(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)
(page 1227) (Présidence de M. Orts.)
M. de Florisone fait l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Moor, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance précédente.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.
« Le sieur Gravez, ancien préposé des douanes, demande qu'il lui soit fait application de l'article 50 de la loi sur les pensions. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal de Barvaux demande que le chef-lieu du canton soit fixé dans cette commune. »
- Même renvoi.
« Les sieurs Galliot et Vandroogenbroock, échevins à Ninove, demandent que le Code pénal punisse la dénonciation calomnieuse adressée à un corps délibérant. »
- Renvoi à la commission du Code pénal.
« Les membres du conseil communal d'Alken demandent la construction d'un chemin de fer de Liège à Hasselt par Ans, Tongres et Cortessem. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Loo demandent qu'il soit donné cours légal aux pièces décimales françaises en or, ou du moins que ces monnaies soient reçues pour leur valeur nominale dans les caisses de l'Etat, et proposent subsidiairement d'autoriser le gouvernement à battre, pour son compte et pour compte des particuliers, des monnaies d'or belges de même valeur, titre et module que l'or français. »
« Même demande d'habitants de Moeres et de Vinchem. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants de Bruxelles demandent qu'il soit donné cours légal aux pièces d'or de France. »
- Même renvoi.
« Des propriétaires et cultivateurs dans le canton de Beauraing prient la Chambre d'abolir l'impôt des barrières et de le remplacer par des centimes additionnels, soit sur certaines patentes, soit sur la taxe des chevaux de luxe ou toute autre base de contribution. »
- Même renvoi.
« Des médecins dans le canton de Wetteren présentent des observations contre la partie du projet de loi sur l'art de guérir qui est relative an cumul de la pharmacie et de la médecine. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet.
« Le conseil communal de Brusseghem prie la Chambre de ne pas donner sa sanction, en ce qui concerne les campagnes, au projet de loi relatif aux octrois. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Le conseil communal de Queue-du-Bois prie la Chambre d'adopter le projet de loi qui supprime les octrois. »
- Même renvoi.
« Des habitants d'Enines prient la Chambre d'adopter le projet de loi relatif aux octrois sans disjoindre la réforme des sucres de la réforme des octrois. »
- Même renvoi.
« Des brasseurs, dans l'arrondissement de Bruxelles, présentent des observations sur le projet de loi qui supprime les octrois. »
« Mêmes observations d'habitants d'Exaerde, Sinay, Lens, Westvleteren, Momignies, Gonrieux, Gouy-lez-Piéton, Merckem, Reckheim, Bonheyden, Anderlues Marbais, Beauwelz, Obaix, Bruly, Pervyse, Seloignes, Ransart, Pont-à-Celles, Aiseau, Roux, Maçon, Froidchapelle, Saint-Arnaud, Gotée, Bersiliers l'Abbaye, Tilly, Trivières, Dampremy, Jamioulx, Gerpinnes, Grandrieux, Solre-sur-Sambre, Rousbrugge-Haringhe, Montigny-sur-Sambre, Forchies-la Marche ; de membres du conseil communal de Vive-Saint-Eloi et de brasseurs dans l'arrondissement de Tournai. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Tervueren présentent des observations contre le projet de loi qui supprime les octrois. »
« Mêmes observations d'habitants de Winghe-St-Georges, Gossoncourt, des sieurs Van Straeten et Derman, membres d'une société flamande à Anvers, du conseil communal de Blaugies. »
- Même renvoi.
« Des distillateurs à Somerghem, Everghem, Eecloo et Sysseele présentent des observations sur la partie du projet de loi supprimant les octrois qui est relative aux distilleries et prient la Chambre d'établir une égalité complète entre tous les distillateurs du pays. »
- Même renvoi.
« Des distillateurs agricoles, dans le canton de Deynze, présentent des observations contre la pétition des distillateurs de Gand demandant que le projet de loi relatif aux octrois établisse une égalité complète entre tous les distillateurs du pays. »
« Mêmes observations de distillateurs agricoles à Waereghem, Huysse, Zulte, Cuerne et Sweveghem. »
- Même renvoi.
« Les membres du conseil communal de Barry demandent que le projet de loi relatif aux octrois supprime l'impôt de capitation et d'abonnement dans les communes rurales. »
« Même demande d'habitants de Coyghem, Helchin, Sempst ; des membres du conseil communal de Vladsloo, Ligne, Westvleteren, Zarren, Westroosebeke, Pervyse, Wulveringhem, Laplaign, Bovekerke, Bavichove, Arendonck, Dottignies, Hundelgem, Autryve, Bougnies, Dilsen, Herck-la-Ville, Loenhout, Heppen, Vichte, Lauwe, Machelen, Aerlselaer, la Clinge, Poeselen, Iseghem, Tervueren, Hulste, Vaerendonck, Mouscron, Heule. »
M. H. Dumortier. - Je proposerai de renvoyer cette pétition à la section centrale chargée de l'examen du projet de loi.
- Adopté.
« e sieur de Raymaeker, menuisier à Forest, demande que son fils Henri, soldat au régiment des grenadiers, obtienne son congé du service militaire. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Georges Hoflstacker, demeurant à Salzinne, né à Heidelbergerg (grand-duché de Bade), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
« Des brasseurs à l'extrême frontière prient la Chambre de rejeter la disposition du projet de loi supprimant les octrois qui élève le droit sur la bière. »
« Même demande d'habitants de Nechin, de brasseurs dans l'arrondissement de Namur. »
- Même renvoi.
« Le sieur Schupert, ancien employé à l'atelier général du timbre, réclame l'intervention de la Chambre pour qu'il soit donné suite à sa pétition tendante à obtenir un emploi ou un traitement d'attente, et demande qu'en attendant un secours lui soit accordé. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des brasseurs dans l'arrondissement de Bruxelles présentent des observations sur le projet de loi qui supprime les octrois. »
- Renvoi à la section centrale du projet de loi.
« Le conseil communal et les membres du bureau de bienfaisance de Massemen-Westrem demandent que le projet de loi sur l'art de guérir continue aux médecins des communes rurales le droit de cumuler la pharmacie et la médecine. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Le conseil communal de Hollange prie la Chambre de donner cours légal aux pièces décimales de France en or, ou du moins, de décider qu'elles seront reçues pour leur valeur nominale dans les caisses de 1 Etat. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal d'Uccle présente des observations contre la partie du projet de loi supprimant les octrois qui est relative à l'augmentation du droit d'accise sur les bières et les eaux-de-vie indigènes. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Des distillateurs agricoles dans le canton de Deynze présentent des observations contre la pétition des distillateurs de Gand, demandant que le projet de loi relatif aux octrois établisse une égalité complète entre tons les distillateurs du pays. »
« Mêmes observations de distillateurs agricole à Waereghem, Huysse, Zulte, Cuerne et Sweveghem »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Cruybeke propose des modifications au projet de loi qui supprime les octrois. »
« D'autres modifications à ce projet sont proposées par le conseil communal de Cuesmes. »
- Renvoi à la section centrale chargée de l'examen du projet de loi.
« Des brasseurs du canton de Lessines demandent que le projet de loi relatif aux octrois porte le taux de l'accise sur la bière à 5 fr. par hectolitre de cuve-matières. »
« Même demande des brasseurs à Furnes. »
- Même disposition.
(page 1228) « Le sieur Spaas présente des observations sur le projet de loi relatif aux octrois et prie la Chambre de ramener le nouveau droit pour les distilleries agricoles à 23-80 fr. en portant la remise actuelle de 15 fr. à 32 p. c. »
- Même renvoi.
« Il est fait hommage à la Chambre par M. Giordano d'un ouvrage intitulé La Felicita del l'uomo sopra la terra. »
- Dépôt à la bibliothèque.
MM. Magherman, de Renesse et Manilius demandent un congé. »
- Accordé.
Il est procédé au tirage au sort des sections de mai.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - J'ai l'honneur de déposer un projet de loi relatif à l’organisation de l'enseignement agricole. Ce projet ayant un caractère d'urgence, ainsi que le démontre l'exposé des motifs, je recommanderai aux sections de s'en occuper le plus tôt possible.
L’exposé des motifs et les annexes pourront être distribués demain ou après-demain. Le projet a déjà été examiné en 1855 ; il a été ajourné alors. De sorte que beaucoup de membres de la Chambre connaissent le projet.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution du projet de loi et le renvoie à l'examen des sections.
page 1231) M. de Boe. - Messieurs, la discussion sur l'abolition de l’article du Code pénal relatif à l'usure, a un peu marché à bâtons rompus ; je demanderai à la Chambre la permission de remettre sous ses yeux la physionomie du débat tel qu'il s'est dessiné la semaine dernière.
(page 1232 Trois systèmes sont en présence pour la solution de cette question : Celui qui établit un taux maximum de l'intérêt conventionnel, sur lequel repose la loi de 1807 ; celui de la liberté absolue que nous propose la commission parlementaire ; enfin il y a une espèce de système mixte présenté, sous forme d'amendement, par l’honorable M Guillery et dont M Nothomb accepte le principe, système par lequel leurs auteurs espèrent arriver directement au but que les uns ne croient pouvoir atteindre que par l'établissement d'un maximum et les autres par la proclamation d'une liberté sans entraves. Quel est, en effet, le but que l'on a voulu atteindre en maintenant en France la loi de 1807 ? C'est la loi du maximum.
On ne peut guère le trouver dans les travaux préparatoires de cette époque, parce que, vous le savez, très souvent les raisons qui ont dicté le vote d'une loi à l'origine, changent complètement dans la suite et les motifs qui font décider le maintien d'une loi diffèrent souvent d'une manière notable de ceux qui l'ont fait établir.
Nous en avons un exemple dans la loi réprimant les coalitions. A l'origine des coalitions, en érigeant la coalition en délit, on eut pour but d'empêcher le régime des anciennes corporations de se reformer. Quand, en 1832, on révisa le Code pénal en France et qu'on maintint la peine des coalitions, ce qu'on voulut, ce fut de donner une garantie à l'industrie et de prévenir la formation d'un genre d'association que l'on considérait comme attentatoire à l'ordre public.
Il en est de même de la loi de 1807. Les raisons qui dictèrent son vote furent multiples. Aujourd'hui la considération la plus généralement invoquée en faveur d'un taux maximum d'intérêt, c'est qu'il faut protéger le malheureux contre l'abus qui peut être fait de l'impérieux besoin d'argent dans lequel il se trouve.
C'est aussi le seul mobile qui ait guidé la commission parlementaire.
En vous proposant de décréter une liberté absolue, elle a été mue surtout par l'intérêt de l'emprunteur ; elle s'est dit que toutes les mesures qu'on a adoptées jusqu'ici pour empêcher la hausse de l'intérêt ont eu définitive tourné contre l'emprunteur, que c'est lui principalement qui a eu à souffrir, et cela pour une raison bien simple.
Il y a dans toute société une classe d'individus auxquels les marchés ordinaires et réguliers des capitaux se trouvent fermés, qui ne peuvent emprunter aux conditions ordinaires, parce qu'ils n'offrent pas de garantie suffisante de solvabilité et que le préteur ne trouve une compensation au risque qu'il court qu'en prélevant un intérêt plus élevé. Le maximum posé à l'intérêt conventionnel empêche ce genre de prêts, et ceux que le besoin d'argent tourmente, sont obligés de recourir à une classé de gens que les prescriptions de la loi n'arrêtent pas, gens en petit nombre exerçant une espèce de monopole, et qui se font payer en intérêts exorbitants le danger qu'ils courent et la honte qui s'attache à leur métier.
C'est sur ces considérations que s'appuie le système de la liberté en matière de prêts d'argent. Ce n'est pas là une utopie, une idée éclose dans le cerveau d'un rêveur ; c'est une vérité d'expérience constatée par Turgot, qui, le premier, a jeté du jour sur cette question.
Magistrat au Châtelet de Paris, il fut chargé de diriger des poursuites contre les préteurs à la petite semaine de la Halle. Les emprunteurs, dans 1'iniérét desquels il invoquait la loi répressive, le prièrent de n'en rien faire lui disant que l'interdiction de prêter à la petite semaine leur enlèverait le petit capital dont ils avaient besoin pour un commerce très avantageux et causerait leur ruine.
Plus tard Turgot vit des résultats analogues des lois restrictives en matière d’intérêt, se produire dans son intendance d'Angoulême. Une crise financière eut sa source dans l'exécution rigoureuse de ces lois.
Ce furent ces faits qui inspirèrent le fameux mémoire au conseil d'Etat, mémoire que chacun connaît et qui est en quelque sorte classique sur la matière.
La commission parlementaire a pensé que les emprunteurs trouveraient une meilleure sauvegarde dans la liberté que dans une intervention quelconque de la loi.
Les honorables MM. Nothomb et Guillery, tout en se déclarant partisans de la liberté, n'ont pas en ses effets une foi aussi entière. Ils espèrent à la fois pouvoir concilier la liberté en matière de prêt à intérêt avec une répression pénale frappant spécialement et directement l'abus qui pourrait être fait des besoins de l'emprunteur. C'est là sans doute une pensée très généreuse, un sentiment humanitaire auquel je voudrais pouvoir m'associer. Malheureusement le problème qu'ils espèrent résoudre n'a été résolu nulle part.
Du moins, l'honorable M. Nothomb qui a examiné presque toutes les législations régissant l'Europe, l'Amérique, depuis la Norvège jusqu'à l'Espagne, depuis l'Autriche jusqu'aux Etats-Unis, n'en a pas cité une seule ayant proclamé la liberté en matière d’intérêt de l'argent et punissant l'abus du besoin de l'emprunteur, comme il propose de le faire par son amendement. N'est-ce pas une raison de douter de la possibilité de réaliser une semblable idée ?
Dans la revue que MM. Nothomb et de Haerne ont faite de l’enquête judiciaire qui a eu lieu en Belgique, ils n'ont pu trouver trace d'un pareil système. Cependant les cours d'appel, les tribunaux, les magistrats du parquet, les chambres de notaires se sont occupés de cette question ; ils n’ont pas mis de moyen terme entre une liberté complète et le maintien du maximum, et de cette alternative ils ont choisi la seconde ; en demandant presque à l'unanimité le maintien de la loi de 1807. C'est qu'entre la liberté absolue du prêt d'argent et le maintien d'un maximum, il n'y a pas de milieu.
Aussi toutes les raisons invoquées en faveur de l'un ou de l'autre système d'amendement plaident-elles tout autant pour le maintien du maximum ; et ces amendements auront-ils pour conséquence de substituer au maximum légal un maximum à fixer par les tribunaux, et cela grâce au sens vague et élastique des mots abus des besoins.
Quel est en effet la portée de ces mots ? L'honorable M. Guillery se déclare le partisan résolu de la liberté ; il adopte, dit-il, les idées de la commission ; son amendement n'a, selon lui, d'autre but que de réprimer l'abus qu'on peut faire de la liberté.
L'honorable M. B. Dumortier qui va beaucoup plus loin, qui veut la répression de la liberté de la rapacité, c'est-à dire le droit pour le juge de ramener l'intérêt stipulé dans les limites d'un profit honnête, se déclare disposé à voter des deux mains l'amendement de M. Guillery.
M. Dumortier lui donne une portée bien plus grande que son honorable auteur.
Quant à M. Nothomb, il trouve que M. Guillery introduit un système plus rigoureux, plus sévère que celui qui nous régit.
N'est-ce pas parce qu'il voit dans ce mot vague : « abus du besoin », une facilité d'interprétation tellement large, que le juge pourra punir dès qu’il y aura excès sur l'intérêt légal, et verra dans l'élévation même de l'intérêt le fait de l'abus des besoins de l'emprunteur ?
Tel me semble être le sens que l'honorable M. Nothomb donne à l'amendement de M. Guillery ; sans cela, pourquoi exige-l-il l'habitude comme sous la loi de 1807 ?
Si le fait d'abus des besoins en prêtant à un taux supérieur au taux légal est nécessairement coupable, pourquoi exiger l'habitude pour le punir ? Ce fait coupable, même isolé, devrait donner lieu à une répression. Si la loi de 1807, pour qu'il y eût lieu à punition, a exigé l'habitude de prêter au-dessus de l’intérêt légal, c'est parce qu'il serait rigoureux de punir le simple fait d'avoir dépassé l'intérêt légal, ce qui peut n'être pas un acte résultant d'une pensée mauvaise. En demandant, pour que le juge puisse punir, qu'il y ait habitude d'abuser des besoins, ne supposez-vous pas que l'abus des besoins puisse avoir eu lieu, au moins sans intérêt coupable ?
Ne craignez-vous pas que les tribunaux ne voient dans l'élévation de l'intérêt une exploitation de la détresse, et ne cherchez-vous pas dans la condition de l'habitude l'atténuation à une pareille rigueur possible ? L'honorable M. Nothomb a lu les pièces de l'enquête ; tous les tribunaux ont déclaré qu'il était dangereux d'abolir la loi de 1807 ; ils n'ont pas dans la liberté en cette matière la foi de votre commission ; n'est-il pas à craindre que dans une très louable intention ils n'appliquent les mots « abus des besoins » avec un sens tellement restrictif de la liberté, qu'ils ne reproduisent en jurisprudence le système de la loi de 1807 ? Le correctif qui résulte de l'introduction du mot « habitude » ne détruit pas le vice fondamental de l'amendement qui est le sens vague des mots « abus des besoins. »
Le but de l’article que nous examinons est le même que celui qu'a voulu atteindre le législateur par l'article 106 du Code pénal. Cet article punit quiconque a abusé des besoins, des faiblesses ou des passions d'un mineur pour lui faire souscrire, à son préjudice, des obligations, quittances ou décharges pour prêt d'argent, etc...
La loi ne veut pas que l'on prête au mineur, même pour satisfaire ses besoins ; il peut attaquer pour lésion les actes qu'il a souscrits pendant sa minorité. Si le prêt a été fait sans esprit de lucre, si c'est un acte de bienfaisance, la loi ne s'en occupe pas au point de vue pénal. De pareils actes ne sont pas fréquents, l’intérêt du prêteur s'y oppose. Mais lorsque le prêt est fait dans un esprit de lucre, dans ce cas, le bénéfice réalisable est un stimulant et la loi comme correctif édicte une peine.
La commission parlementaire est partie de la même idée lorsqu'elle a rédigé l'article 367. Abuser des faiblesses et des passions d'un individu à l'aide d'un prêt à intérêt ordinaire est chose mauvaise, mais qui ne peut se généraliser au point de devenir dangereuse. Le remboursement de semblables avances est douteux et le prêteur peut trouver partout un placement aussi avantageux et plus sûr ; aussi le Code n'édicte-il pas de peine à cet égard. Mais en proclamant la liberté de stipuler le taux de l'intérêt, on avait lieu de craindre que certains individus ne trouvassent dans l'élévation de l'intérêt une compensation du risque qu'ils courent de n'être pas payés par ceux dont ils encourageraient les faiblesses et les passions, la liberté pourrait devenir un encouragement aux prêts de ce genre, contre lequel la commission a cru devoir prendre des précautions en édictant une peine.
Comme vous le voyez, l'idée fondamentale de la répression, c'est d'empêcher que la liberté ne devienne un stimulant au prêt. N'est-ce pas un but diamétralement opposé que l'on veut atteindre lorsqu'il s'agit d'avances faites en vue des besoins, et est-il possible de traduire deux pensées aussi antagoniques par le même article et par les mêmes expressions ? N'est-ce pas une autre raison de doute, d'interprétation tellement large, que les amendements seraient en réalité en jurisprudence le maintien du système actuel, c'est-à-dire le remplacement d'un système mauvais par un système plus mauvais encore ?
(page 1233) La chose dont les contractants ont le plus besoin, c'est la sécurité. Sous le régime actuel, ils savent à quoi s'en tenir, les dispositions de la loi sont claires. Avec le système des honorables MM. Guillery et Nothomb, cette sécurité n'existe plus, attendu que pas un prêteur qui stipulera un intérêt au-dessus du taux légal ne sera certain que l'emprunteur, au moment du remboursement, ne viendra pas lui dire : Vous avez abusé de mes besoins : j'intente contre vous une poursuite devant les tribunaux. Dans de pareilles conditions, les bons effets qu'on attend de la liberté n'existeront pas. Les gens honnêtes n'oseront prêter au-dessus du taux de l'intérêt légal, parce qu'ils se verront constamment sous le coup d'une poursuite de la part de l'emprunteur, et ce seront des hommes très peu honorables qui se feront payer le déshonneur de leur métier, le risque qu'ils courront de n'être pas payés et d'être poursuivis, qui seuls offriront leurs capitaux aux emprunteurs malheureux. Autant vaudrait maintenir le régime que nous avons en ce moment.
Quant à l'idée mère de l'amendement de l'honorable M. Nothomb, qui est d'introduire un système de transition, je pense qu'on ne peut pas davantage s'y rallier.
L'honorable M. Nothomb a peur d'une proclamation immédiate de la liberté. Il ne veut pas qu'on substitue brusquement à l'intervention gouvernementale la responsabilité individuelle complète.
Messieurs, je m'étonne d'une semblable crainte. Tout le titre que nous discutons en ce moment est relatif à l'intervention du gouvernement en matière d'industrie et de commerce. Partout la Chambre a supprimé cette intervention. Partout elle a laissé l'individu sous le poids de sa responsabilité ; partout elle a proclamé la liberté ; et nulle part, à l'occasion de cette liberté, nous n'avons vu manifester les craintes que nous voyons se présenter aujourd'hui.
Il y a quelques jours à peine, la Chambre a effacé du Code la peine qui punit les paris sur les effets publics ; s'il y a quelque chose de dangereux pour les individus, quelque chose qui soit de nature à entraîner plus facilement leur ruine que le payement d'intérêts élevés, ce sont à coup sûr, les paris sur les effets publics, ce sont les jeux de bourse.
Vous n'avez pas craint, à cet égard, la liberté. Personne n'a protesté. Et pourquoi cela ? Parce qu'on s’est dit que, pour quelques malheureux qui risqueront leur fortune au jeu de la hausse ou de la baisse, ce n'est pas une raison d'entraver les opérations parfaitement régulières, d'entraver le commerce, de porter atteinte à l'élasticité du crédit.
Vous avez voté une autre liberté, c'est la liberté des coalitions, et en cette matière, l'honorable M. Nothomb a soutenu un système extrêmement radical. Si une liberté pouvait me faire peur à moi, c'était la liberté des coalitions.
L'honorable M. Nothomb n'est pas sans savoir que, dans l'espace de vingt ans, les coalitions, les grèves ont été le levier dont les partis se sont servis en France pour remuer les masses populaires. Si une liberté pouvait produire des dangers, c'est celle-là et non la plus innocente des libertés que renferme le titre V, la liberté de l'intérêt conventionnel.
L'honorable M. de Haerne nous disait : En Piémont aussi on a cru devoir innover sans transition ; une lettre de M. Solar della Margharita me dit que partout on voudrait le retour à la loi de 1807 ; qu'il y a des prêts usuraires exorbitants, que l'on prêts à 48 p. c.
Si ma mémoire m'est fidèle, l’honorable M. Solar della Margharita a voté contre la loi abolissant l'usure. Il est naturel qu'il ne voie le régime de liberté qui a été introduit dans son pays qu'avec une certaine défaveur ; il est naturel que les quelques faits exceptionnels qui peuvent se produire et qui semblent justifier ses appréhensions viennent se grouper dans ses mains.
Il a été renseigné comme l'honorable M. de Haerne l'a été lui-même.
Quant à ce fait de prêts stipulant un intérêt de 48 p. c, il n'a rien d'extraordinaire, et je ne m'étonnerais pas de le voir se produire en Belgique le lendemain de la mise en vigueur de la loi. J'en trouve la raison dans l'enquête de la magistrature ; interrogés sur le point de savoir si l'on fraude aujourd'hui la loi de 1807, tous les corps judiciaires ont répondu : « Nous n'en savons rien mais cela est probable. » La fraude est tellement facile et si peu saisissable, qu'elle doit exister. Ils ont en même temps fait connaître deux espèces de contrats au moyen desquels on peut éluder la loi : l'un consiste à comprendre l'intérêt dans le capital ou à le faire payer immédiatement et à le retenir sur la somme prêtée ; l'autre prend la forme d'une vente.
Ainsi, un individu emprunte 1,000 fr. pour six mois, il signe un effet de 1,100 fr., l'intérêt est de 20 p. c. Tel a besoin de 1,000 fr. pour le même terme, on lui donne 780 fr. en espèces et 750 fr. de marchandises qui valent 250 fr., l'intérêt est 100 p. c. Ces contrats, messieurs, il doit en exister nécessairement sous le régime actuel. Eh bien, quand le nouveau Code pénal sera mis en vigueur, les individus qui consentent aujourd’hui à emprunter à de telles conditions continueront peut-être à le faire, mais les contrats déguisés apparaîtront sous leur vrai jour et l'élévation de l'intérêt ne sera qu'apparente.
L'honorable M. de Haerne a dit que l'Angleterre a mis 56 ans à résoudre la question de l'usure et que c'est une raison pour nous de ne pas aller trop vite, que nous devons imiter ce pays pour lequel le progrès est toujours durable parce qu'il a toujours été sagement mûri. N'y a-t-il pas lieu de tirer d'un semblable précédent une conclusion diamétralement opposée ? Si l'Angleterre a mis 36 ans à élaborer la liberté en matière de prêt a intérêt et si au bout de ces 36 ans elle a proclamé cette liberté, c'est qu'elle l'a reconnue bonne. Et c'est une raison pour nous d'adopter immédiatement le fruit d'une si longue expérience.
L'honorable membre semble méconnaître un des grands faits de l'histoire, c'est le fait de l'unité et de la variété de la civilisation en Europe, fait si magnifiquement mis en lumière par M. Guizot dans un de ses meilleurs livres, l’Histoire de la civilisation en Europe, et qui consiste en ce que chaque nation de la grande famille européenne, élabore une idée, une institution, une réforme, qui sont ensuite adoptées par les autres nations, sans qu'elles aient besoin de recourir aux mêmes études, et de faire la même expérience.
N'est-ce pas ainsi qu'on a agi en 1830 ? N'a-t-on pas établi tout d'une pièce le régime parlementaire en Belgique ? Est-ce qu'on s'est inquiété du point de savoir si l'Angleterre avait mis 150 ans à élucider les principes qui servent de base à la monarchie parlementaire ? On s'est dit que si l'Angleterre avait mûri ce régime pendant 150 ans, c'était une raison pour l'adopter immédiatement.
Qu'eût-on pensé à cette époque si l'on fût venu dire : La Belgique n'a pas connu jusqu'ici la liberté de la presse ? Prenez garde de la lui donner tout entière ; à diverses reprises ses excès ont compromis l'ordre social.
Ce n'est que par une longue pratique de la vie constitutionnelle et par une gradation bien marquée de la tutelle à l'émancipation qua l'Angleterre a cru devoir mettre cette arme redoutable aux mains des partis. Qu'eût-on pensé si contre la liberté d'association et de réunion on avait invoqué de douloureux souvenirs ? A coup sûr, de pareilles suggestions eussent été repoussées de la manière la plus formelle.
C'est, messieurs, qu'à cette époque on avait une foi vive et entière dans la liberté. Je pense qu'à notre tour nous pouvons avoir foi en elle, alors que depuis 30 ans elle nous comble de ses bienfaits sans nous avoir donné un seul mécompte. Nous vivons à l'abri d'une constitution qui, au point de vue des droits qu'elle consacre, n'a peut-être pas sou égale.
Pas un de ces droits dont on ait fait abus, pas un de ces droit dont on puisse dire : Le peuple belge n'en est pas digne. Nous avons dès les premiers jours justifié la confiance que le Congrès national a eue dans le bon sens du peuple belge lorsqu'il a proclamé les libertés politiques ; dont l'usage est certes bien plus difficile, bien plus dangereux que la petite liberté économique que nous discutons en ce moment. C'est pourquoi je voterai le système de la commission.
(page 1228) M. Guillery. - Je remercie l'honorable préopinant d'avoir rendu justice aux intentions qui ont inspiré mon amendement. Comme il l'a dit, messieurs, je n'ai eu qu'un but, c'est de protéger le malheureux, de protéger l'honneur dans la détresse contre les manœuvres, contre l'oppression, contre une sorte de violence morale qui pèse presque toujours sur lui.
La question ainsi posée ne peut être résolue par les seules lumières de l'économie politique ; il faut faire appel aussi à celles de l'expérience, c'est-à-dire à celles qui touchent à l’histoire des faiblesses, des passions, des crimes de l'humanité.
La loi de 1807 résout deux questions connexes, mais d'un ordre tout différent. On vous soumet aujourd'hui, messieurs, l'une de ces questions et malheureusement la révision de la législation sur la matière commence par la fin.
Je crois bien que le gouvernement, avant la promulgation du Code pénal, compte présenter une loi pour la révision de la loi de 1807 dans toutes ses parties, mais il est malheureux pour la clarté du débat, malheureux pour la thèse que j'ai à soutenir, que nous ne puissions pas commencer par résoudre la question économique, sauf à résoudre ensuite la question de droit criminel.
La loi de 1807 succédant à la législation de 1789, à la législation de la révolution, puis enfin, à la législation du Code civil qui avait proclamé la liberté du taux de l'intérêt, est venue limiter l'intérêt légal, l'intérêt conventionnel. Elle a décidé dans son article 3 que lorsqu'il sera prouvé que le prêt conventionnel s'est fait à un taux excédant le taux fixé par l'article premier, c'est-à-dire, 5 p. c. en matière civile, 6 p. c. en matière de commerce, le prêteur sera condamné à restituer ou à subir la réduction de ce qui aura été payé ou compté en trop.
L'article 4 punit l’habitude du prêt à usure, l'habitude de prêter à un taux excédant le taux fixé par l'article premier. Pour procéder logiquement, nous devons commencer par nous demander s'il est licite de prêter au-dessus de 5 ou de 6 p. c. A cette question, la commission et le gouvernement répondent affirmativement. Le taux de l’intérêt doit être librement débattu comme le prix de toute marchandise.
On ne peut pus plus fixer un maximum en matière de prêt d'argent qu'en matière de louage, qu’en matière de vente d'immeubles, qu'en matière de vente de denrées de première nécessité.
Je suis parfaitement de cet avis, et je regrette que la loi de 1807 n'ait pas été révisée par un projet spécial, sauf à codifier ensuite dans le projet du Code pénal qui nous est soumis et à placer sous l'article 367 la partie qui se rapporte à la peine. Alors, au moins, la législature aurait à se prononcer d’une manière nette et précise sur ce qu’elle veut en matière de prêts d'argent.
Messieurs, si la question était ainsi posée, je voterais la suppression pure et simple des trois premiers articles de cette oui. Je crois que le taux de l’intérêt doit être parfaitement libre ; je le crois avec le gouvernement et avec la commission. A cet égard, j'adhère complètement à tout ce qui est dit dans le rapport.
Mais, à côté de la liberté des transactions, il y a l'abus, le délit ; il y a la nécessité de protéger des malheureux contre l'oppression d'un créancier avide, cruel, abusant de sa position.
C'est ce que la commission avait parfaitement compris, et elle est entrée la première dans cette voie où j'aime à la suivre.
La nécessité de réprimer les abus, de protéger l'emprunteur contre un créancier avide ; cette nécessité a été proclamée par la commission et par le gouvernement, avant de l'être par moi. La commission a compris qu’en émettant le vœu de l'abrogation de la partie de la loi de 1807 relative à la liberté de l'intérêt, il fallait maintenir la partie criminelle de cette loi, maintenir une peine contre cette classe d’hommes qui s’appellent usuriers et qui ont été condamnés jusqu’à présent par les tribunaux à la grande satisfaction de tous les honnêtes gens.
La difficulté a été de savoir comment on formulerait l'article, de manière à protéger le faible, l'opprimé, sans entraver la liberté des transactions.
Voyons comment s'exprimait le rapport ; vous vous en souvenez, l'article 367 punissait, par sa première rédaction, le fait de prêter au-dessus du taux légal, en abusant de l'ignorance de l'emprunteur. Voici comment la commission justifiait cette expression :
« Dans le contrat de vente, la tromperie sur la quantité ou la qualité de la marchandise fournie constitue un délit, bien que le vendeur se soit abstenu de toutes machinations doleuses pour circonvenir l’acheteur ; si, dans le prêt d'argent, il est impossible que des erreurs semblables se commettent, il en est d’autres qui sont propres à la nature du contrat ; le calcul des intérêts présente certaines difficultés pour les gens peu versés dans les affaires, surtout lorsqu’il se fait pour un terme qui n’est ni une année entière, ni une fraction simple d’une année ; des accessoires souvent assez considérables viennent rendre moins apparentes encore les bases de l’opération. Profiter de cette complication pour obtenir de personnes peu au courant des affaires un intérêt supérieur à celui que des négociants clairvoyants eussent payé, c’est évidemment un fait d’une immoralité semblable à celui du vendeur qui, grâce à l’inexpérience de l’acheteur, ne lui fournit pas ce qu’il est censé lui vendre. Mais, comme la constatation de l’abus de l’ignorance est plus difficile que celle de la quantité ou de la qualité d’une marchandise, le fait ne doit être puni que lorsqu’il y a habitude. »
D'un autre côté, la commission expliquait ainsi la portée du mot « ignorance. »
« C'est en comparant les conditions du contrat incriminé avec ceux qui se font régulièrement dans le commerce dans des circonstances semblables, en constatant l’inhabileté complète d'un des contractants, en tenant compte du plus ou moins de sincérité des énonciations des contrats, en recherchant surtout si l'emprunteur eût pu aisément se procurer des fonds à un taux notablement plus avantageux, que les juges s'assureront s'il y a eu abus réel d'ignorance. Ils apporteront dans cette constatation d'autant plus de prudence, qu'ils ne doivent jamais oublier, que si la loi réprime la spoliation, elle veut aussi avec toutes ses conséquences la liberté du prêt comme de tous autres contrats. »
Cette expression ne m'a pas semblé rendre la pensée qui m'était commune avec la commission. Il m'a paru que les abus de l'ignorance n'étaient pas ce qu'il fallut atteindre et que le mot « ignorance » a était pas le moyen de caractériser le véritable délit. J'ai donc eu l'honneur de proposer un amendement dans lequel je remplaçais les mots » abus de l'ignorance » par les mots « abus des besoins ». Malheureusement mon amendement n'a eu qu'un demi-succès. C’est le cas de dire qu’il est mieux de n’en avoir pas du tout que de n’en avoir qu’une moitié.
La commission a consenti seulement au retranchement du mot « ignorance », c'est-à-dire que la commission, par un revirement complet, laisse sans protection cette classe malheureuse qui avait à juste titre excité son intérêt, lors de ses premières réunions, comme elle avait excité l'intérêt du gouvernement ; et tout à coup cet intérêt du gouvernement et cet intérêt de la commission viennent à disparaître.
On ne se dit pas : « L'expression est mauvaise, remplaçons-la par une autre. » On se dit : « Il n'y a plus lieu de chercher à protéger cette classe. Cela n'est pas praticable. »
Et l'on protège les fils de famille qui empruntent de l'argent pour satisfaire à leurs passions, à leurs faiblesses, c'est-à-dire que l'on couvre d'une protection la classe la moins intéressante de la société, ces gens qui ne sont bons à rien, sinon à déshonorer le nom qu'ils portent, à dépenser un patrimoine qu’ils auraient été incapables d’acquérir ; et on laisse sans protection toute une classe, j'allais dire les sept huitièmes de la société.
C’est cette classe innombrable de malheureux qui, par leur ignorance, par leur pauvreté, par la difficulté qu'ls ont à trouver du travail, sont à la merci du premier individu qui n’est retenu ni par les remords de la conscience, ni par la peine que les tribunaux devraient lui infliger.
Evidemment, la commission ne peut avoir eu cette intention ; elle n'a pu sans doute, sans un regret douloureux, renoncer à ce mot « ignorance » ; elle n'a pu, sans calculer les conséquences énormes d’un pareil acte, renoncera tout un système qui était développé, comme je viens d’avoir l'honneur de le rappeler.
Messieurs, on a dit que mon amendement compromettait la liberté ; que ce n’était pas accorder la liberté complète des prêts d'argent que de punir l'abus des besoins d'un emprunteur, attendu que les tribunaux pourront considérer comme abus tout ce qu'ils voudront.
Mais, si nous voulons prendre pour point de départ que les tribunaux, chaque fois qu'ils apprécient la moralité d'un fait, feront ce qu'ils voudront, alors il faut supputer tout le Code pénal, parce qu'il (page 1229) n'y a presque pas un seul fait punissable dont la moralité ne soit pas abandonnée à l'appréciation des tribunaux.
Nous avons récemment voté les dispositions législatives concernant la calomnie ; nous y avons introduit le mot « méchamment » qui sauvegarde la liberté de la presse, la liberté de la parole et la liberté de la pensée. Ce mot « méchamment » est une question d’appréciation dont la solution variera suivant les tribunaux et sur laquelle il ne peut pas être formulé un système.
Ce sont les tribunaux qui, chaque fois, apprécient si l'imputation a été faite méchamment ou non. Mais il est impossible de définir un pareil acte. Et cependant, c'est ce mot « méchamment » qui nous a rapprochés de la commission, qui a rallié les auteurs des amendements au système du gouvernement et de la commission, et qui a fait que nous avons trouvé dans la rédaction de la commission des garanties suffisantes ; que l'honorable M. Orts, par exemple, qui avait présenté un amendement très important destiné à sauvegarder la liberté des délibérations des différents corps délibérants, a trouvé dans ce mot « méchamment » une protection suffisante pour la liberté de parler, de s'exprimer, de critiquer. Le mot « abus » est aussi clair que le mot « méchamment. »
L'honorable rapporteur de la commission dit que quand on emprunte c'est qu'on a besoin d'argent ; que dès lors on pourra toujours dire qu'on a abusé du besoin de l'emprunteur. Je trouve parfaitement incontestable que quand on emprunte c'est qu'on a besoin d'argent ; mais je n'admets pas que celui qui prête abuse toujours de la position malheureuse, de l'infortune de celui à qui il prête. Si le mot « abusé des besoins » ne paraît pas assez clair, qu'on en cherche un autre ; cherchons ensemble un mot qui caractérise mieux ma pensée, mais il est impossible qu'il n'y ait pas dans cette Chambre une majorité pour protéger le malheureux contre des actes qui depuis des siècles ont fait l'objet d'une loi pénale.
Quel que soit le système mis en avant, nous avons toujours vu les jurisconsultes préoccupés de l'idée de protéger les malheureux contre les usuriers.
On a dit : Vous soutenez un système qui n'a jamais été en vigueur. C'est vrai ; c'est pour cela que nous le soutenons ; toujours on a consacré la liberté absolue sans répression pénale, ou l'on a limité le taux de l'intérêt.
N'y a-t-il pas moyen en cette matière, comme en matière de liberté de la presse, comme pour toute liberté, de réprimer ce qui est abus, ce qui est illicite, les actes criminels, les violences morales ?
Permettez de stipuler un intérêt de 20 p. c. ; que les tribunaux ne puissent pas comme ils le peuvent aujourd'hui, annuler un pareil contrat, mais qu'ils puissent punir le fait scandaleux de l'avide usurier qui abuse de la position malheureuse de l'emprunteur.
J'ai parcouru la discussion à laquelle en a fait souvent appel, celle qui a eu lieu en France en 1836. Ce qui a le plus préoccupé tous les orateurs pour et contre, c'est la nécessité de punir les usuriers ; c'est là ce qui faisait la base du système de M. de Saini-Priest qui n'a passé que partiellement.
Le ministre qui combattait la proposition de M. de Saint-Priest disait : « Nous voulons la liberté des contrats, mais jusqu'au niveau où l'on rencontre la fraude. »
D'autres orateurs ont exprimé la même pensée. Je comprends qu'on me dise. : Vous vous exprimez mal ; le mot que vous employez n'est pas celui que nous voudrions, nous en présentons un autre ; mais je ne comprends pas une loi qui laisse sans répression un pareil abus.
M. Pirmez, rapporteur. - Nous opposons à l'abus la protection de la liberté.
M. Guillery. - C'est un aphorisme que j'admets en principe.
Je conçois la protection de la liberté de la presse contre les abus de la presse, parce qu'à une attaque d'un journal on peut répondre dans un autre journal et même dans celui qui a fait l'attaque ; ce n'est déjà plus une liberté absolue, car le droit de répondre dans le journal même est restrictif de la liberté absolue.
C'est un droit pour lequel je professe le plus grand respect, mais il en résulte que la liberté de la presse n'est plus absolue ; je comprends qu'on puisse dire en cette matière que la liberté corrige les abus de la liberté ; il en est de même de la liberté du travail ; on peut dire qu’elle est protégée par la liberté ; en effet, si des ouvriers se coalisent pour ne pas venir chez moi, je pourrai eu trouver d'autres ; cependant on a jugé à propos de restreindre cette liberté, et l'article 348 du projet punit le seul fait d'une défense.
M. Pirmez. - Attentatoire à la liberté.
M. Guillery. - Le mot « attentatoire à la liberté » est bien vague ; vous qui trouvez vague le mot « abus », vous ne trouvez pas trop vague le mot « attentatoire à la liberté. » Si un ouvrier dit : « Je vous défends », ne dites pas que c'est une menace, car c'est là une autre expression du même article, on punit une simple défense.
La législation anglaise avait alors un peu perdu du charme et de l'éclat qu'on lui trouve aujourd'hui.
En matière commerciale, en matière de liberté de commerce, il y a deux choses : la liberté complète de l'industrie, des négociations, des transactions ; mais il y a aussi la protection du malheureux contre les hommes trop puissants, contre ceux qui peuvent abuser de leur position. On a laissé la liberté la plus complète au premier ; je demande protection pour les seconds.
Est-ce que, par hasard, la commission regretterait de nous avoir proposé différents articles destinés à protéger la liberté des transactions, les articles qui punissent le seul fait d’avoir répandu des bruits faux pour élever le prix des marchandises au-delà de leur taux normal ? C'est là, me paraît-il, quelque chose d'assez vague. Ainsi, comment les tribunaux vont-ils en caractériser le délit ?
Il faut d'abord déterminer le taux normal qu'aurait atteint la marchandise s'il n'y avait pas eu de bruis répandus, ce qui est assez difficile ; lorsqu'ils auront établi le taux auquel serait arrivée la marchandise par le fait de la libre concurrence, ils verront si les bruits calomnieux ont servi à élever ce taux ; alors il y aura délit et ils condamneront ; la peine est plus élevée s'il s'agit de denrées de première nécessité. On a compris que quand il s'agissait d'élever le prix des denrées alimentaires la peine devait être plus sévère que quand il s'agit d'autres denrées ; de même que quand il s'agit d'argent on doit le considérer comme un signe d'échange en même temps que comme marchandise.
De même on punit ceux qui dans les marchés ou les halles forcent les détenteurs à se dessaisir de leurs denrées à un prix inférieur à celui de la libre concurrence.
Là encore il y a pour les tribunaux obligation de déterminer les prix auxquels on serait arrivé par la libre concurrence ; la loi punit aussi ceux qui, dans une adjudication, par manœuvres, menaces, avant ou pendant, portent atteinte à la liberté des enchères.
Vous voyez partout restriction à la liberté, partout protection contre toute espèce de violence ; or, je le demande, y a-t-il plus grande violence que la violence morale exercée par un créancier impitoyable contre un débiteur malheureux ? Tout homme pratique qui a vu des faillites a constaté l’oppression du débiteur par le créancier ; il a des titres exécutoires, du jour au lendemain il peut faire déclarer la faillite de son débiteur.
Dès lors il se fait qu'en très peu de temps cette fortune, qui était le gage commun des créanciers, devient purement et simplement le gage de l'usurier, et que lorsque la faillite déclarée (car on doit fatalement y arriver en procédant de cette manière), les créanciers honnêtes sont frustrés de leurs droits ; il n'y a plus que l'usurier qui ait des garanties légales.
Cela a été dit par les tribunaux de commerce ; cela a été dit par les chambres de commerce en France ; cela a été dit par les chambres de notaires et par les tribunaux en Belgique. Car tous les hommes pratiques, tous les hommes qui ont vu les affaires, sont d'avis qu'il y a nécessité de consacrer une protection contre les usuriers.
On m'a dit : Vous invoquez les tribunaux ; ils n'ont pas proposé ce que vous demandez ; ils vont plus loin que vous ; soutenez donc leur système. Non, messieurs, il est impossible de soutenir d'une manière absolue le système de ceux dont on invoque l'opinion. Je ne vois qu'une chose dans l’avis des tribunaux ; c’est une grande préoccupation quant à la nécessité de maintenir les lois répressives de l’usure. Je vois dans l’avis des tribunaux cette conviction que la loi de 1807, quelque mauvaises qu’elle soit, n’a jamais été en réalité appliquée qu’à ceuc que nous flétrissons du nom d’usurier.
Je défie qu'on me cite à cet égard, je ne parle pas des procès civils, mais des t correctionnelles qui aient été réformées, parce que l’intelligence des parquets a été substituée à la loi, parce que l'intelligence des parquets a compris qu'il fallait punir les délits et qu'il ne fallait pas poursuivre des hommes qui, en définitive, pouvaient avoir fait une opération, mais qui ne faisaient pas métier d'une véritable escroquerie. Car c'est une véritable escroquerie, non dans le sens légal, mais dans le sens moral, que le métier d'usurier. Dès lors, si cette loi, toute mauvaise qu'elle est, n'a pas été appliquée d'une manière regrettable par les tribunaux correctionnels, je me demande en quoi mon amendement empirera la condition des prêteurs.
Je sais fort bien que l'on a dit que la loi de 1807 valait mieux que mon amendement ; c'est-à-dire que l'on a soutenu qu'il vaudrait mieux dire : « L'intérêt légal reste fixé à 5 p. c ; il est défendu de prêter au-dessus de ce taux ; les contrats qui stipuleront un intérêt plus élevé seront remis au taux légal ; le seul fait d'habitude de prêter au-dessus de ce taux sera puni, » que de dire : « Le commerce de l'argent est libre ; chacun peut prêter au taux qui lui convient ; on ne punira pas l'habitude de prêter au-dessus du taux légal ; un homme qui prêtera vingt fois, cent fois au-dessus du taux légal ne sera pas puni. Le cas spécialement prévu par la loi de 1807 n'est plus punissable ; » que de dire : « On ne sera puni que dans un cas, celui où il y aura abus de la position malheureuse, des passions ou des faiblesses de l'emprunteur. »
Peut-on comparer ces deux systèmes ? Est-ce sincèrement que l'on dit que le second est pire que le premier ?
L'honorable préopinant a dit : Les tribunaux ne tiendront pas compte de votre opinion ; ils continueront à appliquer la loi de 1807.
Est-ce sérieux ? Parce que les tribunaux proclament que la loi de 1807 doit être conservée, on suppose qu'alors que le législateur aura manifesté son intention d'une manière précise, les tribunaux continueront à l'appliquer !
M. de Boe. - Où est cette manière précise ? Votre amendement donnera lieu à diverses interprétations.
(page 1230) M. Guillery. - Il y aura différentes interprétations. Il y aura plusieurs interprétations aussi du mot « méchamment. »
Il y a différentes interprétations de toutes les expressions employées dans les lois. C'est pour cela qu'il y a des commentaires sur les lois criminelles comme sur les lois civiles.
Je crois, messieurs, que les tribunaux continueront à appliquer la loi de 1807, si on la laisse subsister, et que, si on l'abroge, ils appliqueront la loi telle qu'il faut l'appliquer. Ils ont émis une opinion parce qu'ils ont été consultés ; ils ont dit ce qu'ils pensaient ; mais de là à ne pas appliquer la loi, il y a loin.
Je sais que l'honorable M. de Boe n'a pas dit que les tribunaux se refuseraient à appliquer la loi, mais qu'ils la comprendraient ainsi. Or, comment voulez-vous qu'ils la comprennent ainsi, alors que le législateur aura montré qu'il veut faire cesser l’état de choses actuel, qu'il veut substituer une autre législation à une loi qui peut s'appliquer à un fait innocent et qui l'aurait puni sans la prudence des tribunaux ; qu'il ne veut punir qu'un fait coupable, le dol et la fraude ; comment veut on qua les tribunaux puissent s'y tromper et confondent si facilement un fripon avec un honnête homme ? Mais cette appréciation du dol et de la fraude, est-ce pour la première fois qu'on vient la soumettre aux tribunaux ? Messieurs, les tribunaux n'ont pas autre chose à juger. Pour savoir si une convention est valable, on peut chaque jour soulever la question de dol, de fraude et de violence. Il faudra savoir si les faits invoqués pour annuler les conventions sont de nature à constituer un dol, une violence qui ont pu porter atteinte à la liberté, et ces apprécions sont extrêmement délicates, mais c'est là l'application de la loi ; cela rentre dans les attributions exclusives du pouvoir judiciaire.
Messieurs, il y a plus ; l'expression que je propose se trouve déjà dans le Code pénal. Si vague qu'on l'ait trouvée dans mon amendement, elle existe depuis cinquante ans dans l'article 406 du Code pénal, et j'ai en vain cherché un auteur et un arrêt qui aient trouvé que ce mot ne présentât pas un sens clair et net Cet article porte : « Quiconque aura abusé des besoins, des passions ou des faiblesses d'un mineur pour lui faire souscrire des obligations, etc. »
Plusieurs auteurs se sont occupés de cet article. Ils ont parfaitement caractérisé quelle est la portée de ce mot « abus » ; mais je n'ai vu personne qui se soit plaint qu'il eût un sens trop vague et que le législateur, en l'employant, eût ouvert aux juges la voie de l'arbitraire.
Il faut qu'il y ait eu abus, manœuvre pour s'enrichir aux dépens de cette personne, maïs pour s'enrichir d'une manière illégale, d'une manière contraire à la morale ; et lorsqu'un homme honorable prêtera à un intérêt élevé, parce que les risques sont grands, on ne pourra distinguer cette opération parfaitement loyale, parfaitement honnête, de l'abus d'une position malheureuse, d'un homme qui exploite la fin d'une maison de commerce et vient ravir, non seulement au débiteur, mais à tous les créanciers de ce débiteur, le gage commun que la loi lui assure !
Je crois qu'à cet égard, on peut s'en rapporter au sens moral de tout magistrat, de quiconque aura à expliquer la loi. Il me paraît impossible que personne s'y trompe. Je le répète, ces mots n'ont rien de vague ; ils se trouvent employés déjà dans notre législation exactement dans la même expression. Personne n'y a trouvé à redire. D'autres expressions, en droit criminel, donnent lieu à des interprétations différentes, quelquefois à des erreurs : c'est le fait de tout ce qui est l'œuvre de l'homme ; il est impossible que nous fassions des lois qui ne donnent pas lieu à ces inconvénients. On avait d'abord parlé d'abus de l'ignorance. L'expression était aussi vague, on l'a retirée évidemment parce qu'on ne la trouvait pas bonne. Mais j'aurais voulu qu'en faisant disparaître cette expression, on répondît au but de ma proposition et qu'on ne laissât pas sans protection ceux que le mot « ignorance » était destiné à sauvegarder.
Messieurs, vous ne perdrez pas de vue, en appréciant cette question, que les économistes les plus distingués qui ont défendu la liberté de l'intérêt de la manière la plus illimitée, ont cependant été, la plupart du temps préoccupés de l'idée qui a dicté l'amendement soumis en ce moment à votre appréciation. C'est ainsi que Léon Faucher, comme on vous l'a dit dans une des dernières séances, à l'assemblée législative a combattu la proposition de M. de St-Priest, mais n'a pas combattu la loi de 1807. De même, d'autres économistes tels que Rossi, Troplong, qu'on ne peut accuser d'avoir ignoré les grands principes de l'économie politique, se sont préoccupés des nécessités pratiques, se sont préoccupés de la nécessité de protéger le faible contre le fort. C'est aussi cette nécessité que j'invoque.
M. de Theux. - Je voterai l'amendement proposé par l'honorable M. Guillery, sous-amendé par l'honorable M. Nothomb. Il ne s'agit pas d'abolir la loi de 1807 en elle-même ; cette question est réservée. On a argumenté au nom de la commission, si, comme dans l'article restrictif du Code pénal qu'elle propose, il n'était plus tenu compte de la loi de 1807. Je crois qu'il n'en est rien ; la commission a réellement tenu compte de la loi de 1807. En effet, si elle n'en avait pas tenu compte, pourquoi punirait-elle les prêts à intérêts usuraires ayant pour cause l'abus des faiblesses ou des passions ? Je suppose que l'on prête sans intérêt ou à l'intérêt légal à quelqu'un qui, par faiblesse ou par passion, va0 dissiper un capital. A coup sûr, il n'y aurait aucune espèce de répression pénale.
Dans la proposition de la commission, c'est évidemment à cause de l'intérêt usuraire, de l'intérêt excédant le taux légal que ces sortes de prêts sont punis. Cela me paraît clair comme le jour. Si vous prêtez une somme quelconque à un homme de mauvaises mœurs, à un homme qui se laisse entraîner par faiblesse, vous n'aurez certainement aucune peine établie pour ce cas dans le Code pénal.
M. Pirmez, rapporteur. - C'est un fait qui ne peut se présenter ; c'est pourquoi on ne l'a pas puni.
M. de Theux. - Pourquoi ce fait ne peut-il se présenter ? Il peut se présenter et je dis qu'il n'est pas puni. Il n'est puni que lorsqu'il y a intérêt stipulé et que cet intérêt excède l'intérêt légal.
On voit donc que la commission a subi, pour ainsi dire à son insu, l'influence de la loi de 1807.
Quelle est la classe de gens que l'amendement des honorables MM. Nothomb et Guillery veut atteindre ? Evidemment cette classe d'hommes que l'on a l'habitude d'appeler exacteurs, c'est-à-dire cette classe de gens qui font profession de spéculer sur la misère d'autrui pour s'enrichir. Car il faut qu'il y ait habitude. Il faut, en outre, que cette habitude constitue un abus au préjudice de l'emprunteur.
On a dit : Mais si vous admettez le mot « besoins » dans la loi, vous allez interdire ces négoces d'argent qui se pratiquent aux halles de Paris et ailleurs. En aucune manière, parce que cette classe d'emprunteurs s'enrichit en empruntant. Donc, aux termes de la loi, cette classe ne pourra être atteinte.
D'ailleurs, la jurisprudence est fixée à cet égard.
Il y aura, comme jadis, pleine liberté pour ces sortes de prêts qui ont été consacrés en quelque sorte par les nécessités. L'amendement ne changera rien à cet état de choses.
Mais, dit-on, si vous adoptez cette disposition pénale, vous allez à l’encontre des intérêts des emprunteurs. Craignant d'encourir une pénalité, le prêteur sera plus exigeant sur le taux du prêt ; il voudra se compenser le danger des poursuites moyennant des intérêts encore plus usuraires, et, malgré la loi existante, il y a eu de nombreuses infractions.
Mais de ce qu'il y a des infractions à la loi pénale, est-il logique d'abolir la loi elle-même et de donner libre cours à cette malheureuse passion d'opprimer pour s'enrichir ? En aucune manière. Au contraire, si vous supprimez la loi pénale, les abus se multiplieront. Alors même qu'il n'y aurait pas de loi pénale, ce n'est pas l'homme honnête qui prêtera en vue d'écraser les petits ; c'est l'homme essentiellement malhonnête. Eh bien, en abolissant la loi pénale, vous augmenterez cette classe de gens et vous n'aurez rien fait dans l'intérêt des emprunteurs.
On a cité, dans une dernière séance, l'opinion de Michel Chevalier qui s'est opposé à l'abrogation de la loi de 1807 et l'on a dit qu'il l'avait fait, non pas au point de vue de l'économie sociale, mais au point de vue de l'animadversion qui existait à cette époque contre le capital.
Mais cette animadversion contre le capital, est-ce une chose qui ne se produira plus dans l'avenir, était-ce pour la première fois qu'elle se produisait à l'époque de la nouvelle loi de 1848 ?
Je pense donc que le pouvoir législatif en France, comme la chambre haute en Prusse, a eu de bonnes et saines raisons politiques pour ne pas admettre l'abrogation pure et simple de la loi de 1807.
On a raisonné de l'abrogation de la loi de 1807, en principe, comme si elle était déjà décrétée. Mais il n'en est rien. La Chambre n'est pas même saisie de cette question. La loi de 1807, alors même que le Code pénal ne comminerait plus aucune pénalité contre l'usure, conservera toujours deux effets essentiels ; le premier, c'est un frein moral, c'est la garantie que l'homme honnête n'enfreindra pas une loi civile qui est faite dans un intérêt social.
Il y a un autre frein, c'est le recours aux tribunaux pour répéter ce qui a été payé en trop, pour être dispensé de payer ce qui a été promis en trop. Mais ce moyen ne convient qu'à l'emprunteur qui se trouve dans une position plus ou moins élevée ; il est complètement nul pour la classe que nous voulons surtout protéger pour la classe qui n'a pas le moyen de soutenir des procès.
Quant à l'abrogation de la loi de 1807, je me réserve mon opinion ; c'est une question assez importante pour mériter d'être traitée à part. Je dirai seulement que la tendance à élever les intérêts est tout à fait contraire à la prospérité publique, parce que plus le taux de l'intérêt est élevé moins l'argent afflue vers les bonnes entreprises.
C'est un arrêt dans le travail, car si quelques industriels empruntent quelquefois à gros intérêt, ils font ordinairement de très mauvaises affaires.
Mais, dit-on, les gros intérêts auraient pour résultat d'amener l'abondance du numéraire, d'attirer les capitaux étrangers. Il y a ici une distinction à faire : je comprends que quand un Etat fait des emprunts, il puisse attirer les capitaux étrangers par l'appât de gros intérêts ; le commerce et la barque peuvent également amener ce résultat ; mais les opérations de banque et d'escompte ne rencontrent aucune gêne dans nos lois ; il a été décidé par les tribunaux que le taux de l'escompte peut être librement établi et que les banquiers peuvent prendre telle commission qu'ils jugent convenable.
(page 1231) La loi de 1807 ne s'applique qu'aux prêts entre particuliers et ceux-là ne peuvent pas attirer les capitaux étrangers. Je suppose, en effet, que vous puissiez prêter à 7 ou 8 p. c. en Angleterre, en Prusse, en Italie, en Pologne, en Espagne, n'aimeriez-vous pas mieux prêter en Belgique à 5 p. c ?
Je réserve donc entièrement mon opinion quant à la loi de 1807. C'est une question d'économie sociale qui mérite un examen approfondi, mais pour la question qui nous occupe en ce moment je crois que nous devons aux classas inférieures de la société de ne pas permettre qu'on abuse, à leur détriment, de la faculté de prêter à gros intérêt, ce qui provoquerait infailliblement une réaction contre le capital.
M. de Decker. - Messieurs, la question est assez importante dans ses conséquences pour que je désire motiver en quelques mots le vote que je suis appelé à émettre.
Je ne me propose pas, messieurs, d’examiner toutes les questions théoriques que soulève le débat ; je tiens seulement à dire deux mots relativement au côté pratique ; car je crois que c'est au fond une question de fait qui nous divise.
J'ai la conviction que, sur tous les bancs de la Chambre, tout le monde veut sincèrement protéger contre les exactions des usuriers certaines catégories de personnes qui sont, de temps immémorial, spécialement exposées à être victimes de ces exactions. Tous, sans exception, nous poursuivons ce but ; mais il s’agit de savoir quel moyen il faut employer pour l'atteindre.
Eh bien, messieurs, tout en approuvant en général les observations qui ont été présentées par l'honorable auteur de l'amendement et par ceux qui l'ont appuyé, je crois qu'ils se trompent sur les conséquences pratiques de cet amendement. Ainsi les honorables membres espèrent par les pénalités à établir contre les prêts usuraires, empêcher l'odieuse exploitation des besoins des malheureux. Ils espèrent arriver par-là à prévenir ces sortes de prêts.
Dès lors je conçois parfaitement qu'ils soutiennent ce système, comme je serais le premier à le soutenir si je partageais leurs illusions relativement aux résultats de ce système. Mais je suis convaincu que ces résultats seront tout à fait contraires à leur attente. Je suis convaincu que la menace de pénalités n'empêchera nullement ces sortes de prêts ; par conséquent, elle aura pour effet inévitable et fatal d'en aggraver les conditions, au détriment des emprunteurs qu'on veut protéger.
Je ne puis donc pas, messieurs, me rallier à l'amendement de l'honorable M. Guillery et je voterai la rédaction de la commission.
- La discussion est close.
M. le président. - L'amendement de M. Nothomb est celui qui s'écarte le plus du projet ; je vais donc le mettre aux voix.
M. Guillery. - C'est en effet l’amendement de M. Nothomb qui doit avoir la priorité ; mais la question étant posée ainsi, il me sera difficile de voter. Je crois donc devoir me rallier à l'amendement de M. Nothomb.
M. Pirmez, rapporteur. - Je demanderai à la Chambre de réserver la place que l'article sur lequel nous allons voter doit occuper dans le nouveau Code pénal.
M. le président. - Cela est entendu.
- L'amendement de M. Nothomb est mis aux voix ; il n'est pas adopté.
La rédaction de la commission est mise aux voix et adoptée.
La séance est levée à 4 heures et demie.