(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1858-1859)
(page 595) (Présidence de M. Orts, premier vice-président.)
M. de Boe procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Vermeire donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
M. de Boe communique l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Jean Goldschmit, directeur d'une tannerie et corroierie à Virton, né à Vianden (grand-duché de Luxembourg), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi au ministre de la justice.
« Le sieur Bombeke, ancien conducteur des ponts et chaussées, demande une augmentation de pension ou une surveillance de travaux. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Delchevalerie demande que la fermeture de la chasse au gibier d'eau soit, à l'avenir, retardée jusque vers la fin d'avril. »
- Même renvoi.
M. Lelièvre. - J'appelle l'attention particulière de la commission sur cette pétition, qui mérite un examen sérieux.
« Des cultivateurs à Mont-Sainte-Geneviève demandent l'abaissement des droits sur les houblons à leur entrée en Angleterre et en France, ou l'établissement d'un droit sur les houblons étrangers à leur entrée en Belgique. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« Des cultivateurs à Lennick-Saint-Quentin demandent le libre échange pour le houblon, ou l’établissement d'un droit d'entrée sur le houblon étranger. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« Des commissionnaires, affréteurs et marchands de charbons présentent des observations contre l'établissement de courtiers de navires à Saint-Ghislain. »
« Mêmes observations de bateliers patentés. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Dabsens-Dubar, négociant en charbon, à Tournai, prie la Chambre de ne pas laisser accéder à la demande des sociétés charbonnières du Couchant de Mons ayant pour objet la création de courtiers officiels qui, seuls, auraient le droit d'affréter les bateaux transportant la houille. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Zellick demande une modification à l'article 2 de la loi du 7 ventôse an XII, concernant les voitures de roulage, et qu'en attendant, cet article ne reçoive plus d'application. »
- Même renvoi.
« M. Dierckx, employé au département de la guerre, fait hommage à la Chambre de trois exemplaires de son ouvrage intitulé : Premières notions d'histoire, de géographie, d'économie et d'administration dédiées à la jeunesse belge. »
- Dépôt à la bibliothèque.
M. de Decker. - Messieurs, j'ai abordé l'élude spéciale des questions que nous avons à résoudre, avec le désir sincère de contribuer pour ma part à aplanir les difficultés que leur solution présente.
En avançant dans cette étude, j'ai acquis la conviction profonde que la saine interprétation de notre Constitution pourrait amener, en cette matière délicate, une conciliation entre les intérêts réels et bien compris du pouvoir civil et de l'autorité religieuse.
Je demande à la Chambre la permission de lui exposer la série de considérations par lesquelles je suis arrivé à cette conviction, bien que, je l'avoue, la tournure de la discussion me semble peu propre à m’encourager dans mes espérances de pacification.
Avant d'arriver à l'examen des questions spéciales, permettez-moi de jeter un coup d'œil sur nos institutions, afin que nous soyons bien pénétrés du véritable esprit de ces institutions que nous nous sommes données en 1830.
Lorsqu'on analyse notre système de libertés constitutionnelles, on découvre immédiatement deux éléments distincts : l'absence de toute mesure préventive et la répression des abus. C'est la combinaison de ces deux éléments, également essentiels, qui constituait, aux yeux du Congrès, le véritable caractère de toute liberté pratique.
Le Congrès qui, entre toutes les assemblées constituantes que notre génération a vues à l'œuvre, s'est montré si admirable de bon sens et de bonne foi, le Congrès avait parfaitement compris que la liberté illimitée et absolue est un non-sens en théorie, et en pratique, l'anarchie, si les forces en lutte sont égales, ou l'oppression des uns par la tyrannie des plus puissants et des plus habiles. Le Congrès avait parfaitement compris que la liberté, pour être pratique et durable, doit être essentiellement compatible avec la sécurité pour les personnes et le maintien de l'ordre dans la société. C'est là ce qui doit distinguer nos institutions libres des institutions d'autres peuples de l'Europe on du nouveau monde, chez lesquels la liberté n'a pas toujours offert de suffisantes garanties de sécurité et d'ordre.
Il suit de cet exposé des principes qui ont dirigé le Congrès, que l'on s'expose à sortir de la Constitution et à en méconnaître l'esprit soit en exagérant la liberté au point de rendre illusoire la répression légitime des abus, soit en exagérant la répression de l'abus au point d'entraver la légitime jouissance de la liberté. On peut donc sortir de la Constitution de deux manières, et c'est ce que je tiens à faire comprendre avant tout à la Chambre, parce que cette intelligence vraie de notre système de libertés constitutionnelles doit nous indiquer aussi dans quelle voie nous en trouverons l'application vraie, l'application loyale.
Sachons donc, messieurs, d'une part ne pas reculer devant la consécration de la liberté complète et réelle des cultes, mais d'autre part ne nous effrayons pas de la répression des abus bien précisés, bien indiqués.
S'il est vrai que, selon la remarque de l'honorable comte de Muelenaere, on peut arriver à mutiler toutes nos libertés par des précautions excessives pour en prévenir les abus, nous savons aussi, l'histoire nous l'apprend à chaque page, que la liberté a péri plus souvent par les abus qu'elle engendre que par les limites qu'on lui impose.
J'arrive à l'article 14 de la Constitution.
Cet article, tel qu'il a été voté par le Congrès, ne se trouvait pas dans le projet de Constitution. Le Congrès, pour rester fidèle à sa double préoccupation de détruire toutes mesures préventives et de réprimer les abus, substitua l'article 12 de la Constitution à l'article correspondant du projet de Constitution.
L'article 11 du projet élaboré par la commission que le gouvernement provisoire avait instituée à cet effet, cet article était ainsi conçu :
« Art. 11. L'exercice public d'aucun culte ne peut être empêché qu'en vertu d'une loi et seulement dans le cas où il trouble l'ordre et la tranquillité publique. »
Cet article jeta l'alarme parmi les catholiques. La seule perspective de la possibilité d'un empêchement apporté à l'exercice même du culte, effrayait, à bon droit, toutes les consciences. La presse s'en émut ; des brochures parurent ; elles étaient l'œuvre des hommes les plus importants de cette époque. Les inquiétudes augmentèrent lorsqu'on vit la section centrale chargée du livre II de la Constitution, justifier l'article 11 du projet, par ce motif que l’être moral, le culte, doit être, tout comme les individus, responsable de ses actes devant la loi.
Mgr l'archevêque de Malines considéra comme un devoir d'éclairer le Congrès sur la nécessité de garantir la liberté du culte catholique. Le prélat conjurait le Congrès de stipuler dans la Constitution que l'exercice public de ce culte ne pourra jamais être empêché ni restreint ; et il ajoute, que, si, à l'occasion ou au moyen du culte, des abus se commettent, les tribunaux doivent en poursuivre les auteurs.
Je m'en rapporte à ceux qui ont relu ces débats, toute la discussion à propos de l'article 11 devenu l'article 14, a porté sur ce point. M. de Gerlache, qui prit le premier la parole, fit observer que l'article renfermait une véritable mesure préventive, le culte pouvant être empêché pour des actes dont les auteurs seuls doivent être punis. L'honorable orateur demanda : Si l'être moral, la presse, serait aussi puni pour les abus commis par les journalistes.
L'honorable M. Lebeau, à son tour, disait ;
« Le culte, comme être moral, ne peut être poursuivi, non plus qua la presse et l'enseignement ; la loi ne peut atteindre que des faits spéciaux, des individualités. »
Je ne puis pas citer ici les discours de tous les autres orateurs du Congrès ; mais tous étaient d'accord sur ce point ; tous s'effrayaient de l'idée que l'exercice du culte pût être interdit et empêché ; mais tous réclamaient en même temps des mesures contre les ministres des cultes qui, dans l'exercice de leurs fonctions, auraient commis des actes coupables.
Voilà donc, au fond, toute la discussion qui a eu lieu sur l'article 14, au Congrès.
Maintenant quels sont les délits dont l'article 14 veut la répression ? Je viens d'analyser rapidement la discussion à laquelle cet article a donné lieu ; il est impossible d'inférer directement de cette discussion, quelle est au juste la portée que le Congrès a entendu donner au mot « délit » dont il a voulu la répression par la dernière phrase de l'article 14.
Pour établir quel est le sens réel que les membres du Congrès ont voulu attacher à ce mot « délit », on a procédé par voie d'induction. On a dit que, dans les discussions qui ont eu lieu à propos de cet article, les membres du Congrès ont souvent mis les cultes sur la même ligne que (page 596) la presse, l'association, l’enseignement. Cela est vrai, en ce sens qu'on confondait tous ces genres de manifestation de la pensée dans un système commun de liberté large et réelle. Mais on n'est pas autorisé à conclure de là qu'il soit entré dans la pensée des membres du Congrès de vouloir que les délits qu'on peut commettre à l'occasion de l'usage de ces libertés présentent absolument les mêmes caractères et doivent être réprimés par des moyens uniformes.
On a eu recours à un genre d’induction. On a cru découvrir la pensée du Congrès dans l'incident auquel ont donné lieu les prédications des saint-simoniens.
D'abord, cet incident doit être considéré comme une manifestation bien moins en faveur de la liberté des cultes qu'en faveur de la liberté d'association. C'était plutôt la liberté d'association qui était en jeu.
Le saint-simonisme n'était pas un culte. Comme culte, les saint-simoniens ne se sont pas pris eux-mêmes au sérieux ; ils sont tombés sous les sifflets. Comme école philosophique et économique, les saint-simoniens n'ont pas été sans jeter quelque éclat, plusieurs d'entre eux ont fourni une brillante carrière. Cet exemple qui prouve la générosité qui animait les membres du Congrès, et parmi eux notre honorable collègue M. Ch. Vilain XIIII, cet exemple ne prouve rien quant à la manière dont le Congrès voulait interpréter la liberté de la chaire religieuse.
On ne peut donc pas dire au juste quelle a été la pensée du Congrès, relativement à l'interprétation à donner au mot « délit » dans l'article 14.
Je disais tout à l'heure que le Congrès était une assemblée remarquable par le bon sens et la bonne foi. Serait-ce donc en méconnaître les sentiments, que de supposer que les membres du Congrès n'ont pas pu vouloir appliquer, comme le propose aujourd'hui l'honorable M. Dumortier, à la liberté de la chaire les mêmes principes qu'à la liberté de la presse ?
M. B. Dumortier. - Ils l'ont fait.
M. de Decker. - Ils ne l'ont pas fait.
Le bon sens et la raison nous disent qu'il y a certains faits en dehors des délits ordinaires qui, posés par un ministre du culte, dans l'exercice de ses fonctions, devant une assemblée de fidèles, peuvent avoir un caractère spécial de gravité et doivent être réprimés par des moyens spéciaux. Il est impossible de soutenir que, pour ces faits, on trouverait les éléments d'une répression suffisante dans les lois qui répriment les délits communs.
J'admets donc loyalement l'existence d'un délit spécial pour des ministres du culte, mais il est bien entendu qu'il faudra que l'acte déclaré coupable de la part des membres du clergé présente les véritables caractères d'un délit.
Je suis, en exprimant cette manière de voir, dans cette interprétation, parfaitement d'accord, d'abord avec l'honorable baron d Anethan, qui, dans la presse, a justifié cette opinion de la manière la plus claire et la plus convaincante ; je suis d'accord aussi avec mes honorables collègues, MM. Malou, de Muelenaere, Moncheur et d'autres encore. Je suis même persuadé que l'honorable comte de Theux, s'il rencontrait une rédaction convenable, offrant toute espèce de garanties d'une sage application, admettait, lui aussi, une répression spéciale.
Pour moi donc, il n'y a absolument rien d inconstitutionnel dans l'article 295, autant qu'il admet l'existence d'un délit spécial. Mais je me réserve d'examiner si, avec la rédaction proposée par le gouvernement, la répression de ce délit ne constituerait pas une entrave au libre exercice du culte ; et s'il ne consacrerait pas aussi une violation de la Constitution.
Il est donc nécessaire, messieurs, de rechercher les principes qui doivent diriger le législateur appelé à indiquer quels sont les actes qui constituent ce délit spécial dont j'ai eu l'honneur de parler. C'est là qu'est la véritable difficulté ; et cette difficulté, je ne me flatte certainement pas de l'avoir levée.
Je crois que ce problème est presque insoluble ; mais, avec de la bonne foi, il me semble qu'on pourrait indiquer, pour les actes que l'on qualifierait délits, des caractères tels, que nous trouverions, dans l'application de la loi ainsi formulée, des garanties sérieuses pour la conservation de la liberté religieuse.
Il y a, messieurs, dans cette mission que notre devoir de législateur nous impose sous ce rapport, il y a deux écueils à éviter : c'est de ne pas préciser assez et c'est de vouloir préciser trop. Une loi pénale surtout, nous sommes tous d'accord sur ce point, ne peut pas être obscure ; il faut qu'on la précise autant que possible. Mais si, d'autre part, nous voulons pousser cette précision jusqu'au point de vouloir prévenir toute espèce d'application arbitraire, nous tombons dans des difficultés inextricables.
Là commence, d'après moi, la véritable mission des tribunaux. C'est aux tribunaux alors à juger avec impartialité quels sont les faits particuliers auxquels la loi peut et doit être appliquée. Ce qui n'empêche pas que nous ayons, nous, comme législateurs, le devoir d'apporter dans la rédaction de la loi toute la clarté possible, de préciser, autant que faire se peut, par l'indication des caractères généraux que les faits doivent présenter pour être délictueux.
D'après moi, messieurs, le premier caractère que nous devons assigner à cet acte pour qu'il puisse devenir, délit spécial dans le sens de l'article 295, c'est que le prêtre, dans ses discours, soit sorti du domaine religieux. Voilà le premier caractère que cet acte doit revêtir. En effet, l'article 14 a voulu garantir au prêtre, dans l'exercice de ses fonctions, la liberté de manifester ses opinions ; mais il est évident qu'il s'agit seulement d'opinions et de doctrines ayant rapport avec la défense des principes religieux et moraux que le prêtre a pour mission de défendre.
Il faut, en second lieu, c'est le second caractère principal et général que l'acte doit revêtir, il faut que l’acte posé par le ministre du culte porte une atteinte réelle à l'ordre public.
En effet, n'oublions pas que l'article que nous discutons fait partie du chapitre du Code pénal où il s'agit des crimes et des délits contre l'ordre public, et nous devons rester dans cet ordre d'idées.
Ainsi, les orateurs qui ont fait valoir les avantages accordés au culte pour imposer, en retour, des limites à sa liberté, argumentent à faux, sont en dehors de la question.
Les orateurs qui se sont préoccupés des troubles que le ministre du culte peut jeter dans nos temples qui doivent être des maisons de prière et de médiation, ces orateurs argumentent à faux.
Les orateurs qui ont parlé de la nécessité, pour le gouvernement, de veiller à la conservation intacte des légitimes influences de l'Eglise, ces orateurs peuvent être remplis d'excellentes intentions, sans doute (et je désire qu'ils en manifestent de semblables dans toutes les circonstances), mais, se sont placés en dehors de la question ; ils argumentent à faux.
Nous n'avons à examiner les actes des ministres des cultes qu'au point de vue de la société, c'est-à-dire pour autant qu'ils portent atteinte à l'ordre public.
Voilà donc, d'après moi, les deux caractères généraux que doivent offrir ces actes pour être qualifiés délits. Il est inutile de dire que ces deux caractères doivent être réunis dans le même acte.
Ainsi, un ministre du culte sort du domaine religieux, et il se livre à des discussions politiques, mais il ne porte aucune atteinte à l'ordre public ; vous ne pouvez pas l'atteindre par votre loi. Il peut y avoir là un abus, que je ne veux certes pas contribuer à développer en le justifiant. Mats cet abus, encore une fois, vous ne pouvez l'atteindre. Le prêtre, dans ce cas, est justiciable de ses chefs religieux. C'est l'autorité religieuse seule qui a mission de réprimer de pareils abus ; et, d'après les aveux mêmes de M. le ministre de la justice, jamais l'autorité religieuse n'a refusé de faire droit aux observations reconnues fondées du gouvernement et de réprimer au besoin l'abus commis par un membre du clergé qui était sorti de la sphère de sa mission religieuse.
D'autre part, messieurs, si l'acte ne présentait que le deuxième caractère indique, celui de porter atteinte à l'ordre public, cela ne suffirait pas pour le faire considérer comme délit. En effet, si le prêtre n'est pas sorti du domaine religieux, il a usé de la liberté que lui garantit la Constitution ; or-, l'usage de la liberté ne peut jamais devenir un délit.
Il faut donc la réunion de ces deux caractères généraux.
On a été d'accord pour reconnaître la nécessité du premier de ces caractères pour qu'un acte posé par le ministre du culte puisse être considéré et réprimé comme délit ; c'est-à-dire que le prêtre doit être sorti du domaine religieux. Il n'en est pas de même du deuxième caractère : à cet égard il y a des divergences d’opinion, parce que l'on comprend d'une manière différente l'atteinte porté à à l'ordre public.
La commission, et je regrette sincèrement qu'elle n'ait pas maintenu la rédaction qu'elle avait admise à l'unanimité, la commission avait parfaitement reconnu que la simple critique du gouvernement et de ses actes ne peut pas, sous l'empire de nos institutions, constituer un délit. Elle l'avait compris, et, encore une fois, je regrette profondément que M. le ministre ait cru devoir retirer cette première concession qui avait été faite et qui aurait pu nous mettre sur la voie d'une rédaction admissible sur tous les bancs de cette Chambre.
Là est donc, messieurs, le point qui nous sépare.
M. le ministre de la justice est revenu purement et simplement à la législation de 1810. Eh bien, je le demande, est-il possible qu’on veuille nous imposer, dans son texte et dans son esprit, une législation de 1810 ? Peut-on soutenir que ces censures, que ces critiques, qui constituaient un délit en 1810, puissent encore, à elles seules, constituer un délit sous nos institutions de 1830 ?
D'abord M. le ministre de la justice propose de réprimer comme délit toute critique, toute censure non seulement d'une loi, d'un acte du gouvernement, mais même du gouvernement.
Messieurs, ce terme est extrêmement vague.
Qu'entendez-vous par : le gouvernement ? Est-ce la personne des fonctionnaires à tous les degrés de la hiérarchie administrative ? Nous sommes tous d'accord, je pense que jamais dans la chaire religieuse les attaques ne doivent revêtir un caractère personnel.
Sout-ce les questions à l'ordre du jour ? Sont-ce les doctrines courantes provoquées par la situation intérieure du pays et qui constituent ce qu'on appelle pompeusement les programmes des ministères ? Si un ministre du culte, se renfermant d'ailleurs dans la défense des doctrines religieuses, fait plus ou moins allusion à une de ces questions à 'ordre du jour et se rend par-là coupable d'un délit, alors, je le (page 597) demande, que devient la liberté de la chaire, que devient la liberté de tous les citoyens, que devenons-nous tous, sous l'empire d'institutions ainsi interprétées ?
Mais un pareil régime serait injustifiable, surtout en Belgique, où les ministères et par conséquent aussi les systèmes politiques se succèdent régulièrement de deux ans en deux ans.
Avec cette extrême mobilité, au milieu de ces perpétuelles réactions, où se trouvent les véritables doctrines gouvernementales ? Les hommes du pouvoir savent-ils toujours défendre les intérêts véritables et permanents de l'Etat contre les exagérations des partis ? L'opposition n'a-t-elle pas souvent, à tort ou à raison, la prétention de représenter et de sauvegarder mieux que le pouvoir les intérêts bien compris du gouvernement ?
Voulez-vous empêcher qu'on n'attaque les grands principes, les antiques traditions sur lesquelles repose toujours l'autorité, quelle qu'en soit la forme ?
Ces principes, ces traditions, il faut les respecter ; mais là, je vous prie de le croire et consultez l'histoire, et demandez-vous si, sous ce rapport, vous avez quelque reproche à formuler contre l'Eglise.
L'honorable M. De Fré rappelait l'autre jour que sous tous les gouvernements, même les plus absolus, la chaire a toujours eu une liberté exceptionnelle.
Eh bien, quel était le caractère de cette liberté ? Le comte de Maistre va nous le dire.
« La religion, dit-il, a souvent été sévère pour les rois, mais elle a toujours maintenu leur autorité ; la philosophie, au contraire, tout en flattant les rois, a sapé par leur base les principes sur lesquels repose leur autorité. »
C'est encore ce que diront les hommes d'Etat les plus éminents de nos jours.
Tous sont d'accord avec M. Guizot pour dire que c'est l'Eglise seule qui forme aujourd'hui cette école du respect, où s'est perpétué le culte des devoirs sans la pratique desquels il n'y a ni pouvoir véritable ni véritable liberté.
Messieurs, quand on parle de critique ou de censure du gouvernement, il faudrait donc au moins savoir ce qu'on entend par-là.
Je vous demandais tout à l’heure, messieurs, comment il était possible de songer à déclarer applicable, sous le régime de nos institutions de 1830, une législation qui remonte à 1810.
Mais, messieurs, il y a eu, depuis cette époque, un changement radical dans la nature du gouvernement et dans l'ensemble des institutions, comme dans la position du clergé.
Dans la nature du gouvernement. Mais vous savez tous quel était le gouvernement de 1810. C'était un gouvernement qui s'imposait, qui n'entendait pas qu'on le discutât. C’était un gouvernement qui ne voulait ni de politiques, ni d'idéologues, un gouvernement pour qui le silence même devenait une conspiration.
Mais aujourd'hui nous vivons sous un gouvernement de libre discussion ; tous, nous avons le droit d'examiner tout ce qui concerne les affaires du pays ; l'ecclésiastique, sous ce rapport, doit avoir, dans l’ensemble de nos institutions, sa part de liberté, pourvu qu'il reste dans le domaine de la défense des principes religieux et qu'il se comporte avec la modération que son caractère lui impose.
L'ensemble de nos institutions est tout autre aujourd'hui.
Je conçois qu'en 1810, alors qu'on ne souffrait aucune espèce de liberté, on ne pouvait pas admettre la liberté de la chaire ; mais aujourd'hui nous n’avons que libertés autour de nous. Le gouvernement est aujourd'hui discuté, critiqué, attaqué partout et souvent avec la dernière violence. Si vous déclarez que l'ecclésiastique, en traitant au point de vue religieux, l'une ou l'autre question politique qui intéresse la religion, est exposé à commettre un délit contre l’ordre public, il me paraît incontestable que vous méconnaissez l'esprit de nos institutions. De là à dire que la presse elle-même, en discutant, en critiquant ou en censurant le gouvernement, affecte l'ordre public, il n'y a qu'un pas.
Et en effet, dans la hauteur sereine des principes, où il ne s'agit plus de partis, ni de passions de partis, on peut soutenir que la presse qui, tous les jours, bat en brèche le gouvernement, qui attaque les actes du pouvoir, ses intentions, ses antécédents, ses alliances, ses doctrines ; que cette presse mine à la longue les bases de l'ordre public. Et cependant qui oserait prétendre que nous puissions, sans violer la Constitution, songer à transformer en crimes contre l'ordre public, les critiques dirigées par la presse contre le gouvernement et contre l'ensemble des actes du pouvoir ?
Tout est changé aussi dans la position du clergé. Le clergé en 1810 était régi par les articles du concordai auxquels avaient été joints les articles organiques'. Le clergé est affranchi aujourd'hui de tous ces liens. Le concordat accordait de la protection au culte ; l'empereur s'était proclamé le restaurateur, le protecteur de l'Eglise. Aujourd'hui l'Eglise n'est plus protégée. Personne ne vous demande protection pour elle ; on sait, en effet, que très souvent la protection est la forme la plus adroite de l'asservissement ; mais laissez-lui au moins le bénéfice de la liberté. Tout le monde a la liberté contre elle, et vous ne voulez pas qu'elle ait, pour se défendre, une parcelle au moins de cette liberté qui a été conquise en 1830.
Pour moi, je suis convaincu que la chaire religieuse, si elle n'a pas acquis une liberté égale à celle de la presse, a obtenu du moins une part relative de liberté qu'elle n'avait pas avant 1830. Si on veut refuser au clergé cette part même de liberté, autant vaut déclarer qu'il est à l'état de paria dans notre société.
Messieurs, je ne puis donc pas admettre que, sous l'empire de nos institutions, la simple critique d'une loi ou d'un arrêté royal puisse constituer un délit de la part des ministres du culte, dans l'exercice de leurs fonctions, mais restant dans la sphère de l'accomplissement de leurs devoirs religieux.
L'application de votre loi présente bien d'autres difficultés encore.
Les commentaires que j'ai entendus ne m'ont ni éclairé ni rassuré à cet égard.
Faut-il que la critique ait été directe ou indirecte ? L'honorable M. Malou nous a cité des exemples frappants de l'abus qu'on faisait de l'article 201 sous l'administration du roi Guillaume, en l'appliquant à des ministres du culte qui s'étaient rendus coupables de critiques tout à fait indirectes. La simple comparaison des temps anciens avec les temps actuels constituait une critique. Il ne fallait pas même avoir précisé l'acte critiqué. (Interruption.)
Le jugement du tribunal d'Audenarde dans l'affaire d'un vicaire, jugement auquel je fais ici allusion, se trouve tout au long dans une brochure intitulée : De l'administration de la justice aux Pays-Bas, sous le ministère de Van Maanen, et que je suis prêt à communiquer à M. le ministre de la justice.
Vous voyez, messieurs, que l'article qu'on vous propose de maintenir dans notre législation a prêté à d'étranges interprétations à une autre époque.
Veut-on au moins que ces critiques ou censures révèlent une intention méchante ou mauvaise ? Mais alors vous entrez dans une autre série de difficultés. Qui jugera ces intentions ? Les jugera- t-on d'après le caractère présumé et d’après les antécédents du ministre du culte ? Mais, comme on l'a dit, c'est alors une loi des suspects.
Jugerez-vous les intentions d'après les impressions produites dans l'esprit de tel ou tel auditeur plus ou moins passionné ? Vous entrez alors dans la voie des dénonciations.
Il faut donc autre chose qu'une simple critique ou censure. Il faut, comme MM. Chauveau et Hélie, dans leur traité du Code pénal, l'exigent déjà pour l'application de la loi de 1810 : il faut au moins que le discours soit inspiré par un esprit de dénigrement et de rébellion.
C'est pour ce motif que je propose, avec l'honorable M. Malou, de ne réputer délit que l’attaque méchante, et seulement en ce qui concerne les actes du gouvernement.
Il est inutile de faire remarquer encore que votre commission, à l'unanimité, exigeait aussi qu'il y eût attaque méchante.
Mais, dit-on, l'article, tel que nous le proposons, n'est pas une innovation, il existe.
Pour moi, si cet article existe encore, il n'existe plus évidemment avec la portée que le législateur de 1810 lui avait donnée. Si un article et encore applicable depuis 1830, il ne l'est que dans les limites des principes consacrés par la Constitution.
En tout cas, est-ce un motif, quand il s'agit de faire une loi nouvelle, de conserver les mènes mots ? Pourquoi ne pas vouloir rédiger l'article dans des termes qui rendent mieux la pensée du législateur disposé à s'inspirer de l'esprit de nos institutions libérales ?
Votre intention n'est, comme j'aime à le croire, que de réprimer des abus réels et suffisamment précisés, tout en respectant la liberté des cultes, pourquoi, dès lors, vous montrer si tenaces pour conserver des termes qui autrefois ont été si odieusement interprétés et qui dans l'avenir pourraient encore si facilement tourner contre la liberté ?
Il faut donc mettre les articles de votre loi en harmonie avec vos institutions.
Ces articles seront-ils pour cela moins efficaces ? Point du tout. Ils seront plus clairs ; les délits seront mieux précisés, mieux qualifiés ; mais les dispositions seront tout aussi efficaces.
Encore une fois, si vous ne voulez que la répression de l'abus, pourquoi n'acceptez-vous pas une rédaction qui suffit à réprimer l'abus, sans vous exposer à compromet ire la liberté ?
Avec la rédaction proposée par M, Malou, et l'honorable membre ne serait pas plus éloigné que moi d'en admettre une meilleure faite dans le même esprit, la loi atteindrait les faits qui ont été punis depuis 1830.
Pour autant que j'ai pu apprécier les faits qui ont été réprimés, ils seraient tombés sous l'application de la loi avec la rédaction nouvelle que nous proposons.,
Quel est donc le motif pour lequel M. le ministre a conservé les termes de l'article 201 de l'ancien Code pénal ?
Est-ce parce que, ainsi que l'a insinué l'honorable M. Pirmez, on veut que le clergé ne se croie pas autorisé à penser qu’il peut faire aujourd'hui plus que ce qu'il pouvait faire sous la législation de 1810 ?
(page 598) Mais je dois m'élever de toutes mes forces contre une si funeste erreur.
Il y aurait danger, je l'avoue, à déclarer que le clergé se trouve sous l'empire du droit commun ; il pourrait considérer la suppression de toute répression spéciale, comme si l'impunité lui était accordée, et dans quelques cas une pareille interprétation pourrait entraîner des abus réels.
Mais d'un autre côté, il y aurait danger, injustice, à venir dire que vous maintenez les termes du Code de 1810 ; pour qu'on sache que le clergé ne peut pas plus sous notre Constitution qu'il ne pouvait sous l'empire du code de 1810. En effet, je ne puis pas admettre que, sous le régime de notre Constitution, les ministres du culte n'aient pas vu augmenter leur part de liberté comme les autres citoyens, dans une certaine mesure, indiquée par la prudence et la raison.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est là qu'est le désaccord !
M. de Decker. - Je sais bien que M. le ministre est allé jusqu'à dire qu'il faut aujourd'hui, avec nos institutions actuelles, plus de précautions qu'en 1810 pour prévenir les écarts du clergé.
C'est encore là une nouvelle erreur.
Les sentiments du clergé belge sont trop connus. Où trouverez-vous plus de patriotisme, plus de dévouement à un gouvernement qui est disposé à se montrer juste pour lui et à respecter ses libertés ?
Nous vivons aujourd'hui sous le gouvernement de l'opinion publique.
Cette opinion se forme par le concours d'un grand nombre d'influences plus ou moins légitimes dans leur action. Mais la grande influence est celle de la presse. La presse, voilà aujourd’hui la puissance qui fait et défait les gouvernements.
Voilà le frein qui empêche les écarts de tous.
La prédication n'offre plus le même moyen d'action et d'influence qu'autrefois.
Autrefois la chaire était le véritable, je dirais presque l'unique levier des catholiques ; ils comprennent eux-mêmes que c'est par la presse qu'ils doivent surtout répandre leurs doctrines politiques et défendre leurs intérêts.
Cette législation qu'on propose de maintenir n'a pas eu, dit-on, d'inconvénients.
Je ne comprends pas qu'on puisse venir, en présence des témoignages de l'histoire, soutenir une pareille allégation. Cette législation n'a-t-elle pas été appliquée de la manière la plus fausse, la plus tracassière sous l'administration hollandaise ? Depuis 1830, elle n'a pas été appliquée souvent, je l'avoue avec vous. Mais qu'est-ce que cela prouve ? que dans beaucoup d'esprits, il y avait hésitation, doute sur l'applicabilité de la loi ; qu'en tout cas on ne la considérait plus comme pouvant être appliquée dans le même sens que sous le gouvernement hollandais ; que ce serait froisser l'esprit de nos institutions que de l'appliquer ainsi.
Et puis, ne perdons pas de vue que, depuis 1830, la Belgique a été presque constamment gouvernée par des ministères de conciliation.
Si d'autres doctrines pouvaient prévaloir, si la Belgique était condamnée à être gouvernée par des ministères exclusifs, nous pourrions créer, par l'application de la loi, des dangers que nous ne soupçonnons pas aujourd'hui.
On nous donne l'assurance que le gouvernement n'abusera pas de l'article 295. Je ne crois pas que c'était son intention d'en abuser. Il est trop adroit pour en user beaucoup. Savez-vous quelle garantie nous offre M. le ministre de la justice ? C'est que les abus qui tournent contre ceux qui les commettent ne sont pas redoutables.
Pourquoi ne pas appliquer le même axiome aux ministres du culte, et leur laisser la liberté sans craindre qu'ils en abusent, puisque les abus qui tournent contre ceux qui les commettent, ne sont pas redoutables ?
Il est de fait que l'abus réel qu'ils pourront faire de la liberté tournerait contre eux.
On veut donc surtout conserver cette législation à l'état de menace suspendue sur la tête du clergé.
Alors encore, il faut préciter ; une loi pénale portée soit comme règle de répression, soit comme moyen d'intimidation, doit être claire et précise. Mais, après tout, vous savez que la menace de votre loi est inutile, quand il s'agit simplement d’empêcher des digressions politiques en chaire qui, se rapportant presque toujours aux luttes électorales ou aux journaux, ne seront pas atteintes par votre mesure de répression.
Inutile pour la majeure partie des cas qui se présentent, vous savez aussi qu'elle sera impuissante chaque fois qu'on voudra empêcher le clergé de remplir son devoir et de défendre avec une noble indépendance les intérêts de la religion.
Ma conclusion, messieurs, quant à l'article 295, c'est que je n'admets pas la simple application du droit commun, parce qu'elle ne réprimerait pas des actes qui, selon moi, dans certains cas peuvent être repréhensibles. Mais, d'autre part, je puis, bien moins encore, m'associer a la rédaction de cet article, parce que, tel qu'il est proposé par le gouvernement, il sera nécessairement fatal à la liberté même.
Une rédaction, dans le sens de l'amendement de l'honorable M. Malou, pourrait seule me convenir. Par-là on réprimerait des délits qu'on a voulu réprimer par l'article 14 de la Constitution et on ne s'expose pas à atteindre l'usage légitime de la liberté.
Messieurs, j'arrive maintenant à l'article 298 et j'abrège mes observations pour ne pas abuser des moments de la Chambre.
On se trompe lorsqu'on croit, et quelques orateurs l'ont insinué, que l'article 14 suffit à lui seul pour garantir la liberté des cultes.
Lorsqu'on proclame, dans une Constitution, la liberté des cultes, on admet par cela même, d'abord, l'exercice public de ce culte, la liberté des actes et des pratiques qui s'y rattachent, le droit de défendre ses doctrines, ses croyances ; mais en cela seul ne consiste pas toute la liberté des cultes. Vous le savez, en 1801 le concordat aussi avait stipulé la liberté pour l'exercice public du culte catholique ; mais en se soumettant aux règlements de police qui seraient jugés nécessaires à la tranquillité publique. Vous savez aussi que c'est eu vertu de cette dernière partie de l'article premier du concordat que le gouvernement a promulgué ces articles organiques contre lesquels la cour de Rome n'a cessé de protester.
Pour assurer la véritable liberté des cultes, il faut donc autre chose que l'exercice public du culte ; il faut aussi que le gouvernement n’intervienne pas dans l'organisation intérieure de l'Eglise, c'est là une condition essentielle de la liberté des cultes.
L'article 14 dit seulement que la société civile n'aura pas le pouvoir d'opposer un obstacle extérieur à l'exercice du culte et à la manifestation des opinions y relatives ; mais l’article 16 a pour but d'empêcher la société civile d'intervenir dans la direction des affaires du culte et dans son organisation intérieure, et cet article, je le répète, est essentiel.
On a dit qu'au point de vue de la question qui nous occupe en ce moment, cet article ne concerne que le placet. J'avoue, messieurs, que I article a eu surtout pour but de mettre à l'abri des entreprises du gouvernement ces parties de l'organisation intérieure du culte qui sont essentielles au gouvernement de l’Eglise ; mais il est évident que les termes de cet article ne sont pas limitatifs ; lorsque le Congrès a voulu que le gouvernement n'intervienne pas dans la nomination et l'installation des ministres du culte, et dans leur correspondance avec leurs supérieurs, le Congrès a voulu consacrer le principe de la non-intervention dans le régime intérieur des cultes. L'article n'est donc pas limitatif dans ses termes, et vous n'avez pas le droit de le restreindre ; son texte et son esprit s'y opposent.
Que faut-il entendre, messieurs, par la partie de l'article 16 où il est dit que l'Etat ne peut pas défendre aux ministres du culte de publier leurs actes, sauf la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication ?
Il est évident, pour moi, que la Constitution n'a pas entendu distinguer ; loin de là. On a ajouté le mot « publication » pour bien indiquer que, dans ses rapports avec le culte, cette application de la liberté de la presse impliquait en même temps la liberté de publier, parce que, pouf l'Eglise, c'est là surtout le mode ordinaire et normal de communiquer aux fidèles les décisions et les instructions de 1 autorité supérieure.
La Constitution ne distingue donc pas ; nous n'avons pas le droit de distinguer là où elle ne distingue pas.
Je n'ai pas compris l'argumentation à laquelle s'est livré l'honorable M. Pirmez, dont j'ai, du reste, entendu le discours avec un vif intérêt, quand il ne veut voir dans le mot « publier » que le simple fait de l’impression. S'il fallait entendre ainsi le mot « publier », il ne comporterait donc plus que l'idée de l'impression.
Or, que diriez-vous si la liberté de la presse consistait seulement dans la faculté d'imprimer un journal et si elle n'impliquait pas nécessairement la faculté de distribuer ? Ce serait une véritable dérision. Il en est de même en ce qui concerne le culte. Je viens de le dire, la lecture au prône est le mode habituel de communication avec les fidèles.
Or, cette lecture est une espèce de distribution orale ; la lecture au prône équivaut, pour la religion, à la distribution des journaux, en ce qui concerne la presse. Pourquoi dès lors peut-on songer à punir le distributeur, alors que l'auteur est connu ? Voilà toute la question.
Constitutionnellement impuissants contre le chef religieux, auteur d'un mandement, pourquoi voulez-vous punir l'inférieur qui n'a pas à examiner les doctrines qu'il a pour mission de faire connaître et qui ne fait en définitive qu'obéir aux injonctions de son supérieur ?
On dit qu'il y a là une inconséquence. Comment ! dit-on, vous ne voulez pas qu'on prononce des discours qui contiennent la critique ou la censure du gouvernement ? Et vous permettriez de lire impunément des pièces qui contiennent à peu près les mêmes critiques, les mêmes censures ?
L'inconséquence, messieurs, n'est qu'apparente.
En général, on a le droit de supposer, dans la rédaction des pièces lues et qui proviennent de l'autorité religieuse supérieure, beaucoup plus de prudence et de maturité.
Ce qu'on a voulu atteindre par l'article 201 du Code et ce que l'on veut atteindre aujourd'hui par l'article 295 du nouveau Code, ce sont les discours qui peuvent être prononcés dans un moment de vivacité, de passion même, par des ecclésiastiques imprudents et inexpérimentés.
(page 599) Mais il est évident qu'au point de vue de la conservation de l’ordre public nous n'avons pas à prendre les mêmes précautions contre les écrits émanant des autorités ecclésiastiques. An fond, il n'y a donc pas là l'inconséquence qu'on a cru y découvrir. Mais c'est dans le système ministériel qu'il y a inconséquence évidente : on ne punit pas les mandements imprimés et l'on en punit la lecture. Pour être logique, il faudrait, au contraire, sévir plutôt contre l’auteur de la pièce que contre celui qui se borne à en donner lecture et qui en agissant ainsi ne fait encore qu'obéir aux ordres de ses supérieurs ; mais vous ne le pourriez pas sans violer ouvertement la Constitution.
Il faut donc de deux choses l'une, ou absoudre ou condamner dans les deux cas. Obligés par l’article 16 de la Constitution de laisser libre l'impression des instructions pastorales, nous devons également laisser libre la lecture de ces instructions. Ou bien il faut réprimer à la fois et cette impression et cette lecture ; or, la Constitution s'oppose formellement, et par son texte et par son esprit, à ce qu'on exerce la répression dans les deux cas.
Messieurs, je ne puis donc pas approuver le projet ministériel. L'article 295, s'il n'est pas inconstitutionnel, selon moi, dans ce sens qu'il établit un délit spécial, me paraît inconstitutionnel par les termes dans lesquels il est conçu, par les commentaires qu'on lui a donnés et parce que l'application de cet article peut conduire à la violation de la liberté même, liberté que je veux garder et conserver intacte.
Je repousse également l'article 298, parce que, selon moi, cet article est évidemment contraire, non seulement à l'esprit, mais au texte formel de l'article 16.
Je repousse encore, messieurs, et que la Chambre me permette d'insister quelques minutes sur cette considération, je repousse le projet, tel qu'il est formulé par le gouvernement, dans l'intérêt de la liberté et dans l’intérêt du pouvoir.
Dans l'intérêt de la liberté, parce que je suis convaincu qu'il sera fatal à la liberté religieuse.
Or, d'après moi, la liberté religieuse constitue le principe générateur de toutes nos libertés. La liberté religieuse est la gardienne de toutes les autres libertés. Elle a été considérée ainsi chez toutes les nations et par tous les penseurs.
Je demande à la Chambre la permission de lui lire quelques phrases que j'ai extraites d'un livre remarquable qui a paru il y a quelques années et qui est dû à la plume d'un des chefs du protestantisme en France, d'un écrivain distingué, M. Vinet :
« Nous disons hardiment qu'un peuple jaloux de sa liberté politique et indifférent pour la liberté religieuse ne comprend pas plus la première que la seconde, et qu'une constitution qui garantit la liberté politique et qui nie la liberté religieuse n'est que vulgairement et grossièrement libérale. Il y a une hiérarchie des libertés comme il y en a une des pouvoirs ; la liberté religieuse est la première. On n'a la vérité d'aucune liberté quand celle-là manque. »
Voilà ce qu'écrivait il y a quelque temps l'un des hommes les plus éminents du protestantisme contemporain en France.
Non, messieurs, jamais, et déjà cette considération vous a été présentée par d'autres orateurs, jamais la liberté religieuse n'a été poursuivie seule. Il n'y a pas d'exemple d'un gouvernement qui se soit fait persécuteur dans le sens de la liberté religieuse et qui, s'il a eu le temps de durer, n'ait opprimé ensuite les autres libertés. Ce fait est frappant, surtout pour nous Belges.
Joseph II a commencé son système novateur par les réformes ecclésiastiques ; mais immédiatement cette réforme a abouti par un ordre logique et fatal, à la perturbation de notre organisation politique, judiciaire et administrative.
Le roi Guillaume a commencé par le jugement contre Mgr de Bioglie, jugement que, d'accord avec l'histoire, l'honorable M. Pirmez a appelé scandaleux, auquel malheureusement d'autres orateurs n'ont reproché que d'avoir été maladroitement exécuté. Depuis ce procès, le gouvernement s'est placé sur une pente fatale.
Jusqu'en 1825, le roi Guillaume fut proclamé, par la plupart des libéraux de l'époque, le roi le plus sage, le plus libéral, le roi modèle de l’Europe, et trois années après, toutes nos libertés étaient sacrifiées, et une révolution éclata.
Je dis, messieurs, que je repousse le projet ministériel dans l'intérêt du pouvoir.
J'ai besoin de croire que M. le ministre lui-même n'apprécie pas à quel point l'arme qui lui est mise aux mains est dangereuse pour le pouvoir. Ah ! je sais très bien, je le dis sincèrement, que dans votre pensée vous n'avez pas le projet d'abuser de ce moyen de répression, j'en suis convaincu.
Mais ce que je sais aussi, c'est que le pouvoir, lorsqu'il a de pareilles armes entre les mains, est souvent par les circonstances amené fatalement à s'en servir. Je suis convaincu que la plupart des gouvernements qui ont péri par-là n'avaient pas la pensée préconçue d'entrer dans cette voie ; mais ils y ont été entraînés.
Je voudrais pouvoir vous rappeler tout ce qu'ont dit de ces questions auxquelles se rattache le projet actuel, des hommes d'Etat, des historiens, les publicistes les plus éminents.
Car cette question du règlement des rapports entre l'Eglise et l'Etat, cette question a toujours été considérée par les hommes les plus éminents, comme grosse de tempêtes ; ils ont dit que les orages viennent presque toujours de là, dans les pays catholiques surtout.
Quand ces questions sont résolues dans le sens d'une conciliation sincère entre les intérêts du pouvoir civil et de l'autorité religieuse, il y a là une grande garantie d'harmonie et de paix ; mais quand elles ne sont pas réglées dans le sens de la justice, de la vérité, d'un respect profond pour les intérêts réels des deux autorités, alors ces mêmes questions deviennent un élément permanent de trouble et d'embarras.
Je me rap pelle avoir lu, il n'y a pas longtemps, dans les Souvenirs de M. Villemain, la correspondance intime entre MM. de Narbonne et de Fontanes, deux admirateurs dévoués de Napoléon, à propos de la lutte engagée par l'empereur tout-puissant avec le pape. M. de Fontanes, dans l'intimité de cette correspondance, appelait cette lutte, dans un langage d'une prophétique énergie, « une faute chargée de désastres ».
Il n'y a pas cinq ans, messieurs, qu'une question analogue à celle qui se présente devant vous a été résolue par la chambre du Piémont. C'est au commencement de 1854 que les chambres du Piémont ont adopté aussi ce système de répression contre les discours prononcés par les ministres des cultes dans l'exercice de leurs fonctions. Savez-vous ce que disait une Revue, dont le libéralisme n'est pas suspect, à propos de cette discussion de la situation qu'elle faisait au Piémont ?
Voici ce que disait la Revue des deux Mondes :
« Depuis plusieurs années, on le sait, d'irritants débats religieux s'agitent à Turin. Qu'on y réfléchisse, là est le véritable danger pour le Piémont, et, j'oserai le dire, pour le régime constitutionnel établi à Turin. La gravité de ces luttes, en dehors même de l'ordre religieux, au point de vue national, est dans les déchirements qu'elles entraînent, dans le trouble qu'elles jettent au sein de populations simples et droites, dans les atteintes qu'elles portent à l'unité morale du pays. »
Messieurs, est-ce dans l'histoire des autres peuples que nous devons chercher nos exemples ? Peut-on trouver une histoire au monde plus féconde en enseignements, sous ce rapport, que notre propre histoire ? Ne savons-nous pas que successivement tous les gouvernements que nous avons eus depuis trois quarts de siècle, sont venus se briser dans ces luttes avec l'autorité religieuse appuyée sur la conscience froissée des populations ?
Messieurs, cette question, déjà en d'autres temps, renfermait beaucoup de dangers pour la Belgique. Mais aujourd'hui, sachons-le bien, la position de la Belgique est telle, qu'elle est plus exposée que jamais, par la fatalité même de sa politique intérieure, au danger de pareilles luttes. Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai signalé à la Chambre le danger de cette lutte des partis placés sur le terrain des questions religieuses.
Je l’ai dit bien souvent à cette Chambre, on a trouvé quelquefois mes avertissements exagérés ou inopportuns. Eh bien, messieurs, je souhaite que l'avenir ne vienne pas prouver ce qu'il y avait de réel dans de pareils avertissements, ce qu'il y avait dans ces avertissements de profondément utile au pouvoir et à la nation.
Aujourd'hui vous ne craignez pas les abus de la loi ; c'est possible, mais vous ne savez pas vous-mêmes à quels entraînements peut vous porter l'exaltation des passions politiques, les surexcitations de l’esprit de parti. Vous ne savez pas où cela peut vous conduire et c'est pour cela que, de mon côté, j'ai voulu faire un dernier effort en faveur des idées de pacification, dans la rédaction de cette loi.
J'ai, quant à moi, consciencieusement rempli mon devoir de citoyen.
Je désire qu'à son tour, le gouvernement comprenne la nécessité de chercher à concilier, dans cette matière délicate et importante, les grands intérêts du pouvoir qui lui sont confiés, mais en même temps les intérêts d'une autre autorité avec laquelle la sienne est solidaire.
Messieurs, le Code que nous révisons est une des dernières lois organiques que le pays a à rédiger. C'est pour ainsi dire le couronnement de l'œuvre du Congrès ; c'est l'achèvement du magnifique monument qu'il nous a légué. J'aurais voulu, et je l'avais espéré, et j'ai besoin de l'espérer encore, j'aurais voulu que le gouvernement pût trouver, pour le vote d'une loi de cette importance, une de ces majorités historiques que nous avons vues apparaître au vote de chacune de nos grandes lois, une de ces majorités historiques auxquelles on ne fait jamais appel en vain, lorsqu'on se place sur le terrain vrai de la conciliation et de la bonne foi.
Le vote de la loi serait un malheur, un bien grand malheur, dont, au risque de déplaire à M. le ministre de l’intérieurqui ne veut pas donner de proportion à cette question, les conséquences sont incalculables.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous êtes un prophète de malheur éternel.
M. de Decker. - Je ne suis pas un prophète de malheur, mais je ne veux pas être un endormeur.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Proposez quelque chose de praticable.
M. de Decker. - La commission avait proposé elle-même une rédaction qui semblait un premier pas vers la conciliation.
On rejette cette première concession et on revient a la rédaction primitive.
(page 600) Du reste, messieurs, je le répète, en finissant, avec une profonde conviction. Ce serait un grand malheur, un malheur dont les conséquences seraient incalculables que les articles maintenant en discussion, présentés par un ministère de parti, votés par une majorité de parti, dût revêtir, aux yeux du pays et de l'Europe, le caractère fatal d'une législation de parti.
M. Vermeire dépose le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi relatif à l'établissement d'uae ligne de navigation entre la Belgique et le Levant.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et le met à la suite de l'ordre du jour.
M. Lelièvre. - La discussion qui occupe la Chambre depuis plusieurs jours me semble épuisée, et en cet état de choses, je me bornerai à proposer quelques observations pour résumer le débat dont vous êtes saisis.
Le principe qui sert de base aux articles 295 et suivants est reconnu par le plus grand nombre de nos contradicteurs.
L'honorable M. Malou le reconnaît de la manière la plus explicite, puisqu'il propose de considérer comme un délit spécial les attaques contre les autorités, commises méchamment par les ministres des cultes.
L'honorable M. de Muelenaere partage le même avis, puisqu'il se borne à demander qu'on définisse le délit d'une manière plus claire et plus précise. L'honorable M. de Decker vient de s'exprimer dans le même sens. Le rapporteur défend aussi le système énoncé déjà dans son premier travail.
Or, ces opinions émanées d'hommes, qui certes ne sont pas disposés à faire des concessions contraires aux libertés religieuses me paraissent ne devoir laisser aucun doute sur la justesse des motifs qui ont dicté les dispositions en discussion, et remarquez-le bien, messieurs, notre système, sous ce rapport, découle des principes auxquels nos contradicteur eux-mêmes se sont ralliés.
N'ont-ils pas donné leur assentiment à l’article qui punit le ministre du culte qui procède à la bénédiction nuptiale avant la célébration du mariage civil ?
Cependant, c'est là une restriction à la liberté religieuse bien plus importante que celle qui fait l'objet des dispositions que nous discutons.
Le prêtre qui donne la bénédiction nuptiale, fait un acte licite et même méritoire, il administre un sacrement, et on peut d'autant moins lui faire un reproche de cet acte, qu'il n'assiste à l'union qu'en qualité de témoin qualifié et pour recevoir la déclaration des époux, au point que le mariage serait même valide, quoique illicite, si la volonté des conjoints avait été émise devant lui contre son consentement et nonobstant sa résistance.
Ainsi voilà un acte purement religieux prohibé par la loi pénale par cela seul que s'il est fait avant le mariage civil il peut entraîner un désordre social ; à plus forte raison peut-on empêcher le prêtre de censurer en chaire les actes de l'autorité publique, actes qui sont étrangers à la liberté religieuse, par le motif que semblable fait peut troubler l'ordre public.
Le ministre du culte qui s'occupe en chaire de l'autorité publique entame une discussion étrangère à sa mission. C'est donc là un abus que la loi pénale a droit d'atteindre.
En sanctionnant semblable disposition le législateur ne fait que maintenir la séparation qui doit exister entre le pouvoir civil et la mission spirituelle confiée aux ministres des cultes ; il ne porte pas atteinte à la liberté religieuse, mais il maintient celle-ci dans les limites qu'elle ne doit jamais dépasser. Il empêche qu’à l'occasion d'un acte religieux le ministre du culte n'empiète sur un domaine auquel il doit rester étranger, lorsqu'il parle au peuple au nom de la religion ; la restriction apportée en ce cas aux écarts des ministres des cultes frappe uniquement l'abus et non pas la liberté même.
On prétend que nos dispositions ne sont pas compatibles avec nos institutions.
Je réponds que c'est précisément notre régime constitutionnel qui les justifie. En effet aujourd'hui que le pouvoir exécutif est contrôlé par la presse et les chambres législatives, on n'a plus à redouter de lui des arrêtés portant atteinte à la religion.
Il en est de même des lois qui sont votées publiquement et librement par lus représentants du pays.
Or, ce régime présentant toutes les garanties en faveur des libertés religieuses, des considérations de l'ordre le plus élevé doivent faire maintenir plus strictement la défense pour les ministres des cultes de s'immiscer dans un ordre de choses étranger à leurs attributions.
On ne conçoit même plus l'ombre d'un prétexte pour s'ingérer dans l'examen des actes de l'autorité publique au sein des temples. Aujourd'hui les lois sont l'œuvre du pays, le gouvernement est aussi l'organe de l'opinion publique puisqu'il agit sous le contrôle des majorités parlementaires issues de l'élection.
Dès lors des motifs plus puissants encore qu'autrefois militent pour empêcher des attaques qui ne doivent jamais se faire entendre dans des lieux consacrés au service divin.
Et remarquez-le bien, la commission va bien loin, elle ne prohibe la censure et les attaques, que dans les temples à raison des troubles qui peuvent être la conséquence de ces actes.
Mais elle autorise les ministres des cultes à publier, même dans l'exercice de leurs fonctions, tous écrits qui ne renferment aucun délit du droit commun, tous écrits renfermant même la censure des actes de l'autorité.
Eh bien, cette liberté illimitée accordée aux instructions pastorales, liberté dont le clergé ne jouit pas même dans les pays les plus catholiques, n'est-elle pas suffisante pour sauvegarder tous les droits, tous les intérêts ?
Voyez les contrées soumises à un régime despotique et dans lesquelles le catholicisme est la religion de l'Etat ; nulle part les instructions pastorales ne jouissent du privilège de censure sur les actes du gouvernement, les lois et arrêtés.
C'est cependant ce qui aura lieu chez nous, si le système de la commission que je partage est adopté.
Tout se borne de notre part à une demande bien simple. Dans l'église où les fidèles se réunissent tour prier Dieu et entendre des paroles de paix, qu'on ne vienne pas tenir des discours passionnés qui contrastent avec la sainteté du lieu, parce que ces discours, dans certaines localités, peuvent donner lieu à des désordres.
Ainsi dans l'affaire de M. Bernard de Smedt le tribunal de Gand avait méconnu les faits de la cause ; eh bien, c'est le pouvoir judiciaire lui-même qui a réformé cette décision, preuve éclatante que malgré le dévouement bien connu des magistrats de la cour de Bruxelles au gouvernement du roi Guillaume, la justice a toujours été la règle invariable de l'autorité judiciaire belge, qui rend des arrêts et non pas des services. Il me semble que cette magistrature qui, nous osons le dire, est la première magistrature de l'Europe, a bien mérité qu'on eût confiance en elle. Mais, dit-on, le délit n'est pas défini.
Il n'est pas défini ! Mais la preuve que les dispositions sont parfaitement claires, c'est que depuis cinquante ans, il serait impossible de citer un seul cas où elles auraient été interprétées erronément par les tribunaux jugeant en dernier ressort, c'est qu'elles n'ont pas donné lieu au moindre inconvénient, c'est que jamais en France ni en Belgique on n'en a réclamé l'abrogation,
Le prêtre en chaire, dit-on, ne pourra faire ce qui est permis à tout citoyen. Mais il doit en être ainsi, parce que les ministres des cultes dans l'exercice de leurs fonctions ne remplissent pas une mission commune aux autres individus, ils ne sont pas là pour exercer les droits des citoyens en général ; ils montent en chaire pour s'occuper de religion, pour remplir une mission spirituelle, sans plus.
Ce qu'ils font au-delà est un acte abusif que la loi peut réprimer, parce qu'il est de nature à troubler l'ordre public. L'honorable M. Malou propose de ne réprimer que les attaques méchantes, mais ce système est contraire à tous les principes du droit criminel. C'est l'abus commis sciemment et volontairement que la loi atteint. En pareille matière il suffit de la volonté de commettre un acte abusif que la loi réprime, parce que l'acte est par lui-même illicite dans les circonstances où il est commis.
L'addition des mots « acte étranger à la religion et à la morale » ne peut être admise parce qu'elle rendrait la disposition illusoire.
Tous les actes de la vie humaine ont certains rapports avec la religion et la morale. La réduction proposée tend à autoriser les ministres des cuites à s'immiscer dans tous les actes de l'autorité publique sous prétexte de religion et de morale.
Le système de M. Malou aurait d'ailleurs pour conséquence de rendre les tribunaux juges des doctrines religieuses ei d'abandonner à leur appréciation des discussions qu'il n'appartient pas à l'autorité civile d'entamer en quoi que ce soit. Adopter la rédaction proposée, c'est contraindre les tribunaux à examiner les doctrines religieuses de tel ou tel culte.
Quant au mot « critique » énoncé dans les dispositions en discussion, je pense qu'il ne doit pas être isolé du mot « censure » qui en détermine clairement la portée. Ce n'est pas une simple observation faite à l'occasion d'un acte quelconque de l'autorité publique que la loi entend frapper. Ce ne sont pas même quelques réflexions émettant certains regrets sur l'existence de tel ou tel acte.
Jamais les agents du ministère public n'exerceront des poursuites de ce chef, jamais la toi ne sera exécutée en ce sens ; mais ce que la loi atteint, c'est la censure réelle des actes de l'autorité, c'est l'acte par lequel les ministres des cultes sortant de leur mission s’immiscent sciemment dans un ordre de choses qu’il ne leur appartient pas de contrôler et qu'ils se permettent du reste d’incriminer, comme je l'ai remarqué, les lois et les règlements ne disposant jamais qu'au point de vue des intérêts civils, il est toujours permis aux ministres des cultes de s'occuper des devoirs religieux des fidèles.
Il ne leur sera jamais interdit de proclamer qu'en ce qui concerne le domaine de la conscience, le mariage est indissoluble et que le divorce prononcé par la loi civile en ce qui concerne les intérêts civils, ne porte (page 601) pas atteinte à l'obligation du for intérieur de ne pas contracter une seconde union, tant que celle qui a eu lieu devant l’église continue à subsister.
Au reste, à mon avis, le mot « censurer » est clair et précis ; il ne permet pas d'élever un doute sérieux sur sa portée. Et quant à l'application de la loi, il faut bien se référer à la sagesse des magistrats qui, en Belgique, s'acquittent de leurs fonctions avec une impartialité que personne ne méconnaîtra.
Les lois ne peuvent être rédigées qu'en termes généraux, et, dans mon opinion, il est impossible de mieux préciser la nature du délit dont il s'agit que par les expressions énoncées aux articles 295 et suivants.
Du reste, il est peu de dispositions du nouveau Code que l'on ne puisse combattre en épiloguant sur chaque mot comme on l'a fait dans le débat actuel.
Quant aux instructions pastorales, évidemment lorsqu'elles sont lues en chaire, elles doivent être assimilées aux discours eux-mêmes, parce qu'il importe peu qu'en lise un discours écrit ou qu'on le prononce oralement ; le fait est le même, il produit les mêmes effets que la loi veut prévenir. On ne peut donc logiquement établir à cet égard une différence contraire à la nature même des choses.
Nos honorables collègues, MM. Lebeau et Jouret, veulent aller plus loin.
Ils pensent que les instructions pastorales, non lues dans les temples, et renfermant des censures ou des attaques contre le gouvernement ou l'autorité publique doivent être frappées de pénalités.
Je ne puis partager cette opinion parce qu'à mon avis une instruction pastorale qui n'est publiée que par les voies ordinaires doit être assimilée à un écrit ordinaire et par conséquent doit être régie par les principes du droit commun.
Ce qui me porte principalement à adopter ce système, c'est que bien certainement, aux termes de l'article 16 de la Constitution, des bulles pontificales qui contiendraient des censures ou des attaques dirigées contre le gouvernement et les lois pourraient êtr publiées du moment qu'elles ne blessent pas les lois générales en matière de presse.
Or, la conséquence nécessaire et logique de cet état de choses, c'est qu'il n'est pas possible de punir les simples instructions pastorales qui se trouveraient dans les mêmes conditions. Sans cela on frapperait de pénalités un fait moins grave, moins dangereux pour l'ordre public, alors qu'un acte ayant plus de gravité ne serait pas réprimé.
Certes un bref pontifical a une autorité bien plus grande, il peut produire des résultats plus importants qu'un mandement épiscopal.
Or, si la publication de semblable document n'est soumise qu'aux règles du droit commun, il est impossible de prendre d'autres dispositions en ce qui concerne les instructions épiscopales.
Si l'évêque peut licitement publier une discussion pontificale sans devoir se conformer à d'autres instructions que celles qui sont basées sur les règles ordinaires, comment ce qu'il publie de son propre mouvement serait-il soumis à un régime plus restrictif ?
Il y aurait dans cet ordre de choses une anomalie inexplicable.
Remarquez d'ailleurs que sous une législation qui consacre une libre discussion et la liberté presque illimitée de la presse, la publication des mandements ne présente plus de dangers. A l'instant ces documents peuvent être réfutés par tous les organes de la presse, de sorte que les instructions pastorales qui ne reçoivent qu'une publicité ordinaire peuvent sans inconvénient être mises sur la même ligne que les autres écrits.
La légitimité des peines est toujours mesurée à leur nécessité. Or, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de punir spécialement des instructions pastorales qui peuvent être réfutées par les mêmes voies que celles qui ont été employées pour les publier.
Il est aussi à observer que l'évêque qui publie un mandement ne jouit pas d'une protection spéciale, comme le ministre du culte dans l'église. L'acte épiscopal n'est pas protégé particulièrement par la loi. Il est donc rationnel de n'en considérer la publication que comme étant soumise au droit commun. Les motifs qui justifient les peines édictées contre les discours prononcés au sein des églises cessent d'exister lorsqu'il s'agit d'un mandement qui n'est publié que par les voies ordinaires et ne jouit pas d'une protection particulière assurée par la loi aux ministres des cultes, lorsqu'ils prononcent des discours dans l'exercice de leurs fonctions.
On ne doit prononcer des peines que quand elles sont indispensables pour assurer l'ordre public. Or, cette nécessité ne me paraît pas démontrée à l'égard des mandements épiscopaux publics comme le sont les écrits ordinaires.
Du reste, messieurs, l'opinion publique suffit pour faire justice des écarts que contiendraient semblables écrits. On sait quelles en sont les conséquences funestes au point de vue des principes religieux
L'épiscopat veut-il être respecté et honoré, veut-il maintenir à la religion son prestige et sa grandeur, qu'il n'oublie jamais ce précepte que l'apôtre donne à son disciple Timothée en termes mémorables :
« Que ceux qui sont enrôlés dans la milice divine ne se mêlent pas des affaires temporelles afin de plaire à celui auquel ils se sont dévoués. >
Qu'on suive ce principe et l'on fera de nouveau la conquête du monde ; hors de cette voie il n'y a plus que troubles et perturbation, décadence pour la religion, désordres dans les Etats.
M. de Theux. - La Constitution porte : que l'Etal n'a pas le droit d'intervenir dans les affaires des cultes. Eh bien, nos discussions sont une intervention permanente dans les affaires des cultes. Vous venez encore de l'entendre, les catholiques ne doivent point recevoir l'enseignement de leurs évêques et du souverain pontife. C'est nous, au contraire, qui devons leur donner des règles de conduite.
Voyez, messieurs, avec quelle habilité de logique on veut à toute force imposer à la Chambre un acte inconstitutionnel ; le Congrès, dit-on, a admis une exception à la liberté des cultes en exigeant que le mariage civil précédât le mariage religieux, la Chambre vient de voter l'article du Code pénal qui commine une peine contre l'infraction à cette disposition de la Constitution. Or, ajoute-t-on, si la Constitution permet une exception à la liberté des cultes (et notez que c'est la seule qu'elle permette), vous pouvez en faire d'autres, vous pouvez soumettre aux décisions des magistrats toutes les affaires du culte dès qu'il y a quelque rapport avec un intérêt politique ou administratif.
L'honorable M. Malou attribue aux tribunaux la connaissance de ce qui sépare les matières du culte des matières politiques ! Il est impossible que les choses se passent autrement, puisque le juge étant appelé à statuer sur les faits, c'est à lui à apprécier si les faits ont un caractère civil ou on caractère religieux, c'est de toute évidence. Mais l'amendement de M. Malou trace à la magistrature une règle qui est conforme à la règle que la Constitution elle-même a tracée.
L'honorable M. Lelièvre redoute pour le clergé l'amendement de M. Malou, et, lui, il attribue à la magistrature le droit de condamner les doctrines religieuses. Oh ! puissance de la logique !
On a dit, dans une des dernières séances : « M. de Theux est isolé de ses amis politiques, de MM. d'Anethan, de Muelenaere, Malou, Moncheur ; tous ces messieurs admettent l'article 295 comme constitutionnel ; M. de Theux seul le déclare inconstitutionnel. »
Je vous prie, messieurs, de ne tenir compte que de la vérité et de n'avoir aucun égard à un argument imaginaire produit à l'appui d'une mauvaise cause. Voici donc la vérité :
L'honorable M. d'Anethan, dans les lettres qu'il a écrites et fait insérer dans le Journal de Bruxelles, a déclaré formellement que l'article 295 du projet de loi, en tant qu'il atteignait la publication des lettres pastorales lues en chaire, était inconstitutionnel.
L'honorable M. d'Anethan a soutenu encore que l'article répressif des discours prononcés en chaire était inconstitutionnel, s'il était d'un vague tel qu'il permît à la magistrature d'entraver par des condamnations la libre prédication du dogme et de la morale. Voilà ce qu'a dit l'honorable M. d Anethan ; voilà ce qu'ont dit également les honorables MM. de Muelenaere, Malou, Moncheur et tous les autres membres qui, sur nos bancs, ont attaqué le projet de loi ; eh bien, voilà aussi ce que j'ai dit.
Messieurs, n'est-il pas déplorable de voir une discussion si longue, si obstinée, et pourquoi ? Pour faire prévaloir une disposition sans utilité pratique. Je parle en ce moment de la publication des lettres pastorales lues en chaire. Voyons l'opinion du gouvernement lui-même. Dans une des dernières séances, M. le ministre de l’intérieur vous disait :
« Il faut voir les choses pratiquement. Il s'agit de défendre non les ministres, ni même le gouvernement du Roi, ni les autorités de la province ; il s'agit surtout de maintenir la dignité et la considération des autorités dans la commune, de mettre les administrations communales à l'abri des attaques de prêtres imprudents. C'est surtout en vue de la tranquillité communale que ces dispositions étaient utiles et que nous les maintenons, s
Or, y a-t-il dans ce discours de M. le ministre de l'intérieur un seul mot qui puisse s'appliquer en fait à la lecture d'une lettre pastorale en chaire ? Nous avons vu des mandements attaquer en grand des mesures que les évêques regardaient comme contraires aux intérêts de la religion, comme blessant les règles de la morale de l'évangile ; mais jamais on n'a vu un mandement s'occuper d'une petite affaire locale. Vous voyez donc que, d'après la déclaration même de M. le ministre de l'intérieur, il est complétement inutile de s'occuper des lettres pastorales.
Les lettres pastorales sont réglées par le décret du 20 juillet 1831 sur la presse. En vertu de ce décret, qui, est l'exécution de l'article 16 de la Constitution, les délits, commis par les ministres du culte, à l'occasion de la publication des actes des autorités ecclésiastiques supérieures, sont complétement assimilés à la responsabilité ordinaire, en matière de presse.
Je ne veux pas refaire le discours que j'ai prononcé dans une des dernières séances ; mais l'inconstitutionnalité de l'article 295, en ce qui concerne la lecture, en chaire, des mandements des chefs ecclésiastiques supérieurs, est d'une évidence telle, que je craindrais d'avoir perdu le sens commun, si j'essayais de démontrer le contraire.
Quant à l'article 14, mes honorables amis et moi, nous sommes parfaitement d'accord ; l'amendement qui a été présenté par l’honorable M. Malou n'est pas non plus en désaccord avec mon discours. En effet, voici la conclusion de ce discours, en ce qui concerne l'article 14 :
(page 602) « Je termine par cette considération : Si un article aussi clair que l'article 16 de la Constitution peut être dénaturé par une loi, si l'article 14 ne fait pas obstacle à une disposition pénale toute spéciale, ayant pour but évident de restreindre la liberté des cultes, eh bien, alors, tenez pour certain qu'un jour ou l'autre, le pouvoir qui a d'autres ennemis à craindre que les hommes religieux à quelque culte qu'ils appartiennent, saura aussi par des interprétations subtiles s'attaquer aux puissants du jour, la presse et l'association. »
Or, n'avons-nous pas entendu retentir dans cette enceinte des plaintes si amères contre la presse, qu'elles doivent nous faire pressentir pour la presse une législation prochaine, également exceptionnelle, semblable à celle qu'on veut faire contre la liberté de la chaire ?
Messieurs, je disais que l'amendement de l’honorable M. Malon, dans mon opinion, n'a rien de contraire à la Constitution, parce qu'il pose d'abord en principe le maintien intégral de la liberté des cultes et qu'il ne porte que sur des faits qui sont entièrement en dehors de l'exercice de cette liberté. Dans ces limites, et d'après les explications données par l'honorable M. Malou, son amendement ne peut pas être considéré comme inconstitutionnel.
Pour moi. j'aurais désiré que M. le ministre de la justice, tenant compte des critiques si nombreuses et si fondées que son projet rencontrait, eût fait ce que font les gouvernements intelligents, eût accueilli nos griefs, en modifiant sa rédaction de manière à la rendre acceptable ; il n'en a rien fait ; je le regrette infiniment. Vous ne pourrez pas effacer de l'esprit du clergé, ni de l'esprit des populations que c'est une atteinte portée au culte catholique.
Messieurs, n'oublions pas un point capital dans ce moment solennel. Vous allez bientôt émettre votre vote ; n'oublions pas que la Constitution de 1830 est un pacte entre toutes les opinions et tous les intérêts ; que ce pacte soit violé au profit d'un intérêt, d'une opinion, et rien n'en garantit plus l'intégrité dans l'avenir.
C'est ainsi que toutes les Constitutions modernes périssent ; aucune n'a eu une durée aussi longue que la nôtre ; craignons de faire une première brèche à cette citadelle des libertés constitutionnelles, qu'on devait considérer comme imprenable. Oui, si le projet du gouvernement passe, l'impression de la nation sera celle-ci : que la Constitution a été violée par l'adoption de cette disposition ; et alors une autre violation suivra celle-là ; la presse peut-être sera ia première atteinte ; ensuite les institutions du pays tombent dans le mépris de l’opinion publique. Arrivent des circonstances solennelles ; e les ne trouvent plus de défenseurs, elles sont emportées par le vent. C'est ce que nous avons vu partout ; les souvenirs sont encore présents à vos pensées, ne les perdez pas de vue au moment du vote.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, je n'avais nul dessein de prendre la parole dans cette discussion, mais après le discours que vous venez d'entendre, après certaines paroles de l'honorable M. de Decker, il est impossible que je ne proteste pas, au nom du gouvernement et au nom de l'opinion à laquelle j'ai f honneur d'appartenir, contre les attaques odieuses que l’on vient de faire entendre : la Constitution est menacée ! la Constitution va être violée ! La Constitution va être violée ? Vous avez été bien lents à vous en apercevoir !
Le projet que nous discutons a été déposé depuis longtemps ; il a été confié à l'examen d'une commission spéciale ; l'un de vos amis est le rapporteur de cette commission ; de votre aveu, de votre assentiment il a défendu le principe du projet de loi, vous n'oseriez pas le nier.
M. Moncheur, rapporteur. - La disposition n'était pas la même !
M. Devaux. - Vous avez été plus loin encore dans la première rédaction !
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je parle du principe du projet, et je dis que vous l'avez défendu, de l'assentiment de vos amis ; et c'est quand vous avez solennellement déclaré par-là que la disposition n'était pas inconstitutionnelle que vous osez pendant huit jours répéter à la face du pays que cette disposition viole la Constitution !
Comment voulez-vous que l'on puisse croire à votre sincérité ? Comment la même disposition a-t-elle pu se trouver tour à tour conforme et contraire à la Constitution ? Qui nous expliquera le mystère des revirements soudains de votre opinion ? Voulez-vous que je vous dise ce qu'on découvrira dans votre attitude nouvelle, dans votre changement de langage ? On n'y verra qu'une simple manœuvre de parti. Vous avez cru que quelque dissidence sérieuse allait se manifester au milieu de nous ; vous avez cru que le moment était propice, que la question que l'on agitait vous offrait le moyen de trouver des alliés dans nos rangs. Cette manœuvre tournera à votre confusion, nous la rendrons ridicule ; d'un mot, ce ridicule éclatera de toutes parts, et voire tactique deviendra l'objet de la risée publique.
Est-ce que la disposition que nous discutons n'existe pas depuis un demi-siècle ? N'a-t-elle pas été appliquée souvent depuis 1830 ? Est-ce que cette disposition ne va pas rester en vigueur jusqu'à la révision complète de ce Code pénal que nous discutons ? Ne savez-vous pas que cette révision est commencée depuis sept ou huit ans ei durera probablement encore pendant plusieurs années ? Et nous vivrons pendant ce temps, comme nous avons vécu jusqu'à ce jour, sous l'empire de cette disposition inconstitutionnelle, épouvantable qui doit servir à déchirer le pacte solennel voté en 1830 et au moyen de laquelle, après un silence de vingt-huit ans qui serait de la complicité, vous voulez exciter aujourd'hui les passions du clergé contre nos institutions !
Le langage que vous avez fait entendre à ce sujet est-il bien digne d'hommes d'Etat ? Est-ce en appelant, en quelque sorte, le clergé à la révolte... ? (Interruption.)
M. de Naeyer et M. B. Dumortier. - Nous défendons la liberté !
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Est-ce en appelant le prêtre, je le répète, à la révolte (interruption), est-ce en essayant d'intimider que vous espérez d'obtenir quelque succès ? (Nouvelle interruption.)
M. de Liedekerke. - Nous résistons au despotisme !
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il aurait fallu, au moins une fois depuis vingt-huit ans, proposer de rapporter l'article 201 du Code pénal ! Il aurait fallu, puisque le despotisme est là, il aurait fallu, à l'époque où des condamnations ont été prononcées, et chaque jour de nouveaux jugements nous arrivent, révélant le nombre de ces condamnations, il aurait fallu, quand ces sentences ont frappé les ministres des cultes, oublieux de leurs devoirs ; quand elles ont été portées à la connaissance des évêques ; quand le gouvernement que vous dirigiez en a été averti, il aurait fallu proclamer qu'il y avait lieu de rétracter l'article 201 du Code pénal comme étant inconstitutionnel !
Il aurait fallu tout au moins déférer les jugements à la cour de cassation comme ayant violé la Constitution ; il aurait fallu faire entendre une protestation dans le sein du parlement. Alors on aurait pu prendre au sérieux votre langage d'aujourd'hui. Mais en présence des faits, vous avez gardé le silence ; mis en face du principe vous l'avez approuvé ; c'est trop pour que vous soyez maintenant écoutés.
N'espérez pas d'agiter l'opinion en criant après cela à la violation de la Constitution. Vous n'y réussirez pas, et je vais vous dire pourquoi vous ne réussirez pas. Quel est en définitive votre système ?
Il peut se traduire en des termes fort simples : Vous dites aux bons habitants des communes, aux bourgmestres, aux échevins, aux conseils communaux, vous leur dites : Payez l'impôt ; c'est votre lot ; payez des impôts pour bâtir le temple et le presbytère, soyez grevés de charges pour l'entretien de cette église, de ce presbytère, soyez grevés de charges pour entretenir les ministres des cultes ; mais ce ministre des cultes, montant en chaire dans ce temple que vous avez élevé, traduira à sa barre, quand il lui plaira, bourgmestre, échevins, conseillers communaux. Si ces magistrats sont en dissentiment avec le ministre du culte sur la nécessité de réparer le temple ou le presbytère, ils subiront la censure du ministre du culte en chaire, ils seront dénoncés à l'opinion publique, ils seront signalés comme des ennemis de la religion, et ils seront obligés d’écouter, chapeau bas, dans l'attitude du respect et de la soumission, le blâme, la critique que le ministre du culte jugera à propos de leur infliger. S'ils se permettent une observation, un mot, ils seront condamnés à l'amende ou à la prison. Voilà le système ! Et l'honorable M. De Fré a été malheureux à ce point de tendre la main à ses adversaires politiques, pour défendre avec eux une pareille iniquité sous l'étiquette de la liberté, de l'égalité et sans doute aussi de la fraternité !
La liberté ! vous la confisquez tout entière au profit du ministre du culte. Si on viole la Constitution en interdisant au ministre du culte de faire de la politique dans le temple, si on l'empêche de manifester ses opinions en toute matière, comme le veut l'article 14 de la Constitution, vous avez violé ce même article 14, en interdisant à tous les citoyens, sous peine d'amende et de prison, d'exprimer aussi leurs opinions dans le temple. Et si c'est de la sorte que vous interprétez le pacte fondamental, il y a un autre système à proposer ; je suis assez enclin à l'approuver. La réunion pour le culte sera considérée comme une réunion ordinaire des citoyens ; chacun sera libre dans cette réunion, on interrompra le ministre du culte comme on interrompt un membre d'une association quelconque qui discute ; le ministre du culte pourra parler de politique dans cette assemblée, on pourra lui répondre ; nous n'aurons pas à nous en occuper, nous ne donnerons pas une protection spéciale au ministre du culte dans ses fonctions, pas de peine spéciale pour celui qui l'aura troublé. Toutes nos assemblées littéraires ou politiques, tous nos meetings vivent sous ce régime. Voulez-vous de ce système de liberté, d'égalité ? Il est certes constitutionnel ; et vous le répudiez, grands défenseurs de la Constitution ! C'est que pour vous, la liberté consiste à imposer silence à tout le monde et à laisser au ministre du culte seul le droit de tout dire.
Eh bien je dis que ce système, vous ne parviendrez pas à le faire sanctionner par l'opinion publique. On aura beau crier sur tous les ions : Liberté ! liberté ! personne ne sera assez sot pour se laisser prendre à ce piège grossier.
Ne comprenez-vous pas que l'homme le plus vulgaire se pose cette simple question : Serait-il juste que les citoyens fussent placés dans la position que vous voulez leur faire ? Serait-il juste qu'il leur fût interdit de se défendre quand ils sont attaqués ? Serait-il juste que la discussion des actes des autorités publiques put avoir lieu dans les temples par les ministres du culte, en assemblée publique, sans que les représentants de l'autorité publique eussent le droit de répondre, sans qu'aucun d'eux pût interrompre le ministre du culte, si ce n'est en s'exposant à l'amende et à la prison ?
(page 603) Je veux assurément que les ministres du culte jouissent de la plus entière, de la plus complète liberté ; je veux assurément qu'il ne soit apporté aucune atteinte, soit directe, soit indirecte, à la liberté dont il doit jouir ; mais est-ce bien de cela qu'il s'agit ici ?
La question méritait-elle d'être élevée à la hauteur où on l'a portée dans cette Chambre ? Non, messieurs, la question ne comportait pas de telles proportions. N'exagérons rien. Que faisons-nous, en vérité ? Nous faisons le règlement d'ordre intérieur de l'église ; pas autre chose. Le temple est un lieu affecté à l'exercice public du culte. Et, de même que nous disons aux particuliers : Vous n'interromprez pas le ministre du culte dans l'église ; nous disons à celui-ci : Vous ne vous occuperez pas dans l'église, en assemblée publique, de choses étrangères au culte. (Interruption.) Permettez ; je vais montrer que la question est raisonnablement décidée.
Quelles sont, nous demande-t-on, les choses étrangères au culte ? L'honorable M. Malou paraît vouloir par son amendement que le prêtre puisse s'occuper de toutes les choses qui intéressent la religion et la morale religieuse.
Je le veux assurément ; mais l'honorable M. Malou formule étrangement son idée. Il proscrit les attaques méchantes contre les actes de l'autorité qui seraient étrangers à la religion ou à la morale religieuse. Ne comprend-il pas que de pareils termes laissent place à un immense arbitraire et que la disposition présenterait des difficultés insolubles pour le juge qui serait appelé à apprécier si le ministre du culte n'est pas sorti du domaine de la religion et de la morale religieuse ! Que faisons-nous, au contraire ? Par une disposition plus restreinte, sous ce rapport, que celle de l'honorable M. Malou ; car celle-ci livre aux tribunaux l'éternelle question qui a soulevé tant de débats au moyen âge entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ; par une disposition qui a le mérite de se trouver dans nos lois depuis un demi-siècle, nous déclarons, d'une manière claire, nette, précise, que l'ordre est troublé par le ministre du culte quand il critique ou censure, dans l'exercice de ses fonctions, les actes de l'autorité publique.
M. Coomans. - Et s'il fait l'éloge de ces actes ?
M. Lelièvre. - On pourrait dire que c'est la même chose.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Qu'on le dise si on veut ; nous n'avons d'autre but que de proclamer ce principe que l'ordre est troublé par le ministre du culte quand il discute en chaire les actes de l'autorité publique. Voilà toute la portée de l'article en discussion ; il n'en a pas d'autre. Et quand vous vous efforcez d'élever ce débat à la hauteur d'une discussion religieuse, vous vous exposez à tomber dans l'absurde. Je vais le prouver une fois de plus.
Je suppose qu'un ministre du culte s'avise de vouloir faire un sermon politique ou autre, au sein d'une assemblée, telle qu'un conseil communal, par exemple, qu'arrivera-t-il ? C'est qu'il sera immédiatement rappelé à l'ordre et au besoin puni, parce qu'il aura troublé l'ordre ; et que diriez-vous de ce même ministre du culte, si, invoquant les articles 14 et 16 de lu Constitution, il protestait contre ce rappel à l'ordre, au nom de la liberté des cultes, au nom de la liberté de manifester tes opinions, qu'il prétendrait avoir été violées en sa personne ? Eh bien, ce que vous déciderez dans ce cas, il faut le décrier aussi dans celui qui nous occupe, c'est-à-dire, si dans l'exercice de ses fonctions, un ministre du culte s'occupe de la discussion des actes de l'autorité publique.
Le règlement d'ordre intérieur dans le temple le punira parce que dans ce lieu il n'a pas à s'occuper de ces matières. La même règle est applicable à tous les lieux publics qui, à raison de leur importance, de la nature spéciale des affaires dont on y traite, sont soumis à des règlements d'ordre intérieur qu'on est tenu d'observer. Ainsi, pour me servir de l'exemple que citait récemment l'honorable M. Dumortier, que diriez-vous d'un particulier qui, au théâtre, se lèverait pour faire un discours sur une matière quelconque ? Je me trompe fort ou vous approuveriez hautement la police qui le mettrait à la porte en l'invitant à aller se prévaloir ailleurs du droit constitutionnel de manifester ses opinions.
Ici même s'il prenait fantaisie à l'honorable abbé de Haerne (simple hypothèse dont je lui demande pardon d'avance) de nous donner lecture d'une bulle qu'il serait chargé, par ses supérieurs, de publier partout en sa qualité de ministre du culte, on le rappellerait certainement à l'ordre ; et s'il invoquait l'article 16 de la Constitution pour prétendre qu'il a le droit de publier partout ses actes, sous la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication, n'est-il pas évident qu'un rire homérique accueillerait sa protestation et qu'on lui répondrait d'une voix unanime : Non est hic locus.
M. de Haerne. - Et moi, je dis de votre argument non est hic locus, surtout pour la forme.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je serais bien au regret d'avoir offensé l'honorable M. de Haerne, j'ai fait une simple supposition dont je lui ai d'ailleurs demandé pardon d'avance.
M. de Haerne. - Je vous l'accorde sans peine.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'espère avoir fait comprendre que le projet en discussion n'est pas le moins du monde inspiré par les idées d'autrefois sur les rapports de l'Etat et de l'Eglise. Les termes de l'article 201 du Code de 1810 sont reproduits à peu de chose près, il est vrai, dans l'article 295. C'est à défaut d'une formule plus satisfaisante que celle-là a été maintenue, et elle se justifie par l'impossibilité où l’on se trouve d'en présenter une autre qui soit meilleure, tout en reconnaissant qu'il y a des abus à prévoir et à punir. Mais l'idée qui a présidé à la rédaction lie notre article ne peut qu'être approuvée.
Ce n'est pas même, à proprement parler, la critique ou la censure que l'on condamne ; c'est la critique où la censure en un lieu déterminé qui est exclusivement consacré à l'exercice du culte. On ne défend ces actes que comme des faits qui caractérisent un trouble, un désordre.
Je ne puis mieux définir l'objet dont nous nous occupons qu'en répétant ce que je disais tout à l'heure : nous faisons le règlement d'ordre intérieur de l'église. La disposition relative au ministre des cultes, est le corollaire de celle qui défend aux particuliers de troubler l'ordre dans les lieux consacrés à l'exercice du culte.
Et comme on ne pourrait pas, sans inconvénients, se servir de termes vagues et généraux sans exposer le ministre du culte à être poursuivi, même pour des actes innocents, on a précisé un certain nombre d'actes qui, par leur caractère, par leur gravité, par la généralité des cas dans lesquels ils se présentent, sont ceux qui ont paru le mieux caractériser l'abus que le ministre du culte pourrait commettre à l'occasion de l'exercice du culte. Cette disposition ne prévoit sans doute pas toutes les hypothèses ; elle ne dit pas, par exemple, que le ministre du culte ne pourra pas s'occuper de politique en chaire sans tomber sous l'application de la pénalité ; cela est évident ; mais il a paru suffisant de prévoir les faits les plus ordinaires. Et pour dire encore toute notre pensée, ce sont les autorités locales, les administrateurs des communes, des hospices ou des bureaux de bienfaisance qu'il s'agit surtout de protéger contre des agressions qui se produiraient dans les temples, agressions inconsidérées qui seraient sans cela assurées de l'impunité.
Remarquez, messieurs, que tous les jugements (et ils sont plus nombreux que vous ne le croyez) prononcés en cette matière, depuis 1830, ont pour objet des critiques dirigées contre l'autorité locale. L'expérience indique donc la nécessité d'une répression.
C’est contre ces attaques qu'il faut prémunir le clergé lui-même. Il faut garantir les citoyens investis de fonctions gratuites qu'ils exercent avec zèle et dévouement, contre des critiques ou de censures auxquelles il leur serait impossible de répondre. Sinon, il faut leur reconnaître le droit de se défendre. Ainsi le veut l'égalité ; ainsi le veut la liberté.
- La séance est levée à quatre heures trois quarts.