(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1858-1859)
(page 491) (Présidence de M. Orts.)
M. de Boe, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la séance du 5 février.
- La rédaction en est approuvée.
Il présente l'analyse des pétitions suivantes.
« Des débitants et consommateurs de sel raffiné à Braine-le-Comte prient la Chambre de n'apporter aucune modification à la loi du 5 janvier 1844. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« Le sieur Lepère prie la Chambre de décider si les gardes forestiers peuvent rester dans la résidence où leurs femmes et eux sont nés et demande que les timbres-poste soient coupés convenablement par les employés de l'administration. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« La dame Trione demande qu'il soit fait, à son profit, une retenue annuelle de 400 fr. sur le traitement de son mari, employé au chemin de fer de l'Etat. »
- Même renvoi.
« Un habitant de Solwester demande qu'il y ait une boîte aux lettres dans cette localité. »
- Même renvoi.
« Le sieur Capouillet demande que son frère qui, en 1855, quitta son drapeau pour aller s'engager dans l'armée française, soit autorisé à rentrer en Belgique. »
- Même renvoi.
« Le sieur Descheyon, négociant en charbon à Gand, prie la Chambre de ne pas accéder à la demande de sociétés charbonnières du Couchant de Mons, ayant pour objet la création de courtiers officiels qui, seuls, auraient le droit d'affréter les bateaux transportant la houille. »
« Même demande du sieur de Robbée, négociant en charbon, à Paris. »
- Même renvoi.
« Les conseillers communaux et des habitants d'Aineffe demandent que l'arrêté de la députation permanente de la province de Liège, du 8 septembre 1858, fixant la hauteur des haies longeant les chemins pavés ou empierrés, à 1 mètre 40 cent., soit rapporté. »
- Même renvoi.
« Le sieur Désiré Delplanque, charbonnier à Frameries, demande que son fils Jean-Baptiste qui, l'année dernière, par suite d'erreur, a pris part,au tirage au sort pour la milice, en soit dispensé cette année. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Vande Lanoitte, briquetier à Wytschaete, demande qu'à la fin d'un bail ou lorsque le locataire n'exécute pas les conditions du bail, le propriétaire puisse le faire déguerpir sans frais ; que le payement du montant des dégradations puisse être poursuivi aussi sans frais et que l'emprisonnement soit prononcé contre le maître ou l'ouvrier qui ne remplirait pas les conditions d'un contrat. »
- Même renvoi.
« Des officiers en retraite prient la Chambre de leur accorder une augmentation de pension.»
- Même renvoi.
« Le sieur Corneille Loos, marchand de grains et cultivateur à Esschen, né à Nispen (Brabant septentrional), demande la naturalisation. »
- Renvoi au ministre de la justice.
M. le ministre de la justice transmet à la Chambre, avec les pièces de l'instruction, la demande de naturalisation ordinaire du sieur Diche. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« M. d'Hoffschmidt, obligé de s'absenter, demande un congé de quatre jours. »
- Ce congé est accordé.
M. le président. - Nous sommes arrivés au chapitre IX. Avant de donner la parole aux orateurs inscrits, je dois faire une observation.
Des orateurs se sont fait inscrire sur l'ensemble du chapitre IX, et d'autres sur les articles.
La discussion générale sur le titre II a été close. Mais il appartient à la Chambre d'avoir une discussion générale sur chacun des chapitres spéciaux. Je demande à la Chambre si elle veut avoir une discussion générale sur le chapitre IX.
- Plusieurs membres : Oui ! oui !
M. le président. - La discussion générale s'ouvre donc sur l'ensemble du chapitre IX ainsi intitulé : Des infractions commises par les ministres des cultes dans l'exercice de leurs fonctions.
M. Rodenbach. - Pour ne point renier l'opinion que j'ai émise au congrès national en 1831, je persiste à croire qu'il ne peut point y avoir des pénalités spéciales exceptionnelles contre le prêtre et que les ecclésiastiques doivent rester dans le droit commun.
Il est certain que, dans les articles proposés, la liberté des cultes proclamée par le Congrès est méconnue et que l'on ne respecte point le principe fondamental de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
Si le prêtre calomnie en chaire, il est punissable d'après les lois ordinaires qui atteignent ce genre de délit, il doit encourir la responsabilité des autres citoyens.
Quant aux lettres pastorales, elles rentrent dans le droit commun, elles n'entraînent que la responsabilité ordinaire. Chacun doit répondre de ses œuvres, soit par ses paroles, soit par ses écrits.
Le culte est placé sur la même ligne que la presse.
Le Code pénal révisé est aussi illibéral quand il s'attaque aux ministres des cultes que lorsqu'il s'en prend aux publicistes.
Je me rappelle, messieurs, que de 1825 à 1830, des agents de police assistaient comme espions aux sermons et dénonçaient à Van Maanen des prédicateurs, comme ayant blâmé les actes du gouvernement ; ces vexations avaient profondément irrité le pays.
Je sais bien que nous ne sommes plus sous le régime des ministres hollandais de 1829 et 1830 ; mais nos lois doivent être des lois libérales, des lois belges.
Le prêtre comme l'évêque est citoyen, il a le droit de faire usage de la liberté que le pacte fondamental garantit.
Nous voulons la Constitution, toute la Constitution et rien que la Constitution. Le prêtre doit être puni de même que le laïque, point de peines spéciales.
J'ai toujours défendu dans cette enceinte la liberté de la presse et j'aurai aussi le courage de défendre la liberté de la chaire.
« Egalité, » voilà ce que je veux pour le prêtre comme pour les autres citoyens.
Pourquoi ce redoublement de sévérité contre la presse et contre le prêtre ? La presse et la parole libres sont l'essence et la vie du régime représentatif ; c'est le thermomètre des libertés publiques.
Je regrette beaucoup, messieurs, dans notre libre Belgique, ces classifications de libéral, de clérical, de jeunes et de vieux libéraux, tout cela agite et divise le pays ainsi que les familles.
Serrons-nous la main pour la défense de notre nationalité et rappelons-nous notre devise : l'Union fait la force !
Depuis 29 ans que j'ai l'honneur de siéger dans cette enceinte, j'ai vu quatorze ministères différents. Lorsqu'un parti est en majorité, il ne doit point gouverner avec passion, car les excès et les violences sont le plus grand attentat contre la liberté.
Vous savez, messieurs, que les flots et les destins sont changeants. Qui vous répond que votre loi sera toujours loyalement exécutée ?
Quant à moi, je veux la liberté la plus large possible pour tout le monde, aussi bien pour le prêtre que pour les autres citoyens.
Nous sommes tous des Belges, pourquoi ces divisions, ces classifications ? Les membres du mémorable Congrès national ne connaissaient pas toutes ces distinctions, le pays ne demande pas cela de nous, il veut de la prospérité matérielle et morale, mais point d'empirisme politique.
En finissant, je proteste de toutes mes forces contre les mesures inopportunes contraires à l'esprit de la Constitution.
M. Van Overloop. - Messieurs, il n'est pas de chapitre du Code pénal qui mérite d'être discuté avec plus de maturité que le chapitre IX. Ce chapitre touche à la fois à la liberté religieuse, à la liberté de manifester ses opinions, à la liberté de l'enseignement et à la liberté de la presse.
Tous, messieurs, en arrivant dans cette enceinte, nous avons prêté le serment de fidélité à la Constitution, non pas seulement le serment de fidélité au texte, mais le serment de fidélité à l'esprit ; et ce serment, tous, j'en suis convaincu, quels que soient les bancs sur lesquels nous sommes assis, nous sommes décidés à le tenir religieusement.
Vous le savez, messieurs, (je crois que c'est M. Thiers qui l'a dit dans son Histoire du consulat et de l'empire, à propos du 18 brumaire), il n'est rien de si facile que de renverser une constitution lorsqu'on ne s'attache qu'à son texte.
Certes, nous pouvons différer d'opinion sur l'esprit de la Constitution, mais jamais la bonne foi ne fera défaut.
Nous devons, du reste, prévenir qu'on nous attaque ou plutôt qu'on nous accuse d'avoir agi avec trop de précipitation, comme on nous en a déjà accusés à propos des articles sur la presse.
Depuis l'adoption de ces articles, des observations ont été faites dans cette enceinte ; qu'il me soit permis à mon tour de dire un mot sur ce point.
(page 492) Beaucoup de personnes se plaignent des abus de la presse, mais était-il bien nécessaire, pour mettre un terme à ces abus, de renforcer les pénalités ? Les vices de la législation sur la presse n'existent-ils pas plutôt dans le code d'instruction criminelle que dans l'insuffisance des peines ?
La poursuite des délits de presse est soumise à des formalités on ne peut plus compliquées, à toutes les formalités qui sont exigées dans la poursuite des crimes. Pourquoi donc, en matière de presse, ne simplifie-t-on pas les formalités ? Ces complications de formalités exigées pour les délits de la presse, alors qu'elles ne sont pas exigées pour les autres délits, ne constituent-elles pas véritablement un privilège au profit de la presse ?
J'ai encore à appeler l'attention de la Chambre sur un autre point,
Sous l'empire de la législation actuelle, un prévenu de délit de presse peut, dans toutes les circonstances autres que celles qui sont prévues par la loi de 1847 et, si je ne me trompe, par une loi de 1852, échapper à l'application de la peine. C'est, messieurs, ce que M. le procureur général de Bavay a établi dans un discours de rentrée très remarquable. C'est, du reste, ce qui a été reconnu, dans une des séances de la session de 1855, par l'honorable M. Tesch, aujourd'hui ministre de la justice.
Vous le savez, messieurs, quand un individu est poursuivi du chef de délit de presse, l'instruction se fait d'abord devant la chambre du conseil ; ensuite, la chambre des mises en accusation est appelée à examiner l'affaire ; enfin, le prévenu peut se pourvoir en cassation. En matière de délits ordinaires, tontes ces formalités ne sont pas requises. Vous comprenez, messieurs, combien elles doivent retarder la répression du délit commis par la voie de la presse, et cependant un des grands avantages de la loi pénale consiste dans la promptitude de la répression.
Mais ce n'est pas tout. Après bien des lenteurs, le prévenu est cité devant la cour d'assises. Il fait défaut. Il est condamné par contumace. Quelque temps après, pour purger sa contumace, il se constitue prisonnier. Le fait seul de l'écrou fait tomber la condamnation et l'instruction qui l'a précédée. D'un autre côté, comme, en matière de presse, il n'y a pas d'emprisonnement préventif, il faut immédiatement ouvrir la porte de la prison à l'écroué. Les poursuites sont reprises. Les formalités qui ont eu lieu précédemment doivent être de nouveau remplies. Le prévenu est cité une deuxième, une troisième fois (le nombre n'est pas limité) devant la cour d'assises, et, chaque fois, il joue la même comédie. Il est donc évident qu'un prévenu de délit de presse ordinaire peut toujours, dans l'état actuel de notre législation, échapper à l'application de la peine.
Il n'y a qu'une quinzaine de jours que s'est passé un exemple de ce que je viens de dire. Un nommé Brisson, condamné par contumace pour calomnies envers les petites sœurs des pauvres, s'est constitué prisonnier pour purger sa contumace. Il a été immédiatement relâché.
Vous voyez donc, messieurs, que les abus qu'on reproche à la presse doivent être réprimés plutôt par un changement dans le Code d'instruction criminelle que par une aggravation de peine.
Je passe, messieurs, spécialement au chapitre IX.
La première question à résoudre est la suivante :
« Les article 295 et 296 du projet de loi sont-ils conformes à la Constitution, qui limite les attributions du pouvoir législatif (et c'est un point sur lequel j’appelle l'attention de la Chambre) aussi bien que les attributions des autres pouvoirs ? »
Cette question, messieurs, est en grande partie résolue par le travail de la commission. Ainsi, aujourd'hui, d'après le dernier rapport de la commission, on supprime les articles 298, 299 et 300, ainsi conçus :
« Art. 298. Tout écrit contenant des instructions pastorales, en quelque forme que ce soit, et dans lequel un ministre du culte se sera ingéré de critiquer ou de censurer soit le gouvernement, soit tout acte de l'autorité publique, emportera, contre le ministre qui l'aura publié, un emprisonnement d'un an à cinq ans et une amende de deux cents francs à mille francs. »
« Art. 299. Si l'écrit mentionné à l'article précédent contient une provocation directe à la désobéissance aux lois ou autres actes de l'autorité publique, ou s'il tend à soulever ou armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre qui l'aura publié sera puni de la détention de cinq à dix ans. »
« Art. 300. Lorsque la provocation contenue dans l'écrit pastoral aura été suivie d'une sédition ou révolte de nature à entraîner une peine plus forte que la détention de cinq à dix ans, cette peine sera appliquée au ministre coupable de la provocation. »
Je félicite le ministère qui se rallie, je pense, au travail de la commission, d'avoir fait disparaître ces trois articles du projet qui est soumis, en ce moment, à nos délibérations. Je l'en félicite au nom de la liberté de la presse.
Restent, messieurs, les articles 295, 296 et 297.
L'article 295 du projet du ministère porte :
« Les ministres des cultes qui prononceront, dans l'exercice de leur ministère et en assemblée publique des discours contenant la critique ou censure du gouvernement, d'une loi, d'un arrêté royal ou de tout autre acte de l'autorité publique, seront punis d'un emprisonnement de trois mois à un an et d'une amende de cinquante francs à trois cents francs. »
Cet article a été modifié par la commission de la manière suivante :
« Les ministres des cultes, qui, dans des discours prononcés dans l'exercice de leur ministère et en assemblée publique, auront attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal, ou tout autre acte de l'autorité publique… » (Le reste comme ci-dessus).
Vous voyez, messieurs, qu'il y a déjà, entre le projet du gouvernement et celui de la commission, une grande modification en faveur de la liberté.
Il est d'ailleurs entendu que par le mot « attaques », on entend le mot « attaques méchantes ». Mais par suite de la suppression des articles 298, 299 et 300, on a introduit une modification dans les articles 295 et 296, et cette modification consiste dans l'addition des mots : « ou par des écrits lus ; » de sorte que l’article 295 serait conçu comme suit :
« Les ministres des cultes, qui, dans des discours prononcés ou par des écrits lus dans l'exercice de leur ministère et en assemblée publique, auront attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l'autorité publique, seront punis... »
L'article 296 serait conçu comme suit :
« Si le discours ou l'écrit contient une provocation directe à la désobéissance aux lois ou autres actes de l'autorité publique, ou s'il tend à soulever ou armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui l'aura prononcé, sera puni d'un emprisonnement de six mois à trois ans, si la provocation n'a été suivie d'aucun effet ; et d'un an à cinq ans, si elle a donné lieu à la désobéissance, autre toutefois que celle qui aurait dégénéré en sédition ou révolte. Le coupable sera de plus condamné à une amende de cent francs à cinq cents francs. »
L'article 297 resterait le même :
« Lorsque la provocation a été suivie d'une sédition ou révolte de nature à entraîner une peine criminelle, cette peine sera appliquée au ministre coupable de la provocation. »
Vous voyez, messieurs, que les articles, tels qu'ils nous sont actuellement présentés, sont excessivement anodins, eu égard à ceux de 1810 qu'ils remplacent ; mais il ne me semble pas qu'à raison de ce caractère anodin, il y ait lieu de les adopter.
Les articles, tels qu'ils nous sont maintenant proposés, sont-ils conformes à la Constitution ? C'est là une question d'interprétation !
La Constitution permet-elle de défendre, sous menace de peine, à des Belges ministres d'un culte, ce qu'elle ne permet pas de défendre à des Belges non ministres d'un culte ? Voilà la question que vous avez à examiner ; il n'y en a pas d'autre au point de vue constitutionnel.
Je ne parle que des Belges, car les droits que consacre le titre II de la Constitution ne sont évidemment relatifs qu'à des Belges. La preuve, c'est la rubrique même de ce titre : « Des Belges et de leurs droits. » Une autre preuve, je la trouve dans les articles 19 et 20 qui portent : « Art. 19. Les Belges ont le droit de s'assembler, etc. » « Art. 20. Les Belges ont le droit de s'associer, etc. » Dans le projet de Constitution il y avait : « Les habitants de la Belgique. »
Or, on a intentionnellement remplacé les mots : « habitants de la Belgique », par les mots « les Belges », pour bien indiquer que les droits dont il s'agit dans ces articles ne peuvent être invoqués que par des Belges. Cela résulte d'une manière extrêmement claire du rapport fait par l'honorable M. Ch. de Brouckere.
Pour résoudre la question de savoir si la Constitution permet de défendre, sous menace de peine, à des Belges ministres d'un culte, ce qu'elle ne permet pas de défendre aux Belges non ministres d'un culte, il faut évidemment, puisqu'il ne s'agit que d'une question d'interprétation, il faut évidemment constater quelle a été la volonté du Congrès constituant.
Il est certain que pour savoir si une loi, - et la Constitution est notre suprême loi, - si une loi permet ou défend une chose, il faut commencer par bien définir la portée de cette loi. Avec des lois vagues, on tombe dans l'arbitraire. On sait ce qui arrive ailleurs qu'en Belgique avec des lois qui confient au chef de l'Etat le maintien de l'ordre public, sans définir ce qu'il faut entendre par ces mots : Ordre public.
L'expérience constate qu'on peut abuser de ces mots comme on a abusé autrefois du mot « liberté ». Avec des mots vagues et des lois mal définies, on arrive à l'arbitraire le plus absolu ; or, que l'arbitraire soit exercé par le haut ou qu'il soit exercé par le bas, je n'en veux pas. Je ne veux d'aucun arbitraire.
Avant d'examiner quelle a été la volonté du Congrès quant à la question que je viens de poser, il est une observation générale que je crois devoir vous soumettre : « Le Congrès a voulu que l'ordre religieux et l'ordre civil coexistassent sans avoir de prise l'un sur l'autre. »
Il y a en Belgique, messieurs, comme dans tous les pays chrétiens, deux ordres distincts : un ordre religieux et un ordre civil, parce qu'en fait il y a deux sociétés distinctes, la société civile et la société religieuse, laquelle se divise en plusieurs branches. Ces deux sociétés sont complétement distinctes, par leur origine, par leurs moyens, par leurs fins. Or, qu'a voulu le Congrès ? Il a voulu que ces sociétés fussent indépendantes l'une de l'autre dans les limites du possible.
(page 493) Je dis dans les limites du possible, parce que nos anciens du Congrès ne partageaient pas l'opinion de Babeuf : « Périssent les colonies plutôt qu'un principe ! »
Permettez-moi de justifier le plus brièvement possible cette observation générale.
Je vous citerai d'abord l'opinion d'un de nos hommes d'Etat les plus distingués.
« L'ordre religieux et l'ordre civil, dit-il, doivent coexister sans avoir de prise l'un sur l'autre. »
D'après lui, et il a raison, ce me semble, cette séparation est non un fait, mais un principe, non une transaction passagère, mais un progrès social.
Il n'y a que 3 manières d'être : la suprématie de l'ordre civil sur l'ordre religieux ; la suprématie de l'ordre religieux sur l'ordre civil ; la séparation et l'indépendance des deux ordres.
La Constitution ne veut pas de la suprématie religieuse, qui a pu être nécessaire à certaines époques de la civilisation ; ni de la suprématie civile avec Louis XIV, Joseph II, Napoléon, Guillaume ; elle veut la séparation.
« C'est là, dit l'éminent publiciste, ce qui caractérise la société belge, c'est la grande idée que le peuple belge a apportée à son début sur la scène du monde ; c'est là ce qui fait que ce peuple, tant calomnié, a devancé les autres peuples.
« Si vous revendiquez la suprématie religieuse, vous rétrogradez ; Si vous revendiquez la suprématie civile, vous rétrogradez : c'est la séparation des deux principes qui donne à l'Etat belge une individualité qui lui est propre.
» Ce n'est pas là une vaine théorie, c'est une réalité mise en pratique depuis la promulgation de notre pacte social, où l'on voit ces mots qu'on cherche en vain dans les constitutions qui se sont accumulées depuis un demi-siècle : « Nul ne peut être contraint de concourir d'une manière quelconque aux actes et aux cérémonies d'un culte. » (Articles 14, 15 et 16 de la Constitution.)
La suprématie religieuse (je résume ce que dit l'auteur que j'invoque) a duré depuis l'avènement du christianisme au pouvoir jusqu'au XVIème siècle.
Au XVIème siècle, la royauté, qui venait d'absorber toutes les souverainetés féodales, entra dans une réaction contre la puissance religieuse, a la suprématie papale succéda la suprématie monarchique ; dès lors l'exercice du culte catholique a été subordonné à la conclusion d'un traité avec le gouvernement temporel, et l'installation des chefs ecclésiastiques au consentement royal ; les actes mêmes des autorités religieuses ont été soumis, avant leur publication, c la censure civile.
On ne concevait pas qu'il pût exister un état de choses où la suprématie n'appartînt ni à la puissance religieuse, ni à la puissance civile ; l'assemblée constituante elle-même n'osa faire cesser la confusion, et elle promulgua l'acte fameux connu sous le nom de « constitution civile du clergé ».
Il était réservé à la Constitution belge de dire : « Plus de concordat, plus d'investiture royale ; plus de placet ; liberté pour l'association religieuse comme pour toute autre association. »
Car, qu'on le remarque bien, la religion, aux yeux du gouvernement, n'est qu'une association jouissant de la liberté de penser, d'écrire, d'enseigner.
Ainsi tombent ces conflits funestes qui ont rempli tant de siècles...
Ces extraits, messieurs, je les ai puisés dans l'ouvrage de M. J.-B. Nothomb, intitulé : « Essai sur la révolution de 1830 ».
Prouvons maintenant, messieurs, et c'est le point capital de la discussion, que le Congrès partageait entièrement l'opinion de M. J.-B. Nothomb. Cette preuve, nous la trouvons dans la discussion de l'article 16 de la Constitution, qui formait l'article 12 du projet de la section centrale, ainsi conçu :
« Toute intervention de la loi ou du magistrat dans les affaires d'un culte quelconque est interdite. »
M. de Facqz proposa la suppression de l'article 12.
« Il faut, disait-il, que tous les cultes soient libres et indépendants, mais il faut aussi que la loi civile conserve toute sa force. Il faut plus, messieurs, il faut que la puissance temporelle, prime et absorbe en quelque sorte la puissance spirituelle, parce que la loi civile, étant faite dans l'intérêt de tous, doit l'emporter sur ce qui n'est que dans l'intérêt de quelques-uns. »
M. de Facqz fut appuyé par MM. Beyts, Ch. de Brouckere, Claus, de Leeuw, Camille et Desmet.
M. de Robaulx (un des jeunes de l'époque) combattit M. de Facqz en ces termes :
« Messieurs, avant tout, il faut être conséquents avec nous-mêmes. Loin de moi l'idée de venir traiter ici la question dans l'intérêt de la religion catholique : je la traiterai dans l'intérêt de tous ; je suis philosophe avant d'être catholique. Chacun a ses principes et sa manière de voir, messieurs ; liberté pour tous, voilà ce que je veux. Nous avons décrété hier liberté entière pour tous en toute matière, nous devons la maintenir. Ici, je ne suis ni catholique, ni protestant, je ne suis d'aucune religion ; je ne dis pas par-là que je renie la religion dans laquelle je suis né, je veux dire que je raisonne, abstraction faite de toute religion, et comme si je n'appartenais à aucune. Cela posé, voyons si, par suite de quelques abus qu'on nous signale, nous devons détruire ce principe réciproque d'indépendance entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, que nous avons proclamé dans la séance d'hier. Souvenons-nous, messieurs, de l'union qui a été cimentée entre les libéraux et les catholiques : nous nous promîmes liberté, indépendance réciproque ; les catholiques ont été sincères envers nous, soyons-le envers eux. Les catholiques ne veulent pas être protégés, parce que protection implique surveillance et gêne. Une religion n'est autre chose qu'une société qui adopte une doctrine plutôt qu'une autre. Cette doctrine doit être indifférente à l'Etat, car il ne faut pas que la puissance civile puisse s'occuper de dogmes et des croyances. »
La liberté en tout et pour tous fut défendue par MM. de Gerlache, abbé de Foere, Jottrand, de Theux, Van Meenen, Nothomb, Raikem, de Haerne, d'Aerschot, Legrelle, Lebeau, Pirson, comte de Celles, Claes, abbé Verbeke, abbé Verduyn, abbé Desmet, de Masbourg, abbé Boucqueau, Ch. Rogier.
Et remarquez, messieurs, que tous ces abbés... (interruption) qui défendaient énergiquement la liberté religieuse, défendaient avec la même énergie la liberté de la presse.
Une opinion moyenne fut exprimée.
M. Forgeur croyait que la liberté des cultes doit être entière, et que, cependant, cette règle générale est susceptible d'une exception relativement au mariage : il estimait que le mariage civil devait précéder le mariage religieux.
M. Forgeur fut appuyé par MM. Werbrouck-Peeters, Jules Frison, H. de Brouckere, Vansnick, baron de Stassart. Vous savez tous, messieurs, que l'opinion de M. Forgeur prévalut. Il importe, messieurs, de vous citer encore quelques extraits des discours prononcés dans la discussion de l'article 16 pour faire comprendre de mieux en mieux quelle était la volonté du Congrès national.
Comme M. Jottrand, M. Nothomb pense « que nous sommes arrivés à une époque où l'on peut admettre dans la pratique les principes généraux sans restriction. Il faut, selon lui, séparer entièrement le monde religieux du monde civil, car il n'y a pas plus de rapport entre l'Etat et une religion qu'entre l'Etat et la géométrie. »
L'honorable abbé de Haerne, que nous sommes heureux d'avoir encore parmi nous, s'exprimait en ces termes :
« Messieurs, disait-il, dans l'état actuel de la société, il ne peut y avoir aucune alliance entre le pouvoir spirituel et le pouvoir civil, autre que celle de la tolérance réciproque ou de la liberté. Le gouvernement doit respecter toutes les opinions, quelles qu'elles soient, même celles qui seraient destructives du gouvernement, pourvu qu'elles ne deviennent pas faits.
« J'en appelle ici, messieurs, à l'autorité d'un grand citoyen, d'un citoyen qui a opéré la fusion de tous les partis dans la Belgique ; citoyen que je regarde comme le premier auteur de notre glorieuse révolution. Voyez les premiers écrits sur l'union que nous devons à M. de Potter. La société religieuse se trouve en présence de la société civile, elles diffèrent fondamentalement de principes.
« Demander laquelle des deux puissances doit avoir le dessus sur l'autre, c'est demander, en d'autres termes, si l'État peut être fondé sur la religion, sur l'ultramontanisme considéré comme théorie sociale, ou si l'État, comme l'a dit M. de Facqz, doit absorber la religion, en un mot, si l'État doit être soumis à la religion ou la religion à l'Etat.
« Aucun de ces deux systèmes n'est praticable, messieurs, dans les circonstances actuelles de la société.
« On est parvenu à reconnaître de part et d'autre une entière indépendance, en abandonnant à la libre discussion le triomphe futur d'un système sur l'autre. »
Permettez-moi encore de vous citer l'opinion de M. Pirson :
« La discussion, dit-il, a fait remarquer plusieurs inconvénients… Mais comment serait-il possible de passer d'un système à un autre sans quelques inconvénients ? La liberté de la presse n'aura-t-elle pas aussi ses inconvénients ? Irons-nous, pour fermer la porte à ses abus, détruire cette liberté elle-même ? On vous l'a dit : en législature, il est impossible de parvenir à une perfection exacte. C'est la somme du bien qui doit l'emporter sur celle du mal.
« Eh bien, dans le cas qui se présente, la plus grande somme de bien se trouve dans le principe de séparation entre l'autorité civile et l'autorité religieuse. En effet, la plupart des maux de la révolution française proviennent de la suprématie que les législateurs du temps ont voulu consacrer et même étendre sur les ministres du culte catholique. La guerre civile, la Vendée et autres bouleversements sont venus de cette grande faute des législateurs français. Les inconvénients partiels qui seraient résultés d'un système contraire, sont-ils comparables à ceux-ci ?
En 1821, dit-il encore, j'ai prouvé que le ministère consacrait le principe de l'inquisition, mais en sens inverse de l'inquisition d'Espagne, en ce que chez nous le ministère était une inquisition contre les prêtres catholiques. « Je ne veux ni de Fune ni de l'autre inquisition. »
« Je voterai pour toute disposition qui consacrerait, de la manière la plus expresse et la plus absolue, la réparation de l'autorité civile de toute autorité religieuse. »
Cette discussion, messieurs, qui fut excessivement remarquable, eut un résultat, et ce résultat fut le rejet de la proposition de M. de Facqz qui demandait la suppression de l'article 12, article consacrant la liberté des cultes. Cette proposition de M. de Facqz fut rejetée par 111 voix contre 60. Au nombre des membres de la majorité se trouvaient MM. Pirson, Van Meenen, de Robaulx, Lebeau, Devaux. Je n'ai pas trouvé le nom de l'honorable M. Rogier ; je suppose qu'il était absent, car quelques jours plus (page 494) tard, à la suite d'un nouveau rapport fait sur l'article. 12, rapport dont l'auteur fut l'honorable M. de Theux, et qui donna lieu à un article beaucoup plus clair, en faveur de la liberté des cultes, j'ai trouvé que MM. de Robanlx et Ch. Rogier ont adopté l'amendement de M. Forgeur parce que les membres catholiques de l'assemblée ne le repoussaient pas, bien qu'il fût contraire à la liberté générale. Il s'agissait de l'amendement qui exigeait que le mariage civil précédât le mariage religieux.
La volonté du Congrès est donc, me semble-t-il, parfaitement claire.
C'est à la suite de cette discussion que fut adopté le texte des articles 14, 15 et 16 de la Constitution.
Nous savons donc aujourd'hui - pour moi cela est évident - quelle a été la volonté du Congrès : la séparation dans les limites du possible de l'ordre religieux et de l'ordre civil.
Partant du principe admis, que la société civile et la société religieuse sont indépendantes, le Congrès a voulu que la loi civile dans les limites du possible, ne fît aucune distinction entre les Belges ministres des cultes et les Belges non ministres des cultes.
Et en effet le Congrès a déclaré égaux devant la loi, soit qu'elle punisse, soit qu'elle protège, tous les Belges sans distinction.
« La liberté individuelle du capucin, disait M. Van Snick, sera garantie, non comme capucin, mais comme citoyen. La loi ne voit et ne doit voir que cette qualité.
« L'asile où plusieurs moines pourraient se trouver réunis, sera inviolable comme l'asile de tous autres individus, mais toujours comme citoyens. La loi ne connaît pas les moines, le moine est la personne religieuse. La loi civile ne la connaît pas ; c'est pour cela que nous nous accordons tous à dire que les moines, quand ils le trouveront bon, pourront se marier civilement, soit qu'ils aient quitté, soit qu'ils aient conservé le froc. »
Telles étaient, messieurs, les idées du Congrès.
Nous disons que le Congres voulait cette séparation dans les limites du possible.
Au point de vue de notre Constitution, l'égalité est la règle, l'inégalité est l'exception.
Le Congrès a consacré ou maintenu des exceptions parce qu'il avait égard aux faits, parce qu'il avait égard aux besoins moraux des Belges.
Ce qui distingue l'œuvre du Congrès des œuvres de Constituants de 1789, c'est que le Congrès étudiait les faits, faisait une constitution en rapport avec les traditions nationales, tandis que les constituants de 1789 partaient d'une théorie abstraite, d'une théorie absolue, faisaient un véritable lit de Procuste.
Ainsi le Congrès a consacré eu fait l'exception du paragraphe 2 de l'article 16 de la Constitution, qui ordonne que le mariage civil précède le mariage religieux. Mais par cela même qu'il n'a fait que cette exception, ne pouvons-nous pas dire avec certitude que l'exception confirme la règle dans les cas non exceptés ?
Le Congrès a également consacré une exception en disant par l'article 117 que les traitements du clergé restaient à la charge de l'Etat.
Enfin, le Congrès a maintenu (je ne recule devant aucune conséquence) l'exception existante du service militaire, de la garde civique, du service du jury en faveur du clergé.
Mais dans quel but le Congrès a-t-il fait ou maintenu ces exceptions ? Est-ce dans le but de favoriser les ministres des cultes ? ou est-ce dans le but de faire chose utile, nécessaire à la société ? Incontestablement c'est dans ce dernier but. « On a, disait M. Van Meenen, sur l'article 14, rattaché à cette question (le mariage civil doit-il précéder le mariage religieux ?) celle du traitement. Je crois que la religion est indispensable à l'Etat ; l'Etat lui doit une récompense, »
M. Rodenbach. - C'est une indemnité.
M. Van Overloop. - Les exceptions qu'a faites ou maintenues le Congrès sont faites à cause des services moraux que rend le clergé, services dont la société civile ne saurait se passer.
Il a, du reste, été fait par le législateur des exceptions aux lois générales en faveur d'autres corps que le clergé, parce qu'il a cru que les services que rendent ces corps nécessitent ces exceptions.
Ce n'est donc pas le clergé seul qui jouit de ces prétendus privilèges. Ainsi, l'article 427 du Code civil excepte de l'obligation d'être tuteur une foule de personnes, non en faveur de ces personnes, mais dans l'intérêt de la société. Ainsi les procureurs généraux, les procureurs du roi sont exempts de l'obligation d'être tuteur. Viendra-t-on dire que c'est un privilège qu'on accorde aux procureurs généraux ? Evidemment non. Si la loi fait une exception en leur faveur, c'est que les besoins de la société civile exigent qu'on fasse cette exception, et c'est pour le même motif que des exceptions ont été faites en faveur du clergé. Vous auriez beau vouloir séparer radicalement, complétement, l'ordre religieux de l'ordre civil, vous n'y parviendriez pas, parce que toujours la société civile et la société religieuse auront besoin l'une de l'autre. Il faut les séparer dans les limites du possible et autant que possible.
Je passe maintenant, messieurs, à cette question spéciale : « Peut-on défendre aux Belges ministres du culte d'attaquer le gouvernement, une loi, un arrêté royal, un acte de l'autorité publique (ce sont les termes mêmes de l'article 295) alors qu'on ne fait pas cette défense aux Belges non ministres des cultes ?
Nous ne le pensons pas, messieurs ; nous pensons que les extraits de la discussion de l'article 16 que nous avons eu l'honneur de vous communiquer, nous pensons que l'appréciation si véridique faite par l'honorable M. Jean-Baptiste Nothomb, de la pensée du Congrès, appréciation que nous vous avons fait connaître, nous pensons que ces citations démontrent que le Congrès n'a pas voulu de cette inégalité, qu'il n'a pas voulu de lois spéciales contre le clergé.
Un exemple va le prouver à toute évidence. A l'occasion de l'article 12 de la Constitution consacrant la liberté des cultes, article dont la suppression a été rejetée par 111 voix contre 60, à l'occasion de cet article, l'honorable M. Claus s'écriait :
« Qu'arriverait-il si le souverain que vous allez élire se trouvait un jour en opposition avec le saint-siège, et qu'il fût excommunié ?
« Souffririez-vous que les prêtres, prenant parti pour leur chef spirituel, prêchassent désobéissance au monarque, en annonçant au peuple qu'il est délié de son serment ? Le pouvoir temporel, sous prétexte de non intervention, devrait-il permettre que des brandons de discorde fussent lancés du haut de la chaire au milieu des citoyens, et que la puissance spirituelle les armât les uns contre les autres ? Eh bien, avec le système de l'article 12, tout cela est possible ; c'est par ces motifs que je n'en veux pas. »
A cette objection, messieurs, l'abbé Desmet répondit :
« L'honorable M. Claus vient de nous parler encore (la plupart des discours des opposants n'avaient roulé que sur ce thème) de l'abus qui pourrait résulter de la prédication. Voudrait-on qu'à l'exemple du gouvernement hollandais, l'autorité fût investie du pouvoir d'environner nos chaires d'espions et de commenter les expressions les plus simples du prédicateur ? Certes, ce n'est point dans une assemblée belge qu'une prétention aussi intolérante pourrait trouver un écho. Au reste, si des délits se commettent au moyen de la prédication, l'article 10 que vous avez adopté avant-hier vous permet de punir le coupable. »
L'article 10, messieurs, c'est celui qui est relatif à la liberté de manifester ses opinions en toutes matières, sauf la répression des délits commis à l'occasion de l'usage de cette liberté.
Non seulement, messieurs, l'article 12 |après les paroles de M. Claus fut adopté, mais sa rédaction comme je l'ai déjà dit, fut encore étendue.
Quelle conséquence faut-il, messieurs, tirer logiquement de ces faits ? Il en résulte bien évidemment que le congrès a voulu l'égalité devant la loi, soit qu’elle protège, soit qu'elle punisse, entre les Belges ministres du culte et les Belges qui ne sont pas ministres du culte.
Le Congrès a voulu la liberté, non comme on la veut dans un pays voisin, mais comme on la veut en Angleterre.
« En Angleterre, dit M. de Montalembert, de l'amitié de qui je m'honore... chacun, dans l'ordre politique, dit ce qu'il pense, et fait ce qui lui plaît, sans la permission de qui que ce soit, et sans encourir d'autre répression que celle de l'opinion et de la conscience publique, lorsqu'on l'a trop audacieusement bravée. »
Ainsi, messieurs, en Angleterre il n'y a aucune répression pénale. En Belgique, vous avez une répression générale, et vous voudriez encore y ajouter une répression spéciale ; vous le voudriez au nom de la liberté !
Voici, messieurs, les conséquences qui résulteraient de l'adoption des dispositions spéciales contre le clergé, qui vous sont proposées. Un ministre du culte qui, devant des auditeurs, attaquerait méchamment, je le veux bien, un acte de l'autorité publique, ce ministre du culte serait passible des peines comminées par l'article 295, et un tribun qui, dans un meeting, devant mille auditeurs, aurait posé le même fait plus méchamment encore, ne serait possible d'aucune peine ! Ne serait-ce pas là punir un citoyen, non pas à raison du fait qu'il aurait posé, mais à raison de sa qualité ?
Ce système, messieurs, me rappelle une époque de triste mémoire, où l'on frappait les nobles et les prêtres uniquement parce qu'ils étaient nobles ou prêtres.
On sait, du reste, quelles furent les suites de cette iniquité : il suffit de lire l'ouvrage de Prud'homme pour être convaincus que ce ne fut ni parmi les nobles, ni parmi les prêtres que l'on compta le plus de victimes.
De deux choses l'une, messieurs : ou l'on considère les attaques contre les actes de l'autorité, comme un délit, lorsqu'elles sont accompagnées de publicité, ou on ne les considère pas comme un délit. Si l'on considère les attaques contre un acte quelconque de l'autorité, lorsqu'elles sont accompagnées de publicité, si on les considère comme un délit, qu'on fasse une disposition générale, frappant le tribun dans le meeting comme le prêtre dans sa chaire ; si, au contraire, ces attaques ne sont pas considérées comme un délit, alors ne frappez ni l'un ni l'autre ; car si vous faites des exceptions, vous violez la justice, dont la base est l'égalité. Du reste, la constitution de 1791 ne disait-elle pas : « Les mêmes délits sont punis des mêmes peines ? »
Et vous voudriez, messieurs, punir tel individu qui aurait posé un fait, alors que vous ne puniriez pas tel autre individu qui aurait posé le même fait et qui l'aurait posé dans des circonstances plus graves !
Dans un pays voisin, on frappe l'un et l'autre : le tribun comme le prêtre.
On respecte ainsi l'égalité, on reste fidèle à la justice. Mais, en Belgique, il me semble impossible d'admettre un délit défini en termes aussi vagues que ceux-ci : « attaques contre un acte quelconque de l'autorité publique. » A plus forte raison, ne puis-je pas admettre qu'on frappe un citoyen pour un fait de cette nature, et qu'on ne frappe pas un autre citoyen pour le même fait.
(page 495) Du reste, messieurs, est-ce jamais du pied de la chaire que sont partis les émeutiers ? Interrogez l'histoire : quand l'émeute grondait dans les rues de Paris, était-ce Mgr Affre qui par ses prédications avait poussé des malheureux vers les barricades ?
Sous prétexte que le ministre du culte pourrait prêcher la désobéissance, vous devez, dites-vous, proposer des mesures exceptionnelles contre lui !
Mais, de grâce, dites-nous au moins quand, dans quelles circonstances, un ministre du culte s'est rendu coupable dans sa chaire de délits qui ne fussent pas punis par le droit pénal commun, d'attaques simplement dirigées contre le gouvernement, une loi, un arrêté royal, un acte de l'autorité ?
Etrange contradiction ! Fréquemment le fait lui-même de la désobéissance à un acte de l'autorité n'est pas punissable, et l'on punirait la provocation à cette désobéissance ! J'argumente en prenant les termes de l'article 295 dans leur sens naturel.
On dit que le prêtre ne doit pas se mêler de choses étrangères au culte. Est-ce que l'Etat, par hasard, est le directeur des affaires religieuses ?
Est-ce que l'Etat belge (être abstrait) possède assez de science pour savoir si une matière donnée appartient au culte catholique, à l'un des cultes protestants, au culte israélite ? sait-il distinguer ce qui est du domaine spirituel de ce qui est du domaine temporel ?
Mais, messieurs, si l'on veut que le spirituel n'empiète jamais sur le temporel, pourquoi ne pas aussi comminer des peines contre les ministres temporels qui empiéteraient sur le domaine spirituel ?
Il est arrivé bien plus fréquemment, au moins depuis le XVUème siècle, de voir les ministres de l'ordre temporel empiéter sur le domaine spirituel que de voir les ministres de l'ordre spirituel empiéter sur le domaine temporel. Vous connaissez tous l'histoire de la seconde moitié du dernier siècle : est-elle autre chose qu'un empiétement continu sur l'ordre spirituel, en France, en Autriche, en Espagne, en Portugal ?
Le prêtre, dit-on, jouit d'une protection spéciale, et dès lors il est juste de réprimer aussi d'une manière spéciale les abus qu'il commettrait. C'est là une erreur, messieurs ; ce n'est pas le prêtre, c'est le culte qui jouit de la protection de la loi. La preuve, c'est que quand on a discuté l'article relatif au culte : Les mots « ou à l’occasion de l'exercice de ses fonctions » ont été supprimés.
Un membre. - Les mots ne sont pas été supprimés ; l'article a été ajourné.
M. Van Overloop. - Je crois que ces mots ont été supprimés. Tout au moins le gouvernement s'est rallié à cette suppression.
On ne peut répondre, disait-on dernièrement, au ministre de culte qui injurie directement quelqu'un du haut de sa chaire. N'est-ce pas là une erreur ? Je crois que si le ministre d'un culte m'injuriait du haut de sa chaire, s'il méconnaissait son devoir à ce point, j'aurais le droit de lui répondre : ce serait lui et non moi qui serait coupable du trouble causé pendant l'exercice du culte.
Avec le système de l'objection, qui se résume en ces mots : « Il faut une loi spéciale contre les ministres du culte, parce qu'on ne peut leur répondre lorsqu'on est injurié par eux du haut de leur chaire ; i avec ce système il faudrait aussi introduire une législation spéciale pour ces membres des Chambres.
Si un membre se permet de calomnier un citoyen du haut de la tribune, ce citoyen ne pouvant pas répondre à cette attaque, ne sera-t-il pas fondé aussi, à vous dire : Etablissez des peines spéciales ayant pour objet de frapper les membres de la Chambre qui se permettraient d'injurier ou de calomnier une personne étrangère à la Chambre ; suivez, sous ce rapport, l'exemple du parlement anglais !
Quoi qu'il en soit, je n'insiste ai pas davantage sur ce point. Il est incontestable, à mes yeux, que les articles 295 et 296, même tels qu'ils sont adoucis, sont des articles parfaitement inconstitutionnels. A moins qu'on ne me prouve que je suis dans l'erreur (car l'amour-propre ne m'empêchera jamais de reconnaître une erreur), je voterai contre les articles proposés.
Je passe, messieurs, à un autre ordre d'idées, pour l'hypothèse où la majorité de la Chambre ne partagerait pas mes scrupules constitutionnels.
Les articles295 et 296 sont-ils bien nécessaires ? Le droit commun ne suffit-il pas pour protéger la société et les individus contre les abus auxquels les ministres des cultes pourraient se livrer dans la chaire ?
Ou le droit commun est suffisant, et, dans ce cas, il faut évidemment biffer les articles 295 et 296 ; ou le droit commun est insuffisant et, dans ce cas, il faut nécessairement combler la lacune, mais en ce sens qu'on punirait ce que les criminalistes appellent des délits, et non ce que l'on appelle des abus, mot vague dont l'emploi constitue lui-même un abus.
D'après moi, le droit commun suffit.
Voyons quels sont les délits que le ministre d'un culte, en manifestant son opinion, peut commettre dans la chaire.
Il peut provoquer directement à commettre un crime ou un délit. Or ce fait est prévu par l'article 78 sur la complicité.
Si la provocation st suivie d'effet, son auteur est puni comme complice.
Nous verrons plus tard ce que dit la loi de la provocation non suivie d'effet.
Il peut donner des instructions pour commettra le crime ou le délit. L'article 79 prévoit ce cas.
Si le crime ou le délit se commet, il y a complicité ; sinon, on n'est exposé à aucune peine.
Il peut attaquer l'autorité constitutionnelle du Roi ;
L'inviolabilité de sa personne ;
Les droits constitutionnels de sa dynastie.
L'article 123 punit ces délits.
Il peut attaquer :
Les droits des Chambres ;
Leur autorité.
Mais l'article 133 est là !
il peut offenser la personne du Roi.
Mais on lui appliquerait l'article 134.
Il peut offenser un des membres de la famille royale, indiqués dans l'article 98 ;
Le Régent.
Il ne le ferait pas impunément en présence de l'article 135.
Il peut offenser :
Les Chambres ;
L'une d'elles.
Mais n'avons-nous pas l'article 136 ?
Il peut offenser la personne du chef d'un gouvernement étranger.
Attaquer méchamment son autorité.
Mais on lui ferait promptement application de l'article 173.
Remarquons en passant qu'au sujet des souverains étrangers, on parle d'attaques méchantes !
Il peut outrager, à raison de leurs fonctions, des agents diplomatiques accrédités auprès du gouvernement belge.
Et l'article 175 ?
Il peut outrager un ou plusieurs magistrats de l'ordre administratif ou judiciaire dons l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions.
Mais qu'il s'en avise en présence de l'article 309 !
Il peut outrager un corps constitué, un officier ministériel, un agent dépositaire de l'autorité ou de la force publique, une personne ayant agi dans un caractère public, si l'outrage a lieu dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions.
Mais on lui appliquerait promptement l'article 310.
Il peut faire connaître l'existence de loteries prohibées ou faciliter l'émission de leurs billets.
Mais il ne le ferait pas impunément. Article 337.
Il peut provoquer directement à commettre un crime ou un délit, sans que la provocation soit suivie d'effet.
Mais les articles 377 et 378 ne laisseraient pas ce fait impuni.
Il y a complicité, si la provocation est suivie d'effet.
II peut proférer des cris séditieux.
Mais l'article 380 lui fermerait la bouche.
II peut menacer d'un attentat contre les personnes ou les propriétés.
Mais qu'il prenne garde à l'article 382 !
Il peut calomnier une personne ou un corps.
Mais l'article 514 et les suivants l'en feront repentir.
Il peut injurier une ou plusieurs personnes ou un corps. Mais les articles 521 et suivants, et l'article 679, ne lui sont-ils pas applicables ?
Certes, en dehors des délits que je viens d'énumérer, il peut y avoir des intempérances de langage, je le veux bien ; mais il ne peut pas, me semble-t-il, y avoir des abus assez graves pour qu'un seul criminaliste puisse les qualifier de délits. S'il en est ainsi, il est évident que les articles 295 et 296 sont parfaitement inutiles.
Notons que ces articles ne parlent pas d'attaques contre les personnes. Il ne faut pas donner le change à cet égard.
On se trompe en supposant que si l'on n’adopte pas les article 295 et 296, les ministres des cultes pourront attaquer des individus en chaire. Il n'en est rien. Les articles 295 et 296 ne parlent que d'attaques contre le gouvernement, contre une loi, contre un arrêté royal, contre un acte quelconque de l'autorité publique, c'est-à-dire toujours contre des êtres abstraits ; les attaques contre les personnes sont prévues par les articles que nous venons d'examiner. Or, la discussion de l'article 18 sur la presse constate que, relativement aux autorités, le Congrès voulait une liberté excessivement étendue.
L'honorable M. Ch. Vilain XIIII, qu'on trouve toujours sur la brèche quand une liberté est en jeu ; l'honorable M. Vilain XIIII était allé jusqu'à demander la suppression des mots « soit de la société » dans l'article qui consacrait la liberté de la presse « sauf la responsabilité pour les écrits qui blesseraient les droits soit d'un individu, soit de la société. » Il trouvait ces mots par trop vagues.
L’honorable M. Nothomb disait, à son tour :
« La liberté de l'enseignement et la liberté de la presse étant identiques, il n'y a qu'un mot à changer dans cet article ; il faut substituer l'expression la presse à celle de l'enseignement.
« Je ne pense pas qu'il faille supprimer purement et simplement les mots : soit de la société, sans rien mettre à leur place. Les individus seuls seraient protégés, et l'Etat, comme être moral, serait sans protection.
« Les expressions droits d'un individu me paraissent vagues ; le sens en est subordonné à une distinction que le projet ne fait pas ; les expressions doivent se restreindre à la vie privée ; transportées dans la vie publique, elles détruisent tout droit de critique, toute responsabilité morale des fonctionnaires… »
(page 496) « Je crois néanmoins qu'on pourrait aller plus loin que la commission, et limiter le droit de répression, en déclarant que les mesures de répressions ne peuvent porter atteinte au droit de discussion et de critiques des actes des autorités publiques. Cette limitation me semble nécessaire ; c'est une garantie contre les législateurs qui doivent nous succéder. La censure n'est pas le seul moyen d'anéantir la presse : des mesures répressives très vagues, comme l'arrêté de 1815, qui créait la tendance, et des dispositions semblables à celles du Code pénal de 1810, qui défend toute imputation propre à blesser la délicatesse des fonctionnaires, ne sont pas moins destructives de toute liberté, »
Voici, messieurs, ce que disait, à la suite de ces paroles, l'honorable M. Devaux :
« M. Nothomb propose d'établir que l'examen des actes publics sera toujours permis. M. de Robaùlx a étendu la disposition de M. Nothomb jusqu'à la vie publique des autorités. La rédaction de M. Nothomb ne dit pas assez, celle de M. de Robaulx dit trop, et je crois qu'il vaut mieux s'en tenir au principe général. »
A la suite de ces observations, l'amendement proposé par l'honorable M. Devaux fut mis aux voix et adopté.
Voilà, messieurs, jusqu'à quel point le Congrès voulait maintenir le droit d'exprimer librement son opinion en tout lieu, sur toute matière sans distinction.
Je passe à une troisième question. « Les termes des articles 295 et suivants, ont-ils le caractère de précision que requiert la loi pénale ?
« Que signifie le mots attaques méchantes ? »
Ou ils signifient une provocation directe à la désobéissance, et dans ce cas, le fait est prévu.
Ou il signifie une critique plus ou moins vive des actes de l'autorité ; et dans ce cas, le fait ne constitue qu'une manifestation licite d'opinion, car le Congrès a voulu garantir à chacun la libre manifestation de ses opinions.
Ou il signifie une provocation indirecte à la désobéissance et dans ce cas, on tombe dans le procès de tendance.
S'il y a une troisième ou une quatrième nuance, qu'on la fasse connaître.
Je l'examinerai volontiers.
Que signifie, d'un autre côté, dans l'article 295, le mot « du Gouvernement » ?
Dans le Code de 1810, il y a quelque chose de précis, car la Constitution du 22 frimaire an VIII portait : « Titre iv. Du gouvernement.
« Art. 59. Le gouvernement est confié à trois consuls. »
Le sénatus-consulte du 28 floréal an xXII, sous l'empire duquel le Code de 1810 a été fait, portait à son tour :
« Art. 1. Le gouvernement de la république est confié à un empereur. »
Lors donc qu'on parlait d'attaques contre le gouvernement, on entendait ce mot dans le sens que lui donnait le sénatus-consulte de l'an XII.
Mais qu'entend-on par ce mot aujourd'hui que le pouvoir est divisé entre plusieurs autorités ? C'est là encore une observation qui démontre combien les expressions de l'article 295 sont vagues.
Jusqu'où va l'article lorsqu'il punit l'attaque contre une loi, sans distinction aucune ?
Je me demande si un prêtre tomberait sous l'application de l'article 295 lorsque, en acquit de son devoir, il aurait attaqué en chaire la loi du divorce et encouragé les époux séparés à se réunir ? Tomberait-il sons l'application de l'article 295 s'il prêchait que le fait de se remarier à la suite d'un divorce constitue, aux yeux de la religion, une bigamie ?
Oui, dirait avec raison le juge scrupuleux observateur du texte, car : ubi lex non distingua, distinguere non licet.
S'il attaque un arrêté royal qu'il estime être illégal, tombera-t-il sous l'application de l'article 295 ? Par exemple s'il attaque un arrêté royal relatif aux fabriques d'église, qu'il ne croit pas conforme à la loi, ou dont la conformité avec la loi soit douteuse ? Vous dites oui ! mais n'apercevez-vous pas que vous supprimez toute critique ? Car quelle distinction faites-vous entre la critique et l'attaque ? Précisez les termes ! alors nous pourrons nous entendre.
Nous faisons une loi pénale, et en matière pénale, il faut préciser ; il faut autant que possible ne rien abandonner à l'arbitraire du juge.
D'un autre côté, il faut que chacun sache si, en faisant un acte, on est ou l'on n'est pas punissable.
Ce n'est pas tout : « ou un acte quelconque de l'autorité publique », dit l'article 295.
Mais, messieurs, avec des termes d'une telle élasticité, quel droit de critique aura le Belge ministre du culte ? Le plus petit agent de l'autorité posera un acte blâmable, ayant même trait au culte, et le ministre qui s'aviserait d'attaquer cet acte tomberait sous l'application de l'article 295 !
Ah ! si l'on s'avisait, dans notre libre Belgique, de proposer une disposition pénale semblable à celle de l'article 295, et applicable à tous les citoyens, je n'hésite pas à le dire, il y aurait un soulèvement général.
On comprend une semblable législation dans un gouvernement qui fait tout plier sous la volonté de fer de son chef. L'article 295 se comprend dans le Code de 1810, parce que, en 1810, les autorités civiles comme les autorités religieuses devaient se courber les unes et les autres devant l'inflexible volonté du chef de l'Etat.
Mais après 1810, mais surtout en présence de nos dispositions constitutionnelles, il m'est impossible de comprendre un projet de disposition pénales aussi vagues que celles que nous discutons en ce moment.
Qu'on y prenne garde, il s'agit en ce moment de restrictions à la liberté de manifester son opinion par la parole, de là, à la restriction de la liberté de manifester son opinion par la voie de la presse, il n'y a qu'un pas.
C'est aussi par des restrictions à la liberté du clergé que Guillaume a commencé ses empiétements.
En 1818, l'abbé Defoere fut condamné sans protestation de la part de ceux qui aiment la liberté de la presse, mais qui ne sont pas sympathiques au clergé ; en 1821, ils étaient frappés eux-mêmes. Tant il est vrai de dire que les libertés sont solidaires !
Rappelez-vous, messieurs, le procès de Vanderstraeten ! Le gouvernement alla jusqu'à suspendre et à faire emprisonner les sept avocats qui avaient signé une consultation en sa faveur. Il est vrai que la Chambre des mises en accusation déclara qu'il n'y avait pas lieu à suivre, mais ils ne restèrent pas moins suspendus.
Rappelez-vous, messieurs, les poursuites qui furent dirigées, vers cette époque, contre le Journal de la province d'Anvers, contre le Journal de Gand, contre le Flambeau, contre le Vrai libéral, etc. !
Le despotisme est toujours le même. Ce que le roi Guillaume a fait le dernier ; ce que l'empereur avait fait avant lui : tout cela avait eu lieu, mais d'une manière bien plus i goureuse encore, sous la république.
Je demande à la Chambre la permission de lui lire un passage de M. Henri Fonfrède, sur ce qu'étaient devenues les libertés publiques à une époque qu'on nous représente parfois comme le Nec plus ultra de la liberté.
« De la liberté d'opinion, de la liberté de la presse et des clubs. De notre temps il trouve tout naturel que les partisans de la république s'élèvent ostensiblement contre la royauté, soit dans les pamphlets, soit dans les journaux. Aussi chaque fois qu'un de ces écrivains est condamné à quelques mois de prison et à quelques milliers de francs d'amende, une clameur de haro se fait entendre contre l'excessive tyrannie et l'injuste cruauté du jury ! Les juges ne sont plus, aux yeux des frères et amis, que des Jefferies et des Laubardemont vendus au pouvoir usurpateur qui a su confisquer à son profit tous les bénéfices de la révolution de juillet. Voulez-vous savoir quel était le sort de ceux qui, sous la république, osaient se mettre en opposition avec le gouvernement ? Lisez :
« Peine de mort contre quiconque eût proposé de rétablir la royauté (6 décembre 1792).
« Un décret du même mois punissait également ceux qui auraient publié que la nation ne pouvait se lasser d'un maître. Ce que c'est pourtant que la différence du nombre ! Maître au singulier entraînait la peine capitale, tandis qu'au pluriel il devenait une preuve de civisme.
« Le 1er juillet 1793, la Convention décrète encore peine de mort contre tout falsificateur de la déclaration des droits de l'homme. J'ignore comment l'auguste assemblée entendait la falsification ; mais enfin cela était ainsi, et malheur à quiconque n'aurait pas professé ses droits dans toute leur pureté ! on l'aurait mis au rang de ceux qui voulaient faire rétrograder la révolution, et comme tel, il serait devenu suspect d'être suspect/
« Non seulement il fallait s'observer soi-même, mais encore surveiller les autres, car un arrêté du 16 avril 1794 enjoignait à tous les bons citoyens de dénoncer les propos inciviques qu'ils entendraient. Celui qui se serait plaint de la révolution pouvait faire ses paquets pour la Guaenne, Cayenne ou tout autre lieu d'exil ; la première société populaire venue avait le droit de déporter sans autre forme de procès ; il suffisait de conserver des usages ou une idée de l'ancien régime, pour être assimilé aux ci-devant nobles et puni comme gentilhomme à seize quartiers ( 17 avril 1794).
« Certains journalistes de notre temps auraient été bien à plaindre en 1795, attendu qu'un décret du 11 mai ordonnait la prompte répression des mensonges et des calomnies contre le gouvernement de l’époque. J'engage nos frères et amis à se faire représenter la proclamation du directoire, en date du 16 avril 1796, relative aux propos séditieux ; ils y verront avec quelle douceur on procédait alors contre ceux qui osaient avoir une opinion à eux. Si ce n'était la date, on croirait lire une ordonnance du temps de la Saint-Barthélemy ou des Dragonnades.
« Le 4 décembre de l'année suivante, les journaux et les presses sont mis, pendant un an, sous l'inspection de la police, qui pourra les supprimer.
« Quatre jours après, la république proscrit en masse tous les propriétaires, entrepreneurs, directeurs, auteurs et rédacteurs de quarante-six journaux.
« Tous les ci-dessus nommés, dit ce décret (en date du 8 septembre 1796), seront déportés sans retard ; leurs biens seront séquestrés aussitôt après la publication de la présente loi, et mainlevée n'en sera donnée que sur la preuve authentique de l'arrivée des condamnés au lieu de leur déportation.
« Le Directoire est autorisé, pour l'exécution de la présente loi, à faire des visites domiciliaires.
« Le 2 septembre 1799, nous voyons encore soixante-huit imprimeurs, journalistes, écrivains, etc., déportés à l'île d'Oléron.
« Le républicain Barras se distinguait particulièrement parmi les (page 497) adversaires de la liberté de la presse ; sa colère allait même jusqu'à ordonner des voies de fait contre ceux qui prenaient la liberté grande de contrôler les opérations de ce cinquième de Majesté, Dans son numéro du 21 janvier 1797, l'abbé Poncelin, auteur du Courrier républicain, ayant eu l'audace de s'exprimer un peu trop librement sur le compte du citoyen monarque, fut saisi dans son domicile ; on lui banda les yeux, et après l'avoir traîné jusqu'au palais directorial, on le fustigea en présence de la haute puissance offensée, pour lui apprendre à mettre le doigt entre la main et la poche d'un directeur de la République.
« La persécution qui s'étendait sur tous ceux qui avaient le moyen d'exprimer leurs opinions par la voie de la presse, ne pouvait manquer d'atteindre également les sociétés populaires.
« Le 27 février 1796, le Directoire ordonne la clôture de quelques clubs ;
« Le 25 juillet 1797, tous les clubs indistinctement sont fermés en France ;
« Le 5 mars 1799, la proscription s'étend sur les cercles particuliers où l'on agite des questions politiques.
« Les défenseurs de ce système absurde et tyrannique ont prétendu, il est vrai, que si les républicains d'alors se livraient à tant d'excès, ce n'était qu'à leur corps défendant, et seulement parce que la main de fer de la nécessité les y poussait malgré eux. Cela est peut-être vrai pour quelques-uns ; mais assurément tous n'éprouvaient pas cette répugnance dont on vient nous parler aujourd'hui. Ecoutez ces paroles lancées en pleine tribune à la Convention.
« Le 21 juin 1793 après le triomphe de la Montagne sur la Gironde, Guffroy s'écrie : « Enfin le peuple triomphe, et les aristocrates vont, comme saint Denis, porter leurs têtes à madame Guillotine ! Abattons tous les nobles ! tant pis pour les bons, s'il y en a ; que la guillotine soit en permanence... la France aura assez de cinq millions d'habitants. »
La révolution avait débuté en supprimant de fait la liberté religieuse. En paroles, elle professait la plus profonde estime pour la foi de la majorité des Français. La citation de Fonfrède prouve jusqu'où l'on va une fois qu'on se place sur la pente des atteintes à la liberté. Toutes les libertés vraies, je le répète, sont solidaires, car toutes constituent des droits, et l'on ne viole jamais impunément le droit.
En 1829, on excitait le clergé à prêter aide et assistance aux adversaires des mesures inconstitutionnelles du roi ; en 1859, trente ans après, on veut même l'empêcher d'exprimer son opinion sur un acte quelconque de l'autorité publique, quel que soit l'agent qui l'ait posé.
Où sont, d'ailleurs, les attaques du clergé belge, soit contre le gouvernement, soit contre une loi, soit contre un arrêté royal, soit contre un acte de l'autorité, qui, bien entendu, ne tombent pas sous l'application du droit commun ?
Il est arrivé, je ne le conteste pas, que des membres du clergé se sont livrés à des personnalités dans leur chaire. Ce sont là des actes hautement blâmables et que je flétris du haut de cette tribune ; mais ces actes sont prévus par le droit commun. Pourquoi des lois spéciales ?
L'adoption des articles 295 et suivants n'a, selon moi, d'autre effet possible que celui de permettre de susciter de nombreuses tracasseries aux membres du clergé, dans un intérêt politique.
Et cependant, messieurs, comme le dit un publiciste : « La constitution votée à l'unanimité du Congrès, c'est la renonciation de tous les partis à invoquer l'appui du bras séculier pour soutenir leurs doctrines ou combattre leurs adversaires. »
Voulez-vous rester fidèles à cette volonté du Congrès, rejetez les articles 295 et suivants ; voulez-vous y devenir infidèles, adoptez-les.
Mais, avant de vous prononcer, songez, messieurs, à l'avenir, songez aux circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, et qui rendent indispensable l'union de tous les Belges, dans un but commun : le bonheur du pays, fruit du maintien de son indépendance et de ses libertés.
- La discussion générale est close.
« Art. 293. Tout ministre d'un culte qui, hors les cas formellement exceptés par la loi, procédera aux cérémonies religieuses d'un mariage, sans qu'il lui ait été justifié d'un acte de mariage préalablement reçu par les officiers de l'état civil, sera, pour la première fois, puni d'une amende de vingt-six francs à cent francs. »
M. le président. - La commission se rallie à la rédaction proposée par le gouvernement.
M. Tack. - J'ai demandé la parole pour faire une simple observation sur l'article 293. 293. Il ne faut pas qu'il reste le moindre équivoque sur la portée du texte de cet article ; il est question dans cet article de justification d'un acte de l'état civil, cependant il doit être bien entendu que l'article 293 n'est applicable que dans le cas où la bénédiction nuptiale a été donnée à des personnes non mariées préalablement devant l’officier de l'état civil. En d'autres mots, le ministre du culte n'est pas punissable par cela seul qu'il ne s'est pas fait produire l'expédition de l'acte de l'état civil ou le certificat constatant que le mariage civil a eu lieu ; pour que l'article soit applicable, il faut que le mariage civil n'ait pas eu lieu.
L'honorable ministre de la justice me fait signe que c'est ainsi qu'il convient d'interpréter la disposition qui nous occupe. C'est, en effet, dans ce sens qu'elle a été commentée par les criminalistes les plus renommés. C'est ainsi que j'ai toujours compris la disposition.
Mais comme, en dehors de cette enceinte, on a élevé des doutes à cet égard, j'ai voulu les dissiper pour l'avenir. Puisque l'on est d'accord, je n'ai plus rien à ajouter.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est ainsi que la question a été résolue par le conseil d'Etat lui-même. Au surplus je ne fais que reproduire l'ancienne rédaction.
M. Moncheur, rapporteur. - Cette question a été traitée, entre autres, par Chauveau et Hélie, et ces auteurs établissent que, lorsque en fait, le mariage civil a précédé le mariage religieux, il ne peut y avoir de préjudice causé à la société, et que, par conséquent, il ne peut y avoir de délit.
La loi laisse donc aux ministres des cultes le soin de s'assurer par les moyens qu'ils jugent suffisants, de l'antériorité du mariage civil, et cette antériorité suffit pour les rendre exempts de toute peine.
- L'article est mis aux voix et adopté.
« Art 294, En cas de nouvelles contraventions de l'espèce exprimée dans l'article précédent, le ministre du culte, qui les aura commises, sera puni, savoir :
« Pour la première récidive, d'un emprisonnement de huit jours à six mois et d'une amende de cent francs à trois cents francs ;
« Et pour toute récidive ultérieure, d'un emprisonnement de six mois à deu .ans et d'une amende de deux cents francs à cinq cents francs. »
- Adopté.
M. le président. - M. le ministre de la justice vient de faire parvenir au bureau une rédaction nouvelle des articles 295 et 296. Voici ces articles nouveaux.
« Art 295. Les ministres des cultes qui, dans des discours prononcés ou par des écrits lus, dans l'exercice de leur ministère, et en assemblée publique, auront fait la critique ou censure du gouvernement, d'une loi, d'un arrêté royal ou de tout autre acte de l'autorité publique, seront punis d'un emprisonnement de huit jours à un an et d'une amende de vingt-six francs à cinq cents francs. »
« Art 296 Si le discours ou l'écrit contient une provocation directe à la désobéissance aux lois ou aux autres actes de l'autorité publique, ou s’il tend à soulever ou armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui l'aura prononcé ou lu, sera puni d'un emprisonnement de six mois à trois ans si la provocation n'a été suivie d'aucun effet ; et d'un emprisonnement d'un an à cinq ans si elle a donné lieu à la désobéissance, autre toutefois que celle qui aurait dégénéré en sédition ou révolte. Le coupable sera de plus condamné à une amende de cent francs à cinq cents francs. »
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Dans mon système, l'article 297 est maintenu et les trois derniers articles sont supprimés.
M. le président. - Je n'en avais point parlé parce que cela est conforme à la proposition de la commission qui tend au maintien de l'article 297 et à la suppression des trois articles suivants.
La Chambre ordonnera sans doute l'impression des articles nouveaux ?
M. de Muelenaere. - Je prierai la Chambre de vouloir bien ordonner l'impression et la distribution des amendements proposés par M. le ministre de la justice.
Je prierai, en même temps, M. le ministre de la justice de vouloir bien déposer dès à présent les autres amendements qu'il serait dans l'intention de présenter à d'autres articles.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Il n'y en a pas d'autres.
M. de Muelenaere. - Il est bien entendu que les trois derniers articles sont supprimés.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Certainement ; c'est, du reste, le même système que celui de la commission.
M. le président. - Il ne reste donc plus que les articles 295 et 296 nouveaux et l'article 297.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Le système que je propose n'est autre que celui de la commission, sauf que je maintiens les mots : « critique ou la censure des actes du gouvernement », que je substitue au mot « attaques ».
Je modifie les pénalités en ce sens que l'emprisonnement, au lieu d'être de trois mois à un an, est de huit jours à un an, et l'amende, au lieu d'être de 50 à 300 fr., est de 26 à 500 fr.
J'expliquerai ultérieurement les raisons qui m'ont déterminé à faire ces modifications.
M. de Theux. - Je demanderai à M. le ministre de la justice s'il (page 498) y aurait un inconvénient à ce qu'il expliquât immédiatement les motifs du sous-amendement qu'il propose à l'amendement de la commission.
Je crois que cela poserait mieux la question pour l'assemblée, qu'on saurait mieux apprécier la portée du débat.
Si M. le ministre de la justice y trouve des inconvénients, il est libre d'user de son droit de ne point parler. Mais s'il n'y voit point d'inconvénient, je crois que cela serait désirable.
M. le président. - Je ferai remarquer que la rédaction nouvelle aboutit à maintenir le projet du gouvernement que la commission avait modifié.
M. J. Jouret. - Messieurs, l'amendement de M. le ministre de la justice maintient la rédaction primitive du gouvernement jusqu'à un certain point. Il n'y a, me semble-t-il qu'une nuance très légère.
Pour mon compte, comme je n'adopte ni l'amendement de la commission proposé dans le premier rapport, ni le second amendement et que dans mon opinion il faut maintenir les articles 295 ainsi que les articles 298 et suivants, je suis prêt, si la Chambre le désire, à exposer mes motifs, la question restant parfaitement intacte en ce qui concerne le système que j'ai à défendre.
M. le président. - Vous êtes le premier inscrit ; vous avez la parole.
M. J. Jouret. - Je répète que, quant à moi, je suis d'opinion qu'il faut maintenir les articles 295 et suivants de même que les articles 298 et suivants du projet du gouvernement.
Pour expliquer la préférence que je donne aux dispositions du projet, je n'entrerai pas dans la discussion théorique des principes qui dominent la matière.
D'autres membres de la Chambre et notamment MM. les membres de la commission qui ont dû approfondir toutes les questions importantes que le projet soulève auront assez l'occasion de le faire, et ils le feront avec beaucoup plus d'autorité que moi.
Je me bornerai donc à présenter à la Chambre des considérations plus générales et essentiellement pratiques.
La raison de ma manière de voir est que je ne puis admettre qu'il soit bon pour quelqu'un, qu'il puisse être bon pour la religion surtout, que le prêtre en chaire de vérité puisse critiquer, censurer les actes du gouvernement, ouvrir en quelque sorte à ce sujet un débat politique ; cela constitue à mes yeux un acte aussi inadmissible qu'injuste, parce que le prêtre dans cette position ne peut pas rencontrer de contradicteur. Le temple dans lequel le prêtre jouit d'une protection particulière de par la loi elle-même, n'est ouvert au service du culte qu'en vue du culte seulement, et c'est uniquement pour prêcher les dogmes del a religion que la chaire a été érigée et mise à sa disposition.
Si le prêtre, libre, comme tout autre citoyen, veut user de son droit de citoyen, il le peut comme tout le monde partout ailleurs que dans le temple, et lorsqu'il le fait avec dignité sans souillure pour sa robe et la sainteté de son caractère, je suis loin de le blâmer.
Il faut le reconnaître, d'ailleurs, les discussions lumineuses, de part et d'autre approfondies, auxquelles les organes sérieux de la presse se sont livrés à ce sujet, ainsi que le rapport supplémentaire du rapporteur de la commission, l'honorable M. Moncheur, ont établi d'une manière claire et irréfutable selon moi, que l'article actuellement en discussion n'a rien d'inconstitutionnel, que les dispositions du Code pénal sur cette matière n'ont pas été abolies par les articles 6 et 14 de la Constitution que l'on cite pour essayer de le prouver, que la disposition proposée adoucit infiniment la rigueur de la loi et constitue ainsi un progrès, une amélioration véritable.
Il est donc certain, et c'est ce qu'avait reconnu avec loyauté l'un des hommes les plus considérables qui, siégeant dans une autre enceinte, professe une opinion diamétralement opposée à la nôtre, que le ministre du culte, « jouissant dans le temple d'une autorité morale incontestable et incontestée, ses paroles peuvent avoir un effet tout autre que celles d'un simple particulier, » et qu'alors il est soumis à une répression spéciale ; et il s'ensuit que plus il sera influent et éclairé, plus la loi pénale devra se montrer sévère envers lui, s'il méconnaît sa mission de paix et de civilisation, et s'i amène le trouble et la désunion parmi ceux auxquels il ne doit enseigner que les principes de la religion, de la morale et de la fraternité.
Messieurs, en méditant les questions soulevées par les articles 295 et suivants, une circonstance m'a frappé et dans la sincérité de mes sentiments religieux, je la trouve infiniment regrettable. C'est que parmi les adversaires de ces dispositions on rencontre les deux extrêmes : d'un côté, ceux qui dans un intérêt mal entendu pour la religion réclament pour elle une liberté telle qu'elle ne serait plus que la licence, et de l'autre ceux qui, hostiles à la religion, voudraient lui faire des dons funestes pour pouvoir compromettre ses ministres et parvenir plus sûrement à la perdre.
Ceux qui repoussent l'article 295 par un sentiment d'intérêt pour la religion, ont-ils bien réfléchi aux conséquences fâcheuses pour l'ordre public, que peut amener une semblable mesure ? Ne craignent-ils pas qu'un plus grand nombre de chaires de vérité qne jamais ne se transforment en triiiunes,qu'on ne s'y 'ivre avec une nouvelle ardeur aux excès d'un zèle religieux malentendu et que, sous prétexte d'exercer sa foi religieuse avec une liberté sans limite, on ne blesse de plus en plus et de. 1 a manière la plus grave les populations dans leur foi politique.
Si cet état de choses, ce qui est bien à craindre, vient à se produire, nos populations profondément libérales le supporteront-elles longtemps et n'y a-t-il pas là, messieurs, une source de perturbations et de malheurs pour la société ?
On me dira peut-être : Vos craintes à cet égard sont exagérées, chimériques !
Mais les hommes les plus considérables dans la droite des deux Chambres les partagent.
Déjà, en effet, l'honorable M. d'Anethan, dont les opinions religieuses profondes ne sont ignorées de personne, a fait connaître sa manière de voir au moyen de la presse.
M. Rodenbach. - Mais M. d'Anethan a modifié sa manière de voir.
M. J. Jouret. - Je le sais de reste, et je vais vous le prouver.
Cette opinion, il est vrai, il vient de la modifier d'une manière assez inattendue ; mais il n'y a nul doute pour moi, que son opinion consciencieuse et vraie se trouve exprimée dans les premières lettres qu'il a adressées à l'un des organes des idées de son parti, et les raisons assez faibles qu'il donne pour expliquer ce brusque changement dans sa manière de voir indiquent suffisamment que l'honorable sénateur n'a fait que subir, à son insu et de bonne foi, sans doute, l'une de ces nécessités auxquelles doivent se soumettre les hommes qui se trouvent à la tête de leur parti et qui, pour le diriger, sont quelquefois forcés de subir son impulsion.
Je n'ai pas besoin de dire, je crois, qu'il ne peut y avoir rien de désobligeant dans mes paroles pour l'honorable membre du Sénat ; telle n'est pas mon intention.
Mais l'honorable M. d'Anethan jouit dans son parti et, je puis dire dans le pays, d'une grande autorité.
Ses judicieuses et éloquentes paroles avaient été accueillies comme un gage d'impartialité, comme une preuve de haute indépendance, et il n'est pas étonnant, dès lors, que nous exprimions le regret de voir cet homme d'Etat modifier tout à coup sa manière de voir.
Permettez-moi, messieurs, de mettre sous vos yeux quelques-unes des paroles de M. d'Anethan ; on ne peut rien dire de plus éloquent à l'appui de l'opinion que je soutiens et du vote que je prétends qu’il faut émettre.
« Le ministre du culte, dit M. d'Anethan, jouit et doit jouir, dans l'intérêt social même, d'une salutaire influence. Cette influence, il l'emploie utilement pour enraciner et propager les idées de religion et de morale ; mais si, faisant incursion sur le domaine exclusivement politique, il sort de ses véritables attributions, il ne s'adresse pas moins à un auditoire habitué à respecter sa parole et à l'accepter, comme une vérité qui, émanant d'une source divine, ne peut être ni contredite ni même discutée.
« On conçoit dès lors que le gouvernement, chargé de défendre les institutions, les lois et l'autorité, doive être armé pour repousser les attaques que se permettrait un ministre du culte, tandis qu'il faut se borner à mépriser les attaques de même nature, partant d'un simple particulier.
« Il me paraît difficile de contester ce principe. Il ne serait contestable que si, ce qu'à Dieu ne plaise, les ministres du culte ne possédaient pas la légitime influence que je leur reconnais et dont le maintien est si désirable pour la religion et pour l'Etat lui-même (…)
« Pourquoi s'effrayer, si on veut lui garantir (au culte) ce caractère (exclusivement religieux) en mettant des bornes à un zèle abusif que déploreraient tous les catholiques sincères ? (…) »
« Qu'on songe aux conséquences qu'auraient pour l'esprit national des discours où l'on chercherait à discréditer et à rendre odieuses nos institutions et nos lois ; qu'on songe aux conséquences qu'auraient pour l'ordre public des discours qui présenteraient les actes de l'autorité comme vexatoires et injustes et feraient ainsi germer dans les populations le désir de les enfreindre ou de s'y opposer ! »
Veuillez-le remarquer, messieurs, toutes ces considérations si puissantes et si logiques s'appliquent a fortiori aux instructions pastorales, aux mandements des évêques, et plaident avec beaucoup d'éloquence en faveur du maintien des articles 298 et suivants du projet de loi du gouvernement.
Je sais que l'on objecte l'article 16 de la Constitution, en prétendant qu'il faut nécessairement se soumettre à la rigueur inflexible de son texte.
Mais ceux qui s'occuperont de cette question n'auront pas de peine à démontrer que cet article 16 n'a eu en vue que les articles 207 et 208 du Code pénal, et l'article premier de la convention du 26 messidor an IX, et qu'il ne peut être considéré sérieusement comme un obstacle à ce que l'ensemble des dispositions du chapitre IX soit adopté.
Il suffit pour s'en convaincre de mettre ces textes en regard.
« Art. 207. Tout ministre d'un culte qui aura sur des questions en matières religieuses, entretenu une correspondance avec une cour ou puissance étrangère sans en avoir préalablement informé le gouvernement de l'empereur, chargé de la surveillance des cultes, et sans avoir obtenu son autorisation, sera, pour ce seul fait, puni d'une amende de cent francs à cinq cents francs, d'un emprisonnement de deux mois à deux ans. »
(page 499) « Art. 208. Si la correspondance mentionnée en l'article précédent a été accompagnée ou suivie d'autres faits contraires aux dispositions formelles d'une loi ou d'un décret de l'empereur, le coupable sera puni du bannissement, à moins que la peine résultant de la nature de ces faits ne soit plus forte, auquel cas cette peine plus forte sera seule appliquée. »
« Art.1er, convention du 26 messidor an IX. Aucune bulle, bref, rescrit, décret, mandat, provision, signature servant de provision, ni autres expéditions de la cour de Rome, même ne concernant que les particuliers, ne pourront être reçus, publiés, imprimés, ni autrement mis à exécution sans l'autorisation du gouvernement. »
Voyons maintenant l'article 16.
« L'Etat n'a le droit d'intervenir ni dans la nomination, ni dans l'installation des ministres d'un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication. »
Il est de toute évidence que la première partie de l'article 16 se rapporte aux articles 207 et 208 que je viens de citer, de même que la première partie se rapporte à l'article premier de la convention du 26 messidor an IX.
Ce second paragraphe, en effet, établit que dorénavant l'Etat n'a plus le droit de défendre aux ministres d'un culte quelconque de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs actes. Et quels sont ces actes ? Evidemment les actes de leurs supérieurs, c'est-à-dire pour renouveler l'énumération de l'article premier de la convention de messidor an IX, les bulles, brefs, rescrits, décrets, mandats, provisions, signatures servant de provisions, ou autres expéditions de la cour de Rome, lesquels ne pouvaient être reçus, publiés, imprimés, ni autrement mis à exécution sans l'autorisation du gouvernement.
Et il est clair comme le jour que quand l'article 16 ajoute : « Sauf en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication », les mots « en ce dernier cas » se rapportent évidemment aux mots « publier leurs actes », qui consistent dans les actes énumérés à l'article premier de la convention de messidor que nous venons de rappeler.
Mais il est évident que l'article 16 n'a pas et ne peut pas avoir de portée plus étendue, et il est incontestable que la question de savoir si les mandements des évêques, les lettres pastorales qui critiqueraient, ou censureraient les actes du gouvernement ou qui exciteraient les citoyens à la désobéissance et au mépris des lois, doivent ou non être punis, comme les prédications en chaire, est demeurée dans le domaine du législateur actuel.
Le plus grand nombre des auteurs est de cet avis. Je citerai en outre le Code pénal annoté par M. Delebecque qui me paraît convaincant à cet égard.
Le savant annotateur du Code, en effet, cite sous l'article 204 qui correspond à l'article 298 du projet, l'article 16 de la Constitution et prouve par-là que le rapport existant entre ces deux dispositions législatives ne lui a pas échappé, et c'est ce qui rend son opinion vraiment catégorique.
Les articles 204, 205 et 206 en effet sont maintenus en caractères ordinaires, comme le fait le savant annotateur toutes les fois qu'il veut indiquer que les dispositions sont maintenues.
Sous les articles 207 et 208, au contraire, il ne se borne pas à indiquer l'article 16 de la Constitution, il le donne en toutes lettres au bas de ces articles, et pour prouver que ces articles sont réellement abrogés, il les donne, comme il le fait toujours, en caractères italiques.
Ces indications de l'annotateur équivalent, il faut l'avouer, au commentaire le plus explicite.
Il en résulte, comme je le faisais observer à mes honorables amis, MM. Muller et Dolez, dans une conversation particulière, que les dispositions du Code pénal que reproduisent les articles 298 et suivants n'ont jamais été considérées comme abrogées par lui.
D'autres commentateurs partagent cette opinion, entre autres le savant professeur Nypels sur Chauveau et Hélie.
Mais il y a plus encore, dans le projet de Code pénal révisé, présenté en 1834 par votre honorable collègue M. Joseph Lebeau, alors ministre de la justice, ces articles 201 à 206 sont considérés comme n'ayant pas été abolis par la Constitution, et sont reproduits dans le projet. Les articles 207 et 208 au contraire sont seuls considérés comme ayant été formellement supprimés, et cette circonstance est d'autant plus décisive dans cette question, que l'on sait que l'honorable ministre de la justice de cette époque apportait dans ces matières les vues et les idées les plus larges et qu'il s'était déclaré partisan de la liberté des cultes, d'une manière absolue. Si donc cet homme d'Etat avait pu croire que les articles 201 à 206 du Code pénal qu'il reproduisait, fussent entachés de la moindre inconstitutionnalité, il est évident qu'il se serait bien gardé de les reproduire dans son œuvre.
Ce sont là, messieurs, des autorités bien imposantes, et lorsque vous songez que la grande commission chargée d'élaborer le projet de révision du code, le gouvernement après elle, M. le ministre de la justice dont vous ne pouvez méconnaître l'autorité en cette matière, la commission spéciale de la Chambre composée de nos meilleurs criminalistes, dans un premier examen des dispositions en question, ont été unanimes à vous proposer le maintien de ces dispositions ; je ne concevrais pas, je vous l'avoue, que toutes ces circonstances ne soient pas considérées comme de nature à faire une profonde impression sur vos esprits.
L'honorable M. Moncheur, dont les idées modérées et sincèrement religieuses sont aussi connues de la Chambre, et qui a été nommé rapporteur de cette partie du travail de la commission, adopte son système qui modifie légèrement celui du gouvernement, en ce qu'il se borne à lui assigner son véritable sens, en établissant que la critique et la censure doivent, pour être punies, être faites avec intention méchante et dégénérer ainsi en attaque contre le gouvernement.
L'honorable rapporteur a, du reste, déjà exprimé son opinion à cet égard dans une occasion précédente au sein de cette Chambre.
Et ce n'est pas seulement dans notre pays que les hommes les plus considérables et les plus dévoués aux idées sainement religieuses, répugnent à demander pour le prêtre ce qui ne serait pas la liberté, mais une véritable licence bien déplorable pour la religion et pour lui. Une foule d'hommes éminents à l'étranger partagent cette manière de voir.
A qui peut-il être utile, en effet, que le prêtre puisse impunément en chaire de vérité se livrer à des discussions politiques nécessairement empreintes de passion ? Est-ce à lui-même, est-ce à la religion, est-ce à la société, est-ce à ses auditeurs qui viennent chercher dans ses discours un peu de paix et les consolations dont ils ont besoin ? Et ces prédications politiques peuvent-elles avoir d'autre effet que de semer l'irritation et de pousser le prêtre dans ces voies de compression et d'intolérance que signalait naguère l'un de nos hommes d'Etat dont les idées religieuses sincères sont encore une fois connues de tous, l'honorable M. de Decker !
Je viens de dire que ce n'est pas seulement dans notre pays que les hommes éminemment religieux se prononcent dans ce sens.
A cet égard, qu'il me soit permis de citer un passage du récent écrit de M. de Montalembert que tous vous avez lu, sans doute, mais que l'on ne saurait assez méditer parce que ces paroles, magnifiques sous le rapport de l'idée qu'elles expriment comme sous celui de la forme dont l'éminent écrivain a su les revêtir émanent d'un homme profondément religieux aussi.
Voici ce passage :
M. de Montalembert rappelle « les déclamations sanguinaires accompagnées de provocations constantes à la guerre entre deux nations heureusement et glorieusement alliées, à une guerre dont les pieux instigateurs savent bien qu'ils seront les derniers à courir les dangers et à subir les sacrifices, » puis il continue : « Et quand ces déclamations sanguinaires viennent inonder les colonnes de ces journaux spécialement consacrés au clergé et encouragés par lui ; quand elles s'étalent entre le récit d'une apparition de la sainte Vierge, ou le tableau de la consécration d'une église au Dieu de miséricorde et d'amour, il en résulte, pour toute âme chrétienne que les passions haineuses d'un fanatisme rétrograde n'ont point infectée, un sentiment de douloureuse répugnance qui peut compter parmi les plus rudes épreuves de la vie d'un honnête homme. On croit entendre dans une nuit d'Orient le cri du chacal entre les roucoulements de la colombe, et le murmure rafraîchissant des eaux.
« Je reconnais du reste ce souffle !» s'écrie l'éminent écrivain ; je l'ai respiré et détesté aux jours de mon enfance, alors qu'une portion considérable de ceux qui s'intitulaient les défenseurs de l'autel et du trône poursuivaient de leur réprobation les généreux enfants de l'Hellade. »
Un peu plus loin M. de Montalembert continue :
« Pour ma part, je le dis sans détour, j'ai horreur de l’orthodoxie qui ne tient aucun compte de la justice et de la vérité, de l'humanité et de l'honneur. ».
Vous le voyez, messieurs, M. de Montalembert craint aussi les excès d'un zèle religieux et irréfléchi, et comme il le dit en termes si énergiques, « d'un fanatisme rétrograde. »
Messieurs, c'est à nous qu'il appartient, en décrétant la mesure telle qu'elle a été proposée primitivement par le gouvernement, de contribuer à garder le prêtre d'abus déplorables qui ne peuvent produire que l'intolérance et l'excitation et nuire sérieusement au sentiment religieux de nos populations, au lieu de l'entretenir et de l'aviver.
Je ne sais si ceux qui pensent ainsi sont nombreux. J'aime à penser que non ; je crois, je crois sincèrement que l'honorable M. De Fré qui repousse l'article 295 ne le repousse point par de semblables motifs.
Cependant j'ai été frappé d'un passage du discours qu'il a prononcé dans la séance du 22 décembre dernier et dans lequel il tâchait de démontrer que l'article 295 devait nécessairement disparaître.
Comme je l’ai dis plus haut, il est donc une seconde catégorie de personnes qui repoussent l'article 295, ce sont ceux qui disent : Abandonnons, sous ce rapport, le ministre du culte à lui-même, donnons-lui la faculté de se livrer impunément aux excès les plus blâmables ; qu'il se montre en chaire le plus violent, le plus intolérant des hommes ; il perdra tout prestige, toute influence chez ses ouailles, et c'est nous qui en profiterons.
« Voilà, disait M. De Fré, les motifs pour lesquels l'article 295 qui est le corollaire de l'article 150 doit disparaître.
« Vous voulez que la liberté de censurer les actes du gouvernement ne soit pas laissée aux évêques.
« Je ne sache pas que l'opinion libérale ait eu à se plaindre des mandements des évêques ; elle leur doit, en grande partie, le retour aux (page 500) affaires du cabinet libéral. Les hommes qui sont assis au banc ministériel doivent des actions de grâces aux évêques. »
Messieurs, nous ne devons pas vouloir, l'opinion libérale ne doit pas vouloir, que nous ayons des actions de grâces à rendre aux ministres des cultes, aux évêques, pour les excès auxquels ils seraient assez malheureux pour se livrer et qui compromettraient leurs intérêts et ceux de la religion. Notre désir, notre intérêt à tous, c'est que les ministres du culte se comportent de manière à se faire aimer, respecter et à faire honorer la religion. Si, souvent, lorsqu'ils entrent imprudemment dans le domaine de la politique, il en est autrement, nous ne pouvons que le déplorer sincèrement.
Quels que soient donc les motifs qui guident notre honorable collègue M. De Fré dans son opinion.il repousse, comme le feront un grand nombre des membres de la droite, l'article 295 d'une manière absolue ; il veut que la chaire puisse retentir des prédications politiques les plus dangereuses, les plus passionnées, que le prêtre puisse y aller jusqu'à l’attaque du gouvernement, des lois, des arrêtés royaux, etc., sauf répression, sans doute, aux termes du droit commun.
C'est, pour mon compte, ce que je ne puis vouloir, et je crois, messieurs, qu'en adoptant cette opinion, l'honorable M. De Fré se trompe de la manière la plus étrange, parce qu'il ne tient compte que de ce qui se passe à Bruxelles ou dans les autres grandes villes du pays, où, je veux le croire, un pareil état de choses offre peu d'inconvénients.
Dans les grands centres, en effet, où la civilisation a fait d'immenses progrès, où règne un sentiment exquis de politesse, un grand respect des convenances, où par conséquent s'éveillent rapidement des susceptibilités qu'il serait dangereux, impossible même de braver, je reconnais que les ministres du culte s'imposent généralement à l'égard des choses politiques une réserve qui ne peut être qu'utile à la religion et à eux-mêmes.
Mais en est-il ainsi dans nos provinces, eu est-il ainsi dans nos arrondissements électoraux des campagnes ?
Messieurs, les faits sont là pour répondre. Vous n'avez pas oublié, sans doute, les circonstances fâcheuses qui souvent se sont produites à l'époque des élections.
Des hommes courageux, pour répondre aux prédications politiques auxquelles on se livrait scandaleusement dans le temple se sont vus forcés, tantôt de réunir les auditeurs au sortir de l'église pour réfuter de point en point tout ce qui venait de s'y dire, tantôt de recourir à la voie de la presse pour détruire les accusations injustes dont ils étaient l'objet.
Eh bien, c'est là un état de choses déplorable, on en conviendra, que nous devons repousser de toutes nos forces.
Il y aurait de plus dans l'adoption de l'amendement de la commission, et bien plus encore dans la suppression de l'article 295, un danger véritable, celui de voir que les ministres des cultes, se considérant dorénavant comme affranchis de toutes règles, viennent à se livrer sans la moindre retenue à la critique et à la censure des actes du gouvernement, quand antérieurement ils pouvaient eu être détournés par les dispositions non abolies du Code pénal.
Messieurs, je pense qu'il faut adopter les articles 295 et suivants ; il faut les voter parce que je suis convaincu que les hommes d'expérience et de lumière, de même que les prêtres dignes de ce nom, sont unanimes à penser que rien n'est plus fatal au sentiment religieux sainement entendu que l'état de choses que je viens de signaler dans les lieux où il se produit.
Oh ! s'il était vrai, comme la presse de nos adversaires nous en accuse, que nous soyons des hommes aux idées subversives et irréligieuses, nous ne pourrions, en effet, rien désirer de plus favorable à nos vues, que de laisser s'introduire de pareils désordres dans le temple.
Mais, messieurs, le libéralisme belge ne peut pas être, n'est pas, en effet, irréligieux. S'il l'était, il ne représenterait pas fidèlement un pays qui s'est distingué dans tous les temps, par son caractère religieux comme par son amour passionné pour toutes les libertés.
Et à cet égard, que la Chambre me permette de finir par quelques paroles que je désire depuis longtemps prononcer dans cette enceinte.
J'en ai vainement cherché l'occasion dans le courant de la session dernière, mais le soin avec lequel les membres de la droite ont fui toute discussion politique a empêché cette occasion de naître.
J'en ai éprouvé un profond regret, et je suis certain qu'il en a été ainsi pour tous mes collègues nouveaux venus dans cette Chambre, parce que, comme moi, ils ont dû souvent se sentir blessés dans leurs sentiments les plus intimes et les plus vrais.
Ces paroles, au reste, j'espère que la Chambre ne les considérera pas comme inutiles, parce qu'elles donnent aux considérations que je viens de lui soumettre leur signification, leur véritable caractère, et que dans des questions de cette nature et de cette importance, il est bon que chacun dise devant le pays tout ce qu'il pense.
Il est inutile de vous rappeler, messieurs, qu'à la suite des élections de décembre 1857, nous avons constamment été représentés, non par nos collègues de cette Chambre, mais par la plupart des organes de la presse qui représentent leurs idées et leurs principes, comme le résultat de l'émeute, comme le produit des passions désordonnées de la multitude, comme l'expression brutale de sentiments de haine contre le prêtre et la religion.
On nous a qualifiés, mes honorables collègues de la gauche et nous, par l'expression de « majorité de l'émeute ».
Ce thème a été produit et reproduit à toute occasion, et ces odieuses accusations sont reproduites encore et le seront avec d'autant plus d'insistance que l'époque des élections de cette année sera plus prochaine.
Messieurs, est-il vrai - et c'est à vous, mes honorables collègues entrés avec moi dans cette Chambre, en décembre 1857 que je m'adresse, et je vous adjure de donner à mes paroles par une adhésion non équivoque, l'importance que ma faible voix dans cette Chambre, mon peu de notoriété dans le pays ne pourraient leur donner, - est-il vrai que vous soyez des hommes irréligieux, est-il vrai que vous ayez apporté au sein du parlement des instincts de désordre, des principes subversifs, le mépris pour le prêtre, la haine pour la religion ?
N'est-il pas vrai, au contraire, que, comme des hommes indépendants et éclairés, vous portez à la religion un dévouement profond et sincère ?
N'est-il pas vrai que si la religion, si les libertés religieuses inscrites dans notre pacte fondamental venaient à être menacées, vous vous lèveriez tous, dans cette enceinte, pour les défendre ?
Quoi ! messieurs, nous serions des hommes irréligieux, lorsque nous venons, avec nos prédécesseurs et comme eux, défendre ici l'indépendance des pouvoirs civils et politiques.
Nous serions des hommes irréligieux, lorsque nous nous montrons disposés, empressés même à voter des lois qui empêcheront le pays de se couvrir de plus en plus de monastères, de cloîtres, de couvents, d'établissements de mainmorte de toutes espèces, au lieu de le voir se couvrir d'usines, d'ateliers, d'instruments de travail, d'écoles et de temples, qui développeront bien mieux sa propriété, sa richesse, ses sentiments moraux et religieux et assureront bien plus efficacement son bonheur ?
Nous serions des hommes irréligieux, lorsque nous voulons sauvegarder la liberté d'enseignement telle que la Constitution l'a établie, lorsque nous voulons éviter à tout prix que le monopole de l'enseignement tombe aux mains du clergé, profondément convaincus que le jour où cet état de choses se produirait, nos magnifiques institutions seraient immédiatement frappées de mort !
Nous serions des hommes irréligieux, lorsque, justement effrayés du souffle d'intolérance dont le pays est incessamment menacé, nous repoussons avec autant d'indignation que de dégoût, ce joug humiliant et odieux que les gouvernements théocratiques font peser d'une manière si lourde sur des peuples dignes d'un meilleur sort qu'ils vouent au mépris et à la pitié des nations civilisées et libres ?
Nous serions des hommes irréligieux enfin parce que nous voulons à tout prix maintenir les conquêtes de 1789 et empêcher la restauration de l'ancienne société dont notre immortelle Constitution a effacé jusqu'au dernier vestige ?
Ah ! messieurs, si c'est à ce prix que nous sommes des hommes irréligieux, je le dirai avec une profonde conviction à ceux de nos honorables collègues qui siègent de l'autre côté de cette Chambre, les temps viendront peut-être, certains indices le font craindre, et le plus considérable de vous le disait, il y a quelques jours à peine, en termes évidemment empreints d'exagération, les temps viendront peut-être où les hommes irréligieux de notre espèce seront encore pour les hommes religieux de la vôtre le seul abri, la dernière planche de salut.
Je me hâte d'en exprimer le vœu, messieurs, puissent ces temps ne jamais venir, ni pour vous ni pour nous !
Messieurs, c'est animé de ces sentiments que je voterai le maintien pur et simple des articles 295 et suivants, de même que celui des articles 298 et suivants, à moins que pour ces dernières dispositions, on ne parvienne à me démontrer que leur maintien ne porte une atteinte quelconque à la Constitution.
Je n'ai pas besoin de dire que ce vote doit être entendu comme le dit le rapport de la commission, de manière à concilier le grand principe de la liberté des cultes avec les exigences de l'ordre et de la tranquillité publique, et que sous le rapport de la distinction à faire entre la discussion des questions de l'ordre spirituel, et la discussion de celles qui lui sont étrangères, il faut laisser au juge le soin d'apprécier les faits, et de reconnaître s'ils tombent sous l'application de ces dispositions.
En émettant ce vote, messieurs, ma conscience me dit que je fais quelque chose d'utile à tous les grands intérêts que nous avons à sauvegarder ici.
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.