Séance du 26 janvier 1859
(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1858-1859)
(page 394) (Présidence de M. Verhaegen.)
M. Crombez procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Boe donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Crombez présente l'analyse des pétitions suivantes ;
« Le sieur Lescrinier, instituteur communal à Huysinghen, milicien de la levée de 1856, réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir du département de la guerre, l'autorisation de se marier. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Philippe, agriculteur, à Warempage, prie la Chambre de lui accorder une indemnité pour le dommage occasionné à sa bergerie par suite du remblai d'un chemin vicinal construit en 1856 » .
- Même renvoi.
« Le conseil communal d'Assche demande une modification à l'article 2 de la loi du 7 ventôse an XII, concernant les voitures de roulage et prie la Chambre d'inviter le gouvernement à suspendre l'exécution de cet article, jusqu'à ce qu'il ait été révisé par la législature. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal et des habitants de Molenbeek-Wersbeek demandent que le chemin de fer de Louvain à Diest soit dirigé par Winghe-Saint-Georges, et qu'il soit accordé une garantie d'un minimum d'intérêt pour assurer l'exécution de cette voie avant celle de l'embranchement d'Aerschot à Diest. »
- Même renvoi.
« Même demande du conseil communal et d'habitants de Meensel-Kieseghem, Winghe-Saint-Georges, Lubbeck, Attenrode-Wever et des administrations communales de Becquevoort, Webbecom, Caggevinne-Assent et Waenrode »
M. de Luesemans. Cette pétition se rattache à un objet dont j'ai souvent eu occasion d'entretenir la Chambre. Je veux parler du chemin de fer de Louvain à Diest. Je n'entrerai pas pour le moment dans des détails ; il en sera temps lorsque le rapport sera fait.
Je demande que ces pétitions soient renvoyées à la commission, avec prière de les examiner avec la maturité qu'elle apporte dans toutes ces affaires et de faire un prompt rapport.
- Cette proposition est adoptée.
« Le sieur Abraham-Eloy Sauval, fabricant de tabac à Péruwelz, né à Condé (France), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi au ministre de la justice.
« Les sieurs Maurage et Jullien demandent qu'il soit mis promptement un terme à l'incertitude existant à l'égard des dispositions du projet de Code pénal relatives à la presse. »
- Renvoi à la commission chargée de la révision du Code pénal.
M. le président. - La parole est à M. Vander Donckt pour une motion d'ordre.
M. Vander Donckt. - Messieurs, dans la séance d'hier, l'honorable ministre des finances m'a classé dans la catégorie des membres qui réclament la réforme de nos lois sur le régime postal, la réforme de nos lois douanières, etc. C'est contre ces paroles que je tiens protester, et j'aime à croire que c'est par erreur qu'il a confondu les opinions que je professe avec celles de M. Coomans dont je respecte les opinions, sans les partager, mes antécédents prouvent tout le contraire. Par mon discours prononcé en séance du 16 décembre 1858, j'ai combattu la reforme postale. Vous vous rappellerez que l'honorable M. Loos, en me réfutant, disait que c’était pour la première fois qu'il entendait dire que cette réforme profiterait seulement aux classes aisées ; je partageais l'opinion du cabinet comme je la partage au sujet de la réforme douanière de la loi sur le recrutement, etc.
Je déclare donc que je prêterai mon appui, mon concours loyal aux projets du gouvernement que je croirai utiles aux intérêts de mon pays. Est-ce à dire que je viens me jeter dans les bras de MM. Frère et Rogier ? Nullement, messieurs, pas plus que je ne me jetterai dans les bras de MM. De Fré et Goblet. j'examinerai les actes du cabinet sans prévention, sans esprit de parti, mais avec une indépendance entière ; j’approuverai ceux que je croirai utiles aux intérêts du pays ; je les appuierai de mes paroles et de mon vote, comme je repousserai ceux que je croirai contraires à ces intérêts ; j'entends conserver une indépendance complète, et c'est cette indépendance et cette absence d'exclusivisme (si je puis m'exprimer ainsi), qui m'ont concilié la bienveillance et les sympathies des nombreux et honorables membres du côté gauche comme du côté droit de cette Chambre. J'ai dit.
M. de Luesemans. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale sur les amendements adoptés par le Sénat à la loi organique des conseils de prud'hommes.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport.
M. le président. - Le rapport sera distribué ce soir. A quel jour la Chambre veut-elle fixer la discussion ?
- Plusieurs membres : A la suite de l'ordre du jour.
M. de Luesemans. - Si cet objet est mis à la suite de ceux à l'ordre du jour, il ne viendra qu'après l'examen du livre II du titre IV du Code pénal. Je crois que la Chambre pourrait s'en occuper plus tôt. La discussion ne sera pas bien longue.
M. Lelièvre. - A demain !
M. Coomans. - Il serait bon cependant que nous pussions lire les projets de loi que nous avons à voter.
M. de Luesemans. - Ce que je demande n'exclut pas l'examen.
Je ne demande pas la discussion immédiate.
Plusieurs membres. - A après-demain.
- La Chambre fixe la discussion à après-demain.
M. de Luesemans. - Messieurs, la Chambre a consacré cinq séances à une discussion qui n'a eu d'autre caractère qu'un caractère politique ; je n'entends pas y revenir. Je crois néanmoins que lorsque des questions importantes surgissent dans le pays, il est bon qu'elles viennent aboutir à la Chambre et y soient publiquement discutées. Par ces considérations, je désire adresser au gouvernement une interpellation relative à une autre question qui, sans être politique, en a cependant un peu revêtu les caractères, quoique, à mon point de vue, elle soit exclusivement administrative. J'entends parler de ce qu'on appelle la liberté des fonctionnaires.
Si nous en croyons ce qui a été révélé par les journaux, certains faits se seraient passés entre le gouvernement et quelques fonctionnaires qui auraient eu à se plaindre, disent-ils, de la conduite tenue à leur égard par l'honorable ministre de l'intérieur. A ce sujet plusieurs systèmes se sont produits. Les uns voudraient une indépendance absolue des fonctionnaires, c'est-à-dire que lorsqu'ils ont donné au gouvernement les heures de travail pour lesquelles ils reçoivent une indemnité, tout serait dit. A la sortie de leur bureau, ils redeviendraient ce que sont tous les autres citoyens, ils redeviendraient libres d'attaquer le gouvernement comme ils l'entendent.
D'autres voudraient une dépendance presque absolue, c'est-à-dire que ceux-là voudraient le contre-pied de la première opinion.
Au centre une autre opinion se forme. On distingue entre les fonctionnaires politiques et les fonctionnaires non politiques. On établit même certaines catégories.
Ainsi on veut pour les professeurs une liberté plus grande que pour d'autres citoyens.
Quoi qu'il en soit, je demande au gouvernement qu'il veuille bien nous dire quel est le système qu'il entend suivre à l'égard des fonctionnaires. Je lui demande s'il verrait quelque inconvénient à nous faire connaître les faits auxquels je viens de faire allusion et qu'il doit suffisamment connaître.
Je crois que de semblables explications auront un double résultat utile.
D'abord, pour le gouvernement qui sera mis à même de faire connaître exactement les faits, dès lors non contestables ; ensuite, pour les fonctionnaires, qui connaîtront à la suite de ces explications, quels sont les liens qui les rattachent à l'administration, à quoi ils s'engagent lorsqu'ils en font partie.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Messieurs, l'opinion du gouvernement, en ce qui concerne la position des fonctionnaires, nous avons eu, à une autre époque, l'occasion de la faire connaître. Nous persistons dans l'opinion que nous avons exprimée alors, et nous demandons à la Chambre la permission d'ajouter quelques explications sur les faits auxquels on a fait allusion.
Il y a dix ans, sous l'administration de l'honorable M. de Theux, deux fonctionnaires publics furent frappés, l'un de destitution, l'autre d'une mise en disponibilité pour avoir fait partie d'une société électorale qui combattait le ministère.
Nous fûmes appelés à nous expliquer sur ce fait devant la Chambre, et nous déclarâmes alors, comme nous déclarons aujourd'hui, que le fonctionnaire public qui se mettait en hostilité ouverte avec le gouvernement, encourait par là même la chance d'être frappé par lui, que le fonctionnaire public qui se sépare du gouvernement ne doit pas trouver étrange ni injuste que le gouvernement se sépare de lui.
Dès lors nous ne pûmes pas blâmer les principes qui avaient reçu leur application sous l'administration de l'honorable M. de Theux ; nous crûmes que nos prédécesseurs avaient eu le droit d'agir comme ils l'avaient fait. Et cependant les deux fonctionnaires dont il s'agit étaient au nombre de nos amis politiques ; l'un même était entré à la Chambre, à la suite des élections de 1847.
Les faits qui se sont passés récemment et dont on s'est beaucoup occupé en dehors de cette enceinte, ne sont pas d'un ordre politique à proprement (page 395) parler ; les fonctionnaires qui ont été mis ou qui se sont mis en scène n'ont pas, dans une association politique, posé d'acte d'hostilité, d'acte patent politique contre le gouvernement. Nous expliquerons tout à l'heure les faits en peu de mots. Nous commencerons par bien préciser la position des agents du gouvernement à l’égard du gouvernement.
Nous dirons d'abord qu'il n'est prescrit à personne de devenir fonctionnaire public. Il n'y a pas de fonctions publiques salariées obligatoires, on a le choix d'être ou de n'être pas fonctionnaire public. Quand on s'engage dans les fonctions publiques, on doit savoir tout d'abord, que si on conserve dans ces fonctions les droits du citoyen, on y contracte aussi des devoirs ; que qui dit fonctionnaire public dit citoyen charge de l'accomplissement de devoirs spéciaux.
Parmi les devoirs du fonctionnaire public, quel est, je dirai, le devoir élémentaire ? C'est de servir loyalement, fidèlement l'administration dans laquelle il se trouve engagé, c'est de ne pas contrarier par ses actes ou par ses discours l'action de cette administration, c'est de marcher d'accord avec les chefs responsables de l'administration. Voilà, semble-t-il, le premier des devoirs des fonctionnaires publics.
Maintenant, si' un fonctionnaire public agit dans un sens tous contraire, s'il contrarie la marche du gouvernement, s'il vient dans des réunions publiques jeter le blâme, le ridicule sur l'administration ; si, dans un écrit quelconque, le lendemain du jour où le gouvernement, en une occasion solennelle, a fait connaître la marche qu'il comptait suivre dans une grande question d'intérêt public, si un fonctionnaire public vient dans un écrit public et dans une préface écrite ad hoc blâmer le cabinet entier, son chef, et lui dire qu'il s'égare, que ce n'est pas cette marche qu'il devait suivre ; je demande s'il accomplit son devoir dans cette circonstance. Nous ne le croyons pas.
On dit que la question est difficile et délicate. Nous ne trouvons la question ni difficile ni délicate.
M. de Luesemans. - Je n'ai pas dit cela.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - M. de Luesemans n'a pas dit cela, mais d'autres l'ont dit.
Moi je répète que la question n'est pas difficile, n'est pas délicate ; pour tout fonctionnaire pénétré du sentiment de son devoir, du sentiment des convenances : la position ne peut être difficile et délicate que pour le fonctionnaire qui veut cumuler les avantages de sa position de fonctionnaire avec les avantages de l'indépendance, avec la faculté d'user de sa liberté comme il l'entend, contrairement même à ses devoirs.
C'est à ces fonctionnaires à être juges de la difficulté. Il ne doit pas en exister pour celui qui a le sentiment de ses devoirs et le sentiment des convenances. Ainsi le fonctionnaire pénétré du sentiment de ses devoirs et du sentiment des convenances viendra-t-il dans une réunion publique jeter à la face de l'administration supérieure l'insulte et le mépris, faire rire l'assemblée aux dépens de l'administration supérieure ; est-ce que quelqu'un trouve cette conduite justifiable ? Trouve-t-on que le droit du fonctionnaire puisse aller jusque-là ? Nous, nous ne le pensons pas. Voyez quelle position serait faite au ministre ! Le ministre est responsable de tous ses faits personnels, et des actes de sou administration, il ne lui appartient pas d'en rejeter la responsabilité sur ses agents.
Le ministre est donc responsable même de ses agents, et au lieu d'être secondé de leur concours, il se verra contrarié par eux, ridiculisé par eux.
Et si le ministre se permet de dire avec bienveillance à ces fonctionnaires : Vous avez tort ; il ne faut pas contrarier la marche du gouvernement, il ne faut pas ridiculiser l'administration ; vous n'êtes pas rétribué !, vous n'avez pas été nommés pour cela ! on se récrie ; c'est du despotisme, de la tyrannie, où allons-nous ? Un ministre s'est permis de dire à des fonctionnaires en défaut : Vous avez eu tort ; il les a avertis ; il y a eu un avertissement ; c'est la chose la plus grave qui puisse se passer dans le pays ; le mot fait peur ; on le dit emprunté à un ordre de choses étranger. Or ce mot est écrit depuis longtemps dans nos règlements.
On a prévu dans ces règlements les manquements des fonctionnaires, et l'avertissement est le premier degré des peines disciplinaires inscrites dans ces règlements.
Il y a eu un premier manquement de la part des fonctionnaires, ils ont été avertis, et là-dessus if paraît qu'il y a eu une grande émotion en dehors de cette enceinte.
Il y a, messieurs, diverses manières pour le fonctionnaire de manquer à ses devoirs et de s'exposer à des avertissements, à des réprimandes et même à des peines plus sévères. Il y a eu récemment trois exemples, je vais les soumettre à l'appréciation de la Chambre, et je demanderai alors s'il y a dans toute cette assemblée un seul membre qui soit disposé à se lever pour blâmer les principes que professe le ministère et qu'il a appliqués.
Premier cas. Un fonctionnaire appartenant à une administration supérieure à laquelle assortissent les divers établissements artistiques, ce fonctionnaire écrit dans la presse et il signe ce qu'il écrit ; il publie des brochures et dans ces brochures il attaque directement un des établissements administrés par le département de l'intérieur, par la branche d'administration à laquelle il appartient lui-même.
Il dît : L'enseignement donné dans cet établissement est mauvais, le directeur ne vaut rien, il propage de mauvais principes ; et ce qu'il dit à propos d'un établissement artistique, un autre peut le dire à propos d'un établissement d'instruction publique proprement dit. Ainsi les critiques seront dirigées, tantôt contre une académie, tantôt contre un athénée, tantôt contre une université même. Il pourra arriver qu'un fonctionnaire écrive publiquement que telle université ne vaut rien, que l'administrateur est incapable, que les principes qu'on y enseigne sont détestables ; et que le lendemain il sera appelé à concourir à des mesures concernant ce même établissement.
Je dis que le fonctionnaire qui agit ainsi manque à ses devoirs, et que, pour la première fois il mérite tout au moins un avertissement. Et si, après cela, le fonctionnaire averti juge convenable de discuter dans la presse la mesure dont il a été l'objet, il me paraît évident que ce fonctionnaire manque une seconde fois à ses devoirs, il mérite donc le second degré des pénalités, la réprimande et il tombe sous le sens commun que le ministre pourra parfaitement se dispenser d'engager une polémique publique avec son subordonné pour justifier la mesure prise à son égard.
Deuxième cas. Le cabinet, à propos d'une question très grave, annonce à la Chambre, dans le discours du Trône, ses vues et la marche qu'il se propose de suivre dans une question qui a beaucoup agité le pays, qui intéresse hautement la politique. Un fonctionnaire, qui touche de très près au ministre, un des chefs de l'administration, le lendemain du jour de cette déclaration, ayant publié un livre, y ajoute une préface ad hoc, un avant-propos ad hoc, justement pour blâmer les vues exprimées par le cabinet, pour se montrer contraire à la marche que le cabinet a indiquée comme devant être suivie par lui parce qu'il la considère comme la meilleure. Trouve-t-on qu'en pareille circonstance ce fonctionnaire ait agi conformément aux convenances et qu'il n'ait pas posé un acte répréhensible ? Je ne le crois pas.
Nous pensons qu'un pareil fonctionnaire, quelque respectable d'ailleurs qu'il puisse être par ses antécédents, par les services qu'il a rendus, nous pensons qu'un pareil fonctionnaire mérite d'être blâmé et que quand on le blâme on le blâme avec raison. Plus même sa position est importante, plus les services qu'il a rendus ont pu lui attribuer d'influence dans le pays, plus il devrait garder de réserve vis-à-vis de l'administration.
Voici un troisième cas que je soumets également aux lumières et à l'impartialité de mes honorables collègues de la Chambre.
Un fonctionnaire reçoit deux traitements ; il est professeur à Bruxelles, il est professeur à Anvers. Dans cette dernière ville, il est attaché à un établissement d'enseignement commercial. A Bruxelles il donne un cours ouvert à tout le monde. Le ministre ne dit pas à ce fonctionnaire : Vous aurez à enseigner telle et telle doctrine, tel et tel principe. Le ministre ne dit pas à ce fonctionnaire : Vous contrariez mes principes dans l'enseignement que vous donnez 1 non, il ne dit pas cela.
Il ne porte pas la moindre atteinte à l'indépendance du professeur. Je crois qu'il serait rigoureusement dans son droit en disant à un professeur salarié par l'Etat : Il ne me convient pas que vous enseigniez telle ou telle chose ; mais, enfin, il n'est pas question de cela. Le ministre dit au professeur : Enseignez ce que vous voulez, mais en dehors de votre chaire, je vous en prie, dans des meetings publics, ayez la bonté de ne pas insulter l'administration supérieure, de ne pas la ridiculiser aux yeux du public.
Voilà ce que le ministre se permet de dire au fonctionnaire, tout en le laissant dans une parfaite indépendance comme professeur. Et l'on crie à la tyrannie, au despotisme ! Il faudra que, passivement, le ministre subisse sans oser ouvrir la bouche les insultes jetées à la face de l'administration de la part de ce subordonné !
Je fais un appel au bon sens, aux lumières, au sentiment des convenances et des bienséances, est-ce qu'une pareille position est acceptable par qui que ce soit ? Si de pareils principes pouvaient trouver dans cette enceinte une seule adhésion, mais je dirais à celui qui viendrait les défendre : Vous pouvez bien, par circonstance, dire que le fonctionnaire qui a agi de cette façon a eu raison, vous pouvez bien, accidentellement, défendre un principe si contraire au bon sens et aux convenances ; mais je vous estime trop pour ne pas croire qu'après avoir défendu ces principes en théorie, vous ayez assez peu le sentiment de notre dignité pour les mettre en pratique le jour où vous seriez ministre. Il n'y a pas dans cette Chambre un seul homme qui consentît à être ministre un seul jour à de pareilles conditions.
Messieurs, n'exagérons rien. Comment les choses se passent-elles en Belgique ?
A-t-on l'exemple, dans aucun pays au monde, d'une administration aussi douce, aussi paternelle, aussi bienveillante que nous l'avons eu Belgique ?
Dans quel pays les fonctionnaires jouissent-ils d'une indépendance plus réelle, plus absolue qu'en Belgique ?
Est-ce que l'on touche jamais par caprice, d'une manière arbitraire, par une mauvaise inspiration quelconque, à la position des fonctionnaires.
Les fonctionnaires jouissent des mêmes garanties générales que les autres citoyens ; il n'est pas permis à un ministre de poser à leur égard des actes vexatoires, des actes arbitraires.
(page 396) Voilà, messieurs, leur garantie, voilà leur véritable indépendance. Mais, messieurs, à côté de cela, il faut que les fonctionnaires soient bien pénétrés d'une chose, c'est qu'ils n'ont pas seulement des droits à exercer, ils ont aussi des devoirs à pratiquer et qu'ils ne doivent pas se plaindre lorsque, s'ils ont manqué à leurs devoirs, leur chef leur dit : « Vous avez eu tort, ne recommencez pas, parce que, alors, je serais obligé d'en venir à des mesures plus sévères vis-à-vis de vous. »
Qu'on le sache bien, il en coûte extrêmement à un ministre de destituer un fonctionnaire, et il ne le fait qu'à la dernière extrémité. Je ne parle pas des fonctionnaires politiques ; il en coûte encore beaucoup de destituer un fonctionnaire politique, mais, enfin, je reconnais que dans certaines circonstances le gouvernement est obligé de se séparer sans hésiter d'un fonctionnaire politique, mais nous parlons ici de l'administration proprement dite.
Ce que je dis, messieurs, deviendrait encore beaucoup plus clair, plus sensible, si je sortais du cercle de l'administration supérieure pour transporter la question sur un autre terrain.
Je ne parlerai pas des rapports des employés d'une maison de commerce, par exemple, vis-à-vis de leur chef ; je crois que ceux-là auraient beau invoquer leurs droits de citoyen vis-à-vis d'une décision quelconque de leur chef. On ne les écouterait pas beaucoup. Le chef d'une maison de commerce admet et renvoie ses employés sans avoir à rendre compte à qui que ce soit. Mais restons dans le domaine officiel. Prenons la Chambre. La Chambre a un certain nombre de fonctionnaires ; elle a un greffier, des sténographes, etc. J’en demande bien pardon à MM. les sténographes, je les crois parfaitement incapables de réaliser l'hypothèse que je vais poser.
Nous avons des sténographes qui remplissent exactement leurs devoirs, ils rendent très fidèlement compte de nos discours, ils sont irréprochables comme sténographes. Eh bien, au sortir de la séance l'un ou l'autre de ces messieurs, se rend dans un meeting et le voilà dans ce meeting à s'écrier :
« Quelle misère que cette Chambre, quel chaos ! a-t-on jamais vu passer ainsi son temps eu vains discours ? Comme ils sont ennuyeux, Quel président nous avons ! »
Messieurs, cette hypothèse, que je crois parfaitement impossible en ce qui concerne la Chambre, se réalise parfaitement en ce qui concerne l'administration. Eh bien, que dirait la Chambre à un de ces fonctionnaires qui se conduirait ainsi ?
Je ne sais pas si elle se contenterait de l'avertir, j'en doute fort, je crois qu'elle le prierait de sortir pour ne plus rentrer. Voilà comment procéderait la Chambre.
Transportons-nous dans une administration communale, j'ai posé la question à quelques bourgmestres, et immédiatement les bourgmestres de s'écrier : Nous ne pourrions pas tolérer pendant cinq minutes un pareil agent ; nous devrions le destituer immédiatement.
Messieurs, y a -t-il deux règles, y a-t-il deux poids et deux mesures ? Parce que les ministres sont plus responsables, plus exposés aux attaques que tous les autres, plus obligés à rendre compte de leur conduite, devraient-ils avoir moins de droit vis-à-vis de leurs subordonnés ? Cela est inadmissible, et voilà pourquoi je pense que ce qui a été fait a été bien fait, voilà pourquoi je pense que notre doctrine n'a rien que de conforme au bon sens et à la justice.
Nous disons aux fonctionnaires : Consultez les sentiments du devoir, consultez les règles de la bienséance, servez loyalement, fidèlement l'administration ; si vous croyez devoir vous détacher d'elle, lui devenir hostiles, la loyauté exige que vous ne continuiez plus à la servir.
Voilà les devoirs tracés aux fonctionnaires et je dois le dire, en général, tous les fonctionnaires publics sont parfaitement pénétrés de ce devoir. Ce n'est que par exception, je dirai même par légèreté (car il n'y a pas eu, je pense, de mauvaise intention), par une sorte de légèreté, que les faits qui ont été signalés dans les derniers temps, ont eu lieu. J'ai l'espoir que de pareils faits ne se représenteront plus et ne nous mettront pas dans la pénible nécessité de prendre vis-à-vis les fonctionnaires des mesures plus sévères que celles qui ont été prises.
Ce sont les destitutions d'agents qui ne sont pas politiques. J'ai toujours combattu ces destitutions. Mais je dirai maintenant ma pensée tout entière : Quand un honorable amis reviendrait au pouvoir, je les engagerai vivement à employer les mêmes armes que leur adversaires employent contre le parti conservateur quand ils sont au pouvoir.
M. de Luesemans. - Je suis parfaitement satisfait des déclarations de M. le ministre.
M. B. Dumortier. - Et moi pas. Je demande la parole.
M. de Luesemans. - Je laisserai parler l’honorable M. Dumortier.
M. B. Dumortier. Je déclare que pour moi je ne suis pas satisfait des déclarations que je viens d'entendre.
Messieurs, mes précédents dans cette assemblée ne me permettent pas de partager cette satisfaction. Vétéran de nos luttes parlementaires, ce n'est pas la première fois que ce genre de question se présente et que j’ai pris la parole pour combattre les doctrines qui viennent d'être émises ; et je croirais trahir ces précédents si je partagerais la satisfaction de l'auteur de la motion d'ordre.
Messieurs, ces motions d'ordre suivies de satisfaction ont l'effet de ressembler un peu à des compérages, et il est nécessaire que la voix de l'opposition se fasse entendre. (Interruption.)
Je ne dis pas que cela est, mais je dis qu'il m'est impossible de partager la satisfaction de l'honorable membre.
En effet, messieurs, depuis bien des années, des questions semblables ont été soulevées dans cette Chambre. Ceux d'entre vous qui siègent ici depuis une vingtaine d'années se rappelleront les faits auxquels a donné lieu une brochure publiée par M. le colonel Huybrecht.
Alors mon honorable ami M. Gendebien et tous les députés qui voulaient l'indépendance ont pris la parole pour protester contre la doctrine de l'asservissement des fonctionnaires publics.
Messieurs, puisque j'ai pris la parole, et je dois le dire, ce n'est pas sans un sentiment de regret, car j'aurais voulu que cette discussion ne se présentât pas, je dois déclarer que je vois avec peine cette série d'avertissements et de peines disciplinaires qui ont frappé depuis quelque temps certains fonctionnaires publics. Savez-vous, messieurs, ce que cela m'a rappelé ? Je le dis avec infiniment de regret, cela m'a rappelé tout à fait 1828, cette époque où M. Van Maanen d'odieuse mémoire, écrivait aux fonctionnaires publics qu'ils devaient obéissance à l'administration.
C'est précisément ce que nous avons dû combattre et c'est ce que je combats encore aujourd'hui.
Ce qui me frappe surtout dans le discours de M. le ministre de l'intérieur que je viens d'entendre, c'est une contradiction très grande dans la doctrine du ministère.
Pour moi, je conçois qu'un fonctionnaire public qui porte atteinte aux bases sur lesquelles est fondée la société, soit répréhensible, soit blâmable, soit destituable. Mais qu'un fonctionnaire ne le soit pas en pareil cas et qu'il le soit lorsqu'il ne partage pas les idées du ministère, tout en mettant toutes les convenances possibles dans son travail, j'avoue que je ne le comprends pas.
L'honorable ministre dit : Mais entrez dans une maison de commerce ; si un commis de bureau ne marche pas dans l'esprit de son chef, on aura bientôt fait de cet employé. Certainement, messieurs ; mais pourquoi ? Parce que le commerçant paye son commis, mais jamais je n'ai entendu dire que les ministres payassent de leurs deniers les employés de l'État. C'est le pays qui les paie et la condition est tout à fait différente. Ils ne cessent pas d'être les enfants du pays, parce qu'ils sont sous tel ou tel ministre.
La doctrine de M. le ministre poussée à ce point aurait pour résultat de faire des fonctionnaires publics des espèces d'instruments à l'usage de tous les ministres qui passent. Ce serait là un avilissement de l'homme que, pour mon compte, je n'admets pas.
J'aime trop la liberté, messieurs, pour ne pas admettre qu'un fonctionnaire public puisse s'exprimer, bien entendu avec les égards que sa position exige, puisse s'exprimer sur certains actes dont ils ne partagent pas les principes. Or, nous entrons dans un système qui ressemble singulièrement au système de l'ancien empire, et je regrette que ce soit le ministère actuel qui inaugure ce système dont nous aurons encore à parler à l’occasion du Code pénal. Je vois que partout les hommes qui se disent libéraux sont ceux qui viennent combattre la liberté. Et pourquoi ? Parce qu'ils n'ont pas confiance dans la liberté.
Partout c'est à la force qu'ils ont recours pour combattre la liberté. Eh bien, à ce compte je ne veux pas être libéral, parce que je veux la liberté dans son expression la plus large, parce que je la veux en tout et pour tout.
Voilà les principes d'où nous sommes partis en 1830. Ce sont ceux que je continuerai à défendre.
Je le répète, ce qui me frappe dans le discours que je viens d'entendre, c'est qu'un professeur pourra dans sa chaire professer des doctrines qui ont pour but de saper la société par sa base. Celui-là on le laissera dire, il a une liberté absolue. Mais s'il a le malheur de dire un mot d'un acte du ministère, il aura un premier avertissement, puis un second avertissement, puis une destitution. Mais que devient le pays en présence de pareilles doctrines ? C'est la position renversée. Les fonctionnaires sont payés par l'Etat ; ils ne doivent point en détruire les bases. Eh bien, sur ce point, alors que votre sollicitude devrait être éveillée, vous ne faites rien ; le fonctionnaire est libre ; vous lui permettez d'écrire tout ce qu'il voudra contre les bases de la société ; mais il ne pourra écrire un mot contre l'opinion du ministère.
Comment ! le ministère aura l'intention de présenter un projet de loi et il sera interdit à tout fonctionnaire public d'écrire sur la question !
Mais c'est du mutisme que vous imposez aux fonctionnaires. Et que devient alors la liberté ? Ecrivez maintenant dans la Constitution que la liberté existe dans votre pays ! En vérité je n'y comprends plus rien.
Messieurs, il y a des faits que je déplore et dont je n'aurais pas parlé, mais à l'égard desquels je dois, en présence de la discussion qui vient de s'élever, je dois présenter quelques observations.
Ce serait, il faut bien l'avouer, jouer un véritable rôle de dupe, que de ménager constamment ses adversaires, lorsqu'on est au pouvoir, et d'être frappés par eux, quand ils viennent vous remplacer aux affaires.
Messieurs, il est surtout un acte du gouvernement qui m'a fait une peine profonde. Un enfant du pays a publié un ouvrage que je crois pouvoir déclarer être l'écrit le plus remarquable qui ait été publiée par un Belge depuis le commencement de ce siècle. Il s'agit de M. de Hauteville. Je ne pense pas qu'un homme qui s'occupe d'études historiques (page 397) puisse sérieusement mettre en doute cette vérité, que l'ouvrage sur les communes lombardes ne soit l'ouvrage le plus remarquable qu'un Belge ait publié depuis le commencement de ce siècle.
J'ai appris même que les hommes les plus éminents de l’Allemagne avaient été frappés de la beauté de cet ouvrage et des recherches nombreuses auxquelles il avait dû donner lieu.
Le ministère précédent l'avait attaché à l'université de Gand, et certes la loi sur l’organisation des universités autorisait le gouvernement à le nommer professeur dans cette université, attendu qu'il était dans les limites prescrites par la loi elle-même.
Il existe dans cette loi une disposition qui autorise le gouvernement à confier les fonctions de professeur aux hommes qui ont fait preuve d'un mérite supérieur dans leurs écrits.
M. de Hauteville pouvait donc très régulièrement être nommé à ces fonctions, et, je dois le dire, j'ai vu avec une peine extrême que cet homme, auteur d'un ouvrage qui honore vivement le pays vis-à-vis de l'étranger, ait été destitué.
Il n'y avait certes là rien de politique et, pour mon compte, je déplore amèrement cette destitution.
Je n'ai pas l'honneur de connaître la personne dont il s'agit ; je la rencontrerais demain que je ne pourrais pas la saluer, mais je dois dire que ce sont des influences bien fatales, bien néfastes qui ont dû agir sur l'honorable M. Rogier pour l'avoir porté à poser cet acte.
Je suis profondément convaincu que, livré à lui-même, il aurait reculé devant cette mesure.
Voilà à quoi on est exposé quand on est ministre ! on est exposé à subir des influences néfastes, c'est dans la nature de l'homme.
Je dois dire que je suis très peu satisfait des explications que l'honorable ministre de l'intérieur vient de donner à la Chambre ; mais je ne suis pas en mesure d'empêcher l'honorable M. Rogier de faire ce qu'il croit utile dans l'intérêt de sa conservation, dans l'intérêt de son pays, toujours est-il qu'il faut que nous prenions ce principe comme adopté ; et je répète que quand le parti conservateur reviendra aux affaires, je l'engagerai vivement à ne pas maintenir en place tous les adversaires, alois que le ministre libéral, quand il vient aux affaires, met de côté tôt ou tard ceux qui appartiennent au parti conservateur.
M. de Luesemans. - Messieurs, je n'ai que quelques mots à répondre à l'honorable préopinant.
J'ai témoigné à M. le ministre de l'intérieur ma satisfaction de sa réponse à l'interpellation que j'avais eu l'honneur de lui adresser.
Si j'ai bien compris M. le ministre de l'intérieur, voici quel est son système ;
Nous n'entendons user du droit incontestable de destitution, de réprimande et d'avertissement que d'après les degrés de culpabilité des fonctionnaires. Quant à ce qu'on appelle le système destitutionnel, en dehors de cette enceinte, nous n'en usons jamais ou presque jamais ; si nous devons en venir à une extrémité, ce sera à notre corps défendant. Ce que nous ne voulons pas, c'est que les fonctionnaires, dans des réunions publiques, se permettent, non pas de discuter avec convenance les actes de l'administration, mais d'insulter, d'outrager, de vilipender le ministère dont ils relèvent.
Est-il possible d'imaginer qu'une administration puisse marcher pendant vingt-quatre heures avec des fonctionnaires qui viennent faire dans les bureaux la besogne pour laquelle ils sont payés par l'Etat et qui sortent de là pour insulter, vilipender, outrager le ministre dont ils sont en quelque sorte les collaborateurs ? Voilà ce que, à mon avis, personne ne peut, ni ne veut autoriser.
L'honorable M. Dumortier nous dit : « Ce système nous conduit aux plus mauvais jours de l'administration des Pays-Bas ! » Je présume que c'est au message du 1 i décembre que l'honorable membre a voulu faire allusion.
M. B. Dumortier. - Aux circulaires qui en ont été la suite.
M. de Luesemans. - Ce message faisait des fonctionnaires la chose du ministère. Eh bien, ce n'est pas sur nos bancs que de pareils messages ont eu des approbateurs et qu'ils en auront jamais.
Voilà ce que j'avais à répondre au discours de l'honorable M. Dumortier, c'est encore parce que je n'ai rien vu de semblable dans les explications de l'honorable ministre de l'intérieur que j'ai témoigné ma satisfaction.
J'ai encore un mot à dire à l'honorable membre. Dans la chaleur de l'improvisation, il a prononcé un mot que je n'ai pas bien entendu ; il a dit que mon interpellation ressemblait à du commérage ou à du compérage.
M. B. Dumortier. - A du compérage.
M. de Luesemans. - J'en suis enchanté.
M. B. Dumortier. - Il n'y a pas de quoi.
M. de Luesemans. - Je suis enchanté que l'honorable M. B. Du mortier ne se soit pas servi d'une expression qui était, certes, mauvaise, il le reconnaîtra lui-même. (Interruption.) Je ne comprends pas pourquoi on m'interrompt.
L'honorable membre s'est, du reste, servi d'une expression que, bien qu'elle soit moins blessante, je repousse de la même manière. Le compérage supposerait une espèce de comédie jouée entre M. le ministre de l'intérieur et moi. Je déclare qu'il n'en est rien.
J'ai usé, comme l'honorable M. Dumortier le fait bien plus souvent que moi, j'ai usé du droit d'interpeller un ministre sur des actes qui me paraissaient de nature à faire l'objet d'une discussion publique dans cette Chambre. Ainsi qu'on le fait toujours en pareille circonstance, j'ai eu l'honneur de prévenir M. le ministre de l'intérieur de l'interpellation que je me proposais de lui adresser ; je déclare, d'autre part, que j'ignorais complétement quelle serait la réponse qu'il ferait à cette interpellation.
J'abandonne à l'appréciation de la Chambre l'acte que j'ai posé, et je demande, après cela, si l'honorable M. Dumortier peut soutenir qu'il y a eu entre le ministre et moi un compérage quelconque.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Messieurs, il paraît que nous sommes revenus aux temps de funeste mémoire, aux ministères impopulaires et despotiques d'avant 1830.
Les fonctionnaires sont devenus la chose du ministère, les esclaves du ministre, et l'honorable M. Dumortier qui a toujours, dit-il, professé les principes les plus libéraux, qui s'est toujours montré le défenseur des fonctionnaires, l'honorable M. Dumortier se taisait ; il n'est pas venu protester contre la résurrection des principes despotiques d'avant 1830.
Je m'étonne beaucoup de son silence, de son inaction. Qu'il me permette de le lui dire, s'il croyait un seul mot de ce qu'il vient de dire, il aurait manqué gravement à ses devoirs de n'être pas venu combattre ce système qui rappelait les plus mauvais jours d'avant 1830 ; il aurait manqué à ses habitudes parlementaires ; car on sait qu'il ne fuit pas les occasions de prendre la parole.
On dit que nous autorisons les fonctionnaires publics, les professeurs à détruire dans leur chaire les bases de la société, mais que nous ne leur permettons pas d'attaquer les ministres.
Je voudrais bien que l'honorable député de Roulers nous indiquât quels sont les professeurs qui dans leur chaire, dans leur enseignement, détirisent les bases de la société. Je voudrais bien qu'il nous fît connaître ces fonctionnaires. Mais il en est un, dit-il, que le ministre a frappé de destitution, cédant en cela non à son penchant naturel, mais à des influences néfastes. Je me rappelle un ministre qui, il y a à peine deux ans, se plaignait ici d'être sous l'empire d'influences néfastes.
L'honorable M. Dumortier doit connaître quelles sont ces influences auxquelles l'honorable M. de Decker faisait allusion.
Nous ne subissons pas plus que l'honorable M. de Decker d'influences néfastes, nous agissons d'après notre conscience, en acquit de notre devoir et je puis déclarer que la mesure qui a été prise n'a été inspirée au ministre par aucune espèce d'influence néfaste ; elle n'a été inspirée que par les besoins et par les convenances du service.
Que s'est-il passé ? A l'université de Gand le professeur de droit naturel avait été dénoncé par le mandement des évêques ; le cours de droit naturel lui avait été retiré ; il s'est agi de donner le cours à un autre professeur ; il y avait à l'université de Gand deux ou trois professeurs parfaitement à même de donner le cours.
M. de Decker. - Ils ont refusé !
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est sans doute en vertu de la doctrine anarchique qui consiste à rendre les fonctionnaires indépendants du ministre.
Je ne connais pas de professeur qui pourrait refuser de donner un cours dont voudrait le charger le ministre. Je sais qu'il y avait trois professeur capables de donner ce cours, et je ne sache pas que tous s'y soient refusés ; j'en doute.
Il s'est présenté un jeune homme qui avait publié un livre sur les communes lombardes, pour donner le cours de droit naturel ; M. de Decker lui a fait observer qu'il ne remplissait pas les conditions exigées pour pouvoir être chargé de ce cours, qu'il devait être pourvu d'un diplôme de docteur spécial. Voilà ce qui résulte des dossiers.
Je ne sais par quelle influence, je ne dis pas que ce soit par une influence néfaste, quelque temps après, ce jeune homme déclaré inadmissible fut chargé de donner le cours, mais non en qualité de professeur, il n'y avait pas eu de professeur à nommer, il n'y a pas eu de professeur destitué, un jeune homme qui avait été chargé pour un an du cours de droit naturel n'en a plus été chargé l'année suivante. (Interruption.)
L'honorable M. de Decker s'expliquera là-dessus. Je serais étonné que M. de Decker, qui avait déclaré que ce jeune homme n'était pas en position de donner ce cours, l'eût nommé pour plus d'un an. L'enseignement est rentré dans la règle et le jeune professeur a été déchargé de ses fonctions. Je ne vois pas qu'il y ait lieu, à ce propos, de crier au despotisme, à l'intolérance, aux influences néfastes.
Ceci est d'ailleurs un fait entièrement étranger aux faits plus récents dont j'ai entretenu la Chambre dans mon premier discours.
Je ne veux pas, messieurs, rentrer dans de longs débats avec l'honorable M. Dumortier sur les devoirs des fonctionnaires, je m'en suis expliqué d'une manière assez claire, assez catégorique. Je ne sais pas s'il trouvera un autre membre dans cette Chambre professant une doctrine semblable à la sienne ; le système qui tend à rendre le fonctionnaire indépendant du ministère est l'anarchie.
(page 398) Je ne pense pas, dis-je, qu'il y ait beaucoup de membres disposés à le suivre et c'est pourtant un soi-disant conservateur qui professe cette singulière doctrine ! Un conservateur doit vouloir que dans une administration l'ordre soit conservé, que les ressorts ne se contrarient pas, que la liberté soit assurée à l'action des chefs, des sous-chefs vis-à-vis de leurs subordonnés. Mais non, M. Dumortier ne conserve rien de tout cela, il veuf, partout liberté, indépendance, anarchie, il encourage la désobéissance.
Voila ce qu'il veut ; il a l'avantage, heureusement pour lui, de n'être pas d'accord avec lui-même dans ce système. Je ne sais s'il l'a défendu en d'autres circonstances, mais je me rappelle une époque où il professait une tout autre opinion sur les fonctionnaires, dans des matières où nous n'allons pas aussi loin que lui. Nous laissons toute liberté au fonctionnaire en dehors des rapports directs avec l'administration ; quand il s'agit de l'exercice, de ses droits dn citoyen, nous lui laissons la liberté de voter selon sa conscience. Nous lui disons seulement : Il ne vous est pas permis de travailler, d'employer votre influence contre le gouvernement dans une élection ; nous n'exigeons rien de plus.
M. Dumortier a professé une opinion diamétralement opposée ; il a voulu que l'administration fût mise au service de la candidature des députés qui soutiennent le ministère.
M. B. Dumortier. - C'est parfaitement inexact.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est très exact.
M. B. Dumortier. - Pas du tout.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je répète que c'est très exact. Au surplus, voici le Moniteur ; si vous persistez à nier, j'en appelle à votre discours.
C'était sous le ministère de M. Nothomb. Que disait alors l'honorable M. Dumortier à M. Nothomb, dans un de ses moments de franchise ? « Nous vous avons soutenu, disait-il ; nous vous avons voué tous nos efforts ; nous avons fait, pour vous soutenir, le sacrifice de nos opinions, de notre popularité (sacrifice bien grand pour notre honorable collègue) ; et comment avez-vous récompensé nos efforts ; comment avez-vous reconnu notre dévouement ; comment l'administration s'est-elle comportée vis-à-vis de nous dans les élections ? »
Puis, l'honorable M. Dumortier reproche à M. Nothomb l'inertie ou l'hostilité des fonctionnaires publics vis-à-vis des candidats qui soutenaient alors le ministère. Voilà de quelle manière vous entendiez alors l'indépendance des fonctionnaires publics.
Aujourd'hui vous faites un thème...
M. B. Dumortier. Je demande la parole.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous faites un thème de l'indépendance du fonctionnaire public, mais ce thème ne vaut rien. Je vous en avertis ; il n'est pas soutenable ; il est surtout insoutenable dans la bouche d'un homme qui a la prétention de parler au nom du parti conservateur, nom dont nous contestons complétement l'applicabilité à nos adversaires, car nous sommes tout aussi conservateurs que vous, si pas plus.
M. B. Dumortier. - Veuillez lire le discours que j'ai prononcé.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Ah ! j'espère que vous voudrez bien me dispenser d'une tâche pareille.
M. B. Dumortier. - Veuillez lire au moins la partie de ce discours que vous venez d'analyser ; vous verrez que je ne suis pas partisan de l'action des fonctionnaires, mais que quand tout le monde les fait servir, il faut que les armes soient égales. Voilà ce que je disais alors, ainsi que je viens de le rappeler. Ma mémoire est fidèle, bien que le fait à propos duquel ce discours a été prononcé remonte à une quinzaine d'années.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Non, votre mémoire ne vous sert pas fidèlement, et ce qui le prouve, c'est qu'à chaque instant vous semblez douter de l'exactitude de vos souvenirs. C'était à la séance…
M. B. Dumortier. - Ce doit être en 1845, à propos de l'élimination de M. Dubus.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je ne lirai pas le discours de l'honorable M. Dumortier, malgré la prière qu'il m'en a faite. Il y a, dans ce discours, beaucoup de passages qui amuseraient infiniment la Chambre ; mais je dois résister au désir de procurer ce divertissement à la Chambre. (Interruption.) Je dois me borner à renvoyer à la séance du 24 février 1845.
Je maintiens, messieurs, tout ce que j'ai dit ; je maintiens les doctrines que j'ai précédemment émises. Rien, dans le discours de l'honorable M. Dumortier, ne m'a paru de nature à ébranler aucun de ses principes. L’honorable M. Dumortier proclame que tout fonctionnaire a le droit de désobéir.
M. B. Dumortier. - Non ! non !
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous avez soutenu la théorie de la désobéissance des fonctionnaires. Nous, au contraire, nous soutenons, avec tous les gens sensés, avec tous les esprits véritablement conservateurs, que le fonctionnaire doit, non pas une obéissance aveugle et passive dans toutes les circonstances, mais qu'il est de son devoir de s’abstenir de contrarier l'action administrative ; nous disons que te fonctionnaire doit se conduire vis-à-vis de l'administration avec loyauté, avec convenance. Voilà ce que nous soutenons ;
Je persiste à croire que tout le monde dans cette Chambre, à très peu d'exceptions près, partage cette manière de voir et que l'honorable M. Dumortier lui-même, devenu ministre, cela peut arriver, il n'en désespère pas, nous venons de l'apprendre. (Interruption.) Il me semble très naturel que vous arriviez au pouvoir quand votre parti sera redevenu majorité.
M. B. Dumortier. - Merci, vous savez fort bien que je l'ai refusé plusieurs fois.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Ce n'est pas un motif pour refuser toujours. Il me semblerait tout naturel qu'un portefeuille ministériel fût confié à l'honorable membre, l'un des plus fermes champions de son parti ; et je me demande pourquoi l'honorable M. Dumortier a jusqu'à présent été victime de ce que tout le monde doit considérer comme une injustice.
Au surplus, je n'ai pas entendu du tout blesser l'honorable M. Dumortier en lui prédisant qu'il deviendra ministre ; j'ai voulu dire seulement que, le jour où cette prédiction se réalisera, l'honorable membre sera fort embarrassé de l’opinion qu'il a professée sur la question qui vient d'être agitée.
M. de Decker. - Je regrette que l'honorable M. de Luesemans n'ait pas averti la Chambre en même temps que M. le ministre de l'intérieur de l'interpellation qu'il se proposait de faire. La question de l'indépendance des fonctionnaires, est certes assez grave pour que la Chambre eût dû être prévenue, afin de pouvoir se préparer à une discussion aussi importante.
D'après moi, messieurs, cette question doit être résolue au point de vue de la raison et du bon sens, abstraction faite de toute considération de parti comme de toute affection de personnes.
Il faut examiner la question de haut et la résoudre en combinant les exigences de la dignité des fonctionnaires avec les nécessités d'une bonne administration.
Eh bien, je pense qu'il n'y a pas un seul membre de cette Chambre qui puisse nier ce principe élémentaire : que tout homme qui accepte des fonctions aliène une partie de sa liberté de citoyen ; il n'est plus complétement libre dans ses allures, dans la manifestation de ses opinions, comme l'est un simple citoyen. Je ne pense pas que cela puisse être révoqué en doute par qui que ce soit.
La question est de savoir jusqu'où il faut étendre le sacrifice de cette liberté dans l'intérêt de l'administration. A mon avis, il est tout à fait impossible de formuler à cet égard aucune règle générale et absolue.
Cela dépend d'une foule des circonstances. Cela dépend du caractère du fonctionnaire, de l'importance et de la nature de ses fonctions. Cela dépend aussi du caractère de l'écrit publié, de l'esprit qui l'a dicté. Cela dépend surtout de la nature des fonctions : il est évident qu'un fonctionnaire essentiellement politique ne peut pas jouir des mêmes libertés qu'un employé de l'administration. Il va sans dire aussi que pour le professeur, qui recherche consciencieusement la vérité, il doit y avoir beaucoup plus de liberté que pour un fonctionnaire de l'ordre administratif.
Nous sommes donc, en réalité, parfaitement d'accord sur toutes ces questions ; tous, nous sommes d'avis qu'il y a lieu d’examiner dans chaque cas, quelle est la nature, le but de l'acte posé, quelle est l'importance hiérarchique du fonctionnaire qui a posé cet acte.
Personnellement, et je n’ai pas besoin de le dire, je l'ai, je pense, assez prouvé, je suis essentiellement ennemi des destitutions, je n'ai jamais pu approuver le système qu'on a appelé le système destitutionnel. Ce n'est pas moi qu'il a été pratiqué, vous le savez. D'après moi, la doctrine des destitutions est une doctrine inconstitutionnelle, une doctrine fatale à l'administration. Elle nous conduirait évidemment à voir changer, à chaque avènement de ministère, toute la partie permanente de l'administration, et qui doit rester permanente dans l'intérêt de l'administration. Vous verriez par conséquent, à chaque changement de ministère, s'opérer une espèce de razzia de fonctionnaires ; vous verriez une course au clocher de tous les impatients, de tous les ambitieux. Vous ne pourriez plus admettre dans l'administration que des fonctionnaires jouissant d'une fortune indépendante ou cherchant par la servilité ou l'absence de conviction à se prémunir contre tout changement d ns le régime intérieur du pays. C'est une perspective que je repousse pour l'honneur de nos institutions ; c'est une doctrine que, dans l'intérêt même de l'administration, je crois devoir flétrir du haut de la tribune nationale.
Cependant, je reconnais qu'il importe, dans l'intérêt de 1 administration, qu'il y ait, du moins sur les grandes questions, homogénéité de pensée entre les fonctionnaires et le ministre dont ils relèvent. Faisant appel à la moralité, à la dignité des hauts fonctionnaires, je voudrais que lorsqu'ils ne représentent pas exactement la pensée du ministre, ils comprissent le devoir de donner leur démission. Voilà la véritable doctrine constitutionnelle, la doctrine libérale et honnête
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Et quand ils ne donnent pas leur démission ?
M. de Decker. - Chacun en pensera ce qu'il voudra. Je ne veux pas faire ici d'application ; il m'en coûterait d'en faire.
Mais quand j'ai entendu hier l'honorable ministre des finances soutenir que le ministère actuel est l'antithèse du ministère précédent, je me demande quelle a été la position d'hommes qui jouissent aujourd'hui de la confiance de M. le ministre des finances et qui pendant trois ans ont (page 399) rempli des fonctions politiques sous un ministère qui était l'antithèse de celui-ci.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Vrière). - Je demande la parole.
M. de Decker. - J'arrive au fait spécial auquel l'honorable M. Dumortier a fait allusion et qui nécessite quelques explications de ma part.
A l'université de Gand le cours de droit naturel était devenu vacant. La chaire de droit naturel avait été offerte par moi au professeur qui s'en était chargé autrefois avec tant de distinction, à l'honorable M. Haus, de l'aveu de tous, un de nos criminalistes les plus distingués. L'honorable M. Haus, que je ne pouvais évidemment obliger à accepter cette chaire, surchargé qu'il était de besogne, alors qu'il avait, comme rapporteur de la commission de révision du Code pénal, à faire un travail important que vous appréciez tous, M. Haus me démontra la nécessité où il était de ne pas accepter.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Il y en avait d'autres.
M. de Decker. - Attendez un instant, ne soyez pas si pressé.
Sur ces entrefaites se présenta chez moi M. de Hauteville, connu dans le monde savant par son ouvrage sur les communes lombardes. J'avoue franchement qu'au milieu de mes nombreuses occupations ministérielles, il m'avait été impossible de lire convenablement son ouvrage, mais je savais qu'il était prisé très haut par les personnes le plus à même d'en apprécier le mérite.
Je fis naturellement observer à M. de Hauteville qu'en présence de l'arrêté de M. Piercot remplaçant l'agrégat par le diplôme spécial, il m'était difficile de le nommer jusqu'à ce qu'il eût subi l'examen au moyen duquel on peut obtenir ce diplôme.
M. de Hauteville éprouva de la répugnance, comme en général toutes les personnes que j'ai vues dans le même cas, à s'astreindre à étudier de nouveau toutes les matières sur lesquelles roule l'examen auquel il avait à se soumettre.
Lorsque j'eus fait cette observation à M. de Hatleville et que j'eus mis de ma main, comme l'a rappelé M. le ministre de l'intérieur, en marge de sa demande, l'observation que je lui avais faite qu'il avait à se munir d'un diplôme spécial, je recherchai, de concert avec M. l'administrateur-inspecteur de l'université de Gand, s'il ne serait pas possible de charger du cours de droit naturel d'autres professeurs de la faculté de droit. Des démarches ont été faites, et il doit en rester des traces au département de l'intérieur, auprès d'un autre professeur distingué de la faculté de droit. Ce professeur de son côté, ne se souciant pas d'accepter ce cours, alors que déjà il était chargé de deux cours importants, fit encore valoir, auprès de M. l'administrateur-inspecteur, des raisons telles que M. l'administrateur-inspecteur déclara qu'il était impossible d'insister.
Je n'ai donc pas cru devoir insister ; mais je garantis et je ne crois pas que M. le ministre de l'intérieur révoque ce fait en doute, je garantis ma parfaite bonne foi lorsque je fis offrir cette chaire à ce second professeur ; et s'il l'eût acceptée, il en eût été chargé immédiatement.
Toutes les chances de trouver dans la faculté de droit un professeur de droit naturel étaient donc épuisées. Je dis dans la faculté de droit parce que je ne suis pas partisan de la confusion des facultés. Je sais qu'à Liège le fait existe ; là, c'est un professeur de la faculté des lettres qui est chargé en même temps du cours de droit naturel et cet état des choses n'offre aucune espèce d'inconvénient. Mais c'est une exception dont je ne voulais pas faire une règle administrative ; c'est une exception qui en général est contraire aux règles de l'administration et dont les inconvénients ont été constatés par les professeurs mêmes.
Je ne pouvais donc, après avoir épuisé tous les moyens de trouver un professeur dans la faculté de droit, arriver à trouver un professeur pour le cours de droit naturel que dans la faculté des lettres. C'est ce qu'a fait M. le ministre de l'intérieur, Je ne veux pas, par représailles, critiquer cet, acte, seulement je déclare franchement que je ne voulais pas le poser.
Je suis donc revenu à M. de Hauteville que je ne connaissais pas personnellement et qui n'avait pas auprès de moi ces recommandations dont on le suppose avoir été nanti, recommandations qui ont peut-être été la cause de la mesure prise contre lui plus tard. M. de Hauteville ne m'avait été recommandé que par un ami personnel occupant à cette époque une position éminente dans l'administration communale de Gand. Cet ami m'avait recommandé M. de Hauteville comme un jeune savant digne de toute la sollicitude du gouvernement. J'ai consulté M. l'administrateur-inspecteur de l'université, qui m'a fourni les meilleurs renseignements sur l'intelligence et sur le caractère de M. de Hauteville.
J'ai cru dès lors pouvoir confier le cours de droit naturel à M. de Hauteville. Toutefois il ne fut pas nommé professeur. Il avait à faire une espèce de noviciat pour prouver que non seulement il possédait l'intelligence des matières qu'il avait à traiter, mais aussi qu'il avait les qualités qui font le bon professeur. Par prudence je n’ai pas cru devoir lui donner une nomination définitive. Mais je suis seul juge de l’intention que j’avais en le chargeant de ce cours. J’entendais ouvrir à M. de Hauteville la carrière de l’enseignement supérieur, et je suis persuadé, en présence des renseignements qui m'ont été fournis, qu'il eût parcouru cette carrière avec honneur, et que sa nomination était toute dans l'intérêt de l'établissement auquel il était attaché.
Y avait-il un obstacle légal à ce que j'en agisse ainsi ? Aucun. Déjà, il y a eu plusieurs antécédents de personnes nommées professeurs et ne possédant pas le diplôme spécial. Dans l'arrêté royal instituant le diplôme spécial en remplacement de l'institution des agrégés, il est dit à l'article 3, si je ne me trompe, qu'il est bien entendu que ce diplôme spécial ne crée pas un titre à être nommé, et que le gouvernement peut nommer aux chaires vacantes des personnes qui ne sont pas munies de ce diplôme spécial, mais qui, par d'autres moyens, pourraient constater les connaissances dont elles ont à faire preuve pour entrer dans la carrière de l'enseignement.
Je pense en effet, qu'il ne faut pas attacher à ces diplômes une importance telle que, par exemple, la publication d'un ouvrage de la plus haute importance, dans le même ordre de matières que celles que je professeur doit enseigner dans son cours, ne serait pas un titre plus sérieux aux yeux du gouvernement qu'un simple diplôme. Et l'honorable ministre de l'intérieur doit en avoir jugé ainsi, puisque depuis lors il a lui-même nommé à une chaire de l'université de Gand, un étranger qui n'a pas obtenu, que je sache, en Belgique, le diplôme spécial que l'on voudrait faire à M. de Hauteville un crime de ne pas posséder.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est vous qui avez soulevé l'objection pour M. de Hauteville.
M. de Decker. - Evidemment, et si j'avais pu trouver quelqu'un offrant les conditions indiquées par l'arrêté de M. Piercot, je l'aurais préféré.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Quant à la nomination dont vous parlez, le gouvernement a le droit de nommer les étrangers sans condition et je m'honore d'avoir nommé cet étranger.
M. de Decker. - Tout ce que je tiens à dire, c'est que j'étais en droit de nommer M. de Hauteville. Tout ce que je veux dire aussi, c'est que je croyais avoir fait une bonne acquisition dans l'intérêt de l'université de Gand, et je ne puis que regretter, avec un honorable préopinant, que M. le ministre de l'intérieur ait cru devoir fermer à M. de Hauteville la carrière de l'enseignement, qu'encore une fois, d'après moi, il eût parcourue avec succès.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Vrière). - Messieurs, l'honorable M. de Decker a fait une allusion très transparente à la position que j'ai occupée dans l'administration dont il était l'un des chefs. Cette administration, messieurs, a été qualifiée par mon honorable collègue des finances par un terme qui a paru blesser l'honorable ancien ministre. Mais il est évident pour tout le monde dans la Chambre que le mot antithèse dont s'est servi l'honorable ministre des finances, en comparant le cabinet actuel au cabinet précédent, s'appliquait non pas à toute l'administration qu'a dirigée l'honorable M de Decker, mais spécialement à l'acte qui a eu pour résultat d'amener la constitution du ministère actuel. Je veux parler de la loi sur la charité.
L'honorable ancien ministre vous a dit qu'il était étonnant qu'un membre d'un tel cabinet eût consenti à servir pendant deux ans sous son administration.
Je regrette, messieurs, de ne pas avoir devant moi le programme qu'a publié le ministère de l'honorable M. de Decker à son entrée aux affaires, mais chacun de vous probablement aura ce programme assez présent à la mémoire, pour se rappeler que les honorables MM. de Decker et Vilain XUII se posaient en ministère de conciliation.
M. de Decker. - Il l'a été.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Vrière). - L'honorable M. de Decker et l'honorable M. Vilain XIIII (car il ne faut pas séparer ces deux noms), faisaient un appel à tous les hommes modérés ; ils les conviaient à s'unir à eux, dans une pensée de loyale transaction entre toutes les opinions modérées. Quand j'ai reçu, messieurs, ce programme je me suis demandé si je devais servir la nouvelle administration ; non pas que je ne me crusse point un homme modéré, j'ai été un homme modéré toute ma vie, j'ai été parfaitement modéré dans toutes les positions que j'ai occupées, et je défie qui que ce soit de citer un seul acte de ma vie administrative qui ne fut pas un acte parfaitement modéré. Mais cette modération ne m'avait pas mis à l'abri des injures, elle n'avait pas empêché que je fusse presque constamment l'objet des attaques les plus violentes, les plus injustes, les plus outrageantes de la part de certains journaux. Or, tandis que je m'apprêtais à servir loyalement une administration qui faisait appel à mon patriotisme, les journaux catholiques me sommaient de donner ma démission, j'avoue que ces sommations m'ont fait hésiter assez longtemps pour que l'honorable M. de Decker s'étonnât des retards que je mettais à lui répondre. Dans l'intervalle, j'ai reçu d'une personne haut placée qui me paraissait avoir des rapports avec le ministère, une lettre dans laquelle on m'engageait vivement à répondre à la circulaire du ministère et â continuer mes fonctions.
Qu'ai-je fait alors ? J'ai répondu à l'honorable M. de Decker. Je réglette encore une fois de n'avoir pas sous les yeux les pièces que je dois mentionner ; je voudrais les lire à la Chambre, je lui ai écrit que le ministère faisait un appel à tous les hommes modérés ; que j'avais toujours été un homme modéré ; que je n'avais à rétracter aucun de mes actes ; que je continuerais à servir ce ministère de la même façon que j'avais servi le ministère précèdent ; que le jour où l'honorable ministre de l'intérieur croirait que ma manière d'agir n'était pas conforme à ses vues, je le priais de vouloir bien m'en prévenir.
Depuis lors j'ai eu des entrevues et de loyales explications avec (page 400) l'honorable M. de Decker ; l'honorable M. de Decker n'a jamais exigé de moi qui fût contraire à mes opinions ; ces opinions, il les connaissait parfaitement ; j'ai eu de nombreux entretiens avec lui à ce sujet.
Mais, messieurs, quelle fut la position de ce ministère, presque immédiatement après son entrée en fonctions ? Ce ministère de conciliation fut, presque dès le principe, outragé par la même presse qui m'honorait de ses injures ; ce ministère n'était plus un ministère conservateur ; c'était aux yeux de la presse catholique un ministère libéral. L'honorable M. de Decker lui-même m'a dit ces mots : « Je n'ai pas à me plaindre des libéraux, ce sont mes amis qui me persécutent. »
J'ai vu l'honorable M. de Decker blessé dans sa bonne foi, dans ses intentions loyales, découragé, profondément attristé, prêt à quitter le ministère, parce qu'il était journellement en butte aux attaques les plus violentes, les plus injustes de la part de ceux qui, jusque-là, avaient été ses amis.
Eh bien, messieurs, je déclare que je n'ai pas cessé de servir loyalement l'administration de l'honorable ministre de l'intérieur de cette époque ; non pas seulement parce que c'était mon devoir, mais parce que je n'ai jamais douté de la bonne foi, de la loyauté, de la sincérité des deux hommes qui avaient formé ce ministère.
L'honorable M. de Decker aurait-il déjà perdu le souvenir de cette époque ? Comment ! c'était au moment où il venait déclarer sur ces bancs qu'il résistait au souffle de l'intolérance, que j'eusse dû me retirer de lui ? Mais, je devais, au contraire, me presser à ses côtés, et c'est ce que j'ai fait.
Messieurs, je ne veux pas discuter la théorie qu'a développée devant vous l'honorable membre ; je fais la part de l'émotion qu'il a éprouvée et que je ressens moi-même dans ce débat quasi personnel. Mais cette doctrine est-elle donc pratiquée par les plus chauds amis de l'honorable M. de Decker lui-même ? L'administration qui est au pouvoir aujourd'hui a des principes connus ; elle n'a pas annoncé l'espoir de résoudre en commun toutes les difficultés ; c'est une administration également modérée sans doute, mais franchement libérale dont le programme est connu. Nous ne faisons pas pourtant un reproche si amer aux amis de l'honorable M. de Decker, à ses plus intimes amis, qui ne dédaignent pas de servir notre administration.
M. de Decker. - Messieurs, je ne dissimule pas à la Chambre ma répugnance à insister sur un fait qui me semble avoir pris un caractère personnel. Franchement, il était Join de ma pensée de soulever cette question ; mais puisque nous avons à la discuter, il est peut-être bon de la vider.
Messieurs, lorsque le cabinet que j'avais eu l'honneur de former se présenta devant la Chambre avec son programme, nous fîmes de bonne foi un appel à tous les sentiments de conciliation et de modération qui existaient dans la Chambre et dans le pays ; sentiments qui, d'après mes propres convictions d'alors, constituaient le fonds de l'opinion dans le pays comme dans la Chambre, et qui, dans mes convictions d'aujourd'hui, constituent encore l'opinion fondamentale de la nation. Oui, je suis convaincu qu'à l'heure qu'il est, les neuf dixièmes du pays repoussent la domination des deux partis extrêmes qui se disputent le gouvernement de la Belgique.
Dans ce programme qui reçut l'adhésion de l'honorable baron de Vrière, il était fait un appel à tous les hommes animés de sentiments de conciliation. M. le gouverneur de lu Flandre occidentale fit, en effet, la réponse dont il vient de vous communiquer le résumé : c'est que, pendant toute sa vie, il avait appartenu à l'opinion modérée ; que pendant toute sa vie, il n'avait posé que des actes empreints de modération ; qu'il n'avait à modifier en rien son caractère, ni ses tendances, en se ralliant aux idées de conciliation et de modération inscrites dans le programme du ministère.
Cependant, il y avait autre chose, dans ce programme, qu'un appel à la conciliation. L'honorable M. de Vrière, alors gouverneur de la Flandre occidentale, sait très bien que la question de la charité y figurait en première ligne, et que sa solution constituait la mission principale du cabinet.
Maintenant les vues de l'honorable M. de Vrière se sont-elles modifiées par les discussions et par l'expérience ? Je n'en sais rien, mais je sais bien qu'à cette époque il n'a pas fait la moindre réserve quant à la question de charité ; et je le répète, c'était la question de la charité qui différenciait l'administration à laquelle j'avais l'honneur d'appartenir de l’administration précédente.de même qu'elle la différencie surtout de l’administration actuelle.
Si M. de Vrière, à cette époque gouverneur de la Flandre occidentale, s’est rallié franchement au programme conciliant de l'ancien cabinet, il voudra bien me permettre de lui demander si jamais, en quoi que ce soit, 1 administration que j'avais l'honneur de diriger a émis la moindre opinion, posé le moindre acte qui ne fût marqué du cachet de la conciliation et de la modération.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Vrière). - C’est ce que j'ai dit ; si je ne l'ai pas dit, j'ai cru le dire.
M. de Decker. - Je suis, jusqu'au bout, resté fidèle au programme ministériel, et c’est parce que j'y suis resté fidèle, que je me suis trouvé abandonné par ceux que j'espérais concilier et faire transiger sur les grandes questions à l'ordre du jour. Je ne me plains pas ; je suis philosophe, et je compte sur la justice et le bon sens du pays.
Je suis resté fidèle jusqu'au bout à notre programme, mes convictions d'alors sont encore celles d'aujourd'hui. Quand j'ai parlé d'un souffle d'intolérance qui avait passé sur la Belgique, mes paroles s'appliquaient à la presse. Je déplore aujourd'hui encore les exagérations de la presse. Je regrette, qu'on divise le pays en deux camps ennemis, et qu'on jette dans la nation des ferments de discorde et de haine, quand elle a tant besoin d'union et de paix. Je regrette qu'on ne voie pas qu'en suivant cette pente funeste, nous allons à l'abîme, entraînant nos institutions libres et peut-être notre indépendance nationale. Le langage que j’ai toujours tenu au pouvoir comme dans l'opposition, j'ai encore le droit et j'éprouve encore le besoin de le tenir.
Il n'y a qu'un moyen de sauver le pays, c'est la transaction sur le terrain constitutionnel ; c'est l'union de tous les bons citoyens.
D'ailleurs, cette presse qui pousse à la division ou qui l'entretient dans les deux partis, ne représente pas le pays ; c'est ma conviction, c'est ma consolation. Oui, chose incroyable, dans ce pays de liberté et de discussion, la véritable opinion du pays n'a pas un seul représentant dans la presse. Nous n'y voyons que les représentants des idées les plus exagérées avec lesquelles il sera bien difficile de maintenir longtemps le système d'institutions constitutionnelles sous lequel nous avons le bonheur de vivre. (Interruption.) Cette conviction, personne ne me l'enlèvera.
Il y a des gens qui prétendent que la liberté est incompatible avec la religion ; d'autre part il en est qui proclament que la religion est incompatible avec la liberté.
Ce sont deux opinions également éloignées des principes du Congrès national de 1830, deux opinions également contraires aux mœurs et aux traditions de notre pays qui a toujours été un pays de liberté et en même temps un pays attaché à sa foi. La Belgique, aujourd'hui encore est un pays de foi et de liberté. C'est parce que j'ai cette conviction que je saisis cette occasion pour dire mon opinion à la presse libérale comme à la presse catholique.
Du reste, je suis convaincu que l'opinion véritable du pays se fera jour et qu'avant peu on se réunira autour de ce drapeau constitutionnel à l'ombre auquel on s'est groupé pendant toutes les crises qui ont mis en péril notre indépendance et notre Constitution. On sera obligé de se réunir encore sur ce terrain neutre. Ce terrain, ce n'est pas moi qui l'ai jamais abandonné.
M. B. Dumortier. - Messieurs, je ne répondrai pas au discours que vous venez d'entendre, c'est une discussion entre deux ministres, l'un ancien, l'autre nouveau. Je les laisse s'arranger entre eux.
En prenant la parole, j'ai fait remarquer que cet incident arrivant à l'improviste sans que personne fût prévenu et préparé pour une discussion aussi grave, cet incident suivi d'une réponse dont on se déclarait satisfait, ressemblait à du compérage. Je n'entends rien dire de blessant pour personne, c'est un fait qui se présente souvent dans les assemblées anglaises ; on ministre veut donner des explications sur une question qui occupe l'opinion publique, il se fait interpeller par un ami, c'est plus commode que d'être interpellé par un membre de l'opposition ; le ministre répond et son ami se déclare satisfait.
C'est ce que nous venons de voir ; ce qui le prouve, c'est que M. le ministre de l'intérieur est arrivé armé de pied en cap, flanqué d'un énorme volume du Moniteur tout annoté.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je ne m'attendais pas à vous rencontrer comme adversaire, et quant au volume du Moniteur, il vient de descendre de la bibliothèque.
M. B. Dumortier. - La seule observation qui a provoqué ma réponse, c'est la distinction faite par M. le ministre de l'intérieur qui se trouve aussi dans le discours de M. Frère. Ecoutez ces messieurs : nous ne ferons pas une observation à un professeur qui dira dans sa chaire tout ce qu'il voudra, mais un fonctionnaire qui dira quelque chose contre la pensée du gouvernement, nous le frapperons soit d'une admonition, soit d'une autre peine, suivant je ne sais quelles formes administratives, jusqu'à la destitution. Ce principe n'est pas soutenable.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Nous n'avons pas dit cela.
M. B. Dumortier. - Le principe que vous avez exposé, c'est que les fonctionnaires ne pouvaient contrarier en quoi que ce soit le gouvernement, qu'en dehors de leurs fonctions gouvernementales, ils ne pouvaient ni parler ni écrire contre ce qu'ils pensaient devoir être la pensée du gouvernement. (Interruption.)
Comment peut-on contester cela, quand on vient dire que M. Ducpetiaux a été blâmé parce qu'il avait publié un écrit qui n'était pas conforme à la pensée du gouvernement ? Mais cet écrit est un chef-d'œuvre ; je ne vois aucune espèce de raison à ce blâme, il ne s'agit nullement d'un livre où l'administration est outragée, injuriée ; c'est l'exposé d'une opinion.
Pourquoi trouvez-vous mauvais qu'un fonctionnaire exprime son opinion sur une loi qui doit venir en discussion devant le parlement ? J'ai dit que je ne concevais pas que le professeur dans sa chaire eût le droit d'attaquer les bases de la société et que le fonctionnaire fût passible d'une peine disciplinaire pour avoir attaqué le ministre.
Mais. dit l'honorable préopinant, ce sont des doctrines anarchiques. Ces doctrines anarchiques, il les a partagées lui-même ; sous les ministères conservateurs, chaque fois qu'une destitution ou une admonition avait lieu, il demandait des explications. Il est mon complice dans cette anarchie, mais je ne crois pas que l'un et l’autre soient des anarchistes ; (page 401) je ne crois pas qu'on puisse voir là un encouragement à la désobéissance.
Le fonctionnaire doit son action au gouvernement, je n'admets pas qu'il puisse résister à l'ordre qu'il reçoit parce qu'il engagerait la responsabilité du ministre et que cette responsabilité est un principe constitutionnel.
Mais, en dehors de cela, je crois que, d'après les véritables principes de 1830, le fonctionnaire doit jouir d’une liberté modérée, bien entendu par les fonctions qu'il a acceptées ; c'est-à-dire, se maintenirdlans les limites de l'honnêteté et des convenances vis-à-vis de ses chefs. A cette condition la liberté d'examen et de discussion ne peut pas lui être contestée. Tels étaient les principes que nous émettions à l'origine de notre existence nationale, et que j'aurais voulu voir conservés.
Mais M. le ministre est venu prétendre ici que j'aurais, dans le temps, soutenu une opinion tout à fait opposée en demandant des destitutions et il a cité un discours que j'ai prononcé en 1845. J'ai prié M. le ministre de lire le passage dont il s'agissait, bien assuré qu'il ne s'y trouvait rien de semblable à ce qu'il m'a fait dire, mais il n'a pas cru devoir déférer à ma prière parce que, a-t-il dit, cette lecture aurait pu amuser l’assemblée,
C'est un mot très joli, j'en conviens ; mais il y a bien d'autres choses qui sont pour la Chambre autant de sujets de distraction ; par exemple, quand un ministre vient entretenir l'assemblée de son âge. (Interruption.)
Mais je crois, messieurs que nous ne fassions rien ici pour amuser la Chambre ; aussi je ne pense pas que l'assemblée ait cru que tel était mon but quand j'ai prononcé ce discours en 1845 et je me souviens fort bien d'avoir, à l'occasion même de ce discours, été félicité par l'honorable M. Rogier.
Je me rappelle même, à ce propos, une circonstance particulière, c'est que dans ce moment j'ai rompu avec M. Nothomb et qu'un des motifs de cette rupture c'était que M. Nothomb avait travaillé fortement dans les élections pour faire tomber MM. Rogier et Lebeau, deux des fondateurs de notre indépendance.
Voilà ce que j'ai dit, et si M. le ministre de l'intérieur veut bien relire mon discours qu'il a sous les yeux, il trouvera l'expression de cette opinion. (Interruption !)
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il ne s'agissait pas de cela,
M. B. Dumortier. - Il s'agissait de cela aussi.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il s'agissait de deux de vos amis, MM. Dubus et Doignon.
M. B. Dumortier. - Je le sais bien ; je vais y venir. Avant tout, je dois répéter que dans ce discours je prends la défense de MM. Lebeau et Rogier.
Mais, dit l'honorable M. Rogier, vous avez reproché à M. Nothomb l'inertie et l'hostilité des fonctionnaires. Donc, messieurs, ce que j'ai reproché à M. Nothomb, c'est d'avoir travaillé sourdement à faire échouer les hommes les plus éminents de la droite et de s'être opposé à leur rentrée à la Chambre lorsqu'on voulait leur faciliter la rentrée au parlement avant la session ; d'avoir, puisque c'est admis en fait, refusé son appui aux hommes qui s'étaient compromis pour le défendre ; je ne pouvais approuver une telle conduite ; et je suis sûr que l'honorable M. Rogier ne fera jamais cela. Y a-t-il là des demandes de pénalités, de destitutions ?
Nous avions la preuve qu'une liste était venue de Bruxelles adressée aux fonctionnaires contre mes amis, et voilà ce que j'ai combattu, voilà ce que je combattrais encore comme éminemment immoral.
Mais jamais, quoi qu'en dise M. Rogier, je n'ai demandé à M. Nothomb de destituer des fonctionnaires qui agissaient contre mon opinion ; je n'ai voulu qu'une chose, c'est que des fonctionnaires publics n'agissent pas sous une influence plus ou moins ministérielle, pour décapiter le parlement, pour faire échouer la candidature de mon honorable ami, tout en le blâmant d'avoir cherché à écarter MM. Lebeau et Rogier. Cette opinion, je la professe encore aujourd'hui, et elle ne ressemble en rien à celle que M. Rogier me prête.
On a beaucoup parlé, messieurs, de l'affaire de M. de Hauteville. Dans mon opinion, ce professeur n'avait pas besoin de certificat pour rester attaché à l'université de Gand ; j'en trouve la preuve dans l'article 14 de la loi sur l'enseignement ainsi conçu : « Des dispenses peuvent être accordées pa rle gouvernement aux hommes qui auront fait preuve d'un mérite supérieur, soit dans leurs écrits, etc. » Je m'arrête à ces derniers mots, car M. de Hauteville avait fait ses preuves par la publication dont j'ai parlé et dès lors il se trouvait dans les conditions voulues par l'article 14 de la loi sur l'enseignement supérieur. Sa nomination était donc parfaitement légale.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Il n'a pas reçu de nomination.
M. B. Dumortier. - Soit ; il a été non pas destitué, mais déchargé de ses fonctions et c'est là ce que je déplore à cause du mérite de l'homme qui a été l'objet de cette mesure.
Je le déplore d'autant plus qu'on s'est montré beaucoup moins difficile à l’égard d'un étranger appelé ici pour occuper la place de professeur de chimie, alors que nous avions des hommes éminents qui professent la chimie et à l'école desquels se sont formés les élèves les plus distingués, digne d’entrer dans la carrière du professorat. Je déplore cet acte, messieurs, parce que je désire que les emplois publics soient autant que possible donnés chez nous à des Belges. Mon patriotisme, sous ce rapport, n'a de limites que l'impossibilité de pourvoir convenablement, au moyen de Belges, aux emplois qui deviennent vacants, et je vois avec déplaisir que des concitoyens d'un talent émiunent soient dédaignés pour des étrangers.
Je me bornerai, messieurs, à ce peu d'observations. Ce qu'a dit l'honorable M. de Decker au sujet de la presse et des partis me paraît juste en principe, mais inapplicable dans la situation du pays. Autant que lui je regrette que l'ancienne union de 1830 n'existe plus ; mais je crains bien que l'honorable membre ne se nourrisse d'illusions et ne fasse des vœux stériles pour un retour à cet ancien état des choses. L'homme d'Etat doit prendre les choses non d'après ses illusions mais d’après la réalité.
Nous vivons à une époque où la Belgique, je le déplore profondément, a accepté la lutte des partis ; eh bien, cette nécessité il faut la subir et il ne faut pas se bercer d'espérances illusoires, car les principes de l'honorable membre, compris par un seul des deux partis, ne sont que duperie et mystification. On ne fait pas l'union tout seul. Nous sommes aujourd'hui en minorité ; subissons la loi de la minorité. Tout ce que nous pouvons demander au gouvernement, c'est qu'il se conduise avec modération, avec sagesse.
Ce que je désire surtout du gouvernement c'est qu'il n'entre pas dans une voie réactionnaire, au sujet des intérêts religieux, dans une voie de réaction qui rappelle les abus de 1828, les seuls abus d'un autre âge qui soient à craindre ; je l'engage vivement à se roidir contre une telle tendance afin de nous épargner les fâcheuses calamités de cette époque et dont nous aurons l'occasion de parler quand nous viendrons à la discussion du Code pénal.
- Plusieurs voix. - A demain.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je n'ai plus que quelques mots à dire en réponse au discours de l'honorable M. Dumortier. Je lui en demande bien pardon, mais je dois le dire, l'honorable membre est un adversaire avec lequel une discussion est presque impossible, tant est grande sa facilité à dénaturer les observations qu'il combat.
M. B. Dumortier. - Pardon ; je les ai comprises ainsi.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est une manière fort commode de vaincre un adversaire. La Chambre a été témoin de la manière dont l'honorable M. Dumortier a rendu ma pensée. Il a dit que je ne veux pas souffrir la moindre liberté d'action de la part des fonctionnaires publics. Eh bien, cela est complétement inexact.
J'ai seulement déterminé les limites dans lesquelles l'action du fonctionnaire doit, selon moi, se renfermer, et les devoirs que les convenances lui imposent. Voilà ce que j'ai dit, et ce n'est qu'en dénaturant ma pensée que l'honorable M. Dumortier a pu essayer de me combattre. Aussi, je dois le dire, sa réponse ne me paraît-elle nullement sérieuse.
Je suis prêt à défendre les actes relatifs à l'université de Gand dont il a été question ; mais l'occasion s'en présentera plus naturellement, quand aura lieu la discussion du budget de l'intérieur. Je trouve beaucoup plus sérieuse, beaucoup plus digne d'une réponse la fin du discours de l'honorable chef de l'ancien cabinet et je me hâte de dire que je suis en complet désaccord avec lui sur l'appréciation qu'il a faite de la situation du pays.
M. J. Lebeau. - Et moi aussi !
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - L'honorable M. de Decker, dans son loyal patriotisme, se livre souvent (ce n'est pas la première fois que cela lui arrive) à des appréhensions de l'avenir que l'état actuel des choses ne me semble nullement justifier.
Certes, depuis quinze ans j'ai entendu l'honorable M. de Decker se livrer à des prédictions qui étaient bien de nature à effrayer la Chambre et le pays, mais heureusement aucune d'elles n'est encore venue à se réaliser.
Aujourd'hui encore, si nous devions l'en croire, nous serions au bord d'un abîme : c'est le langage que l'honorable M. de Decker nous tient depuis de longues années, et Dieu merci ! nous n'y sommes ras encore tombés et le pays me semble parfaitement ferme sur ses pieds.
Il est tranquille et confiant.
Il ne faut pas, parce qu'il y a des partis extrêmes dans le pays, parce qu'il y a une droite et une gauche extrêmes, parce qu'il y a des journaux plus ou moins violents, il ne faut pas croire que nous soyons sur le bord d'un abîme.
- Voix nombreuses. - Non ! non !
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Le pays subit, comme tous les pays libres, les conséquences des libertés dont il jouit ; il faut savoir supporter ces violences, ces excès et ne point perdre de vue que les organes exagérés de la presse n'exercent, en fin de compte, qu'une bien faible influence sur le pays, de même que les hommes exagérés n'exercent qu'une bien faible influence dans les collèges électoraux.
Il y a quelque temps, à la suite d'événements qui avaient surexcité le pays, nous avons eu des élections, eh bien, elles se sont faites avec le plus grand calme, et du mouvement électoral du 10 décembre 1857, tant calomnié, nous avons vu sortir une des Chambres à la fois les plus libérale, les plus conservatrices, les plus modérées qui aient siégé depuis 1830.
(page 402) Voilà, messieurs, comment la position doit se produire et se produit en effet aux yeux de tous les hommes impartiaux et calmes.
J'engage l'honorable M. de Decker à ne pas désespérer du pays, parce qu'il y a une opinion exagérée.
M. de Decker. - Je ne désespère pas du pays.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous avez dit que nous étions sur le bord de l'abîme, que nous y courions.
M. de Decker. - Vous savez, comme moi, que la situation n'est pas aussi rassurante que vous voulez bien le dire. Mais ce n'est pas à dire qu'il faut désespérer ; je ne prêcherai jamais la doctrine du désespoir.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - La situation est excellente.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je rappellerai encore que voilà quinze ans que 1 honorable M. de Decker nous fait de pareilles prophéties.
M. de Decker. - Nous avons perdu beaucoup de terrain depuis quinze ans.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - L'honorable M. de Decker a pu croire un moment, sous son administration, que le pays était ébranlé dans sa base. Mais nous avons eu confiance dans le bon sens du pays et nous sommes sertis de cette crise d'une manière rassurante pour tout le monde.
Ainsi, il ne faut pas croire le pays perdu ; il vit et prospère. Il y a une opposition ; tant mieux, il est nécessaire qu'il y ait une opposition.
Nous sommes parfaitement d'accord sur la nature de certaine opposition qu'on fait au cabinet ; nous la trouvons outrageante, violente ; nous l'avons qualifiée très justement de factieuse. Mais elle ne nous effraye pas. Nous tâchons de gouverner loyalement, avec fermeté, en faisant respecter l'administration, en tâchant de la rendre populaire par de bonnes lois, par de bons actes administratifs ; et je ne pense pas, je le répète, que le pays partage les appréhensions de l'honorable M. de Decker.
Le pays travaille ; il jouit tranquillement de toutes ses libertés ; il les pratique sans avoir à craindre aucune entrave de qui que ce soit. Et cette situation du pays est bonne ; comparons-la à la situation de beaucoup d'autres pays et réjouissons-nous, félicitons-nous de voir la Belgique a trente années bientôt de son émancipation, présenter un spectacle aussi rassurant que celui que nous voyons aujourd'hui.
- Personne ne demandant plus la parole, l'incident est clos.
La séance est levée à quatre heures trois quarts.