(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)
(Présidence de M. Delehaye.)
(page 1659) M. Tack procède à l'appel nominal à midi et un quart.
M. Calmeyn lit le procès-verbal de la séance précédente.
- La rédaction en est approuvée.
M. Tack présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Les conseils communaux de Nivelles et de Feluy prient la Chambre d'accorder aux sieurs Waring la concession d'un chemin de fer de Luttre à Denderleeuw. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à cette concession.
« Le sieur Mouvet, ancien brigadier des douanes, demande la révision de sa pension. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Van Roy, journalier à Hingene, demande que son fils François soit renvoyé dans ses foyers avec un congé illimité. »
- Même disposition.
« Le sieur Stache, maréchal ferrant à Cortil Noirmont, se plaint de ce que le milicien J.-B. Stache a été exempté du service militaire. »
- Même disposition.
« Les sieurs Reul, Dupont et autres directeurs de charbonnages dans la vallée du Piéton et le bassin intermédiaire, prient la Chambre d'adopter le projet de loi concernant la reprise par l'Etat du chemin de fer de Manage à Mons. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Le sieur Jelly, canonnier au 4ème régiment d'artillerie, prie la Chambre de statuer sur sa demande de naturalisation. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« Plusieurs habitants de Nivelles prient la Chambre d'accorder aux sieurs Waring la concession d'un chemin de fer de Luttre à Denderleeuw. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à cette concession.
« Le sieur Baer, brasseur à Saint-Nicolas, demande le déplacement du poteau de barrière qui se trouve devant sa maison. »
- Sur la proposition de M. de T'Serclaes, renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
« Plusieurs huissiers exerçant près les cours et les tribunaux de l'arrondissement de Bruxelles, demandent l'abrogation de l'article 4 du Code de procédure civile, la révision du tarif de 1807, en matière civile, et le droit exclusif de faire des ventes judiciaires. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à l'organisation judiciaire.
M. Lelièvre. - Je recommande au gouvernement de bien vouloir s'occuper, le plus tôt possible, non seulement du tarif concernant les avoués, mais aussi du tarif concernant les notaires. C'est là une mesure réclamée depuis longtemps et l'urgence en est généralement reconnue.
M. le ministre de la justice adresse à la Chambre 108 exemplaires du compte rendu des débats du congrès international de bienfaisance de Bruxelles.
- Distribution aux membres de la Chambre.
M. le président. - La discussion continue sur les articles 71 et 78.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Messieurs, dans la séance de samedi, j'avais annoncé l'intention de proposer, à la fin de la séance d'aujourd'hui, la clôture des débats sur les articles actuellement en discussion ; mais c'était dans la supposition qu'il y aurait eu séance hier.
La Chambre ne s'étant pas trouvée en nombre hier, je déclare dès à présent que ce ne sera pas aujourd'hui, mais demain que je ferai la proposition de clôture.
(page 1671) M. Vervoort. - Messieurs, le retrait de la proposition de clôture et l'adhésion qui vient d'être donnée aux paroles loyales de M. le ministre de l'intérieur, me prouvent que l'auteur de la motion, et ceux qui lui donnaient leur appui, ont compris qu'il est de la dignité de la Chambre de laisser continuer cette discussion.
On nous a accusés de vouloir parler dans le seul but de prolonger le débat. Comme je suis appelé à prendre aujourd'hui le premier la parole, je dois protester de toutes mes forces contre cette insinuation. Pour ma part, je ne connais pas les passions politiques ; j'aime, comme vous, mon pays, je m'attache avec sollicitude à ses destinées et je vois son salut dans la conservation pure et entière de ses institutions ; aussi, la loi qui nous est proposée et les conséquences qu'elle peut avoir dans l'avenir m'ont ému et m'effrayent, et c'est poussé par la force de mes convictions que je rentre dans cette discussion.
Non, messieurs, ce n'est pas le désir de prolonger indéfiniment ce débat qui nous fait parler. Non, non, ce n'est pas une vaine discussion à laquelle nous nous livrons. Non, ce ne sont pas quelques voix isolées qui se font entendre. C'est le patriotisme inquiet, c'est la conscience alarmée de quarante-quatre représentants qui se fait entendre par la voix de ceux qui, parmi nous, auront encore l'honneur de porter la parole dans ce solennel débat.
L'épreuve est faite. Une minorité imposante, avec laquelle il faudra bien compter, s'est nettement dessinée. La protestation est énergique et puissante. Je sais qu'elle n'a pas ému tout le monde. Je vois qu'elle ne détermine pas le gouvernement à retirer son projet de loi. Mais vous devez sentir déjà que vos résolutions n'auront pas la sève abondante, que votre loi n'aura pas les fortes racines qui doivent donner la vie et la durée à des mesures d'une si haute portée politique et sociale.
Vous dites que le pays est fatigué de nos discussions, qu'il ne nous écoute plus, qu'il s'éloigne de nous. S'il en est ainsi, laissez-nous à notre isolement, laissez venir à vous le pays, laissez-nous devenir les artisans de votre popularité ! N'êtes-vous pas en effet les apôtres exclusifs de la liberté ? Ne sommes-nous pas les défenseurs odieux de l'asservissement par le pouvoir civil ?
Le pays s'éloigne de nous, avez-vous dit !
Le croyez-vous sérieusement ? Mais consultez donc le résultat des élections d'hier. Cette fois les principes du projet de loi ont dû guider la détermination des électeurs et l'opinion libérale a triomphé.
Messieurs, depuis que les organes du gouvernement se sont expliqués, depuis que j'ai pu mieux me convaincre de l'état de l'opinion publique, je suis plus décidé que jamais à combattre le projet de loi.
M. le ministre des affaires étrangères veut amoindrir l'action de la bienfaisance officielle ; il veut élargir le cercle de la liberté humaine.
M. le ministre de la justice veut « émanciper les citoyens d'une espèce d'oppression administrative. »
Soyons de bonne foi. Au profit de qui cette émancipation, au profit de qui veut-on la décentralisation ?
Il est des économistes dont on a invoqué l'autorité dans cette Chambre, qui demandent la décentralisation, en ce sens qu'ils veulent détruire les rouages de l'administration publique de la bienfaisance ; ces économistes pensent qu'il faut abandonner entièrement la charité à la liberté, qu'il ne faut ni bureaux de bienfaisance, ni hospices civils, dirigés sous la tutelle de l'autorité ; ils abandonnent le soulagement de la misère aux inspirations des cœurs charitables et au zèle philanthropique d'administrations privées et libres.
La liberté de la charité existe, et ce n'est pas à son profit qu'il faut décentraliser ; ce que l'on veut, c'est placer les fondations futures, entre les mains du clergé, en y attachant le privilège de la personnification civile On veut placer à côté de la bienfaisance officielle, qui a des obligations légales très onéreuses, la bienfaisance ecclésiastique privilégiée qui fera la concurrence à la première et absorbera désormais les legs charitables.
Si l'on réclamait ces privilèges pour la société Philanthropique de Bruxelles, les accorderiez-vous ?
M. Coomans. - Certainement.
M. Frère-Orban. - La loi ne le permet pas.
M. Vervoort. - Pourquoi ne le dites-vous pas dans le projet ? Soyez conséquents ; ne vous bornez pas à donner des faveurs aux titulaires de fonctions publiques, an clergé ; vous êtes partisans de la liberté, étendez ses faveurs et vos privilèges à tous sans distinction. Ayez le courage de le dire dans votre loi. Mais vous n'en ferez rien. Je sais que vous ayez fait mention des titulaires des fonctions civiles ; c'est une politesse qui ne tire pas à conséquence. Ce que vous avez voulu en définitive, c'est l'administration privilégiée de la charité au profit du clergé et du couvent.
Le projet de loi a pris aussi le soin de confier l'instruction primaire au clergé et à des corporations religieuses.
Il n'avait pas à consacrer la liberté d'enseigner. Cette liberté existe, mais il protège d'une manière toute spéciale les corporations et les administrateurs qui se livrent à l'enseignement.
A côté de l'instruction donnée par la commune, sera placée l'instruction gratuite et rétribuée, obtenant la personnification civile et faisant la concurrence à l'administration publique. Dans une loi dont l'objet est la charité, on permet à certains couvents d'ériger, sous la protection de leur personnification civile, des pensionnats d'élèves payants.
Mais la liberté d'association, la liberté d’instruction sont établies sur les plus larges bases. Pourquoi, lorsque tout le monde est libre de s'associer pour donner l'instruction, réduisez-vous aux couvents le droit d'obtenir la personnification civile, lorsqu'ils se livrent à l'instruction ? Pourquoi cette faveur donnée aux corporations religieuses ?
M. Coomans. - Cette faveur n'existe pas.
M. de T'Serclaes. - C'est le droit commun.
M. Vervoort. - Le droit commun accorde la liberté de l'enseignement. Tout le monde peut se livrer à l'enseignement. Mais tout le monde ne peut point ériger des établissements d'instruction publique auxquels sera accordée la personnification civile.
Il y a ici une différence essentielle. La faveur est évidente.
Comme le disait M. le ministre de l'intérieur dans une autre discussion, à propos d'un établissement d'instruction supérieure, vivre sans acquérir, sans posséder, ce n'est pas vivre, c'est une vie d'emprunt. C'est la vie réelle qu'il faut. C'est donc la vie réelle qu'il vous faut pour vos écoles, la vie dans laquelle on acquiert et possède ; vous voulez qu'elles soient érigées en être moral possédant des biens. Ce privilège, vous l'accordez aux fondations du projet, c'est-à-dire au clergé et aux corporations religieuses exclusivement.
Et vous permettez de consacrer ces droits par arrêté royal !
L'honorable M. Tesch a, par un amendement, demandé l'intervention de la législature. M. le ministre de la justice lui a répondu que le législateur, étant omnipotent, n'a pas besoin de permission. Il lui dit que sa formule est creuse et sans objet.
Je n'en dirai pas autant des deux articles que je discute en ce moment. Ils en disent plus qu'ils ne sont gros, ils disent ouvertement beaucoup de choses qu'ils renferment et ils en renferment beaucoup d'autres qu'ils n'expriment point.
La formule de l'honorable M. Tesch n'a rien de creux. Elle est provoquée par la position que nous fait le projet de loi. L'honorable M. Tesch énonce le cas où le fondateur pourra s'éloigner de la règle générale et il ajoute que toute autre dérogation à la règle doit émaner de la législature. Le ministère demande au contraire que la personnification civile puisse toujours être accordée par arrêté royal aux fondations charitables.
L'amendement de l'honorable M. Tesch est donc une disposition provoquée par la doctrine du gouvernement.
Au reste une semblable disposition existait dans l'article 18 du projet de Constitution et l'on a trouvé la disposition si peu creuse lors de la discussion que l'on a craint d'y laisser entrevoir le droit constitutionnel à l'obtention de la personnification civile en faveur des associations qui la demanderaient à la législature.
L'honorable M. Lebeau a demandé la suppression du paragraphe, afin que rien ne fût préjugé à cet égard. Ainsi, loin qu'il y ait quelque chose de creux dans sa disposition, il est rationnel que l'honorable M. Tesch la présente en opposition à la proposition de M. le ministre.
La personnification civile, messieurs, consiste à donner à un ou à plusieurs individus des droits qu'ils ne posséderaient pas en nom privé. Or, chaque fois qu'on appliquera ce privilège à des fondations à la fois religieuses et charitables, agissant dans un intérêt social et parallèlement aux administrations officielles, il est incontestable qu'il faut l'intervention de la législature ; leur caractère public et social exige impérieusement qu'il en soit ainsi.
Qu'importe, dit M. le ministre, si vous portez atteinte au principe de la centralisation, qu'importe qu'il soit entamé par la loi ou par un arrêté royal ? Cela est, au contraire, fort important, parce qu'il n'est pas certain que le principe sera entamé dans les mêmes circonstances. La législature peut avoir d'autres vues, peut avoir un autre mobile que le ministère.
Il y a la discussion publique, et nécessairement la législature n'accordera la personnification civile que dans des cas graves où l'utilité est évidente et où il n'est pas possible de refuser sans nuire à l'intérêt bien entendu des indigents. Jamais la législature n'accordera à la légère, dans l'intérêt d'une caste, la personnification civile.
En sera-t-il toujours de même, des conseillers du Roi ? On peut en douter. Nous avons l'expérience du passé. Les anciens rois de France, qui avaient un pouvoir absolu, ont voulu, eux-mêmes, se mettre en garde contre les entraînements dangereux ; ils ont établi l'enregistrement de leurs ordonnances par le parlement, afin que la lumière pût venir librement à eux. Après l'enregistrement les ordonnances avaient force de loi. Et à cet égard permettez-moi de vous dire les paroles prononcées par M. Portalis lors de la célèbre discussion dont j'ai en l'honneur de vous parler déjà, et dont l'honorable M. Rogier vous en a entretenu longuement.
Le ministre demandait l'autorisation pour le gouvernement d'établir des corporations religieuses par des ordonnances royales. Voici comment s'exprimait Portalis :
« Avant la charte, tout acte de la puissance royale n'était exécutoire qu'après son enregistrement d'après la volonté de cette puissance, et avait donc la forme législative. L'enregistrement avait pour but un salutaire contrôle. Nos rois, quand ils le prescrivaient, se mettaient en (page 1672) garde contre eux-mêmes et contre les surprises de leurs conseillers ; ils voulaient être éclairés par les observations des magistrats qu'ils avaient constitués les organes des lois, ils savaient qu'en certaine matière la publicité est la meilleure et la plus sûre des garanties parce qu'on ne saurait employer au grand jour les tournures artificieuses et les moyens subreptices qu'on hasarde dans le mystère du cabinet ou dans le secret de l'administration. »
Louis XII, le Fère du peuple, disait dans un édit :
« Qu’on suive toujours la loi malgré les ordres contraires à la loi que l’importunité pourrait arracher au monarque. »
Oui, ces rois sentaient le besoin de s'appuyer sur les parlements.
Vous savez les services que les parlements ont rendus à la France. C'est à la législature qu'il a été réservé, plus tard, de rendre ces services.
Messieurs, lorsque, dans une occasion solennelle, il s'est agi d'examiner si, en dehors de la législature, on pouvait accorder la personnification civile, qu'est-il arrivé ? En 1842, MM. Dubus et Brabant sont venus demander à la Chambre la personnification civile en faveur de l'université de Louvain. Un de nos plus savants collègues était rapporteur de la section centrale. Il déclarait qu'elle est d'avis qu'il faut une loi pour donner la personnification civile ; il disait que les mandataires de la nation sont les meilleurs juges des titres à l'obtention de cette faveur et il indiquait comme première garantie contre les abus l'intervention de la législature. C'est dans le rapport de l'honorable M. Dedecker que je trouve cette opinion. à laquelle tout le monde s'est rallié. Car enfin est-il quelqu'un qui ait demandé pour le gouvernement le droit d'accorder la personnification civile aux établissements d'instruction publique ? Il n'est venu à la pensée de personne de faire cette proposition. Il résulte au contraire des discussions du Congrès que cette assemblée a voulu que cette faveur ne pût être accordée sans l'intervention des mandataires du pays.
L'honorable ministre de la justice a fait une objection qui a pu frapper vos esprits ; il a dit : Il faut mettre souvent de la célérité dans l'acceptation d'une donation. Or, s'il fallait passer par les lenteurs de la législature, l'acceptation pourrait arriver après la rétractation ou le décès du donateur, et les pauvres seraient gravement lésés ! Cette observation n'est pas dépourvue de fondement. Il est certain que l'action du gouvernement peut être plus prompte que l'action des Chambres ; mais il me suffira de renvoyer M. le ministre de la justice au projet de loi de M. Faider et au rapport de M. Tesch ; là on indique le remède : c'est l'acceptation provisoire de la donation, à titre conservatoire. Ainsi, mettez dans la loi que le gouvernement pourra provisoirement accepter la donation à titre conservatoire. Reproduisez la disposition qui se trouvait dans le projet de l'honorable M. Faider et tout danger viendra à disparaître.
Je ne rencontrerai pas, messieurs, d'autres objections faites par M. le ministre de la justice ; l'honorable M. de Brouckere les a suffisamment réfutées. Il est, me paraît-il, démontré qu'il n'est pas possible, sans s'éloigner de la Constitution, sans se mettre en contradiction avec la législature de 1842, de concéder la faculté de donner par un arrêté royal la personnification civile aux fondations religieuses et charitables prévues par le projet de loi. Ces fondations seront, d'après ce projet, établies contrairement à nos lois politiques et civiles sans garanties suffisantes, et cependant celles-ci sont d'autant plus nécessaires que les faveurs sont accordées à perpétuité à l'inconnu.
Quelles sont les garanties promises par le gouvernement ? Pour ma part, je vois dans cette partie du projet une extrême incohérence. Je vais la faire ressortir.
Toutes les administrations publiques, messieurs, sont placées sous une tutelle sévère et bien déterminée, et le contrôle s'exerce d'une manière sérieuse, rigoureuse, efficace. Ainsi, le commissaire d'arrondissement a le droit de visiter les établissements communaux. Il doit faire, un mois avant la réunion du conseil provincial, un rapport sur toutes les améliorations à introduire dans son arrondissement et sur les abus à supprimer. Le collège des bourgmestre et échevins a la tutelle des administrations de bienfaisance ; il peut les visiter en tout temps.
Le bourgmestre peut délibérer avec la commission administrative et il la préside lorsqu'il use de ce droit.
Le projet de loi attribue exclusivement le droit d'inspection à l'inspecteur général ; et le bourgmestre a la faveur de l'accompagner. Le projet donne à la députation permanente la faculté d'envoyer un commissaire auprès des administrateurs spéciaux, mais seulement lorsqu'ils refusent d'obtempérer à deux avertissements. L'honorable M. Tesch demandait à M. le ministre de la justice quelle est la portée des fonctions de l'inspecteur et que répond M. le ministre ? L'inspecteur fera un rapport au gouvernement. Que fera ensuite le gouvernement ? De sa propre autorité le gouvernement ne fera rien. Le gouvernement adressera un rapport à la députation permanente.
Je demande maintenant à l'honorable ministre quelle est la mission du bourgmestre, qui vient à la suite de l'inspecteur ? Sera-t-il un rapport aussi, soit au collège, soit au conseil communal ? Mais dans quel but ? Lorsqu'il visite les établissements officiels, il fait un rapport sur les améliorations à y introduire, sur les abus à réformer ; ici, rien de semblable, ici, son rapport n'aurait aucun but. Il n'en fera donc pas.
Je suppose que des fonds soient détournés, par exemple, qu'au lieu de les appliquer à des aveugles on s'en empare pour guérir des ophtalmiques ; le bourgmestre n'a rien à faire ; il n'y a que la députation qui puisse intervenir, de manière qu'on donne au bourgmestre le droit de s'introduire dans les établissements, à la suite de l'inspecteur, mais on ne lui donne pas même le droit de porter plainte.
La faculté de dénoncer les administrateurs spéciaux en cas de détournement n'appartient qu'à la députation permanente.. Les conseils communaux ont à examiner les budgets des fondations et les comptes, et l'honorable ministre (par un amendement) impose au collège l'obligation de donner son avis sur la question de savoir si le personnel religieux attaché aux fondations est insuffisant ou trop abondant. Comment pourrait-il émettre un avis s'il n'a pas le droit d'examen permanent ? Vous le voyez donc, d'une part, on donne l'inspection à un représentant de l'autorité supérieure, qui n'a, en définitive, aucun pouvoir, qui est à la remorque de la députation permanente.
On donne l'inspection au bourgmestre, qui n'a pas le droit de porter plainte, qui ne doit pas même faire de rapport. Et la députation permanente, qui peut donner des avertissements et doit, s'il y a lieu, faire les dénonciations, n'a pas ses entrées. On ne songe pas même à donner au commissaire d'arrondissement ou au gouverneur le droit d'inspection. Comptent la députation enverra- t-elle un avertissement si elle n'a pas pu prendre connaissance de l'état de la fondation au moyen de visites successives et d'un examen minutieux ?
Je suppose, messieurs, que, sous l'empire de la loi qui nous occupe, le gouverneur ou le commissaire d'arrondissement se présente pour visiter un établissement dépendant d'une administration spéciale ; doit on l'admettre ? Je demande à M. le ministre de la justice si le gouverneur et le commissaire d'arrondissement seront exclus de ces établissements ou s'ils auront le droit d'aller voir comment on y traite les malades, les vieillards, les orphelins ? Leur donnera-t-on la faculté de le faire ? Dans quelle loi en puiseront-ils le droit.' Et qu'on ne me dise pas que cela coule de source, car alors pourquoi parler de l'inspection du bourgmestre ?
Ainsi l'inspecteur et le pouvoir suprême sont impuissants pour réprimer les abus. La commune en est réduite à l'examen du budget et des comptes et à donner son avis dans de rares circonstances, et le pouvoir provincial, chargé de donner des avertissements et de dénoncer les détournements, n'a ni ses grandes, ni ses petites entrées dans les établissements dirigés par des administrateurs spéciaux.
Un contrôle constant est d'autant plus nécessaire, que d'importantes fondations pourront être administrées par un seul homme, par exemple par un curé de 75 à 80 ans, l'âge pourra amener l'incapacité, et le mandat tombera peut-être dans la réalité entre les mains du vicaire ou d'un tiers bien moins apte. Si les abus se manifestent dans la direction de la fondation, si l'on se refuse à y introduire des améliorations, comment portera-t-on remède à ces inconvénients ?
Où sont, à l'exception du cas grave de détournement, les moyens de redresser la marche vicieuse de l'administration spéciale ? où est la sanction du faible et impuissant contrôle établi par le projet de loi ? Je les cherche et ne trouve rien de sérieux et d'efficace.
Cela se passe-t-il ainsi pour les administrations officielles ? Là, il y a un roulement périodique annuel, une surveillance constante, des rapports officiels ; là, on propose des améliorations, on signale les abus ; là enfin je trouve la sanction décrétée par l'article 21 de la même loi : la restitution par la députation permanente sur le rapport de la commission administrative ou de l'autorité communale.
Pourquoi ne voulez-vous pas que la députation permanente, sur le rapport de l'administration communale, puisse prononcer, s'il y a lieu, la destitution des administrateurs spéciaux ?
Vous les soumettez à la juridiction du pouvoir judiciaire ? Je ne sais ce que vient faire ici l'intervention si restreinte du pouvoir judiciaire.
Les tribunaux n'auront à intervenir qu'en cas de détournement et en cas de refus de produire des comptes, refus qui pourra donner lieu à des dommages-intérêts, mais ne saurait être assimilé, comme l'a prétendu erronément l'honorable ministre de la justice, au détournement et encourir la peine de la destitution.
Encore une fois, pourquoi n'assimilez-vous pas les administrateurs spéciaux aux administrateurs publics et ne les soumettez-vous pas à la destitution prévue par l'article 4 de votre projet ? Jamais on n'a pu obtenir des comptes sérieux des hospitalières, et le décret de 1809 les oblige à en fournir. En obtiendra-t-on à l'avenir et pourra-t-on exiger désormais la production de pièces justificatives à l'appui des comptes ?
J'espère que M. le ministre de la justice s'expliquera à cet égard d'une manière catégorique. Quelle espèce de comptes exigera-t-on ? pourra-t-on exiger les pièces à l'appui des comptes ? qui réglera ces comptes ?
On a comparé les administrateurs à des protuteurs ; si vous les comparez aux tuteurs, pourquoi ne leur appliquez-vous pas les règles de la tutelle ? pourquoi, en cas d'incapacité, ne les remplaceriez-yous pas ? Lorsqu'il s'agira d'un homme qui gère mal une fortune insignifiante appartenant à un enfant mineur, la destitution l'éloignera de la tutelle et quand il s'agira d'un administrateur des biens appartenant à une communauté de pauvres, il pourra étaler son incapacité et sera maintenu à la tête de son administration s'il s'abstient de détourner les fonds de leur destination.
Je trouve que M. le ministre de la justice se met dans une contradiction manifeste. Il reconnaît, d'une part, qu'il faut une surveillance un contrôle ; il l'a dit, il faut que l'administration supérieure fasse sentir aux administrateurs spéciaux sa main de fer ;et d'autre part, lorsque (page 1673) nous cherchons la main de fer, nous voyons qu'elle ne s'appesantit que sur les administrateurs des hospices et les bureaux de bienfaisance !
Le motif de cette préférence nous a été révélé par M. le ministre dans son premier discours. Voici comment il s'exprimait=
« Nous le disons nettement. Nous avons cru qu’il était convenable de placer les fondations en dehors de l'esprit de parti qui dans les limites de la commune pourrait quelquefois dégénérer en vexations étroites, persistantes, continues. »
Je demande à M. le ministre de la justice ce qui lui donne le droit de dire qu'il faut se défier des administrations communales et que leur action peut dégénérer en vexations ?
Est-ce l'expérience du passé ? Connaît-on une seule administration communale qui ait exercé des vexations ? N'a-t-on pas, au contraire, trouvé les administrations communales très tolérantes partout, trop tolérantes la plupart du temps ?
Mais c'est méconnaître le respect, la confiance que leur doit le gouvernement ; c'est les mettre en état de suspicion ! Comment supposer des vexations continues à l'égard d'une administration pure, consciencieuse, probe, favorisant les améliorations, fuyant les abus ?
C'est une exclusion offensante, c’est une injurieuse atteinte au pouvoir communal !
Loin d'attaquer le pouvoir civil, le projet le fortifie, dit le ministre. Non, le projet n'est pas sincère, il blesse le pouvoir communal ; il l'humilie !
J'ai été d'autant plus surpris du langage de M. le ministre de la justice, qu'il ne pense plus ce qu'il a dit le 21 avril contre les conseils communaux.
L'honorable M. Tesch annonçait l'autre jour le danger des doubles emplois. M. le ministre de la justice, répondant à l'honorable membre, avouait qu'il pouvait y avoir, à la rigueur, des doubles emplois dans la distribution des aumônes ; mais il ajoutait que le projet avait pour but des institutions autrement sérieuses : des hospices, des écoles, des refuges, etc.
Le ministre terminait en disant :
« Enfin on oublie que tout vient converger au bureau de bienfaisance et au conseil communal. Ne faut-il pas supposer une coopération franche de la part de ceux qui sont appelés à exécuter la loi dans les communes ? Il s'établira, j'ose le prédire, une entente, une amélioration pour bien faire et la possibilité de tout double emploi disparaîtra. »
Vous le voyez, messieurs, il n'est plus questions des dangers de l'esprit de parti ; la plus cordiale entente s'établira au contraire entre les diverses administrations.
Ainsi le 21 avril les conseils communaux sont mis en état de suspicion.
Le 23 mai on les relève de leur indignité ! Mais la faveur accordée aux administrateurs spéciaux n'en est pas moins maintenue. Il a été souvent question des garanties résultant de la publicité ; une interpellation a été adressée à cette occasion à M. le ministre de la justice.
L'honorable M. de Lexhy a traité la question de savoir quel sera le sort de la presse, dans le cas où elle dirigerait ses critiques contre la gestion des administrateurs spéciaux. Sa dissertation a été complète. Seulement, je ne suis pas d'accord avec lui sur le caractère qu'elle attribue à ces administrateurs.
Dans mon opinion les fonctions d'administrateurs spéciaux ont incontestablement un caractère public. Je suis persuadé, pour ma part, que c'est la réponse que fera le gouvernement.
En effet, c'est de la loi qu'émanera le droit d'administration qui leur sera donné. Ils doivent réunir les conditions d'âge, de domicile et d'indigénat exigées par l'article 13 du projet de loi pour les membres des commissions administratives officielles.
Que seront-ils appelés à administrer ? Une propriété dont le domaine nu appartient au bureau de bienfaisance. Or l'administration de toute fondation est dévolue, d'après le projet de loi, au bureau de bienfaisance, à moins qu'il ne soit disposé autrement par l'acte de fondation. Ils sont donc investis d'une délégation consacrée par la loi et qui s'étend à l'administration de biens, constitués en dotation dans un intérêt public et social. Une administration de cette nature a nécessairement un caractère public.
Cela est si vrai que l'article 86 du projet les rend responsables de leur gestion au même titre et de la même manière que les administrateurs des hospices.
Les membres des bureaux de bienfaisance sont des fonctionnaires investis d'un caractère public reconnu par tout le monde. Ils sont appelés à remplacer les administrateurs spéciaux exclus ou démissionnaires. Lorsque l'administration d'une fondation attaquée par la presse sera composée des deux éléments, le journal pourra-t-il prouver ses allégations ?
M. Delfosse. - Il importe que le gouvernement s'explique sur ce point.
M. Vervoort. - Oui ; mais dès à présent j'ai voulu prouver que mon explication est la seule qui puisse nous être donnée par M. le ministre de la justice. Le caractère public des fonctions de l'administrateur spécial ne saurait pas, me semble-t-il, être méconnu par lui.
Au surplus, de deux choses l'une, ou les administrateurs spéciaux n'ont pas, d'après le projet de loi, de caractère public, et alors la garantie attribuée par M. le ministre de la justice à la publicité est illusoire ; ou bien ce caractère leur appartient, comme je crois l'avoir démontré, et alors comment se fait-il qu'on n'assimile pas entièrement Ces administrateurs aux fonctionnaires placés par l’élection à la tête des administrations officielles ?
Vous prétendez que le domaine nu des fondations : appartient au bureau de bienfaisance, l'administration en est confiée aux mains de délégués désignés par testament ou par acte de donation, et vous ne les assimileriez pas à ceux qui administrent les autres biens du bureau de bienfaisance ! Il y a là une anomalie révoltante !
Les partisans de la loi et l'honorable ministre de la justice ont prétendu pour justifier leurs préférences que les administrateurs spéciaux, possèdent la vocation de la charité. Nous avons signalé les abus commis par le clergé et les couvents et on nous a répondu : Nous vivons dans ou autre temps et les abus ne se reproduiront pas sous notre régime.
Messieurs, il est dangereux de se confier aveuglément à la vocation charitable des administrateurs spéciaux et même de ceux qui font profession d'exercer la chaire, surtout lorsque cette confiance conduit à leur accorder une importante et durable mission.
L'expérience prouve que ni les conciles, ni les papes, ni les rois, ni l'autorité civile n'ont pu déraciner les abus, et que dans les temps anciens comme à l'époque actuelle, ils se sont constamment reproduits.
A Bruxelles, on avait établi jadis des fondations charitables. Elles ont été transformées on monastères. Ramenées à leur destination primitive, elles sont retournées à l'état de couvents, comme la bruyère revient à l'état de bruyère quand elle cesse d'être soigneusement cultivée.
Le magistrat de Bruxelles disait, à cet égard dans son rapport au prince Charles de Lorraine :
« Avant que d'entrer en matière, nous croyons devoir prévenir qu'on verra par ce mémoire, que presque toutes les fondations anciennes de cette ville ont dégénéré de leur institution primitive ; qu'alors le même esprit qui avait fait naître les premiers, en a fait établir de nouvelles sur le même plan, ou sur un plan différent, lesquelles, après avoir dégénéré à leur tour, ont aussi été remplacées de la même manière. »
L'ancien hôpital de Saint-Pierre était desservi par des laïques. Au XVIème siècle, il est devenu un monastère de filles sans aucun acte de réforme ou de consentement ni du souverain ni du magistrat.
L'hospice de Sainte Gertrude, institué primitivement pour des malades des deux sexes, était aussi desservi par des laïques.
A la fin du XVème siècle il ne renfermait plus de frères mais des religieuses de l'ordre de Saint-Augustin et on n'y recevait plus que douze veuves.
La fondation Valerius-Zoorn était établie pour recevoir sept malades hommes et femmes, et au XVIIIème siècle, on n'y recevait plus que cinq filles valides.
Vers cette époque il n'y avait plus de pèlerins et dans les hospices qui leur étaient destinés depuis les temps des Croisades, on employait une partie du revenu à donner de joyeuses soirées où les gueux et les vagabonds venaient faire ripaille !
Une école pour les pauvres enfants, située non loin de l'église de Ste Gudule, était devenue un conservatoire destiné à former des enfants de chœur.
Voici ce qui se passait pendant et après cette transformation dans le seul hospice qui existait encore à Bruxelles au milieu du siècle dernier. Les détails donnés par le magistrat de cette ville navrent le cœur. Voici ce qui se passait dans la ville habitée par ceux dont la vocation charitable aurait dû protéger les pauvres malades.
Faute d'espace et d'argent on était obligé, à l'hôpital Saint-Jean, de mettre dans le même lit deux et quelquefois trois malheureux atteints de maux différents, épidémiques et contagieux.
Souvent les cadavres demeuraient pendant plusieurs heures à côté du malade qui venait d'être témoin du décès de son compagnon. Tous les lits se touchaient, il n'y avait ni ruelle, ni séparation. Les opérations se faisaient dans la salle commune sous les yeux des malades.
Ceux-ci étaient traités comme on ne l'est dans aucune ambulance, et la plupart du temps les indigents malades, effrayés de ce triste et sombre séjour, aimaient mieux mourir sur leur propre paille que d'affronter les lits de l'hôpital.
Et le magistrat révèle la cause du mal et le remède. « On ne peut opposer, dit-il, le défaut de fonds suffisants, car les versements des hôpitaux convertis en couvents et des maisons de pèlerins augmenteraient les ressources de l'hôpital St-Jean d'une somme annuelle de 17,163 florins et suffirait à tous les besoins.
Je vous épargne de bien tristes détails, il me suffit de vous signaler les religieuses vivant largement des revenus destinés à des malades pendant que dans l'hôpital St-Jean, on donnait aux malheureux atteints de maladies contagieuses des compagnons de lit !
Voilà des faits qu'il ne faut pas oublier. Ils sont authentiques ; ils appartiennent à l'histoire. Le législateur ne doit point les perdre de vue.
D'autres orateurs ont signalé des faits odieux appartenant à notre époque. L'un d'eux a parlé d'un procès existant entre les hospices de Bruxelles et les sœurs hospitalières. Eh bien, messieurs, vers le milieu du XVIIIème siècle, des religieuses contestèrent aussi à l'hôpital Saint-Jean, si pauvre, si impuissant à soulager l'infortune, elles lui contestèrent la propriété de biens considérables.
L'enseignement de l'expérience de six siècles ne doit pas être perdu (page 1674) pour nous, L'honorable ministre de l'intérieur nous dit : Laissez fonctionner la loi, les préjugés se dissiperont à la lumière de son exécution !
Ah ! je comprends toute la réserve dont on usera dans le principe, je comprends que les abus ne se reproduiront pas dans les premières années. Mais la question est surtout de savoir ce que vous nous préparez dans l'avenir et quel sera plus tard le sort des fondations.
Il faut, en faisant une loi dont les effets peuvent se perpétuer dans l'avenir, tenir compte de l'expérience des temps.
Eh bien, je crains que les abus ne se reproduisent, parce que toujours les mêmes tendances, ont amené les mêmes résultats.
Oui, voilà ce qui nous effraye, voilà ce que nous devons combattre.
Ce sont encore ces tendances qui jettent dans le pays cette vive inquiétude, cette agitation profonde.
Vous prétendez que le pays est tranquille, qu'il n'est pas inquiet. Je dis que ces tendances ont remué profondément le pays. L'agitation existe depuis longtemps.
Elle a été provoquée par les excès d'une presse qui défend avec passion des doctrines contraires aux principes fondamentaux de notre existence politique et civile.
Elle a été provoquée par ces lettres pastorales pleines d'aigreur qui rappellent le blâme prononcé par une puissance étrangère contre notre Constitution ; qui condamnent des établissements d'enseignement moyen et supérieur et lancent l'anathème contre une société littéraire.
Elle a été provoquée par une lettre d'où résulte que le clergé veut s'emparer encore de l'enseignement communal ; par la circulaire, au moins inopportune, qui, dans un but qu'à tort ou à raison on se refuse de croire purement historique, envoie le clergé à la recherche de certains biens noirs et de leurs possesseurs.
Elle a été provoquée enfin par ce projet de loi qui accorde des privilèges à la concurrence faite par le clergé à la bienfaisance officielle et à l'instruction donnée par les communes, et qui favorise les captations et le développement des couvents !
Oui, voilà ce qui inquiète et agite les esprits.
Nous sommes, a dit M. le ministre de l'intérieur, dans le pays le plus heureux de la terre. Ah ! vous le disiez avec plus de raison et de vérité il y a un an. Mais voulez-vous ramener ce jour d'allégresse dont le souvenir fait tressaillir le pays, voulez-vous donner au mois de juillet 1856 un magnifique anniversaire ? Retirez la loi. Voulez-vous vous consolider ? Retirez-la loi. Voulez-vous vous amoindrir et vous aventurer ? Faites-la voter !
Vous dites qu'au fond de l'horizon s'amoncellent des nuages, que l'avenir est sombre. Vous nous annoncez la guerre sociale. Mais alors pourquoi préparer ces ferments de discorde qui peuvent compliquer les difficultés de l'avenir ? Vous indiquez la charité comme un puissant remède, pourquoi alors ne pas développer la charité officielle ?
L'honorable ministre a écrit dans un livre remarquable que le prêtre seul possède le secret de la réhabilitation du pauvre. Le prêtre peut être le meilleur consolateur du pauvre mourant, du pauvre invalide, du pauvre malade ; mais l'indigent valide, l'indigent qui a des bras et du cœur doit chercher sa réhabilitation dans le travail qui soutient et ennoblit !
Mais si le flot révolutionnaire que vous avez annoncé se dirigeait vers les couvents, il pourrait bien monter jusqu'à l'autel et vous sentiriez-vous assez forts pour l'éloigner ? Vers qui jetteriez-vous vos regards au jour de danger et d'alarmes ? auprès de qui viendriez-vous vous réfugier ?
Je sais qu'il y a des hommes qui veulent avant tout le règne politique de l'Eglise et qui mettent à l'arrière-plan celui de l'Etat ; mais la nation veut la prédominance du pouvoir politique et du pouvoir civil, parce que là est sa force, parce que là est sa sécurité, parce que là sont les moyens de résister au flot dont on nous menace.
La nation souveraine veut une liberté sage, mais elle repousse de toutes ses forces le privilège, elle hait les abus, elle répudie les tendances dominatrices.
Non, messieurs, cette loi nous ne pouvons pas la voter, ces articles il faut les repousser, car ils renferment des tendances dangereuses !
Puisse, du reste, l'avenir démentir nos pressentiments !
Puissé-je me tromper, puisse cette loi ne pas être reléguée un jour par l'histoire au nombre de ces lois maudites qui ont enfanté des malheurs publics !
(page 1659) M. de Bronckart. - Messieurs, l'opposition a, je pense, démontré de la manière la plus irréfutable, pour tout esprit non prévenu, que les prétendues garanties, stipulées par la loi que nous discutons, sont complètement illusoires ; qu'elles ne remédieront à aucun des nombreux et redoutables abus que l'on vous a signalés comme devant résulter fatalement de l'application de cette loi, si justement qualifiée, déjà, de loi des couvents.
Si, maintenant, l'opposition, à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, parvient à démontrer, à la même évidence, que, non seulement, ces garanties sont illusoires pour remédier au mal, mais qu'elles sont destinées à le faire naître et à propager les couvents ; qu'on peut avec raison les considérer comme autant de trébuchets tendus à la crédulité des fondateurs comme autant de pièges à successions et à donations ; si, à l'occasion de l'examen de chacun des articles, l'opposition parvient à arracher lambeau par lambeau ce qui reste du masque dont a loi se recouvre, de telle sorte qu'arrivés au bout de cette longue et fructueuse discussion, la loi se trouve mise à nu devant l'opinion publique : l'opposition aura dignement rempli sa tâche, et la discussion dût-elle durer deux mois encore, l'opposition aura bien mérité du pays, et le pays lui en sera reconnaissant, quoi qu'en puissent dire l'honorable comte de Theux et l'honorable M. Malou ; quoi qu'en puisse dire aussi l'honorable M. Dumortier, qui trouve que l'on parle trop.
Messieurs, je suis assurément sans mission et sans qualité pour contracter, au nom de mes honorables amis ; pourtant je crois pouvoir donner l'assurance que cette démonstration sera faite, tellement claire, tellement évidente, que nul doute ne restera possible. Et, à dire vrai, messieurs, je n'ai pas grand mérite à prendre cet engagement. La loi ne trompe déjà plus personne ; elle est jugée dans le pays, malgré l'incontestable talent des chefs de la droite qui l'ont défendue, et nonobstant les efforts d'éloquence de M. le ministre de la justice, dont les discours, si mes renseignements sont exacts, ont été distribués à profusion dans toutes les localités du royaume.
Messieurs, si, dépouillant un instant l'hypocrisie de son langage, la loi venait nous dire : « Je veux qu'à l'avenir, le premier venu puisse créer dans l'Etat des établissements ayant la personnification civile, administrés par des administrateurs spéciaux, n'ayant de compte à rendre à personne, disposant, comme bon leur semble, des revenus et des biens de ces établissements ; je veux que ces administrateurs soient complètement indépendants de l'autorité civile, à laquelle j'enlève tous moyens de contrôle, tous moyens de surveillance. Si la loi, dis-je, dans un moment de franchise, nous tenait ce langage, elle nous révélerait les secrètes préoccupations de nos adversaires, et les ardentes convoitises de ceux qui l'ont inspirée.
C'est, en effet, ce système d'irresponsabilité, inouï dans un pays de liberté et partant de responsabilité ; c'est ce système, messieurs, que, par un incroyable renversement des notions les plus élémentaires, nos adversaires appellent la liberté de la charité. Etrange liberté assurément que celle qui consiste à enchaîner la liberté des générations à venir ! Mais il fallait donner un nom honnête à la chose, et celui-là a paru d'autant mieux convenir, qu'il était de nature à concilier à ce système les sympathies d'un grand nombre d'hommes chez lesquels le mot de liberté trouve toujours de l’écho, mais qui, malheureusement, ne s'inquiètent guère si le pavillon ne recouvre pas une marchandise de contrebande.
La liberté de la charité une fois trouvée, il n'y avait au monopole de la charité par l'Etat que la distance d'une antithèse. Elle fut bientôt franchie.
Messieurs, ces deux formules : la liberté de la charité et le monopole de la charité par l'Etat, si heureusement inventées par nos adversaires, ont joué un grand rôle dans nos débats. Elles ont fait le fond des discours de nos honorables adversaires, elles en étaient les principaux arguments, sinon les seuls. Je dois reconnaître, et je me hâte de le faire, qu'ils s'en sont servis avec une extrême habileté.
L'Etat, s'écriaient les honorables partisans de la loi, l’Etat ! Rien n'est plus odieux que l'Etat toujours, que l'Etat partout ! Que voulez-vous donc que l'Etat fasse de bon ? L'Etat, c'est le monopole ; l'État, c'est la centralisation, c'est-à-dire une espèce d'oppression, suivant M. le ministre de la justice ; nous ne voulons plus la centralisation de la charité dans les mains de l'Etat. L'Etat est un chiffre ! dit l'honorable M. Dedecker. Et la charité est une âme ! Il faut la liberté à la charité ! Avec la liberté elle fera des merveilles ; mais ne nous parlez plus de l'Etat, de cet horrible État ! il ne fait rien qui vaille ! A bas l'Etat !
Et si un des honorables, membres qui.siègent de ce côté de la Chambre, disait : Voilà qui test bien ; vos administrateurs spéciaux (page 1660) irresponsables, incontrôlables, vont faire des merveilles : nous le voulons bien : mais qui nous assurera que ces merveilles ne se feront pas au préjudice de.la fortune des pauvres ? La charité est une âme, nous vous le concédons ; mais que deviendra l'âme, quand le chiffre n'y sera plus ?
Aussitôt on lui répondait : Mais n'avez-vous pas l'Etat ? L'Etat n'est-il pas là qui surveillera ? N'avez-vous donc plus confiance dans l'État ? Mais c'est inconstitutionnel ce que vous dites là ! L'Etat, c'est le tuteur, né des familles ; l'Etat n'est-il donc pas la sauvegarde de tout le monde ? Ah ! criez avec nous : Vive l'Etat !
Voilà, messieurs, le langage que l'on nous a tenu et que tiennent tous les jours encore, en dehors de cette enceinte, les défenseurs du projet de loi. Sous les heureuses mains de nos adversaires, l'Etat est, tour à tour, épouvantait et planche de salut.
Que faut-il conclure, messieurs, des paroles de nos adversaires ? C'est l'importance qu'il y a, pour eux, de calmer les justes défiances qu'inspirent les administrateurs spéciaux, même à ceux qui trouvent bon le projet de loi que nous discutons, mais qui ne veulent pas d'administrateurs complètement soustraits au contrôle de l'autorité civile ; et comme c'est à quoi les auteurs du projet tiennent le plus, il fallait que, tout en calmant ces défiances, les administrateurs spéciaux n'en restassent pas moins irresponsables ; il fallait donc trouver des garanties qui n'en fussent pas ; l'apparence sans la réalité, le mot sans la chose.
Je déclare, pour mon compte, et quiconque a quelques notions administratives le déclarera avec moi, que l'on y a réussi avec une adresse qu'il m'est impossible de louer, mais que je dois néanmoins reconnaître.
C'est ce que nous aurons à démontrer lors de la discussion à laquelle donnera lieu chacun des articles du projet.
Pour le moment, j'ai à vous prouver que si l'on a trouvé des garanties illusoires pour les fondateurs et pour la société, on a su en trouver aussi de très réelles et de très efficaces, pour protéger les abus contre les résistances de l'opinion publique, et pour propager les couvents, comme j'avais l'honneur de vous le dire il n'y a qu'un instant.
L'article 7l, que nous discutons, dispose que les fondations ont autorisées par le Roi, sur la délibération de la commission administrative du bureau de bienfaisance et sur l'avis tant du conseil communal que de la députation permanente.
Elles sont, après autorisation du Roi, acceptées par le bureau de bienfaisance, auquel cette acceptation peut être imposée d'office, aux termes de l'article 75. Ces dispositions sont applicables à l'article 78, qui consacre le principe des administrateurs spéciaux à titre héréditaire, etc., etc.
La députation permanente, le conseil communal, le bureau de bienfaisance, l'administration des hospices : voilà, certes, messieurs, des autorités bien respectables et bien respectées en Belgique ! Aussi s'est-on dit que pour tous ceux à qui les notions administratives sont étrangères, le seul nom de ces corps honorables et honorés, semblerait une garantie suffisante pour l'opinion publique. Mais, pour quiconque ne s'arrête point à la surface des choses, le rôle pitoyable que non seulement l'article 71, mais toutes les dispositions de la loi font jouer à ces autorités est bientôt découvert. Et, en effet, voyez dans le cas qui nous occupe.
Quelle que soit la délibération de la commission administrative des hospices, quel que soit l'avis du conseil communal et de la députation permanente, que cet avis soit favorable ou non, le gouvernement reste maître d'autoriser ou plutôt d'imposer la volonté des fondateurs. Voilà à quoi se borne leur toute-puissante intervention ! Il eût été beaucoup plus simple et beaucoup plus franc de dire que M. le ministre de la justice autorisera les fondations partout où MM. les évêques lui intimeront le désir d'en avoir. Mais il est vrai qu'alors M. le ministre aurait porté devant l'opinion publique la responsabilité de sa décision, et il trouve plus commode de pouvoir y échapper en laissant soigneusement ignorer quel aura été l'avis des autorités consultées.
Messieurs, il est impossible de se faire un seul instant illusion. Avec les dispositions de l'article 71, il sera possible de couvrir avant peu la Belgique de couvents, quelle que soit, d'ailleurs, la répulsion que les couvents inspirent à l'opinion publique Et c'est là ce que les auteurs de la loi ont voulu ; ils ont voulu pouvoir les imposer partout où il y aurait résistance. Cela est évident, et j'ajoute que si telle n'était pas la pensée secrète, le but de la loi serait manqué ; il est impossible de s'abuser à cet égard.
On sait très bien, en effet, que si l'on a trouvé une faible majorité dans cette Chambre, une majorité bigarrée, composée d'éléments si hétérogènes qu’il est douteux qu'ils puissent se regarder sans rire ; on sait très bien, dis-je, que si l'on a trouvé dans cette Chambre une faible majorité, disposée à voter, à la voix de l'honorable comte de Theux et de l'honorable M. Malou, le rétablissement des couvents, on sait très bien que le pays les désavoue ; on sait très bien que le rétablissement des couvents révolte la conscience publique, et froisse la juste susceptibilité de nos populations intelligentes et laborieuses. Et si vous contestez, osez donc consulter le pays. Osez lui faire constitutionnellement appel, par la dissolution des Chambres ; et vous verrez quelle réponse accablante il vous fera ! Mais vous ne l'oseriez, car, je le répète, vous n'avez pas l'ombre d'une illusion sur ce point.
Il n'est donc pas douteux que la mise à exécution de la loi rencontrera des obstacles, des résistances ; il fallait pouvoir les vaincre ; il fallait pouvoir imposer les couvents aux localités qui n'en veulent point, car c'est là, remarquez-le bien, je vous prie, c'est là que le besoin s'en fait le plus vivement sentir pour le parti clérical !
En effet, l’établissement des couvents, dans les localités docilement courbées sous le joug clérical, où l'instruction, l'administration, tout est aux mains du clergé ; dans de telles localités, les couvents peuvent être des objets de luxe pour MM. les évêques, une satisfaction d'amour-propre, plutôt qu'autre chose. Mais dans les localités où l'administration est libérale, où l'instruction est aux mains des laïques, où l’on repousse l'esprit ultramontain avec ses moines et ses couvents, dans ces localités où l'esprit de 1789 est vivace, et où, grâce à lui, on marche rapidement dans la voie du progrès ; c'est dans ces localités que les couvents sont le plus utiles aux restaurateurs du moyen âge.
La province de Liège, par exemple, messieurs, que j'ai l'extrême honneur de représenter dans cette enceinte, cette noble et laborieuse province de Liège, qui peut, à juste titre, il faut le reconnaître, revendiquer une des premières places à la tête de la civilisation ; cette province qui compte peu de cagots, encore moins de crétins, cette province serait une magnifique conquête pour l'esprit ultramontain ; et l'esprit ultramontain la tentera ; gardez-vous d'en douter. Mon Dieu ! ne lui fait-on pas la voie assez belle ?
Prenons, messieurs, une supposition extrême, mais qui, par cela même, fera mieux comprendre la portée de la disposition de l'article 71.
Je suppose qu'il prenne ou que l'on suggère au plus obscur habitant du plus obscur hameau des Flandres, la fantaisie de créer un couvent dans telle commune de la province de Liège qu'il jugera convenable de désigner ; il léguera une somme suffisante pour l'érection d'un hospice, par exemple, avec administrateurs spéciaux, desservi par vingt religieux ou religieuses. Il va sans dire que le fondateur est entièrement étranger à la localité qu'il s'agit de doter ainsi, et qu'il n'en connaît ni les habitants ni les besoins.
M. le ministre de la justice consulte le bureau de bienfaisance qui, à l'unanimité de ses membres, déclare l'établissement projeté inutile, dangereux même pour l'ordre social et préjudiciable aux vrais intérêts des pauvres. Cet avis est soumis au conseil communal, qui, à l'unanimité, s'y rallie. La députation permanente se prononce aussi à l'unanimité contre l'établissement projeté, se fondant sur les dangers qu'i offrirait, et sur des considérations d'ordre public, de la plus haute importance.
Que fera M. le ministre de la justice, en présence de ces oppositions unanimes ? M. le ministre passera outre à l'opposition, et autorisera, c'est-à-dire imposera la fondation, s'il tient sou portefeuille du bon vouloir des évêques, et il autorisera nonobstant les véritables intérêts des pauvres ; car, encore une fois, on ne saurait trop le répéter, il ne s'agit dans la loi ni de charité ni de bienfaisance, il s'agit d'avoir des couvents, et on en aura ; car vous le voyez, le moyen est bien simple.
Et au bout de quelques années, messieurs, grâce aux dispositions de la loi que nous discutons en ce moment, au bout de quelques années, et au milieu de cette population si laborieuse, si industrielle, si sobre, si honnête, si tempérante, au milieu de cette population instruite, éclairée, où le clergé non politique est vénéré, mais où la vue d'un moine est toujours accueillie avec un sourire non équivoque, au milieu de cette population, on aura implanté le moine, avec ses influences délétères, avec sa fainéantise devenue proverbiale, avec son ignorance devenue proverbiale, avec tous ses vices devenus proverbiaux.
Tel est, messieurs, pour la Belgique, l'avenir que contient en germe l'article 71, sur lequel nos adversaires avaient si grande hâte de clore la discussion samedi dernier, au grand scandale du pays, au grand scandale de quelques honorables membres de la majorité même, à l'indépendance desquels je rends un légitime hommage ; voilà les dangers, voilà les tempêtes que renferment les dispositions de cet article. Et l'on ose prétendre que l'opinion publique ne s'en émeut pas ! Mais si elle ne s'en émouvait pas, il faudrait désespérer de l'avenir du pays ! Comment ! vous soulevez ici, bien imprudemment pour vous, vous le reconnaîtrez trop tard ; vous soulevez ici des questions qui touchent au sentiment le plus vif, le plus excitable, chez les nations comme chez les individus, le sentiment de fa conservation, et vous voudriez que le pays assistât calme et sans émotion à ces discussions brûlantes, où se débat l'avenir de la civilisation, où la lutte est entre le passé et l'avenir : mais vous n'y pensez pas, en vérité ! il faudrait avoir perdu le sens pour le soutenir.
Un mot encore, messieurs, et je termine.
Toutes les dispositions du projet de loi qui vous est soumis portent, je le répète, le témoignage de la constante préoccupation, du soin extrême que ses auteurs ont apporté à amoindrir, à annihiler le pouvoir civil. En vain, M. le ministre de la justice disait, il y a deux jours, que le pouvoir est resté entier, qu'il l'a même fortifié. M. le ministre se fait illusion ou veut nous la faire. M. le ministre, d'ailleurs, est-il bien compétent pour en juger, lui, qui, un instant avant de tenir ce langage, ayant eu la témérité de faire de son propre chef une proposition à la Chambre, la retirait tout confus, sur un simple geste que cette proposition arrachait à l'honorable M. Malou ?
Non, messieurs, le pouvoir civil n'est pas resté intact ; le pouvoir civil est abaissé devant son éternel antagoniste. Comment ! vous osez dire que le pouvoir civil est resté intact, lorsque vous prenez soin de le (page 1661) désarmer ! lorsque, lui conférant des attributions dérisoires, vous lui ôtez encore soigneusement les moyens de les faire respecter ! lorsque vous le réduisez au ridicule de l'impuissance ! lorsque vous le livrez à la risée du clergé, vous osez dire que sa dignité est sauve ! Qui donc e-père-t-on tromper ainsi ?
Messieurs, on peut pardonner bien des égarements à un homme politique ; on ne pardonnera jamais à un homme d'Etat de sacrifier la dignité et les prérogatives de l'Etat dont la garde lui est confiée. C'est livrer la place à l'ennemi, c'est une espèce de félonie contre laquelle il faut protester. Ce sera la tache indélébile qui pèsera sur le cabinet qui est devant nous, et ses amis mêmes d'aujourd'hui, ceux-là qui l'entraînent à leur suite, ne seront pas les derniers à le lui reprocher.
On comprend en effet, et on explique chez les majorités des moments d'égarement ; on comprend qu'elles soient entraînées par un esprit de vertige et d'erreur, qui saisit les majorités aussi bien que les rois ; mais ce que l'on ne comprend pas, c'est que, pour complaire à cette majorité, il se rencontre, au banc ministériel, un homme, la plus haute expression du pouvoir civil, un homme à qui l'honneur et la dignité du pouvoir civil sont confiés ; qu'il se rencontre un homme, dis-je, qui consente à faire litière, dans l'intérêt d'un parti, de l'honneur et de la dignité du pouvoir civil, et le livre désarmé aux railleries et aux sarcasmes de son éternel ennemi.
Lorsque la majorité, qui se dit conservatrice, pousse à ces choses-là, c'est à nous, hommes de la gauche, à nous, les exagérés, les démagogues, comme on nous appelle, c'est à nous à faire entendre des protestations conservatrices contre ces tendances révolutionnaires, ou plutôt contre ces escamotages révolutionnaires. Je proteste de toutes mes forces, et j'espère encore que la Chambre fera justice de la loi, comme le pays en a déjà fait justice.
M. Verhaegen. - Messieurs, j'ai fait la proposition, dans une séance précédente, que le gouvernement voulut bien déposer sur le bureau plusieurs pièces, entre autres le dossier de l'affaire Bogaerts-Torffs.
Le procès-verbal de la séance fait mention de la décision prise par la Chambre à cet égard, je viens de m'en assurer. Cependant jusqu'à présent il n'y a eu aucun dépôt, de sorte que M. le ministre est resté en défaut d'obéir à une injonction de la Chambre. Je demande sur ce point des explications au gouvernement.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Je ne crois pas, messieurs, qu'il y ait eu décision formelle de la Chambre, et si je l'avais cru, j'aurais présenté quelques observations que l'interpellation de l'honorable M. Verhaegen me fournit l'occasion de donner actuellement.
Je n'ai, quant à moi, aucune espèce de répugnance à soumettre à la Chambre le dossier Bogaerts-Torfs, mais je dois déclarer que ce dossier renferme des pièces émanées d'autorités civiles, qui m'ont prié de considérer ces documents comme confidentiels. Je me suis implicitement engagé à les tenir comme tels. Maintenant j'offre à l'honorable M. Verhaegen de lui communiquer le dossier entier. Je me fie à sa loyauté, et quand il l'aura, s'il persiste à demander encore le dépôt sur le bureau, il en sera le maître.
M. Verhaegen. - Messieurs, je regrette que M. le ministre de la justice n'ait pas fait ses observations lorsque la Chambre s'est occupée de cet incident. Il s'agissait de renvoyer à la section centrale l'examen des amendements proposés ; j'ai saisi cette occasion pour demander le dépôt sur le bureau de plusieurs dossiers et entre autres du dossier Bogaerts-Torfs. Je n'ai pas caché quel était mon but, j'ai dit que je désirais connaître l'avis de la députation permanente. La Chambre a ordonné ce dépôt, et le procès-verbal constate la décision de la Chambre. Maintenant je ne pense pas qu’il puisse y avoir quelque chose de confidentiel dans l'avis de la députation permanente ; si d'autres pièces sont confidentielles, je ne veux pas aller à rencontre des confidences faites à M. le ministre de la justice par une autorité quelconque ; mon but est d'avoir l'avis de la députation permanente.
J'ai fait demander au gouvernement provincial d'Anvers de vouloir donner un extrait de cet avis et on a répondu qu'on avait ordre de ne pas délivrer d'extrait de cet avis.
Messieurs, on fait sonner bien haut la garantie de la députation permanente, les avis que donnerait la députation permanente ; eh bien, dans l'affaire Bogaerts-Torfs, la députation permanente a émis un avis contraire à la décision prise par le gouvernement. J'ai demandé le dépôt de cet avis sur le bureau ; est-ce là une pièce confidentielle ?
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Oui.
M. Verhaegen. - Oh ! messieurs, je ne pousse pas le scrupule jusque-là. J'ai des scrupules quand il s'agit de pièces confidentielles qu'une autorité civile envoie au gouvernement et, quoique je sois dans l'opposition, je n'irai pas à rencontre des convenances en demandant la production de semblables pièces ; mais lorsqu'on vient déclarer qu'un avis de la députation permanente est une pièce confidentielle, je n'en tiens aucun compte et je n'en demande pas moins l'exécution de la décision de la Chambre.
Je demande formellement le dépôt sur le bureau de l'avis de la députation permanente d'Anvers.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Messieurs, l'avis de la députation permanente d'Anvers est une pièce confidentielle. (Interruption.) La députation m'a demandé de conserver à cette pièce le caractère confidentiel.
M. Frère-Orban. - C'est illégal.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Si la Chambre demande le dépôt, je le ferai, mais j'ai voulu dégager ma responsabilité.
M. de Perceval. — Les considérations émises par l'honorable ministre, de la justice sont contraires à la loi provinciale. Je réclame formellement l'exécution de la décision prise par la Chambre. Qu'avons-nous décidé ? Que le dossier Bogaerts-l'orfs, comprenant l'avis de la députation permanente, serait déposé sur le bureau. J'insiste pour que la Chambre maintienne sa décision.
Je suis d'autant plus intéressé à prendre connaissance de l'avis exprimé par ce collège, que lorsque, l'honorable M. Verhaegen a expliqué les diverses phases de cette affaire, j'ai confirmé en termes explicites tout ce que l'honorable membre détaillait devant la Chambre.
L'honorable ministre de la justice nous a interrompus pour nous dire que nous étions mal renseignés. Je tiens beaucoup, dès lors, à connaître officiellement l'avis de la députation permanente.
Du reste, en terminant, je dois faire observer à l'honorable ministre de la justice qu'aux termes de la loi, le premier citoyen venu peut se rendre au greffe de la province à l'effet d'y prendre connaissance des décisions prises par la députation, lorsqu'elle a statué sur une affaire qui le concerne.
M. Frère-Orban. - Il y a de telles notions sur le bane ministériel quant aux droits de la Chambre, quant aux institutions du pouvoir, que vraiment je m'étonne qu'elles puissent être ici exprimées. L'autre jour, M. le ministre de la justice, nous parlant de la question relative à l'institution par la loi d'administrateurs spéciaux, nous disait : « C'est le despotisme législatif ; vous voulez établir le despotisme législatif. C'est toujours la mise en question de tous les droits de la Chambre. »
M. le ministre de la justice, parlant des naturalisations, disait : Vous n'avez pas le droit de les discuter. (Interruption.) M. le ministre fait un signe de dénégation, mais j'en appelle à tous les membres de la Chambre : M. le ministre de la justice a déclaré qu'on ne les discutait pas, qu'on n'avait pas le droit de les discuter.
M. de Brouckere. - Il l'a dit ; tout le monde l'a entendu, excepté M. Nothomb lui-même.
- Un membre. - Je lui ai même fait observer que le ministre de la justice devait au moins connaître la loi.
- Un autre membre. - Le discours a été changé au Moniteur.
M. Frère-Orban. - Aujourd'hui, on demande communication d'une pièce qui, de sa nature, est authentique et officielle, qui ne peut pas être confidentielle, M. le ministre de la justice la déclare, lui, confidentielle et il refuse de la produire.
Notre régime politique repose sur la publicité, et on l'invoque comme garantie quant à l'exécution de cette loi. Les actes des conseils communaux sont nécessairement publics. Il y a une disposition de la loi communale qui autorise en certains cas et pour un temps limité les conseils communaux à déclarer que leurs délibérations seront secrètes..Mais, passé ce temps, les citoyens peuvent en prendre connaissance. C'est sur cette publicité qu'est fondé le régime que nous avons.
Quant aux conseils provinciaux, l'article 121 de la loi du 30 avril 1836 autorise toute personne intéressée à prendre connaissance des délibérations et tout membre du conseil provincial à s'en faire délivrer une copie.
Or, un acte dont nous pourrions avoir copie, en la demandant à un conseiller provincial, à qui on ne saurait la refuser, cet acte, M. le ministre de la justice refuse de le communiquer à la Chambre ! Il est déplorable d'entendre soutenir une pareille thèse par un organe du gouvernement ; c'est ce que la Chambre devrait censurer et censurer sévèrement.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Il n'est nullement entré dans ma pensée de refuser le dépôt de cette pièce. J'ai dit que j'étais prêt à en faire le dépôt, si la Chambre persistait dans sa résolution. J'ai seulement fait une réserve : j'ai fait connaître à la Chambre que la députation permanente d'Anvers m'avait envoyé un avis pour lequel elle m'avait demandé le secret. J'ai voulu seulement dégager ma responsabilité ! Je déclare qu'il m'est personnellement tout à fait indifférent que le dépôt de la pièce ait lieu.
M. Malou, rapporteur. - Messieurs, il est vrai que la Chambre a décidé sans discussion le dépôt de la pièce sur le bureau ; il est également vrai que M. le ministre de la justice n'avait pas cru qu'il y eût une décision de la Chambre et qu'en ce moment nous discutons si, oui ou non, ce dépôt sera fait.
- Des membres. - Il y a décision.
M. Malou, rapporteur. - Il y a eu décision lorsqu'on ne connaissait pas la pièce ; et je viens présenter à la Chambre, avec calme, quelques observations.
Nous sommes en présence d'un précédent excessivement grave. Je reconnais que tous les documents que le gouvernement reçoit sont et doivent être en tous cas à la disposition de la Chambre. Toutefois, je ne pense pas qu'il soit interdit à l'autorité provinciale, aux termes de l'article 121 de la loi provinciale cité tout à l'heure par l'honorable M. Frère, de donner au gouvernement des avis confidentiels, Il est dit effectivement, (page 1662) à cet article, que le greffier est obligé de donner à toute personne intéressée connaissance des actes de la députation permanente ; mais si vous décidez aujourd'hui qu'aucune pièce, adressée au gouvernement par une autorité administrative, et donnée comme confidentielle, ne doit conserver ce caractère vis-à-vis de la Chambre, je demande quelle position vous allez faire au gouvernement dans l'avenir !
Quelle position feriez-vous à la députation permanente de la province d'Anvers ? Je pars de ce fait que la députation, en envoyant cette pièce à M. le ministre de la justice, a mis sur la pièce le mot : « Confidentielle. »
M. le ministre de la justice fait part de cette circonstance à la Chambre ; il va plus loin ; il offre de confier tout le dossier à l'honorable M. Verhaegen, et il s'en rapporte à sa discrétion pour l'usage qu'en fera l'honorable membre.
Que ferait un particulier dans une pareille situation ? Je suppose qu'on m'ait donné un avis confidentiel sur une affaire que j'avais intérêt à connaître ; que, par une circonstance quelconque, la production de cette pièce soit exigée, et que la confidence soit en quelque sorte forcée, que ferais-je ?,
Je n'hésiterais pas un instant, je renverrais l'avis confidentiel à la personne qui me l'aurait donné, en disant que je ne veux pas abuser de sa confidence et je demanderais sur la même affaire, à la même personne, s'il y avait à tel égard obligation de la part de cette personne, je lui demanderais un avis officiel que je communiquerais.
Je prie la Chambre de bien réfléchir au précédent qu'elle va poser.
L'honorable M. Verhaegen a parlé de l'affaire Bogaerts-Torfs ; je déclare que je ne connais pas un mot de cette affaire, que je ne sais pas quel est l'avis de la députation ; mais, si cet avis est qualifié de confidentiel par la députation permanente, je demande que la Chambre ne passe pas outre sans y avoir réfléchi.
Je demande à l'honorable M. Verhaegen lui-même s'il ne voudrait pas nous laisser à tous le temps de la réflexion et reproduire sa motion demain.
M. de Perceval. - Messieurs, il ne s'agit plus de délibérer sur la question de savoir si le dossier Bogaerts-Torfs, qui doit comprendre l'avis de la députation permanente du conseil provincial d'Anvers, sera déposé sur le bureau. La chambre a pris une décision formelle à cet égard. Je tiens en mains le procès-verbal de la séance du 22 mai, et voici en quels termes cette décision est relatée :
« M. Verhaegen demande que l'avis de la députation permanente du conseil provincial d'Anvers, au sujet du legs de la dame Bogaerts-Torfs, soit déposé sur le bureau.
« Cette proposition est adoptée. »
Maintenant peut-on admettre cette confusion que l'honorable M. Malou tend à établir entre les actes posés par un particulier et les actes posés par une administration publique ?
Toute députation permanente siège, de par la loi, et délibère, aux termes de la loi, comme autorité officielle ; les résolutions qu'elle prend, les avis qu'elle émet sur les affaires qui lui sont soumises tombent dans le domaine public. Cela est si vrai que l'article 121 de la loi provinciale prescrit les formalités à remplir à cet égard.
Et puisque M. le ministre paraît avoir perdu de vue cette disposition spéciale, je vais en donner lecture :
Art. 121. Le greffier a la garde des archives ; il est tenu de communiquer, sans déplacement, aux membres du conseil et de la députation, toutes les pièces qui lui sont demandées et d'en délivrer, au besoin, des copies.
« Il transmet à chaque conseiller provincial un exemplaire de tout ce qui est imprimé au nom du conseil et de la députation.
« Il est tenu de donner communication sans déplacement, à toute personne intéressée, des actes du conseil ou de la députation et des pièces déposées aux archives... etc.. »
Messieurs, est-il vrai, oui ou non, que la députation permanente du conseil provincial d'Anvers a été appelée à se prononcer, comme autorité publique et aux termes de la loi, sur le legs de la dame Bogaerts-Torfs ? Elle a dû émettre son avis, sur ce legs, toujours comme autorité publique, et elle a émis un avis, non pas comme particulier, mais comme corps constitué de par la loi et avec le caractère d'administration officielle. C'est donc un acte public que ce collège a posé, et cet acte doit tomber dans le domaine public.
La résolution de la députation permanente, l'avis qu'elle a donné dans l'occurrence ne saurait être revêtu d'un caractère confidentiel ; cette résolution, cet avis ne peuvent être transmis à l'autorité supérieure d'une manière confidentielle ; ce serait contraire à la loi.
Je veux faire connaître à la Chambre mon but en demandant le dépôt sur le bureau de l'avis de la députation permanente du conseil provincial d'Anvers.
Lorsque M. le ministre de la justice a sanctionné le legs Bogaerts-Torfs, il s'est contenté de rédiger les considérants de l'arrêté royal d'une manière très laconique et à peu près en ces termes :
« Vu l'avis du conseil communal d'Anvers ;
« Vu l’avis de la députation permanente ;
« Vu l'avis du cardinal-archevêque..... »
En prenant lecture de ce court préambule on croirait que ces trois autorités consultées ont émis le même avis, c'est-à-dire un avis favorable à l'acceptation pure et simple du legs Bogaerts-Torfs ; que toutes trois se sont trouvées d'accord pour ne soumettre aucune observation.dans l'intérêt d'une famille spoliée.
Eh bien, messieurs, il faut que le pays sache que la députation permanente a, par un avis fortement motivé, sauvegardé, dans une certaine mesure, les droits de la famille Bogaerts-Torfs, et qu'elle les a défendus en s'appuyant sur des considérations basées sur l'équité et la justice. Je veux que cette délibération tombe dans le domaine public, qu'on connaisse l'opinion de l'autorité provinciale sur ce legs.
Il faut que l'on sache que la députation permanente a déclaré qu'il n'y avait pas lieu d'accepter purement et simplement cette donation, qu'il importait d'en distraire une faible part au profit des membres de la famille. Ne perdons pas de vue que nous nous trouvons en présence d'une famille spoliée, qui, soutenue dans ses légitimes prétentions par l'autorité provinciale, avait droit à plus d'égards que M. le ministre de la justice n'en a eu pour elle.
La Chambre maintiendra sa décision, je n'en doute point ; les pièces seront déposées sur le bureau, car cette décision qu'elle a prise est acquise aux membres du parlement.
M. le président. - Le gouvernement ne s'oppose pas au dépôt des pièces.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Je ne l'ai jamais refusé. J'ai seulement expliqué le motif qui me faisait regarder certaines pièces comma confidentielles.
Je constate devant la Chambre qu'il n'est pas entre un instant dans ma pensée de refuser le dépôt d'une pièce. Je constate aussi qu'il y a certains inconvénients à faire ce dépôt ; j'ai dit en quoi ils consistent.
J'ai offert à l'honorable M. Verhaegen, me fiant à sa loyauté, de lui confier le dossier, sans en retirer une seule pièce. Je maintiens cette offre.
M. Frère-Orban. - Ce n'est pas là de la publicité.
M. le président. - Ainsi, il est entendu que les pièces seront déposées sur le bureau.
M. Verhaegen. - Je dois répondre un mot à l'appel qui m'est adressé par l'honorable M. Malou et par l'honorable ministre de la justice. On me convie à examiner, en se fiant à ma loyauté, tout le dossier de l'affaire Bogaerts-Torfs. Je remercie beaucoup ces honorables collègues de la confiance qu'ils veulent bien m'accorder ; mais je ne puis l'accepter. Les pièces doivent être déposées sur le bureau. Il y a eu à cet égard une décision de la Chambre et cette décision doit être exécutée.
Messieurs, je n'ai pas caché quel était le but de ma demande, et je me suis expliqué d'une manière formelle. J'ai rappelé les faits, tels qu'ils viennent d'être rappelés par mon honorable ami M. de Perceval. Que m'a répondu M. le ministre de la justice ? Que j'étais dans l'erreur. Les Annales parlementaires mentionnent cette réponse.
J'ai invoqué l'avis de la députation permanente du conseil provincial d'Anvers. J'ai dit que la députation, d'après mes renseignements, avait donné un avis unanime d'après lequel il y avait lieu, non pas d'autoriser l'acceptation pure et simple du legs, mais de donner à la famille 20 p. c de toute la succession et on m'a répondu que j'étais dans l'erreur. Après cette réponse, j'ai demandé communication de l'avis. Messieurs, je dois le dire, comme j'attachais de l'importance à cette affaire, j'ai chargé un de mes amis d'Anvers d'aller au greffe du gouvernement provincial, et d'y demander copie de l'avis. Il lui a été répondu qu'il y avait ordre de ne pas laisser prendre communication de la pièce, moins encore d'en délivrer copie : force m'a donc été de demander le dépôt sur le bureau de la Chambre, et le dépôt a été ordonné.
L'honorable M. Malou désire que l'on donne à ses amis et à lui le temps de la réflexion. Mais il ne s'agit pas de réfléchir sur l'exécution d'une disposition formelle de la loi.
Je ne comprends pas ce caractère confidentiel qu'on cherche à donner à un acte qu'il ne peut pas dépendre de la députation permanente de porter ou de ne pas porter ; car la députation permanente, tout comme le conseil communal, est obligée de délibérer sur la demande d'autorisation. Il semble vraiment qu'on oublie entièrement les dispositions de la loi.
L'article 76 de la loi communale, qui est en rapport sur ce point avec un article de la loi provinciale, porte : « Sont soumises à l'avis de la députation du conseil provincial et à l'approbation du Roi, les délibérations du conseil sur les objets suivants..... 3° les actes de donation et les legs faits à la commune ou aux établissements communaux lorsque la valeur excède 3,000 fr.
« L'approbation de la députation permanente du conseil provincial est suffisante, lorsque la valeur des donations ou legs n'excède pas cette somme. Dans ce cas, elle sera notifiée dans les huit jours de sa date par la voie administrative à la partie réclamante, s'il y a eu opposition. »
Ainsi il doit y avoir délibération du conseil communal et délibération de la députation permanente, et, dans certains cas, l’avis de la députation permanent doit être notifié. Il est donc évident, je le répète, que cette pièce ne peut pas avoir un caractère confidentiel, et que je suis en droit d'insister sur le dépôt que la Chambre a ordonné.
Voyez quelles pourraient être pour l'avenir les conséquences du précédent que M. le ministre de la justice vous convie à poser. Depuis que la loi est en discussion, on insiste sans cesse sur les garanties qu'offre la publicité, et l'on pourrait toujours éluder ces garanties en donnant à des pièces un caractère confidentiel.
Un pareil système ne peut tenir, et je croirais faire injure à la Chambre en insistant davantage.
(page 1663) M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Je regrette de tenir autant de temps la Chambre sur un tel incident. Mais j'y suis forcé par les dernières paroles de l'honorable M. Verhaegen. Il vient de dire qu'il avait fait réclamer cette pièce au greffe du gouvernement provincial d'Anvers, et qu'on en avait refusé l'expédition, et l'honorable membre a semblé me reprocher d'en avoir donné l'ordre.
M. Verhaegen. - Nullement !
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Si l'honorable membre a pu croire que cet ordre émane de moi, je dois déclarer qu'il est dans une complète erreur ; s'il avait cette pensée, je protesterais contre cette imputation.
Je n'ai donné aucune espèce d'ordre à la députation permanente ; je n'ai pas à lui en donner. Si l'on a refusé de délivrer cette pièce, c'est la preuve que le corps dont elle émane la considère comme confidentielle. C'est la preuve surabondante de ce que j'avance. C'est ainsi que disparaît cette allégation de l'honorable député de Bruxelles que j'aurais donné des ordres précis pour que la pièce ne fût pas communiquée. Je repousse ce reproche. Cela est faux. La députation permanente m'a demandé, non par une mention en tête de son avis, mais par un paragraphe formel, de considérer cette pièce comme confidentielle.
- Plusieurs membres. - Elle n'en a pas le droit.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Il ne s'agit pas de droit. Il s'agit de loyauté. Je demande à toute la Chambre si ce n'était pas pour moi un devoir de bonne foi de déclarer comment cette pièce m'a été remise.
Je demande à tous les prédécesseurs qui ont été aux affaires si, en pareil cas, ils n'auraient pas agi comme je viens de faire. Il y avait, je le répète, pour moi, devoir de bonne foi de dire comment les choses s'étaient passées.
Maintenant que j'ai fait mon devoir, que j'ai dégagé ma responsabilité, je me conforrmerai à la décision de la Chambre.
M. de Brouckere. - Il suffit de ramener la décision à ses véritables termes, à ses éléments, pour faire bien comprendre la décision de la Chambre.
Il ne s'agit pas de décider en termes généraux que la Chambre a le droit de faire déposer sur son bureau toutes les pièces confidentielles, dans quelque affaire que ce soit. Il s'agit uniquement d'une chose : la députation permanente d'Anvers, en application de la loi, a émis un avis officiel sur une affaire d'une haute importance. Cet avis n'est pas confidentiel ; il ne peut l'être. La Chambre use d'un droit : elle demande communication de cet avis officiel, émané d'un corps constitué. Je dis que ni le ministre, ni la députation ne peuvent s'opposer à ce dépôt.
- Plusieurs membres. - Personne ne s'y oppose.
M. Frère-Orban. - On déclare la pièce confidentielle.
M. Coomans. - Sans doute ; mais on ne s'oppose pas au dépôt. On constate un fait. Le ministre agit en honnête homme.
M. de Brouckere. - On dit qu'on ne s'oppose pas au dépôt de la pièce. Mais lorsque l'honorable M. Verhaegen le réclame, cela soulève mille objections de la part de M. le ministre de la justice. Mais s'il n'en fait pas, il n'y a pas de discussion.
Au reste, la Chambre a ordonné le dépôt de la pièce ; elle maintiendra sa décision.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - J'ai déjà dit une fois quelle est la véritable position. Je n'ai pas refusé le dépôt des pièces ; mais en dehors de toute question de droit, j'ai dû expliquer pourquoi une pièce devait être considérée comme confidentielle.
M. le président. - Il est entendu que les pièces seront déposées sur le bureau. La discussion continue sur les articles 71 et 78.
M. Rousselle. - J'ai demandé la parole, non pour prendre une grande part à cette longue et importante discussion, je reconnais mon insuffisance, mais pour expliquer en peu de mots dans quel sens mes votes seront exprimés.
Le rejet d'une enquête qui me paraissait désirable, non seulement pour dissiper les doutes et les inquiétudes qui se sont répandus dans le pays, mais aussi pour ramener dans le parlement le calme et la modération nécessaires à l'élaboration d'une bonne loi sur l'importante question sociale qui nous est soumise, ce rejet me range nécessairement parmi ceux qui, libres de tout engagement, de toute préoccupation de parti, appellent de leurs vœux les améliorations pratiques dont le projet peut être encore susceptible, et qui, réservant leur vote jusqu'à la fin des débats, sont prêts à indiquer celles que leur suggérera leur expérience administrative.
Messieurs, je suis, en principe, partisan de l'institution, à côté des administrations publiques, d'administrateur,, collateurs et distributeurs spéciaux pour les fondations ayant un caractère exclusivement charitable. Je crois d'ailleurs que nous n'avons pas, quant à présent, à nous occuper d'autre chose et qu'il faut réserver pour une autre loi les autres associations qui ont été indiquées dans le cours de nos débats. Dans mon opinion, il faudra donc faire disparaître du projet ce qui ne rentrerait pas dans ce cadre ; mais nous verrons ce qu'il y aura à faire sur ce point quand nous en serons arrivés aux articles 70 et 99, au sujet desquels je déposerai des amendements.
Envisagée au seul point de vue administratif, comment l'institution des administrateurs, collateurs et distributeurs spéciaux est-elle plus particulièrement attaquée ?
On craint les doubles emplois dans la distribution des aumônes ; on craint que l'institution ne prête à l'extension du paupérisme, et l'honorable M. Vervoort a signalé tout à l’heure, sous le rapport du contrôle sur les administrations spéciales, des lacunes au sujet desquelles il a demandé des explications au gouvernement. J'attendrai ces explications.
Je ne pense pas, qu'il faille se préoccuper aujourd'hui des doubles emplois : c'est une affaire du ressort administratif, et les règlements y pourvoiront en temps et lieu.
Quant à l'extension du paupérisme, je demanderais volontiers ce que les administrations publiques ou officielles ont fait jusqu'à présent pour l'arrêter, et ce que l'on peut attendre d'elles dans l'avenir, en respectant les conditions des fondations qu'elles régissent.
Mais ne nous faisons pas illusion, messieurs. Des deux formes sous lesquelles l'administration de la charité peut se manifester, les bureaux de bienfaisance publique ou officielle, et les administrations privées ou spéciales, la seconde est celle qui paraît le moins prêter à l'extension du paupérisme.
En effet, la première habitue les classes pauvres à recevoir le secours, comme un revenu que l'autorité publique leur reconnaît, comme une espèce de prélèvement légitime auquel elles ont droit sur la fortune sociale.
La seconde n'ayant pas, comme la première, la ressource d'un recours sur les caisses publiques, doit accorder plus difficilement le secours, et se livrer, avant de le donner, à des investigations plus sévères. D'autre part, l'assistance qu'il faut attendre de la charité privée étant plus incertaine que celle que la charité publique a pour mission d'accorder, le pauvre n'a jamais la pensée qu'il peut la réclamer comme un droit, et il est plus incité à compter sur fui même pour pourvoir à ses besoins. Donc, ce mode doit être moins favorable à l'extension du paupérisme.
La loi que l'on discute veut, sous le contrôle sévère de l'autorité supérieure, la concurrence de l'une et de l'autre forme d'administration pour le plus grand soulagement et la plus sûre moralisation des classes pauvres. Or cette concurrence ne peut naître que de la liberté dans le choix des moyens et des conditions de l'assistance.
La loi ne supprime par la bienfaisance publique : elle la maintient avec son patrimoine actuel et avec la faculté d'accroître ce patrimoine, selon le plein gré des personnes charitables.
Mais la loi permet aussi que les personnes charitables qui préfèrent le mode d'assistance qu'elles regardent comme moins favorable à l'extension du paupérisme, comme plus propre à exercer de l'influence sur la moralisation du pauvre, puissent, de même, suivre l'élan de leur cœur. Pourquoi s'y opposerait-on ?
La liberté de la charité, que nul ici ne semble vouloir enchaîner, ne réside pas seulement dans le droit, pour les bienfaiteurs des pauvres, d'indiquer celles des souffrances humaines qu'ils désirent soulager, mais elle consiste aussi dans le choix des administrateurs, collateurs ou distributeurs de leurs libéralités.
Je voterai donc, quant à ce point, pour le système du gouvernement, s'il est donné des explicitions satisfaisantes sur les objections sérieuses qui ont été produites et sous la réserve des amendements que je vais proposer aux articles 70 et 99. Mon vote sur l'ensemble de la loi sera subordonné à la décision qui sera prise relativement à ces deux articles, et sur les autres améliorations qui seraient encore indiquées dans le cours de la discussion.
« Art. 70, n°3°. Après les mots : maisons de refuge, ajouter : pour filles repenties.
« Retrancher les deux derniers paragraphes. »
« Art. 99. Retrancher les deux derniers paragraphes. »
Si la Chambre le permet, je dirai maintenant deux mots sur ces amendements qui s'expliquent déjà assez d'eux-mêmes.
L'expression : maisons de refuge, si elle était seule, pourrait s'étendre au-delà des intentions du législateur. Le rapport de la section centrale, à la page 63, la restreint, aux maisons de refuge pour les filles repenties. Je crois qu'il convient de le dire dans la loi pour lever tout doute.
L'instruction gratuite des pauvres est, selon moi, une œuvre charitable qui entre dans le cadre de la loi ; mais l'instruction aux élèves payants est d'un tout autre ordre. Les couvents, dont on a tant parlé dans cette discussion, et que personne ne veut, d'après les protestations parties de tous les bancs de cette Chambre, s'ils se trouvent quelque part dans la loi, sont cachés sous les deux derniers paragraphes des articles 70 et 99 du projet. Je propose donc de supprimer ces deux paragraphes.
M. Lebeau. - La Chambre sait avec quelle réserve je fais appel à sa bienveillante attention.
Pendant le cours de cette session, je l'ai réclamée trois ou quatre fois. Il faut donc que je sois placé sous l'empire d'un grand devoir, pour que j'aie encore le courage d'affronter l'inattention des uns et de braver la fatigue des autres.
Quelle que soit, messieurs, l’étendue de ces débats, il me semble que le point principal de ce débat n'a pas encore été suffisamment exploré, qu'il reste encore, si je ne m'abuse, sur une partie très importante, sur la part capitale même de la loi quelque chose à dire.
Si l'on venait aujourd'hui nous proposer de nouveau le projet de loi si connu sous le nom de proposition Brabant-Dubus ; si une proposition Brabant-Dubus, dans le sens libéral, venait d'autre part à nous être proposée encore pour y faire contrepoids, je pourrais examiner ces (page 1664) propositions avec sang-froid ; je pourrais les admettre ou les combattre ; mais, à coup sûr, je rendrais hommage à la sincérité de l'un et de l'autre ; je rendrais hommage à la franchise de pareilles propositions, à la loyauté de ceux qui les produiraient, à leur respect pour le principe de ce gouvernement représentatif sous lequel nous vivons. Mais il m'est impossible d'en dire autant du projet de loi que nous discutons en ce moment.
Ce projet, messieurs, pèche, à mon sens, par un manque absolu de franchise, à l'insu peut-être de ses auteurs, tant les passions politiques peuvent altérer le sens moral chez des hommes, même d'un esprit élevé.
Qu'on se l'avoue ou qu'on se le dissimule, ce projet est la négation la plus hardie des principes mêmes du gouvernement représentatif, de ce noble gouvernement sous lequel nous avons le bonheur et l'honneur de vivre.
Le vice radical de la loi est, pour moi, tout entier dans l'article que nous discutons. On l'a bien senti, car c'est cet article qui fera, à peu près à lui seul, les frais d'une double discussion. J'appelle le projet de loi une abdication du pouvoir législatif en faveur du pouvoir exécutif. C'est la substitution du régime des ordonnances, du régime des arrêtés au régime des lois.
C'est la déviation la plus large qui ait encore été tentée aux principes mêmes du régime parlementaire.
Si je ne craignais que mes paroles ne portassent l'empreinte de quelque exagération, je dirais avec conviction que ce projet, s'il réussissait, pourrait s'appeler un coup d'Etat parlementaire.
Pour justifier cette assertion, pour lui ôter tout caractère d'exagération, je suis obligé de rappeler que nous sommes conviés à aller plus loin que les Chambres de la restauration, aux plus mauvais temps des Bourbons de la branche aînée.
En effet, messieurs, comme je l'ai déjà dit, dès 1817, dans cette Chambre des pairs, créée par Louis XVIII, on repoussait le principe sur lequel reposait un projet de loi qui a une grande analogie avec celui sur lequel la Chambre délibère. Et ce principe, on le repoussait par les mêmes motifs, littéralement les mêmes, que nous invoquons pour repousser le projet de M. Nothomb.
La loi de 1817, soumise à la Chambre des pairs de France, contenait dans son article premier les termes ci-après :
« Tout établissement ecclésiastique, légalement autorisé, pourra accepter, avec l'autorisation du roi, tous les biens, etc. »
On avait à peine donné lecture de ce projet que sur divers bancs de la Chambre des pairs de 1817 on s'écriait, croyant que le mot « légalement » pouvait s'appliquer à des ordonnances antérieures : « Vous n'avez pas mandat pour déléguer le pouvoir législatif ; vous avez mandat pour l'exercer. »
Voilà, messieurs, en quels termes on s'exprimait à l'apparition du projet de 1817 chez les pairs de Louis XVIII.
Cependant, comme on l'a déjà fait remarquer, il y avait au moins dans ce projet une sorte de garantie qui n'existe pas même chez nous : les statuts des établissements à autoriser devaient être vérifiés et enregistrés préalablement au conseil d'Etat. On fit valoir cette circonstance, mais la chambre des pairs, la chambre des pairs de Louis XVIII n'en tint aucun compte ; elle exigea qu'on remplaçât la première formule, qu'elle ne trouvait pas assez claire, par celle-ci : « Tout établissement reconnu par la loi ».
On proposait donc d'introduire dans la loi de 1817 absolument la même modification pour le sens que l'amendement de l'honorable M. de Steenhault et que la rédaction reproduite par l’honorable M. Tesch. Je le répète : un membre proposa de dire : « Tout établissement reconnu par la loi » au lieu de : « Tout établissement légalement reconnu. »
Le gouvernement consentit immédiatement à cette modification, de sorte que le projet de loi fut ainsi modifié de commun accord entre l'opposition et le gouvernement.
Plus tard, à une époque de complète réaction, en 1825, on demanda également à la chambre des pairs l'autorisation pour le roi de sanctionner l'établissement de congrégations de femmes. Un pair de France, M. Pasquier, vint demander qu'on substituât l'autorité législative à l'autorité exécutive, et dans cette même chambre des pairs, à l'époque, je le répète, de la plus grande réaction, le régime du recours au pouvoir législatif fut formellement adopté.
Messieurs, on a dit (c'est l'honorable M. de Theux), on a dit qu'au Congrès national, les mêmes principes n'avaient pas été sanctionnés.
On a ajouté que si l'on avait demandé, au Congrès national, la sanction du projet de loi que nous discutons, l'adoption n'en eût pas été un seul instant douteuse. J'ai déjà fait remarquer que les souvenirs de l'honorable M. de Theux le trompaient étrangement ; je suis donc obligé d'insister et de rappeler encore les faits.
Ce fût dans la séance du 5 février 1831 qu'on discuta l'article de la Constitution relatif aux associations. Je ferai d'abord remarquer que la section centrale (car c'était une section centrale qui avait été chargée de rédiger la Constitution et d'en proposer successivement les différentes parties au Congrès national) était composée, d’après mes souvenirs, en majorité de membres de la droite, et que M. Raikem, si je ne me trompe, en était rapporteur.
Voici, messieurs, ce qui se passa :
Recueil uyttens - Congres national de Belgique, tome 2, page 472, séance du 5 février 1851. - Constitution. - Des Belges et de leurs droits. Art. 16 (20 de la Constitution) :
« Art. 16. Les Belges ont le droit de s'associer. Ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive.
« Les associations ne peuvent être considérées comme personnes civiles, ni en exercer collectivement les droits, que lorsqu'elles auront été reconnues par une loi et en se conformant aux conditions que cette loi prescrit... Obscur... ?
« Les associations constituées personnes civiles ne peuvent faire aucune acquisition à titre gratuit ou onéreux, qu'avec l'assentiment spécial du pouvoir législatif (…) ;.»
Voilà le projet qui fut soumis au Congrès. Vous allez voir maintenant quel esprit a présidé et à l'examen et à l'adoption de ce projet.
Le baron Pelichy Van Huerne proposa l'amendement suivant :
« Les associations se consacrant au soulagement de l'humanité souffrante se feront reconnaître par la loi comme personnes civiles, seront autorisées à acquérir leurs habitations et locaux qui pourront être nécessaires au but de l'association ; elles pourront de même posséder les biens immeubles ou rentes, qui leur seront dévolus, soit à titre gratuit, soit à titre onéreux : ce à charge d'en donner connaissance au pouvoir législatif, qui statuera en cas qu'un tiers se trouvât lésé.
« Les associations se dévouant à l'éducation gratuite des indigents se feront reconnaître par la loi comme personnes civiles. »
Ce fut alors que je proposai de remplacer les deux paragraphes du projet de la section centrale par une disposition ainsi conçue :
« La loi réglera l'ordre d'acquisition et de transmission des propriétés des associations, s'il y a lieu. »
M. de Sécus père s'exprima dans les termes suivants :
« Pour que pareille association, quelle que soit son origine, acquière ce principe de stabilité qui lui permette d'opérer un bien stable dont les effets soient plus utiles, parce qu'ils sont permanents, il faut que la loi la reconnaisse personne civile, et qu'en telle qualité elle soit déclarée habile à exercer les droits qui lui sont octroyés par la loi qui lui confère telle qualité, comme l'exerce tout citoyen qui jouit de ses droits civils. Si elle a le droit de posséder, elle possède tant qu'elle existe, et indépendamment des membres qui la composent. Ces personnes se renouvellent sans altérer en rien l'existence de l'association (…)
« Je pense donc qu'il faut favoriser et les associations et les fondations, quand il en résulte une utilité publique ; il faut pourvoir à ce que le but qu'elles se proposent soit accompli d'une manière stable ; il faut que la loi qui statue sur leur érection en personne civile leur en donne les moyens (…)
« J'ai ouï énoncer la crainte de revoir une masse de propriétés retomber en mainmorte et sortir ainsi et du commerce et de la circulation. Mais il est très facile de prévenir ces inconvénients dans la loi qui les reconnaît personnes civiles, en bornant leur droit d'acquérir aux biens meubles en tout ou en partie. »
Ce fut alors que je prononçai les paroles suivantes :
« Je propose la suppression de tous les paragraphes qui suivent l'énonciation du principe. Il est des associations que l'on ne peut empêcher d'être, mais il n'est pas nécessaire de les réunir en personnes civiles. En Angleterre, vous avez la société biblique, institution moitié civile, moitié religieuse, qui exerce une grande influence. Je rappellerai encore les sœurs de la charité qui ont bravé les plus grands dangers à Barcelone. Je ferai observer, en outre, que les hospices sont des personnes civiles, et cependant vous êtes obligés de faire exception en leur faveur, de leur laisser accumuler des biens de mainmorte. Nous pouvons sans danger laisser à la législature le soin de prendre des précautions ; nous devons lui croire quelque bon sens. (Appuyé.) (…)
« Des voix : La clôture ! la clôture !
« - La clôture est mise aux voix et prononcée.
« La suppression totale de l'article proposée par M. Séron est mise aux voix et adoptée.
« Celle (la suppression des trois derniers paragraphes de l'article), demandée par M. Van Meenen est adoptée.
« La disposition initiale de l'article 16 est ensuite mise aux voix et adoptée. »
Ce fut après ces paroles qu'à peu près de commun accord, on rejeta du projet de la section centrale chargée de l'examen de la Constitution, tout ce qui avait trait à la personnification civile, et qu'on se borna purement et simplement au droit d'association formulé dans la Constitution.
Vous voyez qu'à cette époque, il n'y avait par un seul orateur parmi les personnes les plus dévouées au principe des associations religieuses, des associations de charité qui eût imaginé qu'on pût créer des personnes civiles par arrêté ; tout le monde a exprimé une opinion formellement contraire.
Enfin, voici une autorité qui ne vous sera pas plus suspecte que celle des honorables membres du Congrès national ; c'est aussi un ancien membre du Congrès ; mais il n'a pas pris part, je pense, à cette discussion. Je parle de l'honorable M. Jottrand. dont vous ne récuserez, certes, pas l'autorité, sous le rapport de la largeur avec laquelle il envisage le droit d'association. Dans une polémique avec l'Observateur, l'honorable M. Jottrand s'est exprimé de la manière suivante :
« La loi, seule habile à accorder la personnification civile (...) ne peut (page 1665) le faire, sans prendre, dit-il, la précaution de bien circonscrire chaque personne civile dans le cercle de ses attributions essentielles. » (Lettre à l'Observateur du 3 février 1854.)
On m'assure que l'opinion de l'honorable M. Ch. de Brouckere se rapproche de celle qu'exprime ici l'honorable M. Jottrand sur un cas particulier. Toutefois je n'oserais l’affirmer.
Je crois donc, malgré l'assertion de l'honorable M. de Theux, qui est évidemment dans l'erreur ; je crois avoir le droit de dire que si le Congrès national avait été appelé à se prononcer sur la loi que nous discutons en ce moment, elle n'y eût pas rencontré dix voix (interruption) ; ou bien, il faut alors que vous disiez qu'il y avait au Congrès une foule de personnes muettes qui entendaient mieux la charité, les développements qu'elle doit recevoir, que tous les membres de cette assemblée que j'ai cités, qui se sont exprimés sur cette question et dont l'autorité ne peut pas vous être suspecte ; leurs noms les mettent à l'abri de tout soupçon. (Interruption.)
L'honorable M. de Theux, qui m'interrompt, me répondra avec les mêmes armes ; l'arsenal lui est ouvert comme à moi.
Messieurs, si le gouvernement de la légitimité, si le gouvernement du droit divin, si le gouvernement qui avait octroyé la charte en vertu de son droit héréditaire, a succombé, et après lui, le gouvernement du roi Guillaume, pour avoir méconnu son droit, son origine, la limite du pouvoir royal, pour y avoir substitué un pouvoir que vous faites servir de base à votre loi, comment est-il possible qu'après deux révolutions faites contre ces excès du pouvoir, contre ces abus du pouvoir royal, en France et en Belgique après juillet et septembre 1830, on voulût nous faire agréer un projet de loi dont la restauration française elle-même n'a cependant pas voulu ?
Alors que ces deux révolutions ont eu pour but principal de limiter l'autorité royale, dont il avait été fait abus à Paris, comme à Bruxelles, alors que vous trouvez dans la charte française de 1830 et dans la Constitution de 1831, expression exagérée peut-être de défiance envers le pouvoir royal, où vous trouvez inscrit que le Roi n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même, où vous voyez que les tribunaux sont investis du droit de se prononcer éventuellement contre des arrêtés royaux, ce qui paraissait une hérésie sous le gouvernement des Bourbons et surtout sous le gouvernement du roi Guillaume, quand ces principes ont été inscrits formellement dans deux constitutions, on retomberait chez nous dans de telles exagérations après les dangers qu'elles ont fait courir à la royauté dans deux pays !
Nous pourrions vous dire, à notre tour, avec plus d'autorité que sous la restauration française : Vous n'avez pas mandat pour déléguer le pouvoir législatif ; vous avez mandat pour l'exercer.
J'étais quant à moi bien décidé, ainsi que plusieurs de mes honorables amis, à faire un pas dans les progrès de la liberté, dans la législation à faire sur la charité, et je crois qu'il y avait, quoi qu'on ait dit, quelque chose de très sérieux sous ce rapport dans le projet qui a été déposé par les honorables MM. de Brouckere et Faider. Ce projet, dont on a osé dire, au banc des ministres, qu'il n'était pas sérieux, qu'il était dérisoire, a été signalé par toutes nos sections comme digne de l'examen le plus sérieux, soit pour le défendre, soit pour le modifier, soit pour le combattre. La section centrale, composée d'hommes très sérieux, où siégeaient d'anciens ministres, des hommes d'un mérite incontesté, l'a examiné avec le soin le plus scrupuleux, et les Chambres étaient appelées à examiner à leur tour, dans des vues de conciliation, ce projet, sur lequel M. le ministre de la justice a appelé la dérision, en disant que, loin de faire de la conciliation, il gardait tout et ne donnait rien.
Il permettait d'introduire au sein de l'administration les familles dans une proportion aussi considérable qu'on peut le faire sans diminuer, sans en quelque sorte affaiblir l'action de l'autorité publique.
Ce projet répugnait au sentiment d'un certain nombre de libéraux, qui pensent que la Constitution forme un obstacle insurmontable à ce que la personnification civile soit accordée même par la loi. Le projet donnait tort à cette opinion, et se rapprochait sous ce rapport du projet de nos adversaires d'aujourd'hui.
Je vous avoue qu'il m'est impossible de comprendre pourquoi vous voulez rendre le pouvoir royal arbitre souverain en matière de fondations charitables, alors que vous avez une majorité tellement compacte, tellement serrée sur les questions de charité que vous êtes à peu près certains d'obtenir tout ce que vous demanderez.
Cet arbitraire, c'est du luxe pour vous. Vous avez une majorité considérable sur cette question, une majorité plus ministérielle peut-être que le ministère même ; vous avez une majorité incontestée par l'opposition même qui s'avoue minorité, et vous n'osez pas, comptant sur cette majorité, rendre hommage au principe de notre gouvernement, qui n'est pas le gouvernement des ordonnances, mais le gouvernement de la loi, vous n'osez pas présenter un projet de loi pour chacune de ces fondations si bienfaisantes dont vous voulez doter le pays ! Il vous faut le régime des ordonnances. Serait-ce une préparation, un acheminement au régime confidentiel, dont tout à l'heure on voulait faire l'essai sur le banc des ministres ?
Mais que voulez-vous donc ? L'honorable M. Vilain XIIII croit que s’il voulait, par exemple, instituer des bourses en faveur de jeunes gens se destinant à la carrière militaire, en désignant pour collateur le ministre de la guerre, cela ne serait pas possible, sous l'empire de la législation actuelle.
Mais si l'honorable M. Vilain XIIII présentait un projet de loi en ce sens, nous le voterions probablement tous, moi du moins, avec les précautions nécessaires ; car je croirais, quand même je partagerais le rêve de l'abbé de St-Pierre qu'il se passerait bien des siècles avant qu'il n'y eût plus de ministre de la guerre, et s'il n'y avait plus de guerre, et par suite plus de ministre, on trouverait bien quelque fonctionnaire ayant de l'analogie avec le ministre de la guerre.
Voulût-on fonder des prix Montyon, est-ce qu'il y aurait dans cette Chambre un homme assez insensé pour ne pas donner à une institution de ce genre la faculté de recevoir des donations et des legs ? Je ne pense pas qu'il y ait dans la Chambre un membre assez déraisonnable pour ne pas voter une telle loi ; nous la voterions certes aussi facilement à peu près que les lois de naturalisation ; car nous votons les lois de naturalisation, quoi qu'en ait dit M. le ministre de la justice, même quelquefois avec discussion, peut-être le verra-t-on bientôt.
Je ne conçois pas pourquoi l'on met si brutalement la loi, c'est-à-dire notre régime constitutionnel à l'écart quand on a une pareille majorité.
C'est aimer les ténèbres par pur goût pour les ténèbres.
Nous voulons, nous minorité, voir un peu clair dans ce que nous faisons, et pour voir clair il faut absolument une loi spéciale pour chaque personnification. En effet, quand vous aurez usé, abusé même d'une loi semblable, quand sans aucune espèce d'enquête, sans que le public en ait eu la moindre connaissance, vous aurez surpris la signature du Roi pour établir de fondations destinées à durer des siècles, quelle action restera-t-il à la législature ? Un blâme pour les ministres. Mais ce blâme sera inutile quand ils auront perdu la majorité ; car ils n'auront pas besoin de blâme pour s'en aller. Mais s'ils n'ont pas perdu la majorité, ils s'inquiéteront peu du blâme. Ce sont, diront-ils, les luttes du bas empire. Ne nous inquiétons pas. Nous sommes derrière vous, messieurs de la droite. Laissez les criailleries du bas empire se perdre dans le vide !
Mais voici qui est peut-être plus sérieux encore.
Des personnes, au préjudice desquelles les fondations charitables auront été établies et chez qui les idées de responsabilité ministérielle n'ont pas pénétré, s'en prendront peut-être au Roi lui-même, des spoliations dont elles se croiront victimes, et voilà comment vous pouvez gravement compromettre un pouvoir que vous devez, que nous devons toujours laisser intact et vénéré, un pouvoir qui ne représente pas un parti, qui ne doit jamais être soumis aux vicissitudes d'un parti, mais qui doit être le pouvoir de tout le monde, de toutes les classes de la société, entouré de leurs respects Si de tels actes émanent de la loi, ne fût-elle votée dans chacune des deux Chambres qu'à des majorités même peu considérable, chacun concevra à toute force que le Roi sanctionne la loi plutôt que d'agiter le pays par une dissolution.
Mais quand vous aurez laissé croire aux personnes dépouillées que le Roi est la cause de leur ruine, qu'il enrichit les fondations aux dépens des héritiers légitimes, ne voyez-vous pas quel tort vous aurez fait non seulement à l'autorité royale, mais au pays, mais au principe même de votre gouvernement qui en est inséparable.
Je dis que notre régime c'est la lumière, c'est la publicité, c'est la Constitution ; que le vôtre est le régime anticonstitutionnel, le régime des ténèbres. Eh mon Dieu ! on dit que c'est cela qu'on veut. Seulement on le dit d'une manière un peu plus diplomatique, mais on le dit. On dit que les formes et les rouages de l'administration officielle sont un obstacle au développement de la charité et que c'est pour cela qu'on la condamne, que l'on craindra de s’engager dans une entreprise nouvelle qui devra subir le contrôle de l'administration communale, et vous dites que vous l'aimez tant qu'on la met partout.
On craint le contrôle de l'administration communale, de la députation permanente, les redditions de comptes, enfin toute sorte d'embarras. Vous pensez peut-être que j'exagère et que je dénature vos paroles, il n'en est rien. C'est l'honorable comte de Theux qui s'est exprimé à peu près ainsi dans la séance du 7 mai courant, page 1475 et suivantes.
Je vous assure donc très sérieusement, messieurs, que, dans mon opinion, vous remontez fort au-delà de Charles X et de Louis XVIII. Dans le projet actuel vous allez au-delà. Je vous flatterais si je vous disais que vous n'allez que jusque-là. Vous allez bien plus loin, vous allez au-delà de Louis XIV ; car la plupart des fondations n'étaient pas seulement autorisés par le roi ; elles étaient enregistrées au parlement, seule forme parlementaire alors. Dans ce projet, toutes ces dispositions, vous les biffez. Ce veut le roi, c'est à-dire ce veut le ministère, ce veut la loi.
On a beaucoup parlé de charité. Nous ne sommes pas ennemis de la charité. Nous nous étions ralliés à un projet de loi qui consacrait un commencement de ce que vous appelez décentralisation, et nous nous y étions attachés sérieusement.
Nous pouvons invoquer l'expérience du siècle dernier. La charité peut être à la fois une chose excellente et une chose détestable. La charité peut en se développant développer le paupérisme. La charité ne se justifie pas seulement par les intentions de ceux qui s'y livrent. Elle peut faire le plus grand tort à un pays, en développant le paupérisme, ce tourment de nos ancêtres bien plus que le nôtre.
La charité moderne, que nous aimons, a d'autres moyens, des moyens plus efficaces, plus nombreux.
(page 1666) La philanthropie moderne peut être opposée par nous avec un certain orgueil à la charité ancienne. La philanthropie moderne, elle, décrète l'enseignement primaire dans tous les villages jusqu'au plus obscur, partout ; elle regarde comme un mal qu'il y ait un seul être dans le pays qui ne sache pas lire et écrire.
La philanthropie moderne elle fait des routes, la charité ancienne n'en voulait guère ; la philanthropie moderne, elle fait les chemins de fer, elle prend des mesures hygiéniques, elle institue des casses d'épargne, des caisses de prévoyance, des caisses de retraite.
La philanthropie moderne, associe dans le travail l'ouvrier et le maître. Elle crée des colonies agricoles ; elle favorise le travail dans les prisons ; elle décrète l'impôt pour tous et elle dégrève par conséquent ceux qui payaient seuls à l'époque où régnait la charité ancienne. Elle marche avec fermeté et une sage prudence vers la liberté commerciale ; elle le fait, comme ce doit être, avec les ménagements dus aux intérêts engagés dans cette grande question. Elle s'efforce de faire donner le pain à bon marché, la houille à bon marché.
La philanthropie moderne, elle rougit de voir qu'il y ait encore des tarifs d'après lesquels la malheureuse femme de l'ouvrier paye 50 à 75 p. c. du prix du modeste vêtement qui la couvre, tandis que la grande dame paye 5 p. c. d'un châle de grand prix.
. La philanthropie moderne, elle élève, elle moralise ; la charité ancienne abaissait et dégradait. Quant à moi, messieurs, mon choix n'est pas douteux.
M. le président. - La parole est à M. Verhaegen.
M. de Perceval. - Il faudrait entendre un orateur pour.
M. Verhaegen. - Je demanderai s'il n'y a personne qui veuille parler en sens contraire. Est-ce que le ministère n'a rien à dire ? M. le ministre de la justice n'a-t-il rien à répondre à la question qui lui a été faite par M. de Lexhy ?
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Je répondrai volontiers à la question qui a été posée dans une séance précédente et qu'a renouvelée tout à l'heure l'honorable M. Vervoort.
On a demandé quel serait le caractère des administrateurs spéciaux quant aux imputations qui seraient dirigées contre eux à raison de la manière dont ils exerceraient leur mandat. L'honorable M. de Lexhy a demandé si les dispositions du décret du 20 juillet 1831 sur la presse leur seraient applicables.
Ce décret, comme vous le savez, messieurs, porte que ceux qui dirigeront des imputations, à raison de faits relatifs à leurs fonctions, contre les dépositaires ou agents de l'autorité, ou contre toutes personnes ayant agi dans un caractère public, seront admis à faire, par toutes les voies ordinaires, la preuve des faits imputés.
La question revient donc à savoir quelle est la position des administrateurs spéciaux. Eh bien, messieurs, l'honorable M. Vervoort a donné la véritable solution ; c'est celle que le gouvernement donne également à la question ; et certes, on ne dira pas que l'honorable M. Vervoort et moi nous nous soyons entendus à cet égard, Cela prouve que la solution est dans la nature des choses et elle est très simple.
Certes, messieurs, les administrateurs spéciaux ne sont pas fonctionnaires publics dans le sens ordinaire du mot, mais ce sont des citoyens chargés d'un mandat public et agissant avec un caractère public, précisément comme le décret de 1831 le détermine, et l’honorable M. de Lexhy qui a, le premier, posé la question, aurait trouvé lui-même, s'il avait voulu, la solution.
L'article 5 porte ceci :
« Le prévenu d'un délit de calomnie pour imputations dirigées a raison de faits relatifs à leurs fonctions, contre les dépositaires ou agents de l'autorité, ou contre toute personne ayant agi dans un caractère public, sera admis à faire, par toutes les voies ordinaires, la preuve des faits imputés, sauf la preuve contraire par les mêmes voies. »
C'est, messieurs, dans cette dernière catégorie de personnes, à savoir celles qui ont agi avec un caractère public, que je range les administrateurs spéciaux. Je les assimile, sous ce rapport, à des catégories de citoyens dont nous trouvons l'indication dans une foule de dispositions de nos lois. Ainsi, par exemple, je trouve dans la même catégorie les jurés, les experts nommés en justice, les arbitres forcés, même les témoins des actes authentiques ; ce sont autant de personnes qui remplissent non pas une véritable fonction, mais qui agissent en vertu d'un mandat public. Telle sera également la position des administrateurs spéciaux.
Cette solution, messieurs, que je donne maintenant, n'est pas nouvelle pour moi ; c'est une vieille question dont j'ai eu à me préoccuper depuis longtemps et, il y a environ trois semaines, j'ai eu à décider un cas tout à fait identique ; il s'agissait d'un collateur de bourse. J'ai eu une correspondance à ce sujet avec un honorable procureur général. On avait interdit à un collateur de bourse, par application du Code pénal, l'exercice de certains droits politiques et civils. La question a surgi de savoir si ce collateur pourrait être maintenu, cette question m'a été directement soumise et voici ce que j'ai écrit le 21 avril à cet honorable magistrat :
« Les fondations de bourses d'études sont reconnues par le pouvoir judiciaire comme des établissements d'utilité publique, Elles sont, dans une certaine mesure, assimilées aux bureaux de bienfaisance, aux commissions administratives des hospices civils, et aux fabriques d'église. Par suite, les administrateurs de ces fondations, bien qu'ils ne puissent, nullement être assimilés à des fonctionnaires publics, sont néanmoins chargés d'une sorte de service public, et leurs attributions ne sont pas sans analogie avec l'emploi de l'administration dont parle l'article 42, n°3, du Code pénal. »
Voilà, messieurs, comment j'ai toujours considéré cette question et voilà comment je l'envisage également en ce qui concerne les administrateurs spéciaux. Je suis donc tout à fait d'accord avec l'honorable M. Vervoort.
- Un membre. - M. Orts a posé une question.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - La question posée par l'honorable M. Orts est également d'une solution facile. La loi n'a pas d'effet rétroactif ; c'est la même chose pour toutes les lois. Nous ne nous occupons pas de ce qu'ont été les fondations avec administrateurs spéciaux avant 1789 et les lois de la République.
Nous sommes à cet égard dans la même position où nous étions quand on discutait la loi communale de 1836. Alors la question s'est aussi élevée et l'honorable M. Jullien a voulu faire supprimer le paragraphe de l'article 84 qui porte qu'il n'est pas dérogé aux actes de fondation qui créent des administrateurs spéciaux. Pourquoi M. Jullien proposait-il cette suppression ? Parce qu'il craignait qu'on ne voulût rétroagir sur les fondations anciennes.
Eh bien, on a répondu à l'honorable membre qu'il ne s'agissait pas de rétroactivité, et M. Jullien a retiré son amendement. La position est exactement la même aujourd'hui qu'alors.
Au surplus toute réclamation relative au droit d'administration de collation ou de distribution, est en définitive du ressort des tribunaux aux termes de l'article 89 du projet de loi.
M. Verhaegen. - Messieurs, la question qui s'agite en ce moment, telle qu'elle ressort des articles 71 et 78, est celle des administrateurs spéciaux. Je ne rentre plus dans la question de la mainmorte, des abus qui s'y rattachent. Je m'occupe exclusivement des administrateurs spéciaux.
Pour remplir la tâche que je me suis imposée, j'aurai de nouveau recours aux faits.
Messieurs, les administrations officielles présentent toute garantie contre les abus ; les administrations spéciales n'en présentent aucune.
Des faits dans le passé, des faits dans le présent sont là pour démontrer cette vérité.
Dans le passé, abus sans répression de la part des administrateurs spéciaux ; répression d'abus de la part des administrations officielles.
On vous l'a déjà dit, messieurs, il y a dans tous les pays et plus spécialement chez nous, un grand nombre de faits qui attestent les abus qu'on a rencontrés à la suite des administrations spéciales.
Ainsi, on voit des hôpitaux transformés en couvents ; ainsi, dans des établissements dans lesquels on devait, pour remplir les intentions des fondateurs, recevoir autant de vieillards, autant de malades, et qui devaient être desservis par un nombre limité de religieux ou de religieuses, on a vu, au contraire, diminuer le nombre des vieillards et des malades et augmenter celui des religieux ou des religieuses.
En dehors de tous les faits qui ont été cités, j'en trouve un très grand nombre dans un ouvrage qui m'est tombé sous la main. C'est une histoire de Tournai ; elle se compose de deux cent et des volumes.
Cet ouvrage est très important ; l'auteur est M. Hoverlant de Beauwelaere, propriétaire et ex-législateur.
On indique dans cette histoire toutes les anciennes fondations et ce qu'elles sont devenues. Je ne veux pas les passer toutes en revue ; j'en citerai une ou deux au hasard. Voici ce que je lis à la page 880 du 92ème volume : « La fondation dite l'hôpital Delplanque, faite l'an 1483 par demoiselle Jeanne de Lawestrc, veuve de M. Jacques Delplanque, pour y recevoir treize pauvres femmes langoureuses et chartrières, jouit d'un revenu de six cents livres ; des religieuses hospitalières régissent cet hôpital.
« Les religieuses, d'abord au nombre de quatre pour servir les pourvues, y sont aujourd'hui (1773) au nombre de seize.
« Toute pourvue qui y entre y laisse ses petits meubles et vêtements.
« La réduction de ses revenus a nécessité de restreindre le nombre des pourvues à neuf. Plusieurs personnes malades y sont traitées parmi une somme convenue par les religieuses qui en ont grand soin. »
Vous le voyez, le chiffre des religieuses est resté le même, et le nombre des personnes secourues a été diminué.
Voulez-vous quelque chose de plus explicite ? Voulez-vous être édifiés sur cet appel aux membres de la famille seuls, en dehors du concours des administrations officielles ? Ecoutez. Je lis dans le même volume, page 1050, ce qui suit :
« La fondation de la Sainte-Trinité, dite la veuve Warnier, faite par Michel Libersart et Agnès Warnier, son épouse, pour six honnêtes filles ou veuves natives de Tournai et parentes aux fondateurs avec une rétribution hebdomadaire à chacune de douze patards.
« Le père recteur du collège des jésuites de Tournai en est institué seul administrateur.
« Le receveur d'icelle Dumortier en 1774 doit donner caution et (page 1667) rendre ses comptes tous les trois ans à l'intervention de l'ancienne des pourvues.
« La fondatrice Warnier, veuve Libersart, par son codicille, dénomme le sieur Dumortier, les nommés Roland et Philippe Lebrun, ses parents pour administrateurs et le premier en même temps receveur de ladite fondation, à charge de rendre compte aux deux autres et à l'ancienne.
« Le local et les biens de cette fondation, sont possédés actuellement (1773) par les parents des fondateurs, mais le boursier des maïeur et échevins les poursuit par devant eux pour qu'ils les restituent. »
Voilà ce qu'étaient les administrateurs spéciaux dans l'ancien temps. Il y a une quantité d'actes pareils dans l'histoire de Tournai, tandis que nous trouvons que chaque fois que les administrations officielles ont eu à s'occuper d'abus, elles sont toujours parvenues à les faire cesser.
Pour le présent, messieurs, il en est de même. Je pourrais vous citer un grand nombre de faits, mais je me bornerai à deux ou trois dans l'ordre de vous démontrer que les administrations officielles savent faire réprimer les abus, et que lorsqu'il s'agit d'administrations spéciales, les abus se continuent et il n'y a pas d'autorité pour les réprimer.
Cette fois encore je me garderai bien d'indiquer aucun fait qui ne soit pas constaté par pièces authentiques. Ceux que je vais vous citer sont à l'abri de toute contestation.
Il y avait ici, à Bruxelles, à l'hospice des vieillards un nommé Gay, octogénaire qui y avait été admis gratuitement en 1845. Cet homme vint à mourir en 1850. On s'aperçut, après son décès, qu'un vicaire d'une des paroisses de Bruxelles, qui l'avait aidé dans ses derniers moments, était en possession de ses papiers, parmi lesquels se trouvaient deux obligations, l'une de 700 fr. au profit d'une personne qui est désignée, l'autre de 300 fr.
Le vicaire parvint à faire rembourser les deux sommes. L'administration des hospices eut connaissance de ce fait. On s'adressa au vicaire pour obtenir la restitution. Il répondit que Gay, quelques instants avant sa mort, lui avait remis les effets pour en faire un usage déterminé, ce qui devait se comprendre d'œuvres pies qu'il lui avait recommandées. On fit toutes les instances imaginables pour obtenir la restitution de ces deux sommes. Il ne voulut pas entendre raison, et les hospices furent obligés de l'assigner devant le tribunal de première instance pour le faire condamner à la restitution des deux sommes. Le tribunal le condamna. Il alla en appel ; le jugement fut confirmé. Le jugement porte entre autres considérants :
« Attendu que s'il n'est pas démontré que le défendeur se soit emparé des papiers de Jean-Louis Gay, après le décès de celui-ci, il demeure néanmoins acquis par l'ensemble des enquêtes, que pendant la maladie dont Gay est mort, le défendeur, qui était son directeur spirituel, a reçu des mains dudit Gay, pour en faire emploi après sa mort, de deux obligations souscrites, l'une par le sieur Wielemans, de 500 fr., l'autre de 300 fr., par la demoiselle Legros, etc. »
Force fut au vicaire de rembourser les 900 francs, plus les intérêts judiciaires et les frais et dépens. Gay, admis gratuitement à l'hospice en 1845, avait fait un petit pécule qu'il était parvenu à cacher et qui avait passé dans les mains d'une autre personne pour être employé à un but déterminé. L'administration officielle a fait rentrer cette somme, elle a fait réprimer par la justice l'abus qui avait été commis.
Une administration spéciale aurait-elle agi de même ? Poser la question, c'est la résoudre.
Voilà comment une administration officielle parvient à découvrir les abus et à les réprimer.
Voulez-vous un fait tout contraire à celui-là, un fait qui concerne une administration spéciale ? Je ne prends que celui, et il faut bien qu'on en parle, dont les journaux se sont occupés depuis quelques jours. Je veux parler de l'affaire de Liedekerke. D'après les renseignements qui sont fournis par la presse et qui me sont confirmés d'ailleurs, il y a dans cette commune une école tenue par des religieuses. C'est, si je ne me trompe, une école dentellière. Quatre jeunes filles admises dans cette école, et qui avaient eu le malheur d'aller à la fête du village et d'y danser, ont eu les cheveux coupés à titre de pénitence. Ce fait a ému les parents qui ont fait des représentations. Il leur a été répondu que pour un fait aussi grave que celui qui s'était passé, c'était la punition la plus douce que l'on pût infliger à ces jeunes filles.
De la part de deux de ces jeunes filles il y avait eu résistance, et cette résistance avait occasionné des égratignures au front.
L'affaire a été ébruitée ; elle a été dénoncée, et quoique nous ayons des procureurs du roi toujours prêts à remplir leurs devoirs, quoiqu'il n'y ait aucune crainte que des méfaits restent impunis, il paraît qu'on serait arrivé à faire taire l'organe du ministère public. Et pour mettre le comble à l'ignominie, un journal catholique du pays d'Alost ; le Denderbode, vient, à titre d'excuse, d'insérer un article dans lequel il dit qu'en effet le fait a eu lieu, mais que l'on craignait que la cavalerie volante n'eût pu faire trop de ravages dans ces chevelures.
Voilà ce que dit l'organe de l'opinion catholique dans ce pays. Et c'est après avoir soumis ces jeunes filles à un acte des plus odieux, des plus blâmables, que l'on ose encore y joindre l'outrage. Eh bien, je le demande, où sont donc les procureurs du roi, où sont ces agents dans lesquels on doit avoir toute confiance, lorsqu'il s'agit de la répression des abus ?
Je signale ce fait à M. le ministre de la justice. Je le signale au pays, et je demande si un fait tel que celui-là doit rester impuni.
Voilà, messieurs, ce qui se passe dans les établissements qui ne sont pas officiels. Voilà, à côté des administrateurs publics, les administrateurs spéciaux ?
Je ne cite aucun fait dont je n'aie la preuve.
M. Coomans. - Il est complètement faux qu'il ait été vendu des chevelures.
M. Verhaegen. - C'est une autre question, je ne vous ai pas parlé de la vente des cheveux.
M. Coomans. - C'est la même chose.
M. Verhaegen. - Ce n'est pas la même chose. Je vous signale un fait qui a positivement eu lieu : c'est cette punition dégoûtante, tyrannique, infligée à quatre jeunes filles pour avoir dansé à une fête de village, et cela malgré la résistance opiniâtre de deux d'entre elles, résistance qui paraît même avoir amené quelques égratignures. (Interruption.)
Messieurs, si cela est risible pour vous, il ne l'est pas pour nous. Un fait odieux a été posé, et pour expliquer ce fait, un journal catholique s'est permis devenir, avec des calomnies aussi dégoûtantes que le fait lui-même, jeter l'odieux sur ces jeunes personnes. Eh bien, je dis que l'on ne saurait trop sévèrement qualifier de pareils actes.
Du reste nous verrons s'il y a en Belgique des procureurs du roi qui font leur devoir.
Je ne veux pas multiplier les citations. Je me bornerai à indiquer encore un de ces abus qui sont la conséquence des administrations spéciales.
Il semble que partout où il y a des sœurs hospitalières, elles doivent avoir une école. Il y a même des localités où l'on supprime l'école communale pour que les enfants soient obligés d'aller à l'école dirigée par les sœurs hospitalières. Or, en général ces écoles sont attenantes à l'hôpital, si même elles n'en font pas partie. C'est ainsi que dans une commune de notre arrondissement à Merchtem, où la fièvre typhoïde exerce de grands ravages, où elle est presque en permanence à l'hôpital, les enfants sont obligés d'aller chercher l'instruction dans un local attenant à l'hôpital, ce qui a pour conséquence que plusieurs de ces enfants ont été atteints de la contagion.
Avec une administration officielle, des faits pareils n'auraient pas lieu ; mais là où il n'y a aucun contrôle, il est impossible de les réprimer.
Voilà comment nous établissons par des faits dans le passé et par des faits dans le présent que là où il y a des administrations officielles, les abus sont réprimés, et que là où il n'y en a pas, les abus sont tolérés et restent impunis.
Messieurs, à l'occasion des administrateurs spéciaux, il faudra bien que le gouvernement le reconnaisse, il rencontrera plus d'une difficulté dans l'exécution de la loi et surtout lorsqu'il s'agira de se mettre d'accord avec l'intention présumée des fondateurs. Déjà des interpellations signalant cette difficulté ont été faites au ministère ; d'autres lui seront encore adressées. Je me permets de lui en faire une aussi.
Un testateur peut poser à une fondation qu'il crée, telles conditions qu'il juge convenables. Sa volonté fait loi.
Je suppose qu'un fondateur ait nommé, sous un gouvernement comme celui-ci, dont les opinions sont parfaitement dessinées, deux administrateurs, le curé du village et un commissaire d'arrondissement très connu pour ses opinions orthodoxes, un commissaire d'arrondissement qui sera l’alter ego du curé. Le fondateur veut donc avoir pour administrateurs de sa fondation des hommes dont les principes catholiques lut inspirent toutes garanties.
Mais je suppose que le ministère catholique disparaisse, qu'il fasse place à un cabinet d'une autre couleur et que le commissaire d'arrondissement non pas soit démissionné, mais croie que sa conscience ne lui permet pas de suivre la ligne de conduite du ministère nouveau et donne sa démission. Ce commissaire d'arrondissement se trouvera en face du curé, tous deux seront administrateurs. D'abord l'intention du fondateur ne sera plus suivie, puisqu'on remplace l'administrateur dont les opinions lui convenaient par un homme à opinions tout à fait contraires. Mais je suppose qu'en outre le curé et le commissaire d'arrondissement ne s'entendent pas sur l'emploi du produit de la fondation, que le commissaire d'arrondissement, par exemple, veuille l'employer à un hospice proprement dit, strictement restreint aux besoins des malades et des pauvres, qui videra le conflit ?
Voilà encore une de ces questions que le gouvernement aura à résoudre, et il en est une foule d'autres que les interpellations qui seront adressés à M. le ministre feront connaître.
Je n'en dirai pas davantage pour le moment ; mon but était, suivant la loi que je me suis tracée dès le principe, pour vous indiquer les faits d'où devait résulter que, dans le passé comme dans le présent, les abus étaient réprimés par les administrations officielles, alors qu'ils ne l'étaient pas, et qu'ils ne le sont pas aujourd'hui par les administrations spéciales.
(page 1668) M. Lelièvre. - Je ne puis donner mon assentiment aux articles en discussion, parce que les administrations privées qu'ils établissent ne présentent aucune garantie pour les intérêts graves agités dans le débat.
C'est ainsi que des écoles privées sont élevées par le projet à la hauteur d'une institution publique.
Eh bien, relativement à l'enseignement qui sera donné dans ces écoles, quelles garanties présenteront ces administrations privées ?
Le niveau de l'enseignement pourra baisser et baissera nécessairement outre mesure.
Quel remède fournit la loi dans cette hypothèse ?
Un seul, c'est l'inspection conformément à la loi du 23 septembre 1842.
Mais les inspecteurs ne pourront rien ordonner, ne pourront rien prescrire.
Les instituteurs pourront se refuser d'obéir aux injonctions de ces inspecteurs.
Ils pourront persévérer dans la voie de l'ignorance et de l'obscurantisme.
Il n'y a nul moyen légal de vaincre leur résistance.
Dans les communes rurales, ces écoles remplaceront bientôt les écoles primaires établies par la loi de 1842.
L'autorité publique sera dépourvue de tous moyens coercitifs pour faire cesser les abus qui se produiront et pour élever le niveau de l'enseignement.
A mon avis le projet est surtout vicieux en ce qu'il ne présente aucune garantie relativement à l'instruction qui sera donnée dans les écoles créées par le projet.
Ne l'oublions pas, ces écoles reçoivent la sanction de l'autorité publique, par cela seul que la fondation sera autorisée.
Et cependant rien, absolument rien n'est écrit dans la loi pour assurer à l'enseignement la hauteur qu'il doit atteindre dans l'intérêt social.
Le projet se borne à énoncer quelques garanties en ce qui concerne la gestion des biens, mais relativement à l'intérêt le plus élevé, le niveau de l'enseignement, tout est négligé de la manière la plus déplorable.
Cette observation s'applique aux autres établissements que créera le projet.
Ainsi sous prétexte d'institution charitable, on peut admettre dans l'école des élèves payants.
Voilà le moyen qu'on se ménage dans l'exécution, pour dénaturer complètement le caractère de la donation.
C'est d'abord une singulière anomalie que d'admettre dans une école exclusivement destinée aux pauvres des enfants qui n'appartiennent pas à cette catégorie et dont le nombre peut être égal à celui des pauvres.
Il est clair qu'il n'y a pas l'ombre de sincérité dans semblable disposition.
Ce n'est pas tout ; je suppose que le nombre des élèves payants soit supérieur à celui des pauvres, que fera le gouvernement ? Le projet ne donne, dans cette hypothèse, aucun moyen de faire cesser les abus.
En un mot, les dispositions du projet sont, dans la plupart des cas, dénuées de toute sanction en ce qui concerne les infractions à la loi qui pourraient être commises. Une chose me frappe, c'est l'absence de tout article autorisant le gouvernement à prendre la moindre mesure, lorsque l'organisation des établissements sera contraire à l'acte législatif.
L'auteur du projet n'est mu que par une pensée. Il croit que la loi sera obéie, que nul ne s'avisera de l'enfreindre et qu'enfin l'exécution ne donnera lieu à aucun abus. Mais qu'arrivera-t-il cependant si des actes illégaux se produisent ? Il faut bien pour cette hypothèse arrêter des dispositions répressives. Telle doit être la conduite d'un législateur prudent et cependant le projet est entièrement muet sur les mesures que le gouvernement pourra prendre en semblable occurrence. C'est donc avec vérité que je puis affirmer qu'à cet égard il y a absence des garanties les plus vulgaires pour assurer l'exécution de la loi.
Au point de vue des principes, les articles en discussion ne peuvent être admis sous aucun rapport.
En effet le système du projet tend à faire admettre que le droit de fondation est la conséquence de la liberté.
Mais s'il en est ainsi en matière de charité, pourquoi n'autoriserait-on pas un testateur, en vertu de la liberté d'enseignement, à faire des fondations relatives à l'enseignement moyen, et même à l'enseignement supérieur, fondations ayant, comme celles annoncées au projet, la personnification civile.
Ce n'est pas tout, si le droit de fonder est une conséquence de la liberté, pourquoi un testateur ou un donateur, en vertu du droit d'association, ne serait-il pas autorisé à fonder toutes associations religieuses ayant, le caractère de personne civile ?
Pour le moment, on n'oserait pas encore produire ces conséquences, mais il est impossible de méconnaître qu'elles ne soient la conséquence logique du projet. Le principe qui sert de base à la loi en discussion est donc essentiellement vicieux.
La Constitution n'a pas parlé de la liberté de la charité, parce que sous cette dénomination on ne peut comprendre que des actes individuels de bienfaisance, qui ne touchent en rien à l'organisation civile, mais le Congrès national s'est bien gardé de déclarer libre le droit de fondation, parce que ce n'est pas là l'exercice d'une faculté naturelle. Ayant pour objet une institution publique, il doit être considéré uniquement comme une création sociale, il est fondé exclusivement sur la loi civile.
Mais une preuve évidente que de l'aveu même des auteurs du projet, le droit de fondation n'est pas la conséquence de la liberté, c'est qu'eux-mêmes le circonscrivent dans certaines limites, c'est qu'ils le restreignent à l'enseignement primaire et à l'enseignement professionnel du degré inférieur.
Comment donc invoquer la liberté dans une matière où les dispositions mêmes qu'on nous propose démontrent qu'il s'agit d'un ordre de choses soumis entièrement à l'action de la loi ?
Vainement dit-on que la charité est l'expression d'une pensée religieuse. Mais lorsqu'une idée religieuse, au lieu de se traduire en un acte purement religieux, tend à se produire sous la forme d'une institution civile, elle touche à un domaine qui appartient au régime social et que la loi seule peut régler conformément aux principes qui sont la base de nos sociétés modernes.
En ce cas, ce n'est pas un acte de pure bienfaisance que le testateur pose. C'est une institution civile qu'il prétend organiser. Il ne s'agit plus alors de liberté, mais d'un ordre de choses qui touche aux intérêts sociaux.
Mais les testateurs qui ont fondé des monastères n'ont-ils pas été inspirés par une pensée religieuse ? Or, pour le moment au moins, on ne prétendra pas que cette liberté d'établir des monastères ayant une personnification civile doive être décrétée par nos lois.
On parle du sentiment religieux, mais qu'on ne l'oublie pas, c'est toujours sous ce prétexte qu'on a envahi la société et qu'on a absorbé les pouvoirs de l'Etat.
Sous l'ancien régime, c'est au nom des principes religieux que la juridiction ecclésiastique avait pour ainsi dire remplacé en tout la juridiction séculière et s'était fait déférer une foule de causes qui appartenaient essentiellement aux juges royaux.
C'est au nom de la religion que les libertés civiles étaient supprimées et qu'on avait fondé toutes les institutions de l'ancienne société.
Ce n'est donc pas sérieusement qu'on invoque ce nom, lorsqu'il s'agit de régler un ordre de choses, appartenant exclusivement à l'organisation sociale.
J'appelle aussi l'attention de la Chambre sur certaines exclusions qui, aux termes du projet, atteignant les administrateurs spéciaux. Croirait-on qu'on n'admet à leur égard que les exclusions qui concernent les électeurs aux termes de l'article 12 de la loi communale ! Mais qui ne voit que la loi ne saurait être aussi rigoureuse pour l'exercice du droit électoral qu'à l'égard des fonctions d'administrateur qui exigent une moralité intacte et une aptitude spéciale ?
Eh bien, savez-vous ce qui résulte des dispositions du projet ? Un individu condamné pour faux à une peine correctionnelle pourra être institué et rester administrateur, collateur et distributeur.
Des individus destitués d'une tutelle pour incapacité, des prodigues auxquels les tribunaux auraient nommé un conseil judiciaire ne seraient pas exclus des fonctions énoncées au projet.
Eh bien, pareil état de choses peut-il être sérieusement décrété par la Chambre ?
Il me paraît impossible de douter sérieusement de l'existence des abus auxquels donneront lieu les administrations spéciales qui ne seront dirigées par aucune règle, par aucun principe. Du reste, la disposition arbitraire des fonds abandonnée aux administrateurs privés sera loin de produire des résultats favorables. D'abord elle leur créera des ennemis sérieux parmi les individus de la classe pauvre qui croiront avoir à se plaindre de leur administration. Le clergé s'immisçant dans la gestion des biens voit nécessairement son influence morale et sa considération amoindries, par la raison bien simple qu'il est impossible d'administrer des intérêts temporels sans rencontrer des oppositions et même des inimitiés de toute nature. C'est donc un funeste présent qu'on prétend faire à des hommes qui doivent rester étrangers aux choses d'ici-bas.
Du reste, bien souvent on disposera des fonds, non pour propager la religion par la conviction, non pour ramener par la persuasion ceux qui sont dans l'ignorance et l'erreur, mais pour les forcer au mouen de l'aumône par l'appât des secours, à faire des actes de pratiques religieuses, alors même que la foi, qui seule vivifie les actes, viendra à faire défaut.
Ce système formera des hypocrites et rien de plus. C'est ce qui arrive chaque fois qu'au parti religieux sera lié le pouvoir politique.
On connaît ce qui se passait en France sous la restauration. Des hommes sans nulle conviction religieuse pratiquaient ostensiblement le culte catholique pour obtenir les faveurs du pouvoir.
C'est ce qui arriverait encore aujourd'hui si, comme le voulait l'honorable M. d'Anethan en 1851, on n'admettait comme professeurs de l'enseignement moyen que des hommes pratiquant publiquement le culte catholique.
Dernièrement n'a-t-on pas reproché à M. le directeur de l'école vétérinaire le procédé indigne d'engager les élèves de l'établissement à satisfaire aux devoirs religieux par des motifs humains et purement intéressés ? En d'autres termes, au point de vue religieux, on engageait les élèves à la profanation de tout ce qu'il y a de sacré.
(page 1669) Je vous avoue qu'à mes yeux rien n'est plus contraire à la religion dont on usurpe le nom, rien ne dégrade davantage le caractère de l'homme, rien n'altère plus profondément la moralité des populations.
Laissez donc à l'homme la liberté pleine et entière. A ce prix seul, les actes religieux qu'il posera auront de la valeur ; à ce prix seul, ils seront méritoires. S'il est dans l'erreur, ramenez-le par la conviction, mais n'allez pas, sous la perspective de récompenses pécuniaires, sous la menace de nuire à ses intérêts matériels, le contraindre à une profession de foi qui n'est pas dans son cœur.
Au point de vue des conséquences que le projet doit avoir sous ce rapport, il m'est impossible de ne pas le repousser.
Messieurs, le personnel des hospices, des bureaux de bienfaisance, offre, à tous égards, les meilleures garanties. On voit siéger, dans les administrations, des hommes capables et d'une intégrité à toute épreuve, bien loin d'en être exclu, le prêtre y est d'ordinaire admis en vertu du droit d'élection conféré aux conseils communaux. Il est reçu avec empressement, à raison de la confiance que ses qualités et son caractère personnel inspirent.
Eh bien, au point de vue de la gestion des biens des pauvres, les anciennes institutions telles qu'elles ont fonctionné peuvent-elles, d'après les documents historiques, soutenir le parallèle avec les administrations de notre époque ?
Peut-on formuler contre l'ordre de choses né de la législation nouvelle les plaintes qu'a soulevées le régime qu'on prétend faire revivre ?
Ne changeons donc pas le régime qui a pour lui la sanction de l'expérience, pour le remplacer par un système que nos pères ont proscrit après en avoir reconnu les vices.
Que dire d'une nation qui, ayant d'excellentes institutions contre lesquelles on ne peut articuler aucun grief sérieux, s'imagine d'en créer de nouvelles qu'on a été forcé de supprimer, il y a soixante ans, à cause des graves abus auxquels elles donnaient lieu ?
Cela n'est vraiment pas raisonnable, et quant à moi, je laisse à la majorité l'honneur de sanctionner semblable mesure.
M. Dumortier. - Messieurs, dans le discours prononcé tout à l'heure par un honorable député de Bruxelles, vous avez dû être surpris d'une allusion singulièrement blessante pour celui qui a l'honneur de vous parler en ce moment.
M. Verhaegen. - Je n'ai rien dit qui vous fût personnel.
M. Dumortier. - L'honorable membre a été fureter dans les livres d'un auteur qu'il dit avoir écrit une histoire de Tournai en 200 volumes, il a été y chercher un abus où précisément le nom que je porte était mêlé et il a ajouté : « Voilà pourquoi certaines personnes attachent un si grand prix aux administrations spéciales. »
M. Verhaegen. - Non ! non !
M. Dumortier. - Si ce ne sont pas là vos paroles…
M. Verhaegen. - Je vous déclare qu'il n'y a rien dans ce que j'ai dit qui vous fût personnel.
M. Dumortier. - Si l'honorable membre peut trouver dans ma famille quelqu'un qui soit détenteur d'une fondation quelconque, je m'engage à l'instant même à payer cent fois la somme. (Interruption.) Alors il était fort inutile de venir citer précisément un exemple où mon nom se trouvait cité.
Je dis, messieurs, qu'une pareille conduite est indigne du parlement. Si j'avais voulu, moi, prendre à partie l'honorable membre, la chose m'eût été facile ; j'ai cité les paroles du frère Bourlard, et à côté se trouvaient des paroles non moins fortes de l'honorable membre ; eh bien, par respect pour mes collègues, ma bouche s'est fermée. Voilà comment on doit se conduire dans un parlement. L'honorable membre, au contraire, a donné à entendre que je viendrais ici avec des intentions mauvaises défendre les administrations spéciales, avec l'intention de détenir le bien des pauvres.
Je dis qu'une pareille chose est indigne d'un parlement, qu’il n'y a pas d'expressions assez fortes pour la flétrir. Je dis que c'est faire tomber le parlement belge au dernier degré d'anéantissement.(Interruption.) Avec les explications qui ont été données, chacun a pu s'y tromper. Je dois à moi-même, je dois à mon pays, je dois à la position que j'occupe de repousser de pareilles insinuations et je les repousse de toute l'indignation de mon âme, de toute la conviction de ma conscience.
M. Verhaegen. - Messieurs, réellement je ne comprends pas l'honorable M. Dumortier. Il n'a pas entendu les paroles que j'ai prononcées. Je laisse toute la Chambre juge de ce que j'ai dit de l'histoire de Tournai et du passage que j'ai cité, je n'ai pas fait un mot d'allusion ni à l'honorable M. Dumortier ni à aucun membre de sa famille. (Interruption.) Puis-je faire autrement que de citer les faits tels qu'ils se trouvent décrits ?
Du reste, messieurs, c'est combattre des moulins à vent et il n'est réellement pas nécessaire que j'insiste.
M. Orts. - L'honorable ministre de la justice a bien voulu répondre à quelques questions qui lui avaient été adressées par d'honorables amis et moi.
Avant de voter en principe les administrateurs spéciaux sous la garantie de la promesse faite par le gouvernement que ces administrateurs seraient soumis à un contrôle, lequel contrôle consiste dans l'envoi des comptes en vertu d'une disposition de la loi proposée, avant de proclamer ce principe sous la caution de cette garantie, je demande que M. le ministre veuille bien répondre si, dans les circonstances que j'ai citées, et où le gouvernement se trouve en face d'établissements religieux, il peut obtenir de ces établissements les comptes que la loi les oblige à fournir, ainsi que l'accomplissement d'autres garanties que la loi leur impose ?
Ainsi pour les congrégations hospitalières qui ont obtenu la personnification civile, deux précautions sont exigées comme garantie des familles et comme contrôle ; les hospitalières doivent, pour entrer dans la congrégation, fournir à l'autorité civile la preuve qu'elles ont obtenu de leur famille le même consentement qui est exigé pour contracter mariage. Elles doivent de plus, aux termes de la loi, présenter à la société une deuxième garantie qui consiste à aller librement, devant l'officier de l'état civil, affirmer qu'elles veulent faire partie de la congrégation.
Cela est prescrit par les articles 7 et 8 du décret du 18 février 1809 ; ces articles 7 et 8 sont-ils exécutés par les congrégations hospitalières, ayant obtenu, en Belgique, la personnification civile ? Je dis d'avance, que depuis 1830 ils n'ont plus été exécutés. Ils l'étaient sous le roi Guillaume.
Pour assurer le contrôle de ces établissements, l'article 15 du même décret exige qu'ils envoient annuellement leurs comptes au ministère de la justice.
Cet article n'impose pas même au gouvernement l'obligation de réclamer ces comptes, il faut qu'ils lui soient envoyés. Ils sont la condition de la personnification civile. Je demande à M. le ministre de la justice si les comptes que l'article 15 du décret de 1809 oblige les congrégations hospitalières d'envoyer au gouvernement sont réellement envoyée J'annonce à la Chambre qu'ils ne le sont pas.
Pour éviter l'accumulation d'une trop grande quantité de biens par d'autres établissements qui sont à la fois.....la loi a donné au gouvernement un bien autre contrôle que celui qu'il se réserve par le projet actuel.
L'arrêté royal du 7 janvier 1834, contresigné par l'honorable M. Rogier, a accordé aux fabriques d'église le droit de mettre la main sur tous les biens celés d'origine religieuse qu'elles pourraient découvrir. Auparavant elles devaient se munir chaque fois d'une autorisation spéciale du gouvernement, de cette façon le gouvernement savait qu'elles acquéraient ; on leur donne une autorisation générale, mais on leur dit ; Je veux cependant savoir, moi gouvernement civil, combien vous allez ainsi acquérir de propriétés et j'exige, à cet effet, que vous m'envoyiez tous les six mois un état des biens, dit l'arrêté royal, que chaque fabrique d'église a acquis de cette manière.
Je demande si, depuis le 7 janvier 1834, le département de la justice a reçu beaucoup d'états de biens de cette nature.
Aux termes de l'article 80 du décret du 6 novembre 1813, M. le ministre de la justice doit recevoir les comptes des séminaires ; je demande à M. le ministre de la justice si les comptes des séminaires lui sont envoyés.
Je demande si M. le ministre reçoit également les comptes d'administration des biens des chapitres cathédraux et collégiaux, conformément à l'article 59 du même décret du 6 novembre 1813.
Maintenant si ces prescriptions ne sont pas exécutées, je demande si M. le ministre de la justice ou ses prédécesseurs ont pris quelques mesures pour réclamer l'exécution de ces obligations légales. Je suis intimement convaincu que les prédécesseurs de M. le ministre de la justice, quelle que soit leur nuance politique, ont fait quelque chose ; je ne serais pas même étonné d'apprendre que M. le ministre de la justice, surtout depuis qu'il est question de la loi actuelle, a fait également quelque chose ; mais je voudrais savoir si l'on a obéi.
Je demande donc si le gouvernement, à une époque quelconque, a fait des démarches, pourquoi elles n'ont pas abouti.
Je termine par une dernière question.
Aux termes de l'article 65 du même décret du 6 novembre 1813 le gouvernement a le droit et par conséquent, le devoir de nommer les trésoriers des séminaires. Je demande à M. le ministre de la justice combien de trésoriers de séminaires il nomme en Belgique.
La réponse du gouvernement me fera connaître si vis-à-vis des établissements religieux, quand la loi commande, elle est obéie.
- La suite de la discussion est remise à demain.
La séance est levée à quatre heures et demie.