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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 22 mai 1857

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)

(Présidence de M. Delehaye.)

Appel nominal et lecture du procès verbal

(page 1635) M. Tack procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Crombez donne lecture du procès-verbal de la séance de mercredi ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Tack présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Communaut demande que les personnes qui vendent des objets de piété soient soumis à un droit de patente. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants et propriétaires à Gheel prient la Chambre d'allouer au département des travaux publics le crédit demandé pour l'amélioration de la Grande-Nèthe. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi concernant ce crédit.


« Le sieur Schockeel présente des observations relatives au rapport sur le projet de loi concernant la pharmacopée officielle et demande que la législature se prononce sur l'interprétation à donner à l'article 6 de la loi du 12 mars 1818. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Le sieur Kina, maître-maçon, à Grammont, réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir une révision de compte avec les entrepreneurs du chemin de fer de Dendre-et-Waes.»

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Logé demande qu'il soit mis fin à un abus dont il se dit l'objet. »

- Même renvoi.

Rapports sur des pétitions

M. Vander Donckt, rapporteur. - « Par pétition datée d'Ouffet, l'administration communale et des habitants d’Ouffet prient la Chambre d'allouer au département des travaux publics un crédit pour améliorer le service de la poste dans l'arrondissement de Huy, et demandent l'établissement d'un bureau de perception dans l'une des communes sur la route de Huy à Hamoir et un bureau de distribution dans cette dernière commune. »

« Même demande d'habitants de Warzée, Hamoir et Seny. »

Messieurs, le but des pétitionnaires est surtout motvé sur l'établissement du chemin de fer, de Liège à Namur, par suite de l'établissement de ce chemin de fer, les correspondances pour ces communes ont été complètement bouleversées, et ils demandent que le gouvernement prenne des mesures pour leur faciliter les relations avec les principales localités qui les environnent.

Votre commission a l'honneur de vous proposer le renvoi de ces pétitions à M. le ministre des travaux publics.

- Ces conclusions sont adoptées.


M. Vander Donckt, rapporteur. - « Par pétition datée de Bruges, le 11 mai 1857, le conseil communal de Bruges demande des modifications aux heures de départ des convois d'Ostende et de Gand, de manière à établir une coïncidence directe entre les arrivées cl les départs.

Les pétitionnaires protestent contre la manière dont sont réglés les convois sur la ligne de Dendre-et-Waes Les localités de la Flandre orientale et de la Flandre occidentale espéraient pouvoir profiter de l'établissement de ce réseau, et par les mesures que l'administration prend, elles n'en profitent rien ; cette ligne devient plutôt pour eux un embarras et une entrave.

Par ces motifs, votre commission conclut au renvoi de cette pétition à M. le ministre des travaux publics.

M. Coppieters 't Wallant. - Messieurs, j'adhère complètement aux observations qui viennent de vous être présentées par l'honorable rapporteur concernant la pétition du conseil communal de Bruges. A voir la manière dont le service est organisé sur la ligne directe de Gand à Bruxelles, on serait tenté de croire que la législature s'est étrangement trompée lorsqu'on concédant ce chemin, elle a cru faire chose utile au pays tout entier. Il semblerait, je l'ai déjà dit, que l'administration du chemin de fer considère cette voie de communication comme uniquement destinée à faciliter les communications, entre Gand et la capitale et les localités intermédiaires. Comment en effet expliquer autrement l'espèce de négligence, je dirais presque de mauvais vouloir qu'elle met à organiser des convois qui soient en communication directe avec la ligne de Bruges et d'Ostende ?

Une organisation des convois, plus utile aux localités des Flandres, serait-elle difficile à établir, serait-elle onéreuse au trésor ? Aucunement. J'ai l'intime conviction que si l'exploitation de ce chemin de fer avait été abandonnée à une société particulière, déjà depuis longtemps on aurait organisé des convois qui eussent permis aux voyageurs venant de la Flandre, de se rendre directement à Bruxelles par la voie d'Alost et de retourner rapidement chez eux par la même voie.

Depuis longtemps nous avons formulé des plaintes dans cette enceinte contre la vicieuse organisation des convois ; depuis longtemps l'honorable ministre des travaux publics en a reconnu le fondement et je dois ajouter qu'il s'est engagé à faire droit à nos réclamations. Peut-être M. le ministre, puisqu'il est présent, voudra-t-il bien nous faire connaître quels sont les obstacles qui ont empêché jusqu'à présent la réalisation de cette promesse, et quand nous pouvons espérer que l'état des choses contre lequel nous réclamons, finira enfin.

M. Van Iseghem. - J'appuie les observations présentées par notre honorable collègue M. Coppieters. Je crois aussi qu'il faut faire profiter un peu plus les habitants de la Flandre occidentale de la nouvelle voie di communication entre Gand et Bruxelles par Alost.

Le conseil communal de la ville de Bruges exprime le désir que le premier convoi parte d'Ostende avant six heures du matin. Je crains que cette mesure ne présente quelques inconvénients, non seulement pour les habitants d'Ostende, mais aussi pour ceux des communes voisines qui doivent faire quelques lieues pour se rendre à la station d'Ostende et aux stations intermédiaires.

Pourquoi donc, quand les convois d'Ostende arrivent à Gand, l'administration ne fait-elle pas partir immédiatement un convoi par Alost à Bruxelles, si le convoi d’Ostende est en destination de l'Allemagne ou d'Anvers ? Cela doit être possible surtout que pendant la journée des convois partent de Gand et qui ne sont pas en communication avec la ligne d'Osende ; on n'aurait donc qu'à mettre en rapport, les heures d'arrivée et de départ à Gand afin de donner satisfaction aux intérêts légitimes d'Ostende, de Bruges et des nombreuses localités environnantes.

M. Sinave. - J'appuie les observations des honorables membres. La Flandre occidentale ne profite nullement de l'établissement du chemin de fer de Gand à Bruxelles par Alost, parce que les convois des autres lignes ne sont pas en coïncidence avec ceux de cette voie. Or il faut que le vœu de la loi soit rempli, et le chemin de fer doit profiter à tous les habitants du pays. La ligne de Dendre-et-Waes a été expressément créée pour favoriser les relations directes des Flandres avec la capitale.

M. le ministre a fait observer qu'il était difficile de prendre des mesures efficaces et immédiates, qu'il en résulterait peut-être quelques frais. Mais ce n'est pas là un motif ; si l'on veut se donner la peine d’examiner la question, on trouvera bien le moyen de régulariser ce service.

M. le ministre des travaux publics (M. Dumon). - D'après le libellé de la pétition, j'étais loin de m'attendre à voir la discussion porter sur le point dont il s'agit. Je croyais, en effet, qu'il s'agissait des heures d'arrivée des convois dans la station de Bruges. La Chambre ne sera donc pas étonnée si je ne suis pas à même de répondre à fond aux observations qui ont été présentées par l'honorable M. Sinave.

Je ne puis que répéter ce que j'ai eu l’honneur de dire à la Chambre, que par les deux voies qui vont de Bruxelles à Gand, il y a sept convois, que ceux par la ligne de Termonde sont nécessaires pour assurer la coïncidence des lignes de l'est avec la ligue de l'ouest ; que les relations directes demandées par les honorables membres ne peuvent être créées qu'au moyen de trains nouveaux et que j’attendrai l'époque de l'organisation du service d'été qui répond à l'augmentation du nombre des voyageurs, et qui s'ouvre au 15 juin, pour faire droit, dans la mesure du possible, aux demandes des honorables préopinants.

M. Coppieters 't Wallant. - J'espère que cette fois M. le ministre fera en sorte que sa promesse soit tenue. Car je dois répéter que depuis plus de six mois M. le ministre a reconnu nos réclamations comme fondées et a promis d'y faire droit. On a apporté, le 1er de ce mois, des modifications aux heures de départ de quelques convois ; si on l'avait voulu, on aurait pu y apporter en même temps les modifications que nous demandons.

- Les conclusions de la commission sont adoptées.


M. Vander Donckt, rapporteur. - « Par pétition datée de Lierre, le 13 mai 1857, le sieur Van der Wee-Torfs se plaint de ce que le gouvernement n'a pas suivi l'avis de la dépuration permanente du conseil provincial d'Anvers, qui a proposé de réduire de 20 p. c., en faveur des héritiers du sang, le legs de charité de la dame Bogaerts-Torfs. »

Le pétitionnaire fait remarquer que la députation permanente a proposé de réduire de 20 p. c. la donation aux hospices.

Il dit qu'il a six enfants, qui seront prives de la succession de leur tante parce que cette tante a disposé de la totalité de ses biens en faveur des hospices.

Votre commission, messieurs, conclut au dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif aux établissements de bienfaisance, et le renvoi a M. le ministre de la justice.

- Ces conclusions sont adoptées.

Ordre des travaux de la chambre

M. de Lexhy (pour une motion d’ordre). - Messieurs, des élections pour les conseils provinciaux doivent avoir lieu lundi prochain dans plusieurs provinces du royaume, notamment dans celle de Liège où il s’agit de pourvoir au remplacement de l'honorable M. Neef et au mien.

(page 1636) Je crois que beaucoup de membres de cette Chambre seraient très désireux de se rendre dans leurs cantons respectifs à l'effet d'y exercer leurs droits politiques. J'ai donc l'honneur de proposer à la Chambré de ne pas tenir séance lundi prochain.

M. le ministre des finances (M. Mercier). - Je pense que les honorables membres qui désirent assister aux élections provinciales pourront facilement se rendre à la réunion de lundi prochain, qui ne commence qu'à 2 heures et que l'on pourrait même n'ouvrir qu'à 3 heures. C'est ce que je me propose de faire moi-même.

M. Vander Donckt. - Pour donner satisfaction à l'honorable préopinant, on pourrait décider que dans la séance de lundi on ne votera pas.

- Des membres. - Vous ne serez pas en nombre.

M. de Baillet-Latour. - Il me semble qu'on pourrait mettre à l'ordre du jour de lundi le traité avec le royaume des Deux-Siciles. M. le ministre des affaires étrangères est sans doute prêt pour la discussion.

- Un membre. - Si on n'est pas en nombre... !

M. de Lexhy. - Nous sommes tous intéressés à assister à tous les débats du projet de loi qui nous est soumis.

Si l'on voulait donc absolument tenir séance, on pourrait mettre à l'ordre du jour des pétitions sans grande importance ; de cette manière, on faciliterait, pour un certain nombre d'entre nous, l'accomplissement d'un devoir civique et du devoir impérieux que nous avons d'assister à la grave discussion qui nous occupe.

M. Deliége. - Il me semble, messieurs, qu'il serait très fâcheux que, pour une discussion de cette importance, la Chambre ne fût pas en nombre, et c'est ce qui arriverait probablement lundi, jour fixé pour des élections provinciales. On pourrait, comme l'honorable ministre des finances le disait tout à l'heure, fixer la séance à 3 heures ; mais alors il faudrait retarder les convois. Cependant il est des localités comme Liège, par exemple, où. il pourrait y avoir un scrutin de ballotage, qui serait fixé à 2 ou 3 heures, et alors il serait tout à fait impossible aux députés de ces localités, de se rendre à la séance.

Je demande qu'il n'y ait pas de séance lundi.

M. Dumortier. - En vérité il serait trop fort de ne pas avoir séance lundi. Avant-hier c'est à peine si nous sommes restés réunis pendant une heure ; hier il n'y a pas eu séance, dimanche il n'y en aura pas et l'on voudrait que lundi encore il n'y en eût point ! Je demande si cela est raisonnable.

Il est vrai qu'il y a dans certains cantons de la Belgique des élections pour les conseils provinciaux, mais les membres qui voudront prendre part à ces élections pourront le faire sans inconvénient, du moment qu'on adopte la motion de M. Vander Donckt et qu'on décide qu'il n'y aura pas de vote lundi.

M. de Lexhy. - Je n'insiste pas sur ma proposition. Je me rallie à celle de l’honorable M. Vander Donckt ; cet honorable membre demande qu'il y ait séance lundi, mais qu'il n'y ait pas de vote ce jour-là.

- La proposition de M. Vander Donckt est mise aux voix et adoptée.

Il est donc décidé qu'il n'y aura pas de vote lundi prochain.

Projet de loi relatif aux établissements de bienfaisance

Discussion des articles

Articles 71 et 78

M. le président. - D'après la décision prise par la Chambre dans la séance de samedi dernier, la discussion s'ouvre d'abord et simultanément sur les articles 71 et 78 ; ces articles sont ainsi conçus :

« Art. 71, Les fondations sont autorisées par le Roi sur la délibération de la commission administrative du bureau de bienfaisance et sur l'avis tant du conseil communal que de la députation permanente.

« Elles sont, après l'autorisation du Roi, acceptées par le bureau de bienfaisance. »

« Art. 78. Les fondateurs peuvent réserver, pour eux-mêmes ou pour des tiers, l'administration de leurs fondations, ou instituer comme administrateurs spéciaux les membres de leur famille, à titre héréditaire, ou les titulaires qui occuperont successivement des fonctions déterminées, soit civiles, soit ecclésiastiques.

« Ils peuvent subordonner le régime intérieur des établissements et des œuvres de bienfaisance qu'ils fondent à des règles spéciales, mais sans déroger aux dispositions du présent titre. »

A l'article 71 se rattache l'amendement présenté par M. de Steenhault.

Cet amendement est ainsi conçu :

« Tout établissement indépendant, régi par une administration spéciale complète, devra être autorisé par une loi. »

Cet amendement fait partie de la discussion. La parole est à M. Vermeire.

M. Vermeire. - Messieurs, les longs et solennels débats dont retentit le parlement depuis plus d'un mois, l'importance de la question que nous discutons, m'ont engagé à venir, à mon tour, expliquer devant vous, messieurs, et devant le pays les motifs qui m'engagent à donner un vote approbatif au projet de loi sur la bienfaisance publique.

Avant de prendre cette résolution, je me suis posé les deux questions que voici :

1° Les modifications introduites par le projet de loi, sont-elles en harmonie avec nos institutions constitutionnelles ?

2° Quelle sera l'influence que ces modifications exerceront sur l'avenir ? Ces modifications seront-elles utiles ou nuisibles aux intérêts sociaux pris dans leur ensemble ?

Dans la discussion générale, les opposants au projet de loi se sont surtout appuyés sur cette considération que, sous l'ancien régime, la multiplicité, l'indépendance et la diversité des établissements charitables avaient été la cause de leur décadence. Cette considération n'est pas neuve ; elle a été présentée en France, lors de la nationalisation du patrimoine des pauvres, alors que, en compensation de cette mesure, le gouvernement a pris à sa charge le soulagement de toutes les informes. Ce principe socialiste créa l'assistance nationale, fit naître le droit au travail et ruina la charité individuelle. Aussi, ce système dont on ne tarda guère de constater toutes les défectuosités, fut bientôt condamné par l'opinion publique et amena le système de l'an V, qui étendit les droits de la charité individuelle.

Cette obligation imposée au gouvernement de soulager toutes les infortunes avait pour conséquence la création des ateliers nationaux. Quel en fut le résultat désastreux, je n'ai pas besoin de le démontrer. Ce résultat, lors de la première révolution, fut le même que celui que nous avons constaté en 1848, c'est-à-dire que, au lieu d'améliorer la situation dans son ensemble, il n'a fait que l'empirer.

Ce résultat a encore été négatif lors de l'intervention du gouvernement belge dans le domaine du travail, au moyen de subsides ou d'autres avantages accordés à des individus. Si, momentanément, et, dans des limites très restreintes, cette intervention a pu faire quelque bien accidentel : admise comme mesure générale, elle donne lieu aux plus graves abus et détruit l'égalité des conditions de travail entre les producteurs d'objets similaires.

Cette opinion, messieurs, je l'avais déjà énoncée dans la séance de la Chambre du 4 mars 1857. L'auteur de la mainmorte s'en est emparé comme de beaucoup d'autres pour combattre le projet de loi en discussion. Voici ce que je disais à propos d'un subside sollicité par le gouvernement en faveur de l'industrie linière :

« Il n'en est pas moins vrai que tout subside accordé à une industrie, au détriment d'une autre industrie, brise l'équilibre qui a existé entre elles et entrave l'industrie privée. »

Cette concurrence ruineuse pour l'industrie privée, que l'honorable auteur de la mainmorte croit découvrir dans le projet de loi dont nous nous occupons, ne s'y trouve pas, parce que ces industries éventuelles créées par l'intérêt privé rentreront dans le cadre d'autres industries privées, opéreront au moyen de leurs propres fonds et ne prendront point les ressources de tous pour en faire cadeau à quelques-uns seulement.

Ce ne seront point ces établissements qui feront des concurrences ruineuses à l'industrie privée. Des sociétés anonymes, autres mainmortes, puissantes par leurs capitaux, irresponsables devant le public, souvent même devant leurs propres actionnaires, sont bien plus à craindre ; et cependant, l'industrie privée soutient favorablement la lutte. Pourquoi ? Parce que le travail individuel, profilant exclusivement à celui qui le produit, est un aiguillon qui pousse à l'économie, à la bonne gestion, à la perfection, et, conséquemment, donne des résultats plus avantageux que le travail du concurrent anonyme, qui, ne sentant point ce besoin d'amélioration incessante, continue souvent à marcher dans le sentier bourbeux d'une routine ruineuse. Lorsque des orateurs qui défendent le projet de loi émettent l’opinion que le système de liberté est préférable au système restrictif centralisateur de l'an V, que répond-on ? « Erreur économique ». Pour moi, messieurs, je l'avoue, je ne comprends pas comment il serait possible qu'un principe vrai, immuable, constituât le bien et le mal en même temps. Je croyais qu'un pareil principe était un, indivisible, qu'un bon principe ne peut produire que le bien, et que le mal ne peut-être que la conséquence d'un mauvais principe. Je ne saurais m'expliquer comment la main de l'Etat, inhabile et inefficace en fait d'intérêts matériels, puisse devenir, seule, habile et protectrice quand il s'agit d'intérêts moraux, d'intérêts de bienfaisance. Je ne trouve pas le moyen de concilier ces deux termes qui me paraissent s'exclure réciproquement.

Mais, nous dit-on, la mainmorte, amortissant les propriétés, les rend improductives. «Si, ajoute-on encore, un pareil principe devait prévaloir, la terre deviendrait bientôt stérile au point de ne pouvoir nourrir ceux qui l'arrosent de leurs sueurs par un travail dur et pénible. » Et quand on se livre à des exagérations pareilles, on oublie que la mainmorte, dans la société moderne, existe à un degré plus prononcé, peut-être, qu'à l'époque à laquelle, dans le cours de cette discussion, on a fait si souvent allusion. En effet, toutes les sociétés anonymes ayant pour but la création d'industries, telles que celles de la production des sucres indigènes, la culture des plantes industrielles, le creusement des canaux, la construction de nombreuses routes pavées et ferrées qui sillonnent notre beau pays, n'ont-elles pas enlevé à la culture des céréales et d'autres denrées alimentaires plus de terre que la mainmorte d'autrefois telle qu'on nous la dépeint ? Quel est l'inconvénient qui en est résulté ? Je le cherche en vain, je ne le trouve nulle part. Et parce que, dans des limites forts restreintes pour ne pas dire nulles, (page 1637) quelques capitaux seront employés à l'amélioration des classes pauvres et indigentes, on crie à la spoliation, on fait apparaître cette mainmorte accaparant tout, mangeant le pain du pauvre, avalant la boisson du pauvre, s'appropriant le bien du pauvre ! Une pareille appréciation du projet de loi est-elle juste, est-elle équitable ? Je n'ai besoin que de poser cette question pour la résoudre, immédiatement, dans un sens négatif.

Les bureaux de bienfaisance, ainsi que les commissions des hospices, tels qu'ils sont institués actuellement, suffisent-ils aux besoins nombreux des classes indigentes, besoins qui se révèlent plus pressants à mesure que l'équilibre entre le salaire et le prix des subsistances s'écarte davantage ? Evidemment non. La crise alimentaire de 1846-1847, la crise financière de la fin de cette dernière année, la crise politique de 1848, justifient cette réponse négative. Si le cercle de ces institutions de charité est trop étroit, pourquoi ne pas l'élargir par des moyens moraux, religieux, ayant pour base, le bien, la liberté ? Et quand je dis la liberté, je me hâte d'ajouter que je ne comprends point de liberté sans responsabilité ; car si on sépare l'une de l'autre, toutes les deux disparaissent pour ne laisser subsister à leur place que la licence. Or, autant je déteste la licence, autant j'aime la liberté, la libellé libre, la liberté vraie, la liberté accompagnée de la responsabilité la plus rigoureuse.

Le projet de loi, messieurs, prescrit-il cette responsabilité réelle, rigoureuse, sans laquelle la liberté de la charité ne saurait exister ? Avant de répondre à cette question, établissons bien quelles en doivent être les conditions.

Quand j'examine le livre de la mainmorte, je crois, d'après cette publication, pouvoir résumer de la manière suivante ces conditions :

1° Parfaite régularité de la comptabilité.

2° Rentrée régulière des revenus.

3° Apuration des comptes en temps utile.

4° Nombre d'employés limité aux besoins de l'œuvre charitable.

5° Contrôle sévère sur les actes des administrateurs.

6° Répartition intelligente des secours.

7° Peines répressives contre les administrateurs infidèles ou inintelligents.

L'article 87, en rendant les règles, prescrites pour la gestion des fondations charitables, communes à celles qui sont adoptées pour l'administration et la conservation des biens des hospices et des bureaux de bienfaisance, répond, d'une manière satisfaisante, aux trois premières questions, à savoir : la régularité de la comptabilité, la rentrée des revenus, l'apuration des comptes.

L'article 88, soumettant les budgets et les comptes à l'approbation du conseil communal, ou à celle de la députation permanente pour les communes placées sous les attributions des commissaires d'arrondissement, après que ceux-ci auront été examinés par le conseil communal ; l'article 91, soumettant les établissements de bienfaisance à l'inspection d'un agent du gouvernement ; et l'article 92, comminant des peines sévères contre les administrateurs, collateurs, distributeurs spéciaux ou receveurs qui testeront en défaut de présenter leurs comptes en temps utile, me paraissent offrir toutes les garanties désirables.

L’article 93, enfin, déterminant les cas de révocation, contre les administrateurs, collateurs ou distributeurs spéciaux, sanctionne les mesures d'une bonne administration.

Ainsi, quand, d'une part, toutes les mesures légales, garantissant la bonne gestion et la bonne administration des biens qui appartiennent aux hospices et aux bureaux de bienfaisance sont reconnues suffisantes, comment peuvent-elles devenir insuffisantes lorsqu'elles seront appliquées aux œuvres de bienfaisance déterminées dans le chapitre II du projet de loi ?

De ces diverses considérations résulte, pour moi, cette vérité que toutes les garanties que l'on peut raisonnablement exiger en pareille matière, sont renfermées dans les mesures prescrites par le projet de loi, et que les questions posées au début de mon discours me semblent devoir dire résolues affirmativement ; à savoir : que toutes les modifications introduites dans la projet de loi sont en harmonie avec nos institutions constitutionnelles et que ces modifications exerceront, à l'avenir, une heureuse influence sur les intérêts sociaux engagés dans ce débat.

Les honorables adversaires du projet de loi ont, surtout, dirige leurs attaques contre le clergé catholique. Je n'ai point reçu mission de le défendre à cette tribune. - Je n'oserais m'en charger parce que je reconnais mon insuffisance à le faire. - Je ne puis, cependant, m'empêcher de citer, en réponse à ces accusations vagues, indéterminées, dépourvues de toute preuve, les paroles si remarquables de la préface du livre intitulé : Etudes historiques et critiques sur les monts de-piété en Belgique, publiées en 1844, par mon honorable ami, M. le ministre de l'intérieur.

« Ce que je demande, dit l'auteur, au nom de ces souffrances (…), c'est qu'on ne se contente plus de leur vouer de chaudes sympathies ; c'est qu'on rentre dans les traditions d'une charité franchement chrétienne ; c'est que les intérêts les plus chers de l'humanité ne soient plus sacrifiés à un étroit et jaloux esprit d'exclusion.

« Non pas que l'on songe le moins du monde à ressusciter le passé, et à provoquer le rétablissement de l'ancienne organisation ecclésiastique de la bienfaisance. Il faut admettre et respecter les transformations subies par la société européenne ; mais aussi il faut savoir faire la part des préjugés, et déposer enfin cette défiance contre l'Eglise, legs d'une époque de réaction, véritable anachronisme aujourd'hui...

« Le clergé belge qui, depuis 1830, a si noblement usé des libertés consacrées par notre Constitution, a montré dans toutes les circonstances qu'il connaît les besoins du siècle, qu'il sympathise avec les souffrances du peuple, qu'il prend au sérieux sa mission de dévouement. »

Ces idées élevées, jetées dans l'espace comme des semences que le vent emporte, ont fructifié et ont été recueillies par le clergé belge. Dans les pénibles épreuves auxquelles la Providence nous a soumis, quelques années plus tard, le clergé belge a rempli cet engagement pris en son nom, par l'honorable ministre de l'intérieur, et il a montré de nouveau, que le courage ne lui fait jamais défaut, quand il s'agit d'inspirer la confiance, de prodiguer le dévouement. Il n'a pas craint, comme le disait, quelques années plus tôt mon honorable ami M. Dedecker, de respirer « l'atmosphère du prolétariat : d'en sonder les mystères et d'en analyser les larmes ; et, bientôt, il a possédé le secret de sa réhabilitation sociale. »

Nos honorables adversaires, l'honorable M. Rogier en tête, n'ont-ils pas rendu hommage aux services éminents rendus par le clergé dans tes temps difficiles ! Cet hommage bien mérité était sur les lèvres de tous. L'auteur du Répertoire de l'administration et du droit administratif de la Belgique, M. F. Tielemans, lui rend aussi la plus éclatante justice. Voici comment il s'explique à l'égard du clergé, à la page 591 du tome VIII de ce Répertoire.

Après avoir constaté la perte, dans les Flandres, de l'industrie linière, les maladies, les récoltes manquées ou perdues qui avaient aggravé la misère publique ; après avoir établi que les ressources des communes, des provinces et de l'Etat étaient insuffisantes, il dit que la charité inépuisable des particuliers a abrégé les privations et les souffrances ; puis il ajoute ; « Le clergé comprit et remplit les devoirs que cette situation imposait à son dévouement : Il prêcha la charité ;... il institua de nouvelles œuvres sous l'invocation des saints les plus célèbres ; il recueillit des souscriptions et des aumônes ; il organisa la visite des pauvres et la distribution des secours à domicile ; il ouvrit des refuges, des ateliers el des hôpitaux. Il se montra digne enfin de Celui qui a donné sa vie pour le salut du monde. Nous ne prétendons pas l'en louer : la récompense d'un tel dévouement est ailleurs, et nous ne faisons que le constater ici pour l'exemple de la postérité. »

Ces paroles, messieurs, dans la bouche d'un écrivain peu favorable au projet de loi que nous discutons, venge suffisamment ce même clergé des attaques violentes auxquelles il a été en butte de la part d'honorables adversaires du projet de loi.

Et ces sœurs de charité dont le dévouement n'a d'égal que la religion qui l'inspire ; elles qui se trouvent partout où il y a une misère à soulager ; que l'on rencontre sur le champ de bataille comme dans les lieux que l'épidémie empoisonne ; au lit du malade comme au chevet du pauvre moribond ; rendant partout les mêmes services de dévouement et d'abnégation, distribuant partout les mêmes consolations ; doivent-elles encore être justifiées du reproche, du blâme sévère que l'on s'est plu à déverser sur leur noble conduite ? Oh ! non, messieurs, ce serait ternir leur mérite que d'oser seulement le tirer en doute.

Je voterai donc en faveur du projet de loi, parce que, comme l'a fort bien dit, à mon avis, l'honorable ministre de l'intérieur, dans la séance du 11 mai, ce projet admet des fondations libres à côté de la bienfaisance publique ; parce qu'il a été reconnu que bien souvent la bienfaisance officielle est insuffisante dans ses ressources, incomplète dans ses moyens d'action ; parce que la loi, ainsi que je crois l'avoir démontré, offre toutes les garanties désirables contre le gaspillage du bien des pauvres, patrimoine sacré s'il en fut jamais ; parce que, enfin, par les mesures de conservation qu'elle consacre, la loi assure la bonne gestion, l'administration intègre, l'emploi intelligent des secours à répartir ; et que, conséquemment, elle ne peut exercer qu'une influence salutaire sur les conditions d'existence des classes indigentes, et contribuer efficacement à la moralisation et à la prospérité de toute la société.

J'ai dit.

M. Mascart. - Messieurs, les motifs développés dans la discussion générale par d'honorables amis de la gauche me feront voter contre la loi entière, parce que je ne veux pas du rétablissement de la mainmorte au profit des corporations religieuses qui existent en Belgique et dont le nombre sera bientôt double ; mais à part cette raison principale qui dictera mon vote, des raisons particulières me décideraient encore à repousser les articles 71, 73 et 78 de la loi.

Assurément si on était venu nous proposer font crûment le rétablissement de la mainmorte au profit des corporations religieuses, on eût commis une maladresse dont sont incapables des hommes connus de tout temps par leur habileté. La position ne pouvait être prise de front et drapeau déployé ; on arrive au but par un détour ; l'on obtient la chose tout en en cachant le nom, qui, prononcé ouvertement, pourrait compromettre l’œuvre dans l'état où les esprits sont encore aujourd'hui.

Le comble de la finesse et de l'habileté de la part des auteurs patents ou plus ou moins cachés du projet, est de reconstituer la mainmorte sous le couvert des établissements publics, des bureaux de bienfaisance, et avec le concours des conseils communaux. Grâce à la combinaison savante des articles 71 et 73 du projet, tout l’odieux de la chose (page 1638) retombera sur les pouvoirs laïques. Exemple : sous prétexte d'enseignement gratuit, une congrégation est établie dans une commune et il faut la doter, ce qui a lieu par la création d'une fondation ; à l'instigation de pourvoyeurs de couvents, quelque vieille fille, longtemps préparée à l'avance comme on soigne un champ pour une récolte future, laisse par testament, au profit du couvent, une succession que devraient recueillir 10 ou 20 collatéraux. A qui s'adresseront les héritiers évincés ? Au bureau de bienfaisance d'abord, au conseil communal ensuite, ainsi l'indique l'article 71. On ne pourrait pas s'adresser à d'autres, car la main mystérieuse qui a fait agir, on peut bien la deviner, mais la saisir efficacement, non.

Quant à 'établissement avantagé, il n'a nul besoin de bouger ; la proie est saisie, elle lui arrivera.

Le bureau de bienfaisance et le conseil communal, devront au contraire, agir à front découvert. C'est auprès d'eux que les héritiers réclameront ; s'ils refusent d'accepter ou s'ils donnent un avis défavorable, on excitera les pauvres contre eux, on les représentera comme hostiles aux malheureux ; s’ils acceptent les legs, ou s'ils se montrent favorables à la fondation, ils auront autant d'ennemis qu'il y aura d'héritiers lésés.

Voilà la position dans laquelle on placera les administrateurs laïques des biens des pauvres et cela pour doter des établissements dont les pauvres profiteront peu. C'est l'éternelle histoire de Bertrand et de Raton. Quoi qu'il arrive, tout l'odieux des captations retombera donc sur les institutions laïques.

Si le couvent était directement donataire, si l'acceptation avait lieu sans l'intervention du bureau de bienfaisance et du conseil communal, le couvent aurait au moins la responsabilité en même temps que les bénéfices ; c'est ce qu'on a voulu éviter, dans l'intérêt des congrégations, de peur de les compromettre.

L'intérêt des couvents est poussé si loin dans le projet de loi, que les auteurs, prévoyant des refus éclatants de la part des bureaux de bienfaisance, ont eu soin d'insérer à l'article 73 le moyen de vaincre toute résistance.

Les bureaux de bienfaisance n'ont pas la faculté de répudier les legs qui seraient faits au préjudice des familles et qui blesseraient la conscience publique ; l'acceptation peut leur être imposée d'office. Bon gré, mal gré, ils seront donataires de nom. Indépendamment de tous les autres dangers que le recèle, la loi proposée fait aux pouvoirs publics une position aussi ridicule que compromettante, elle n'est ni franche ni digne.

M. Tesch. - Messieurs, avant d'aborder l'examen des articles 71 et 78 qui sont plus spécialement en discussion, avant de développer les amendements que j’ai eu l'honneur de déposer sur le bureau, la Chambre me permettra de répondre en quelques mots à une accusation qui a été dirigée contre moi par l'honorable M. Dumortier.

L'honorable membre m'a reproché de vouloir le renversement de la Constitution, de demander le rappel de mon serment.

Je n'ai jamais attaqué et il n'est jamais entré dans mes intentions d'attaquer la Constitution ; mais j'ai attaqué l'abus que l'on en fait.

J'ai parlé de la Constitution, dans les rapports qu'elle a établi entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux ; j'ai dit que la part qui avait été faite au pouvoir civil était très mince et que celle qu'on avait faite au pouvoir civil était très mince et que celle qui avait faite à la puissance religieuse, était très large. Je le répète, et j'ajoute que dans mon opinion la Constitution n'est pas interprétée par le clergé dans le sens qui a présidé à sa rédaction.

On a donné au clergé l'indépendance la plus absolue ; on a consacré cette indépendance dans la Constitution en quelque sorte comme la conséquence du principe de la liberté des cultes, pour que le clergé puisse en pleine liberté developper le sens moral et religieux des populations.

Eh bien, ce n'est pas dans ce sens qu'on use de la liberté ; on use de la liberté au profit d'une domination politique ; on ne se préoccupe pas autant du salut des âmes qu'on se préoccupe du salut des élections.

Je disais qu'on a fait au pouvoir civil une part très peu large ; dans quel ordre d'idées s'est-on placé pour agir ainsi ? On a supposé que le pouvoir civil ne se trouverait jamais qu'en présence d'individualités, si je puis dire ainsi ; qu'elle ne se trouverait qu'en présence de citoyens, n'ayant d'autre influence dans le pays que celle que leur donnent leur fortune, leur position, leur honorabilité, leurs talents.

Mais en présence de qui se trouve aujourd'hui le pouvoir civil, la société laïque ? En présence d'une puissance complètement organisée, en présence d'une puissance aspirant à en revenir aux idées du moyen âge, à dominer l'Etat comme l’âme domine le corps, ayant un représentant dans chaque commune et son chef à l'étranger. Je dis que cette position est anormale, en dehors de la Constitution et qu'elle est un danger sérieux, permanent pour nos institutions ; et comme nos institutions forment la base la plus solide de notre nationalité, cette situation est un danger des plus redoutables pour notre existence comme nation.

Voilà mon opinion, et je répète que j'attaque, non la Constitution, mais l'abus qu'on fait de la Constitution contre la Constitution elle-même.

Maintenant, qu'il me soit permis de rechercher l'esprit des articles 71 et 78 que nous avons discutés. Si j'en crois M. Malou et quelques-uns de ses amis, la loi est rédigée, proposée en faveur de la liberté ; si j'en crois le ministre de la justice, elle est proposée en faveur de la charité ; si j'en crois M. le ministre des affaires étrangères, c'est en faveur de ce qu'il a appelé, par un étrange abus de mots ou par une singulière confusion d'idées, la décentralisation.

De la liberté il ne s'en agit aucunement dans ce débat ; j'en ai déjà dit les raisons. Par liberté, j'entends une liberté sérieuse, une liberté pratique ; je ne parle pas de cette liberté qui consiste en de vains mots.

Or de liberté pratique, je dis qu'il en existera beaucoup moins qu'aujourd'hui. Vous proclamez vous-mêmes que la charité religieuse, c'est-à-dire la charité faite par le prêtre, est la seule bonne ; or il est bien incontestable que le clergé sera complètement de votre avis sur ce projet, qu'il professera même, si possible, cette opinion à un plus haut degré que vous. Les donations, les libéralités se font le plus souvent au moment de la mort ; le clergé se trouve au lit des mourants ; avec la conviction que la charité exercée par lui, par son intermédiaire est la seule bonne, il laissera très peu de liberté aux mourants.

Vous aurez, d'un côté, l'opinion qu'a le clergé que la charité qu'il fait est la seule bonne, d'un autre côté, l'intérêt, l'esprit de caste engagé dans la question du mode d'administration de la libéralité, de la fondation à faire ; et de liberté, il n'y en aura plus du tout pour le donateur.

La charité, l'intérêt des pauvres n'est pas davantage engagée dans ce débat. S'il se fût exclusivement agi de charité, on ne se serait pas tant occupé de l'administration des biens, de leur location, du placement des fonds, etc., etc., choses qui n'ont rien de commun avec la charité proprement dite ; on aurait admis le clergé à titre de distributeur des aumônes, mais on ne leur aurait pas conféré l'administration complète, entière, des biens à l'exclusion du bureau de bienfaisance, qu'on ne fait intervenir que pour la forme. L'esprit de charité est donc complètement étranger à ce projet.

Et les pauvres, quel intérêt peuvent-ils avoir à ce que l'on fasse revivre un système qui a développé la mendicité dans des proportions dangereuses pour l'ordre social, et qui a forcé les gouvernements à prendre les mesures les plus sévères, à prononcer les peines les plus barbares contre eux ? Depuis plusieurs années que nous discutons cette question de charité, nous avons souvent appelé l'attention de nos adversaires sur la situation des pauvres, sur le développement du paupérisme avant 1789, à une époque où existait le régime qu'ils préconisent, et jamais, jusqu'à présent, ils ne nous ont répondu sur ce point.

Je demande s'il n'y a pas beaucoup plus de charité à laisser subsister actuellement avec les modifications que nous proposons plutôt que d'en revenir au système qui, favorisant, encourageant la mendicité, aboutissait à faire traiter le pauvre comme nous ne traitons pas aujourd'hui les plus grands criminels ! Il ne s'agit donc de liberté ni de charité.

Le véritable esprit du projet de loi est celui qu'a indiqué l'honorable M. Vilain XIIII, en l'appelant à tort la décentralisation. Pour nous rendre compte de ce qui est la décentralisation, voyons ce que c'est que la centralisation.

La centralisation n'est pas autre chose que l'ensemble des attributions conférées comme le mot l'indique, au pouvoir central, au ministère ; ce que l'on entend par une trop grande centralisation, c'est une exagération d'attributions entre les mains de l'autorité supérieure. Et la décentralisation, telle qu'on l'a toujours entendue, en quoi consiste-t-elle ? c'est l'attribution d'une partie des fonctions, du gouvernement central à des autorités inférieures ; décentraliser c'est enlever au gouvernement central, au ministère, une partie de ses attributions pour les transférer à la commune ou à la province. C'est-à-dire que vous enlevez une partie de ses attributions a une autorité civile supérieure, mais pour la donner à une autre autorité civile, à une autorité civile inférieure, plus locale mais participant toujours du pouvoir laïque.

S'agit-il de cette centralisation ? Pas du tout. Il s'agit de spolier le pouvoir civil pour donner ses attributions au clergé. Il ne s'agit donc pas de décentraliser, mais de spolier le pouvoir civil au profit de la puissance spirituelle. C'est là l'idée du projet ; c'est là l'idée qui l'a inspiré.

Une chose à remarquer, c'est qu'il n'y a rien de plus décentralisé que la charité. Sauf les arrêtés d'autorisation, d'accepter les legs et donations, quelques mesures tutélaires de surveillance que l'autorité supérieure peut prendre ; le gouvernement ne s'occupe pas de l'administration de la charité, et il n'est d'administration plus décentralisée que celle de la charité.

C'est une administration purement communale. Le bureau de bienfaisance est une institution communale et jamais ni en France, ni en Belgique, ni nulle part on n'a crié contre cette centralisation.

A propos de centralisation, de liberté, l'honorable M. Dedecker a cru devoir invoquer à l'appui de son opinion un mémoire publié récemment publié en France et couronné par l'Académie. C'est le mémoire publié par M. Béchard. Mais M. le ministre de l'intérieur a cité complètement à faux. M. Béchard n'a pas soutenu la thèse que soutient M. le ministre de l'intérieur ; il l'a au contraire combattue.

M. le ministre a cité ce passage :

« Unité dans la liberté telle est dans les lois d'assistance comme dans les lois de prévoyance, le double but à atteindre. » J'avais lu ce mémoire dès sa publication, et j'ai été très étonné (page 1639) d'entendre citer ce même auteur contre la centralisation des bureaux de bienfaisance.

Qu'entend M. Béchard par ces mots unité dans la liberté ? A propos de quoi s'en est-il servi ? M. Béchard discutait un projet publié par M. Moreau-Christophe et par lequel celui-ci voulait centraliser l'action des bureaux de bienfaisance entre les mains du gouvernement.

M. Moreau-Christophe proposait : « Que dans chaque commune fussent établies une diaconie principale et plusieurs sous-diaconies auxiliaires, suivant l'étendue du territoire et le nombre des pauvres à soulager. Dans chaque chef-lieu de canton une diaconie dispensaire enverrait ses remèdes et ses médecins aux malades de sa circonscription. »

On recevrait dans une salle spéciale ceux de ces malades qu'il serait de toute impossibilité de traiter à domicile.

Dans chaque chef-lieu d'arrondissement, une « diaconie contrôle » aurait mission d'inspecter, de visiter, de stimuler, de relier entre elles les diaconies de chaque commune et de chaque canton.

Au chef-lieu de chaque département il y aurait une « diaconie mère », dirigeant toutes les diaconies de commune, de canton et d’arrondissement, répartissant les secours entre elles, recevant leurs comptes, etc.

Au siège du gouvernement, une « archidiaconie » centrale donnerait l’impulsion et imprimerait l’union d’action à tous les rouages de la machine.

Le gouvernement serait la tête et l’œil de l’institution des diaconies, la mairie et le presbytère en seraient le cœur et l’âme ; les fonctionnaires de tout ordre, les principaux organes les citoyens dévoués de toutes les classes, les membres actifs.

Voilà le système proposé par M. Moreau-Christophe, et qui était discuté par M. Béchart, qui n’en voulait pas. Il demandait l’unité dans la commune et pour le bureau de bienfaisance en même temps, et la liberté pour la commune et le bureau de bienfaisance, c’est-à-dire qu’il demandait exactement ce que nous demandons aujourd’hui.

Si M. le ministre de l’intérieur avait lu la fin du paragraphe, il n’aurait pas donné aux paroles de M. Béchard l’interprétation qui leur a donnée.

Que dit, en effet, M. Béchard ?

« La source la plus pure et la plus féconde de la bienfaisance publique, c'est la commune, non l'Etat. L'histoire atteste qu'elle a fleuri partout en raison directe des franchises municipales....

« En résumé, la commune est en quelque sorte le compendium des moyens préventifs et répressifs du paupérisme. Elle est plus propre qu'aucune autre association ou autorité publique, à développer la prévoyance, à soulager la misère, à réprimer les atteintes portées à l'ordre et aux mœurs publiques.

« Or, il n'est pas d'institution plus essentiellement communale que le bureau de bienfaisance ; il n'en est pas qui rattache le pauvre au foyer domestique par des liens plus étroits et qui répande ses bienfaits avec plus de discernement. »

Voilà l'appréciation de M. Béchard, quant à la commune et au bureau de bienfaisante qu'il proclame plus propre que toute autre association à développer la prévoyance et à soulager la misère.

Le mémoire de M. Béchard forme un volume de 602 pages. Je doute très fort qu'on y trouve l’idée des fondations, telles qu'on nous les propose.

M. Béchard est si peu partisan de cette décentralisation que vous demandez que, dans un paragraphe, il s'exprime ainsi :

« L'instruction gratuite répandue parmi le peuple à l'aide des salles d'asile, des institutions primaires et des écoles d'adultes, dus caisses de prévoyance et de secours mutuels entretenus aux frais soit des communes, soit des corps de métiers ou professions, des hôpitaux pour les malades, les infirmes, les vieillards, les orphelins, les femmes en couches, les aveugles, les sourds-muets ; des secours à domicile ; surtout aux pauvres honteux, tout cela serait possible, facile même à exécuter à l'aide d'un bon système d'administration des secours publics.

« Des calculs irrécusables prouvent en effet que sur vingt familles il n'en existe, terme moyen, qu'une seule d'indigents. La commune ne serait d'ailleurs obligée de pourvoir à la subsistance d'un pauvre qu'après avoir discuté et ses ressources personnelles et celles de ses proches dont elle n'est que la caution. On peut juger par là combien serait profitable et peu onéreux pour la commune un système de charité administrative qui réunirait en faisceau et soumettrait à une direction uniforme toutes les aumônes individuelles, et qui marcherait d'ailleurs appuyée des concours des départements et de l'Etat, dans toutes les choses auxquelles il lui serait ou impossible ou trop dommageable de suffire toute seule. »

Ainsi bien loin de vouloir des fondations agissant les unes isolément des autres, il demande une administration qui centralise toutes les aumônes de la commune.

M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Quel est l'ouvrage ?

M. Tesch. - C est-l'ouvrage de M. Béchard !

M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - J'ai parlé de l'ouvrage de M. Béchard ayant pour titre : De la commune, de l'Eglise et de l’Etat dans ses rapports avec les classes laborieuses, et j'y trouve une vingtaine de pages claires et précises en faveur des associations religieuses.

M. Tesch. - J'ignore quel est le livre dont vous me parlez. La phrase citée par M. le ministre de l'intérieur est extraite du livre que je tiens en main, et qui est intitulé : De l'état du paupérisme en France et des moyens d'y remédier, par L. Béchard, ancien député, avocat au Conseil d'Etat et à la cour de cassation, ouvrage couronné par l'Académie française dans la séance du 18 août 1853. La phrase citée par M. le ministre de l'intérieur s'y trouve à la page 515. Or, j'ai continué la lecture du paragraphe 204, cité par M. le ministre, et j'y trouve que M. Béchard, loin de se montrer partisan de la décentralisation, loin de se montrer ennemi des boréaux de bienfaisance et de la commune, déclare que la commune est la source la plus pure de la charité, la déclare une administration plus propre que toute autre association pour soulager la misère et enfin qu'il faut centraliser toutes les aumônes de la commune.

M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Le livre que j'ai cité se trouve à la bibliothèque et porte le titre que je viens de dire. Il est en deux petits volumes.

M. Tesch. - Je n’en sais rien. Il arrive souvent que l'on dit une chose au commencement et qu’on en dit une autre à la fin. Mais la Chambre reconnaîtra avec moi que dans le passage que je viens de citer, M. Béchard se montre fort peu partisan de la centralisation. En voyant la phrase citée par M. le ministre de l’intérieur, dans le livre que j’ai en main, je devais croire que c’était le livre qu’il avait lu.

Le projet aura donc pour résultat, et c’est dans cette idée qu’il a été rédigé, non de décentraliser, mais de dépouiller l’autorité civile, cette idée, ce résultat, je ne puis les accepter.

L'honorable comte Vilain XIIII a émis encore une opinion. Il a déclaré qu'il ne voulait pas de moyens préventifs. Je ne sais si l'honorable ministre de affaires étrangères s'est bien rendu compte des conséquences auxquelles mène ce principe.

Si l'honorable comte Vilain XIIII ne veut pas de moyens préventifs, il ne doit pas vouloir de charité du tout. Car il ne doit pas vouloir de moyens préventifs entre les mains de particuliers, entre les mains d'associations particulières, alors que ces mêmes moyens préventifs il les refuse au gouvernement et lui enlève à cet égard toute espèce de direction. En effet, vous demander au gouvernement, vous demandez à l'autorité civile la sécurité ; vous lui demandez de réprimer les crimes, de réprimer les délits, vous en faites la sauvegarde de la société. Mais alors laissez-lui aussi certaines attributions en ce qui concerne les moyens préventifs, ou au moins ne laissez pas ces moyens à d'autres. Si ceux à qui vous laissez l'usage de ces moyens préventifs encouragent le crime par la mauvaise direction de la charité, s'ils organisent la mendicité et le vagabondage qui y mènent inévitablement, quelle est la position du gouvernement ? De toujours réprimer, de devoir établir des peints exorbitantes, comme cela a eu lieu, et de ne pouvoir empêcher l'augmentation des crimes et des délits, parce qu'à côté de lui il y a des individus, des associations qui, par leur incurie, leur mauvaise administration y poussent inévitablement.

Il est bien certain que vous ne pouvez laisser à des associations particulières les moyens, permettez-moi l'expression, de féconder le crime, et ne laisser au pouvoir, à l'autorité civile que l'obligation de réprimer continuellement. Ce serait une position intolérable, antisociale.

Je dis donc que précisément parce que le gouvernement est chargé de la répression des crimes et des délits, il a le droit d'avoir une influence forte, puissante sur les moyens préventifs à employer ; il doit pouvoir empêcher que ces moyens, entre les mains des associations particulières, ne puissent aller à rencontre de la mission que vous imposez au pouvoir.

Messieurs, le projet qui nous occupe a, selon moi, de graves dangers pour la société ; il en a pour la famille, il en a pour les pauvres.

Il en a pour la société, par les mauvaises administrations que l'on crée ; il en a par la multiplicité des administrations.

Il en a par les mauvaises administrations. Il est incontestable que les conditions dans lesquelles ces administrations seront formées, sont détestables et ne peuvent produire que de mauvaises administrations.

On l'a dit et répété à satiété : ces administrateurs spéciaux, dont vous consacrez l'existence par votre projet de loi, seront nommés par le hasard ; ils seront inamovibles et échappent ainsi à toute responsabilité sérieuse.

Ils seront nommés par le hasard. Personne ne le conteste ; personne ne peut contester que quand les administrateurs que le fondateur a désignés au moment où il crée la fondation, auront disparu, c'est le hasard qui décidera des successeurs, le hasard de la naissance ou le hasard des nominations. Evidemment, personne, pour administrer quoi que ce soit, ne voudrait d'un semblable mode de nomination.

Et remarquez qu'à côté du hasard, et c'est là le danger, vous êtes complètement impuissants. On comprendrait que s'il y avait un droit de destitution, de révocation en cas d'incapacité, d'incurie, vis-à-vis de ces administrateurs, le danger serait moindre. Ici, non seulement, tous avez le hasard, mais vous avez l'inamovibilité qui met ces administrateurs à l'abri de toute destitution pour cause d'incapacité, d'ignorance, de négligence.

Et à quoi appliquez-vous ce genre d'administration ? Aux deux choses les plus importantes dans la commune, à la charité et à l’enseignement. Voilà les deux branches de l'administration les plus importantes dans une commune, les plus difficiles à gérer, que vous allez, dans l'avenir, faire administrer par des individus appelés par le hasard, sur lesquels vous n'avez aucune espèce d'action. Je ne vois plus de raison, après cela, de ne pas faire administrer toutes les autres parties de l'administration de (page 1640) la même manière. Si la charité et l'enseignement peuvent être bien administres par des administrateurs choisis par le hasard, par des administrateurs inamovibles, irresponsables, il n'y a pas de raison pour que toute la commune ne soit administrée par des hommes qui seront nommés par le même procédé et dans les mêmes conditions.

Rendons encore l'état civil au clergé et rendons l'administration de la commune au seigneur, le moyen âge sera fait.

Mais, messieurs, remarquez dans quelles singulières contradictions tombent nos adversaires. L'honorable comte de Liedekerke nous dit : « la charité est une vocation. » L'honorable ministre de l'intérieur nous dit : « Pour la charité il ne faut pas un chiffre, il faut une âme. » Puis ils laissent au hasard le soin de chercher l'homme qui a la mission, la vocation de la charité et de chercher l'âme au lieu du chiffre ! Mais si la charité est une vocation, pour l'amour de Dieu, ne laissez pas au hasard le droit de prendre le premier venu, laissez aux populations le soin de chercher celui que la vocation appelle à faire partie d'une semblable administration.

Vous déclarez, vous proclamez que l'administration de la charité est de toutes la plus difficile, puis vous laissez au hasard le choix de celui qui y sera préposé. Ce sera un curé, ce sera un procureur du roi, qui auront peut-être de l'aptitude pour les fonctions pour lesquelles ils sont principalement nommés, mais qui n'ont pas du tout la vocation de s'occuper des pauvres, qui cependant vont être chargés d'administrer leur patrimoine, d'apprécier leur position, de soulager des misères auxquelles ils ne compatissent pas.

Vous invoquez des autorités, mais vous appliquez toujours aux fondations ce qui a été dit pour la charité privée. Vous appliquez aux fondations ce qui a été dit dans un ordre d'idées tout à fait différent.

Mais, messieurs, que produira votre loi ? Il est évident qu'elle produira la fainéantise, la mendicité et le vagabondage, et en ce qui concerne l'enseignement, elle engendrera l'ignorance. Les mêmes causes produiront les mêmes effets.

Mais on a des remèdes contre les abus de ces administrations, et le premier des remèdes, c'est la publicité. J'ai déjà eu l'occasion de traiter cette question en répondant à M. le ministre de la justice.

J'ai dit à M. le ministre de la justice que la publicité n'avait pas d'action sérieuse sur des administrateurs inamovibles, sur des administrateurs irresponsables. Je lui ai cité des exemples, je lui ai cité le clergé, la magistrature ; on m'a répondu par une subtilité, on m'a dit : « L'élection n'est pas le compliment de la publicité, la publicité est le complément de l'élection. »

Qu'est-ce que cela signifie ? Je demande si la publicité peut avoir une action sérieuse sur l'homme qui n'a rien à demander au public, qui n'a rien à craindre du public ? Mais la publicité n'agit pas, ne peut pas agir sur celui qui se trouve dans cette position.

Vous parlez de contrôle, est-ce un contrôle efficace pour celui qui n'est pas soumis à l'élection ? La publicité est faite pour les hommes qui doivent conserver leurs fonctions par l'appui de l'opinion publique, elle n'agit pas sur celui qui n'a rien à demandera cette opinion. Je demanderai ce que la publicité a empêché en Angleterre. Certes vous ne prétendrez pas que l'Angleterre n'est pas le pays de la publicité. La publicité y pénètre dans les dernières couches de la société.

Eh bien, qu'est-ce que la publicité a empêché en Angleterre ? Voyez les mesures qui tout prises depuis peu dans ce pays pour réprimer tous les abus des administrations spéciales et dites-moi ce que la publicité y a empêché.

Messieurs, nos débats prouvent du reste que la publicité ne produira pas d'effet sur les administrateurs dont il s'agit : dès qu'un fait est signalé, quelle que soit son incontestable vérité, à côté d'une affirmation se trouve une négation. Nous trouvons la même chose dans la presse. Un journal libéral articulera un fait, mais immédiatement des journaux d’une autre opinion diront que ce n'est pas vrai, que c'est une calomnie inspirée par un esprit d'hostilité contre la charité religieuse. La publicité n'aura donc absolument aucun résultat.

Maintenant, messieurs, vous parlez de comptes. J'ai prétendu que ces comptes ne serviraient à rien, quant à la bonne administration. M. le ministre m'a répondu que si les comptes ne signifient rien pour les administrations spéciales, ils ne signifieront rien pour les bureaux de bienfaisance, pour les administrations officielles. Je n'ai jamais prétendu qu'au point de vue du bon emploi, les comptes signifiassent quelque chose.

Les comptes ont une valeur quant à l'administration matérielle, mais la véritable garantie de la bonne administration, du bon emploi, elle est dans l'élection. C'est parce que ceux qui sont préposés à l'administration de la charité savent que, s'ils ne remplissent pas leur mandat comme ils le doivent, que s'ils donnent aux fainéants au lieu de donner aux vrais pauvres, le conseil communal qui a à les renommer, en fera bonne justice.

La garantie de la bonne administration n'est donc pas dans les comptes ; les comptes sont le contrôle de l'administration au point de vue purement matériel, au point de vue de la recette et de la dépende, mais, je le répète, les comptes ne donnent aucune espèce de garantie quant au bon emploi des fonds.

Avec ces administrateurs nous n’avons aucune espèce de garantit que l'on donnera.aux véritables pauvres. Cette objection, je l’ai déjà faite. Comment M. le ministre m'a-t-il répondu ? Il m’a dit : Mais du moment qu’on ne donne pas aux véritables pauvres, c’est un détournement. L'honorable ministre de la justice me permettra de dire que cette réponse n'est pas sérieuse et qu'elle m'étonne de la part d'un jurisconsulte.

Je comprends parfaitement que si une administration spéciale trouvait un homme qui eût dix mille livres de rente et qui fût assez indélicat pour accepter l'aumône, je comprends parfaitement que ce serait là un véritable détournement. Mais il y a dans la misère des degrés différents et elle a des causes différentes ; or c'est précisément pour l'appréciation de ces causes, pour l’appréciation du degré de misère, du degré de pauvreté, qu'il faut des administrateurs amovibles, qu'il faut des administrateurs sur lesquels les populations locales, les administrations puissent agir.

Ce n'est ni la députation permanente, ni le tribunal qui peuvent apprécier toutes ces circonstances. C'est pour ce motif qu'il est indispensable, surtout en matière de charité, d'avoir d'excellents administrateurs.

Je dis qu'il y a dans la pauvreté des causes différentes. En effet, un individu peut être très pauvre parce qu'il est paresseux, parce qu'il est fainéant ; un autre peut manquer du nécessaire à la suite de malheurs, parce qu'il aura une trop nombreuse famille, par suite d'un accident, d'une maladie ; si l'administrateur spécial va donner à celui qui n'est pauvre que parce qu'il est fainéant, qui fait peut-être de la prière un métier et qu'il néglige de donner à celui qui est malheureux et qui travaille, mais qui a une trop grande famille, est-ce que vous croyez que la députation ou les tribunaux pourraient intervenir et déclarer qu'il y a là un détournement ?

Cela n'est pas sérieux ; ce serait un acte de mauvaise administration. C'est pour ce motif, c'est parce qu'il y a tant de nuances, tant de choses à apprécier en matière de charité, c'est parce que cette bonne appréciation constitue la bonne administration, que rien ne doit être laissé au hasard, que l'élection doit être conservée comme mode de nomination.

Je dirai même, messieurs, que je me méfie un peu des idées de la charité catholique sur la mendicité, et j'ai le droit de m'en méfier lorsque dernièrement j'ai lu dans le journal le plus important de l'opinion catholique en Europe, dans l'Univers, qu'il s'agissait de canoniser le frère Labre.

C'était un mendiant valide, c'était un homme qui mendiait, parce qu'il regardait la mendicité comme une œuvre d'humilité. Si cela est admiré par la doctrine catholique, cela n'en est pas moins déplorable au point de vue de la société.

Eh bien, je dis que c'est là le danger, le danger est d'avoir des administrations indépendantes, irresponsables, qui peuvent impunément donner à l'oisif, sans mesure, sans que la société, sans que l'autorité puisse l'empêcher. C'est précisément parce que le travailleur n'était pas assez si couru, parce que l'oisiveté et la fainéantise étaient encouragées par de larges aumônes, que vous avez eu ce débordement de mendicité et de vagabondage jusqu'en 1789.

« Vous avez encore l'inspection, » nous a dit M. le ministre de la justice. J’ai lu attentivement l'article relatif à l'inspection ; je serais charmé d'apprendre de M. le ministre de la justice quels sont les droits de l'inspecteur. L'honorable M. de Liedekerke a prétendu dans une précédente séance que l'inspecteur jouira chez nous de droits égaux à ceux dont jouissent les inspecteurs en Angleterre ; que cette institution offrira en Belgique les mêmes garanties qu'elle présente en Angleterre. Mais, messieurs, cela est dérisoire ; j'ai ici la législation anglaise ; l'inspecteur a des droits très étendus en Angleterre, le comité institué a le droit de destituer les instituteurs et les membres de la charité, de faire des règlements qui doivent être exécutés provisoirement et qui sont ultérieurement soumis au parlement.

Ici, la Chambre a encore à apprendre quels sont les droits de l'inspecteur en Belgique. Il aura le droit de visiter l'établissement et de faire un rapport... (Interruption.) Quelles mesures peut-il prendre ? Quels ordres peut-il donner ?

Un autre danger naît des doubles emplois qui sont inévitables. M. le ministre de la justice a encore prétendu que les doubles emplois étaient empêchés par les budgets et les comptes. J'en demande pardon à M. le ministre de la justice : les budgets et les comptes ne peuvent pas empêcher les doubles emplois.

En effet le budget est fait avant le commencement de l'exercice, c'est-à-dire quand vous ne pouvez pas connaître le nombre des individus qui seront secourus pendant l'exercice et les comptes se règlent après que l'exercice est écoulé, c'est à-dire après que les secours ont déjà été distribués. Les budgets et les comptes ne peuvent donc pas empêcher les doubles emplois.

Maintenant, il y aura beaucoup de communes où il n'y aura pas seulement une fondation unique en rapport avec le bureau de bienfaisance ; mais il y aura des localités où il y en aura huit, dix, comme à Bruxelles, Liége, etc. ; ces fondations agissant l'une sans rapport avec les autres, comment chacune de ces fondations connaîtra-t-elle les individus qui ont été secourus par les autres fondations ?

De quelle manière s'arrangera-t-on pour qu'il y ait un certain lien entre ces fondations, pour qu'elles connaissent chacune les secours qui sont distribués par les autres fondations, à l'effet d'éviter les doubles emplois ? Je dis que, dans le système du projet de loi, les doubles emplois seront journaliers, inévitables ; les uns seront secourus outre-mesure, les autres souvent n'auront rien.

(page 1641) A mon avis, de toutes les garanties inscrites dans la loi, il n'en est pas une seule qui soit sérieuse. La mauvaise administration sera inévitablement le résultat du mode de nomination ; les doubles emplois seront le résultat non moins inévitable de la multiplicité des administrations existent sans aucun lien entre elles.

L'honorable M. Dedecker nous dit que les fondations particulières étaient dans les traditions nationales et que cela suffit pour que nous les acceptions.

Messieurs, nous avons dans nos traditions bien des choses ; nous avons, par exemple, la féodalité ; devons-nous en revenir à la féodalité ? Le paupérisme avait pris chez nous des développements immenses dans les derniers siècles ; nous avions des peines draconiennes contre la mendicité. Faut-il rétablir la mendicité, le vagabondage, une répression barbare, par amour pour les traditions ?

Savez-vous ce qu'il y a aussi dans nos traditions depuis trois siècles ? C'est une réaction des plus puissantes contre le système qu'on veut introduire aujourd'hui ; pendant ces trois siècles qui ont précédé 1789, on a continuellement cherché à amener la centralisation de tous les secours dans la commune, et les règlements de Marie-Thérèse en sont une preuve incontestable. Et on était arrivé à avoir véritablement la centralisation ; le distributeur spécial n'existait plus que pour la forme ; il avait dans le règlement de Marie-Thérèse la position que vous faites au bureau de bienfaisance : il n'était plus que l'exécuteur des ordres du bureau de bienfaisance ; s'il ne se conformait pas exactement à ces ordres, la fondation lui était retirée.

M. le ministre de la justice a dit qu'on trouvait dans le règlement des comptes les mêmes garanties que dans le règlement de Marie-Thérèse, Mais vos comptes ne peuvent établir l'unité dans les secours, tandis que ce règlement la consacrait !

J'ai dit que la création d'administrations spéciales présentait des dangers pour les familles ; j'ai dit que les mourants seraient exposés à des sollicitations qui seraient dangereuses pour le patrimoine de leurs parents ; j'ai cité les précautions qui avaient été prises ; j'ai dit que ce danger n'avait pas échappé aux législateurs qui nous avaient précédés, qu'il n'avait pas échappé au gouvernement de Marie-Thérèse. Ou m'a répondu que c'était une erreur, que l'article 17 que je citais n'était pas fait pour ce cas.

J'en demande pardon à M. le ministre de la justice : si par exemple, sous l'empire du règlement de Marie-Thérèse, on créait pour les pauvres une fondation d'aumônes pour être distribuées par le curé de l'endroit, cette fondation devait-elle être faite par un acte de donation approuvé pendant la vie du donateur ? Ou pouvait-elle être faite par acte de dernière volonté ? Incontestablement elle devait être faite par un acte de donation durant la vie et approuvée durant la vie. Eh bien, pourquoi M. le ministre de la justice n'emprunte-t-il pas encore ces errements de la législation de Marie-Thérèse ?

Pourquoi M. le ministre de la justice est-il moins disposé à accorder des garanties aux familles que Marie-Thérèse ? Car nous ne trouvons plus dans son projet les garanties que nous avions sous l'empire de cette législation.

J'avais cité M. de Melun ; dans le projet qu'il a soumis à une société de charité, M. de Melun avait pris des précautions en diminuant la quotité disponible des biens qui pouvaient être laissés à des associations particulières. M. le ministre m'a répondu que cette société de charité avait été jusqu'à abolir l’article 937. Le fait est vrai, mais la raison en est singulière ; je doute que M. le ministre accepte pour son projet les raisons données à l'appui de cette suppression de l'article 910 du Code civil. En proposant la suppression non de l'article 937, comme le dit M. le ministre, mais de l'article 910, les orateurs qui ont pris la parole dans cette occasion ont déclaré qu'ils n'avaient pas à s'occuper de l'intérêt des familles. Voici ce qu'on disait :

« M. Bioche : Une des matières les plus difficiles du droit, c'est la réglementation de la quotité disponible.

« C'est aux tribunaux qu'il appartient de juger si cette quotité a été dépassée par le testateur charitable. Quant à cette quotité elle-même, si nous l'avions réduite de moitié au préjudice des œuvres charitables, c'était uniquement par esprit de concession aux principes qui nous ont paru dominer jusqu'ici dans le droit actuel Mais du moment où la majorité des membres de cette réunion a reconnu qu'au point de vue politique et social la libre accession des œuvres à la propriété offrait plus d’avantages que d’inconvénients, je crois que l'intérêt des familles ne doit pas nous arrêter. » (Annales de la charité. 1850, p. 355.)

Je demanderai si l’intérêt des familles ne doit pas nous occuper,, s'il suffit que le bien passe à des congrégations pour que les familles n'aient plus rien à dire ? Je pense, moi, qu'il y a à s'occuper très sérieusement de l'intérêt des familles, qu'il faut les garantir contre les captations, garantir les donateurs eux-mêmes, en s'assurant que quand ils disposent, ils le font en toute liberté d'esprit. Ce sont là des garanties qui doivent être écrites dans la loi.

Je m'étais plaint aussi de ce que la loi ne donnait au patrimoine des pauvres aucune espèce de garantie.

Le bureau de bienfaisance ne paraît là que pour la forme, il n'a absolument rien à dire.

M. le ministre de la justice a cherché le germe de cette législation dans l'art.icle417 qui est relatif aux mineurs qui ont une partie de leurs propriétés dans les colonies. Vous allez juger si l'article 417 a le moindre rapport avec la question qui nous occupe. L'article 417 porte :

« Quand le mineur domicilié en France possédera des biens dans les colonies ou réciproquement, l'administration spéciale de ces biens sera donnée à un protuteur.

« En ce cas le tuteur et le protuteur seront indépendants et non responsables l'un envers l'autre pour leur gestion respective. »

Je demande s'il s'agit ici de biens à administrer dans les colonies ? Quelle analogie il y a entre un bureau de bienfaisance qui est sur les lieux, qu'on dépouille de l'administration de biens dont on lui confère une saisine illusoire, pour donner cette administration à une fondation particulière ?

Je comprends que pour des biens que des mineurs possèdent aux colonies il faille une administration différente de celle qui existe pour les biens situés en France. Et comme l'un ne peut pas surveiller l'autre, il faut qu'ils soient indépendants ; voilà ce que l'article 417 a consacré. Il n'y a aucune analogie entre ce cas et celui dont nous nous occupons en ce moment.

M. le ministre a dit que j'avais grandement tort de craindre les détournements, et il a cité une série d'actes rentrant dans les attributions des administrations spéciaux pour démontrer que dans aucun cas les fonds ne pouvaient être détournés. M. le ministre ne m'a pas convaincu ; cependant, j'y ai apporté toute la bonne volonté possible. Et je me vois forcé de demander ce qui arrivera quand, conformément à la loi, les biens donnés seront vendus, qui en touchera le prix ? Quand une fondation aura une créance, en cas de remboursement, qui touchera ? Qui sera détenteur des fonds pendant le temps qui s'écoulera entre le remboursement et le nouveau placement ?

M. le ministre nous a dit que le remboursement devrait être autorisé par le conseil communal et la députation. Ce doit être une disposition nouvellement introduite par M. le ministre, car je ne crois pas qu'elle existait dans le projet primitif : duis tous les cas, c'est une disposition qui ne peut pas rester dans la loi.

Le débiteur a le droit de se libérer quand la dette est échue, il n'a pas à s'enquérir si le créancier n'a pas l'autorisation de recevoir ; l'autorisation administrative ne peut pas enlever à un débiteur le droit de se libérer.

Les garanties pour la famille, pour les pauvres ne sont pas plus grandes que celles qu'on donne à la société. Sous tous ces rapports donc je dois persister à repousser le projet de loi.

D'accord avec mes honorables amis, j'ai formulé quelques dispositions destinées à donner à la liberté tout ce qu'elle exige et à la société toutes les garanties que je ne trouve pas dans le projet que je viens d'examiner.

L'article premier proposé et qui remplacerait l'article 71, reproduit les principes consacrés par les articles 537, 910 et 937 du code civil qui exigent que toute fondation ayant une destination charitable soit acceptée et administrée par les administrations de bienfaisance quel que soit l'établissement ou le particulier institué.

Dans notre système la règle est que les commissions du bureau de bienfaisance ont la saisine, la saisine sérieuse, l'administration de la propriété.

Dans votre système les administrations ont une saisine illusoire dérisoire ; c'est un propriétaire qui n'a ni le droit d'user, ni le droit d'administré, ni le droit de disposer.

C'est un rôle ridicule et indigne qu'on fait aux administrations de bienfaisance. L'élément laïque aura vis-à-vis des parents déshérités ou dépouillés l'odieux de l'acceptation ; l'élément religieux aura les avantages.

Mais aux testateurs, donateurs, bienfaiteurs des établissements nous donnons le droit d'adjoindre des administrateurs spéciaux gérant conformément avec les administrations des hospices et des bureaux de bienfaisance.

Nous les mettons ainsi à même d'assurer à perpétuité l'exécution de leurs legs et nous conservons des conditions de bonne administration.

Nous circonscrivons le droit de choisir ces administrateurs spéciaux dans la famille.

Nous trouvons là, pour la bonne administration de la fondation, des garantes d'affection, d'intérêt, d'honneur, d'amour-propre, même, si l'on veut, que nous ne trouvons pas ailleurs.

En étendant ce cercle on se trouve inévitablement en présence de l'indifférence, ou de tendances à détourner la fondation du but qui lui est assigné par le testateur, au profit d'autres intérêts.

S'il s'agit d'administrations charitables tout à fait libres, tout à fait indépendants, composées exclusivement d'administrateurs spéciaux, nous voulons qu'une loi intervienne, pour en apprécier l'utilité, pour en décréter la création et pour fixer les conditions de leur existence.

Vous voulez, au contraire, que le pouvoir exécutif puisse à lui seul décider ; vous voulez que la législature et le pays restent étrangers aux appréciations auxquelles ces fondations peuvent donner lieu.

Aux fondateurs de lits dans les hospices, nous maintenons la faculté de se réserver, pour eux et pour leur famille, le droit de désigner les indigents qui occuperont les lits fondés.

Enfin, en ce qui concerne les aumônes à distribuer à l'issue des services religieux ; nous laissons au fondateur le droit de les faire distribuer par (page 1642) les ministres des cultes, les fabriques ou les consistoires ; pour éviter les abus, nous maintenons la surveillance de l'administration charitable Nous répondons ainsi au reproche qu'on nous fait, de vouloir exclure le prêtre de la charité.

Résumant le système en quelques mots, nous donnons satisfaction à la liberté par l'adjonction d'administrateurs spéciaux ; en les faisant gérer concurremment avec les administrateurs légaux, nous maintenons l'unité, sans laquelle il n'y a pas de bonne administration charitable possible.

Par votre système sous prétexte de liberté, vous dépouillez la commune, au profit du clergé, de l'administration de la charité et vous y introduisez l'anarchie.

Nous secourons le malheur, vous engendrez la paresse, la fainéantise et l'hypocrisie.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - A une première audition, il m'est difficile de saisir toute la portée des amendements présentés par l'honorable M. Tesch.

J'ai compris seulement que le premier amendement est reproduit de l’article 3 du projet présenté en 1854, et qu'un autre de ces amendements est la répétition de l'article 5 du mê.ne projet, amendement qui déjà a été formulé par l'honorable M. de Steenhault.

Quant aux autres amendements, je les comprends moins facilement.

- Plusieurs membres. - Il faudrait les imprimer.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - On pourrait au besoin les renvoyer à la section centrale, ce serait peut-être le moyen de gagner du temps.

- Plusieurs membres. - C'est inutile.

M. le président. - M. le ministre de la justice demande-t-il formellement le renvoi à la section centrale ?

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Non, M. le président ; la Chambre décidera.

La Chambre voudra bien m'entendre dans quelques observations rapides en réponse à ce que vient de dire due l'honorable M. Tesch. Cet honorable membre a commencé par constater la prétendue contradiction qui existerait entre l'opinion de l’honorable M. Malou et celle qui a été exprimée par mon collègue, M. le ministre des affaires étrangères, et finalement par moi-même.

La loi, dit-il, a pour mobile :

Pour M. Malou, la liberté ;

Pour M. le ministre des affaires étrangères, la décentralisation ;

Pour M. le ministre de la justice, le développement de la charité !

Voilà donc, d’après l’honorable membre, autant de mobiles différents, autant de contradictions. Je ne trouve aucune espèce de confusion ni aucune espèce de contradiction. Ce sont trois termes d’une même pensée qui se justifient parfaitement. Le gouvernement veut avant tout le développement de la bienfaisance et il croit avec l’honorable M. Malou que l’élément essentiel de ce développement, de cette progression dans les ressources charitables réside dans une plus grande liberté accordée aux bienfaiteurs. Permettez-leur d’agir plus librement, et vous développez la charité. Voilà ce que nous désirons, l’honorable M. Malou et moi. Il n’y a donc pas de contradiction entre nous.

Mon honorable collègue a appuyé la loi, no -seulement parce qu'elle est favorable aux intérêts des indigents, mais parce que, selon lui, elle est un pas nouveau dans la voie de la décentralisation. Cela s'explique parfaitement bien. Mon honorable collègue a cru que le centralisation, telle qu'on la comprend ordinairement, cette espèce d'oppression administrative, qui pesé sur toutes les actes individuels des citoyens, n'est pas propre à favoriser le développement de la charité. Il a vu un premier pas vers cette émancipation des citoyens et il a appuyé la loi dans ce but.

Eh bien, je suis parfaitement d'accord avec mon honorable collègue et il n'y a là aucune espèces de confusion. La confusion n'a existé, je me permets de le dire, que dans l’imagination de l'honorable M. Tesch.

L'honorable membre nous dit encore que notre régime est le retour pur et simple au régime antérieur à 1789.

Or, ajoute-t-il, nous savons ce que ce régime a engendré ; la misère, la fainéantise, l’augmentation effrayante du nombre des pauvres.

Notre projet, messieurs, n'a rien de commun avec ce qui existait avant 1789. Nous vivons dans un tout autre milieu. Nous faisons une loi sous un contrôle administratif très sérieux, à une époque où l'administration, la législation, le respect des lois sont, il faut bien le dire, autrement puissantes qu'avant 1789. Les abus qui se présentaient avant 1789, alors qu'il n'y avait pas de législation bien formelle en cette matière, deviennent évidemment, je ne dis pas impossibles, mais beaucoup plus difficiles qu'avant cette époque. On ne peut donc comparer les effets de cette loi dans l'avenir avec ce qui a eu lieu dans le passé. Il n'y a aucune espèce d'assimilation possible.

L'honorable M. Tesch est revenu sur cette idée qu'il prête à mon honorable collègue M. le ministre des affaires étrangères, de vouloir par la décentralisation amener une espèce de déchéance du pouvoir civil. Ce n'est pas ainsi que l'a entendu mon honorable collègue ni aucun membre du gouvernement ; notre projet n'a pas cette portée ; il ne proclame en aucune façon la déchéance du pouvoir civil. Le pouvoir civil reste entier. Loin de l'attaquer, loin de l'affaiblir, le projet le fortifie ; il entoure la marche des administrations publiques d'un contrôle nouveau, il leur donne des droits nouveaux, il leur impose des devoirs nouveaux et par conséquent, loin de l'énerver, le projet relève le pouvoir civil.

L'honorable M. Tesch soutient que nous voulons détruire les bureaux de bienfaisance, prétention que, d'après lui, l'on n'a eue dans aucun pays. Tout notre projet proteste d'un bout à l'autre contre cette pensée qu'on nous prête de vouloir anéantir les bureaux de bienfaisance. On n'y a pas songé un seul instant. Nous avons pleine confiance dans les administrations officielles ; nous connaissons les services qu'elles rendent, nous savons rendre justice au dévouement des hommes qui acceptent ce mandat honorable.

On n'a demandé, dit-on, nulle part la déchéance des bureaux de bienfaisance Je l'admets volontiers ; nous ne la demandons pas non plus. Mais je connais à mon tour peu de pays où l'on ait voulu attribuer aux bureaux de bienfaisance le monopole officiel de la charité. Il n'y a pas même de pays, on l'a dit avec raison, où l'on se contente d'une liberté aussi restreinte que celle que nous demandons. Dans presque toutes les législations du monde, la liberté de la charité a des bases beaucoup plus larges que celles que nous proposons. On y admet les administrateurs spéciaux parfois sans contrôle de la part du gouvernement ; et en Allemagne, et dans les Etats Sardes dont a beaucoup parlé, et en Autriche, en un mot dans presque tous les pays du continent.

A cet égard je donnerai une explication à laquelle m'amènent les paroles prononcées par l'honorable M. Frère dans une des dernières séances. Le gouvernement, quand il s'est mis à l'étude de cette grave question, a voulu s'entourer des renseignements les plus complets et il a réellement fait une enquête sur tout ce qui se passe en matière de charité dans les pays étrangers. Je ne me suis pas borné à consulte des textes de lois ou des auteurs, mais j'ai fait poser des questions à presque tous les gouvernements.

Je leur ai demandé comment, dans tel cas, telle fondation, tel legs pourraient être autorisés. Nos ministres ont soumis ces questions aux gouvernements près desquels ils sont accrédités et le gouvernement a reçu des réponses détaillées et il en résulte que dans presque tous les pays du continent, il existe, en matière de charité, une liberté très grande, que les administrateurs spéciaux y sont autorisés, que les fondateurs, les bienfaiteurs, peuvent préposer à la gestion de leur fondation telles règles qu'ils jugent convenables.

Il y a même des pays où il n'existe aucune espèce de contrôle de la part du gouvernement. Mais il n'est pas de pays, à l'exception peut-être de deux ou trois cantons de la Suisse, où ces administrations spéciales soient prohibées.

Si je n'ai pas produit ces documents à la Chambre, si jusqu'ici je n'en ai pas même parlé, c'est que, je le déclare franchement, je n'attache pas une très grande importance à cette étude des législations comparées ; elle a pour moi une valeur scientifique, mais elle ne doit pas exercer une influence prépondérante, quand il s'agit de faire une loi. Nous faisons une loi pour nous, appropriée à nos besoins, à notre situation sociale et économique, el le système que nous voulons introduite serait nouveau, sans précèdent nulle part, que je n'en affirmerais pas moins l'excellence.

L'honorable M. Tesch a rappelé également, en les critiquant, des paroles prononcées par mon honorable collègue, M. le ministre des affaires étrangères, concernant les moyens préventifs dont il ne veut pas vis-à-vis de la charité. Mon honorable collègue a assimilé les moyens préventifs contre la liberté de la charité aux moyens préventifs envers la liberté de la presse.

Il voit dans l'exercice de la charité une liberté du citoyen, un droit appartenant au citoyen, et il ne veut pas que ce droit, que cette liberté puissent être gênés par des moyens préventifs.

Telle est la pensée de mon honorable collègue, c'est du moins ainsi que je l'ai comprise et nullement comme l’honorable M. Tesch. Mon honorable collègue me fait un signe d'assentiment.

L'honorable membre voit de très grands dangers dans le projet de loi et pour la société et pour les pauvres, pour les pauvres surtout, en ce que nous admettons une multiplicité d'administrations spéciales, selon lui irresponsables et inamovibles, ne présentant aucune espèce de garantie. Déjà, messieurs, dans une séance précédente, j'ai répondu à cette objection de l'honorable membre et je ne m'y arrêterai guère. Ces administrateurs ne sont pas inamovibles, ne sont pas irresponsables ; la loi le dit en termes formels, ils peuvent être révoqués dans des cas déterminés.

Un membre. - Comme les juges.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Il n'y a pas d'analogie possible, ils sont révocables à d’autres titres que les juges, il suffit que cet administrateurs aient refusé systématiquement de rendre leurs comptes, il suffit que l'on constate un détournement, non pas dans le sens du Code pénal, mais un détournement qui consisterait à affecter les ressources de la fondation à un autre but que celui que le fondateur a eu en vue. Or quiconque peut encourir la révocation et des dommages-intérêts n'est ni inamovible ni irresponsable. Or c'est le cas pour les administrateurs spéciaux ; d'après le projet de loi ils peuvent être révoqués et condamnes à des dommages-intérêts

Ce sont, dit-on, des administrateurs de hasard. J’avais prévu cette (page 1643) objection et j'ai fait voir précédemment qu'elle s'applique bien plus aux membres de la famille qu'aux fonctionnaires civils et ecclésiastiques. Or, l'honorable M. Tesch, après avoir parlé d'administrateurs de hasard, vient de présenter un amendement qui consacre les administrateurs spéciaux de hasard, pris parmi les membres de la famille. Voilà une contradiction évidente que l'honorable membre aurait dû apercevoir dans son système au lieu d'attribuer des contradictions imaginaires à ses adversaires.

L'honorable membre aurait dû commencer par se mettre d'accord avec lui-même.

M. Tesch. - Ils ne sont pas indépendants.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Dans le système du projet de loi ils ne sont pas indépendants non plus.

La loi étend sur eux une main de fer. Des administrateurs que l'on peut révoquer, que l'on peut condamner à des dommages-intérêts ne sont certes pas indépendants.

J'entends dire à mes côtés que dans le système de l'honorable M. Tesch les administrateurs sont en minorité en présence des membres du bureau de bienfaisance. Eh bien, je dis qu'ils seront très souvent en majorité : ils peuvent être aussi nombreux moins un, que les membres du bureau de bienfaisance, mais il suffit de l'absence de deux de ces derniers pour donner la majorité à ces administrateurs spéciaux, à ces administrations de hasard que nos adversaires admettent comme nous.

J'ai déjà prouvé, messieurs, que ce reproche fait à certains administrateurs de ne présenter aucune garantie ne s'appliquer ni aux fonctionnaires civils, ni aux fonctionnaires ecclésiastiques ; j'ai démontré qu'il y a dans la nomination de ces fonctionnaires des garanties de capacité et d'honorabilité qu'on ne peut pas méconnaître.

La publicité, messieurs, à laquelle le projet de loi a si souvent recours, l'honorable M. Tesch continue à la considère comme illusoire ; je crois, cependant, avoir démontré qu'elle a un caractère très efficace.

L'honorable membre revient sur ce point et nous dit que la publicité n'a de valeur que lorsqu'elle s'applique à des hommes qui dépendent de l'élection, ou d'une nomination émanée du pouvoir. Je ne puis me rallier à cette manière de voir, la publicité est le ressort essentiel de nos institutions. La publicité, c'est l'action de l'opinion publique. Les gouvernements comme le nôtre vivent de l'opinion publique, s'incarnent dans l'opinion publique ; ils tombent le jour où l'opinion publique leur fait défaut.

Eh bien, ce qui est efficace contre les gouvernements serait donc inefficace contre les simples administrateurs dont il s'agit ? Mais la publicité en pareille matière, c'est la renommée, c'est la bonne réputation, c'est l’honneur même des citoyens. Et où en trouverez-vous qui soient indifférents à leur réputation, à leur honneur ?

Suivant l'honorable M. Tesch, on aura beau signaler dans la presse les abus, les écarts, rien n'y fera. C’est la première fois que j’entends nier l'influence que la publicité exerce sur la conduite des hommes.

J'ai toujours vu que chacun cherche à donner de soi la meilleure opinion et à la conserver.

Pour moi, messieurs, la publicité est une garantie sérieuse, non seulement contre les fautes des fonctionnaires publics, mais contre tous les citoyens d'un Etat organisé comme le nôtre, où tous nous relevons de l'opinion publique.

Pour démontrer l'action efficace du projet, j'avais parlé des comptes ; d'après l'honorable M. Tesch, les comptes ne sont qu'une chose illusoire ; la seule chose selon lui, qui ait de la valeur, c’est l'élection. L'élection est tout.

Pour l’honorable membre les comptes n'ont de signification que tant qu'ils sont rendus par des personnes soumises à l'élection, hors de là ils ne sont rien.

Mais, messieurs, l'élection même des membres du bureau de bienfaisance vis-à-vis desquels l'honorable M. Tesch considère les comptes comme une chose si sérieuse, cette élection n'est pas annuelle ; elle ne revient que tous les cinq ou six ans.

Ainsi les comptes rendus dans cet intervalle n'auraient aucune espèce de valeur ?

L'honorable membre, parlant encore des détournements, nous dit qu'ils ne peuvent être appréciés que dans la localité où ils auraient été commis. Eh bien, oui, les détournements seront appréciés par les conseils communaux et par les bureaux de bienfaisance qui exercent leurs fonctions dans la localité même où siège la fondation. Vous trouvez dont là le contrôle que vous invoquez.

Pour l'honorable M. Tesch, rien dans la loi n'est sérieux, tout est impuissant, tout est mécompte. Rien ne trouve grâce à ses yeux et par conséquent l'inspection que nous y avons inscrite est également illusoire. Quels seront les droits de l'inspecteur, quel rôle aura-t-il à jouer ? Nous l'avons dit, l'inspecteur, accompagné du bourgmestre, visitera les établissements, verra si tout y est conforme à la volonté du fondateur, s'il n'y a pas d'abus.

S'il en découvre, il les dénoncera au gouvernement. Si l'abus est grave, le gouvernement le signalera à l’attention de la députation permanente et si le collège trouve qu'il y a lieu de requérir la destitution des administrateurs coupables, il fera son devoir et la révocation sera poursuivie.

Voilà, messieurs, à quoi servira l'inspection. C'est donc là un rôle sérieux, un rôle qui consiste à signaler le mal et à le faire réprimer.

Mais, dit l'honorable M. Tesch, si, encore, vous aviez, comme en Angleterre, l'inspection armée de ce droit redoutable de destituer les administrateurs.

Eh bien, messieurs, nous avons ce droit ; seulement, il n'est pas exercé par le gouvernement ni par un comité d'inspection, mais par un pouvoir en qui tout le monde a confiance, par la magistrature ! Nous avons tout ce qu'on peut avoir en Angleterre et nous l'avons d'une manière bien plus nette, bien plus impartiale et bien autrement énergique !

Les doubles emplois effrayent beaucoup l'honorable M. Tesch.

Je reconnais que lorsqu'il s'agit de distributions de simples aumônes, il peut y avoir quelques doubles emplois. Le mal serait-il donc bien grand, quand on aurait donné deux fois une petite aumône au même malheureux ? Mais est-ce que le projet de loi a pour but principal de provoquer à de pareilles distributions ?

Non ; ce n'est pas rendre au projet la justice qu'il mérite. Il a pour but de provoquer à la création d'institutions autrement sérieuses, à la fondation d'hospices, de fermes-hospices, d'écoles, de dispensaires, etc. ; ici le double emploi devient impossible à raison de la diversité même des institutions.

Enfin, on oublie que tout vient converger au bureau de bienfaisance et au conseil communal. Ne faut-il pas supposer une coopération franche et loyale de la part de ceux qui sont appelés à exécuter la loi dans les communes ? Il s'établira, j'ose le prédire, une entente, une émulation pour bien faire, et la possibilité de tout double emploi, quelque peu important, disparaîtra.

L'honorable M. Tesch se préoccupe avec raison du danger des familles ; mais nous avons paré à ce danger, en maintenant formellement les prescriptions du Code civil.

Le gouvernement sera ici en quelque sorte le tuteur des familles ; s'il y a des héritiers dignes d'intérêt qui ont été lésés par un fondateur, il use de ton droit ; il refuse la donation ou il la réduit ; cela se fait tous les jours. Voilà la véritable garantie des familles.

J'ai cité dernièrement l'article 417 du code civil, qui établit un protuteur à côté du tuteur ; l'honorable M. Tesch a critiqué ce que j'ai énoncé à cet égard.

Je sais qu'il ne s'agit pas de biens situés aux colonies ; mais j'ai dit que la loi civile admettait, à côté de la tutelle principale, une tutelle accessoire.

J'ai trouvé dans ce principe du Code civil la justification de notre système. Je n'ai pas voulu dire autre chose, et l'honorable M. Tesch a le tort de me prêter gratuitement une pensée qui serait absurde.

L'honorable M. Tesch me demande : Qui, en cas de biens vendus, touchera les fonds dans l'intervalle ? La loi y a pourvu ; l'article 54 déclare que les fonds, en cas de vente, sont touchés par les bureaux de bienfaisance qui en font le réemploi ; l'article 87 rend ces règles communes aux administrateurs spéciaux, à charge de réemployer immédiatement les fonds.

L'honorable membre a paru m'attribuer l'opinion que le conseil communal et la députation permanente pourraient empêcher un débiteur de se libérer. Je n'ai pu dire de pareil ; la loi n'avait pas à s'occuper de rien ce point. La législation actuelle sous ce rapport reste entière.

Quant aux amendements, je suis en mesure, ainsi que je l'ai dit en commençant à discuter les deux principaux. Quant aux autres, la Chambre, si elle le trouve bon, pourrait les renvoyer à la section centrale.

M. de Theux. - C'est inutile.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Comme la proposition de créer chaque administration spéciale par une loi doit donner lieu à des observations assez étendues de ma part et que la séance touche à sa fin, je les présenterai ultérieurement.

M. le président. - M. le ministre, faites-vous la proposition de renvoyer les amendements à la section centrale ?

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Je m'en rapporte à la Chambre, elle statuera.

M. Verhaegen. - M. le ministre de la justice avait fait la proposition formelle de renvoyer les amendements à la section centrale, sur nos bancs nous avions adhéré à cette proposition.

Cette proposition, qui, dans le principe, était une proposition formelle, est devenue maintenant une proposition qu'on laisse dans le vague.

M. le ministre dit : La Chambre statuera. Ce qui pour moi signifie, la gauche avait adhéré et la majorité a murmuré et comme M. le ministre de la justice ne veut pas faire une proposition qui fasse murmurer la majorité, il s'est borné à dire en dernier lieu : « Je m'en rapporte à la Chambre. »

Eh bien, moi, je reprends la proposition de M. le ministre de la justice. Je demande formellement que les amendements soient renvoyés à la section centrale.

Ma proposition ne sera pas exorbitante cette fois, car je ne fais que reproduire ce que M. le ministre de la justice avait proposé formellement.

Je demande quelque chose de plus, on nous parle toujours d'un résumé de pièces qu'on a sous les yeux, qui viennent de l'étranger et sur lesquelles on s'est formé une opinion.

Il serait juste que ces pièces fussent connues de la Chambre. Si la section centrale, comme je l'espère, doit s'occuper des amendements, (page 1644) on pourra lui remettre tous les documents qui sont relatifs à l'affaire que nous discutons.

Mais il est un document qu'on ne nous refusera pas, à coup sûr ; c'est un avis de la députation permanente d'Anvers, sur l'affaire de la Dame Bogaerts-Torfs. La Chambre a ordonné le dépôt sur le bureau d'une pétition sur laquelle la commission des pétitions a fait un rapport aujourd'hui même. L'avis de la députation permanente se trouve dans le dossier qui repose au ministère de la justice.

M. Malou, rapporteur. - Je suis extrêmement touché de la confiance que l'honorable M. Verhaegen témoigne à la section centrale et en ce qui me concerne, j'accepte avec plaisir le renvoi des amendements de l'honorable M. Tesch à cette section. Lorsque M. le ministre de la justice a émis tout à l'heure cette idée, nous nous sommes récriés par un motif extrêmement simple, c'est que ces amendements sont la copie presque littérale du projet de 1854 sur lequel l'honorable M. Tesch a fait un rapport et je me récriais personnellement parce qu'il me paraissait extrêmement difficile de faire à la Chambre un rapport sur des dispositions qui avaient déjà fait l'objet d'un rapport de l'honorable membre. Cependant j'essayerai, et je ferai de mon mieux pour satisfaire au désir de la Chambre.

Messieurs, il est bien entendu que ces renvois à la section centrale n'interrompront pas le débat.

- Plusieurs voix. - Non ! non !

M. le président. - La parole est à M. Dechamps.

M. Dechamps. - Ce n'est pas sur la proposition de M. Verhaegen que j'ai demandé la parole.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Je demande la parole.

- Plusieurs voix. - C'est inutile ; on est d'accord.

M. Dumortier. - Moi, je demande la parole contre la proposition de M. Verhaegen.

Messieurs, je viens m'opposer au renvoi à la section centrale. Mes motifs sont diamétralement opposés à ceux de l'honorable auteur de la proposition. Ce qu'il veut, cela résulte de ses paroles, c'est traîner la discussion en longueur.

L'honorable membre propre de renvoyer à la section centrale les amendements de M. Tesch et de lui fournir des documents venant de l'étranger de manière à avoir un rapport sur toutes choses. (Interruption.)

L'honorable membre n'a pas seulement demandé le dépôt des pièces, mais le dépôt, pour que la section centrale les comprît dans son rapport.

- Plusieurs voix. - Non, on n'a demandé que le dépôt sur le bureau.

M. Dumortier. - Eh bien, je dis que quand on demande la communication de pièces nouvelles sur lesquelles la section centrale doit se former une idée qui doit réagir sur ses propositions, c'est qu'on veut traîner en longueur. C'est mon opinion.

Nous trouvons que la discussion a duré déjà très longtemps, voilà cinq semaines que nous l'avons commencée.

- Plusieurs voix. - Quatre !

M. Dumortier. - Nous sommes à la fin de la cinquième et nous n'avons pas encore voté un seul article du projet.

M. Rogier. - Vous avez traîné trois ans la discussion de la loi communale !

M. Dumortier. - Vous voulez donc traîner cette discussion pendant trois ans ?

M. Rogier. - Quand on voit qu'on veut ruiner l'institution communale, on ne peut employer trop de temps à s'y opposer.

M. Dumortier. - C'est le contraire que nous voulons faire ; non voulons sablever la commune ; ce que nous discutons, c'est le complément de la loi communale. (Interruption.) Je ne crains pas les interruptions, unis en y répondant, je prolongerais le débat ; tout ce que je demande, c'est qu'on ne me fasse pas sortir de la question. Je demande que la discussion continue, l'honorable membre a dit que si le rapport n'était pas fait demain on ne pourrait pas voter.

M. Malou. - Il sera fait.

M. Dumortier. - Je désire qu'on puisse arriver à un résultat. Sous le ministère de la politique nouvelle on faisait de petits conseils de guerre où l'on décidait qu'on était suffisamment éclairé et l’on votait ; je ne demande pas qu'on en agisse de même ici, mais je dis que nous ne pouvons pas abuser du temps en prolongeant encore la discussion.

Puisque M. Tesch vient de reproduire des paragraphes du projet de M. de Brouckere, dont on a tant fait l'éloge dans cette enceinte, je voudrais savoir si à l'article des bureaux de bienfaisance, il proposera l'intervention du curé dans ces bureaux.

M. de Brouckere. - Je demande la parole.

M. Dumortier. - C'est à l'auteur de la proposition actuelle que je fais cette demande, je désirerais savoir s'il veut tronquer le projet qu'il reproduit ou le représenter dans son entier.

M. le président. - La parole est à M. de Brouckere.

M. de Brouckere. - J'y renonce.

- La Chambre consultée ordonne le renvoi des amendements à la section centrale et le dépôt des pièces demandées sur le bureau.

M. Dechamps. - Pendant que l'honorable M. Tesch parlait, je me suis permis de l'interrompre. Quand je lui ai entendu citer l'autorité de M. Béchard en faveur de son opinion et pour combattre celle de M. le ministre de l'intérieur, je n'ai pu réprimer une exclamation de surprise. M. Béchard est un écrivain catholique ; il a défendu, à toutes les pages de son livre, la charité catholique et la liberté de la charité, comme nous la défendons contre nos adversaires.

Quand j'espérais que ma santé me permettrait de prendra part au débat, j'avais lu le livre de M. Béchard et j'en avais fait de nombreux extraits, mais je craignais, en le citant, que nos adversaires n'eussent récusé le témoignage de M. Béchard, comme entaché d'un cléricalisme exagéré. J'ai donc eu le droit d'être surpris de voir M. Tesch invoquer une telle autorité que nous pouvons revendiquer tout entière.

M. Tesch me permettra de continuer mon interruption en disant qu'il a lu un passage qui, isolé, ne rend pas compte du tout de l'opinion de M. Béchard.

M. Frère-Orban. - Il faudra en recommencer la lecture demain. (Interruption.)

M. Dechamps. - En attendant, je vais opposer quelques citations à celles faites par M. Tesch. Je viens d'ouvrir le livre que l'honorable membre a bien voulu un moment me prêter ; je cite presque au hasard.

M. Béchard a fait, en termes magnifiques, l'histoire de la charité catholique et religieuse, depuis le Christ jusqu'aujourd'hui. Cette histoire est le contre-pied, l'antithèse de celle écrite par Jean Van Damme. M. Béchard, après avoir montré l'action du christianisme dans la charité, après avoir montré pendant le cours du moyen âge le clergé, la noblesse, le peuple rivalisant de pieux efforts pour fonder, doter et entretenir les institutions charitables, après avoir dit que l'histoire de la charité en France se confond avec celle des ordres religieux et avoir rappelé à grands traits les nombreuses et admirables institutions fondées par les ordres religieux, par les couvents, comme disent nos adversaires, voici comment il résume cette histoire que l'on tente en vain de défigurer :

« Dans l'ordre des temps comme dans l'ordre des idées, la religion inspire et fonde l'œuvre charitable ; la commune aide à ses progrès ; l’Etat la protège, la dote et la perfectionne. Du concours de ces trois grandes forces, résulte le soulagement, dans la mesure des facultés humaines, de la pauvreté et de la misère, sons l'inspiration de la charité. »

Voilà bien les principes que nous défendons et que vous combattez. Bien loin d'admettre que la religion a inspiré et fondé l'œuvre de la charité, avant la commune et l'Etat, vous l'avez le plus souvent représentée, dans le domaine de la charité, comme l'occasion des désordres et de dilapidations. Je continue :

Après avoir condamné les principes de 89, de la constituante... (Interruption.) Ces citations vous gênent, je le comprends très bien !

M. Frère-Orban. - En aucune manière.

M. Dechamps. - Après avoir critiqué la constituante de 89 qui, au lieu de réformer les abus, dit-il, s'attaqua aux principes, il ajoute que l'amour de l’humanité inspirait sans doute ces projets, mais que, dépourvus de toute inspiration religieuse, ils devaient par cela seul échouer.

Est-ce ainsi que vous jugez le système de 89 ?

Je pourrais étendre ces citations et m'en servir pour réfutera peu près tous vos discours. Ainsi, êtes-vous de l'avis de M. Béchard, quand il rappelle que tous les pays protestants ont adopté la taxe des pauvres ou la charité légale : la Norvège, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas, l'Allemagne, l’Angleterre, une grande partie de la Suisse, les Etats-Unis et l’Ecosse ? Etes-vous de son avis quand il dit : « qu'à tout prendre, il vain mieux inspirer la charité volontaire, comme dans les Etats catholiques, que la convertir en impôt comme dans les Etats protestants ? »

« Mais il ne suffit pas, dit plus loin M. Béchard, de condamner la taxe des pauvres ; il faut fermer toutes les issues qui peuvent conduire à cet impôt ; il faut répudier les faux et dangereux principes qui, soit sous la forme mitigée des constituants de 90, soit sous la forme violente des constitutionnels e 93, soit sous la forme démagogique et utopiste des socialistes contemporains, allèrent les véritables notions de la charité chrétienne et mettent obstacle à sa libre expansion. »

Est-ce là l'idée que vous avez défendue ; n'est-ce pas, au contraire, la nôtre ?

J'arrive à une citation plus directe encore et qui contredit, me semble-t-il, les affirmations de M. Tesch :

La liberté de la vérité (dit M. Béchard) et la liberté de la charité, tel est le double symbole auquel doivent se rallier tous les amis sincères des classes laborieuses...

Protéger la liberté tout en réprimant les abus, suppléer à l'insuffisance de son action, tel est, en matière d'assistance, le double but que doit se proposer le gouvernement. La charité légale doit respecter avant tout le libre et puissant élan de la charité privée, soit individuelle, soit collective.

L'Etat ne peut pas devenir l'unique dispensateur des secours destinés à soutenir la faiblesse humaine. Sa concurrence privilégiée outre mesure aurait pour effet d'énerver la bienfaisance et l'éducation privée.

(page 1645) Plus loin, il ajoute :

« Pour réagir efficacement contre une doctrine qui s'est infiltrée jusque dans les masses, il faut s'attaquer courageusement au principe d'où elle découle.

« Le mécanisme uniforme, impassible, privé d'intelligence et de discernement, de la bureaucratie appliquée à la bienfaisance publique, s'accommode mal avec les nuances si variées, si délicates, si susceptibles de la misère humaine. La compassion de celui qui administre les secours est une condition de la prudence sociale qui doit toujours présider aux œuvres de la charité, et la figure d'un prêtre sied au chevet du lit d'un malade plus que celle d'un commis.

« La charité privée peut manquer souvent, il est vrai, d'ordre et de régularité ; mais elle a sur la charité administrative l'immense avantage d'étudier les positions diverses avec une tendre sollicitude et un intelligent dévouement, d'animer le bienfait, d'inspirer la reconnaissance, et de recueillir pour prix de ses efforts, au lieu de l'ingratitude ou d'un antagonisme sauvage, des liens de patronage et d'attachement réciproque entre les distributeurs des secours et ceux qui les reçoivent. Partout où la charité privée suffit, l'administration n'a que faire, et son intervention ne doit être que subsidiaire. »

M. Frère-Orban. - J'ai dit la même chose.

M. Dechamps. - Comment ! vous avez dit la même chose ! Mais lorsque vous avez parlé du prêtre, était-ce pour dire que sa figure sied au chevet du lit d'un malade ? Le prêtre, dans tous vos discours, c'est la captation personnifiée ; c'est le vénérable curé de la Hulpe qui a été si noblement vengé à cette tribune. La sœur de charité que le XVIIIème siècle, lui-même a honorée de son admiration, qu'est-elle dans vos discours, comment l'avez-vous présentée à l'opinion ? Les sœurs de charité, ce sont les exploitantes des ateliers charitables des Flandres !

La sœur hospitalière, ce sont ces femmes sans pitié et sans cœur de Roulers qui usurpent le lit des vieillards et relèguent ceux-ci dans des greniers ; ce sont ces femmes cruelles du couvent d'Hautrages qui repoussent les malades qu'on leur présente ; la sœur hospitalière, ce sont les voleuses des hospices de Bruxelles.

M. Frère-Orban. - Tout cela est vrai.

M. Dechamps. - Voilà la sœur de charité, la sœur hospitalière, le prêtre belge au lit des mourants, tels que vous les avez représentés ! Voilà l'idée que vous en donnez au peuple, la conclusion qu'il devrait tirer de vos discours ! Et tout cela est vrai ?

A coup sûr, ce n'est pas là le langage si catholique de M. Béchard dont vous invoquez le témoignage.

Encore une citation, et je termine :

« Abstenons-nous (dit M. Béchard) aussi d'un système de réglementation uniforme, quoique locale. Gardons-nous de créer même dans les départements, dans les cantons ou dans les communes, une administration spéciale de l'assistance ; elle fléchirait sous le poids de ses innombrables attributions et serait un louage de plus dans le système déjà si compliqué de l'administration française. L'administration communale y perdrait son unité, et l'antagonisme qui s'établirait entre les comités d'assistance et les municipalités deviendrait une occasion perpétuelle de doubles emplois, de conflits et d'embarras pour l'autorité supérieure, qui serait presque toujours en butte à des influences contradictoires. »

Vous voyez, M. Tesch que les principes de M. Béchard sont les nôtres et ne sont pas les vôtres.

Mais, dit, M. Tesch, M. Béchard ne voulait pas les fondations avec des administrateurs spéciaux. Voyous : j'ouvre presque au hasard et voici ce que je lis :

« L'uniformité du mode de nomination des commissions administratives des hospices doit céder sans doute devant les titres de fondation. Rien ne doit être en effet plus sacré qu'une fondation dont l'origine se perd dans la nuit des temps, qui emprunte une nouvelle force au respect dû à la volonté des morts, qui a crut dans le pays, que les lois doivent protéger au lieu d'en dénaturer le caractère. Et si, par exemple, l'antique charte de 542, par laquelle le roi Childebert et la reine Ultrogothe fondèrent l'hôtel-Dieu de Lyon, charte confirmée par le cinquième concile d’Orléans et par le concile de Vienne, établit le rectorat, qui subsiste encore aujourd'hui, il faut maintenir inviolable la stabilité de ce rectorat. »

Voilà bien le respect inviolable de la volonté des fondateurs, le droit sacré des fondations particulières, les administrations spéciales.

Je pourrais multiplier les citations, mais je ne veux pas fatiguer la Chambre. J'ai voulu seulement établir que l'honorable membre a eu tort d'invoquer le témoignage de M. Béchard pour réfuter M. Dedecker, c'est une autorité qui nous appartient.

- La discussion est continuée à demain.

La séance est levée à 5 heures.