(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)
(page 826) (Présidence de M. Vervoort, deuxième vice-président.)
M. de Florisone, secrétaire, fait l'appel nominal à 2 heures et quart.
M. Vermeire lit le procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.
« L'administration communale de Sclayn présente des observations contre la demande ayant pour objet le retrait de la loi du 2 août 1856, qui autorise la sortie de certains minerais. »
« Mêmes observations des conseils communaux, des propriétaires, des exploitants et des ouvriers de Pontillas, Hingeon, Vezin, Champion, Boussoit, Boninnes, Saint-Marc, Daussoux, Emine, Marchovelette, Furnaux, Temploux, Spy, Isnes, Suarlée, Sclayn, Franc-Waret, Forceville, Gelbressée, Moignelée, Cortil-Wodon, Noville-les-Bois, Waret-la-Chaussée, Namêche, Tillier et Warisoux. »
M. Moncheur$. - Messieurs, les administrations de vingt-sept communes dans lesquelles on fait l'extraction des minerais oligistes, s'adressent à la Chambre pour demander le maintien de la législation actuelle sur la libre sortie de ces minerais. Presque toute la population mâle de ces communes a joint ses sollicitations à celles de ces administrations. J'appelle l'attention spéciale de la Chambre sur ces pétitions, et je prie la Chambre de les renvoyer à la commission permanente d'industrie en le recommandant également à son examen attentif.
M. de Baillet-Latour. - Mon honorable collègue M. Moncheur appelle l'attention de la Chambre sur les pétitions dont il vient d'être donné lecture ; il demande le maintien de la loi de 1856 relative à la sortie des minerais oligistes. D'autres pétitions de l'arrondissement que j'ai l'honneur de représenter ici, ont déjà été remises à la Chambre ; elles tendent à obtenir le retrait de cette loi, ou la libre sortie des minerais hydratés. Je demande que toutes ces pétitions fassent partie du rapport qui doit nous être présenté au nom de la commission d'industrie.
- La proposition de M. Moncheur et celle de M. de Baillet-Latour sont adoptées.
« Des habitants de Huy demandent une modification à l'arrêté de clôture de la chasse qui excepte la province de Liège de la faculté accordée aux autres provinces de chasser à cor et à cri jusqu'au 15 avril. »
M. De Lexhy. - Les pétitionnaires signalent une anomalie choquante ; je propose à la Chambre de renvoyer cette requête à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
- Cette proposition est adoptée.
« Les sieurs Dupont, Houdin-Lambert et compagnie, soumettent à la Chambre des observations contre le projet du chemin de fer de Braine-le-Comte à Gand, présenté par le sieur Boucqueau. »
- Même renvoi.
« Le sieur Dineur réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir la restitution du montant d'une amende dont remise a été faite par arrêté royal du 19 novembre 1858. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Wouters, cultivateur, réclame contre l'exemption accordée par le conseil de milice à quatre miliciens de la classe de 1859. »
- Même renvoi.
« Des négociants à Enghien prient la Chambre d'accorder le cours légal des monnaies d'or décimales, au titre de 9/10 de fin. »
« Un grand nombre d'habitants de Tournai demandent qu'il soit donné cours légal à la monnaie d'or de France. »
M. Rodenbach. - Messieurs, ces deux pétitions nous sont adressées par des habitants notables de Tournai et d'Enghien, elles concernent la circulation de la monnaie d'or. Vendredi prochain il doit être fait rapport sur plusieurs requêtes relatives à la même question. Je demande que la pétition de Tournai et celle d'Enghien fassent également l'objet d'un prompt rapport. Il s'agit de faits très importants et qui suscitent beaucoup de plaintes, notamment dans le voisinage de nos frontières du midi.
M. Allard. - J'appuie la proposition de M. Rodenbach.
- Les pétitions sont renvoyées à la commission avec demande d'un prompt rapport.
M. le président. - Nous sommes arrivés, messieurs, à l'article 452, qui figure au titre VII et qui a été renvoyé à la commission chargée de l'examen du Code pénal.
L'article primitif était conçu en ces termes :
« La femme ne pourra être poursuivie pour adultère que sur la plainte du mari, qui sera privé de cette faculté, s'il est dans le cas prévu par l'article précédent.
« Le mari qui aura entretenu une concubine dans ta maison conjugale ne pourra être poursuivi que sur la plainte de la femme, qui sera privée de cette faculté, si elle est dans le cas prévit par l'article 449. »
L'honorable M. Pirmez avait proposé un amendement qui a été renvoyé à la commission. Au sein de la commission, M. le ministre de la justice a fait une proposition à laquelle l'honorable M. Pirmez s'est rallié. La commission propose, en conséquence, de rédiger l'article dans les termes suivants :
« L'un des époux ne pourra être poursuivi pour adultère que sur la plainte de l'autre.
« Le prévenu n'en courra aucune peine, lorsque sur sa plainte son conjoint est condamné du chef d'adultère pour un fait antérieur à celui pour lequel il est lui-même poursuivi. »
La discussion est ouverte sur cette disposition.
M. De Fré. - Je propose d'ajouter le mot « époux » à la fin du premier paragraphe et de dire : « L'un des époux ne pourra être poursuivi pour adultère que sur la plainte de l'autre époux. » Il me semble que cette rédaction serait plus correcte.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). Je me rallie à ce changement de rédaction.
- L'article ainsi complété est adopté.
M. le président. - Nous passons au titre VIII. L'article 456 de ce titre a été renvoyé également à la commission afin d'examiner S'il y avait lieu de donner une définition de la préméditation. La commission a été d'avis de maintenir purement et simplement le mot « préméditation » avec la signification qui lui est généralement donnée.
L'article est ainsi conçu :
« Le meurtre commis avec préméditation est qualifié assassinat et sera puni de mort. »
M. Pirmez. - Je demande à la Chambre la permission de donner quelques explications sur l'article en discussion. C'est un des plus importants, je pourrais dire le plus important du Code pénal, car c'est en vertu de cet article que sera le plus souvent prononcée la peine de mort. Il est donc important qu'il n'y ait aucune espèce de doute sur la portée de cet article. C'est pour empêcher ce doute que l'article a été renvoyé à la commission. Je demande donc la permission de faire connaître le résultat de l'examen qu'on a fait en commission.
Le Code de 1810 fait de la préméditation la circonstance aggravante qui érige le meurtre en assassinat et qui entraîne contre le coupable la peine de mort.
Le projet suit en cela le Code en vigueur, mais il en diffère en deux points :
1° En ce qu'il ne donne pas de définition de la préméditation,
2° En ce que le mot « préméditation » n'est pas entendu exactement dans le sens de la définition donnée par le Code actuel.
Lorsque la Chambre a été saisie pour la première fois du projet M. de Muelenaere a présenté des observations sur les inconvénients de l'absence de définition d'un terme aussi important. J'ai appuyé ses observations en me fondant surtout sur le danger qu'il pouvait y avoir à employer ce terme en l'écartant, comme le faisaient les auteurs du projet, de sa signification propre.
Nous avons proposé alors de renvoyer cet article à la commission. La commission s'est livrée à un examen très approfondi de la question, examen que nous avons repris depuis avec M. le ministre de la justice. Cette nouvelle étude n'a pas été infructueuse.
La commission et le gouvernement ont reconnu que le mot « préméditation » doit être compris dans son sens propre, dont on s'était légèrement écarté ; ils ont pensé que si une définition ne doit pas être donnée, c'est parce qu'il paraît impossible d'en donner une répondant à cette exigence d'être clarior definito, et parce qu’avec le mode de procéder des cours d'assises elle serait inutile.
Mais comme il importe qu'aucun doute ne s'élève dans une matière aussi grave, je demanderai à la Chambre la permission de lui indiquer la théorie que nous avons adoptée, et sur laquelle un accord complet existe entre la commission et M. le ministre de la justice.
Posons d'abord deux exemples d'homicide rentrant bien clairement dans les deux catégories créées par la loi.
D'une part, un brigand attend dans un bois un voyageur qu'il sait devoir y passer, et dès qu'il paraît le tue avec les armes qu'il a préparées. C'est incontestablement un assassinat digne de la peine la plus grande.
D'autre part, un homme dans un violent mouvement de colère saisit un instrument qui par hasard se trouve sous sa main et donne la (page 827) mort à celui dont il croit avoir à se plaindre. Il n'y a là qu'un simple meurtre dont la criminalité n'approche pas de celle de l'assassinat.
Mais entre les deux cas quels sont les caractères distinctifs de la résolution ?
On en reconnaît immédiatement deux : l'infériorité de la conception criminelle, et la réflexion et le sang-froid d'une part, la simultanéité de cette résolution avec l'acte et même l'entraînement de la passion da l'autre.
Cette double note de l'assassinat est rendue exactement par le mot « préméditation » qui implique précisément l'idée d'une réflexion, d'une délibération antérieure à l'acte.
Quand on se rend compte de la circonstance aggravante que nous analysons, toujours apparaît cette double idée de résolution criminelle antérieure à l'acte et réfléchie par l'agent, si expressément rendue par le terme préméditation.
Le Code de 1810 a complètement méconnu, dans la définition qu'il donne de la préméditation, le plus important de ces deux caractères : cette définition néglige la réflexion pour ne s'attacher qu'à l'antériorité.
Voici cette définition : « La préméditation consiste dans le dessein formé avant l'action d’attenter à la personne d'un individu déterminé ou même de celui qui sera trouvé ou rencontré, quand même ce dessein serait dépendant de quelque circonstance ou de quelque condition. »
Les criminalistes se sont élevés avec raison contre une pareille doctrine. Ils ont fait remarquer que si le dessein a été formé sous l'empire d'une violente passion qui ne s'est pas calmée jusqu'au moment du crime, le caractère le plus essentiel de la circonstance aggravante, la réflexion manque complètement. Le rapport des auteurs du projet cite un cas où le vice de la définition a conduit à l'échafaud un coupable qui eût dû échapper à la peine capitale.
Mais les criminalistes sont allés plus loin ; ils ont prétendu que c'est la réflexion seule qui constitue la circonstance aggravante, et que dès l'instant oh le crime est commis de sang-froid et avec réflexion, il mérite la peine la plus grave, qu'il ait été ou non résolu d'avance.
Ainsi, le rapport des auteurs du projet cite le fait suivant, qui s'est passé en France, il y a quelques années.
« Un chiffonnier parcourant le pays, arrive devant une maison de campagne qui a toute l'apparence d'être inhabitée. Il s'introduit au rez-de-chaussée par la cour et y cherche des chiffons. Tout à coup, une dame descendant l'escalier se présente et lui enjoint de sortir. L'individu, sans hésiter, somme la dame de lui remettre l'argent qui se trouve dans la maison et sur le refus de cette personne, il lui porte avec son bâton ferré, plusieurs coups qui l’étendent à terre. »
On voit que dans cette théorie c'est de la réflexion seule qu'il faut s'enquérir, et d'après le rapport que nous citons, l'assassinat serait non plus le crime prémédité, mais le crime réfléchi.
Si cette théorie pouvait être admise, il est incontestable qu'il faudrait remplacer le mot « préméditation » par un autre terme, ou le définir puisqu'on ne le prendrait pas dans son sens naturel.
C'est ce que j'avais proposé, en me plaçant au point de vue du système du rapport.
Mais quand on analyse exactement les éléments de la circonstance aggravante qui nous occupe, on s'aperçoit aisément que ce système est une réaction contre la définition du Code, réaction qui, comme toujours, va trop loin.
La définition du Code est erronée, parcs qu'elle néglige la réflexion pour ne s'attacher qu'à l'antériorité du dessein.
Le système du rapport pèche en ce qu'il néglige l'antériorité du dessein pour ne considérer que la réflexion.
Les deux circonstances sont également essentielles à la circonstance qui aggrave la criminalité de l'agent.
Ainsi, le fait du chiffonnier qui commet le crime sans y avoir pensé peut-être une minute avant de le consommer, est bien différent de ce qu'il eût été s'il s'était introduit dans la maison pour commettre ce crime. C'est la facilité du crime, l’occasion qui l'ont subitement déterminé. S'il a agi de sang-froid, s'il a même réfléchi un instant au crime, la résolution n'est pas demeurée dans son esprit un temps suffisant pour qu'elle y atteigne toute sa criminalité.
Certes, il est impossible de dite quelle doit être la durée du séjour de la résolution criminelle dans la pensée, mais toujours est-il que la simultanéité de la résolution criminelle et de l'exécution fait disparaître un élément d'aggravation.
Nous devons donc tenir pour certain que l'assassinat est le meurtre commis par suite d'une résolution criminelle, criminelle antérieure et réfléchie.
Le mot « préméditation » rend exactement cette idée et il la rend aussi clairement que si nous l'exprimions dans une définition.
La définition est donc inutile par cela seul.
Mais il est une autre circonstance qui la rend encore inutile, et sur laquelle l'attention n’avait pas été appelée d'abord.
Le jury sera toujours appelé à se prononcer sur cette question ? Tel meurtre a-t-il été commis avec préméditation ? La définition n'entrera pas dans la question. Il sera donc toujours impossible de savoir si le jury s'y est conformé puisque la réponse consiste dans un oui ou dans un non. La définition de la préméditation constituerait un texte de loi sans force obligatoire et que le jury doit même être censé ignorer.
Je crois que ces observations suffisent pour faire disparaître toute difficulté sur l'article en discussion.
- M. Orts remplace M. Vervoort au fauteuil.
M. le président. - Il me reste à mettre aux voix l'article 456 tel qu'il a été primitivement adopté :
« Le meurtre commis avec préméditation est qualifié assassinat et sera puni de mort. »
- Cet article est définitivement adopté.
M. le président. - Comme conséquence il me reste à mettre définitivement aux voix les articles 459, 462 et 465.
Voici ce qui s\ s (passé ; en même temps qu'on soumettait à la commission l'examen de la question que vous venez de résoudre, savoir, s'il fallait ou non, définir la préméditation, ou lui a renvoyé tous les articles où il était question de préméditation ; si on avait défini la préméditation dans l'article 456, il eût fallu mettre la rédaction de ces articles en rapport avec la définition nouvelle.
Maintenant que la Chambre n'a pas défini la préméditation et que l'article est définitivement adopté, il y a à soumettre les articles 459, 462 et 465 au vote définitif tels qu'ils ont été primitivement adoptés.
- Ces articles sont mis aux voix et définitivement adoptés.
M. le président. - Nous venons à l'article 484 qui est ainsi conçu :
« Sont compris dans les cas de nécessité actuelle de défense les deux cas suivants :
« 1° Si l'homicide a été commis, si les blessures ont été faites ou si les coups ont été portés en repoussant pendant la nuit l'escalade ou l'effraction des clôtures, murs ou entrées d'une maison ou d'un appartement habité ou de leurs dépendances.
« 2° Si le fait a eu lieu en se défendant contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence envers les personnes. »
Lors de la première discussion, on avait demandé s'il ne fallait pas introduire à l'article 484 une exception qui permît de repousser une personne qui envahit une habitation dans le cas où l'on a connaissance qu'elle n'a pas l'intention de porter atteinte à la propriété ou à la sûreté des personnes habitant la maison.
La commission a repoussé cette distinction et demande le maintien de l’article 484.
M. le ministre de la justice vient de faire passer au bureau une nouvelle rédaction ainsi conçue :
« Il y a présomption de légitime défense dans les deux cas suivants. »
Suit l'énumération qui se trouve au projet.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Cet article comprend, dans les cas de nécessité actuelle de défense, celui où l'homicide a été commis en repoussant l'escalade ou l'effraction de clôture.
Lors de la première discussion, on a demandé s'il ne fallait pas établir une exception dans le cas où l'auteur des violences avait connaissance que l'escalade ou l'effraction n'avait pas peur objet de porter atteinte à la sûreté des personnes habitant la maison ou à la propriété. Voilà la question qui avait été posée : la commission a maintenu l'article tel qu'il avait été rédigé, en lui donnant ce sens qu'alors même que l'habitant sait qu'il ne s'agit pas de porter atteinte soit à la sûreté des personnes, soit à la propriété, néanmoins le meurtre commis sera réputé commis en cas de légitime défense.
L'individu qui verrait briser ou escalader ses clôtures, sachant cependant que l'auteur de l'escalade ou de l'effraction est guidé par des motifs autres que celui de porter atteinte à la propriété ou à la sûreté des habitants et qui dans ce cas commettrait un meurtre, serait couvert par le principe de la légitime défense.
Je crois qu'il faut se borner à établir la présomption que l'individu qui a commis un meurtre dans ces circonstances ou qui a porté des coups ou fait des blessures s'est trouvé dans le cas de légitime défense ; mais s'il est établi que cet individu savait parfaitement quel était le but de celui qu'il a frappé, qu'il le savait d'avance, qu'il pouvait l'empêcher de s'introduire chez lui, alors il ne peut plus être question de légitime défense. Prenons un exemple : un individu sait qu'une personne peut s’introduire dans sa maison par suite de relations qu'il a avec un habitant ou une habitante de cette maison ; il tue cette personne ; évidemment il n'est pas dans le cas de légitime défense.
Je demande donc, messieurs, qu'on établisse dans la loi, seulement la présomption de la légitime défense et que si l'on prouve d'une manière péremptoire que l’individu savait d'avance que celui qu'il a frappé devait s'introduire chez lui, qu'il pouvait l'en empêcher, qu'il savait qu'il n'avait rien à craindre, que dans ce cas il soit puni comme un meurtrier ordinaire. Je crois qu'il serait inique, que ce serait, en quelque sorte, encourager le crime, que d'admettre en pareilles circonstances le principe de la légitime défense.
M. Pirmez, rapporteur. - Messieurs, personnellement, je crois que l'opinion que vient d'émettre M. le ministre de la justice peut être acceptée par l'adoption de son amendement. Mais la majorité de la commission n'a pas partagé cette manière de voir. Je dois, comme son rapporteur, vous faire connaître ses motifs ; voici comment ils sont consignés au rapport rédigé par l'honorable M. Lelièvre :
(page 828) « La commission a pensé que le principe énoncé à l'article 484 doit être maintenu sans aucune distinction. Il s'agit du droit, appartenant à tout citoyen, de faire respecter, pendant la nuit, son domicile et ses dépendances, et quel que soit le but de l'individu qui se permet cette violation, on a le droit de repousser son fait injuste, parce que, n'étant pas à même de réclamer le secours de la force publique, l'occupateur de la maison se trouve placé dans les termes du droit naturel qui l'autorise à défendre, d'autorité privée, ce qui forme incontestablement pour lui un droit sacré. »
Je dois ajouter que lorsque la commission s'est prononcée, M. le ministre n'avait pas formulé son amendement.
J'ai tout lieu de croire que, s'il lui avait été soumis, sa décision eût été différente de ce qu'elle a été.
Le droit de défense est en effet suffisamment protégé par la prescription de la loi, contre laquelle une preuve précise peut seule prévaloir.
M. de Theux. - Qu'arriverait-il h quelqu'un s'introduit armé dans la maison d’autrui ? Si un individu s'introduit nuitamment et armé dans une maison, quels que soient ses motifs, la vie de celui qui habile cette maison n'est-elle pas exposée ?
M. Pirmez, rapporteur. - Messieurs, la réponse à la question posée par l’honorable comte de Theux est bien simple ; la loi admet la présomption de légitime défense même lorsqu'on n'est pas armé. Donc si un individu entre armé dans une maison, si le propriétaire de la maison le tue, il est en état de légitime défense. Pour que la présomption cesse, il faut qu'on prouve que l'individu n'avait aucune intention mauvaise en s'introduisant dans la maison. Or, il est évident que si un individu entre armé dans une maison, il fournit lui-même la preuve du contraire.
M. de Theux. - Messieurs, il me suffit d'avoir provoqué cette réponse ; il en résulte que quel que soit le but pour lequel un individu s'introduit, armé, dans une maison, il y a, pour le propriétaire, présomption de légitime défense.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, lorsqu'un individu s'introduit dans une maison, qu'il soit armé ou qu’il ne le soit pas, il est repoussé avec la préemption de légitime défense. Lorsque l'individu est armé et qu'il est tué, on ne pourrait soutenir sérieusement que le propriétaire de la maison ne courrait aucun danger, puisque l'arme que l’individu portait est la preuve la plus manifeste que le propriétaire était menacé.
M. Muller. - Messieurs, je demanderai une explication au gouvernement et à la commission.
L'introduction d'un individu peut avoir lieu dans une maison ou dans un enclos en dépendant, sans escalade ou sans effraction, mais l’une de ces dernières circonstances peut s'être passée avant que celui dont le domicile a été violé s'en soit aperçu. Il doit être entendu, me semble-t-il, qu'alors le propriétaire ou l'habitant, qui le repousse par la force après que l’escalade ou l'effraction a été consommée, pourra être également considéré comme se trouvant en état de légitime défense.
Une explication serait désirable pour qu'il n'y eût pas de doute à cet égard.
M. de Gottal. - Messieurs, je ne puis me rallier au système du gouvernement. A l'occasion d'un autre article, le gouvernement reprochait, il y a quelques jours, aux adversaires de son système de s’occuper de cas excessivement rares. Or, je crois que ce reproche, je puis l’adresser au gouvernement et au système qu’il nous présente aujourd’hui. Quand un individu s’introduit dans un enclos ou dans une maison habitée, dans une intention autre que celle de commettre un crime, ce cas est excessivement rare. Je crois que la simple présomption de l’état de légitime défense peut donner lieu à de graves inconvénients.
Celui qui aura usé de son droit peut être exposé à une détention préventive à des poursuites qui peuvent avoir une certaine durée, et je le reconnais, aboutir aussi bien à un acquittement qu'à une condamnation ; mais ces poursuites, cette détention n'en auront pas moins existé ; et ce alors qu'on n'a fait qu'user d'un droit.
Comme les cas que l'on a en vue seront excessivement rares, et pour les motifs que je viens de vous exposer, je ne puis me rallier au système du gouvernement.
M. Pirmez, rapporteur. - Je ne suis pas de l'opinion de l'honorable M. de Gottal ; des cas peuvent se présenter fréquemment. Ainsi, lorsqu'une personne s'introduit dons une maison pour entretenir des relations avec une autre personne de cette maison ; ainsi, encore et surtout, lorsqu’on vote des fruits dans un jardins, ces cas sont très communs.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - L'honorable M. Muller m'a demandé si l'on pouvait considérer comme étant dans le cas de légitime défense le propriétaire qui tuerait un individu qu'il trouverait de nuit dans sa maison. Je ne le pense pas. Cela n'existe pas dans la législation actuelle.
La simple présence d'un individu dans une maison, même la nuit, n'est pas considérée comme un délit. Mais l'honorable M. Moncheur a proposé un article pour punir ce fait.
La Chambre aura à délibérer tantôt sur l'amendement de M. Moncheur qui formerait un article additionnel et qui est ainsi conçu :
« Sera puni d'un emprisonnement de quinze jours à trois ans et d'une amende de 26 à 300 francs, celui qui se sera introduit, sans le consentement du propriétaire ou du locataire, dans les lieux désignés à l'article 510 et y ayant été trouvé la nuit. »
Cette peine est comminée contre l'individu qui se trouve la nuit dans une maison et qui y est entré sans se livrer à aucune agression contre le propriétaire. La simple présence d'un individu dans une maison, sans aucun autre fait, sans aucune agression ne met pas le propriétaire ou le locataire en état de légitime défense et ne l'autorise pas à avoir recours aux moyens les plus extrêmes.
- La rédaction proposée par le gouvernement est mise aux voix et adoptée.
L'article 481 est adopté avec cette rédaction.
M. le président. - Nous passons aux articles 495 et 496 relatifs au duel.
Les articles réservés au duel aggravent la législation en vigueur. L'article 495 prononce une peine plus sévère dans le cas où les blessures résultant du duel ont causé soit une maladie ne laissant pas d'espoir fondé de guérison, soit une incapacité permanente de travail personnel. L'article 496 fixe à deux années le minimum de la peine d'emprisonnement si la mort de l'un des combattants a été le résultat du délit.
La commission trouve qu'il ne faut, sous aucun rapport, aggraver ta législation en vigueur et en conséquence elle propose de supprimer l'article 495 et de rédiger l'article 487 en ces termes :
« Lorsque dans un duel l'un des combattants aura donné la mort à son adversaire, le coupable sera puni d'un emprisonnement d'un an à cinq ans et d'une amende de mille à dix mille francs. »
De sorte qu'il n'y a plus d'aggravation dans le cas de blessure grave et la peine, en cas de mort, reste la même que dans la loi de 1841, tandis que le gouvernement vous proposait de l'aggraver.
(page 832) M. Pirmez, rapporteur. - Messieurs, vous venez d'entendre par l'exposé que vient de faire M. le président quel est le point qui divise le gouvernement et la commission.
En présentant les amendements que j'ai eu l'honneur de déposer, je ne me suis pas proposé d'autre but que de faire cesser cette division.
Ce but, je l'ai atteint, car le gouvernement et la commission se rallient à mes propositions.
Si la Chambre le permet, je lui indiquerai avec plus de détails en quoi ils consistent.
Le Code de 1810 admet trois degrés dans la gravité des blessures : les blessures simples, les blessures qui entraînent une incapacité de travail de plus de vingt jours, les blessures qui causent la mort.
Cette triple distinction est reproduite dans 1a loi sur le duel qui concorde ainsi parfaitement avec la législation en vigueur.
Le projet ajoute à cette division tripartite une quatrième casse de blessures : il distingue les blessures simples, les blessures qui entraînent une incapacité de travail de vingt jours au moins, les blessures qui produisent une lésion perpétuelle, et enfin les blessures qui amènent la mort.
Le projet primitif introduit cette nouvelle classification dans la matière du duel.
Mais pour faire place à la nouvelle classe de blessures (qui est la troisième dans l'ordre de la gravité), les auteurs du projet ont cru devoir augmenter la peine du cas le plus grave, celui où le duel a causé la mort d'un des combattants.
La commission a repoussé cette aggravation de peine, et demandé le maintien de la législation actuelle.
Le gouvernement, d'un autre côté, a persisté, pour ne pas introduire dans le Code une discordance complète entre les dispositions relatives au duel et les autres matières, a persisté, dis-je, à maintenir la quadruple division que le projet admet partout.
Il m'a paru qu'il est un moyen très simple de satisfaire à ces exigences opposées : c'est de faire place à la nouvelle catégorie de blessures, non en élevant la peine du fait le plus grave, mais en abaissant les peines des faits inférieurs.
C'est cette pensée que mes amendements réalisent.
Seulement, comme la Chambre n'a réservé que les articles qui concernent les blessures de3 deux degrés supérieurs, elle devra revenir, pour admettre mon système, sur des articles déjà votés.
Voici, dans son ensemble, la comparaison des peines d'emprisonnement de la législation actuelle et du système que je propose :
Provocation en duel :
Loi actuelle : 1 mois à 3 mois
Amendements : 15 jours à 2 mois.
Blessures simples :
Loi actuelle : 3 mois à 2 ans
Amendements : 1 mois à 18 mois.
(page 833) Blessures entraînant incapacité de travail de vingt jours :
Loi actuelle : 6 mois à 3 ans
Amendements : 3 mois à 2 ans.
Blessures produisant une lésion perpétuelle :
Amendements : 6 mois à 3 ans.
Blessures causant la mort :
Loi actuelle : 1 an à 5 ans
Amendements : 1 an à 5 ans.
La Chambre remarquera que les premières peines sont notablement abaissées que la peine de la nouvelle catégorie de faits est exactement celle de la catégorie inférieure de la loi actuelle, et qu'enfin la peine du cas le plus grave est la même dans les deux systèmes.
J'ai suivi une marche semblable pour les amendes ; seulement j'ai dû élever le minimum de l'amende prononcée pour le cas de mort de 1,000 à 2,000 fr. L'amende est aujourd'hui de 1,000 à 10,000. Cette aggravation insignifiante est plus que compensée par l'abaissement de toutes les autres peines pécuniaires.
Telle est la portée des amendements que je propose.
J'ai lieu de croire qu'ils seront acceptés par la Chambre comme ils l'ont été par le gouvernement et par la commission.
(page 828) M. le président. - M. Pirmez propose de revoir les articles 492, 493 et 494 qui ont été définitivement votés. Cela est indispensable en effet si son système est admis.
Je ferai remarquer que, quoi qu'il soit assez insolite de revenir sur des articles déjà votés, la Chambre s'est formellement réservé cette faculté lorsqu'elle a abordé la discussion du Code pénal et pour cette matière spéciale. Sans cette faculté, en effet, la Chambre était exposée à faire une besogne parfaitement contradictoire. Il n'y a donc pas de question réglementaire à soulever.
- La discussion est ouverte sur les amendements de M. Pirmez.
Personne ne demandant la parole, les articles 492 à 496 qui forment l'ensemble du système de M. Pirmez, sont mis successivement aux voix et adoptés avec les amendements qui s'y rapportent.
M. le président. - Nous arrivons, messieurs, à l'amendement proposé par M. Moncheur à l'article 510 et qui deviendrait l'article 510bis. M. Moncheur a proposé de comminer une peine contre celui qui serait trouvé la nuit dans une maison habitée, sans le consentement du propriétaire.
La commission a adopté le principe de l'amendement, mais elle en a modifié les termes et elle propose de rédiger cette disposition comme suit :
« Sera puni d'un emprisonnement de 15 jours à 3 ans et d'une amende de 26 à 300 francs, celui qui se sera introduit, sans le consentement du propriétaire ou du locataire, dans des lieux désignés à l'article 510 et y aura été trouvé la nuit. »
C'est-à-dire celui qui se sera introduit dans une maison, chambre ou logement habité par autrui ou leurs dépendances. M. Moncheur se rallie-t-il à la rédaction proposée par la commission ?
M. Moncheur. - Oui, M. le président.
- Personne me demande la parole ; l'amendement est mis aux voix e. adopté.
M. le président. - Nous passons au chapitre V « Des atteintes portées à l'honneur ou à la considération des personnes.
L'article 514 donne la définition de la calomnie. Voici la définition que propose la commission :
« Est coupable du délit de calomnie celui qui, dans les cas ci-après indiqués, a méchamment imputé à une personne un fait précis qui est de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de cette personne et dont la preuve légale n'est pas rapportée. »
Outre cette définition, la commission a examiné la question de savoir si la calomnie dirigée contre une personne décédée devait être comprise dans la disposition, et la commission, par 5 voix contre 1, a été d'avis qu'on devait entendre l'article 514 avec cette portée générale que la calomnie contre des personnes décédées doit être également réprimée.
Ainsi, la définition implique l'idée que la disposition s'applique à la calomnie dirigée contre un défunt.
La discussion est ouverte.
M. Hymans. - Je demande pardon aux jurisconsultes éminent qui siègent dans cette enceinte, d'intervenir dans ce débat.
Je n’ai pas l'intention de chasser sur leurs terres ; je ne viens pas soutenir ici une thèse juridique ; je viens défendre, en quelques mois, un intérêt littéraire.
(page 829) Notre honorable président vient de le dire, la commission a soulevé la question de savoir si, par les personnes inscrites dans l'article 514, on entendait désigner les personnes décédées ; en un mot, si la calomnie dirigée contre la mémoire d'un mort constitue un délit. La commission a conclu dans un sens affirmatif.
Cette doctrine n'est pas neuve ; elle est empruntée à Solon. Plutarque nous dit dans la vie de ce législateur :
« On loue, avec raison, une loi de Solon qui défend de dire du mal des morts ; car il y a de la religion à tenir la mort pour sacrée ; de la justice à épargner ceux qui ne sont plus, et de la politique à empêcher les haines immortelles. »
Ce sont là de nobles paroles, sans doute, mais qu'il me soit permis de rappeler celles que prononçait l'autre jour, dans cette enceinte, l'honorable M. Pirmez lorsqu'il nous conseillait de ne pas nous laisser égarer, en matière de loi, par des raisons de sentiment ; et de vous demander ce que deviendra la liberté de l'historien avec ce système, admis par la commission parlementaire et, avant elle, par la commission qui a préparé le projet de Code pénal.
Je demande où finit l'intérêt des familles et où commence la liberté de l'histoire. Voilà ce que la commission ne dit pas, ce qu'aucune des deux commissions ne dit, et ce qu'on ne propose pas de déterminer d'une manière précise dans le projet qui nous est soumis.
Certes, si l'on se bornait à lire l'article 514 du projet sans y joindre le commentaire dont notre honorable président l'a accompagné eu en donnant lecture, il n'y a personne dans cette enceinte qui s'aviserait de penser un seul instant, qu'en accordant protection à une personne, c'est-à-dire, à un être susceptible de posséder des droits, il ressuscite les mors.
Evidemment si l'on vous lisait l'article 514 qui définit la calomnie et le paragraphe premier de l'article 528 qui dit que les calomnies et les injures envers les particuliers en pourront être poursuivies que sur la plainte de la partie qui se prétendra lésée, si l'on vous lisait ces dispositions sans le commentaire dont M. le président les a accompagnées, il ne viendrait à l'esprit d'aucun de vous de penser qu'il s'agit aussi des morts ; vous y penseriez d'autant moins, qu'il n'est pas question de morts dans le Code pénal de 1810.
Et pourtant, que dit le rapport ? La commission entend le mot personne dans le sens « le plus général, le plus absolu, » c'est-à-dire qu'elle veut qu'il s'applique aussi à la personne décédée, je pourrais dire à un cadavre. La commission qui a préparé le Code pénal a longuement développé son opinion. Non seulement la loi, dit-elle, permet à chacun de venger la mort d'un parent, mais encore elle l'y oblige sous peine d'indignité. Qui donc doutera qu'elle ne permette a priori de venger la mémoire de ce parent et que même elle n'en impose l'obligation puisque l'honneur est le plus précieux des biens, est plus précieux que la vie ?
Je respecte ; je dirai plus, j'approuve et je loue cette expression d'une pieuse pensée. C'est pour le fils un droit et un devoir de défendre la mémoire de son père. C'est un devoir pour chacun de défendre l'honneur de sa famille. Mais où finit le droit, où s'arrête la famille, où commence l'histoire ? C'est une question très grave, car à côté de l'honneur de la famille, il y a la vérité de l'histoire, et comme l'a dit un magistrat ; dans un grand procès politique, l'histoire n'e-t pas justiciable des tribunaux. Si vous ne mettez pas une limite aux droits de la famille, tous les écrivains seront livrés au pouvoir discrétionnaire des tribunaux.
En voulez-vous des preuves ? Je pourrais vous citer un fait qui se passe en ce moment ; le procès de madame Bertin contre Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans. Madame Bertin, parente en ligne collatérale de Mgr Rousseau, est venue prétendre que son honneur avait été mis en cause parce que dans une brochure on avait parlé de faits attentatoires à l'honneur de Mgr Rousseau qui, d'après moi, en qualité d'homme public, est parfaitement justiciable de l'histoire.
Voici un fait plus curieux qui remonte au 8 janvier 1847. M. le marquis d'Epinay St-Luc réclama de M. Alexandre Dumas 50,000 fr. de dommages-intérêts pour outrage fait au nom et à la réputation de l'un de ces ancêtres. Il se plaignait de ce que M. Dumas eût fait jouer à cet ancêtre le rôle d'un des mignons d’Henri III dans son roman la Dame de Montsoreau.
L'avocat du marquis d'Epinay-Saint-Luc vint raconter devant le tribunal, que l'ancien marquis d'Epinay était un des plus grands personnages de l'histoire de France, qu'il avait été grand-maître de l'artillerie, que c'était un des plus braves capitaines de son temps ; qu'il était seigneur de Bazancourt, d'Avesnes et autres lieux, qu'il s'était distingué ; à Jarnac, à Moncoutour et au siège de la Rochelle, que par conséquent il devait être interdit à M. Dumas, romancier, ou à tout autre historien de le ranger dans une catégorie d'individus que l'histoire a flétris. ;
Le tribunal de la Seine, sous la présidence de M. de Belleyme, et par jugement du 15 janvier 1848, débouta M. le marquis d'Epinay. Voici ses motifs :
« Attendu que François d'Epinay est un personnage public, tombé i dans le domaine de l’histoire ;
« Attendu que pour ce qui concerne l'impartialité, les convenances, les écrivains, tant qu'ils ne tombent pas sous la loi pénale, ne relèvent que de la critique littéraire et de l'opinion publique, déboute, etc. »
On me dira que cela ne prouve qu'une chose, c'est que les tribunaux apprécient et défendent les droits de l'histoire, puisqu'ils n'ont pas donné gain de cause au marquis d'Epinay Saint-Luc, qui demandait une réparation pécuniaire d'une injure faite à la mémoire et à la réputation de l'un de ses ancêtres. Quelle que soit la sagesse des tribunaux, je crois qu'il est utile que leur droit soit déterminé d'une manière expresse dans la loi.
Du reste en France on a toujours tiré des conséquences très larges d'un mot qu'on propose aujourd'hui d'introduire dans notre législation nouvelle. Ainsi dans l'article 5 de la loi du 26 mai 1819, il était dit que la calomnie ne pouvait être poursuivie que sur la plainte de la partie qui se prétendrait lésée. C'est ce que porte aussi l'article 528 du projet.
Or, arguant de ce mot « partie », on a établi une solidarité entre le fils de la personne calomniée et cette personne elle-même, et ses fils et petits-fils, considérés comme parties lésées, ont pu obtenir des condamnations dans des cas qui n'étaient pas plus graves que ceux qui ont donné lieu à la plainte du marquis d’Epinay.
C'est ainsi que les fils de Casimir Périer ont obtenu un jugement contre un article qui discutait, qui flétrissait peut-être les opinions et la conduite politique de leur père.
C'est ainsi que la cour de cassation porta un arrêt en faveur de Mme de Tourzel, qu'un journal, intitulé le Censeur judiciaire, et rédigé par un nommé Fournier-Verneuil, avait accusée de posséder des domaines considérables provenant de spéculations opérées par ses ancêtres.
La cour de cassation disait :
« Attendu que les écrits ont été publiés dans le but de diffamer les membres actuels de la famille de la duchesse de Tourzel ;
« Que notamment ils leur attribuent une spoliation coupable et présentent ses héritiers, comme détenant illégalement une fortune acquise par des moyens honteux et criminels, etc. »
C'est ainsi encore, messieurs, que la veuve du maréchal Brune a obtenu un jugement contre le journal le Drapeau blanc, qui avait critiqué les actes de son mari. C'est ainsi encore qu'en 1823 la cour de cassation de France confirma un jugement rendu contre un nommé Clause, accusé d'avoir verbalement calomnié la mémoire du duc de Berry.
Si vous voulez voir, messieurs, le parti qu'on peut tirer d'un pareil système de législation, permettez-moi de vous donner lecture d'un passage du réquisitoire du procureur général de Marchangy, prononcé en cette circonstance. C'est précisément ce réquisitoire que les rares auteurs qui soutiennent le principe que je combats, donnent comme une preuve éclatante de la justice du droit qu'on veut faire prévaloir aujourd'hui :
« La diffamation envers les morts est lâche et sacrilège. Que les factieux n'insultent pas un Bourbon, lorsqu'il est dans le tombeau, car, pour la première fois, il ne pourrait plus dire : » Je pardonne ! »
« Que des écrivains parlent mal de saint Louis, de Henri IV ; que des Français osent renier la véritable civilisation, au point de déclamer contre ce Louis XIV, qu'on pouvait appeler le roi, comme on appelait Rome la ville ; que les pygmées du siècle veuillent renverser le colosse de gloire et mettre à sa place les fétiches d'un culte sauvage et dérisoire, il n'y a rien dans ces aberrations de l'esprit humain qui pourra tomber sous la juridiction des tribunaux.
« Mais que l'on cherche à flétrir l'éclat d'un rameau que le fer vient d'arracher au tronc royal qui est encore saignant, toute la génération qui espérait vivre sous son tutélaire ombrage s'indigne d'un affront fait à la fois et à sa douleur et à l'objet qui la cause et à l'auguste dynastie privée d'un de ses plus forts rejetons !!! »
Sur ce pathos, la cour rendit un arrêt conforme, comme trois ans après elle décida que la publication incomplète des livres saints était un outrage à la religion de l'Etat, ce qui n'empêcha pas, sept ans plus tard, la France d'envoyer les Bourbons en exil.
Tous ces arrêts, tous ces jugements ont été rendus parce qu'il y avait dans la loi ce mot qu'on veut y rétablir aujourd'hui. « La poursuite ne pourra avoir lieu que sur la plainte de la partie lésée. »
Entre cette partie et le mort on établit une solidarité complète.
Eh bien, cela peut avoir pour conséquence, dans certains cas, d'entraver d'une manière regrettable et injuste la liberté de l'écrivain et du professeur.
Je reconnais parfaitement que c'est un droit et même un devoir pour le fils de défendre la réputation de son père ; c'est même très souvent un devoir pour le père de défendre la réputation de son fils décédé. Ce que je demande, c'est que les droits soient nettement définis et que l'on dise où s'arrêtent ceux de la famille et où commencent ceux de l'histoire.
C'est dans ce but que j'ai l'honneur de soumettre à la Chambre un article additionnel qui serait ainsi conçu :
« Le conjoint survivant, les parents au premier degré en ligne directe, et au second degré en ligne collatérale, auront seuls le droit de poursuivre celui qui aura commis le délit de calomnie envers la mémoire de leur parent décédé. »
En adoptant cet amendement, messieurs, vous sauvegarderez tous les intérêts légitimes, ceux de la famille et ceux de l'histoire, qui, à mon sens, sont également sacrés.
(page 830) M. Ch. Lebeau. - Messieurs, l'honorable M. Hymans vient de critiquer la rédaction de l’article 514 en ce qui concerne la signification du mot « personne », dans le rapport de la commission.
Je pense avec l'honorable membre que la commission va trop loin dans la signification qu'elle attache à ce mot.
Sans doute on doit respecter la mémoire des morts ; mais lorsqu'un citoyen a joué un rôle politique, ses actes appartiennent au domaine de l'histoire, et la critique de l'historien ne doit pas être interdite sous ce rapport.
On ne devrait, me semble-t-il, faire d'exception que pour ce qui est relatif à la vie privée, dont l'histoire ne devrait pas s'occuper.
Je crois devoir critiquer également l'article au sujet de la signification que la commission, dans son rapport, a donnée au mot « considération. »
La commission nous dit que la définition énoncée en la disposition a été empruntée en partie à l'article 13 de la loi française du 17 mai 1819, que le rapport de la chambre des députés commentait de la manière suivante :
« Tout ce qui touche à la réputation, à la probité touche à l’honneur, et l'on peut, sans blesser l'honneur, porter atteinte à la considération. »
Le rapport invoque ensuite l'opinion d'un auteur français, M. du Grattier qui enseigne qu'il y a diffamation, si l'on dit d'un négociant, d'un avocat, d'un médecin, qu'il fait mal les affaires, qu'il plaide mal les causes, qu'il traite mal les malades. Semblable allégation, dit-on, porte atteinte à la considération de la personne qu'elle concerne.
Il en est de même si l'on dit méchamment qu'un négociant a éprouvé des pertes ; qu'il gère avec inhabileté son négoce, en alléguant faussement tel ou tel fait à l'appui de l'imputation.
Or je n'hésite pas à dire quo si c'est là la signification que l'on veut donner au mot « considération », l'article va trop loin, beaucoup trop loin. Cette disposition ne vaudrait guère mieux que l'article 367 du Code pénal de 1810. D'après cet article, en effet, il fallait, pour qu'il y eût délit de calomnie, que les faits imputés fussent de nature, s'ils étaient vrais, à exposer la personne, à laquelle on les adressait, à des poursuites correctionnelles ou criminelles, ou à attirer contre elle le mépris ou la haine de ses concitoyens.
Comme on le voit, on ne punissait, d'après la législation de 1810, que les faits qui touchaient à la moralité, à la probité, à l'honneur de la personne, tandis que, d'après la définition donnée par la commission au mot « considération », on punirait l'imputation de faits qui ne sont relatifs qu'à la capacité, à la prudence et à l'habileté de la personne
En effet, dire d'un négociant qu'il gère avec inhabileté les affaires de son négoce, dire d'un médecin qu'il ne visite pas bien un malade et d'un avocat qu'il plaide mal ses causes, c'est critiquer la capacité du négociant, du médecin, de l'avocat et nuire peut-être à leurs intérêts, ce qui peut donner lieu à une action civile en dommages-intérêts.
Mais à coup sûr ce n'est plus nuire à la moralité et à l'honneur de ces personnes, ce n'est pas les exposer au mépris de leurs concitoyens ; car on peut être un homme très probe et très honorable quoique incapable, inhabile ou imprudent.
Il est donc évident que la commission a donné une portée trop étendue à la signification du mot « considération » qui se trouve dans l'article 514, et que dès lors il faut ou modifier la rédaction de cet article ou donner une autre signification à ce mot.
M. Pirmez, rapporteur. - Messieurs, l'honorable M. Lebeau vient de faire, à mon sens, une critique fondée d'une opinion émise dans le rapport de la commission ; mais il va trop loin en en tirant la conséquence qu'il faut en revenir au texte du Code de 1810.
L'erreur est dans le commentaire du texte du projet et non dans le texte même.
Je ne puis pas comprendre que le fait de dire d'un médecin, qu'il soigne mal ses malades ; d'un, négociant, qu'il gère mal ses affaires ; d'un avocat, qu'il défend mal ses causes, puisse constituer une calomnie.
Je ne puis le comprendre, et cela par deux raisons : D'abord, la calomnie exige comme condition essentielle l'imputation d’un fait précis, bien déterminé, et non d'un défaut d'intelligence.
Ainsi quand je dis à un médecin qu'il traite mal ses malades ; à un négociant qu'il est peu apte aux affaires ; à un avocat, qu'il plaide mal les causes qui lui sont confiées ; je n'impute à ce médecin, à ce négociant, à cet avocat, aucun fait précis ; j'indique seulement un défaut général, je lui reproche une incapacité non spécifiée. Un élément essentiel de la calomnie, la détermination du fait manque.
La deuxième raison est celle-ci : c'est que par les termes « honneur » et « considération », il faut évidemment entendre ce qui louche à la valeur morale, à la probité, à la délicatesse, à la dignité de la personne contre qui est dirigée la calomnie.
Cette atteinte à l'honneur et à la considération n'existe pas dans l'imputation qui consiste à dire que telle personne manque d'habileté.
Il est des hommes très considérés, très honorables qui n'ont aucun talent. L’honneur et la considération sont donc intacts, lorsque l'imputation ne porte que sur l'aptitude, sans toucher aux qualités morales.
Par ces deux raisons, également péremptoires, selon moi, les imputations dont a parlé M. Lebeau ne sont pas des calomnies. Elles donnent seulement lieu, d'après les circonstances du fait, à une réparation civile dont les tribunaux ont à apprécier l'importance.
Ainsi, abandonnons le commentaire, et voyons si la définition du projet est ou non préférable à celle du Code de 1810.
La calomnie, d'après la définition de ce Code, consiste à imputer un fait qui, s'il était vrai, exposerait son auteur à des poursuites criminelles ou correctionnelles, ou du moins à la haine ou au mépris de ses concitoyens.
Cette définition a été l'objet de très vives critiques qui me paraissent fondées.
D'abord, il est quantité de faits exposant à des poursuites criminelles ou correctionnelles, mais dont l'imputation ne porte pas le moindre préjudice ni matériel ni moral.
J'en trouve un exemple dans l'objet des discussions qui ont occupé la Chambre dans ses dernières séances.
Je dis à un mari dont la femme vient d'accoucher ; « Vous n'êtes pas allé faire, dans le délai légal, la déclaration à l'état civil. » Je dis au médecin qui a accouché la femme : « Vous avez oublié de faire la déclaration qui vous incombait. » Evidemment, il n'y a pas là matière à calomnie.
Or, d'après le texte du Code de 1810, le délit de calomnie existerait parce que le défaut de déclaration donne lieu à une poursuite correctionnelle.
Vous le voyez, cette partie de la définition est trop large. Les termes, « exposer à la haine ou au mépris de ses concitoyens », sont-ils plus exacts ? Je ne le pense pas. Voici pourquoi :
La haine et le mépris des masses peuvent s'attacher à des faits tout à fait indifférents en eux-mêmes, et n'avoir d'autre source que des entraînements passagers. En sorte que l'allégation d'un fait insignifiant laissant intact l'honneur, pourrait constituer une calomnie.
Supposez une effervescence populaire dans laquelle les marchands de grains soient en butte à l'animadversion publique ; dans cette circonstance, dire d'un homme qu'il est marchand de grains c'est l'exposer à la haine, peut-être au mépris du peuple.
Faut-il déclarer que cette imputation est une calomnie ? Cela n'est évidemment pas possible.
Le vice de cette définition consiste en ce qu'elle suppose que l'opinion publique est toujours juste et vraie dans ses jugements, elle admet qu'une imputation est calomnieuse parce que le fait qu'elle contient est condamné par le sentiment de la masse. Or, c'est là une incontestable erreur. Rien n'est plus flottant que l'opinion ; et ce n'est pas de ses sentences qu'il faut faire dépendre l'appréciation du fait imputé ; il faut peser cette imputation en elle-même, et ne la déclarer calomnieuse que si elle entame réellement la position morale de l'individu contre qui elle est dirigée, que si le fait allégué est, d'après la vérité même des choses, de nature à compromettre l'honneur et la considération. ; La définition du projet est prise dans la loi française de 1819 ; je ne pense pas que cette définition ait donné lieu à des reproches aussi fondés que la définition du Code actuel. (Interruption.)
Mon honorable collègue, M. Lebeau, me dit qu'il renonce à demander le rétablissement des termes de la loi de 1810, par suite de l'explication que j'ai donnée sur le sens que nous attachons à l'article en discussion. J'aborde maintenant la très grave et très difficile question soulevée par M. Hymans, et je reconnais bien volontiers que ses observations ont quelque chose de fondé. Rétablissons d'abord la position du débat.
La commission, messieurs, en proposant l'adoption du projet, n'a jamais pensé qu'elle entravait les droits de l'historien ou du publiciste ; elle a même fait une réserve formelle dans son rapport ; cette réserve n'eût-elle pas été expresse, qu'elle résultait déjà du texte même de l'article.
La Chambre remarquera que la définition nouvelle de la calomnie est restreinte au cas où l'imputation est faite méchamment, de sorte que l'imputation n'est punie que quand elle est faite avec l'intention de nuire ; c'est là une innovation qui diminue considérablement l'étendue de la répression.
Aujourd'hui il n'est pas nécessaire pour que le délit existe qu'il y ait méchanceté, il suffit que l'imputation du fait calomnieux soit faite sciemment et volontairement ; c'est ce que trois arrêts de cassation ont décidé en Belgique.
Vous le voyez déjà, l'historien et le publiciste conservent toute leur liberté d'action : quels que soient les faits qu'ils rapportent, si leur plume n'est pas guidée par une intention perverse, ils sont en dehors de h définition de la loi.
Mais ce point écarté, je pose la question soulevée dans ses termes les plus généraux : Faut-il permettre toutes les imputations contre la mémoire des morts, ou les réprimer au moins dans certaines limites ?
Mais j'ose dire que cette question n'en est pas une en réalité, et qu'il est impossible d'autoriser la calomnie contre tous ceux qui ne sont plus.
L'honneur et la considération entrent dans le patrimoine d'une famille ; ils en composent souvent tout l'avoir, et toujours ils sont sans (page 831) tache, ils en forment la partie la plus précieuse. Qui n'attache un haut prix à posséder un nom irréprochable et à le transmettre dans toute son intégrité ?
Mais admettre que la calomnie contre une personne morte depuis peu de temps dont les héritiers immédiats sont vivants, peut demeurer impunie, ce serait consentir à ce que le patrimoine moral si précieux puisse être détruit par le premier venu !
Presque toujours le fils ressentira une plus profonde douleur d'une calomnie dirigée contre son père mort que d'une calomnie dont il est lui-même l'objet. La première causera un mal plus grand que la seconde, même en ne considérant que les vivants. Comment, dès lors exempter de toute peine les attaques dirigées contre ceux qui ne sont plus.
Je suis autorisé à tenir pour constant que tout an moins certaines calomnies contre les morts doivent être réprimées.
Mais où est la limite ? C'est là que naît la difficulté.
La commission a pensé qu'elle serait suffisamment tracée dans la pratique par la nécessité d'une plainte.
D'après le projet, à la différence de ce qui existe aujourd'hui, et ceci est encore un grand adoucissement à la législation actuelle, la calomnie ne peut être poursuivie que sur la plainte de la partie lésée ; la commission a réservé le droit de porter plainte, quand il s'agit de calomnie contre les morts au conjoint survivant, aux ascendants et descendants et, à leur défaut, aux héritiers légaux.
La commission a pensé que les personnes ne se plaindraient que quand la calomnie aurait de l'importance relativement à elles, quand elle les atteindrait indirectement.
D'après les observations de l'honorable M. Hymans, cette garantie paraîtrait ne pas être suffisante, puisqu'on aurait vu des héritiers réclamer et demander la répression d'atteintes portées à l'honneur de leurs ancêtres morts depuis plusieurs siècles.
Il faudrait donc chercher une limitation plus étroite.
Le système de M. Hymans consiste à restreindre le droit de porter plainte aux personnes les plus rapprochées du défunt, au conjoint survivant, aux parents au premier degré en ligne directe, au deuxième degré en ligne collatérale.
Cet amendement, bon peut être en principe, a certainement besoin d'être revu ; il est évident qu'avec cet amendement, si la calomnie est dirigée contre l'aïeul qui vient de mourir, le petit-fils même lorsqu'il est l'héritier immédiat par suite du prédécès de son père, ne pourrait pas porter plainte.
Cela ne serait pas admissible.
Peut-être pourrait-on trouver un moyen convenable de restreindre les poursuites dans le laps de temps qui s'est écoulé depuis le décès de la personne calomniée ; peut-être aussi pourrait-on s'arrêter à l'idée de quelques décisions judiciaires et ne punir que lorsque la calomnie rejaillit sur les vivants.
Je ne veux pas me prononcer en ce moment. La question est grave, et l'amendement proposé doit être examiné dans le silence du cabinet.
La Chambre croira sans doute devoir renvoyer l'amendement à la commission. Je le propose ; c'est évidemment le moyen le plus convenable d'arriver à un bon résultat.
Je demande que l'amendement de l'honorable M. Hymans soit imprimé et renvoyé à la commission.
M. le président. - Je viens de recevoir un autre amendement, qui tend à la suppression du mot « considération » ; de sorte qu'on ne punirait plus que la calomnie attentatoire à l'honneur des personnes. Cet amendement qui est signé de MM. Cartier, Muller et Charles Lebeau, est évidemment la conclusion du discours qu'a prononcé tout à l'heure l'honorable M. Ch. Lebeau. Il a été développé, il est appuyé ; il fait donc partie de la discussion,
M. Guillery. - Je n'avais pas connaissance de l'amendement, mais je viens l'appuyer, parce qu'il est l'expression de la pensée que je comptais développer.
Je crois, en effet, qu'il ne faut punir comme calomnies que les faits qui portent atteinte à l'honneur, et non pas ceux qui portent atteinte à la considération. Cela est surtout vrai en présence de la loi française de 1819, qui fait craindre que la disposition ne soit appliquée dans le sens qui lui a été donné dans cette loi. Je sais bien qu'il y a une explication de M. le rapporteur ; mais remarquez que le rapporteur de la loi de 1819 a aussi émis son opinion ; et que les tribunaux qui ont à interpréter, lorsqu'ils se trouvent en présence de l'opinion d'un rapporteur et de l'opinion contraire d'un autre rapporteur, choisiront d'après leur impression,
Si l'article reste dans son état actuel, les juges pourront donner au mot « considération » le sens que lui ont donné la loi de 1819, le rapporteur de la chambre des députés et ultérieurement la jurisprudence. La question est des plus importantes.
Vous verrez, messieurs, si vous ne l'avez pas déjà vu, que le projet introduit une foule de délits nouveaux, en matière de calomnie ; et qu'il détruit la garantie établie dans l'article 367 du Code pénal.
J'admets contre cet article à peu près toutes les critiques de l'honorable rapporteur. Il est évident que punir comme calomnie, l'imputation de tous les faits qui tombent sous l'application de la loi pénale, même ceux qui frappés de peines correctionnelles, c'est aller un peu loin. Certainement il y a de ces faits qui ne portent nulle atteinte à la considération, par exemple le fait d'avoir causé des blessures par négligence ou par imprudence. Mais je ne comprends pas pourquoi l'on ne conserverait pas le mot « mépris ». A cet égard les critiques de l'honorable rapporteur ne se justifient pas. Il faut punir toute imputation de faits qui exposent au mépris ; il n'en est pas de même de même des faits qui inspirent la haine.
En effet, la haine peut être inspirée par des faits qui ne sont nullement blâmables ; tandis que le mépris implique toujours une atteinte portée à l'honneur. On ne peut donc pas punir également l'excitation à la haine et l'excitation au mépris.
L'amendement qui vient d'être déposé a été conçu dans cet ordre d'idées. D'après les explications de M. le rapporteur, j'espère que la commission sera de notre avis à cet égard ; car je crois que l'amendement est l'expression de sa pensée.
Mais j'ai des critiques plus graves à faire contre le système du gouvernement en matière de calomnie. La Chambre n'a réservé que quelques articles ; mais je crois pouvoir entrer dans la discussion de tout le chapitre, d'après les précédents de la Chambre.
M. le président. - Je dois faire observer à M. Guillery que tout le chapitre relatif à la calomnie a été réservé.
M. Guillery. - Raison de plus. Une autorité très grave s'est élevée contre le système du projet, qui consiste à qualifier de calomnie même l'imputation d'un fait vrai.
D'après le projet du gouvernement, celui qui a méchamment imputé à une personne un fait précis qui est de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération de cette personne et dont la preuve légale n'est pas rapportée, est considéré comme calomniateur.
Le mot « méchamment » n'a pas la portée qu'y a donnée M. le rapporteur. Dans la législation actuelle bien que l'article 367 du Code pénal ne contienne pas ce mot, il est de jurisprudence et de doctrine, qu'il n'y a pas calomnie sans animus calumniandi, c'est-à-dire sans intention de calomnier.
Cela équivaut à peu près au mot « méchamment. » Or, savez-vous ce qui arrive la plupart du temps. C'est qu'on ne recherche pas la preuve de l'intention méchante ; on la trouve dans l'imputation même du fait, quelque vrai que soit ce fait. On punit celui qui impute un fait déshonorant, peu importe que ce fait soit vrai ou non.
C'est ce qui a fait que la loi de 1819, qui n'a pas été portée à une époque de liberté exagérée, bien qu'elle soit une des lois les plus libérales de la Restauration, avait remplacé le mot « calomnie » par le mot « diffamation ». En cela cette loi était logique. On peut diffamer sans être calomniateur. Elle a compris que punir comme calomniateur celui qui a imputé un fait vrai, ce serait faire dire à la loi un véritable non-sens.
Une très grave autorité, messieurs, a combattu le système du gouvernement ; et il serait difficile d'en citer une plus grave ; je veux parler de M. Haus, professeur de droit criminel à l’université de Gand et rapporteur de la commission qui a préparé le projet de Code pénal. Il s'est longuement étendu sur ce sujet et vous trouverez, dans le rapport qui fait partie de l'exposé des motifs, tous les développements de cette thèse. Je me garderai, messieurs, de m'exposer à l'affaiblir en la reproduisant. Du reste, on comprend assez toute la gravité de la question qui nous est soumise, par la substitution du mot « diffamation » au mot « calomnie ». Je ne cite que quelques lignes de ses réflexions :
« N'est-ce pas bouleverser toutes les idées morales et se mettre en opposition directe avec le jugement de la conscience publique, que de frapper comme calomniateur, un homme qui n'a dit que vérité ; peut-être avec méchanceté, dans l'intention de nuire ; mais qui n'a cependant calomnié personne ? Le prévenu a-t-il rapporté des faits vrais, punissez-le comme diffamateur, s'il n'a été inspiré que par des sentiments haineux, par des passions malfaisantes ; mais du moins respectez la vérité et ne le déclarez pas calomniateur. La calomnie est toujours infâme ; dire la vérité ne peut jamais être une infamie. Il importe à la justice, il importe plus encore aux citoyens de connaître si tel homme a été calomnié ou non, si tel autre est calomniateur ou ne l'est pas. Cependant vous mettez sur la même ligne la calomnie et la simple diffamation, vous n'avez qu'un non pour les deux actes, vous les confondez dans la même peine. »
Et l'un de nos anciens collègues, également professeur de droit criminel, disait :
« C’est une chose curieuse de voir la loi estimer assez chaque citoyen, ; pour croire qu'il est impossible qu'il ait commis une action digne de mépris ou de haine, et mépriser assez chaque citoyen pour croire qu'il a menti, en imputant à un autre cette même action. D'un côté, c'est une honnêteté légale, attribuée à chaque individu ; d'un autre côté, c'est une calomnie légale, attribuée à chaque individu.
« Les faits imputés peuvent être de la plus incontestable évidence ; cent témoins respectables sont prêts à l'attester ; c'est en vain : la loi se place entre les deux adversaires, couvre l'un de soi égide, et déclare à l'auteur de l'imputation qu'il a menti ; car son imputation est réputée fausse. »
(page 832) En effet, messieurs, la loi n'admet que la preuve légale, c'est-à-dire qui dérive d'un jugement. Il en résulte qu'on a dû condamner comme calomniateur un homme qui, se prétendant victime d'un autre avec lequel il avait contracté, venait, dans un lieu public, l'accuser de l'avoir trompé. Il n'était pas admis à la preuve des faits, et il se trouvait à la fin d'abord victime de la spoliation et ensuite condamné comme calomniateur pour s'en être plaint publiquement sans pouvoir en faire la preuve.
Si un intérêt d'ordre public, si le soin que réclame le repos des familles et des personnes exige que vous réprimiez toute imputation portant atteinte à l'honneur, que vous empêchiez par des peines un homme de dire du mal d'un autre, pourquoi faut-il que vous qualifiiez ce fait du nom de calomnie ?
N'imprimez donc pas le sceau du déshonneur à celui qui peut parfaitement avoir dit la vérité, qui peut avoir dit une chose qui existe, qui peut l'avoir dite avec une intention qu'on appellera méchante si l'on veut, attendu que c'était pour nuire à la personne dont il a parlé, mais enfin s'il l'a dit c'est parce que cela était. Et ceci est d'autant plus grave que, d'après le projet actuel nous n'avons plus, comme sous l'empire du Code pénal qui nous régit, la garantie de la publicité.
Par la législation actuelle, le législateur a soigneusement limité toute espèce de délits de calomnie aux lieux publics et aux actes publics. Le législateur actuel vous dit : Vous ne pouvez pas, en public, imputer une action qui expose à des peines criminelles ou correctionnelles, à la haine ou au mépris des citoyens ; vous ne pouvez pas imputer une pareille action en public. Mais quant au reste, quant à la vie privée, quant aux correspondances, quant, en un mot, à ce qui se passe dons des lieux non publics, le législateur n'en parle pas. Il a compris que si, d'un côté, il se montrait inflexible contre toute imputation vraie ou non, d'un autre côté il devait limiter une loi aussi rigoureuse aux lieux publics, parce que ce n'est que dans ces lieux que l'on peut exiger une discipline aussi sévère de la part des citoyens.
Mais le projet actuel étend la punition de la calomnie aux sociétés privées.
Ainsi, un membre d'une société d'agrément, de la Grande-Harmonie ou du Cercle artistique, par exemple, peut se trouver poursuivi pour ce qu'il y aura dit à deux ou trois personnes sur le compte d'un tiers. Voilà le système qui vous est proposé. Il importe donc, si tant est que la Chambre veuille adopter ce système, d'adoucir autant que possible la peine et la qualification du délit ; car il est impossible qu'elles soient étendues d'une manière aussi exorbitante.
On punit même comme calomnie le fait d'avoir outragé quelqu'un dans une lettre qu'on lui a adressée ; on punit ceux qui auront fait des imputations réputées calomnieuses dans un écrit non rendu public, mais dirigées contre la personne à laquelle l'écrit est adressé. Un individu écrit à un autre : Vous avez commis une action déshonorante. Cet autre est parfaitement libre de déchirer l'écrit ; il se trouve injurié, outragé, c'est vrai ; mais où est la calomnie ? On m'a calomnié à mes propres yeux ; niais je saurai parfaitement à quoi m'en tenir ; je n'ai pas à craindre que cette calomnie devienne l'objet d'une propagande dangereuse.
C'est un outrage d'écrire à quelqu'un des imputations qui portent atteinte à son honneur, je comprends que la loi réprime cela pour éviter des vengeances privées ; mais je ne comprends vraiment pas qu'on appelle cela de la calomnie ; c'est dénaturer complètement le sens des mots.
Dites que c'est de l'injure, je le veux bien. Je comprends, d'un autre côté, qu'on appelle calomnie le fait d'imputer une action déshonorante à un fonctionnaire public ou à une personne ayant agi avec un caractère public, parce qu'alors vous êtes admis à faire la preuve de vos dires et si vous ne les prouvez pas, on pourra dire que l'imputation est fausse ; et cependant elle peut encore n'être pas fausse parce qu'il n'est pas toujours possible de prouver un fait vrai.
Je comprendrais donc que, comme corollaire de l'admission à preuve en qualifiant de calomnie le fait d'une imputation déshonorante ; mais, du moment que vous prescrivez la peine, il ne faut pas aller plus loin que le système de la loi de 1819 qui condamnait l'auteur d'une telle imputation comme diffamateur seulement.
Je ne veux pas entrer dans le détail de la preuve des faits imputés ; je crois qu'a cet égard le système du gouvernement sera adopté sans qu'il soit possible d'y faire beaucoup d'opposition.
J'ai seulement voulu appeler votre attention sur des considérations qui me paraissent d'autant plus graves que, je le répète, elles ont été développées par l'un des plus éminents criminalistes de l'Europe, et qui a été rapporteur de la commission chargée de préparer le projet de Code pénal.
Puisque j'ai la parole, et pour ne pas la reprendre encore une fois dans cette discussion, je présenterai immédiatement une autre observation.
Je ne sais pas si c'est par suite d'une erreur de rédaction, mais on ajoute quelque chose au texte de l'article correspondant du Code pénal. C'est ainsi qu'on y parle maintenant de suppression de paroles, et il n'en est pas question dans le Code pénal en vigueur.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est une erreur.
M. Guillery. - Dans ce cas, nous sommes d'accord. Je ferai remarquer à cet égard, messieurs, que la loi de 1819 est beaucoup plus clémente que notre Code pénal et que le projet : elle exclut de l'action en calomnie les imputations qui peuvent se produire dans les débats judiciaires. J'appellerai aussi l'attention de la Chambre sur les imputations contenues dans les délibérations des conseils provinciaux et des conseils communaux.
Sans aller aussi loin, pour tous les corps délibérants, que le fait l'article 44 de la Constitution, qui décide que les membres de la représentation nationale ne peuvent jamais être poursuivis à raison de ce qu'ils ont dit dans cette enceinte, je crois cependant qu'il y aurait une certaine latitude spéciale à accorder aux membres d'un corps délibérant. Ainsi, au sein d'un conseil communal, au sein d'un conseil provincial, lorsqu'on s'occupe d'intérêts publics, on doit avoir plus de latitude dans l'appréciation des hommes et des choses, que lorsqu'on n'a aucun caractère public, aucun mandat, et qu'on vient, de gaieté de cœur, qualifier les actions d'autrui. Dans ce dernier cas, on peut être accusé au moins de légèreté, mais celui qui, s'occupant d'intérêts généraux, qualifie d'une manière plus ou moins sévère des actes qui lui semblent contraires à ces intérêts, celui-là me semble devoir être placé dans une position spéciale.
Je me borne à appeler sur ce point l'attention de la Chambre, sans vouloir, quant à présent du moins, déposer d'amendement.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je ne pense pas, messieurs, qu'il soit utile de continuer la discussion en ce moment. La Chambre a ordonné le renvoi à la commission de l'amendement de M. Lebeau. J'espère que la commission pourra se réunir demain matin et faire son rapport à l'ouverture de la séance ; sans cela il n'y aurait en quelque sorte rien à l'ordre du jour.
M. le président. - On pourrait fixer la séance à 3 heures.
- Cette proposition est adoptée.
La séance est levée à 4 heures 3/4.