(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1857-1858)
(page 1313) (Présidence de M. Verhaegen.)
M. Crombez procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Vander Stichelen donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est adoptée.
M. Crombez présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Les membres du conseil communal de Morhet demandent que la compagnie concessionnaire du chemin de fer du Luxembourg construise l'embranchement sur Bastogne. »
« Même demande des membres du conseil communal de Tillet. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« L'administration communale de Tavigny demande que le projet de loi relatif à l'exécution de divers travaux d'utilité publique comprenne la construction d'un embranchement de chemin de fer sur Bastogne. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« M. le ministre de la justice adresse à la Chambre les pièces relatives à l'instruction de la demande en naturalisation du sieur Carette, maréchal des logis chef au 2ème régiment de cuirassiers. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
M. de Luesemans. - Messieurs, le projet de loi qui est en ce moment soumis à vos délibérations est sans contredit le plus important sur lequel vous ayez été appelé à vous prononcer depuis les discussions mémorables du Congrès national.
A ce titre il est digne de fixer l'attention de la Chambre, comme il fait l'objet des plus vives préoccupations du pays.
Devant l'intérêt qu'il renferme la question des partis s'efface.
Devant le grand but que le gouvernement poursuit, je dois le dire, la question des dépenses devient une question accessoire. Ce que la section centrale disait à propos des intérêts considérables et respectables de la ville d'Anvers, je crois pouvoir le dire, et à plus forte raison, à propos des intérêts autrement précieux de notre indépendance, de notre nationalité. Je n'admets pas que lorsqu'il s'agit d'examiner un système d'où peut dépendre le sort du pays, lorsqu'il est question de déterminer le champ de bataille où peuvent se décider les destinées de la Belgique, on puisse mettre dans la balance quelques millions en regard des désastres de toute nature dont nous pouvons être menacés.
Dans la séance d'hier l'honorable M. Vander Donckt a dit que le projet de loi était impopulaire dans le pays, il en a fait un tableau si effrayant, il nous a montré les conséquences qui en résulteraient, comme tellement monstrueuses, que je conçois, messieurs, que là où l'honorable membre exerce son influence, il soit impossible que le projet jouisse d'une grande popularité.
Quant à moi, je ne crois pas que la proposition en elle-même soit impopulaire, elle subit le sort de tous les projets de loi qui se compliquent d'utilité et de dépenses ; mais le pays, chaque fois qu'on lui a démontré que les dépenses qu'on réclamait de lui étaient nécessitées pour sa prospérité ou demandées à son patriotisme, le pays n'a jamais hésité à sanctionner les sacrifices qu'on lui imposait. Je crois, messieurs, que cette fois encore, avant de s'occuper de la grande et de la petite enceinte, il se pose ces questions : Les travaux que l'on réclame sont-ils nécessaires ? L'adoption de l'article premier nous donnera-t-elle une patrie forte et respectée ? Notre indépendance et notre nationalité seront-elles mieux garanties par un bon dispositif de défense que par la seule puissance des traités ?
Voilà, messieurs, les questions que, d'après moi, le pays se pose ; et si elles sont résolues affirmativement, je crois pouvoir assez répondre de son patriotisme pour affirmer que le projet de loi ne sera pas impopulaire.
Ces questions, messieurs, je les croyais résolues avant la séance d'hier. L'honorable M. Thiéfry et l'honorable général Renard avaient démontré avec une très grande supériorité de talent et de logique que la pire de toutes les positions que le gouvernement belge puisse prendre, c'est la neutralité désarmée.
L'honorable général Renard nous a cité un fait, qui a d'après moi, une très grande importance ; ce fait, il l'a rappelé à quelques hommes d'Etat, et il il a révélé, je pense, à la plupart des membres de la Chambre.
C'est qu'en 1840, quand la guerre avait menacé d'éclater en Occident, une puissante voisine et amie avait demandé à notre gouvernement s'il était en mesure de défendre efficacement et énergiquement notre neutralité ; il a ajouté que ce gouvernement ami, et dont, par conséquent, il n'est pas permis de suspecter les intentions, avait dit que si la Belgique était dans l'impossibilité de se défendre il la ferait occuper par ses armées.
Je croyais, dis-je, que ces questions avaient été résolues par les discours de ces honorables orateurs, lorsque hier, un honorable député d'Anvers, dans un discours admirable comme forme, a remis en question ce point capital : de savoir si dans la position que notre neutralité nous a faite, nous devons, oui ou non, chercher à établir un bon et énergique dispositif de défense.
L'honorable M. Vervoort, sans vouloir répondre d'une manière directe à cette partie du discours de l'honorable général Renard, y a cependant répondu incidemment en faisant connaître que, d'après lui, il croyait au respect absolu de notre nationalité ; qu'il croyait au droit, au XIXème siècle.
Il est de ceux qui ont foi dans le maintien absolu des traités ; il croit que la meilleure garantie que nous ayons du respect qu'il inspirent aux autres puissances, c'est l’intérêt de l'équilibre européen, à cause duquel l'indépendance de la Belgique a été proclamée. Eh bien, messieurs, si c'est là le fond de la pensée de l'honorable membre, et je n'ai pas le moindre doute à ce sujet, je crois avoir découvert tout le secret de son beau discours.
Dès lors, en effet, que l'honorable membre est en parfaite sécurité sur le sort de la Belgique, dans un moment de conflagration européenne, je conçois parfaitement qu'il s'occupe moins de la question militaire et qu'il ne considère l'agrandissement de la ville d'Anvers, qu'au point de vue de l'intérêt qu'il a si bien défendu, c'est-à-dire au point de vue commercial de notre métropole du commerce. Mais alors, je me permettrai de lui faire remarquer que la solidarité qu'il a réclamée avec la pensée de la section centrale n'existe plus, car je doute que la section centrale partage avec l'honorable membre ses sentiments de quiétude, je crois au contraire qu'elle part d'un tout autre point de vue.
J'aime mieux m'en rapporter au discours de l'honorable M. Thiéfry qui nous a affirmé que dans sa pensée, et je crois que c'est celle de la section centrale, il importe que la Belgique, pour se placer dans une position convenable à l'égard de l'Europe, même avec sa neutralité garantie, se crée un bon système de défense, et renonce à la neutralité désarmée.
Cette partie fugitive du discours de l'honorable M. Vervoort repose sur une erreur ou plutôt sur un défaut de distinction des faits. La Belgique pourrait évidemment avoir deux dangers à craindre : celui de la conquête et celui de l'envahissement ou de l'occupation. Quant à celui-là, je partage entièrement l'avis de l'honorable membre ; la conquête,, je ne la crains pas plus que lui.
Je suis parfaitement rassuré sur les sentiments de sympathie et je dirai de bienveillance de toutes les puissances signataires des traités de Londres. Je suis intimement convaincu qu'aucune ne songe à s'emparer de notre pays, ni à présent ni dans l’avenir. Mais il est dans les destinées humaines, dans les destinées des nations, des événements qui sont plus forts que la volonté des hommes et même que la volonté des gouvernements. Ce sont les crises européennes qui peuvent se produire, par des causes que nul ne peut ni prévenir ni prévoir.
Messieurs, il ne faut pas remonter bien haut pour en découvrir. L'attentat qui fut commis en France contre la personne de l'empereur des Français n'a-t-il pas été presque la cause d'une rupture de ce qu'on est convenu d'appeler l'entente cordiale ?
N'a-t-il pas fallu tous les sentiments de modération des gouvernements des deux côtés du détroit pour empêcher une conflagration d'éclater ? N'avons-nous pas vu le lord chancelier de l'Angleterre, il y a très peu de temps, déclarer au banquet du lord-maire de Londres, que la simple affaire du Cagliari, qui à nos yeux n'avait presque pas d'importance, avait failli à son tour occasionner une guerre générale ?
Or, dans des conflagrations de cette nature, il est de la plus haute importance, d'après moi, que la Belgique puisse donner à tous la garantie qu'elle remplira son rôle, qu'elle servira de barrière entre les parties belligérantes et qu'elle soit en mesure de défendre sa neutralité par le meilleur système défense possible.
On a parlé encore de l'équilibre européen ; on a dit que la meilleure garantie que la Belgique avait de sa neutralité, consistait dans l'équilibre européen, dais la pensée qui avait précédé à sa reconnaissance.
Messieurs, le royaume des Pays-Bas avait été également constitué dans une pensée d'équilibre européen. En 1830, cet équilibre fut rompu par suite de la révolution belge. (Interruption.)
J'entends dire qu'il ne fut pas rompu. C'est une question d'appréciation ; je crois qu'il a été rompu en ce sens qu'au lieu de placer entre l’Allemagne et la France un corps considérable, on a divisé en deux, et par conséquent affaibli l'obstacle. N’est-ce pas nous qui avons déchiré ce pacte contre nature, et que le protection la Hollande a-t-elle trouvée dans la force des traités ?
Les grandes puissances de l'Europe ont sanctionné, au contraire, cette violation évidente des traités de 1815, que la Hollande avait été dans l'impossibilité de défendre.
Messieurs, cet événement de la révolution belge donna lieu à une négociation dans le courant de 1831, négociation à laquelle l'honorable rapporteur de la section centrale, sous le ministère de l'honorable comte de Muelenaere, prit une part très active. Un protocole, en date du 17 avril 1831, fut signé ; ce protocole était relatif à la démolition de certaines forteresses. Voulez-vous savoir, messieurs, comment, au point de vue politique, ce protocole fut apprécié par deux hommes les plus illustres peut-être que l'Angleterre ait jamais produits, j'entends parler du feld-maréchal duc de Wellington et de sir Robert Peel ? Le duc de Wellington n'hésita pas à dire devant la chambre des lords :
(page 1314) « Il est absurde de présenter une garantie de neutralité comme suffisante pour assurer l'indépendance du nouveau royaume ; en 1814, ceux qui avaient réuni la Belgique à la Hollande savaient trop bien qu'il n'existe pas de garantie solide sans l'établissement de moyens de défense matérielle, lis y avaient pourvu par l’établissement d'une ligne de forteresses, et ces forteresses sont évidemment plus nécessaires à la Belgique seule qu'à ce pays réuni à la Hollande. »
A part le système, messieurs, sur lequel je ne me permettrai pas de me prononcer parce que les connaissances stratégiques me manquent complétement, je vois dans cette pensée politique de l'un des plus grands hommes d'Etat d'Angleterre appuyé par sir Robert Peel, que ces hommes d'expérience ont reconnu que de tout temps la Belgique neutre, placée comme barrière entre la France et l'Allemagne, avait besoin de se défendre sérieusement, d'établir un système défensif convenable.
Messieurs, dans une précédente séance, l'honorable M. Thiéfry a cité deux exemples mémorables de neutralités désarmées violées non pas dans le désir de la conquête, mais uniquement dans un but d’occupation. C'est la république de Venise en 1796 et la république helvétique à deux époques que l’honorable membre a signalé s.
Il aurait pu ajouter la violation de la neutralité du Danemark en 1810 lors du blocus continental.
Il aurait pu ajouter onze cas de neutralités violées pendant l'espace de moins d'un siècle et qui se trouvent relatés dans un ouvrage très substantiel écrit par un de nos meilleurs officiers d'artillerie, M. le colonel Eenens. Je n'entrerai pas, messieurs, à cet égard dans des détails suffisamment connus de tout le monde.
J'arrive, messieurs, au projet qui nous est soumis. La place d’Anvers aura-t-elle une grande enceinte où une enceinte restreinte ?
Je désire motiver mon vote qui sera favorable au projet du gouvernement.
Certes, messieurs, il eût été désirable que cette question capitale eût été résolue dans le même sens, par tous les hommes compétents, avec cette unité de vues et cette unanimité d'appréciations qui aurait donné à la résolution que nous sommes appelés à prendre cette force morale et cette assurance qui dégage la responsabilité, et permet de se reposer, après le vote, avec la conscience tranquille et la certitude d'avoir complètement accompli un grand devoir national.
Malheureusement il n'en est pas ainsi. Déjà la section à laquelle j'ai eu l'honneur d'appartenir avait cru devoir, avant de se prononcer, poser au gouvernement la question à peu près dans les mêmes termes que le fit la section centrale.
Nous reçûmes pour réponse que les deux projets avaient la même valeur défensive, et que l'exécution de la grande enceinte se réduisait pour le gouvernement à une question d'argent.
Dans cette hypothèse, il y aurait eu à examiner si, les nécessités de la défense étant satisfaites, il y avait lieu pour le pays, à ajouter un nouveau sacrifice à celui qu'il serait disposé à faire, pour couvrir les intérêts de la métropole commerciale qui doivent, à juste titre, nous inspirer de très sérieuses sympathies.
Mais dans notre section nous n'obtînmes aucun autre éclaircissement, les explications ultérieures étant réservées pour la section centrale.
Celle-ci ne tarda pas à les demander au cabinet, c'est l'objet de la neuvième question.
Elle en reçut pour réponse que les deux projets en présence avaient été déférés à un comité appelé à se prononcer sur leur mérite, et que, sous le rapport militaire, ils avaient été placés sur la même ligne.
La section centrale ne nous dit pas si le gouvernement est entré dans de plus amples explications ; nous apprenons seulement que :
« Le comité était composé de onze officiers généraux et supérieurs ; cinq d'entre eux se sont prononcés pour le projet actuellement présenté, cinq autres pour le projet comprenant la grande enceinte, et le onzième s'est abstenu. »
Partant de cette base, le gouvernement s'est rallié au système des cinq membres du comité qui ont opiné pour l'enceinte restreinte, et sous sa responsabilité, il déclare que le projet présenté lui offre toutes les garanties désirables.
La section centrale, au contraire, adopte le projet d'enceinte générale, en s’appuyant sur des motifs auxquels l'honorable rapporteur de cette section, à cause de ses connaissances spéciales, et après lui les honorables MM. Thiéfry et Vervoort, ont pu donner des développements dont je ne me remettrai pas de contester la valeur.
Entre ces deux projets, la section centrale convie la législature à faire son choix.
Les dissidences de la nature de celle qui a divisé le comité ne sont pas rares entre militaires, dit la section centrale, et elles imposent à la Chambra la nécessité d'intervenir dans des débats que l'on a souvent regardés comme n'étant pas de sa compétence.
« Certainement, poursuit la section centrale, la législature ne peut pas toujours, sans inconvénient, prendre l'initiative dans le domaine de la spécialité militaire, mais elle est apte à faire un choix entre deux opinions contradictoires développées devant elle. »
Il est évident, messieurs, que les deux opinions restassent en présence, que le gouvernement persistant à ne demander que l'enceinte restreinte, comme suffisante, que de son côté la section centrale persistant à la rejeter, la Chambre devra se prononcer et adopter celui des deux projets qui lui semblera le plus convenable.
Mais il n'en est pas moins certain que la perplexité de la Chambre sera grande, et pour ma part je ne suis pas exempt de certains scrupules.
La question, telle qu'elle nous est présentée, est purement militaire.
Pour la résoudre en parfaite connaissance de cause, il nous faudrait ce qui marque à la plupart d'entre nous, c'est-à-dire la science de l'homme d'Etat militaire, des principes de la stratégie. de l'art de faire la guerre, en un mot, sans lesquelles nous sommes exposés à nous laisser séduire par le mirage d'une belle et éloquente parole.
A défaut de cette science, il nous faudrait l'autorité d'hommes spéciaux, jouissant, d'une manière incontestée, de la confiance publique, dont la parole et les enseignements fussent accueillis comme la vérité elle-même. Il faudrait que ces hommes vinssent nous présenter à l'unanimité l'excellence d'un des deux projets, comme placée au-dessus de toute contestation
Au lieu de cela, nous avons dans la Chambre le spectacle que nous a donné le comité consulté par le gouvernement, c'est-à-dire, des hommes également capables, défendant leur opinion, avec des convictions et un talent égaux, mais qui laisseront flotter incertaine, et par cela même indécise, l'opinion de la plupart d'entre nous sur la valeur intrinsèque des deux projets. Et pourtant nous avons à choisir et à sanctionner par notre vote, celui qui nous paraîtra le plus conforme aux nécessités de la défense et aux ressources du psys.
Dans cette alternative, dont je ne me dissimule pas l'embarras, je me prononce pour le projet du gouvernement, et j'en dirai en peu de mots les motifs.
Je répète que je ne fais pas de mon vote une question de confiance politique ; c'est, pour moi, une question de patriotisme et de gouvernement.
Je voterais le projet, quel que fût le cabinet qui nous l'eût présenté ; le projet, d'ailleurs, n'appartient pas à un cabinet libéral, il est un peu l'œuvre de tout le monde, mais je dis que le gouvernement, qui sent sa responsabilité engagée à un très haut degré, et qui s'est préoccupé de la question à tous les points de vue, au point de vue de la défense nationale, au point de vue des besoins du trésor et au point de vue de l'équité, en ce qui concerne la ville d'Anvers, le cabinet vient nous dire que son projet est satisfaisant, qu'il réunit toutes les conditions voulues, qu'il garantit la défense du pays, d'une manière efficace, et pour donner de l'autorité à sa parole, il s'adjoint, pour le soutenir, un militaire qui nous donne une preuve nouvelle de son grand talent, dont le patriotisme est à toute épreuve, et qui a la conscience non moins grande de la responsabilité qu'il partage avec le gouvernement. Dans de semblables conjonctures, je crois que nous ne pouvons pas aller au-delà de ce que le cabinet nous propose.
Celui-ci, d'ailleurs, nous présente un projet qu'il a fait étudier et qu'il est prêt à exécuter.
La section centrale, au contraire, tout en nous conviant à choisir entre le projet du gouvernement et le sien, ne nous laisse en réalité pas le choix.
Elle ne présente aucun contre-projet ni aucun amendement.
Nous sommes purement et simplement saisis par elle d'une proposition de rejet de l'article premier, c'est-à-dire qu'elle veut nous faire rester dans le statu quo, qui ne me semble pas pouvoir être maintenu et dont je ne veux, sous aucun rapport, accepter plus longtemps la responsabilité.
Enfin, messieurs, il est clair pour moi que si nous devons attendre, pour nous prononcer, que nous ayons une décision émanée d'une commission militaire, prise à l'unanimité, nous pouvons attendre longtemps ; les exemples de semblables unanimités sont encore à donner.
Mais, messieurs, en m'associant à ce projet, je crois devoir en même temps me soustraire au reproche d'égoïsme et d'ingratitude, que les défenseurs des intérêts anversois nous adressent avec une vivacité honorable, mais que je considère comme exagérée.
Je l'entends depuis longtemps, on reproche au gouvernement de sacrifier la ville d'Anvers ; sa population, ses faubourgs, son commerce, ses trésors, ses marchandises, tout cela est exposé à les en croire, aux chances d'un bombardement.
Par cette politique étroite, c'est Anvers qui doit être le boulevard de notre indépendance, que la gouvernement expose fatalement à payer seul les frais de la guerre, et à supporte, outre les périls, toutes les pertes matérielles auxquelles un siège et un bombardement donneront lieu. C'est la ruine d'Anvers qu'on prépare.
Je suis sensible à ce reproche, car je crois aussi avec les honorables représentants qu'il y a entre toutes les parties du pays une solidarité entière qui ne permet pas que l'une soit sacrifiée au profit de l'autre sans que toutes partagent avec elle le préjudice qu'elle éprouve dans un intérêt commua.
Mais en y réfléchissant, messieurs, je ne puis reconnaître dans le projet qui nous est présenté, le caractère d'égoïsme étroit dont on 1 accuse.
D'abord, je demanderai aux honorables défenseurs d’Anvers, eux si préoccupés de leurs intérêts s'ils se sont bien rendu compte de la situation de la Belgique en cas de guerre.
(page 1315) Ont-ils entendu les plaintes ? connaissent-ils les appréhensions non moins vives, du reste du pays, pour ce cas de force majeure ?
Affirmeraient-ils que la position d'une ville sur laquelle se concentrera toute la force défensive et toute l'énergie de notre armée, sera plus mauvaise que celle des autres forteresses conservées, et qui par la nature des choses seront bien moins énergiquement défendues ?
Ont-ils bien envisagé la position des villes ouvertes et des campagnes exposées pendant tout le temps que peut durer l'envahissement de la Belgique et pendant le siège d'Anvers, à toutes les vicissitudes, et j'ajoute à toutes les exactions commises en temps de guerre sur les pays soumis à l'occupation des armées d'invasion ?
L'honorable M. Vervoort nous a parlé hier de contributions de guerre à prélever sur Anvers après la reddition de la place ; mais les logements militaires, les réquisitions et contributions de guerre, à qui les imposera-t-on, avant et pendant le siège, si ce n'est au pays ouvert ?
On demande des indemnités au gouvernement. Eh bien, messieurs, permettez-moi de vous citer un exemple qui vous prouvera à la fois les dangers de cette position et la conduite que le gouvernement tient en pareille circonstance envers les villes ouvertes.
La ville que j'ai l'honneur d'administrer, et dont toute l'histoire est un long martyrologue, eut à subir en 1794 les réquisitions militaires de l'armée française en campagne.
Elle y obéit sans murmurer, les murmures d'ailleurs n'auraient servi à rien.
Mais elle fut un jour choisie pour intermédiaire entre le général en chef et des fournisseurs afin de contracter, au compte du premier, un marché important, dont celui-ci devait acquitter le prix
La liquidation de cette dette fut perdue de vue par le général en chef ; cela se voit assez souvent de la part des généraux en campagne.
La ville, qui se considérait comme mandataire d'un tiers, se croyait parfaitement en sûreté, lorsque en 1824, trente années après, et quand la prescription fut sur le point d'être acquise, le fournisseur réclama par action judiciaire le montant de sa fourniture, non pas au gouvernement français, non pas au gouvernement belge, mais à la pauvre ville de Louvain.
Un procès s'engagea, la ville le gagna en première instance ; le fournisseur se pourvut en appel ; la ville succomba, elle succomba en cassation ; le procès fut terminé en 1857, après avoir duré pendant trente-trois ans, vous concevrez aisément ce qu'il en a coûté.
Le gouvernement, appelé en garantie, déclina toute responsabilité ; et la famille du fournisseur réclame aujourd'hui à la ville de Louvain environ 150,000 fr., plus les frais de la procédure. Elle en est réduite à négocier en ce moment une transaction qui la ruinera probablement.
Voilà un côté du sort réservé aux villes ouvertes et voilà la protection qu'elles peuvent attendre du gouvernement dans des affaires où bien évidemment elles ont souffert au nom de tous.
La guerre n'aura plus le caractère sauvage des guerres du moyen âge, je le veux bien et cela répond, je crois, aux appréhensions de l'honorable M. Vander Donckt sur le sort des hommes et surtout sur celui de nos femmes. Mais les nécessités impérieuses des armées sont toujours les mêmes, et l'on peut dire que la civilisation a révélé aux troupes en campagne des besoins auxquels les armées anciennes n'étaient pas soumises.
Or, messieurs, lorsque les premières lignes seront rompues et que par suite l'ennemi se sera emparé des points d'appui, il n'est pas douteux qu'il ne s'établisse chez nous, et à nos frais et pendant que notre armée défendra à la fois la ville d'Anvers et notre souveraineté, le reste de la Belgique sera vraisemblablement traité en pays conquis.
La ville d’Anvers peut ne pas être attaquée, et, s'il est vrai qu'elle peut résister pendant un an et même seulement pendant six mois, à une tranchée ouverte, n'est-il pas sensible que pendant tout ce remps, elle sera affranchie de tout tribut militaire ?
Et si, enfin, ce qui est encore dans les prévisions de nos généraux, elle résiste pendant assez longtemps pour donner à nos alliés le loisir d'arriver à notre secours, n'est-il pas clair que ce seront nos provinces ouvertes qui serviront de champ de bataille, que ce sera Anvers qui aura été le mieux traité en définitive ?
On accuse le pays et le gouvernement d’ingratitude ; eh bien, je considère ce reproche comme étant complètement sans fondement.
Et je le prouve : quelle est la situation actuelle ? Quelle est celle qu'on veut faire à Anvers ? Cette ville est aujourd'hui entourée d'une vieille enceinte, qu'elle croit difficile, sinon impossible à défendre.
Une armée de siège a toutes les facilités du monde pour bombarder d'abord les faubourgs, et après s'être rendue maîtresse de la première ligne des forts détachés, les assiégeants viendront s'établir dans les faubourgs, et y bombarderont à leur aise la ville, et tous les établissements maritimes ; toutes ses richesses sont, pour ainsi dire, exposée, aujourd'hui aux premiers coups de canon.
Du moment que les agresseurs s'attaquent au corps de la place, les besoins de la défense exigeront des assiégés de raser les constructions élevées dans les faubourgs, en contravention aux lois.
J'admets que dans l'état actuel de choses, en pleine paix, un gouvernement reculera devant la mise à exécution des lois sur les servitudes militaires, et qu'en vue d'un siège qui n’aura peut-être jaunis lieu, il n'exigera pas, comme c'est son droit, la démolition des constructions élevées ; je partage, sous ce rapport, l'opinion de ceux qui croient que ce serait là une espèce de vandalisme que le gouvernement ne doit pas commettre.
Mais que la guerre soit déclarée, qu'Anvers soit assiégé, et que ce qui n'est aujourd'hui que dans la faculté du gouvernement, soit demain dans la nécessité de la situation, et les baux faubourgs d'Anvers, la cinquième section, sont voués à une destruction certaine, inévitable ; et sans compensation.
Voilà la situation actuelle.
Or que propose le cabinet ? D'abord il entoure Anvers d'une ligne de sept forts nouveaux, équivalant à autant de citadelles, et il agrandit le fort n°2, situé aujourd'hui dans cette nouvelle ligne, mais qui ne présente pas une valeur défensive suffisante. Cette nouvelle enceinte de forts détachés, placés à 5,000 mètres du glacis, tient l'ennemi à distance, et écarte le bombardement de la ville et de ses établissements.
Cet ensemble est suffisant aux yeux de plusieurs militaires pour la défense de la place, ces travaux étant combinés avec les travaux actuellement existants.
Et le gouvernement aurait par son établissement satisfait aux exigences du pays, la ville d'Anvers aurait reçu, de son côté, des garanties nouvelles et sérieuses contre les dévastations d'un siège ; à aucune époque, Anvers, qui a déjà eu plusieurs sièges à soutenir, n'aurait eu un dispositif de défense aussi formidable, et garantissant aussi bien la ville contre les bombardements.
De plus la défense de bâtir dans le rayon stratégiques serait abolie, et les terrains sujets à la servitude militaire en seraient immédiatement libérés.
Les propriétés exonérées acquerrait par cela seul une valeur triple et plus peut-être de leur valeur actuelle.
Ce système demanderait au pays un sacrifice de douze millions, sans plus.
Mais le gouvernement ne s'arrête pas là.
La ville d'Anvers a aujourd'hui une superficie de 242 hectares. Elle étouffe dans son enceinte, elle a dû se créer au nord, et en dehors de l'enceinte espagnole, des établissements maritimes séparés.
Le gouvernement tenant compte de cette situation, propose, uniquement dans le but de favoriser le commerce anversois, de transporter l'enceinte actuelle au-delà de ces établissements, qui y seraient désormais compris, et seraient protégés par les travaux qui en seraient la conséquence ; ces travaux seraient combinés avec les forts de Merxem et de Deurne, faisant partie des forts détachés, et qui sont eux-mêmes établis entre les terrains inondables pour défendre d'autant mieux les approches de la place, et notamment les importants établissements maritimes dont nous venons de parler.
Mais ces travaux auraient une autre conséquence qui n'est, pensons-nous, pas à dédaigner.
Aux 242 hectares composant la superficie actuelle, ils ajouteraient une nouvelle superficie de 215 hectares, ou en d'autres termes ils doubleraient l'importance territoriale de la commune.
Ces travaux faits dans l'intérêt d'Anvers, de son commerce, de sa prospérité, coûteraient à l'Etat un sacrifice nouveau de huit millions.
Peut-on après cela accuser le pays, qui s'y résignera peut-être, d'ingratitude envers la ville d'Anvers, et n'y aurait-il pas lieu d'intervenir les rôles et d'accuser d'ingratitude envers le pays ceux qui traitent ces garanties nouvelles avec une aussi grande indifférence.
Mais ce n'est pas tout encore, le gouvernement ne repousse pas le système de la grande enceinte d'une manière absolue.
Il ne dit pas : Quoiqu'il arrive, et quoique vous fassiez, vous n'aurez pas la grande enceinte.
Au contraire, il laisse pressentir que cette grande enceinte se construira un jour.
Seulement il ajoute. : « Les travaux que nous projetons, nous occuperont pendant un grand espace de temps ; ne faisons pas tout à la fois ; pour le moment le système que nous présentons s'accorde avec les besoins actuels de la défense du pays, et avec les ressources financières dont il dispose. Qui trop embrasse mal étreint ; plus tard si, à la suite de nouvelles études, un agrandissement nouveau est reconnu indispensable, ne doutez pas du patriotisme du pays : il saura faire ce qui est équitable.
« Mais vous, messieurs, qui dans une très grande mesure devez profiter de notre projet, voyons, n'avez-vous pas, dans votre intérêt même, des motifs suffisants pour venir en aide au pays, au gouvernement qui ne croit pas que pour des travaux dont vous serez, sinon les seuls, au moins dont vous serez les premiers à profiter, il faille demander aux contribuables du restant de nos provinces, et exclusivement à eux, les sacrifices qui ne sont pas jusqu'ici reconnus d'une urgente nécessité.
« S'ils acceptent la charge de huit millions qui leur est imposée dans votre intérêt, et parce qu'ils comprennent qu’ils doivent beaucoup à la métropole commerciale, à sa prospérité et à sa sécurité il est très douteux qu’ils acceptent une charge nouvelle de plusieurs millions pour vous doter d’un système dont la défense du pays peut se passer, alors que le gouvernement vous accorde ce qu'il peut être équitable de lui demander quant à présent. »
J'ai, pour ma part, une grande confiance dans la lumière et la haute (page 1316) intelligence des magistrats de la ville d'Anvers. Je suis persuadé que le moment n'est pas éloigné où une entente est possible. Il y a encore quelques points incertains.
Ainsi le conseil communal d'Anvers avait cru que la lettre du 21 avril 1857 devait être renouvelée par le cabinet actuel ; c'est par ce motif qu'il n'y a pas été répondu.
Aujourd'hui, le gouvernement vient d'écrire à la ville d'Anvers une lettre que nous avons trouvée hier dans les Annales parlementaires.
J'espère qu'elle pourra conduire à une solution que je considère comme grandement désirable.
Cette première question d'initiative résolue, il en reste une seconde.
Qui fera les premières propositions des chiffres ? Le gouvernement réclame des offres, la ville d'Anvers voudrait une demande.
M. Vervoort. - Elle a fait des offres.
M. de Luesemans. - Elle a fait des offres ! elle a offert dix millions pour des terrains que le gouvernement estimait dix-neuf millions et qui dans une expertise ultérieure ont été évalués à vingt et un millions. Eh bien, si le gouvernement croit (et il doit le croire sincèrement et de bonne foi), si le gouvernement croit que les terrains valent vingt et un millions ou même dix-neuf millions, pouvait-il, je vous le demande, accepter cette offre de dix millions, payables en un grand nombre d'exercices ?
Vous avez fait une deuxième offre. Vous avez offert au gouvernement de garantir une valeur de réalisation de 12 millions ; eh bien le gouvernement a répondu que cette offre était moins acceptable que la première et il vous l'a, je pense, prouvé.
Vous avez donc commencé à faire des offres.
Eh bien, je crois que vous devez continuer à en faire. Soyez persuadés que c'est une voix amie qui vous parle, et lorsque l'occasion m'en sera offerte, je saurai vous le prouver.
Au moment où j'ai été interrompu, je disais qu'on en était aujourd'hui à savoir qui entamerait les ouvertures. Cela doit importer peu.
C'est là une affaire de marché, dans laquelle la ville d'Anvers, avec ses habitudes commerciales, ne peut trouver aucun embarras.
Il y a quelques jours, l'honorable M. Loos disait :
« Quoiqu'il en soit, si les offres faites par Anvers, pour se sauver d'une ruine certaine, vous paraissent insuffisantes, que le gouvernement le dise. Anvers veut vivre et prospérer, il veut se sauve, et quelque injuste que cela soit, fixez vous-même la rançon. »
Faisant la part des sentiments qui peuvent animer le premier magistrat d'une ville, dans la défense des intérêts qui lui sont confiés, sentiments honorables et qui m'inspirent la plus grande sympathie, alors même que je les crois exagérés, nous pouvons voir dans ces paroles, j'espère, le désire d'aboutir à une transaction, dans laquelle le gouvernement et la Chambre apporteront, j'en suis certain, un grand esprit de justice et de conciliation.
L'honorable M. Vervoort disait hier, dans un magnifique élan de patriotisme, qu'il regrettait qu'une question de défense nationale pût dépendre de la solution d'une question d'argent. Eh bien, moi, loin d'exprimer un pareil regret, je suis enchanté qu'une question d'argent divise seule le gouvernement et la ville d'Anvers. S'il s'agissait d'une question purement militaire, si les principes stratégiques étaient en jeu, aucune transaction ne serait possible ; mais puisqu'il n'y a lieu que de rapprocher quelques millions, et que, d'autre part, la ville d'Anvers et les intéressés en possèdent un assez grand nombre, la difficulté sera bientôt aplanie.
Il faut mettre résolument le pied sur le terrain de la conciliation, peu importe que ce soit le gouvernement ou la ville d'Anvers qui prenne l'initiative.
Il n'y a qu'une seule chose à faire, c'est, permettez-moi de vous donner ce conseil, de délier sérieusement, et un peu largement les cordons de la bourse.
Je me résume, messieurs, et je termine :
Je voterai le projet du gouvernement :
1° Parce qu'il est le complément des protocoles de la conférence de Londres ;
2° Parce qu'il me semble en harmonie avec les principes de la défense des Etats et avec les besoins défensifs de la Belgique ;
3° Parce que si la grande enceinte doit un jour se construire, l'exécution du plan du gouvernement n'y met aucun obstacle.
4° Parce que ce plan, en assurant quant à présent au pays un système de défense respectable, alors même qu'il pourrait être susceptible d'amélioration dans l'avenir, crée pour les intérêts légitimes de la métropole commerciale une situation meilleure que celle qui lui est faite aujourd'hui.
5° Parce que décidé à voter tous les sacrifices, nécessités par les travaux de défense reconnus nécessaires par les autorités militaires, seules compétentes en cette matière, je veux aussi m'arrêter là où le doute commence, et alors que le gouvernement, responsable de ses actes, vient affirmer devant la Chambre, que les travaux qu'il propose sont suffisants pour la défense éventuelle du pays, et qu'il ajoute que le surplus n'est réclamé que dans un intérêt, considérable sans doute, mais déjà équitablement protégé par le projet soumis à la législature.
En émettant re vote favorable, je croirai avoir accompli un devoir de citoyen envers mon pays, et d'équité envers la métropole commerciale.
M. Loos (par motion d'ordre). - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau une nouvelle lettre qui a été adressée au gouvernement par le conseil communal d'Anvers, lettre par laquelle ce conseil se met en quelque sorte à la discrétion du gouvernement, pour le concours pécuniaire que celui-ci désire obtenir.
- Des membres. - La lecture de la lettre !
M. le président. - Voici cette lettre :
« Anvers, le 29 juillet 1858.
« Le collège des bourgmestre et échevins au conseil des ministres.
« Messieurs,
« C'est, sous la plus pénible impression que nous voyons repousser successivement par le gouvernement les ouvertures que nous tentons pour arriver à un arrangement amiable en ce qui concerne l'agrandissement général d'Anvers.
« Cependant, messieurs, nous voulons, par tous les moyens possibles, échapper aux éventualités désastreuses que le projet de loi en discussion nous réserve. Nous le voulons, dussent nos sacrifices atteindre la dernière limite de nos ressources.
« Nous vous prions donc, messieurs, avec les plus vives instances, de vouloir bien nous faire connaître la somme pour laquelle la ville d'Anvers devrait contribuer dans les dépenses, pour que son concours fût envisagé par vous comme efficace, à l'effet de faire décréter simultanément la construction de la grande enceinte et la démolition de l'enceinte actuelle.
« Nous avons l'honneur, MM. les ministres de vous réitérer, l'assurance de notre haute considération. » (Suivent les signatures.)
M. le commissaire du Roi. - En entendant hier l'honorable M. Vervoort me dire que je ne perdrais rien pour attendre, j'ai cru véritablement que la foudre allait éclater à mes oreilles. Aussi ai-je été fort surpris de la faiblesse de ses attaques. Je ne fatiguerai donc pas longtemps l'attention de la Chambre en répondant aux différentes observations de l'honorable membre.
La seule chose importante de ma réponse sera relative à la grande enceinte ; j'en parlerai en dernier lieu.
L'honorable M. Vervoort a dit qu'en donnant à Anvers une très grande force nous ferions naître la convoitise des puissances étrangères et que la guerre se portera plutôt vers Anvers inexpugnable que si nous le laissions dans sa situation actuelle.
En vérité, messieurs, je ne comprends pas l'argument ; car il me semble qu'on repousse bien plus les voleurs en fermant son coffre-fort qu'en le laissant ouvert. Du reste, lors de la discussion de la loi relatée aux fortifications de Paris, un illustre général disait avec raison que les places fortes attirent l'ennemi comme les portes fermées attirent les voleurs.
Pour moi, messieurs, je suis convaincu que plus une place est fortifiée, plus elle a de chances d'être respectée.
Anvers, dit-on, sera encombré si l'armée doit s'y retirer ; il sera bombardé et un quart d'heure suffira pour le forcer de se rendre.
Je ferai remarquer d'abord que les bombardements ont rarement un pareil résultat. Un bombardement peut avoir des conséquences très graves pour une citadelle ou une petite place. Mais il n'est pas à ma connaissance qu'un bombardement ait jamais fait rendre une grande ville de guerre qui ne voulait pas se livrer.
Bruxelles au temps de Louis XIV a subi un bombardement terrible, épouvantable ; la ville n'avait pour ainsi dire que ses habitants pour défenseurs et Bruxelles ne s'est pas rendu. Nos villes du Midi, combien de fois n'ont-elles pas été bombardées ! Et si une guerre survenait encore, soyez persuadés, messieurs, que les habitants de ces villes n'en feraient pas moins franchement et noblement leur devoir. Je suis convaincu que les habitants d'Anvers feraient également leur devoir dans une circonstance pareille et que ce n'est pas un bombardement qui les déciderait à rendre la place si, unis aux troupes, ils étaient amenés à la défendre.
Mais, dit-on, les œuvres artistiques que possède Anvers seront détruites. Oui, messieurs, elles seront exposées à être détruites si vous exposez la grande enceinte que la section centrale préconise aux coups d'un ennemi résolu. Adoptez cette enceinte que vous préconisez, laissez faire le siège de cette enceinte et alors vous exposerez non seulement les œuvres artistiques mais encore toute la population à une prise de vive force, à toutes les conséquences désastreuses qu'elle entraîne avec elle.
Votre grande enceinte n'a aucune force, j'ajouterai qu'on n'osera pas la défendre à outrance lorsqu'on songe aux intérêts immenses qu'elle couvrira.
C'est peut-être là votre but. Ce serait un ingénieux moyen d’échapper aux éventualités d'un siège.
L'enceinte de la section centrale, je la combats surtout par les raisons suivantes. Cette enceinte entraîne avec elle tout un système. Lisez, le rapport, vous verrez qu'avec cette enceinte on demande la démolition de toutes nos places fortes, on abandonne compléteront le pays et on veut l'armée toujours et continuellement à Anvers.
On ne souffre pas que l’armée en sorte ; c'est, dit-on, une base d'opération, donc l'armée doit s'y trouver. Il me semble au contraire que si (page 1317) c'est une base d'opération, c'est précisément pour cela qu'il faut que l'armée en sorte. Je comprendrais cela si l'on représentait Anvers comme un lieu de refuge ; mais comme base d'opération, je ne comprends pas ce raisonnement.
Mais, messieurs, il suffit de lire le rapport de la section centrale pour y découvrir la tendance qu'il accuse.
On y parle de l'impossibilité de réunir les troupes en temps utile,, de la faiblesse de la réserve et surtout de la disproportion où se trouveraient les armes spéciales relativement à l'armée, et l'on fait entrevoir que les nombreux millions donnés par le pays, pour leur entretien, l'auront été en pure perte.
Il y a là, messieurs, une tendance fatale.
Accepter l'enceinte qu'on vous propose, avec les commentaires qu'on y ajoute, c'est voter en principe le renversement de notre état militaire. Il serait bon que les membres de la section centrale voulussent bien s'expliquer à cet égard et nous dire quel est le dessin, quel est le but qu'ils poursuivent. Jusqu'à présent aucun d'eux ne l'a fait ; il serait cependant intéressant que le pays connût leur volonté.
Passant à la question des escarpes, et pour prouver que l'enceinte recommandée par la section centrale est la meilleure, l'honorable membre vous a cité Rastadt, Charleroi, Termonde, Audenarde, Diest, Anvers, Stettin, Berg-op-Zoom.
A Rastadt, messieurs, les fronts qui ne sont pas défendus par la rivière sont tous revêtus. A Charleroi, la ville basse n'est pas revêtue, mais c'est une tête du pont couverte par des inondations. Quant à la citadelle, elle est parfaitement revêtue. Termonde n'est pas revêtu, mais Termonde n'est pas Anvers ; Termonde est une petite place destinée à défendre le cours de l'Escaut. Elle devait être protégée sur tout son pourtour par les puissantes inondations de l'Escaut. Audenarde ! mais Audenarde n'est qu'une place du moment ; aucune comparaison n'est donc possible avec Anvers. Diest est un camp retranché ; l'enceinte de Diest n'est qu'un vaste camp retranché, destiné à être défendu momentanément par la garnison de la citadelle. La citadelle doit seule soutenir un véritable siège et elle est revêtue.
Anvers ! On dit que deux des fronts d'Anvers ne sont pas revêtus ; mais ces deux fronts sont protégés par de larges fossés alimentés par l'Escaut.
Ces fossés auront donc toujours une hauteur d'eau plus que suffisante pour rendre très difficile l'accès des fronts qu'ils protègent. De plus, messieurs, les fronts sont doubles, et néanmoins vers la fin de l'empire on avait fait un projet de revêtement ; j'ai ce projet et je vois qu'il était estimé devoir coûter 909,000 francs.
Sous le gouvernement belge, quand le comité de défense s'est occupé de nos places fortes, la première chose qu'il a faite a été d'exprimer le vœu qu'on munît tes fronts de bonnes escarpes ; ce n'est donc pas là un argument contre nous.
Stettin ! J'ai vu Stettin ; j'y ai vu quelques fronts défendus par un des plus beaux fleuves du monde, qui ne sont pas revêtus ; mais tous ne sont pas ainsi faits et quand on arrive à Stettin on voit, au pied du débarcadère même, de très beaux remparts.
Berg op Zoom est une ville fort intéressante, et puisqu'on l'a citée, je me permettrai d’arrêter sur elle un instant votre attention. Voici, messieurs, la relation de la surprise du Berg-op-Zoom par les Anglais, ouvrage émané d'un colonel du génie français présent au siège. J'en citerai quelques passages. Ils vous prouveront qu'il y avait des revêtements à Berg-op-Zoom ; mais vous verrez en même temps que lorsqu'on donne à une ville des revêtements trop bas, ils ne suffisent pas pour la mettre à l'abri d'une attaque de vive force.
Voici ces passages :
« Les fronts de Breda ou du levant méritent toute la réputation attachée à la place de Berg-op-Zoom. Comme ce sont, avec les fronts d'Anvers ou du midi, ceux tournés vers la Belgique et vers la France, et dès lors les points naturels d'attaque, le baron de Coehorn y a prodigué les moyens de défense ; mais le corps de place n'est, comme nous l'avons dit, qu'à demi-revêtement ; la partie de l'escarpe des flancs-bas revêtue en maçonnerie, n'a qu'environ seize pieds de hauteur ; il arrive de là que quand l'assiégeant est en force maître des chemins couverts, comme l'étaient les Français en 1747, ou lorsque l'assiégé n'a qu'une faible garnison, comme le nôtre en 1814, et qu'il ne peut occuper la plupart des ouvrages avancés, il arrive de là, disons-nous, que cette partie des fortifications si forte d'ailleurs, et excellente contre une attaque en règle, n'est pas à l'abri d'une escalade, et peut être surprise avec plus de facilité qu'une bicoque qui a un revêtement d'une hauteur de trente à trente-six pieds. »
Ainsi, messieurs, plus on creuse cette question des escarpes et plus on voit que des revêtements élevés sont d'une nécessité absolue.
Plus loin, je lis :
« Le tout est protégé par un fort en mer, dit le fort d'eau. Ces fronts en temps ordinaires, sont les plus forts de la place ; mais en hiver, quand les fossés sont gelés, la place de ce côte est entièrement ouverte, si l'on n'en rompt pas journellement la glace. »
Enfin, messieurs, voici un troisième passage où, en parlant d'autres fronts, l'auteur dit :
« L'historique et l'examen d'une forteresse si célèbre par les moyens de défense qui y sont prodigués, par le génie supérieur qui les a combinés, et par les surprises et les coups de main dont ses fortifications ne l'ont jamais garantie, démontrent également que le revêtement du corps de place en maçonnerie, à une hauteur convenable, est la première des défenses, parce qu'il n'y a que celle-là qui puisse obliger l'assiégeant à faire un siège en règle, et que tontes les combinaisons les plus heureuses du génie dans le choix du site, dans le tracé et dans le relief, ne sont, sans cette hauteur, que des accessoires qui deviennent souvent inutiles. »
Voilà, j'espère, la question des escarpes, en ce qui concerne Berg-op-Zoom, résolue de la manière la plus victorieuse eu faveur de ma thèse.
Il me reste, messieurs, à vous donner quelques explications sur la grande enceinte dont on a beaucoup parlé hier.
Il y a évidemment, entre l'honorable membre et moi, une confusion de mots. J'ai toujours argumenté de l'enceinte proposée par la section centrale. Je n'ai point du tout discuté l'enceinte du génie belge. J'ai discuté l'enceinte de la section centrale ; je l'ai déclarée mauvaise.
M. Thiéfry. - Vous êtes dans l'erreur ; la section centrale n'a pas proposé d'enceinte.
M. le commissaire du Roi. - Elle en a préconisé une.
M. Thiéfry. - Elle n'a pas fait autre chose que comparer l'enceinte Keller avec le projet du gouvernement.
M. le commissaire du Roi. - Soit, c'est aussi cette enceinte dite Keller que j'ai eu constamment en vue. Quant à l'enceinte projetée par le génie belge, il y a une observation à présenter relativement à son tracé. Ce tracé n'a pas été fait au point de vue militaire, mais au point de vue des intérêts civils.
Celui qui l’a dessiné a été forcé de prendre l'extrémité des faubourgs d'Anvers comme limites extrêmes de son plan. Il était donc impossible, dès lors, qu'il donnât à ce tracé une autre figure que la figure du projet Keller publié une année auparavant. Mais la différence énorme qu'il y a entre les deux traces qui, tous les deux d'ailleurs sont fautifs au point de vue que j'ai indiqué, attendu que tous les deux prêtant le flanc et le dos à l'artillerie ennemie, cette différence est que, dans le projet Keller, il n'y a rien qui compense les désavantages de cette mauvaise situation, tandis que dans le projet du génie, on a multiplié tous les obstacles que la science indique pour parer au mal.
Vous aggravez encore cette mauvaise situation, en privant les ouvrages d'une escarpe indispensable.
Il s'ensuivra qu'aussitôt que l'ennemi aura atteint le chemin couvert et renversé un batardeau, l’assaut pourra être donne immédiatement, et sur plusieurs points à la fois. On entrera dans votre place et je vous demande ce que deviendront alors ces chefs-d'œuvre de l'art qui occupent tant de place dans vos préoccupations !
Où l'on équivoque encore, c'est sur cette expression de grande enceinte. Faut-il empêcher indéfiniment Anvers de s'agrandir ? Messieurs, cela n'est jamais entré dans mon esprit et si j'avais dû soutenir une telle doctrine, je ne serais certes pas sur ces bancs. Je n'ai pas l'habitude de chanter la palinodie et de nier le lendemain ce que j'ai dit la veille. Dans le comité où je siégeais avec l'honorable M. Loos, j'ai parlé de la prospérité d'Anvers et de la nécessité de l'agrandir au nord et à l'est ; j'avais même, dans cet ordre d’idées, indiqué un tracé, tracé qui, il est vrai, ne comprenait pas 1,500 hectares, mais qui donnait à la ville près de quatre fois son étendue.
Ce tracé a été repoussé. En existe-t-il un autre plus convenable, un autre qui puisse concilier les nécessités militaires avec les intérêts de notre métropole commerciale ? C'est là un point à examiner ; cette question de la grande enceinte n'est pas mûre, elle doit encore être étudiée.
Il importe qu'on l'examine, qu'on l'étudié, mais il est absolument impossible qu'on songe à l'exécuter maintenant, d'abord parce qu'il n'y a point encore nécessité, et en second lieu parce qu'on n'a pas encore trouvé une combinaison de nature à rapprocher les opinions.
Dans votre système vous supprimez deux lignes de défense, à savoir : le camp de Berchem et l'enceinte actuelle. L'enceinte à trouver doit donc être assez puissante pour suppléer à deux lignes ; un pareil problème mérite bien, lorsqu'un songe aux intérêts énormes qui y sont attachés, d'être étudié sérieusement et qu'on consacre à cet examen le temps nécessaire.
Quant aux votes qui ont été émis relativement à cette question ; eh bien, ces votes ont eu, je répète, chez la plupart l’intérêt civil pour base. Le plus grand nombre de ceux qui se sont occupés de cette question soit convaincus que le système du gouvernement est préférable à l'autre ; mais ils ont dit : « Les constructions qu'on élève partout et qui augmentent journellement forceront sans doute le gouvernement, dans un certain avenir, à démolir la ville actuelle. » Mais dans leur opinion comme militaires, ils préfèrent le système actuel.
Ce système, en effet, répond à toutes les exigences ; il est un acheminement à la construction d'une grande enceinte. On a critiqué hier le vote des membres n'appartenant pas au génie et à l’artillerie.
C'est là, c'est une grave erreur. Qui donc doit défendre le camp retranché, si ce n'est l'infanterie, la cavalerie unies aux armes spéciales. Et l’on ne consulterait par les chefs de ces armes ? Ils ne seraient pas aptes à donner leur avis sur les avantages et les désavantages du terrain où ils doivent combattre !
(page 1318) Je dis, moi, que l'on commettrait beaucoup moins d'erreurs en les consultant plus souvent.
Si, à Sébastopol, on avait suivi une semblable marche, la ville serait tombée peut-être dès le lendemain aux mains des Français. Tout le monde, en effet, sait qu'il n'y avait pas pour ainsi dire de défense à cette époque à l'intérieur de Sébastopol. C'est ainsi que le général en chef de l'armée russe posté à Batschi-Seraï a cru un instant que la ville était prise. Mais quand les Russes ont vu les alliés se préparer à un siège en règle, ils ont pris du cœur au ventre, si je puis m’exprimer ainsi, et ils ont commencé sous le feu systématique de leurs ennemis ces travaux qui les ont illustrés.
Parlerai-je de la partie nord, de cette partie si malsaine, dit-on ? Mais la moitié de la ville d'Anvers est bâtie sur les polders. Tout ce qui entoure les bassins actuels a été gagné sur les polders.
Amsterdam et la plupart des autres villes de Hollande sont également bâties dans les polders et il me semble que cela ne les empêche pas d'être parfaitement occupées.
Je me résume, messieurs.
Il est, dans toutes les propositions qu'on agite, devant vous, un point sur lequel tout le monde est d'accord. Qu'on fasse on qu'on ne fasse pas la grande enceinte, on considère la ligne des forts comme indispensable ; dans un cas comme dans l'autre on demande l'agrandissemt au nord, c'est là le projet du gouvernement. D'un autre côté, ce projet ne laisse rien à désirer au point de vue militaire et il n'entrave en aucune façon le développement ultérieur d'Anvers. Dès lors ne serait-il pas rationnel d'adopter ce que le gouvernement vous propose !
(page 1321) M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Le discours de l'honorable représentant d'Anvers, qui a terminé la séance d'hier, avait un double caractère. D'une part, il s'occupait, au point de vue militaire, au point de vue purement scientifique, des travaux proposés pour Anvers.
Il s'est livré, à cet égard, à des critiques qui prouvent sans doute des connaissances fort étendues ; mais ces critiques, comme vient de le démontrer l'honorable général qui siège à mes côtés, sont absolument sans fondement. De cette partie, je n'ai pas à m'occuper. Vous avez tous applaudi au talent si remarquable avec lequel M. le commissaire du Roi a soutenu le projet du gouvernement ; il serait téméraire de ma part de vouloir ajouter quelque chose aux considérations qu'il vous a soumises. Mais il est un second point qui est de pure stratégie parlementaire ; et de cette stratégie je crois, sans trop de présomptions pouvoir parler quelque peu ; c'est ce qui est relatif au côté financier de l'affaire, et surtout aux reproches adressés au gouvernement d'avoir méconnu au plus haut point les intérêts si importants de la ville d'Anvers. Le gouvernement sacrifie ses intérêts, il n'en tient aucun compte ; voilà l'accusation !
Les ministres, messieurs, à toutes les époques et je le dis pour nos honoraires prédécesseurs comme pour nous, ont montré et ils eussent été indignes de diriger les affaires de l'Etat s'ils n'avaient pas montré la plus constante sollicitude pour les intérêts de cette grande et noble cité.
Messieurs, il faut que tout le monde le sache, les représentants d'Anvers peuvent essayer de le faire oublier ; nous, notre devoir est de le dire à la Chambre : l'accroissement successif des dépenses pour les travaux d'Anvers a été commandé, non par les intérêts militaires, mais exclusivement par les intérêts civils.
Lorsque le camp retranché proposé par le comité institué en 1847 a été exécuté, on a reconnu, j'invoque le témoignage de l'honorable général Goblet, on a reconnu qu'il répondait aux exigences de la défense. Depuis on a voulu le compléter, lui donner une force plus considérable que celle qu'il avait et l'on a proposé de transformer en travaux permanents les travaux de campagne qui existaient alors. Cette dépense était estimée à 5,440,000 fr.
L'honorable général Greindl, d'accord avec toutes les autorités militaires consultées par le gouvernement, reconnaissait que ces travaux ainsi complétés, moyennant une dépense de 5 millions 440 mille francs, n'auraient été inférieurs à aucun des travaux militaires du même genre exécutés par les grandes puissances.
Ainsi, à cette époque, cela n'est pas éloigné de nous, c'est en 1855, à cette époque, on déclarait qu'il était possible de pourvoir à tous les besoins de la défense, à tout ce que réclamaient, sous ce rapport, les intérêts du pays au moyen de la somme de 5,440,000 francs. Mais ce projet provoqua des plaintes de la part de 1la ville d’Anvers et des habitants des communes suburbaines. Remarquez que je ne m'élève pas contre ces plaintes, que je ne les repousse pas avec dédain, je les comprends, je les comprends même jusque dans leur exagération ; je constate les faits et je cherche à vous donner la conviction que le cabinet précédent comme nous-mêmes, nous avons essayé dans des limites raisonnables, de faire droit à toutes les réclamations qui s'élevaient.
Quelles étaient ces plaintes ? On se plaignait des servitudes militaires. On ne pouvait plus bâtir librement sur certaines parties du territoire ; on demandait la suppression du fort n°4, et l'on prétendait qu'en modifiant quelque peu les conditions du camp et en supprimant ce fort, on satisferait aux intérêts engagés dans la question.
Le gouvernement qui a entendu ces plaintes, la Chambre dans laquelle ces plaintes s'étaient également fait entendre, s'accordent pour ajourner le projet de crédit de 5,440,000 fr., afin de soumettre l'affaire à un nouvel examen.
Bientôt pendant l'examen de cette question, on insiste pour obtenir l'agrandissement d’Anvers au nord. Il en était question depuis longtemps, mais la réalisation en semblait bien éloignée. On voit même déjà poindre l'idée d'un agrandissement général.
Le gouvernement examine avec soin toutes ces graves questions, et il se prépare à soumettre aux Chambres un projet de loi, ayant pour objet de supprimer le fort n°4, et d'établir une nouvelle ligne de forts. Comment le cabinet fut-il amené à cette importante concession ? Lorsque le projet d'avril 1855 fut présenté, le conseil communal d'Anvers fut convoqué d'urgence ; on lui soumit une proposition d'adresse au Roi ; elle concluait « 1° à ce que les fortifications au nord fussent reculées, afin de relier les nouveau bassins maritimes aux anciens et à l’entrepôt ; 2° à ce que l'on pût continuer de bâtir librement dans la cinquième section. »
La requête présentée au conseil communal d'Anvers fut trouvée insuffisante ; quelques-uns pensèrent que déjà le moment était venu de réclamer davantage ; mais, dans le sein du conseil, une voix plus calme et plus modérée se fit entendre pour protester contre de dangereuses exagérations. Je retrouve les parties que j'invoque dans le compte rendu de cette séance.
L'honorable magistrat dont je parle, dit le compte rendu, « conçoit la vivacité de langage des membres qui ont parlé. Il ne serait pas à sa place, s'il ne sentait aussi vivement qu’eux ce que la position qu'on fait à la ville a de déplorable et de compromettant pour ses intérêts.
« Il faut, toutefois, ramener la question à son côté pratique et borner ses demandes à ce qui est immédiatement réalisable, en même temps que juste et équitable. Il faut éviter de demander des choses impossibles.
« Nous devons insister aujourd'hui sur deux points essentiels, c'est-à-dire que l'on puisse continuer à bâtir dans la cinquième section d'abord, et puis que la ville soit agrandie du côté du nord. C'est sur ces deux points qu'il faut concentrer tous les efforts (…)
« Examinant à fond les deux points qui font l'objet des réclamations du conseil, le même membre dit que la question du mur des fortifications du côté nord, peut être considérée comme à peu près résolue ainsi qu'il l'a dit au commencement de la séance.
« D'après lui, à une époque plus ou moins rapprochée, le déplacement définitif des fortifications à l'est se résoudra de la même manière, c'est-à-dire sans bourse délier pour l'Etat, si l'on continue à permettre les bâtisses. C'est ce qu'il s'est efforcé de faire comprendre aux membres du cabinet. D'ici à dix ou quinze ans au plus la valeur des terrains sera portée à un taux qui permettra, avec le seul produit de la vente des terrains des fortifications actuelles, de couvrir la dépense d'une nouvelle enceinte (…)
« S'il est nécessaire de voter des crédits pour la construction d'un ou deux nouveaux forts, que le gouvernement le demande, qu'il expose franchement et nettement la position aux Chambres, et l'on peut être certain que le pays comprendra la nécessité de supporter ces sacrifices, qui sont la conséquence du développement de sa propre richesse.
« Concentrons tous nos efforts pour obtenir ce résultat. »
Qui tenait ce langage ? L'honorable représentant d'Anvers, l'honorable M. Loos.
M. Loos. - Je le tiendrais encore, si nous étions à la même époque.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Oui, mais il ne s'est pas écoulé dix ou quinze ans depuis lors et vous me permettrez de partager votre avis d'autrefois, sans croire que je mérite les reproches dont je suis accablé. (Interruption.)
Je comprends parfaitement que l'honorable M. Loos réclame et insiste aussi vivement que possible afin d'obtenir pour la ville d'Anvers tout ce qu'elle peut désirer ; je ne l'en blâme pas.
M. Loos. - Je ne demande qu'une chose, c'est qu'elle ne soit pas mise dans le cas d'être détruite.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nous allons montrer ce que vous aviez désiré, ce que vous avez indiqué vous-même pour qu'elle fût à l'abri du bombardement.
Qu'a-t-on demandé ? La construction de nouveaux forts à une distance considérable de la ville ; on les met à 5,000 mètres de la place. Voilà ce qu'on demandait, rien de plus. (Interruption.)
Ce n'est pas l'enceinte qui empêche le bombardement. Pour l'empêcher, il faut tenir l’ennemi loin de la ville. L'enceinte n'empêche pas le bombardement ; l'enceinte ne protégera personne, ni les faubourgs de Berchem et de Borgerhout ni la ville. On bombarde à 5 500 mètres ; on bombarde par-dessus les murailles.
Le cabinet précédent propose donc la construction d'une nouvelle ceinture de forts à 5,000 mètres de la place et la suppression du fort n°4 qui était demandées ; toutes choses, on l'a constaté, qui n'étaient pas indispensables au point de vue exclusivement militaire.
A peine ce consentement est-il donné, que l'on réclame de la manière la plus vive l'agrandissement au nord. Il doit se faire sans bourse délier, vous l'avez entendu ! En déposant son projet de loi relatif aux forts, le cabinet précédent, qui croyait un peu à cette promesse séduisante, disait en effet : « Nous avons l'espoir de voir exécuter sans dépense pour le trésor l'agrandissement au nord, et dans ces conditions nous ne nous opposons pas à ce qu'on déplace les fortifications. » Le gouvernement, messieurs, pour déférer encore au vœu de la ville d'Anvers, dépose enfin le projet d'agrandissement au nord ; mais les particuliers qui prétendument devaient l'exécuter sans frais pour le trésor, s'évanouissent comme par enchantement et il reste un crédit de 8 millions à voter. On n'a plus trouvé d'amateurs pour exécuter ces travaux « sans bourse délier.3
Voilà donc un second crédit dans un intérêt exclusivement local, pour l'agrandissement d'Anvers. Au lieu d'une dépense de 5,440,000, on arrive à une dépense de plus de dix-sept millions de francs.
Aujourd'hui l'agrandissement au nord est acquis. On se considère comme en possession de cet agrandissement. Eh bien, il devient une chose insignifiante, une chose de la plus médiocre importance. Que dis-je ! Cet agrandissement au nord, c'est, d'après l'honorable M. Vervoort, un acte de folie de notre part ! Vous allez dépenser huit millions inutilement, nous dit-il ; donnez-nous plutôt un petit agrandissement.
Mais le petit agrandissement a été proposé par le gouvernement. Le cabinet précèdent, tout aussi soucieux que nous des intérêts du trésor, a essayé d'un petit agrandissement, et bientôt sont venues les protestations de la part de la ville d'Anvers, de la part de l'honorable M. Loos surtout. Il y avait un agrandissement projeté au nord de 60 hectares qui englobait les bassins et qui avait paru d'abord donner satisfaction au commerce.
Dans sa sollicitude pour la ville d'Anvers, le gouvernement donne la mission a deux ingénieurs, MM. Kummer et Masui, d'aller visiter les grands ports de commerce de l'Angleterre et de s'assurer si les conditions (page 1322) de l'agrandissement au nord qu'on proposait répondaient aux besoins légitimes que l'avenir pouvait faire prévoir pour la ville d'Anvers.
L'honorable M. Loos accompagne ces ingénieurs et l'on revient du voyage avec la conviction manifestée souvent par l'honorable M. Loos que c'était le long du fleuve que la ville devait se développer, qu'il fallait préparer ses futures destinées.
Les plans sont modifiés. Le conseil communal en réclame la communication. Le conseil communal d'Anvers délibère sur ces plans. Il institue une commission composée de sommités du commerce, MM. Catteaux-Wattel. Elsen, Cogels, etc.
Cette commission spéciale est adjointe au collège échevinal pour examiner la question.
Nous étions en 1856. L'agrandissement désiré à l'est et au sud avait failtbeaucoup de chemin ; car il y a beaucoup d'intéressés à ce que ce projet se réalise. Mais il ne fallait pas compromettre l'extension du nord, et vous verrez dans quels termes on parlera de l'agrandissement général.
La commission fait son rapport au conseil communal et s'exprime ainsi : « D’après ce plan, la ligue des fortifications actuelles au nord de la place serait supprimée depuis l'Escaut jusqu'à l'angle nord-est de l'entrepôt. Le rempart, longeant l'entrepôt par derrière, serait continué dans les polders, à peu près en ligne droite, parallèle à l'Escaut, sur une longueur d'environ 1,500 mètres. De là, traversant toujours les polders, la nouvelle limite tourne à gauche, vers l'ouest, pour aboutir à l'Escaut, entre le fort du Nord et la commune d'Austruweel.
« Suivant une note jointe à la dépêche transmissive, la superficie de cet agrandissement serait de 187 hectares 33 ares et la longueur des nouveaux quais, résultant de l'agrandissement, serait de 1,125 mètres courants.
« Cet agrandissement, messieurs, répondrait largement, et pour de longues années, aux besoins du commerce et nous n'aurions qu'à en remercier M. le ministre, si quelques détails et certains projets accessoires n'en annulaient pas à peu près toute l'économie commerciale ; et ici nous sommes au regret de devoir enfreindre la recommandation de ne pas nous occuper de la question de défense »
Le rapport examine à ce sujet l'emplacement de certains travaux militaires qui se trouvaient dans l'enceinte nord projetée et il fait remarquer que les dégagements derrière l'entrepôt sont tout à fait insuffisants. On a fait droit à ces réclamations.
Pour la circulation derrière l'entrepôt, voici comment s'exprimait la commission :
« Il faut d'abord qu'on puisse agrandir les pavillons de l'entrepôt, ensuite qu'on établisse derrière ces bâtiments des communications larges et faciles. Entre le nouveau quartier maritime au-delà des bassins actuels et l'ancienne ville en deçà, il n'y a, pour toute communication carrossable que le pont de fer, existant sur les écluses intermédiaires. Il ne donne passage qu'à une seule voiture et suffit à peine au mouvement entre le nord et le sud des bassins.
« Que sera-ce, lorsque les nouveaux établissements qui s'exécutent tous au nord, auront apporté leur contingent considérable de voitures et de personnes ? Dès que ce pont unique est ouvert, ce qui arrive deux ou trois fois par jour, pour faire opérer le mouvement des navires, toute circulation quelconque devient impossible.
« Du reste, messieurs (voilà ce qui va légitimer une extension des travaux pour établir une circulation plus large), du reste, messieurs, il n'échappera pas plus au gouvernement qu'à vous-mêmes, qu'en élargissant la nouvelle enceinte vers l'est, en lui donnant le développement que nous réclamons, on rencontrera d'autant plus vite un jour la ligne de la nouvelle enceinte Keller ;et un peu plus tôt ou un peu plus tard, la force des choses, la disposition même du nouveau camp retranché, doit amener infailliblement un agrandissement dans ce sens.
« La dépense ne serait donc pour ainsi dire qu'une avance sur l’avenir. »
C’est la commission qui parle ainsi au conseil communal d'Anvers !
On peut élargir afin de rencontrer d'autant plus vite un jour la ligne de la nouvelle enceinte Keller ! Il y a plus de dépenses à faire, mais ce n'est qu'une avance sur l'avenir !
Le rapport conclut enfin en ces termes :
« Nous concluons, messieurs,
«A. A ce que le conseil communal d'Anvers approuve le plan d'agrandissement de la ville au nord, proposé par M. le ministre de la guerre, sous réserve :
« 1° Que la ligne d'enceinte soit également avancée derrière l'entrepôt, pour qu'on puisse établir par-là de larges voies de communication entre le nord et le midi. » On a fait droit autant que possible à cette demande.
« 2° Que la batterie du Kattendyck ni aucun autre ouvrage de défense ne soit construit dans la nouvelle enceinte. » La batterie du Kattendyck ne sera pas construite.
« 3° Que la batterie St-Laurent soit supprimée. » Elle est supprimée.
« B. A ce que le conseil insiste également auprès du gouvernement, pour que la ville soit aussi agrandie à l'est et au sud, ou que, tout au moins en vue du formidable camp retranché qu'on veut renforcer encor, toutes les servitudes militaires en deçà du camp soient levées/ »
Ces conclusions ont été adoptées à l'unanimité par le conseil communal le 23 février 1856.
Ainsi, messieurs, d'accord avec les autorités de la ville d'Anvers, laissant la question d'une enceinte plus considérable à l'avenir (tout le monde le disait, tout le monde le proclamait), le gouvernement dépose son projet d'agrandissement au nord, non plus pour être exécuté sans frais pour le trésor, mais à la charge du trésor, le 4 avril 1856.
Le projet comprenait cependant l'obligation pour la ville d'Anvers de payer un million de francs pour contribuer à cet agrandissement. Nous n'avons pas trouvé dans les pièces la trace d'un consentement donné par le conseil communal à ce point, bien que l'exposé des motifs dise expressément que la ville s'engage à intervenir dans les travaux à concurrence de cette somme.
M. de Decker. - Il doit y avoir eu une conférence verbale.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Cette offre n'a pas été reproduite. Le projet de loi qui vous est soumis ne l'impose pas ; mais, par contre, il ne contient aucune disposition quant aux terrains occupés aujourd'hui par les fortifications.
Voici donc, messieurs, le projet tant désiré, déféré à l'examen par la Chambre. Aussitôt la pression devient très vive pour l'agrandissement général. Il semble, en effet, que, ayant obtenu successivement tant de concessions, il n'y ait pas de raison pour désespérer d'en obtenir de plus grandes encore. A peine le projet est-il déposé, à peine les sections se trouvent-elles saisies de ce projet que des manifestations se font en faveur de l'agrandissement général.
Le gouvernement, cette fois encore, va-t-il repousser les demandes d'Anvers ? Va-t-il dire, dès ce moment et sans autre examen - il en avait le droit : C'est assez. Vous reconnaissez vous-même qu'un agrandissement plus considérable, est une question d'avenir ; on avisera plus tard.
Non, le gouvernement consent encore à faire étudier cette question.
On l'examine, mais surtout quant aux dépenses qu'entraînerait l'extension sollicitée. Il en résulte, messieurs, que la charge qu'il faudrait s'imposer de ce chef serait tellement considérable, que je ne crois pas qu'on trouve un ministère disposé à la proposer.
Mais, nous dit-on, il fallait négocier avec la ville d'Anvers ! On avait déjà promis l'agrandissement nord gratis ; qui sait si l'agrandissement général ne pouvait pas être obtenu au même prix ? C'est, je présume, un semblable résultat qu'on nous montre en perspective !
Il fallait donc négocier avec la ville d'Anvers. Vit-on jamais une rigueur ou une indifférence pareille à celle du gouvernement ? Abandonner la ville d’Anvers à elle-même, lui refuser même des conseils ! Voyez ce qui se fait pour Lille ; là le gouvernement prend l'initiative des propositions. (Interruption.) Nos torts, ceux de nos prédécesseurs, sont donc graves et manifestes.
Eh bien, messieurs, voici ce qui se passe à Lille. Des ouvertures sont faites pour l'agrandissement de la ville, dans des conditions analogues à celles d'Anvers. Ce sont des particuliers d'abord qui, spontanément (c'est aussi ce que nous avons ici), demandent l'agrandissement de la ville et font des propositions pour l'exécution. Le préfet du Nord écrit au maire de Lille, le 18 mars 1857 :
« 1° Que le projet dont on réclame l'exécution entraînerait à une dépense d'au moins 32 millions ;
« 2° Qu'il ne présente aucune urgence au point de vue militaire et ne peut même être envisagé comme avantageux pour la défense ;
« 3° Qu'enfin, l'agrandissement réclamé ne pouvait être entrepris qu'en vue de pourvoir aux besoins propres de la population locale, besoins dignes d'attention, sans doute, mais classés en dehors de ses attributions comme ministre de la guerre. Son Excellence ajoute que, si le département de la guerre ne repousse pas le principe de l'extension qui préoccupe la population de Lille, il ne peut du moins intervenir dans la dépense d'exécution d'une œuvre de pur intérêt civil, d'autant qu'il n'existe au budget de ce département très restreint aujourd'hui, aucune ressource disponible pour sa réalisation. »
Les autorités de Lille insistent ; et le gouvernement fait observer, qu'en s'exprimant comme je viens de le rapporter, il n'a entendu ni exclure l'étude de la question, ni repousser les propositions qui pourraient lui être faites. Des officiers du génie sont même mis à la disposition de la municipalité pour examiner un plan qui pourrait satisfaire à tous les intérêts légitimes.
Trois plans furent préparés par plusieurs autorités militaires. Vint ensuite la question de la réalisation des plans. Est-ce que le gouvernement, comme on nous le disait l'autre jour, va prendre l'initiative de propositions ?
Ecoutez ce que M. le préfet écrit à la municipalité, le 26 décembre 1857 :
« Son Excellence, en effet, reconnaît qu'au point de vue municipal et dans l'intérêt de ce pays-ci qui souffre à tous les degrés de l'état de choses actuel, l'agrandissement de Lille est désirable ; que la situation des lieux, si profondément modifiée depuis que les fortifications actuelles ont été élevées, engage à étudier très attentivement la question ; que le gouvernement de l'empereur est porté comme nous à se préoccuper très vivement des grands intérêts de progrès et de bien-être qui sont en jeu, à contribuer, par conséquent, à l'opération dans la mesure du possible. »
« Mais le ministre ne dissimule pas que le concours de l'Etat ne peut (page 1323) être que restreint, dans une question où l'initiative ne vient pas des besoins militaires et de la défense de la place, et il tient essentiellement à ce que l'initiative d'une proposition parte de la ville. C'est après cette proposition seulement et en la pesant, que Son Excellence consent à exprimer sa pensée sur la possibilité d'exonération et sur la préférence du plan à adopter. »
Voilà comment les choses se sont passées à Lille dont on invoquât l'exemple. Du reste, la prudence la plus vulgaire devait, en cette occasion, dicter une pareille conduite au gouvernement. Un intérêt local se plaint et demande satisfaction. On lui dit : « Nous examinerons les offres que vous pourrez nous faire. »
Que le gouvernement prenne l'initiative, c'est d'abord admettre par cela même le principe de la dépense et s'exposer à des embarras qui deviendraient peut-être inextricables.
La ville de Lille n'a point récusé cette initiative ; elle n'a point marchandé son concours, et ses vœux se sont réalisés.
Mais, au surplus, a-t-on méconnu les égards dus à la ville d'Anvers à ce point de ne pas lui demander ce qu'elle voulait faire, soit pour l'agrandissement au nord, soit pour l'agrandissement à l'est, et les intentions bien formelles de l'honorable M. Loos à ce sujet n'ont-elles pas été connues ?
J'ai entendu avec douleur, je dois le dire, l'honorable M. Loos déclarer que dans des conversations particulières, qui se sont même transformées en communications confidentielles, il avait pu me faire connaître sa pensée, mais que jamais il ne l'avait énoncée publiquement.
Eh bien, messieurs, écoutez.
Le 2 mai 1855, l'honorable M. de Decker écrit la lettre suivante à M. le gouverneur de la province d'Anvers :
« Bruxelles, le 2 mai 1855.
« M. le gouverneur,
« Diverses députations de la ville d'Anvers sont venues appuyer auprès du gouvernement les réclamations élevées à l'occasion des mesures prises pour assurer et compléter le système défensif de cette ville. Des pétitions rédigées dans le même sens ont été adressées à la Chambre des représentants ; dimanche prochain une députation de l'administration communale d'Anvers doit être reçue en audience par S. M.
« Dans cet état de choses, le gouvernement a jugé opportun de vous communiquer quelques observations que lui suggère son vif désir de régler promptement une affaire aussi sérieuse.
« L'importance de la ville d'Anvers comme métropole du commerce belge est incontestée, son importance comme place de guerre n’est pas moins généralement comprise. Y a-t-il moyen de concilier les intérêts de la ville d'Anvers, envisagée à ce double point de vue ? Il n'y a pas de doute aux yeux du gouvernement.
« Le cabinet actuel, à peine arrivé aux affaires, ne peut point improviser une solution à une question qui a si longtemps arrêté nos honorables prédécesseurs et qui, à raison des intérêts qu'elle embrasse et des conséquences qu'elle peut entraîner, demande à être examinée avec maturité.
« Tout ce que le cabinet peut faire, c'est d'accélérer autant que cela dépend de lui cette solution. Dans ce but, le cabinet croit qu'il est nécessaire de sortir du vague dans lequel les réclamations de la ville d'Anvers ont été renfermées jusqu'ici.
« Admettant en principe la nécessité de l'agrandissement de la ville d'Anvers, tant du côté nord que du côté de la cinquième section, le gouvernement pense que dans une si grave conjoncture, il doit s'éclairer de l’avis de l'administration communale d’Anvers.
« A cet effet, je vous prie, monsieur le gouverneur, d'inviter cette administration à me communiquer ses vues à cet égard et à formuler nettement et dans le plus bref délai les propositions qu'elle croirait les plus convenables pour faciliter la réalisation de ce double agrandissement.
« Le déplacement des forts du nord ne soulèvera pas de difficultés au point de vue de la défense de la place. Il n'y a là qu'une question d'exécution.
« En ce qui concerne la cinquième section, l'autorisation d'y continuer par tolérance des constructions dans certaines directions à indiquer, implique la nécessité de donner plus de profondeur au camp retranché en avant de la ville. Le cabinet croit pouvoir indiquer dès à présent, d'après les études auxquelles le génie militaire s'est livré, le système des polygones exceptionnels comme celui qui loi paraît le plus réalisable.
« Peut-être pour arriver plus promptement à un résultat, l'administration de la ville d'Anvers jugera-t-elle convenable de confier à une commission mixte la rédaction des propositions à formuler. Dans ce cas, le gouvernement s'empressera de désigner un commissaire délégué par chacun des départements de la guerre, des travaux publics et des finances.
« Quoi qu'il en soit, le gouvernement étudiera avec toute la promptitude que comporte l'importance des intérêts engagés dans ces négociations, les propositions dont il sera saisi.
« Il fera connaître, immédiatement après cette étude, les conditions auxquelles il pourra subordonner les autorisations nécessaires pour la mise à exécution.
« Il est entendu que ces conditions doivent, dans tous les cas, être telles, qu'elles sauvegardent complètement la valeur du système défensif d'Anvers, toute réserve faite quant à la question financière.
« Veuillez, M. le gouverneur, soumettre d'urgence ma présente dépêche à l'administration communale d'Anvers, ainsi que la pièce ci-jointe que je vous communique à titre de renseignement. »
Cette dépêche, transmise à l'administration locale d'Anvers, fut communiquée par M. le bourgmestre au conseil communal dans la séance du 3 mai 1835, et voici ce que je lis dans le compte rendu de cette séance :
« Après cette communication, M. le bourgmestre ajoute qu'il y a dans cette pièce une expression qu'il convient de relever immédiatement. »
« M. le ministre demande que le conseil précise les réclamations et les fasse sortir du vague dans lequel elles ont été maintenues jusqu'ici. Les réclamations de la ville. d'Anvers ont toujours été, dès le principe, nettement définies, catégoriquement précisées. »
« Nous demandons à pouvoir continuer à bâtir dans la cinquième section comme par le passé. »
« Ce qui est constamment resté dans le vague, c'est la question des moyens de défense nécessaires à créer ; mais ce n'est pas notre affaire, à nous, de rien préciser à cet égard. En lisant la dépêche jusqu'au bout, cependant, on peut inférer de ses termes, et cela concorde du reste avec les conversations que M. le bourgmestre a eues depuis deux jours, que l'on voudrait faire intervenir la ville et les propriétaires dans les dépenses à faire pour compléter les fortifications. Ce serait là un fait sans précédent et la consécration l'un principe que, quant à lui, il repoussera de toutes ses forces ; c'est à la caisse commune, au trésor, à payer seul les frais de la défense du pays. »
Je lis encore dans une autre partie de ce compte rendu :
« Le paragraphe de la dépêche ministérielle qui demande que la ville formule ses propositions ne peut, d'après l'honorable bourgmestre, se résoudre que dans des propositions de sacrifices pécuniaires que s'imposerait la ville, et ce qui le confirme dans cette pensée, c’est la signification des conversations qu'il a eues en dernier lieu avec les membres du gouvernement. On voudrait faciliter l'obtention du crédit qui serait à demander aux Chambres pour faire ces fortifications, en pouvant s'appuyer sur l'offre de concours de la ville. Nous ne devons pas nous prêter à ce moyen. Nous sommes en droit de prétendre que la faculté de bâtir nous soit rendue sans qu'on nous impose des sacrifices pour des travaux qui incombent en équité et en droit au pays entier. »
Voilà où j'ai appris les confidences de l'honorable M. Loos. Je les ai apprises une seconde fois dans le sein de la section centrale. On nous pressait de faire quelque chose en vue d'un arrangement relatif à cet agrandissement. J'ai demandé à l'honorable M. Loos, si la ville d'Anvers ne voudrait faire aucun sacrifice . On a parlé des garanties à donner quant à la valeur des terrains. Mais l'honorable membre a répondu de la manière la plus catégorique que si une proposition, ayant pour objet un concours financier comme je l'entendais, était faite par quelqu'un dans le sein du consul communal d'Anvers, il la combattrait. C'est donc dans des documents publics et dans le sein de la section centrale, où j'étais appelé en ma qualité officielle, que j'ai été informé des résolutions de l'honorable M. Loos.
M. Loos. - Il faut ajouter que j’ai toujours dit que la ville était prête à traiter sur la base de la cession des terrains du gouvernement. Il importe peu que le trésor reçoive d'une façon ou de l'autre.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je viens de le dire ; mais les questions de délicatesse doivent toujours se vider complètement.
M. Loos. - J'ai exprimé ma pensée en section centrale ; je l'ai énoncée dans des conversations avec des membres du gouvernement ; je l'ai fait écrire ; je suis encore tout à fait dans les mêmes sentiments
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je n'ai pas dit autre chose ; j'ai dit que c'était là votre pensée ; mais vous avez prétendu que vous m'en aviez fait confidence. Voilà ce dont je lais justice !
M. Loos. - Mais vous n'avez pas ajouté que la ville d’Anvers était prête à traiter sur la base de la cession des terrains du gouvernement.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - On a écrit deux lettres à l'administration communale et ou lui a démontré que ses propositions sur ce point étaient complètement dérisoires ; je l’expliquerai tout à l'heure.
Il est vrai que, quand il s'agit de l'exécution des travaux d'Anvers, l'honr able M. Loos a toujours à sa déposition des ressources d'un singulier genre. Nous avons vu comment devait se faire l'agrandissement au nord : sans bourse délier. Nous avons vu l'autre jour faire le compte de la fortification éventuelle de la ville de Bruxelles ; l'honorable M. Loos a trouvé 40 millions à nous offrir, dont on pourrait disposer pour construire ces fortifications. Il a fait figurer dans ces 40 millions, 15 millions provenant de la valeur des terrains à vendre par suite de la suppression de plusieurs places fortes. Or, vous allez juger ce que l'on peut entreprendre avec de pareilles ressources. On a supprimé les places de Menin, Ath, Philippeville, Mariembourg, Ypres ; on a vendu les terrains qu'elles occupaient pour 1,306,340 t'r. Combien ont coûté les démolitions ? Un million et plus ; il reste 300 mille fr. à compte sur les quinze millions ! (Interruption.)
Ce sont les chiffres du domaine. C'est ainsi qu'il en sera de la plupart des terrains à provenir des fortifications qu'on démolirait, sauf les cas exceptionnels de grands centres de population qui donnent aux terrains une grande valeur. On a parlé de Mons, savez-vous ce qu'il en coûterait pour démolir Mons ? Il en coûterait quatre millions. On suppose qu'il n'y a pas de dépense à faire de ce chef ; que (page 1324) c'est un bénéfice net à réaliser ; on se trompe. Vous voyez que nous sommes loin de compte quand nous parlons finances, M. Loos et moi, dans cette affaire.
Il s'agit donc de voir, ces faits bien établis, quelles sont les conséquences de la résolution que prendrait la Chambre quant à l'agrandissement d'Anvers.
L'honorable M. Loos et l'honorable M. Vervoort ont indiqué la même combinaison. L'honorable M. Loos a dit : Je fais reposer le concours financier de la ville d'Anvers sur la valeur à retirer des terrains sur lesquels sont assises des fortifications actuelles. De concours financier en dehors de cette réalisation de terrain, il n'en est pas question. Eh bien, un concours de ce genre est sans efficacité au point de vue où nous devons nous placer.
Ce n'est pas que 154 hectares de terrain dans une ville comme Anvers soient sans valeur ; mais quel temps faut-il pour la réaliser ? En attendant que devons-nous faire pour exécuter les travaux ? Nous ne devons plus emprunter 37 millions, mais 60 ou 65 millions Quand pourra-t-on récupérer quelque chose du produit de la vente des terrains ? Mais dans un temps si éloigné que le capital qu'il aura fallu avancer pour la construction de la nouvelle enceinte sera plus que doublé par l'accumulation des intérêts.
De quoi s'agit-il ? Il s'agit de 154 hectares, c'est-à-dire d'une quantité de terrain qui excède de beaucoup la moitié de la superficie actuelle de la ville d'Anvers.
Supposons donc ces terrains déblayés, prêts à recevoir des constructions ; où seront les habitants qui pourront les payer ? Quand le trésor recevra-t-il le prix des terrains dont on fixe la valeur par comparaison à la valeur actuelle des terrains situés dans la ville d'Anvers et dans ses faubourgs ?
Il faudra un temps que nul ne peut indiquer ; pour y attirer des habitants, il faudra y dépenser des capitaux énormes ; 200 millions ne seraient pas suffisants pour couvrir de constructions ces terrains. Ainsi l'Etat se trouvera grevé des charges de la somme empruntée ; il faudra porter annuellement au budget de la dette publique, pour payer les intérêts et l'amortissement de l'emprunt, une somme supérieure à 5 millions de francs.
Dans cette hypothèse, il ne peut plus être question d'exécuter tous les travaux énumérés dans le projet de loi ; il faut en retrancher, ils ne sont pas trop nombreux cependant, il faut en retrancher pour 9 à 10 millions ; sans cela nous nous exposons fort à nous trouver en déficit, car pour peu que nos prévisions ne se réalisent pas - et la section centrale ne nous fait pas, à cet égard, des prophéties de bonheur ; - nous aboutissons à l'impôt.
Les propositions de la ville d'Anvers concentrées sur des garanties à donner quant à la valeur des terrains, sont donc fort peu dignes d'être prises en considération.
La ville a offert une première fois, il est vrai, de payer en dix ans à l'Etat une somme de dix millions pour la valeur des 154 hectares après la démolition des fortifications, s'obligeant à solder un million par année après la mise en possession, c'est-à-dire après l'exécution des travaux qui seraient exécutés en sept années. L’Etat réaliserait donc en dix-sept années. Mais avons-nous besoin de l'intervention de la ville d'Anvers dans ce cas, et ne pouvons-nous garder les terrains pour les vendre successivement ?
Supposez qu'au lieu d'en vendre pour un million par an, on n'en vendît que pour huit cent mille francs, et même moins, la différence est une bagatelle auprès de la somme dont il faudrait faire l'avance complète.
Nous avons considéré cette offre comme inacceptable. On en a fait une seconde vraiment incroyable : on a offert de garantir à l'Etat qu'il retirerait de ces terrains une valeur de 12 millions dans un temps illimité, par suite de ventes concertées entre le gouvernement et la ville d'Anvers, de telle sorte qu'il dépendait de la ville de rendre sa garantie à peu près nulle, car le temps de vendre pourrait n'être jamais venu. (Interruption.)
Il y avait une raison pour intéresser la ville d'Anvers à retarder autant que possible de reconnaître que le temps de vendre était venu : c'est qu'elle s'était réservé de partager 50 p. c. du produit des ventes, si ce produit excédait 15 millions de francs...
M. Loos. - Jusqu'à concurrence des déboursés qu'elle aurait faits, pour les démolitions. Cela a été omis dans votre réponse.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais les lettres ont été publiées. Vous vous réservez une part de l'excédant des 15 millions pour vous rembourser des frais que vous ferez. Il n'aurait manqué vraiment que de voir la ville d'Anvers réclamer quelque chose, après avoir été remboursée des dépenses faites dans son seul intérêt !
Nous devons donc Ccnsidérer comme complètement dérisoires des offres qui portent exclusivement sur une garantie quant à la valeur des terrains. Si le temps était venu, et il n'est pas venu, de s'occuper de l'exécution d'une grande enceinte, le concours financier de la ville qui serait nécessairement réclamé, que tout gouvernement réclamera, sera un concours réel et efficace, c'est à-dire des écus levés pour exécuter les travaux que l'on demande dans l'intérêt de la ville.
Je dis : le temps n'est pas venu de nous occuper de la grande enceinte. Et, en effet, n'est-ce pas un spectacle étrange, après les faits que j'ai eu l’honneur de vous mettre sous les yeux, après les faits qui se sont passés il y a si peu de temps, en 1855, en 1856, de voir qu'aujourd’hui l'on considère la grande enceinte comme une impérieuse nécessité ?
Le gouvernement vous déclare que son projet n'est pas un obstacle à la réalisation, dans l'avenir, d'une grande enceinte ; il vous déclare que tous les travaux qu'il fera pourraient se concilier avec une grande enceinte, et l'on subordonnerait l'intérêt de la défense nationale, à la construction d'une grande enceinte réclamée uniquement dans un intérêt local ! Cela est véritablement incompréhensible.
Je concevrais l'opposition aux plans du gouvernement si ces plans étaient tels, qu'ils ne permissent jamais à la ville de s'étendre au dehors. Mais il n'en est rien. Et puis n'a-t-on pas fait droit dans une large mesure et n'est-ce pas pour faire droit à toutes les réclamations successives de la ville d'Anvers que des crédits considérables ont été sollicités des Chambres ? N'est-ce pas pour faire droit à ces réclamations de la ville d'Anvers que vous avez à statuer sur un projet qui exige plus de 20 millions de francs ?
Le gouvernement vous déclare que la grande enceinte n'est pas réclamée pour la défense de la position ; au point de vue militaire, elle n'est nullement nécessaire. Je sais, messieurs, qu'il y a des opinions opposées à celle que je viens d'émettre. L'honorable M. Thiéfry a la conviction profonde que la grande enceinte est indispensable ; l'honorable général Goblet le croit également, je le présume. Mais des autorités militaires consultées par le gouvernement permettent au gouvernement, qui a la responsabilité de l'œuvre, de vous affirmer qu'elle n'est pas réclamée pour la défense de la position.
D'ailleurs cette question d'une grande enceinte, messieurs, est-elle réellement examinée ? Pour satisfaire à un désir de la ville d'Anvers, dont nul ne prévoyait la réalisation, que l'honorable M. Loos reportait à un avenir éloigné, à dix ou quinze ans ; que les sommités du commerce d'Anvers considéraient comme pouvant s'exécuter un jour, on a fait dresser un plan, on a voulu savoir ce qu'il en coûterait pour faire une enceinte immense, sextuplant à peu près la superficie d'Anvers. Mais de discussion approfondie au point de vue militaire sur ces plans et sur cette enceinte, il n'y en a pas eu. A l'heure qu'il est, il n'y a pas de gouvernement qui acceptât la responsabilité de proposer l'exécution de la grande enceinte comme devant donner satisfaction aux intérêts légitimes de la défense du pays.
C’est, messieurs, il faut bien le dire, c'est tout un système. La grande enceinte et les plans que soumet aujourd'hui le gouvernement, tiennent à deux ordres d'idées, entièrement différents. Dans le système de la section centrale, il s'agit en réalité, quoi qu'on en ait dit, d'enfermer l'armée dans la place et de la charger uniquement de garder cette position. Dans le système du gouvernement, l'armée doit jouer dans le pays, et pour le pays, le noble rôle qui lui est assigné. Si quelque jour il était nécessaire de combattre pour défendre ce que nous avons de plus cher, nos institutions, notre indépendance, l'armée, j'en suis convaincu, remplirait son devoir patriotique, et vous ne la réduirez jamais à l'humiliation de fuir au plus vite pour aller s'enfermer dans une place de guerre et y attendre l'ennemi.
(page 1318) M. Goblet. - Je n'ai jamais autant regretté mon impuissance dans l'art de bien dire que depuis que j'ai pour adversaire un honorable général dont la facile élocution, je dirai même l'éloquence, peut faire une si vive impression sur vos esprits.
Heureusement je ne veux traiter que des questions techniques, qui ne réclament pas des qualités oratoires. Dans tous les cas je réclame l'indulgence de la Chambre.
Il est un point qui me paraît fondamental et qui, d'abord, doit attirer l'attention.
Non, messieurs, quoi qu'en ait dit l'honorable ministre de la guerre, la section centrale n'a pas fondé toute l’économie de son rapport, sur l'hypothèse gratuite que l’armée se trouvera constamment sous les murs d'Anvers, cela n'est dit nulle part ; la section admet seulement que jamais Anvers ne sera attaqué sans que toute l'armée concoure à sa défense.
C'est un principe évident qu'aucun stratégiste n’oserait contester.
La section centrale devait supposer que l'armée belge était destinée à opérer dans un système de concentration et que cette armée serait chargée de défendre la position d'Anvers. Cette supposition est non seulement conforme aux vrais principes de guerre défensive ; elle résulte encore de l'ensemble des déclarations faits par le gouvernement, depuis plusieurs années et de diverses propositions soumises par lui à la législature. Du jour, en effet, où l'on a demandé des fonds pour convertir Anvers en place de refuge pour l'armée, il était naturel de supposer que toute l'armée en campagne y serait appelée, le cas échéant, à la défense de cette position.
Nous ne comprenons pas que l'on puisse admettre la supposition contraire ; puisque c'est à Anvers que les destinées du pays se décideront, notre dernier homme et notre dernier canon doivent être engagés sur ce point.
Cela ne veut pas dire que la centralisation des forces défensives exclut l'existence de quelques forteresses.
Personne dans la section centrale n'a prétendu qu'il fallait tout raser ; c'est une interprétation forcée que le ministre de la guerre et le commissaire du gouvernement ont donnée à certains passages du rapport. Je veux seulement qu'on démolisse les forteresses inutiles et qui, par cela même, sont dangereuses. Mons est une de ces places.
Quand je dis « que toute l'armée » doit concourir à la défense d'Anvers, il faut évidemment comprendre « toute l'armée en campagne. »
Personne ne contestera, je crois, la vérité de ce principe. Est-il en effet admissible que la base d'opérations et la place de refuge de l'armée, son dépôt général, le siège du gouvernement et des administrations centrales, ce dernier réduit enfin de l'indépendance nationale, soit confié à 1a garde d'une partie seulement de nos forces actives ? est-il admissible surtout, comme le suppose l'honorable ministre de la guerre, que cette position importante puisse être assiégée sans que l'armée concoure à sa défense ?
Non, cela n'est pas admissible. Un général, qui se laisserait couper de sa base d'opérations et de sa base d'approvisionnement commettrait la plus énorme faute qu'il soit possible de commettre à la guerre, cette faute deviendrait plus grave encore, lorsque, par sa nature, la base d'opérations serait en même temps le siège du gouvernement, le dernier rempart de la nationalité.
Si des principes aussi généralement acceptés doivent me mettre en désaccord avec MM. le ministre de la guerre et le commissaire du gouvernement, j'accepterai très volontiers la responsabilité qui pourrait retomber sur moi, dans le cas ou mon système et mes idées ne l'emporteraient pas.
On a supposé à tort que je voulais immobiliser l'armée sous Anvers. Toutes les conclusions qu'on a tirées de cette supposition gratuite doivent être rejetées. Le bon sens indique en effet que le commandant en chef de l'armée belge ne se retirera sur Anvers que si l'ennemi se présente dans des conditions telles, que la lutte en rase campagne soit impossible.
Ce sera sans doute le cas le plus fréquent ; mais je n'ai pas dit que cela se présenterait nécessairement toujours. D'un autre côté, je n'ai jamais douté que le général en chef pourrait, si une occasion favorable se présentait, sortir du camp, soit pour prendre l'offensive, soit pour favoriser toute autre opération de guerre. Je ne me suis pas expliqué sur ce point, parce qu'un rapport de section centrale ne comporte pas de pareils développements et aussi parce que je ne pouvais supposer qu'un militaire me prêterait si légèrement des idées que la science de la guerre répudie.
L'honorable ministre a dit que le projet préconisé par la section centrale avait été rejeté à l'unanimité par une commission spéciale. Mais messieurs, cette commission a été réunie il y a trois ans et depuis lors nous avons vu plusieurs officiers, qui d'abord avaient voté pour la petite enceinte, se prononcer pour le principe de l'agrandissement général.
Je citerai notamment l'honorable général de Lannoy. Au reste, le projet primitif de M. Keller a été combattu surtout à cause de l'absence d'escarpes revêtues et chacun sait que le projet actuel comporte onze fronts revêtus.
On ne peut donc plus invoquer aujourd'hui un vote qui fut émis dans d'autres circonstances et sur un autre projet.
Après toutes les raisons qui ont été exposées dans le rapport de la section centrale, je ne puis pas accepter l'opinion, non motivée, de l'honorable ministre, que la grande enceinte n'accroîtrait pas la valeur défensive de la position.
L'enceinte actuelle serait un obstacle tout à fait secondaire en présence de considérations qui sont étrangères à sa constitution matérielle.
Une simple affirmation ne suffit pas pour détruire cette opinion, basée sur des faits et des raisonnements précis.
Je maintiens, malgré l'opinion de l'honorable ministre, que les fortins existants seront peu redoutables pour une armée qui aurait forcé la ligne des grandes citadelles et que par conséquent ces fortins ne donneraient qu'une protection insuffisante au camp retranché..
En arrière d'une ligne de forts dépassés par des colonnes victorieuses, on ne peut établir qu'un seul genre d'obstacles, assez puissant pour arrêter l'ennemi. C'est une bonne enceinte à l'abri d'une attaque de vive force et pourvue de flanquements énergiques.
Avec les dispositions admises par le gouvernement, il faudrait, dans le cas où l'armée opérerait au loin, laisser plus de troupes à Anvers, fortifié comme on le propose, que si la position était constituée d'après les idées de la section centrale.
Deux lignes de forts isolés, dont l'une située à 5,000 mètres du centre de la ville et une enceinte de 18 fronts exigent en effet une garde de sûreté plus considérable qu'une seule ligne de forts protégée à 1,200 ou 1,500 mètres en arrière par une enceinte de 30 fronts, dont 14 seulement sont susceptibles d'être attaqués de vive force.
D'autre part, le système, préconisé par la section centrale, exige encore pour une défense vigoureuse moins de troupes que le système du gouvernement, et cela par la raison toute simple que, dans le premier, l'enceinte se combine avec le camp retranché, qui en reçoit une protection efficace, tandis que, dans l'autre, le camp retranché, proprement dit, est seulement protégé en arrière par les batteries des petits forts. .
Ainsi dans toutes les hypothèses possibles le dispositif de la grande enceinte l'emporte sur celui qui tend à remplacer cette enceinte par une ligne de fortins. Les partisans de ce dernier système ont si bien compris que le corps de place actuel ne constitue pas « une enceinte de résistance », qu'ils l'appellent « un réduit » et qu'il lui assignent pour principal objet de favoriser la « capitulation ».
Or, ce que veut la section centrale, ce que veut l'année, c'est une « enceinte de combat » qui défende le camp retranché et qui se défende elle-même dans de bonnes conditions.
Un réduit complétement encombré de constructions où se trouvent pêle-mêle entassés nos soldats et la population, n'est même plus un réduit dans l'acception militaire du mot.
En 1810, le maréchal Suchet, pour éviter le siège du château de Lerida, eut recours à un stratagème cruel ; après avoir pris la ville, il refoula les femmes, les enfants et toute la population dans le château, puis il bombarda ces masses, livrées sans défense aux projectiles meurtriers. Ainsi qu'il l’avait prévu, le gouverneur se rendit presque aussitôt, vaincu par les cris et les souffrances de tant de malheureuses victimes.
Ce fait se reproduirait en grand, à Anvers, où la population extra-muros, refoulée dans l'étroite enceinte, en même temps que l'armée, présenterait bientôt le spectacle désolant qui amollit le courage des défenseurs de Lerida.
Est-ce là ce que l'on a prévu ? Est-ce là ce que l'on peut vouloir ?
On aura beau imaginer des principes et des aphorismes pour les besoins de la cause ; une vérité restera debout, évidente pour tous, c'est que « l'on ne défend pas une enceinte en avant et en arrière de laquelle se trouve une population, agglomérée dans des bâtisses, qui (page 1319) masquent le canon de la place et dans lesquelles les projectiles de l'ennemi propagent l'incendie. »
Or, tant que cette vérité restera debout, le système de la grande enceinte aura une supériorité incontestable sur le système contraire.
J'arrive maintenant plus particulièrement au discours de l'honorable commissaire du gouvernement. Cet honorable général commence par nier l'exactitude de ma définition des camps retranchés, qui, d'après lui, s'applique au petit camp de séjour de Vauban et nullement aux grandes positions stratégiques de créations modernes. C'est une erreur. Je n'ignore point la différence essentielle qui existe entre ces deux sortes de camps. Cette différence ne porte pas, comme semble le croire l'honorable commissaire, sur la position relative du camp et de l'enceinte ; elle porte uniquement sur l'étendue de la position et sur la nature des ouvrages qui composent le camp.
Ces ouvrages, dans les camps de Vauban, étaient des lignes continues de retranchements, en fortifications mixtes ; on ne peut donc en aucune façon leur appliquer ma définition ainsi conçue : « On entend par camp retranché une position défensive, formée par une ligne de forts, enveloppant en partie ou en totalité une place de guerre de premier ordre, dont elle reçoit une protection efficace. »
Cette définition, parfaitement rigoureuse, s'applique, mot pour mot, aux camps retranchés de Paris, Coblence, Vérone et Ulm, que l'on peut citer comme les plus remarquables de l'Europe.
Sans doute, il existe à Paris et à Vérone des bâtisses, qui interrompent, sur quelques points, l'action de l'enceinte sur le camp retranché ; mais c'est là un mal inévitable et qui se présentera également dans le dispositif préconisé par la section centrale, pour Anvers. Il vaudrait mieux que « ces bâtisses n'existassent point ; » l'enceinte n'en serait que meilleure. Voilà tout simplement ce que nous disons ; plus l'enceinte aura d'action sur la zone du camp retranché, plus le dispositif serait efficace.
L'honorable commissaire du gouvernement oserait-il nier ce principe ?
Cet honorable général est tombé, malgré lui sans doute, dans une très grande erreur en disant que, d'après moi, l'enceinte doit concourir à la défense des forts. En partant de cette supposition erronée, l'honorable commissaire est arrivé à une conclusion plus erronée encore, savoir que, d'après moi, les forts du camp doivent être à portée de canon de l'enceinte ; enfin, s'appuyant sur ces deux conclusions, que je répudie, l'honorable général s'est donné beaucoup de peines inutiles pour démontrer que l'armée, dans un camp aussi étroit, ne serait pas à l'abri de la bombe et que dès lors elle devrait, chose inadmissible, se retirer dans l'enceinte, dont elle serait obligée ensuite de sortir, en cas d'attaque, par des ponts étroits, voir même en barquettes !
Tout le monde comprend ce qu'il y aurait de ridicule à vouloir défendre une position stratégique par le moyen qu'on me prête si gratuitement.
Je n'ai pas dit que l'enceinte devait protéger « la ligne des forts, » j'ai dit qu'elle devait protéger le camp retranché, ce qui est tout autre chose.
Pour que, dans un camp retranché de l'étendue de celui d'Anvers, l'armée ne puisse trouver à se loger, il faudrait que l'ennemi établît ses mortiers à la hauteur même des forts de première ligne, la portée « efficace » des bombes n'excédant pas 2,000 mètres. Or, cette supposition est inadmissible, puisque l'assiégeant doit évidemment placer ses batteries hors de la portée de l'artillerie des forts. Dès lors il y aura toujours entre ces batteries et le pied du glacis de l'enceinte, plus de 3,000 à 3,500 mètres, ce qui donne à l'armée toute garantie, même contre les plus grosses bombes tirées à la grande distance de 2,600 mètres,
Au reste, si l'on contestait cette assertion, il faudrait appliquer à tous les camps retranchés de l'Europe, l'objection qu'ils se trouveraient dans l'impossibilité de recueillir l'armée défensive.
Or je ne pense pas que cette objection ait des chances d'être admise et que dans les places que j'ai citées plus haut, on soit obligé, pour défendre le camp, de faire entrer l'armée dans l'enceinte.
Ici, la critique de l'honorable commissaire passe bien au-dessus de ma tête pour atteindre les ingénieurs qui ont construit la plupart des camps retranchés de l'Europe, le chef du corps du génie belge et les autres généraux qui ont voté pour la grande enceinte, et le gouvernement lui-même, qui a reconnu que cette enceinte, au point de vue militaire, était aussi bonne que l'enceinte actuelle, précédée d'une double ligne de forts.
Je ne m'explique pas la divergence de vue qui s'est manifestée sur un point aussi important entre l'honorable commissaire du gouvernement et l'honorable ministre de la guerre.
Je ne m'explique pas d'avantage qu'on puisse s'étayer de l'opinion de Vauban et de son système de double enceinte applicable à Paris en 1696, pour soutenir que le dispositif du gouvernement composé de deux lignes de forts et d'une petite enceinte, soit seul conforme aux vrais principes de la guerre. Sur ce dernier point mon opinion continue à être diamétralement opposée à celle de l'honorable commissaire.
Il lui a plu d'appeler cette opinion, « une opinion de circonstance », qualification que je repousse formellement.
Mais puisque l'honorable commissaire du gouvernement s'est étayé de l'opinion de Vauban pour assimiler le dispositif que le gouvernement veut établir à Anvers à celui que cet illustre ingénieur recommandait pour Paris en 1696, je m'étonne qu'il soit tombé dans une erreur aussi grave, en citant une opinion qui détruit complètement son argumentation. Vauban voulait une première enceinte très solide que l'on peut comparer, comme on l'a fait généralement en France, à la première ligne des forts détachés. A la très grande portée du canon de la première enceinte, c'est-à-dire, à 1,000 ou 1,200 toises, il voulait ensuite une seconde enceinte plus faible, que l'on a comparée avec non moins de justesse, à l'enceinte qui, à Paris comme à Vérone, Cologne, Um et Coblence, se trouve derrière les forts détachés.
Mais rien, dans le mémoire de l'illustre ingénieur, ne prouve qu'il voulut un réduit en arrière de cette seconde enceinte ; il est vrai qu'il propose de faire deux citadelles, que M. le général Renard considère comme un réduit et auquel il assigne le rôle que devrait jouer l'enceinte actuelle d'Anvers ; or savez-vous comment Vauban définit ce rôle et pourquoi il construit ces deux citadelles, comparées si peu judicieusement à une dernière enceinte ?
Voici ses propres expressions :
« Et parce qu'une ville de la grandeur de Paris fortifiée de cette façon pourrait devenir formidable à son maître s'il n'y était pourvu, faire (on fera) deux citadelles à cinq bastions chacune dans le deuxième enceinte.»
« Avec ces citadelles, ajoute Vauban, bien pourvues de bombes, il ne faudrait pas craindre que Paris se portât jamais à rien qui pût blesser son devoir. »
C’était contre la population et non contre l'ennemi qu'elle devait servir ; il est donc véritablement étonnant qu'on vienne comparer un pareil dispositif, comme un témoignage en faveur du dispositif du gouvernement, qui est la négation des idées de Vauban.
J'ai dit dans mon rapport : « Dans leur état actuel, les fortins existants, à la distance où ils se trouvent des forts nouveaux, et, vu le peu de garantie qu'ils offrent contre une attaque de vive force, ne pourraient ni jouer le rôle de batteries intermédiaires ni arrêter les troupes qui auraient enlevé ou dépassé les forts de première ligne.
L'honorable commissaire a vu une contradiction entre cette opinion et celle que j'ai exprimée en 1848, sur les mêmes fortins, considérés comme éléments d'un camp retranché appliqué à l'enceinte actuelle.
Cette contradiction n'est qu'apparente. En 1848, il s'agissait d'élever le plus promptement possible un camp que depuis lors on a cherché à rendre permanent. Les fortins qui le constituaient, protégés par l'enceinte actuelle (qui alors était beaucoup plus dégagée de bâtisses qu'elle ne l'est en ce moment) pouvaient fournir une bonne défense. Je n'ai rien à rétracter de cette appréciation, mais aujourd'hui il s'agit de savoir si ces mêmes fortins arrêteraient une armée qui aurait remporté sur la nôtre un succès marquant en arrière des forts de première ligne.
Sur ce point j'ai plus que des doutes. Tel dispositif, très efficace pour une armée intacte, peut-être très insuffisant pour une armée battue. Il n'y a donc pas la moindre contradiction entre mon opinion actuelle et celle exprimée en 1848.
Je ne me défendrai pas non plus d'avoir dit que les fortins existants ne pourraient pas jouer leur rôle de batteries intermédiaires.
En effet, on ne place pas des batteries intermédiaires à 1,500 ou 1,500 mètres en arrière des intervalles des forts.
Dans tous les camps retranchés d'Allemagne, où les ouvrages principaux sont appuyés par des batteries permanentes, ces batteries se trouvent à 100, 200 ou 300 mètres en arrière, pour que la mitraille de ces batteries protègent les intervalles des forts.
Cela est si rationnel que je ne comprends pas l'étonnement que le passage indiqué ci-dessus a provoqué chez l'honorable commissaire du gouvernement.
L'honorable commissaire du gouvernement a critiqué très vivement l'enceinte Keller, dont le tracé cependant a été modifié par M. l'inspecteur général du génie « de manière à le rendre acceptable au point de vue militaire. »
Je ne crois pas que ces critiques puissent modifier l'opinion de la section centrale.
Pour ma part je n'admets pas que la valeur défensive de l'enceinte d'une grande place de refuge se trouve dans la complication des ouvrages ; je ne puis donc pas m'associer aux critiques dirigées par l'honorable général contre l'enceinte de Paris.
L'opinion isolée du capitaine Choumaru n'a même pas trait à la question puisqu'elle s'applique à l'enceinte proposée par le général Valazé, qui ne voulait pas de forts détachés.
Il est tout naturel que cet officier trouvât que, dans ce cas spécial, l'enceinte fût renforcée par des dehors.
Une citation n'a de valeur que lorsqu’elle s'applique exactement à la situation que l'on envisage ; or ce n'est point ici le cas et rien ne me semble légitimer cette qualification, quelque peu hasardée, de carcasse décharnée donnée à l'enceinte de Paris.
L'honorable commissaire a cru devoir citer l'opinion du général Niel, sur l’utilité des escarpes dans le cas spécial où, comme à Sébastopol, les fossés sont secs. Je n'ai jamais nié que dans ce cas une escarpe ne fût utile ; mais je persiste à croire, me fondant sur des faits nombreux, que, « dans le cas d'une grande enceinte précédée de larges fossés pleins (page 1320) d'eau et protégés par une ligne de forts, en arrière de laquelle se trouve une armée mobile, » l'escarpe n'a pas besoin d'être revêtue.
Il est vrai que l'honorable général craint qu'il ne soit impossible de maintenir l'eau à une profondeur convenable, dans les biefs supérieurs des fossés.
Voici les faits qui doivent tendre à le rassurer :
Les années 1857 et 1858 ont amenés des sécheresses, dont il n'existe pas d'exemple dans nos contrées depuis un siècle ; jamais les eaux n'ont été à un niveau plus bas. La Meuse est presque à sec et ses confluents sont comparables à de petits ruisseaux. Néanmoins, un nivellement, exécuté le 17 juillet courant, atteste, que les forts n°1, 3, 5, 6 et 7, qui marquent la limite de l'enceinte Keller, ont leur niveau d'eau, seulement de 1 m 64 c. à 2 m 90 c. sous le terrain naturel.
Il en résulte qu'en donnant aux fossés de l'enceinte une profondeur maximum de 5 mètres, comme on le propose, on aura dans tous les biefs au moins 2 m 10 c. d'eau.
On a quelquefois contesté, il est vrai, la possibilité de creuser des fossés à cette profondeur, mais les faits donnent un éclatant démenti à cette allégation.
Chacun peut s'assurer en effet que les fouilles des cales sèches, actuellement en construction à Anvers même, ont pu descendre, sans la moindre difficulté, jusqu'à 8 mètres 50 c. sous le terrain naturel et le fond de cette fouille est encore très ferme.
Les fossés des forts dénommés ci-dessus n'ont été creusés qu'à 3 mètres 80, sous le terrain naturel. Arrivé à cette profondeur, ou a trouvé un sable vert compacte ou une couche de sable coquillier.
Rien n'eut été plus facile que de descendre à un niveau plus bas.
. On a dit encore qu'après leur achèvement les fossés se rempliraient en partie de sable. Cela n'est pas possible : Un fond dur ne se relève pas et quant aux eaux qui filtrent à travers des couches de sable, chacun sait qu'elles n'entraînent rien avec elles.
On a parlé de la destruction des batardeaux, soit par le canon, soit par tout autre moyen ; mais ces batardeaux, situés au sommet des bastions n°17, 20, 22, 24 et 27 sont à l'abri des coups directs de l'artillerie ennemie, ils ne peuvent même être atteints par aucune des batteries de couronnement.
D'un autre côté des batardeaux de trois et quatre mètres d'épaisseur de maçonnerie sont complétement à l'abri du choc et de l'explosion des bombes ; s'il en était autrement, que deviendraient tous les magasins à poudre ?
Il se pourrait à la vérité, comme cela est arrivé au siège d'Ath en 1697, qu'une bombe, éclatant au fond du fossé contre la vanne du batardeau mît en danger l'existence du bief.
Mais d'abord la chance de produire un effet de ce genre est si faible, qu'il n'entrera dans l'esprit d'aucun ingénieur, d'établir des batteries de mortiers pour atteindre un but aussi incertain ; en second lieu il y a des moyens sûrs et faciles de mettre les vannes et même les portes d'écluses à l'abri de toutes espèces d'explosions.
L'honorable commissaire du gouvernement a fait observer qu'en tête de Berchem il existait, dans l'enceinte proposée, une pointe facile à embrasser ; c'est, dit-il, le côté vulnérable de cette enceinte. Cette pointe n'est pas faible en elle-même, mais relativement faible, quand on la compare aux autres fronts de l'enceinte, qui se développent pour ainsi dire en ligne droite.
Incontestablement la partie saillante au-delà de Berchem forme le point d'attaque, mais des parties, relativement faibles, se trouvent dans toutes les enceintes qui n'ont pas une forme régulière ; ainsi pour ne citer que Paris, cette place présente des saillants plus prononcés que le saillant unique de Berchem. Pour supprimer ce saillant, il faudrait couper le village en deux, ce qui n'est pas faisable.
Au reste ce n'est pas toujours un inconvénient d'avoir un point d'attaque déterminé et connu d'avance ; on prend alors des mesures pour accumuler sur ce point des obstacles et des moyens de défense, qui compensent l'infériorité du tracé. Ainsi pour détruire l'inconvénient de l'attaque enveloppante, qui permet de ricocher les faces des bastions 25 et 26 en tête de Berchem, il suffirait de casemater ces faces, d'établir dans les bastions des batteries couvertes de mortiers et de ménager en arrière des fronts d'attaque assez d'espace libre pour faciliter les mouvements de la troupe et la construction des retranchements ; de cette manière on rétablirait facilement l'équilibre.
Au surplus l'attaque de la pointe en avant de Berchem présente une difficulté dont il faut tenir compte, et qui détruit tout l'avantage que cette attaque assure sous d'autres rapports.
En effet, cheminant vers cette pointe, un centre de position est obligé de garder ses deux flancs, qui peuvent à chaque instant être attaqués et débordés.
Ce danger est tel que, même dans les sièges ordinaires, où l'on ne se trouve pas en présence d'une armée, l'assiégeant cherche toujours à appuyer l'un des flancs de l'attaque à un obstacle naturel.
Il ne semble donc pas que le saillant en avant de Berchem doive déprécier le projet Keller ou tout autre projet semblable.
Messieurs, il est des arguments de mes honorables contradicteurs, que je n'ai pas rencontrés, je ne crois point nécessaire, ni même utile de vous entretenir plus longtemps ; toutes les objections sérieuses au système que je défends ont été réfutées. Soldat avant d'être orateur, qu'il me soit permis de négliger des théories quelque peu du domaine de l'imagination.
Le côté pratique de la grande question qui nous occupe était assez vaste pour m'absorber tout entier. En acceptant le mandat de rapporteur de la section centrale, je ne me suis nullement dissimulé la responsabilité qui m'incombait ; en défendant des opinions que j'ai pensé les seules rationnelles, j'ai obéi à des convictions sérieuses que l'expérience acquise n'a fait que rendre plus fortes et plus assurées.
Donner à notre patrie les moyens les plus avantageux de protéger la nationalité belge, permettre à notre brave et noble armée de défendre le pays d'une manière digne de notre passé, digne de notre présent, tel a été mon but. J'ai toujours voulu, comme je le veux encore, ne pas imposer à nos soldats une tâche impossible, j'ai voulu que leurs courageux et loyaux efforts ne soient pas rendus inutiles par l'application d'un système défectueux, hors de proportion avec les forces et les ressources de la Belgique. J'ai voulu qu'alors même que le sort de la guerre ne répondrait pas à notre attente, nous puissions dire hautement que notre désastre n'était pas notre faute et qu'en succombant nous succombions du moins avec honneur.
Puissiez-vous, messieurs, en suivant l'impulsion de vos consciences, être bien inspirés ! Sans préjuger en rien de votre vote, je fais des vœux ardents et sincères pour que l'avenir donne pleine et entière raison aux principes que vous adopterez.
Près du terme d'une longue et utile carrière, il n'est plus pour moi de questions d'intérêts ni d'amour-propre ; j'accomplis ici un devoir sans autres préoccupations que celle du bonheur de mes concitoyens.
En cette circonstance mémorable, où une grande question qui se rattache intimement à notre nationalité, se trouve agitée, puissé-je avoir servi utilement les intérêts les plus chers de ma patrie !
- La séance est levée à quatre heures et demie.