(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)
(page 381) (Présidence de M. Orts.)
M. de Florisone, secrétaire, fait l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance du 17 décembre.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Charlier demande une augmentation de pension ou du moins d'être mis en jouissance de la pension qu'il avait obtenue en France et que tous les arriérés lui en soient payés. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les sieurs Laporte et Collette présentent des observations sur la protestation des administrateurs des usines à zinc contre l'accusation dont ces établissements sont l'objet dans le rapport sur une pétition concernant l'établissement de la Vieille-Montagne, et demandent l'application de la loi à l'usine de Saint-Léonard. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport, sur la proposition de M. de Renesse.
« Le sieur Touon demande qu'il soit pris des mesures pour assurer la sincérité des élections. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Duysters présente des observations sur une pétition de quelques électeurs conservateurs de Diest et déclare maintenir en entier sa déposition dans l'enquête. »
- Renvoi à la commission d'enquête.
« Des étudiants de l'université de Gand demandent le rétablissement de la session de Pâques pour tous les examens. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des meuniers à Cruyshautem demandent la réduction du droit de patente auquel ils sont assujettis. »
- Même renvoi.
« Plusieurs habitants de Gand présentent des observations contre les dispositions du Code pénal relatives aux coalitions. »
- Renvoi à la commission du Code pénal.
« Le sieur Van Tilborgh présente des observations contre la déclaration d'un témoin dans l'enquête sur les élections de Louvain. »
« Des habitants de Heyst-op-den-Berg présentent des observations sur un passage d'un discours prononcé dans la discussion de l'enquête. »
- Ces deux pièces ont déjà été imprimées et distribuées.
« Le sieur Moysen transmet à la Chambre 116 exemplaires d'une pétition contre les dispositions du Code pénal, relatives aux coalitions. »
- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, dès ce moment, il est certain que la Chambre ne pourra pas s'occuper, avant les vacances de Noël, des budgets qu'il reste encore à voter. La Chambre est encore saisie du budget des affaires étrangères, de celui de l'intérieur et de celui des travaux publics.
Je vais soumettre à la Chambre des crédits provisoires pour ces trois départements ; 500,000 francs pour le département des affaires étrangères, 2 millions pour le département de l'intérieur et 4 millions pour le département des travaux publics.
Je prie la Chambre de vouloir bien statuer sans retard sur ces crédits, afin que le Sénat, qui est en ce moment réuni, puisse aussi s'en occuper avant de se séparer.
- Impression, distribution et renvoi à l'examen d'une commission è nommer par le bureau.
M. Devaux. - Messieurs, au point où le débat en est parvenu, je n’aurai pas à entrer dans les détails de l'enquête. Je me renfermerai dans quelques faits non contestés.
La distribution d'argent faite aux électeurs est de ce nombre. C'est un fait avoué par une grande partie de ceux mêmes qui l'ont accomplie.
En effet, à Bortmeerbeek, le curé reconnaît avoir donné une pièce de 5 francs à un électeur (page 47 des dépositions de l'enquête). Le curé de Thildonck convient que quatre électeurs de sa commune ont reçu de lui la même somme (page 91). A Capellen, chaque électeur a reçu 5 fr. ; le curé déclare que c'est lui qui les leur a donnés (page 80). Le curé de Léau dépose d'abord qu'il n'a visité que trois électeurs et a remis à un seul 8 francs. Mais il fait connaître dans la suite de sa déposition qu'il avait un intermédiaire nommé Coenen, chargé par lui d'offrir la même somme de 8 francs à tous les électeurs qui voudraient les accepter, et il finit par évaluer à environ 500 francs la somme répartie par lui à cet effet entre des ecclésiastiques de la ville et des environs (page 161).
Un vicaire de Tirlemont reconnaît avoir distribué 100 francs et il est convaincu que les autres vicaires ont fait comme lui (page 88).
Le vicaire de Keerbergen déclare avoir remis 5 francs à chacun des électeurs de la commune sans distinction (page 63).
Le curé de Montaigu reconnaît également que de l'argent a été distribué par lui et par le vicaire à un grand nombre d'électeurs de cette commune ; mais là, dit-il, on n'a donné que deux francs à chaque électeur, ils étaient transportés gratis (page 71).
La commission d'enquête, comme on sait, n'a pas étendu ses investigations aux cent deux communes de l'arrondissement ; craignant, sans doute de retarder trop la décision de la Chambre, qu'on se plaignait déjà si vivement de voir trop longtemps ajournée, elle n'a pas recherché ce qui s'est passé en dehors de quinze à vingt communes situées dans diverses parties de l'arrondissement. Elle n'a interrogé que quatorze ecclésiastiques ; des quatorze, quatre seulement, d'après leur déclaration, sont restés étrangers aux distributions et offres d'argent. Ces ecclésiastiques appartenaient à douze communes ; de ces douze communes, leurs dépositions font connaître qu'il en est huit où la distribution et les offres d'argent ont eu lieu. D'autres dépositions ont étendu le même fait à d'autres localités ; je parle seulement ici de ce qui est reconnu par les curés et vicaires pour leur propre commune.
Ces dépositions suffisent non seulement pour constater la distribution de l'argent, mais pour faire voir que le fait n'a pas eu un caractère individuel ou local, mais que c'était un système, un plan concerté et exécuté avec ensemble. Ce qui rend cette circonstance encore plus évidente, c'est que nous savons où le plan a été conçu, de qui l'impulsion est partie. M. Van Bockel, président de l'association catholique de Louvain, nous apprend que c'est de cette ville que l'argent a été expédié. Lui-même avait donné à cet effet dix-huit cents à deux mille francs et reconnaît que d'autres personnes ont fait des dépenses analogues
Plusieurs orateurs ont voulu limiter l'ensemble de ces dépenses à 2,600 francs ; cette évaluation est peu vraisemblable. Si, comme on le dit, ce genre de dépense paraissait licite au parti catholique dans l'arrondissement de Louvain et indispensable à son succès, il n'est assurément pas croyable que M.V an Bockel ayant à lui seul fourni deux mille francs, la générosité du reste du parti à Louvain, à Diest, à Tirlemont, à Aerschot (sans parler des ressources de Bruxelles, de Malines), n'aurait produit qu'une somme de 600 fr.
C'est la première fois que la Chambre se trouve placée en face d'un pareil fait et dans la nécessité de le condamner ou de le reconnaître comme légitime. C'est pour la première fois même qu'il se produit dans le public avec ce caractère. Jusque-là on avait pu soupçonner, dans de rares localités, que quelques faits de ce genre avaient pu se pratiquer dans l'ombre, mais ils étaient isolés, individuels ; on les niait ; personne n'en soutenait la légitimité. Aujourd'hui c'est un système, et ce qui rend le fait bien autrement grave, un système avoué, et que ceux qui l'ont pratiqué prétendent être dans leur droit. Dès lors la Chambre n'a plus qu'une alternative ; il faut ou qu'elle déclare le fait illégitime ou qu'elle le sanctionne et en fasse pour l'avenir le droit de tous.
Messieurs, de quelque œil qu'on envisage ce qui s'est passé, dût-on ne voir là que la simple conversion en argent de dépenses qui se faisaient autrefois en nature, une distribution systématique et avouée d'argent aux électeurs est une entreprise d'un caractère fort nouveau, et, on peut le dire, fort audacieux.
Il faut le reconnaître, le comité qui s'intitule comité conservateur de Louvain, ne paraît pas s'arrêter devant les petits obstacles ; il a le génie inventif et une grande énergie d'initiative. Pour peu que les grands pouvoirs de l'Etat l'encouragent, il mènera loin les usages électoraux ; car en deux ans seulement, il leur a fait faire deux pas immenses. C'est en effet ce même comité qui en 1857 a introduit l'institution, inouïe dans nos temps modernes, d'une espèce de gendarmerie privée, organisée pour compte d'un parti, chargée de faire une contre-police avec les ennemis naturels de toute police et de l'ordre, avec tous les éléments de désordre. Est-ce assez d'imprudence et de légèreté, pour ne pas dire plus ? On examine les éléments dont se composait cette garde de sûreté qui a reparu aux élections de 1859 ; et qu'y trouve-t-on ? Trente-trois repris de justice ayant subi entre eux cent soixante-huit condamnations judiciaires, dont trente-cinq pour vol et quatre-vingts pour coups et blessures. Que serait-il arrivé si, la passion répondant à la passion, le parti contraire s'était mis de son côté à embrigader des mauvais sujets, et si deux corps de ce genre avaient été opposés l'un à l'autre.
(page 382) Ceux qui avaient organisé cette bande n'ont pas su, dit-on, de quels éléments étranges elle se composait.
Cette excuse n'en est pas une. Ils devaient le savoir. Ceux qui avaient pris mieux la responsabilité d'une mesure aussi hardie devaient à tout le moins s'inquiéter de la manière dont elle s'exécutait ; ils devaient s'inquiéter de savoir si les hommes qu'ils employaient étaient plus propres à menacer l'ordre qu'à le maintenir, à inspirer la terreur que la sécurité.
Mais je reviens à la seconde innovation du comité de Louvain. Les auteurs de la première sont durement punis par la publicité que leur œuvre vient de recevoir et par l'effet que ces révélations ont produit dans le pays tout entier ; et le parte qui veut absolument qu'on le nomme conservateur, doit convenir qu'il a eu à Louvain de singuliers auxiliaires pour raffermir les bases de l'ordre social !
La seconde innovation du comité de Louvain, si elle révèle comme la première une grande hardiesse de conception, a été conduite avec plus de prudence. Les hommes à précautions qui sont nombreux dans ce parti sont intervenus cette fois à côté des hommes passionnés. Il est évident que des recommandations de prudence et des instructions peut-être fort minutieuses sont parties de Louvain à la suite de l'argent qu'on expédiait. Peut-être n'y avait-on pas prévu l'enquête parlementaire, mais bien certainement le Code pénal n'avait pas été perdu de vue.
Le mot d'ordre reçu ressort partout de la conduite et des paroles du clergé. On peut aisément s'assurer que partout il lui avait été recommandé d'éviter les apparences de la corruption, de dire d'une manière très explicite que l'argent était une indemnité de frais de route, de joindre l'argent aux bulletins portés à domicile, mais de ne dire nulle part d'une manière expresse que l'argent était la récompense du vote conforme au bulletin.
Je suppose, dans ce moment, les intentions les plus pures chez ceux qui ont introduit la mesure. Ce n'est point de leurs intentions qu'il s'agit dans ce débat, car on n'invoque contre personne l'application d'aucune peine. Je suppose que le comité de Louvain n'ait voulu que rembourser à l'avance ce que l'électeur devait nécessairement dépenser en se déplaçant, que son intention ait été qu'on ne donnât cet argent qu'à des électeurs bien décidés d'avance à voter dans son sens et qu'on n'exerçât aucune action sur le vote des autres. Mais la mesure a-t-elle été exécutée dans ce sens ? Etait-il même possible qu'elle le fût ? C'est toute la question ; je vais l'examiner.
Quelques témoins ont voulu soutenir que des offres d'argent n'avaient été faites qu'aux électeurs de l'opinion catholique ; mais le contraire est établi de toutes parts dans l'enquête. Ainsi, à Diest le docteur Beckers, qui appartient au parti catholique, fait des offres au sieur Hensen qui est du parti opposé. Dans la même ville le vicaire Soeten en fait à l'électeur Serré, qui est libéral. A Tirlemont, le vicaire Meesen offre également à Hilen. A Léau, le curé fait présenter 10 francs au docteur Henrard qui repousse la proposition avec indignation. Le même ecclésiastique charge le cabaretier Coenen d'offrir 8 fr. à tous les électeurs qui n'aimeront pas à faire la dépense eux-mêmes.
Le vicaire Vanderbeuren déclare à plusieurs reprises qu'il a donné 5 francs à chaque électeur de sa commune sans distinction d'opinion. Son bourgmestre Michiels, qui agissait en faveur de la liste libérale, a reçu de lui 5 fr. que le vicaire n'a pas voulu reprendre.
Dans d'autres localités encore on a donné à tous les électeurs sans se borner à ceux d'une seule opinion ; et le contraire en effet serait impraticable ; comment le curé ou le vicaire du village reconnaîtrait-il tous ceux qui ne voteront pas dans son sens ? Ce dissentiment politique avec l'autorité ecclésiastique du lieu, la plupart des électeurs campagnards n'oseraient pas le lui avouer.
A l'exception d'un petit nombre et de certaines localités particulières, les électeurs des campagnes, dans les provinces flamandes surtout, n'osent pas refuser le bulletin de leur curé ou de leur vicaire, même lorsqu'ils sont décidés à voter dans un autre sens.
Il était donc bien impossible aux ecclésiastiques de ne s'adresser qu'aux électeurs qui votent dans un seul sens.
La précaution de ne remettre l'argent qu'en sortant et sans dire d'une manière expresse qu'il est le prix du vote, empêche-t-elle, d'un autre côté, l'argent d'avoir une influence sur le vote ?
L'ecclésiastique qui remet l'argent en sortant est le même qui est venu de porte en porte engager les électeurs au nom de la religion à voter pour son parti. L'argent est accompagné d'un bulletin de ce parti. Qu'il ait mis quelques minutes d'intervalle entre son exhortation et la remise de l'argent, qu'il n'ait pas dit d'une manière expresse qu'il y avait marché, que l'acceptation du bulletin était la condition de la remise de l'argent, y a-t-il un seul électeur qui s'y sera trompé ?
Y en-a-t-il un seul jouissant de son bon sens qui pourra s'imaginer que le curé ou le vicaire soit venu lui apporter de l'argent pour voter en faveur d'une opinion qu'il entend maudire tous les jours par les ecclésiastiques ?
Demandez à un campagnard de faire quelque chose pour vous et donnez-lui en même temps une pièce de cinq francs, doutera-t-il un seul instant, quoique vous ne le lui ayez pas dit d'une manière expresse, que c'est pour qu'il se conforme à votre désir que vous lui avez donné cette rémunération ?
L'acceptation de l'argent ne constitue-t-elle pas à elle seule le marché à ses yeux ? De la manière dont on s'y est pris dans l'arrondissement de Louvain, l'influence de l'argent sur le vote est d'autant plus perfide, je dirais presque d'autant plus infernal, qu'elle enchaînait en quelque sorte l'électeur par sa conscience même, et que le plus honnête était celui qui devait se sentir le plus engagé.
Et voyez comme sous ce rapport la position de l'électeur quand on lui remet un bulletin accompagné d'argent est autre que quand on lui donne le bulletin seul.
Dans ce dernier cas, si son opinion est contraire, il laisse de côté le bulletin qu'il a reçu, en dépose un autre et ne croit faire de tort à personne. Mais, quand de l'argent accompagne le bulletin, ne pas déposer celui-ci dans l'urne, c'est à ses yeux commettre un vol. Quand il déchire le bulletin du curé, il ne pense pas lui dérober quelque chose, mais quand il a reçu son argent pour voter avec lui, il se croirait malhonnête homme, s'il votait avec d'autres.
Il n'y aurait pour lui qu'un seul moyen de retrouver la liberté de sa conscience, ce serait de restituer l'argent au curé. Or, c'est ce qu'en général l'électeur de campagne n'oserait pas faire. Le bulletin, quand on le lui a donné seul, il croit pouvoir sans scrupule le laisser an fond de sa poche ; il n'a pas besoin de restituer un morceau de papier sans valeur, mais l'argent c'est autre chose, il n'ose pas le rendre, et s'il le garde c'est sa probité même qui le lie.
Mais, objecte-t-on l'argent remis, c'était le simple remboursement des frais qu'il avait à faire, pour aller prendre part à l'élection. On pourrait répondre que l'idée de marché et d'engagement qui dans l'esprit du peuple s'attache à l'acceptation de l'argent, ôte toute valeur à cette objection. Mais voyons s'il est vrai que l'argent donné ne faisait que défrayer l'électeur des dépenses qu'il allait avoir à faire.
On peut dire d'abord qu'à moins de donner une indemnité différente à chaque individu il est impossible que ce qui suffit pour défrayer les uns ne soit trop ou trop peu pour défrayer les autres. Celui qui voyage d'ordinaire sur le chemin de fer en voiture de première ou de seconde classe n'est pas défrayé par le prix d'une place de waggon, l'habitué du waggon au contraire est plus que défrayé par le prix d'une place de char à bancs ou de diligence. Celui qui boit du vin à son dîner a besoin pour en être défrayé de plus du double de ce qui suffit à celui qui se contente de boire de la bière.
En fait nous voyons dans l'enquête que, par exemple, à Boortmeerbeek, à Haecht, à Eeerbergen, à Tirlemont, le minimum de ce qui a été donné aux électeurs est 5 francs. Boortmeerbeek, Haecht et Tirlemont ont des stations de chemin de fer et Eeerbergen n'est qu'à une lieue de Haecht, c'est-à-dire que les électeurs de ce village se sont rendus sans frais au chemin de fer.
Vous savez que le jour de l'élection le prix de transport sur le chemin de fer était réduit de moitié ; l'électeur prenait un bulletin au départ et le même bulletin lui servait pour le retour moyennant exhibition de la convocation électorale. Les prix du voyage entre les communes dont je viens de parler et Louvain étaient pour les waggons, de 65 centimes pour Boortmeerbeek, de 50 centimes pour Haecht, de 75 centimes pour Tirlemont. Voilà donc tout ce que ces électeurs avaient à dépenser pour se rendre de chez eux à Louvain, et pour retourner l'après-midi de Louvain chez eux ; les uns 50 centimes, les autres 65, ceux de Tirlemont 75.
II leur restait donc pour leur dîner à Louvain, sur les 5 francs qu'ils avaient reçus, aux uns 4 fr. 25 centimes, aux autres 4 fr. 35 et 4 fr. 50. Personne ne dira que quand les électeurs des campagnes se rendent pour leurs propres affaires au marché de la ville, la plupart y dépensent quatre francs et demi pour leur dîner. La nourriture de la plupart ne leur coûte assurément pas plus d'un franc ou d'un franc et quelques centimes.
Il y a à Louvain des centaines d'auberges où les cultivateurs peuvent trouver à se restaurer très convenablement moyennant un franc et même pour un prix moindre, tout comme il y en a à Bruxelles les jours de marché pour les cultivateurs qui veulent y dîner. Vous auriez peine à trouver ici dans le voisinage du marché aux grains une table où l'on paye sans le vin plus d'un franc et demi.
Pour qui connaît les habitudes économiques de nos cultivateurs, il n'y a pas de doute que, pouvant faire une économie de 3 fr. sur l'argent qu'ils avaient reçu, un grand nombre ne l'ait faite.
Dans d'autres localités plus éloignées, le tarif était plus élevé. Nous voyons qu'à Léau par exemple le curé fait offrir 10 fr. au docteur Henrard et charge, d'après sa déclaration, le nommé Coenen d'en offrir 8 à tous les autres électeurs qui ne veulent pas supporter la dépense eux-mêmes. Léau est situé à environ une lieue du chemin de fer de St-Trond et Halle-Boyenhoven est plus rapproché encore de St-Trond, nous voyons dans l'enquête, ce qui n'était pas douteux d'ailleurs, que les électeurs se sont rendus à pied au chemin de fer (page 110, déposition du témoin Matterne). De St-Trond à Louvain et retour les électeurs n'ont eu à payer que 1 fr. 30 c. Il leur est donc resté 6 fr. 70 c. pour leur dîner à Louvain, c'est-à-dire que tous ceux qui n'ont pas des habitudes de dépenses, qui ne jouissent pas d'une aisance toute particulière et qui ne sont pas sortis de leurs habitudes des jours de marché, sont rentrés chez eux avec un gain de 5 fr. dans leur poche.
Sans doute, il en est qui auront consacré ces 5 fr. à faire des libations. Le témoin Matterne dit être de ce nombre, parce qu'il a dîné dans (page 383) un hôtel où on faisait de la dépense ; mais il nous apprend en même temps que d'autres faisaient des économies en allant dîner à des tables plus modestes. Après le dîner il rencontre l'un de ces derniers à qui il dit : « Vous devez avoir de l'argent de reste, car vous n'avez pas dîné à la Cour de Mons. » L'autre convient du fait ; mais, un peu embarrassé par l'interpellation, il ajoute que ce n'est pas gros.
Il est donc incontestable, messieurs, que ceux des électeurs qui ont reçu 5 francs, et c'est le grand nombre, ont pu économiser au moins une somme de 3 francs, sans que la plupart aient à sortir pour cela de leurs habitudes. Quant à ceux qui ont reçu 8 francs ils ont pu en économiser 5. Pour ces électeurs, les 5 et les 8 francs qu'on leur donnait comme indemnité de voyage ont donc représenté en réalité un cadeau de 3 francs d'un côté, de 5 de l'autre.
Messieurs, s'il vous était prouvé que tous les électeurs de la ville de Louvain appartenant à l'opinion qui l'a emporté avaient reçu un cadeau de 3 fr., que ceux des autres communes appartenant à la même opinion, quoique ayant été transportés sans frais et ayant dîné gratis, avaient reçu à l'avance une gratification les uns de 3 fr. les autres de 5 fr., une seule voix pourrait-t-elle s’élever dans cette enceinte pour soutenir la validité de cette élection ? Or, je viens de vous prouver que pour le plus grand nombre des électeurs des campagnes, le cas est exactement le même ; défrayés de leur voyage et du dîner qu'ils ont fait, ils ont retiré de l'argent qu'ils avaient reçu un profit de trois à cinq francs.
Dira-t-on que c'est bien peu de chose que 3 ou 5 fr. pour corrompre un homme et lui faire enfreindre sou devoir ? Ce serait peu sans doute s'il s'agissait de lui faire commettre un vol ou ce qui lui paraît avec évidence une mauvaise action.
Mais le devoir politique n'est pas aussi clair pour tout le monde, on le méconnaît bien plus aisément. Avec quelle facilitée d'ailleurs les scrupules de l'électeur campagnard ne doivent-ils pas céder lorsque celui à qui il a l'habitude de s'en remettre de la direction morale et religieuse de sa consciente, vient lui-même les apaiser et l'engager à les méconnaître !
Dans notre système électoral, avec des électeurs payant un cens très peu élevé, dont beaucoup, ainsi que dans l’enquête les ecclésiastiques eux-mêmes le constatent, jouissent de très peu d’aisance et qui forment des collèges électoraux très peu nombreux, il y a beaucoup plus à craindre de l'influence de petites sommes de trois ou cinq francs, répandues en grand nombre, que de la corruption qui s'opérerait par un millier de francs donnés à un seul individu ; car celle-là sera toujours exceptionnelle, restreinte dans un cercle fort étroit, ne risquera pas de passer en usage général, de pervertir les mœurs de toute une population et n’exercerait pas même une grande influence dans un collège nombreux.
Il n'y a pas de collège électoral au contraire, où, si l'usage en est toléré, et si les ecclésiastiques s'attachent à rassurer les consciences qui le repousseraient, il ne soit facile, à l'aide de petites sommes, de déplacer 100, 200 ou 300 voix, c'est-à-dire plus qu'il n'en faut pour changer la majorité de beaucoup de nos collèges électoraux.
Croit-on qu'en Angletrre, où l'argent vaut moins qu'ici, quand la chambre des communes annule une élection, on exige que les électeurs aient reçu des sommes considérables ?
Nullement ; en plus d'une circonstance, des élections ont été annulées parce qu'un certain nombre d'électeurs avaient reçu 3 schellings et même moins. Aussi, n'est-il pas permis en Angleterre de mettre de l'argent entre les mains de l'électeur pour quoi que ce soit, et la jurisprudence de la chambre des communes défend de défrayer les électeurs de leurs dépenses de voyage. L'on y fait très bien la différence du transport gratuit des électeurs et de l’argent donné aux électeurs sous prétexte de les défrayer de ce transport.
Cette jurisprudence est même confirmée par un bill tout récent qui porte la date du 2 août 1858. Il y est déclaré que le candidat peut légitimement comprendre dans ces dépenses électorales le transport gratuit des électeurs, mais qu'il est défendu de donner de l'argent à ceux-ci pour payer leurs frais de déplacement.
On a compris qu'il est impossible de régler ces prétendues indemnités de telle manière qu’elles ne deviennent pas une gratification, et que la position de l’électeur qui reçoit de l'argent est tout autre que celle de 1 électeur qu’on transporte gratis. Jamais, messieurs, en Belgique, un électeur n’a changé d'opinion pour être transporté dans une voiture plutôt que dans une autre, pour dîner dans tel cabaret plutôt que dans tel autre ; jamais aucun ne s'est senti dégradé pour avoir accepté une place dans une voiture ou à une table électorale.
Quand il sort de la voilure, quand il sort du dîner, il ne rapporte rien dans sa poche, il n'y a pas là d'enchère entre les candidats. On ne peut pas voiturer l’électeur deux fois, on ne peut pas lui offrir sa nourriture pour plusieurs jours. Il vaudrait-peut être mieux que l'usage de ces dîners, qui a été introduit par nos adversaires, n'existât pas. Leur inconvénient n’est pas d'exercer une influencé corruptrice, mais uniquement de coûter quelques dépenses aux candidats, aux associations ou à ceux qui se chargent de ces frais.
Messieurs, il y a un fait qui a été constaté et qui démontre combien a été étendu l’effet produit par la distribution d'argent. En 1854, époque où la lutte fut vive aussi, mais où on n'avait pas encore eu recours à ces moyens extrêmes, la statistique électorale constate que sur 100 électeurs de la campagne 84 vinrent prendre part aux élections de Louvain. La même année il vint aussi à ces mêmes élections 84 électeurs urbains sur 100.
On voit donc que les moyens employés cette année, et même ceux employés l'année dernière, étaient loin d’être indispensables pour amener dans les élections de Louvain l’équilibre le plus parfait entre les électeurs urbains.
Ce résultat si extraordinaire, dans un arrondissement où les deux opinions ont lutté avec vivacité et qui montre les électeurs des campagnes venant voter en beaucoup plus grand nombre que les électeurs urbains, ne démontre-t-il pas qu'il y a eu là une cause extraordinaire ? Aussi et pour qu'un beaucoup plus grand nombre d'électeurs soit venu de la campagne que de la ville, ne faut-il pas que le déplacement de ceux-ci leur ait été non seulement facilité, ce qui ne ferait que rendre les choses égales, mais rémunéré ? N’en peut-on pas conclure aussi que pour amener de tels effets le moyen employé à dû recevoir une très grande extension.
Je ne dis certainement pas, messieurs, que tous ceux qui ont pris part à ces regrettables mesures aient fait le mal sciemment, qu'ils aient eu l’intention de corrompre ceux sur qui ils agissaient. Je fais une grande part à la passion de parti et au trouble qu'elle peut jeter dans les esprits et même dans les consciences. Mais ici nous n'avons pas d'intentions à rechercher ; nous n'avons pas à appliquer une loi pénale ; nous n'avons pas à démontrer que des individus aient volontairement corrompu. Il suffit que des moyens irréguliers aient été employés et qu'ils aient pu sans invraisemblance altérer la majorité. Nous ne jugeons pas ici non plus un procès où il s'agisse du tien et du mien. Le mandat des candidats proclamés n'est pas leur propriété privée. Quelque irréprochable qu’ait pu être leur conduite, quelles qu'aient pu être les intentions de ceux qui ont agi en leur faveur, si, en validant l'élection, nous sanctionnons ces moyens, si non seulement par là nous admettons un mandat qui manque de sincérité, mais si nous portons atteinte à la probité politique des électeurs, en un mot si nous lésons les plus graves intérêts publics, c'en est assez, et l'élection ne doit point être validée.
Aussi, messieurs, j’éprouve une singulière impression quand j'entends plaider ici comme une espèce de circonstances atténuantes que des libéraux seraient de leur côté intervenus d’une manière peu régulière en faveur de leur candidat.
Ne dirait-on pas qu'on plaide devant un tribunal correctionnel et qu'il s'agit de prouver qu'il y a eu provocation ? Mais si les libéraux ont fini par imiter leurs adversaires, ou même s'ils avaient pris l'initiative, en quoi cela rend-il l'élection plus régulière ? Ce ne seraient dans tous les cas que des irrégularités de plus. Est-ce, là ce qui peut faire valider l'élection ? S'il y avait eu corruption des deux parts, faudrait-il admettre que les deux corruptions se compensent ? et faut-il que la Chambre proclame que les deux partis ont le droit de tout séduire, de tout pervertir, pourvu que l'un ne reste pas en arrière de l'autre ?
Faut-il déclarer que la Chambre en vérifiant les pouvoirs n'a pas à examiner si le mandat qu'on lui présente est pur et sincère, mais si celui des candidats opposés n'aurait pas été tout aussi irrégulier s'ils avaient été élus.
Après les faits qui ont été constatés, toute la question pour nous est dans l'effet moral qu'aura notre décision ; si devant ce qui s'est passé nous nous montrons indulgents, d'un fait isolé nous faisons un usage général. Vous ne pouvez pas espérer qu'un parti laissera à l'autre le monopole de l'influence de l'argent.
Dans toute localité, désormais, les distributions d'argent se feront ouvertement de la part des deux candidats. Et comme ces prétendues indemnités ne sont exactement déterminées par rien, le vote de chaque électeur sera mis aux enchères. L'électeur s'appuiera de notre décision pour se croire autorisé à recevoir, peut-être même pour recevoir des deux côtés à la fois. Demandons-nous ce que dans une lutte aussi dégoûtante devient la moralité de nos honnêtes populations, ce que devient la dignité, l’honneur de la Chambre, ce que devient la dignité, l'honneur, la valeur morale du système électif.
Que si au contraire, messieurs, au lieu de nous incliner devant le mal, nous déclarons avec fermeté que nous flétrissons cette invasion de l'argent dans les luttes électorales, que nous sommes décidés à préserver l’'honneur du parlement et la conscience des électeurs du poison corrupteur de la vénalité, nous relevons à la fois et l'autorité morale de la Chambre, et l'autorité de nos institutions et la moralité publique. Nous condamnons les partis quels qu'ils soient à la circonspection dans l’emploi de leurs moyens, et pendant dix ans peut-être nos luttes électorales se ressentiront de la salutaire influence de notre décision.
A quel prix ce bien sera-t-il acheté ? Quatre mandats irrégulièrement conférés seront soumis à l'épreuve d'une confirmation des électeurs ; au lieu d'un mandat contesté, dont la sincérité et la pureté sont (page 38) révoqués en doute, les candidats en demanderont un qui ne les humilie pas, qui ne soit pas un précédent funeste dans les annales politiques du pays, qu'ils puissent montrer à leurs ennemis comme à leurs amis ; voilà le seul inconvénient. Peut-il être comparé à la calamité d'une décision contraire ?
Dans les premiers jours de ce débat, un orateur nous a dit en terminant son discours qu'il ne fallait pas imprimer une flétrissure à notre pays pour une pareille vétille et déclarer à la face de l'Europe que l'électeur belge se laissait corrompre à si bas prix. Messieurs, dans tous les pays il se commet des méfaits, dans tous les pays il y a des corrupteurs, dans tous il y a des hommes cupides, des consciences à vendre, à bas prix dans les rangs où l’argent est rare, à plus haut prix là où il abonde. Ce ne sont pas les vices de quelques hommes qui déshonorent leur pays.
Mais le pays se déshonore, mais il y a honte pour lui, pour le gouvernement, pour les institutions quand les grands pouvoirs de l’Etat se montrent indifférents au bien et au mal, quand ils se déclarent impuissants à défendre les mœurs publiques contre la gangrène de la corruption, ou insouciants à les maintenir dans leur pureté. En présence du mal, l’inaction de ceux qui ont mission de le prévenir et de le réprimer, voilà la flétrissure, voilà l'opprobre dont un parlement ne doit couvrir ni lui ni son pays.
Messieurs, je regrette profondément de voir tons les orateurs de la droite venir successivement défendre ce que j'aurais voulu les voir combattre avec nous, l'invasion de l'argent dans nos luttes électorales. Car ce que je disais tout à l'heure des nations, on peut le dire des partis.
Dans tous les partis il se commet des écarts ; ce qui est plus triste et plus grave que ces écarts eux-mêmes, c'est de ne pas les voir désapprouver par ceux qui ont mission d'éclairer et de guider leur parti. Il y a quelque chose que je déplore, plus que les distributions d'argent, ce sont les théories par lesquelles ou veut les défendre et les efforts que font des hommes parlementaires pour justifier ce qui devrait attirer leur blâme. Qu'on me permette de le dire, nous leur avons donné d’autres exemples. En 1854, une élection de Marche était vivement contestée à raison des bulletins marqués qui avaient été donnés au candidat élu ; ce candidat appartenait à notre opinion.
Sommes-nous venus soutenir ici les uns après les autres une théorie qui légitimât les billets marqués ? Nous nous sommes bornés à demander que les faits fussent constatés par une enquête. On nous l'a refusé ; et qu'avons-nous fait alors ? Une partie d'entre nous s'est réunie à la droite pour voter l'annulation, d'autres se sont abstenus parce que l'enquête leur était refusée, un très petit nombre de voix isolées seulement ont voté contre l'annulation.
Est-ce là ce que la droite fait aujourd'hui ? Non ; fermant les yeux sur les dangers évidents dont l'élection de Louvain menacerait tout notre avenir politique, si elle était confirmée, la droite tout entière va voter sa validation ; pas une voix, on peut le prédire, ne se détachera pour se porter du côté de ceux qui réprouvent de pareils moyens ; ce serait beaucoup si de ce côté de la Chambre on comptait deux abstentions ou deux absences.
Un parti qui prétend au titre de conservateur, laisse à ses adversaires seuls le soin de défendre les mœurs politiques contre les influences vénales et corruptrices. Ces doctrines si indulgentes pour le mal, si indifférentes pour le bien, que nous entendons depuis quelques jours, sont-ce bien des doctrines de conservation et d'ordre ?
S'il faut les appeler par leur nom, ce sont des doctrines de décadence ; ce sont celles d'un parti qui pourrait être puissant longtemps encore s'il savait renfermer ses prétentions dans des limites raisonnables et modérées ; mais qui, désespérant de tout parce qu'il ne domine plus, n'a plus confiance dans sa propre force morale, Ce que nous entendons dire ici à l'appui des distributions d'argent de Louvain dérive des mêmes disposions d'esprit que ces appels à la haine des gouvernements étrangers contre la Belgique, auxquels tous les journaux du même parti se sont livrés pendant quelque temps.
C'est le même sentiment qui inspire cette guerre sourde contre les institutions parlementaires, dont, il y a quelques années, on était si enthousiastes. Encore une fois, messieurs, ce qu'il y a de plus affligeant, ce n'est pas que de tels faits se passent au sein d'un parti, mais c'est que sur cette pente, il n'y a pas un homme, pas un seul, qui ose faire un effort quelque peu vigoureux pour arrêter ceux que la passion aveugle ou pour s'en détacher ; c'est que ni dans la presse, ni dans les Chambres, ni quelque part que ce soit, une main ne se présente pour lever avec fermeté la bannière des hommes calmes et raisonnables, la bannière de la modération et du bon sens.
Puisqu'on laisse dans ce débat à la majorité seule le rôle conservateur, elle saura le remplir, comme elle l'a déjà fait en d'autres circonstances. Fidèle à mes convictions de conservateur libéral, ami du progrès raisonnable, mais voulant avant tout l'affermissement de la moralité publique qui est la première base de la société et de l'ordre, c'est comme conservateur que je vote l'annulation de l'élection de Louvain.
M. le président. - Le bureau, en exécution du mandat qu'il a reçu tout à l'heure, a composé de la manière suivante la commission chargée d'examiner les demandes de crédits provisoires déposées par M. le ministre des finances : MM. de Naeyer, de Gottal, Savart, Frison, Tack, Snoy et Pirmez. Le bureau prie ces messieurs de vouloir bien se réunir dès demain.
- M. Vervoort remplace M. Orts au fauteuil.
(page 389) .M. Dechamps. - Messieurs, l'honorable membre qui vient de se rasseoir a commencé son discours en entrant dans l'examen détaillé de l'enquête, et il a fini par des considérations politiques générales.
Je suivrai une marche opposée. Avant d'aborder les arguments dans lesquels il est entré, arguments de détail et de simple procédure, la Chambre me permettra de lui indiquer tout de suite quelle est la pensée politique qui se cache derrière le rapport de la commission et les discours que vous avez entendus.
A côté et au-dessus de l'enquête, nos adversaires placent une autre pensée et un autre but. L'honorable membre vient de nous le faire clairement comprendre. C'est un parti qui accuse l'autre, c'est une majorité qui traduit l'opposition à sa barre et qui dit au pays : « Voilà comment l'opinion conservatrice arrive à triompher dans les scrutins électoraux ! C'est par la corruption, c'est par l'influence illégitime du clergé qu'en appelle l'oppression des consciences. »
Cette pensée, déjà elle perce et se laisse voir dans la plainte primitive de l'association libérale de Louvain, qui a motivé l'enquête. Elle s'étale dans le rapport de M. Deliége, avant toute appréciation des faits, avant l'enquête, avant l'appui d'aucunes preuves. Elle éclate dans tout son jour dans le rapport de M. De Fré, entre la sacristie et le confessionnal.
Voilà la pensée, messieurs, et voici le but. Ce but est double.
L'opinion qui aime à s'appeler « libérale, » cette opinion est en possession depuis 1848 et 1849, d'une loi électorale qui a abaissé le cens à 20 florins, qui a élevé le cabaret au rang de censitaire politique, et qui, par l'uniformité du cens électoral, a rompu l'équilibre établi, par le Congrès, entre les populations urbaines et les populations rurales.
L'opinion conservatrice, qui avait accepté, ou plutôt subi cette loi électorale, avait demandé que l'on fît ici ce qu'on fait en Angleterre, chaque fois qu'on décrète une réforme électorale, c'est-à-dire qu'on facilitât l'exercice du droit d'élire, qu'on rapprochât l'urne de l'électeur, soit par le vote au canton, soit par le vote à la commune, soit par tout autre système de nature à faire cesser, en partie du moins, les inégalités et les injustices de notre régime électoral.
Eh bien, messieurs, l'enquête de Louvain sert de réponse et de réponse audacieuse aux réclamations de l'opinion conservatrice. On maintient l'urne au chef-lieu d'arrondissement, où les petits électeurs ruraux ne parviennent qu'à l'aide de difficultés de déplacement, de sacrifices pénibles et de perte de temps. Mais ces difficultés deviendront une véritable interdiction pour eux, vous rendrez l'accès du scrutin tout à fait impossible, si vous condamnez comme faits de corruption, les dépenses électorales consacrées par un usage que je déplore comme vous, mais qui sont nées de votre loi électorale elle-même. Ce dessein est habile, je le reconnais, mais il faudrait moins parler de moralité politique en l'appliquant.
Voilà messieurs, le premier but ; voici le second.
Quoiqu'en possession de ce régime électoral consacrant le privilège pour vous, on s'était hasardé à jeter en avant une nouvelle réforme électorale destinée à aggraver toutes les injustices de la première : je veux parler du vote par lettre alphabétique.
On n'était pas d'accord sur ce point, on hésitait, on avait dû reculer. L'enseigne de cette réforme était l'intervention du clergé qu'il fallait combattre et empêcher ; le but réel, c'était d'étouffer toutes les influences locales, communales et légitimes, et de noyer l'électeur rural isolé dans le tourbillon des influences organisées par les associations au chef-lieu d'arrondissement.
L'enquête y pourvoit ; c'est le pivot sur lequel roule cette machine de guerre. On atteint à la fois deux résultats :
On rend désormais presque impossible le droit de vote pour les électeurs ruraux qu'on tient à tenir écartés, on concentre la prépondérance dans les mains des associations libérales des chefs-lieux d'élection, et l'on dénie au clergé le droit électoral qu'il tenait de la Constitution ; on a introduit le cabaret dans le corps électoral, et, au nom de la moralité politique on exclut le presbytère. (Interruption.)
Messieurs, avant de vous parler de l'enquête elle-même, il est essentiel que le pays comprenne clairement quelle est la pensée qui la domine. Je vous indiquerai le caractère de l'enquête, dans son origine, dans la loi qui l'a ordonné, dans les incidents qui l'ont marqué, dans les résultats auxquels elle aboutit, et dans le rapport de l'honorable M. De Fré qui la couronne.
Messieurs, l'élection de Louvain, l'honorable M. de Muelenaere l'a déjà dit, s’était passée d'une manière pacifique et régulière. L'association libérale, vaincue, était là réunie autour de l'urne du scrutin avec l’irritation naturelle qu'elle ressentait de sa défaite. Elle ne trouve aucun grief à formuler ; aucune plainte n'est produite ; aucune réclamation n’est insérée au procès-verbal de l'élection ; et comme j'ai déjà eu l’honneur de le dire dans une autre occasion, il n'y a en Belgique, ni en France, de précédents parlementaires d'après lesquels une enquête aurait été ordonnée, ou une élection annulée, à moins qu'une plainte n'eût été insérée dans le procès-verbal de l'élection, sous les yeux et sous le contrôle du corps électoral lui-même.
Cette élection régulière, pacifique, était-elle une surprise, un accident ? Non ; la majorité qui a triomphé à Louvain le 14 juin, c'est la majorité qui a triomphé constamment depuis 1831.
En 1848, lorsque nous étions réduits à n'être plus qu'une minorité de 22 voix, l'opinion libérale ne parvint à introduire deux de ses membres dans la députation de Louvain qu'à l'aide d'une transaction entre les deux partis.
En 1857, lors de la tempête politique dans laquelle nous avons succombé en grand nombre, l'honorable M. de Luesemans ne parvint à triompher qu'à quelques voix de majorité et dans un scrutin de ballottage.
L'élection du 14 juin n'était donc ni une surprise ni un accident ; c'est la majorité normale et historique qui a triomphé, il n'est nullement besoin de recourir à des accusations de corruption pour l'expliquer.
Une plainte tardive arrive à la Chambre. Pendant que la commission des pouvoirs délibère sur cette plainte, la commission du Sénat, qui n'était saisie d'aucune réclamation, allait déposer son rapport, pour demandera validation des élections de Louvain. On comprit le danger ; on vit qu'il serait bien difficile, après que le Sénat aurait validé l'élection, que la Chambre ordonnât l'enquête que l'on voulait.
Eh bien, à l'improviste, au dernier moment, une pétition est adressée au Sénat. La commission se divise et soumet cette plainte, pour ainsi dire dans le post-scriptum de son rapport.
Le Sénat, en une heure, et, je puis le dire sans blesser cette honorable assemblée, sans aucun examen, sans aucune discussion sérieuse, sur la motion d'un de ses membres, ordonne l'enquête, tranche pour la première fois cette difficile et grave question, alors que la Belgique avait reculé devant l'exercice du droit d'enquête pendant 29 ans, alors que la France parlementaire, pendant 30 ans, n'avait pas osé en faire usage, alors qu'en Angleterre l'exercice de ce droit est entouré de garanties minutieuses qui nous manquent complètement.
Messieurs, ce vote du Sénat, vous vous en souvenez, pesa de tout son poids sur le nôtre et le détermina. A nos objections, à nos arguments, on répondait par l'exemple du Sénat ; nous ne pouvions pas nous en séparer ; il fallait à tout prix éviter un conflit avec cette assemblée ; il faut le reconnaître, le vote du Sénat dicta celui de la Chambre.
Nous avons donc voté l'enquête sous l'empire de cette nécessité ; nous avons adopté la loi organique de l'enquête, qui supposait l'adhésion du Sénat à une enquête mixte et parlementaire.
Or, il est arrivé, dans cette histoire étrange de l'enquête de Louvain, que tout cela, ces discussions, cette loi reposaient sur une complète erreur : le Sénat n'avait pas voulu une enquête parlementaire ; il avait voulu une enquête administrative, il l'a déclaré plus tard par un vote solennel qui reste acquis.
Il restitue à sa décision et à sa pensée son premier caractère ; des faits nouveaux lui sont révélés ; il examine ces faits et après cet examen, il vote l'admission des sénateurs de Louvain.
Le Sénat nous renvoya donc, annulée par lui, la loi organique, loi, comme l'a dit l'un de nos honorables amis, dictée par l'inexpérience, remplie de lacunes, loi qui repose sur le principe exorbitant et inconstitutionnel de la rétroactivité. Que fait la Chambre ? Nous rappelons à la majorité ce que la majorité nous disait la veille ; nous demandons à la majorité de ne pas se déjuger, de rester fidèle an principe qu'elle avait fait prévaloir, à la nécessité proclamée par elle de ne pas soulever un conflit dangereux entre le Sénat et la Chambre, à propos d'une question de vérification de pouvoirs.
La majorité garde le plus profond silence et accepte la loi d'enquête par un vote muet.
Messieurs, si la Chambre annule les élections de Louvain, nous donnerons au pays un spectacle édifiant : nous déclarerons que l'élection est viciée dans son essence par la corruption et par des influences illégitimes ; nous déclarerons que les élus de Louvain, produits involontaires de cette corruption, ne peuvent pas siéger parmi nous, sans altérer la moralité et la dignité du parlement.
Le Sénat, de son côté, aura accueilli dans son sein les sénateurs de Louvain, en proclamant qu'à ses yeux, non seulement leurs collègues sont irréprochables, mais que l'élection a été régulière et valide, sans avoir été entachée par aucun fait répréhensible et coupable.
Voilà donc le conflit établi. Notre vote d'annulation est un blâme direct et un démenti à l'adresse du Sénat, à qui nous aurons la prétention d'envoyer une leçon de dignité et d'honneur parlementaire qu'à coup sûr cette assemblée respectée n'acceptera pas.
Je viens de vous rappeler l'histoire de l'enquête de Louvain, les faits qui l'ont précédée et accompagnée et la portée de ceux qui vont la suivre. Cette enquête sans précédents, marquée par tant d’incidents regrettables et fâcheux, est couronnée par le rapport de 1 honorable M. De Fré.
L'honorable député de Bruxelles a prétendu que cette œuvre ne lui était pas personnelle, il s'est couvert par la commission qui en a adopté les conclusions.
Je rappellerai que, d'après les usages parlementaires une commission ou une section centrale est solidaire d'un rapport en ce sens (page 390) qu’elle en adopte les conclusions ; mais il a toujours été compris qu'on laissait au rapporteur la responsabilité de son style, de la forme des arguments employés, el de la couleur personnelle qu'il y donne. J'en suis fâché pour l’'honorable membre, mais cette responsabilité il doit la garder tout entière,
M. De Fré. - Je la garde.
.M. Dechamps. - Messieurs, un fait domine toute l'enquête de Louvain. Ce fait, nos adversaires l'ont passé prudemment sous silence ; il a été mis en pleine lumière par l'honorable comte de Muelenaere. Je me permets d'y insister de nouveau.
Le rapprit de la commission commence par déclarer que les élus de Louvain sont complètement hors de cause, qu'ils sont irréprochables, qu'ils sont à l'abri de tout soupçon, de toute accusation, qu'ils restent honorables et respectés.
C'est donc pour des faits posés par des tiers, à l'insu des candidats, qu'on demande d'annuler l'élection. Or, si ce principe était admis, il en résulterait qu'il pourrait dépendre même d'un adversaire, dans une élection douteuse faite à une faible majorité, de poser à dessein des actes pouvant entraîner la nullité des élections, et dont il se servirait au besoin. Aucune élection ne serait plus sûre, les enquêtes se multiplieraient comme en Angleterre, et les décisions du corps électoral seraient cassées par des arrêts arbitraires des majorités politiques.
Je vous l'ai dit tout à l'heure, il y a eu en France quatre ou cinq enquêtes électorales ordonnées, et voici le principe qu'on a toujours admis : Pour que l'enquête puisse être ordonnée et l'annulation prononcée, il faut ou bien que le gouvernement soit accusé d'intimidation ou de corruption, ou bien que le candidat le soit directement lui-même. Jamais des faits posés par des tiers n'ont servi à mettre une élection en contestation.
En Angleterre, cette mère nourricière des institutions représentatives, comme dit l'honorable M. De Fré, en Angleterre jusqu'en 1841, il était interdit de demander l'enquête, de prononcer l'annulation d'une élection, quand le candidat n'était pas personnellement en cause dans les faits incriminés ; depuis 1841 on est allé moins loin, mais je crois qu'on a constamment exigé la complicité, la connivence des candidats.
Ainsi, messieurs, en supposant l'enquête vraie dans tous les griefs qu'on a énoncés, en admettant le rapport de la commission tout entier, pour rester fidèles aux précédents parlementaires de la France sous la restauration, le gouvernement de juillet et celui de la république de 1848, pour rester fidèles aux précédents anglais, nous ne pourrions pas légitimement annuler l'élection de Louvain, parce que vous déclarez les candidats à l’abri de tout reproche, à l'abri de tout soupçon.
Messieurs, avant d'entrer dans quelques détails de l’enquête, permetez-moi de faire comprendre à la Chambre quel est le procédé employé par l'honorable rapporteur de la commission.
Les faits d'ensemble, les masses de témoignages, l'honorable membre les passe sous silence. Dans les élections de Louvain deux faits d'ensemble dominent le premier fait, c'est qu'il est constaté par l'enquête que dans la ville de Louvain et dans les onze communes du canton de Louvain, aucun argent n'a été distribué, que les distributions n'ont eu lieu que dans les communes en dehors de ce ressort, c'est-à-dire dans les communes éloignées.
Comment ne vous est-il pas venu à la pensée de dire : S'il y avait eu tentative réelle de corruption, si on avait voulu acheter des votes, comment les tentatives n'auraient-elles pas eu lieu dans la ville de Louvain et dans les communes environnâmes, là où les comités sont en permanence avec leurs moyens d'action les plus actifs ?
On avait là les électeurs sous la main ; c'était là que l'influente libérale était la plus dominante, c'est là que la corruption ou les tentatives de corruption pouvaient se faire avec plus d'avantage.
Ce fait, abstraction faite de tous les autres, prouve à l'évidence que l’intention de corruption n'a pas existé.
Si cette intention eût existé, n'est-il pas clair que c'est à Louvain même et dans les communes environnantes que des tentatives de corruption auraient eu lieu surtout, puisque c'était là qu'elles offraient le plus de facilité et d'avantage ?
Le deuxième fait général, le deuxième fait d'ensemble, concerne l'intervention du clergé. Le clergé dans l'arrondissement de Louvain, se compose de 250 à 300 membres.
L'association libérale de Louvain a fait les recherches les plus minutieuses pour bien constater cette intervention ; M. Peemans avoue qu'il y avait chez lui un véritable bureau de renseignements ; eh bien, après toutes les recherches inquisitoriales, savez-vous combien on a pu citer de prêtres à la barre de la commission d'enquête ? Parmi ces 300 membres du clergé, on n'en a trouvé que 14. Parmi ces 14, il y en a 4 qui sont mis hors de cause ; restent 10 ; sur ces 10, il y en a 2 qui ont été amnistiés par M. De Fré, et qui ont obtenu tous ses éloges. Voilà donc huit membres du clergé environ auxquels on reproche des faits d'intervention.
Mais quel était le caractère de cette intervention ? Et je réponds ici à l'honorable M. Devaux.
Les membres du clergé sont-ils intervenus dans les élections, comme clergé, comme prêtres ? Il est constaté dans l'enquête par une foule de faits qui ne peuvent être contestés, qu'il n'y a eu ni concert ni mot d'ordre... (Interruption.) C'est là, messieurs, le fait général, inscrit à toutes les pages de l'enquête On n'a pu, pour ce mot d'ordre qu'on cherchait on n'a pu trouver à placer l'évêque à côté de la sacristie et du confessionnal !
Voici le procédé de l'honorable rapporteur de la commission d'enquête. Il y a dans l'enquête 40 à 50 témoignages qui tous attestent que l'argent distribué ne l'a été qu'à titre d'indemnités électorales, et que partout, universellement, il n'était considéré et reçu que comme tel.
Ces témoignages, vous les avez lus comme moi dans l'enquête. Or, que fait l'honorable M. De Fré de ces témoignages ? Il n'en parle pas. Mais il trouve quatre ou cinq faits, erronés ou douteux, entourés de dénégations, de rétractations et de démentis, et ces faits il les met seuls en évidence. Pour nous ces faits sont des erreurs ; pour vous ils ne peuvent être que douteux. Que fait l'honorable membre ? Les faits douteux il les affirme, les faits exceptionnels il les généralise.
Voilà le rapport, voilà l'enquête.
Tel est le procédé de M. De Fré. Ces faits douteux, c'est le fait Janquin, c'est le fait Soeten. Le fait Janquin, mon honorable ami M. Thibaut l'a exposé dans toute son évidence. Le fait de l'abbé Soeten est dénié ; mais en supposant qu'il fût vrai, comme l'argent a été refusé, comme il y aurait eu offre sans acceptation, ce fait doit être mis hors de cause, comme ayant été sans influence sur le résultat de l'élection.
L'honorable rapporteur a voulu prouver que l'argent distribué avait eu, comme vous l'a dit aussi l'honorable M. Devaux, le caractère de corruption, d'achat de vote, et pour cela il a dû démontrer que l'électeur se croyait engagé. Eh bien, vous avez lu l'enquête comme moi, vous ne méconnaîtrez pas qu'il résulte à l'évidence de l'enquête que les électeurs ne se croyaient pas engagés, à cause de l'argent reçu, qu'ils n'y voyaient pas un achat de vote. 50 témoignages l'attestent.
Que fait l'honorable M. De Fré ? Ce fait général, il le laisse prudemment de côté, et il choisit trois faits exceptionnels, l'un douteux, l'autre erroné, et le troisième sans aucune importance. C'est le fait Baens, c'est le fait Michiels, c'est le fait Ceulemans.
Voyons ces faits : Un électeur dit à Ceulemans qu'il se croit engagé à cause de l'argent reçu ; Ceulemans le détrompe ; ce fait est donc hors de cause, comme n'ayant pu exercer d'influence sur le résultat de l'élection.
Le fait Baens reste douteux, puisque Baens nie le propos. L'aurait-il tenu, ce ne serait encore qu'un simple propos non contrôlé, non vérifié.
Reste le fait Michiels. Quel est-il ? Michiels rapporte que des électeurs lui ont dit qu'ils se croyaient engagés à cause de l'argent reçu. Mais ce même Michiels déclare ailleurs qu'il n'est pas à sa connaissance qu'on ait dit à des électeurs qu'ils devaient voter pour la liste catholique à cause de la réception de cet argent. Il ajoute plus loin : Je ne puis pas dire qu'il y ait eu corruption, parce qu'il n'y a pas eu rapport direct entre le vote et l'argent reçu.
Voilà une allégation ambiguë, ou plutôt contradictoire-
Est-elle vérifiée ? Un électeur, Van Oesterwyk, fait la déclaration contraire, on appelle des témoins, le garde champêtre, la femme même de Michiels, Ceulemans, le vicaire Opdebeek, tous démentent l'allégation de Michiels. Que fait M. De Fré ? Il affirme l'allégation controuvée et contradictoire de Michiels. Il fait plus, après avoir affirmé ce fait douteux et exceptionnel, il le généralise et il déclare, contrairement à tous les témoignages de l'enquête, que tel était le sentiment qui dominait chez tous ceux qui avaient reçu de l'argent.
Où le procédé de M. le rapporteur apparaît dans tout son jour, c'est lorsqu'il s'agit de ce fait qui a eu un grand retentissement, on le voulait ainsi, c'est lorsqu'il s'agit de l'intervention du confessionnal- On prétend que le prêtre a refusé l'absolution aux électeurs qui n'étaient pas de son parti ; on prétend que le confessionnal est intervenu dans la lutte électorale. Chose étrange, je ne vois pas d'accusé ; l'accusé est un prêtre, mais on ne le nomme pas ; il est inconnu ; il ne peut pas répondre.
Il n'y a pas d'accusateur, personne n'affirme qu'il ait commis le fait ; personne, pas même Sterckmans.
Il n'y a qu'une seule personne qui l'affirme, c'est l'honorable M. De Fré.
Vous le remarquerez, quand il s'agit d'un fait de ce genre, il faut procéder avec la plus extrême prudence.
En France, en 1848, la chambre des députés avait ordonné une enquête. Là aussi des faits relatifs au confessionnal étaient articulés. Le rapporteur, M. de Lasteyrie qui n'est pas, que je sache, un clérical, déclara que cette question était extrêmement délicate, et que la chambre ne pouvait pas intervenir dans une pareille affaire ; qu'elle ne pouvait pas traduire le prêtre à sa barre, puisque le prêtre ne pouvait pas répondre.
Eh bien, la commission d'enquête française a interrogé celui qui était censé avoir tenu le propos. Ce propos est dénié. Cette dénégation lui suffit pour mettre le fait à néant.
Or, ici, messieurs, quel est le fait ? Il s'agit encore une fois de savoir s'il y a eu refus d'absolution et intervention du confessionnal. L'accusé quel est-il ? C'est le prêtre. C'est un prêtre qu'on ne nomme pas. Il est inconnu et il ne peut pas être traduit à votre barre, parce qu'il ne pourrait pas vous répondre ; et vous le savez bien.
(page 391) Je suppose un moment qu'en face de ce prêtre qui doit garder le silence, qui ne peut pas venir vous dire : On me calomnie, il y ait un dénonciateur qui vienne affirmer : Oui, l'absolution m'a été refusée pour motif électoral, eh bien, je dis que dans ce cas, vous ne pourriez pas aller au-delà du doute et du soupçon. Vous auriez entendu l'accusation, vous n'auriez pas entendu la défense.
Mais ici celui qui seul pouvait accuser nie formellement le fait. Vollen, chaque fois qu'on l'interroge, déclare que le fait n'est pas vrai. La première fois lorsque Sterckmans le rencontre dans la rue de Diest, et lui apprend sa déposition dans l'enquête, Vollen s'écrie : Mais je ne me rappelle pas avoir dit cela. En tout cas, si je l'ai dit, c'est que j'étais ivre ; le fait n'était pas vrai.
Il répète devant l'enquête parlementaire où il est interrogé : Le fait n'est pas vrai. Il répète devant le juge d'instruction : Le fait n'est pas vrai. Jamais, à aucune heure, on ne surprend chez lui la moindre hésitation à cet égard.
Il ne s'agit pas de savoir si Sterckmans a raison d'affirmer que Vollen lui a tenu ce propos, c'est le côté accessoire de la question. La question est de savoir si le fait eu lui-même est vrai. Qui l'affirme ? Vollen ? Non ! il le nie.
Est-ce Sterckmans ? Non, Sterckmans n'affirme qu'une chose, c'est qu'on lui a tenu ce propos ; mais il a soin de dire à Vollen : Si vous l'avez dit en plaisantant, déclarez-le devant la commission d'enquête. Il n'est pas certain que ce n'est pas une plaisanterie qu'on lui a faite ; il est donc loin d'affirmer. Que dis-je ? il déclare qu'il croit au serment de Vollen. Je ne crois pas, dit-il, Vollen capable de faire un faux serment. Sterckmans n'affirme donc qu'une chose, c'est que Vollen lui aurait tenu le propos rétracté par Vollen lui-même, sous serinent, rétractation à laquelle Sterckmans croit, et doit croire. Mais il y a plus : ce propos a-t-il même été tenu ? Je dis que non. A coup sûr, le point reste douteux.
Je ne veux point mettre en doute la sincérité de Sterckmans ; mais enfin, en suivant bien les faits de l'enquête, comment l'honorable rapporteur n'a-t-il pas senti quelque défiance à l'endroit de cette déclaration ? Sterckmans, après avoir déposé devant la commission d'enquête, recherche Vollen et le trouve dans la rue de Diest. Il a soin de se faire accompagner d'un témoin, de Wouters. Il veut lui arracher la déclaration que sa déposition est vraie. Wouters, avant d'avoir rien entendu, déclare : Oui, vous l'avez dit. Evidemment, au point de vue impartial, cette conduite de Sterckmans doit faire naître le soupçon. Mais que fait Sterckmans plus tard, après sa déposition à l'enquête et le démenti de Vollen ? Ilsuit Vollen de Bruxelles à Tirlemont pendant deux jours, il se fait accompagner du témoin Gervaes, qui a dans sa poche une déclaration écrite en français, langue que Vollen ne parle pas, déclaration ambiguë, dont le texte n'est pas appréciable, et destinée à être signée par Vollen comme une espèce de rétractation. Il le suit de cabaret en cabaret à Tirlemont, jusqu'à ce que Vollen soit pris de boisson, d'après son propre aveu, confirmé par Servaes lui-même ; et c'est dans cet état qu'on obtient de Vollen, non une rétractation, mais une explication obscure qu'il ne se souvient pas d'avoir entendu lire.
Ne trouvez-vous pas que cette conduite de Sterckmans autorise le soupçon et le doute ?
Eh bien, messieurs, l'honorable M. De Fré ne doute pas ; il ne voit là ni pression ni obscurité ; pour lui Sterckmans est sincère et Vollen ne l'est pas.
Mais encore une fois et j'insiste sur ce point : quand même Sterckmans aurait dit vrai, quand même Vollen, soit qu'il ne se souvienne pas de ce qu'il avait dit en état d'ivresse, soit qu'il l'eût dit en plaisantant, quand même il aurait tenu le propos qui lui est attribué par Sterckmans, il n'en résulte pas moins, et je reviens sur ce fait qu'on n'abordera pas, c'est qu'il n'y a pas d'accusé, c'est que le prêtre anonyme que l'on met en cause, est inconnu et absent et ne peut répondre ; c'est qu'il n'y a pas plus d'accusateurs que d'accusés puisque Vollen, seul témoin direct, déclare que le fait n'est pas vrai ; qui donc l'a dit à M. De Fré ? Ce n'est pas Sterckmans qui l’ignore. Qui l'affirme ? Encore une fois M. De Fré seul.
Ainsi voilà le fait du confessionnal sur lequel on comptait peur émouvoir l'opinion, voilà ce fait qui disparaît.
Il fallait la sacristie, il fallait le confessionnal. Ils avaient échappé devant l'enquête parlementaire, on les a recherchés devant le juge d'instruction. Vous voyez qu'on ne les a pas trouvés ! Voilà, messieurs, comment on écrit l'histoire et des rapports qu'on croit sincères et modérés.
Messieurs, je me suis demandé comment on pouvait expliquer ces appréciations si différentes, si opposées, si contradictoires, des mêmes témoignages et des mêmes faits ? Comment se fait-il que pour nous qui avons lu comme vous l'enquête, avec calme et conscience, tous les faits (je parle de ceux qui ont de l'importance et de la valeur), tous les faits de la plainte primitive et tous ceux qui ont été produits dans le cours de l'enquête, ont été détruits, soit par des rétractations, soit par des dénégations, soit par les preuves irrécusables de l'enquête même ?
Comment se fait-il que ces mêmes faits, à vos yeux, restent debout dans toute leur importance et leur gravité ?
Comment l'enquête dit-elle, pour vous oui, et pour nous non ? Comment le rapport de l'honorable M. De Fré, qui, à ses yeux, et je le crois sincère, est impartial et même modéré, comment à mes yeux fourmille-t-il d'erreurs matérielles, de fausses appréciations, comment m'apparaît-il revêtu de toutes les préventions politiques qui forment le passé de l'honorable membre ?
Faut-il, pour expliquer cela, que je recoure à l'injure que je vienne accuser la bonne foi d'un collègue ? Mais évidemment non, messieurs, je vais vous expliquer clairement la cause de cette différence d'appréciation.
Pour nous qui n'avons pas assisté à l'enquête, elle est telle qu'elle est écrite. Nous y avons lu les faits tels qu'ils y sont mentionnés, froidement, sans colère.
L'honorable M. De Fré juge d'une manière toute différente. Il apprécie, lui, la valeur des témoignages ; il pèse les sincérités ; il croit les uns, il ne croit pas et il accuse les autres.
Le soupçon chez lui était préventif, il l'avait avant l'enquête, il le garde pendant l'enquête, et il le conserve après. L'honorable membre était armé de toutes ses défiances politiques. C'est lui-même qui le déclare ; écoutez : La commission, dit-il, devait s'attendre chez tous (il s'agit des conservateurs) prêtres ou laïques, aux réticences et aux mensonges.
Vous le voyez, messieurs, M. De Fré s'y attendait, il le savait d'avance ; sa défiance contre les conservateurs était préconçue, il l'avoue, c'était un juge prévenu. Il étudiait les physionomies, il scrutait les regards ; il pesait le son des paroles ; d'un œil inquisiteur il fouillait les consciences. Vous ne me croyez pas, écoutez :
Chez plusieurs témoins, dit-il, l'embarras est visible. Ceux qui sont venus rétracter les propos affirmés par d'autres « d'une manière convaincante », « semblaient » subir une influence supérieure et occulte.
Vous l'entendez, messieurs, la voix de ses amis était toujours pour lui convaincante quand la voix de ses adversaires ne l'était pas.
Quand c'est un de ses amis qui parle et qui affirme, M. De Fré lui dit : « Votre figure me plaît ; votre regard est loyal ; votre voix est convaincante ; je vous crois » Lorsque c'est, au contraire, un conservateur et surtout un prêtre qui vient siéger devant lui, l'honorable membre se réfugie dans toutes ses préventions obstinées ; il lui dit : « Je lis dans vos yeux troublés, votre pose embarrassée ; je lis que vous mentez. » (Interruption.)
Voilà, messieurs, tout le rapport, voilà toute l'enquête, telle que la commission l'a comprise !
Et, messieurs, ne vous en étonnez pas. Ce n'est pas une injure que j'adresse à un collègue ; cela devait être ainsi : Vous êtes et nous sommes des hommes politiques ; nous ne sommes pas une magistrature impartiale ; vous avez pesé tes faits dans la balance politique, vous avez vu avec des yeux politiques, vous avez entendu avez des préventions politiques. Je n'accuse pas votre conscience, mais j'accuse votre position, qui enfermait malgré vous votre conscience dans d'aveugles préjugés.
Ah ! messieurs, le droit d'enquête est une chose grave ; c'est un droit extrême, exorbitant. Si jamais il était faussé dans l'application, si l'on parvenait à substituer à la volonté du corps électoral, qui est la base du gouvernement électif, la volonté arbitraire et absolue des majorités politiques, messieurs, vous auriez érigé le pire des despotismes, celui des majorités irresponsables.
Ah ! je comprends mieux maintenant pourquoi depuis 29 ans nous avons reculé, en Belgique, devant l'usage du droit d'enquête ; la législature beige a fait preuve, en cela, d'une grand prudence et d'une grande sagesse.
Je comprends pourquoi la France parlementaire, pendant près de 30 ans, a cru n'être pas investie de ce droit.
Je comprends maintenant ce qui s'est passé en Angleterre dans l'organisation de ce droit d'enquête qu'on y a entouré de garanties positives.
En Angleterre, avant 1770, avant l'acte de Granville, la chambre des communes s'était attribué le droit de faire elle-même les enquêtes parlementaires, de décider elle-même de la vérification des pouvoirs de ses membres.
De grands abus avaient été signalés, de grands scandales avaient été commis. Plusieurs fois la majorité parlementaire avait décidé dans ces questions par des coups de parti.
Eh bien, lord Granville, en 1770, est venu demander à la chambre des communes de se dessaisir de ce droit dangereux pour le confier à un comité indépendant qui dirigerait les enquêtes et jugerait les contestations électorales. La chambre des communes adopta la proposition de lord Granville. Le comité d’enquête était formé de la manière suivante : La chambre des communes désignait 33 membres, la majorité en récusait 11, la minorité en réusait 11 à son tour, et le comité se composait des 11 membres non récusés.
Le droit d'enquête ainsi organisé, était d'ailleurs entouré d'autres garanties précieuses.
Eh bien, cela n'a pas suffi ; on a introduit successivement de nouvelles garanties et de nouvelles conditions d'impartialité, et la Chambre a fini par abandonner le droit de nommer elle-même la commission d’enquête.
(page 392) Elle est maintenant nommée par le président et vous savez, messieurs, qu'en Angleterre, le président, dont la nomination est sanctionnée par la Couronne, est placé au-dessus des partis.
Cette commission d'enquête n'est donc pas une commission politique, c'est un tribunal véritable, dont les membres prêtent serment devant la chambre. La partie réclamante dépose un cautionnement pécuniaire avant l'introduction de l'enquête. Devant cette commission plaident des avocats nommés par les partis en présence ; il y a l'accusation, la défense et des juges ; le droit de récusation est admis ; la plus complète publicité éclaire les débats.
Cela ne ressemble en rien, vous le voyez, messieurs, à une commission d'enquête nommée par une majorité parlementaire. En Angleterre on exerce une fonction juridique ; chez nous c'est une fonction politique. Les garanties sérieuses que possède la minorité en Angleterre, nous ne les possédons pas chez nous.
Messieurs, lorsque ce système a été introduit par lord Granville, voici les paroles remarquables qu'il crut pouvoir adresser à la chambre des communes qui les accepta comme une leçon :
« Ce qui détermine les partis, disait-il, c'est l'intérêt de parti. Il est de notoriété publique, et c'est un immense scandale que les animosités de parti nous poussent à décider arbitrairement d'une élection, comme si nous étions réellement le corps électoral lui-même. Ce qui nous guide, ce ne sont pas les principes de justice, ce sont nos propres préférences de parti. Les membres de cette Chambre, qui devraient être des juges, se posent comme parties au procès, et la partialité politique décide là où la plus sévère, la plus rigoureuse impartialité devrait prononcer. » (Interruption.)
Ces paroles, messieurs, étaient sévères et le parlement anglais les a trouvées justes. Le parlement a abandonné l'exercice direct du droit d'enquête, et il a entouré ce droit de garanties qui sont la sauvegarde des minorités.
Eh bien, si nous restons dans la voie où nous sommes, si nous prononçons l'annulation de l'élection, à la suite d'une enquête faite en dehors de toutes les garanties qui entourent l'exercice de ce droit en Angleterre, et en opposition avec tous les précédents posés en France, savez-vous ce que nous aurons fait ? Nous aurons compromis, tué le droit constitutionnel d'enquête, par le déplorable abus qu'on aura fait, et pour me servir de l'expression de Granville : nous aurons donné un grand scandale au pays. L'honorable M. Devaux nous a beaucoup parlé de la moralité politique, et l'on ne peut trop en parler ; mais trouve-t-il que la moralité politique ne soit pas en question, quand des majorités parlementaires se laissant diriger par une idée de parti, laissent planer le soupçon sur la sincérité du régime représentatif ? (Interruption.)
Comme il me reste encore quelques observations à présenter, et l'heure étant avancée, je demanderai à pouvoir continuer mon discours demain. (Assentiment.)
(page 384) - La séance est levée à 4 heures trois quarts.