plein et entier hommage, c'est l'honorable M. Frère.
C'est lui qui, dans la loi de 1849, est venu proposer et justifier l'écart de 8 fr. entre les deux sucres. Eh bien, toutes les expériences qui ont été faites, toutes les recherches auxquelles on s'est livré depuis lors, prouvent que l'honorable M. Frère avait saisi l'exacte vérité de la question.
Je ne dis pas ceci pour le misérable plaisir de mettre l'honorable M. Frère en opposition avec lui-même. Ce n'est pas ma pensée, je le prie d'en être convaincu. Mais je ferai seulement remarquer que lorsque l'honorable ministre qui, dans la dernière loi, proposait un écart de 8 fr. vient aujourd'hui proposer l'égalité entre les deux sucres, il est évident qu'une pareille question doit être examinée et qu'ainsi l'amendement de l'honorable M. de Brouckere trouvera pleine et entière justification.
- La discussion est close.
M. le président. - Trois amendements sont présentés : celui de M. de Brouckere et ses collègues, celui de M. E. Vandenpeereboom et celui de M. Tack. Je crois que l'amendement de M. de Brouckere doit être mis aux voix le premier.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je ferai remarquer que dans l'amendement de l'honorable M. de Brouckere, au troisième alinéa, il est dit : en prenant pour base un produit de 5,200,000 fr. Je suppose que l'honorable membre n'entend pas lier la législature ; qu'il s'agit d'un produit d'au moins 5,200,000 fr.
M. de Brouckere. - Evidemment, il s'agit d'un produit d'au moins 5,200,000 fr. On peut retrancher le chiffre.
M. le président. - Ainsi les mots : « en prenant pour base un produit de 5,200,000 fr. » seraient supprimés.
- L'amendement de M. de Brouckere, ainsi modifié, est mis aux voix par appel nominal.
En voici le résultat :
109 membres sont présents.
57 adoptent.
52 rejettent.
Ont voté l'adoption : MM. Janssens, J. Jouret, M. Jouret, Lange, Laubry, Le Bailly de Tilleghem, Magherman, Moncheur, Neyt, Nothomb, A. Pirson, Rodenbach, Sabatier, Savart, Snoy, Tack, Thibaut, Thienpont, Vander Donckt, Van Dormael, Van Humbeek, Van Leempoel de Nieuwmunster, Vau Overloop, Vermeire, Verwilghen, Wasseige, Allard, Ansiau, Beeckman, Carlier, Crombez, de Bast, H. de Brouckere, Dechamps, Dechentinnes, de Decker, de Haerne, de Lexhy, de Liedekerke, de Man d'Attenrode, de Mérode-Westerloo, de Moor de Naeyer, de Paul, de Pitteurs-Hiegaerts, de Portemont, de Ridder, de Ruddere de Te Lokeren, Desmaisières, (page 1573) de Smedt, de Terbecq, de Theux, B. Dumortier, d'Ursel, Faignart, Frison et Goblet.
Ont voté le rejet : MM. Guillery, Hymans, Jacquemyns, Jamar, Julliot, Koeler, C. Lebeau, J. Lebeau, Lesoinne, Loos, Manilius, Moreau, Muller, Nélis, Orban, Pierre, Pirmez, Pirson, Prévinaire, Rogier, Royer de Behr, Saeyman, Tesch, A. Vandenpeereboom, E. Vandenpeereboom, Vanderstichelen, Van Iseghem, Van Renynghe, Van Volxem, Vervoort, Vilain XIIII, Dautrebande, de Baillet-Latour, de Boe, de Breyne, de Bronckart, de Florisone, De Fré, de Gottal, Deliége, de Montpellier, de Muelenaere, de Renesse, de Rongé, Devaux, de Vrière, d'Hoffschmidt, H. Dumortier, Frère-Orban, Grandgagnage, Grosfils et Dolez.
En conséquence, l’amendement est adopté.
M. de Naeyer. - Par suite du vote de la Chambre dans la question des bières, je désire apporter quelques changements aux autres amendements que j'ai proposés. Je demanderai à la Chambre la permission de les faire imprimer.
- Cette autorisation est accordée.
M. Jacquemyns dépose le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi sur l'enseignement agricole.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et le met à la suite de l'ordre du jour.
La séance est levée à 4 heures et demie.