(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)
(Présidence de M. de Naeyer, vice-premier président.)
(page 1593) M. Crombez fait l'appel nominal à une heure et un quart.
M. Vermeire lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. Crombez présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« L'administration communale de Hodisler prie la Chambre de n'accorder la concession d'un chemin de fer de Liège à Givet qu'à la condition d'établir une station à Marche. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Stroobant, milicien congédié pour infirmité contractée au service, demande une pension. »
- Même renvoi.
« Le sieur Broeckx, gendarme à cheval, prie la Chambre de lui faire obtenir son congé. »
- Même renvoi.
« Le sieur Auguste Scheler, bibliothécaire du Roi, né à Ebnat (Suisse), demande la grande naturalisation. »
- Renvoi au ministre de la justice.
« Le sieur Jonas, opticien, à Bruxelles, demande l'autorisation d'établir sa résidence en Belgique. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Rogier. - Messieurs, nos débats durent depuis longtemps ; ils ne sont pas à la veille de se terminer. Mais l'étendue peu ordinaire de ces débats s'explique et se justifie par leur objet même. Depuis notre fondation politique, je ne pense pas qu'aucune loi ait eu pour l'avenir du pays une portée plus grande que celle que nous discutons en ce moment.
Nous avons, en effet, devant nous deux immenses questions, à savoir le rôle de l'Eglise dans l'Etat, la prépondérance de l'Eglise dans la société civile et en second lieu, cette autre question qui agite le siècle, la question du paupérisme, l'amélioration matérielle et morale des classes indigentes.
En présence de ce double et grand objet, il n'est pas étonnant que nos débats se prolongent. Je dirai qu'il importe qu'ils se prolongent et j'ajouterai avec un parfait désintéressement, qu'après avoir entendu les orateurs de la droite et les orateurs de la gauche, le pays jugera que la Chambre tout entière s'est élevée à la hauteur de la question.
Dessinons d'abord quelques traits généraux qui caractérisent ces débats, pour ne pas dire qu'ils les singularisent.
Nous avons dit sur nos bancs : Le pays est inquiet, il se sent profondément atteint dans ses fibres les plus intimes, les plus délicates, il est agité, il est inquiet.
L'éloquent rapporteur de la section centrale, nous l'avons entendu hier, ne partage pas ces inquiétudes, il se rit de vaines frayeurs, il ne croit pas au danger de l'absorption de la société civile par la société religieuse. Lui qui reculait naguère devant sa propre personne, multipliée par six, représentée au sein d'un cabinet, aujourd'hui il n'a plus peur, il n'a plus peur de rien, il est calme, serein, satisfait. Savoir de quoi M. Malou est satisfait, je ne le rechercherai pas, je ne le dirai pas. Mais parce que M. Malou est content, a-t-il le droit de dire à nos populations : Peuple, réjouis-toi ! Plaudite, cives ! Je suis content. Et parce que M. Malou est tranquille, a-t-il le droit de venir nous dire, comme on l'a dit au sein d'une autre assemblée nationale : Représentants de la Belgique, je suis tranquille, délibérez en paix !
Eh bien, messieurs, je l'avoue, je ne suis pas doué d'un pareil stoïcisme. Je me sens profondément ému et je demande pardon d'avance à la Chambre, si mes paroles se ressentent parfois de l'émotion que j'éprouve. Je tâcherai de parler avec calme, sans haine et sans dissimulation.
J'ai parlé de la quiétude de l'honorable M. Malou. On lui signale les tendances effrayantes d'une fraction notable du parti auquel il a l'honneur d'appartenir. M. Malou ne connaît pas cela, il nie ces tendances. Ces tendances ont cependant été dénoncées, non pas par un organe de la gauche, nécessairement suspect d'exagération, quand on ne l'accuse pas de mensonge, mais par ses propres coreligionnaires. Rappelons-nous dans quels termes l'honorable chef du cabinet s'exprimait naguère sur ces tendances que vous ne voyez pas ou que vous niez les voyant. Après avoir protesté contre l'exclusivisme libéral, ce qui était dans les antécédents historiques de M. le ministre de l'intérieur, voici ce qu'il dit des tendances exclusives et intolérantes de l'autre parti :
« Il y a une autre protestation que je sens le besoin de faire : c'est une protestation contre une partie de la presse catholique qui a pris une position à tous égards regrettable. A voir les tendances de cette presse, on est autorisé à dire qu'un souffle d'intolérance a passé sur la Belgique.
« Je proteste contre ces tendances, parce que pour moi il est évident qu'elles conduisent à un abîme où ira s'engloutir, avec la religion compromise, notre nationalité elle-même. »
Voilà ce que déclarait l'honorable M. Dedecker, et M. Malou est tranquille ! Question de tempérament, disait-il alors, de ce ton ironique qui lui sied si bien. Aujourd'hui ce n'est plus pour lui une question de tempérament, c'est une question de conscience ; et, comme l'honorable M. Orts avait rappelé les paroles de M. le ministre de l'intérieur que je viens de lire, l'honorable M. Malou impatienté cette fois a prié son adversaire de lui faire le plaisir de ne plus s'inquiéter de sa conscience. Puis sans en être prié par nous, l'honorable rapporteur de la section centrale est venu nous montrer sa conscience catholique complètement à nu. Il est venu dans la séance d'hier nous faire une profession de foi des plus éclatantes en faveur des jésuites. Les jésuites, a-t-il dit, je suis leur élève, leur ami ! Ils ont sauvé le catholicisme et ce sont ces hommes dont on se défie, que l'on poursuit de calomnie et de haine !
Je ne veux pas discuter et pour cause avec l'honorable membre les services que les jésuites ont pu rendre au catholicisme. Je me borne à lui rappeler un fait historique.
Ces sauveurs du catholicisme, à la fin du siècle dernier, avant 1789 et avant 1793, ont été supprimés dans la plupart des Etats catholiques de l'Europe, même en Belgique, même à Rome. Ils n'ont eu pour refuge que la cour d'un roi philosophe ; preuve, soit dit en passant, que les philosophes sont quelquefois bons à quelque chose.
Pourquoi les jésuites, sauveurs du catholicisme, ont-ils été supprimés dans presque tous les Etats catholiques de l'Europe, dès avant la révolution française ? Je voudrais bien qu'on m'expliquât les causes d'une pareille mesure de la part des Etats catholiques.
J'entends déjà M. Dumortier s'écrier que j'invoque les arrêts qui ont prononcé la suppression des jésuites. Il ira jusqu'à s'imaginer que je demande la suppression des jésuites en Belgique.
M. Dumortier. - Je n'ai pos dit cela.
M. Rogier. - Je prie M. Dumortier de croire que je ne veux pas plus exclure les jésuites des bienfaits de notre Constitution que je ne veux rappeler la législation surannée des appels comme d'abus, dont M. Dumortier m'a accusé de désirer le retour dans notre pays. J'engage l'honorable M. Dumortier à me traiter à l'avenir en homme sérieux et non en pantin politique.
Non, messieurs, nous ne voulons pas persécuter les jésuites. Je l'avoue, il y a dans cette organisation du jésuitisme quelque chose qui me touche et qui m'étonne. Il y a dans la constance de ces hommes associés pour poursuivre même à travers les persécutions, un but qu'ils croient bon, qu'ils croient utile, quelque chose d'étonnant ; je dirai plus, il y a quelque chose digne de l'admiration de ceux qui considèrent ces efforts constants et infatigables comme utiles au triomphe de leur cause.
Ce n'est pas que j'aie eu, comme l'honorable M. Malou, l'avantage de rapports fréquents, des rapport intimes avec les jésuites ; dans deux circonstances seulement, il m'a été donné de me trouver en rapport avec les jésuites. Je ne rappellerai pas mes souvenirs de collègue, comme l'honorable M. Malou a rappelé les siens ; je pense que nous avions au lycée de Liège un ecclésiastique qu’on aurait pu ranger parmi les jésuites ; à cette époque, le clergé ne refusait pas son concours aux établissements de l'Etat. Mais je parle de deux circonstances plus récentes.
J'ai été en rapport avec un jésuite à l'époque de la mise à exécution de la loi de 1850 sur l'instruction moyenne, de cette loi qui, on vous l'a répété plusieurs fois, avait pour but de confisquer l'instruction publique au profit de l'Etat, et d'en dépouiller la liberté, ce qui veut dire le clergé régulier et séculier.
Eh bien, je ne craindrai pas d'en appeler aux souvenirs de mon honorable interlocuteur d'alors ; il reconnaissait qu'il n'avait pas à se plaindre de la loi ; il reconnaissait encore que la plus grande impartialité avait présidé à la nomination des membres des jurys d'élève universitaire ; il reconnaissait enfin que le grade d'élève universitaire était une excellente institution, institution qui depuis..., mais alors elle était excellente.
Voilà le premier rapport que j'aie eu en Belgique avec un honorable membre de la société de Jésus.
Dans une seconde circonstance plus grave, au mois de février 1848, à la suite du mouvement terrible qui se manifestait au sein de la capitale de la France, il y eut à Bruxelles une grande émotion. Cette émotion se traduisit sous une forme plus ou moins menaçante, il faut le dire, autour de quelques établissements religieux et notamment aux environs de la maison occupée par les jésuites. A 10 heures du soir, je reçus une lettre d'alarme. Immédiatement la réponse la plus (page 1594) complètement rassurante fut envoyée à la personne qui se plaignait. Et en effet, l'ordre le plus parfait fut maintenu ; pas la moindre atteinte ne fut portée à ces établissements. Je me trompe ; il y eut un carreau de vitre cassé.
Et c'est là ce qu'il faut rappeler à ceux qui sans cesse viennent jeter à la tête de l'administration du 12 août les accusations les plus outrageantes : c'est qu'au milieu du bouleversement général de l'Europe, avec une révolution menaçante à nos portes, le seul dégât matériel commis au sein de la capitale de la Belgique, fut un carreau de vitre cassé.
Le cabinet n'avait fait que strictement son devoir en maintenant l'ordre ; je n'en reçus pas moins du chef de l'établissement auquel je fais allusion une lettre pleine de gratitude que j'ai déposée dans mes archives, comme témoignage authentique de la conduite que le cabinet a tenue alors.
Et puisque M. Malou a des rapports si fréquents, si intimes avec les membres de cette association religieuse, qu'il veuille bien s'assurer lui-même de l'exactitude des deux faits que je viens de mentionner.
M. Malou. - L'un des deux m'est connu.
M. Rogier. - L'autre pourra vous être également confirmé si vous allez aux informations ; vous verrez si les hommes qu'on présente comme les persécuteurs des jésuites, alors que les circonstances deviennent graves, qu'il se présente des dangers ne sont pas alors leurs meilleurs appuis, et leurs plus solides défenseurs.
Messieurs, dans cette discussion on marche de surprise en surprise : à voir les déclarations contradictoires, qui s'échangent sur les bancs de la majorité, et entre les ministres eux-mêmes ; à entendre les déclarations inouïes qui ont été faites dans la séance d'hier par le rapporteur de la section centrale, on est tenté de se demander, malgré la gravité des débats, si on se trouve en présence d'hommes sérieux et de projets sérieux.
En défendant son projet, le ministre de la justice, qu'a-t-il invoqué ? Une raison suprême, toute-puissante, le bien des pauvres, la nécessité de venir en aide aux classes souffrantes ! On est bien fort quand on s'appuie sur un pareil texte, ne fût-il qu'un prétexte. Et après lui un des deux ministres dirigeants du cabinet, un des deux ministres politiques, car je pense que les autres n'ont pas la prétention d'aspirer à ce rôle, qu'est-il venu dire ? « Les pauvres, je les aime beaucoup (je le crois, j'en suis convaincu) ; quant à leur venir en aide par la loi, c'est là mon moindre souci ; j'ai donné mon adhésion au projet, mais non ma sympathie ; ce ne sont pas les pauvres que j'ai eus en vue ; j'ai eu en vue un but que je poursuis depuis longues années, la décentralisation. »
Voilà comment la loi se recommande de la part du cabinet.
L'honorable M. Dumortier nous a dit, dans un discours qui fera époque (interruption), et j'apprécie la vigueur et le patriotisme de l'honorable membre tout en le combattant ; il nous a dit : le système du 12 août, je m'en vais vous le faire connaître en deux mots : défaire et refaire les testaments. Voilà son système, voilà le système qu'il a pratiqué et qu'il voudrait faire prévaloir dans la loi nouvelle.
M. Dumortier. - Vous avez bien saisi !
M. Rogier. - Je ne dis pas aussi bien que vous, mais c'est bien la pensée que je rends : défaire et refaire les testaments.
Sans vouloir me poser en avocat, M. Dumortier voudra-t-il bien me permettre de lui citer l'article 900 du Code civil qui oblige le gouvernement de réformer les testaments qui contiennent des clauses contraires aux lois et aux mœurs.
C'est contre le Code civil que M. Dumortier aurait dû diriger son accusation. Mais il y a quelque chose de plus actuel ; il y un a acte de M. le ministre de l'intérieur, et la coïncidence est véritablement remarquable, au moment même où l'honorable député de Roulers flétrissait la politique nouvelle ou plutôt la politique ancienne du chef de la violation des testaments, que faisait l'honorable M. Dedecker ici présent ? Il violait un testament de la manière la plus directe, la plus explicite.
Vous avez tous lu l'arrêté au Moniteur. M. Dumortier l'a lu aussi : qu'en pense-t-il ? (Interruption.)
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - C'est facile à expliquer.
M. Frère-Orban. - Vous le feriez encore sous l'empire de la loi que nous discutons ?
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Certainement.
M. Frère-Orban. - Alors vous suivrez la politique qui défait et refait les testaments.
M. Rogier. - L'honorable M. Malou nous a dit : Que faisait l'ancien ministère ? Il excluait les personnes désignées et empochait l'argent.
M. Malou. - Pas pour lui !
M. Rogier. - On n'a pas été jusque-là, cela viendra peut-être.
Voici donc de quelle manière le ministre de l'intérieur actuel empoche l'argent des testateurs.
- Un membre. - Lisez l'arrêté.
M. Rogier. - Lisons l'arrêté. Il est au Moniteur d'avant-hier et porte la date du 29 avril 1857 :
Le sieur Hannot (J.-F.), par testament du 1er novembre 1856, avait légué à la commune de Hervé une rente annuelle et perpétuelle de 405 francs au capital de 9,000 francs, à charge, par cette localité, de faire donner gratuitement l'instruction primaire par les frères de la doctrine chrétienne.
M. Frère-Orban. - Voilà quelle était la condition !
M. Rogier. - Voici comment a procédé M. le ministre de l'intérieur pour accepter le legs, et empocher l'argent au profit de l'enseignement primaire, tout en rejetant la condition.
« Vu, dit-il, la délibération du conseil communal de Hervé, tendante à obtenir l'autorisation d'accepter ce legs, sans être tenu d'exécuter la clause relative à l'instruction primaire à donner aux enfants par les frères de la doctrine chrétienne.
« Vu etc.
« Vu les articles 900, 910 et 937 du Code civil, etc. ;
« Considérant que la condition imposée par le testateur et d'après laquelle l'instruction primaire doit être donnée gratuitement aux enfants par les frères de la doctrine chrétienne est contraire à la loi du 25 septembre 1842, etc. ;
« Nous avons arrêté et arrêtons :
« Le conseil communal de Hervé est autorisé à accepter le legs susmentionné, sous la réserve que l'enseignement primaire sera donné aux enfants par un instituteur nommé conformément à la loi du 23 septembre 1842, et sous la surveillance de l'administration communale. »
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Les frères ne sont pas exclus comme citoyens, ils sont exclus comme frères.
M. Rogier. - Nous sommes parfaitement d'accord. Nous défaisions et refaisions des testaments pour les mêmes motifs et par le même procédé. Nous sommes en parfaite concordance.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Sur cette question !
M. Rogier. - Je voudrais que M. Dumortier s'expliquât sur cette concordance entre le gouvernement et nous. (Interruption.)
M. de Theux. - Il serait bon d'avoir au préalable les explications de M. le ministre de l'intérieur.
M. Frère-Orban. - M. le ministre de la justice fait la même chose.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Vous avez écarté des conditions qui n'étaient pas contraires à la loi.
M. de Naeyer. - Messieurs, pas d'interruptions ; la parole est à M. Rogier.
M. Rogier. - Pas de subtilités, nous sommes en principe parfaitement d'accord.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Il faut que les conditions soient contraires à des lois existant réellement et non à des lois imaginaires.
M. Rogier. - Maintenant, messieurs, puisque M. Nothomb veut bien m'interrompre et insister sur son interruption, j'en viens à lui. Il m'a fait un grand honneur dernièrement. J'étais absent et je n'ai pu recueillir les adhésions que cette partie de son discours a provoquées en ma faveur de la part de la droite.
J'appartiens bien pour quelque chose à cette politique du 12 août, exclusive, intolérante. Or, M. le ministre de la justice nous a appris que les principes essentiels de sa loi, en ce qui concerne l'enseignement, que ces principes ne sont pas les siens, que ces principes sont les miens ; c'est au ministre de l'intérieur du 12 août qu'il les a empruntés.
Il les a trouvés dans une correspondance entre le département de l'intérieur et le département de la justice. Je pense que M. le ministre de la justice est trop modeste ; je vais lui prouver que les principes qu'il m'attribue ne sont pas les miens et le prie de vouloir bien en faire honneur à tout autre que moi, si toutefois il ne les garde pas pour son compte.
Messieurs, mon collègue de la justice m'avait posé cette question : « Croyez-vous qu'il soit licite d'autoriser les sœurs hospitalières à donner accessoirement l'instruction gratuite aux enfants pauvres ? » Répondant au ministre de la justice, j'ai émis l'opinion qu'en effet, il pouvait être licite d'accorder aux sœurs hospitalières le droit de donner accessoirement l'enseignement gratuit aux enfants pauvres.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Je n'ai pas dit autre chose.
M. Rogier. - Pardon, vous avez dit autre chose. J'ai bien lu votre discours. Vous avez dit que j'étais d'accord avec vous en matière d'enseignement. Vous avez dit que j'avais été consulté par mon collègue de la justice sur le point de savoir si les sœurs hospitalières pouvaient être autorisées à donner l'enseignement. Vous avez retranché le mot gratuit. C'était beaucoup. C'était tout.
(page 1595) Quels sont vos principes à vous, et quels sont les principes que consacre le projet de loi ? Vous voulez attribuer aux corporations religieuses, soit directement, soit indirectement, par l'intermédiaire d'administrateurs spéciaux, vous voulez attribuer aux corporations religieuses le droit de donner l'enseignement, non seulement gratuit, mais aussi l'enseignement rétribué, le droit d'établir des pensionnats. Voilà ce que veut le projet de loi.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Comme M. Liedts, comme M. Leclercq.
M. Rogier. - Mais pas comme moi.
Vous voulez attribuer par privilège aux corporations religieuses, directement ou indirectement, le droit de donner l'instruction primaire gratuite et rétribuée avec pensionnat. Moi, je voulais borner l'autorisation à ce qui concerne l'enseignement gratuit et je disais que les avis du conseil d'Etat, que les arrêts de la cour de Bruxelles s'opposaient formellement à ce que l'instruction rétribuée et avec pensionnat fût donnée par les sœurs hospitalières. Voilà ce que je disais. Je ne disais pas, comme vous me le faites dire, que toute espèce d'enseignement pouvait être donné par les sœurs hospitalières ; je restreignais l'autorisation à l'enseignement donné accessoirement, à l'enseignement purement gratuit et je disais que, quant à l'enseignement rétribué, l'enseignement avec pensionnat, les avis du Conseil d'Etat et les arrêts de la cour de Bruxelles étaient contraires à ce qu'il pût être donné par les sœurs hospitalières.
J'ajoutais que si le décret de 1809 donnait lieu à des doutes sur la question de savoir et les sœurs hospitalières sont aptes à donner accessoirement l'enseignement gratuit, on pourrait proposer une dérogation au décret de 1809 et nous étions à peu près d'accord sur ce point, mon honorable ami M. Tesch et moi, mais toujours avec cette réserve que les établissements de ce genre qui obtiendraient l'autorisation de donner l'enseignement gratuit seraient soumis au régime de la loi de 1842, sur l'enseignement primaire.
Eh bien, messieurs, je le demande, étions-nous d'accord avec M. le ministre de la justice actuel ?
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Je n'ai pas dit autre chose.
M. Rogier. - Vous avez dit que j'avais professé vos principes dans la correspondance dont nous avez cru tirer un grand parti contre moi.
Eh bien, je vous ai prouvé qu'il n'en est rien. Veuillez donc ne plus m'attribuer vos principes. Vos principes peuvent être bons, mais gardez-les pour vous. Il faut être charitable, mais, pour me servir d'une figure qui ne vous déplaira pas, je pense, vous poussez la charité jusqu'à vouloir m'affubler de votre manteau ; or, je n'en veux pas, je vous en remercie et vous ne pouvez pas me contraindre à l'accepter. Je ne suis pas un bureau de bienfaisance auquel on peut imposer des libéralités, comme on le fait votre projet de loi.
Messieurs, ai-je besoin d'insister pour établir que les principes de M. le ministre de la justice, les principes formulés dans son projet de loi, ne sont pas et ne peuvent être les miens ?
Ces principes ne vont à rien moins qu'à ceci : confisquer, par privilège, l'instruction primaire au profit des corporations religieuses, soit indirectement, c'est l'article 70 de la loi, soit directement, c'est l'article 99.
Par l'article 70 il est permis à tout citoyen belge de fonder des établissements d'instruction primaire avec administrateurs spéciaux. Dans ces établissements d'instruction primaire fondés, on pourra recevoir non seulement des enfants pauvres, mais des élèves qui payeront. Que feront vos administrateurs spéciaux ou plutôt vos administrations spéciales ? Elles attribueront l'enseignement primaire aux corporations religieuses. Si dans un testament on disait ceci : « Je fonde un établissement d'enseignement primaire avec administrateurs spéciaux à la condition que l'instruction y soit donnée par une corporation religieuse, » M. le ministre de l'intérieur ferait ce qu'il vient de faire, il rayerait cette condition ; mais cette condition rayée, il n'aurait pas le pouvoir d'empêcher les administrateurs spéciaux de l'école primaire fondée de livrer à une corporation religieuse l'instruction primaire.
Il n'aurait pas ce pouvoir, donc au moyen des administrateurs spéciaux, vous pouvez faire passer l'instruction primaire des communes aux mains des corporations religieuses.
Maintenant pour les sœurs hospitalières, c'est bien plus fort. Ou pourra les doter directement et elles jouiront de la personnification civile pour donner non pas seulement l'instruction gratuite, mais l'enseignement rétribué et tenir des pensionnats.
Je demande si ce n'est pas là le rétablissement pur et simple du couvent, avec faculté de donner l'enseignement en concurrence avec la commune, et, les nommerai-je ?, en concurrence avec les simples instituteurs privés. Et il faut que je fasse ressortir ce côté de la question. La liberté d'enseignement en Belgique, pour les simples particuliers, est aujourd'hui une lettre morte. Elle n'existe plus. Et lorsque vous faites déjà une concurrence si redoutable aux simples particuliers, qu'il ne leur est plus permis d'élever aucun établissement, non contents de ce que vous faites par l'association, vous voulez encore un privilège pour les écraser à perpétuité. Voilà, messieurs, un côté de la loi, qui est aussi excessivement sérieux.
Mais je ne parle pas des particuliers ; il ne peut plus en être question, je parle de l'instruction primaire communale.
Qu'a voulu la loi de 1842, cette loi que vous citez si souvent comme un monument de votre politique ? Elle a voulu attribuer à la commune l'instruction primaire. Que faites-vous par la loi actuelle ? Vous cherchez, vous tendez à dépouiller la commune de l'instruction primaire pour la remettre aux corporations religieuses, garçons et filles. Voilà quel sera le résultat de la loi que nous discutons, voilà certainement un de ses buts.
On appelle cela, messieurs, de la décentralisation ! Si c'est ainsi que M. le ministre des affaires étrangères entend la décentralisation, je ne lui en fais pas mon compliment pour un homme du pouvoir. J'appelle cela décapitation, j'appelle cela renversement de notre législation et de notre organisation moderne, j'appelle cela confiscation de la prérogative communale au profit des corporations religieuses.
De la décentralisation, comme l'entendent certains de nos adversaires, je n'en veux pas Voici leur système. L'administration publique, l'administration laïque, qu'elle fasse de l'instruction, qu'elle fasse de la bienfaisance, n'est bonne à rien, n'est capable de rien. Pour que la société soit établie sur de bonnes bases, pour qu'elle marche comme par le passé, il faut renverser tout ce qui est institution civile, il faut réduire à rien le rôle du pouvoir. Il faut abandonner et l'instruction publique, et la bienfaisance publique et tout ce qu'il y a de vital dans le pays, il faut l'abandonner à l'Eglise. Le gouvernement, de quoi se plaindrait-il ? Il aurait encore un très beau rôle à jouer dans la société. Il aura, par exemple, le rôle de gendarme au service de l'Eglise. Car on l'a notifié hier encore dans un article d'un journal français reproduit dans les journaux belges, on l'a déclaré en termes formels, la famille est subordonnée à l'Etat, l'Etat doit être subordonné à l'Eglise, l'Eglise à Dieu. En qualité de subordonné, le gouvernement aura donc le rôle de gendarme, il aura le rôle de geôlier, il aura le rôle de receveur des contributions.
Vous comprenez que représenté sous cet aspect aimable et attrayant le gouvernement sera toujours le bienvenu du peuple. Il n'y aura plus jamais de mécontentement contre lui. De son côté, le gouvernement de l’Eglise dira : Je vous apporte la bienfaisance, je vous apporte l'instruction, je me charge de votre salut, je vous ouvre le ciel. Quant au gouvernement laïque, c'est un gendarme, c'est un geôlier, c'en un receveur des contributions ; n'ayez pas confiance en lui ; défiez-vous de lui, et au besoin, on nous l'a prêché hier en termes assez formels, si votre conscience vous dit de vous révolter contre une loi, n'observez pas la loi, observez avant tout la loi de l'église ; nous vous remettrons au besoin l'absolution de vos péchés contre le pouvoir civil : et voilà, dans ses effets, la doctrine de la décentralisation.
Je pense, messieurs, avoir caractérisé d'une manière générale l'esprit de la loi, les principes qu'elle soulève, les résultats qu'on en peut attendre, l'absorption de l'Etat par l'église, de la société civile par la société religieuse.
J'arrive au second objet de la loi. Il est non moins grave, non moins digne de nos méditations et je crois que sur ce terrain nous parviendrons peut-être à nous rencontrer plus facilement que sur celui que j'ai d'abord parcouru.
Cette loi, en effet, messieurs, soulève une question d'un puissant intérêt pour toutes les opinions, l'amélioration des classes souffrantes. C'est bien là un sujet digne des sympathies et des délibérations d'un peuple libre, c'est-à-dire d'un peuple où doivent régner les sentiments d'égalité et de fraternité.
Messieurs, tout en rendant hommage au zèle, aux travaux consciencieux d'un honorable collègue qui siège sur nos bancs, il me serait impossible de partager sa manière de voir, quant à la situation vraie des classes inférieures de notre époque. Je ne crois pas que cette situation aille chaque jour en empirant. Je ne puis pas admettre que les pauvres de nos jours soient plus dénués que les pauvres du temps passé. Je ne puis pas admettre qu'il y ait aujourd'hui dans la société un plus grand nombre de pauvres qu’à l'époque où les couvents dominaient dans toute leur plénitude, dans toute leur liberté. Si je compare les époques et si je compare les pays, je vois que depuis la suppression des vieilles institutions je vois que dans les pays qui n'ont plus de vieilles institutions, il y a manifestement plus de bien-être dans les classes indigentes.
Je pourrais m'abstenir de faire ici une démonstration qui traîne dans tous les livres et dans toutes les conversations. Je soutiens que le sort de l'ouvrier d'aujourd'hui est de beaucoup préférable à celui d'autrefois.
Il est mieux payé, mieux vêtu, mieux logé, mieux nourri. Grâce au grand mouvement d'émancipation du siècle dernier, il a conquis, dans la société, une place libre. Il lui est permis aujourd'hui de sortir de la condition où il était condamné à vivre sous le régime des corporations. Si l'on voulait, messieurs, faire un travail intéressant, un travail véritablement utile, il y aurait à faire le livre des parvenus de la classe inférieure.
Jetons les yeux autour de nous. Où voyons-nous que notre bourgeoisie, que notre classe moyenne se recrute incessamment ? Dans la classe ouvrière.
(page 1596) Depuis vingt ans, on pourrait citer, dans Bruxelles, mille bourgeois qui ont commencé par être de simples artisans, de simples ouvriers. Je ne parle pas de ceux qui sont parvenus aux plus hauts grades de la société, de ceux qui occupent pour ainsi dire le maréchalat de l'industrie. Mais je parle de ce grand nombre de simples artisans qui se sont transformés en bourgeois aisés.
De tels faits ne sont pas sans importance ; je crois qu'il y aurait une grande utilité pour les classes ouvrières à leur démontrer que sous notre régime actuel, il est permis aux plus humbles de monter l'échelle sociale, et de parvenir par le travail au degré le plus élevé. Ce serait un grand enseignement à donner aux classes ouvrières.
Ce que je dis de l'ouvrier des villes, est beaucoup plus vrai encore de l'ouvrier des campagnes. Qu'était-ce que le paysan au siècle dernier ? Mais ce n'était pas un homme. Il ne jouissait d'aucune espèce de droit. C'était, d'après la définition d'un vieux jurisconsulte, une bête dans le parc, un poisson dans le vivier, un oiseau dans la cage.
M. Coomans. - En Belgique pas.
M. Rogier. - Je pense que la discussion a pris des proportions qui nous permettent de sortir un peu des frontières de la Belgique. En Belgique pas ! Ce serait à vérifier.
Si l'on compare l'état du paysan d'aujourd'hui à l'état du paysan au siècle passé, je pense que nul ne contestera qu'au point de vue de la position matérielle et de la position morale, un paysan d'aujourd'hui vaut dix paysans de l'ancien régime. Le conteste-t-on ?
M. Coomans. - Je ne conteste pas cela.
M. Rogier. - Aujourd'hui les paysans sont devenus des hommes, ils sont devenus propriétaires, ils sont devenus indépendants, ils sont devenus électeurs. Ils ne sont plus les vassaux de l'abbaye ou du château. Aujourd'hui ils sont des hommes libres, ils sont égaux à leurs anciens maîtres devant la loi. Voilà ce que les campagnes ignorent trop ; voilà ce qu'il faudrait leur enseigner. Elles devraient toujours se souvenir que si elles sont aujourd'hui quelque chose dans la société, c'est à ce grand mouvement de 1789 qu'ils le doivent. Elles devraient se souvenir que ces hommes, dont on leur fait des portraits si horribles et si monstrueux, qu'on leur a appris dès l'enfance à mépriser, à haïr, ont été les puissants instruments de leur émancipation intellectuelle., morale et matérielle.
Donc, messieurs, je soutiens que la société moderne vaut beaucoup mieux que la société du temps passé dont on a fait ici un tableau très poétique, mais auquel, à mon avis, il manquait essentiellement la vérité.
Mais parce que la société moderne est évidemment dans des conditions mille fois meilleures que la société ancienne, est-ce à dire qu'il n'y a plus rien à faire ? Est-ce à dire qu'il faut se croiser les bras et ne plus se préoccuper de la situation des classes inférieures, ces classes qui sont les véritables mineurs de la société, pour laquelle nous devons exercer une tutelle bienfaisante et bienveillante ?
Je le dirai, si cette loi n'avait pour but spécial et manifeste que l'amélioration des classes inférieures, il n'y aurait pas une seule voix dans cette enceinte qui osât combattre une pareille loi. Il y aurait entre nous une émulation honorable. C'est à qui de nous s'efforcerait d'améliorer la loi dans l'intérêt des classes inférieures. Une pareille émulation serait digue de notre parlement.
Mais, messieurs, est-ce de l'émulation que nous avons entre nous ? Est-ce de la bienveillance ? Comment traite-t-on l'opinion libérale en cette matière ? On la déclare incapable, indigne d'exercer la bienfaisance. Les hommes honorables qui sont préposés à l'administration de la bienfaisance publique, que dit-on d'eux ? C'est par peur qu'ils exercent la bienfaisance. Ils ont peur des pauvres, ils leur font du bien. Ce sont des chiffres, de simples chiffres. Leur aumône avilit le pauvre. Défiez-vous des administrations purement civiles ; elles n'ont ni mérite ni vertu. Voilà ce qu'on dit, et ce n'est pas le premier venu qui dit cela aux populations inférieures ; c'est un honorable évêque, qui devrait savoir la portée que peuvent avoir de pareilles paroles.
On nous reproche, et l'on ne peut pas, je pense, pousser plus loin l'ironie, on nous reproche d'être exclusifs. Nous ne voulons pas entendre parler de religion ni de prêtres, quand il s'agit de bienfaisance. Or, nous admettons le prêtre partout ; nous l'admettons toujours, et nous sommes exclusifs ! Quant aux administrateurs laïques qu'il faut bien appeler libéraux, puisque libéral et laïque dans cette question ne font qu'un, quant aux administrateurs laïques, on les dénonce aux classes inférieures comme indignes, comme incapables de bien gérer leur fortune, de bien exercer la charité. Est-ce vrai ? Que l'on nie donc ce qui est écrit ! Que l'on rétracte donc ce qui a été dit dans cette enceinte !
M. le ministre de l'intérieur lui-même, malgré les sentiments élevés que nous aimons à lui reconnaître, n'est-il pas venu nous dire, en définissant l'administrateur laïque et en le comparant à l'administrateur religieux : L'un, l'administrateur laïque, est un chiffre ; l'autre, l'administrateur religieux, est une âme.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - J'ai cité l'opinion d'un écrivain.
M. Rogier. - Oui ; mais j'ai regretté que vous la citassiez sans la réfuter.
Comment ! on ne peut plus avoir de religion ni de vraie charité sans être revêtu de l'habit de prêtre. (Interruption.)
Si vous n'êtes pas de cet avis, pourquoi souffrez-vous que l'on dise et pourquoi répétez-vous dans vos rangs que l'aumône faite par la charité officielle avilit ? Pourquoi dites-vous qu'il faut se défier des administrations civiles ? Pourquoi dites-vous que c'est par peur que la société civile vient au secours des classes pauvres, tandis que c'est par amour que vous leur apportez vos biens ?
Nous sommes, messieurs, exclusifs. Ceci mérite d'être développé. Nous sommes exclusifs à ce point, que l'honorable M. Dumortier nous a formellement accusés de vouloir le renversement de la Constitution, si nous ne pouvons pas l'exploiter à notre seul profit.
Eh bien, voyons de quelle manière nous pratiquons la Constitution, de quelle manière nos adversaires en usent.
Quant à la liberté de la presse, il nous est permis de tout imprimer. Mais nous est-il permis de tout lire. La liberté de lire existe-t-elle en Belgique ? Il ne le paraît pas, s'il est vrai que dans certaines provinces les lecteurs de certains journaux ne reçoivent pas l'absolution. Voilà de quelle manière nous sommes exclusifs et de quelle manière vous ne l’êtes pas.
Je ne sais pas jusqu'où s'étend cette prohibition de lire. On dit sur ces bancs que ce ne seraient pas seulement les journaux libéraux, qu'il y en aurait d'autres, de plus honnêtes, de plus modérés, qui se trouveraient sous le coup de la même menace.
M. de Lexhy. - L'Émancipation y passera.
M. Coomans. - Cela ne concerne pas la Chambre.
M. Frère-Orban. - Mais cela concerne la liberté.
M. Rogier. - Ainsi liberté d'imprimer, et encore ! mais défense de lire.
On a beaucoup parlé des loges. Mais je ne pense pas jusqu'ici le grand maître de la loge maçonnique ait imaginé de frapper d'anathème les lecteurs des journaux orthodoxes.
Nous sommes exclusifs, en fait de liberté d'association !... Messieurs, il y a dans ce pays 38 variétés d'associations ou corporations d'hommes, il y a 122 variétés d'associations ou corporations de femmes. Or qu'on me cite une seule de ces associations ou corporations qui ait été l'objet d'une vexation quelconque, soit du pouvoir laïque, soit de l'opinion libérale ? en quoi sont-elles gênées dans l'exercice de leur liberté ? Je cherche en vain comment l'exclusivisme libéral se manifeste à l'égard de ces associations.
Il est bien naturel que les libéraux usent aussi quelque peu de la liberté d'association. Les libéraux, à l'occasion des élections politiques, font ce qu'on fait dans tous les pays libres, ils s'associent pour se concerter, sur leurs principes et sur leurs choix ; oh ! alors ce sont des clubistes, des hommes de 93, des révolutionnaires.
Un jour, les libéraux, pour donner plus d'unité à leurs efforts, se réunissent en une grande association, moins grande cependant que celle dont on nous a menacés à la fin de la séance d'hier, et surtout beaucoup moins riche ; ils forment le congrès libéral. Quelle violation de la Constitution ! nous a dit l'honorable M. Dumortier.
Comment les libéraux ont le front de se réunir au nombre de 200 dans Bruxelles el de s'entendre entre eux sur les principes qui doivent les diriger ! Mais c'est odieux ! c'est révolutionnaire ! c'est inconstitutionnel ! nous sommes des exclusifs. A bas les Congrès ; et vivent les Congrégations !
Si les libéraux belges veulent, et c'est là chez eux une tradition historique, se réunir en une simple société littéraire, si dans cette société littéraire on introduit un élément d'agrément, de délassement intellectuel, si par aventure un orateur vient dans ces sociétés faire une lecture marquée au coin d'une orthodoxie suspecte, ; eh bien, messieurs, que deviennent ces sociétés littéraires ? Elles sont frappées d'anathème ; il y a défense d'en faire partie ; elles sont dénoncées comme des sociétés de perversité qu'il n'est pas permis de fréquenter.
M. le ministre des affairss étrangères (M. Vilain XIIII). - J'en fais partie moi-même ; vous êtes mon président au Cercle artistique.
M. Rogier. - Et nous sommes heureux d'avoir un collègue aussi éclairé que vous ; la société littéraire dont vous faites partie a déjà été aussi atteinte, mais moins fortement que la société littéraire de Gand ; cette dernière est mise directement à l'index ; je suis bien (page 1597) convaincu que M. le ministre des affaires étrangères ne céderait pas à de pareilles injonctions, qu'il n'hésiterait pas à se mettre en révolte contre son évêque, s'il lui ordonnait de ne pas fréquenter une société littéraire.
M. le ministre des affairss étrangères (M. Vilain XIIII). - Cela dépend ; n'y comptez pas trop...
M. Rogier. - Si M. le ministre des affaires étrangères pouvait approuver aujourd'hui de pareilles démonstrations contre de simples associations littéraires, il faudrait qu'il fût bien changé.
Or, il ne l'est pas, il nous a dit encore, il y a quelques jours, qu'il était resté fidèle à ses convictions, même d'avant 1830.
Eh bien, rappelons-nous comment au congrès on comprenait le droit d'association dans ce qu'il peut y avoir, je dirai de plus effrayant pour l'Eglise, l'association pour former un nouveau culte. Prenant à la lettre la Constitution qui proclame la liberté des cultes, certains hommes connus se disposèrent à venir propager un culte nouveau à Bruxelles ; ce culte nouveau ne fut pas accueilli avec une grande faveur par la population, et l'on menaça un peu brutalement les apôtres du culte nouveau.
Qui vint ici protester en faveur de cette nouvelle association religieuse. Ce fut l'honorable comte Vilain XIIII, accompagné d'un honorable abbé, (Interruption.) qui n'était point l'abbé de Haerne ; c'était l'abbé Andries ; mais je suis bien convaincu qu'à cette époque l'honorable abbé de Haerne professait des opinions conformes à la protestation faite contre la violation d'une disposition constitutionnelle...
M. de Haerne. - Alors, comme aujourd'hui, au point de vue politique.
M. Coomans. - Vous mettez les couvents à l'index.
M. Rogier.- Au contraire, nous avons commencé par établir que nous respectons toutes les associations religieuses, nous vous avons mis au défi de citer une seule association qui fût l'objet de nos attaques.
M. Coomans. - Dire des couvents que c'est une lèpre, ce n'est pas les mettre à l'index !
M. Rogier. - Nous avons un très grand nombre de couvents ; ne se développent-ils pas dans toutes nos villes... ?
M. Coomans. - Et vos sociétés aussi.
M. Rogier. - On peut trouver cela plus ou moins effrayant pour l'avenir ; mais enfin personne ne conteste le droit des associations religieuses d'exister, de se développer. Agit-on avec la même réserve vis-à-vis des associations libérales ?
Nous avons en fait d'associations libérales, les maçons, les frères-maçons.
D'un autre côté vous avez les frères augustins, les frères bénédictins, les frères bernardins, les capucins, les dominicains, ceux-ci sont parfaitement libres de s'associer comme ils l'entendent, de discuter dans leurs conciliabules ce qu'il leur plaît ; nous n'avons pas d'espions dans le sein des congrégations venant communiquer aux journaux ce qui s'y dit, ce qui s'y passe. Ce système d'espionnage n'est pas encore au service de l'opinion libérale.
Nous avons des frères maçons, comment sont-ils traités ?
Ils sont mis à l'index d'une manière spéciale, dénoncés comme des perturbateurs de l'ordre public, des républicains de 93, des buveurs de sang ; il se passe des horreurs au sein des loges maçonniques. Je ne sais pas au juste si je suis maçon ; pendant les événements révolutionnaires, il m'est arrivé d'assister un soir, avec notre regretté collègue le comte de Mérode, à une réunion maçonnique. Voilà ce que j'en connais. Je ne sais si je suis un bon et pur maçon ou un maçon hétérodoxe.
M. Tesch. - Il y a plus de maçons dans la droite que dans la gauche.
M. Rogier. - Ce que je sais, c'est que la fourchette jouait dans la loge un rôle beaucoup plus actif que le poignard.
Est-il vrai qu'il se passe des horreurs au sein des loges maçonniques ? Je ne veux pas interpeller un de nos honorables amis ; mais nous pourrions obtenir des renseignements d'une source beaucoup moins suspecte ; on assure que dans les rangs conservateurs il se trouve un assez grand nombre d'anciens maçons ; on va jusqu'à dire que plusieurs y ont occupé une position très importante, qu'il y a des orateurs dont on a conservé les discours qui pourraient être publiés au besoin pour l'édification des fidèles leurs amis d'aujourd'hui. Je ne veux pas faire d'allusions personnelles, mais on m'assure que ces maçons occupent à la Chambre des positions élevées. On dit enfin qu'au sein même du gouvernement il y a un maçon ?
M. Verhaegen. - Il y en a deux !
M. de Moor. - Ce ne sont pas des francs-maçons !
M. Rogier. - Comparez, messieurs, la manière dont sont traités d'une part les frères-maçons, et d'autre part le frères augustins, bernardins, bénédictins etc., et dites-nous de bonne foi de quel côté est l'esprit d'exclusion, de quel côté est l'exclusivisme, qui pratique, plus sincèrement, le plus impartialement le respect des libertés inscrites dans la Constitution.
Ceux qui osent nous accuser d'exclusivisme sont les premiers à nous frapper d'exclusion.
C'est nous qui sommes les ennemis de la Constitution ; oui ; on en est venu à ce point de hardiesse de nous présenter comme les ennemis de la Constitution. Les libéraux, a-t-on dit, font élever une colonne en pierres à la Constitution, sans doute afin de pouvoir la démolir un jour plus facilement ; mais nous, catholiques, cette colonne de la Constitution, nous la portons dans notre poitrine, nous la portons dans notre cœur ; nous sommes la colonne vertébrale de la Constitution. (Interruption.)
Je ne sais si la colonne vertébrale figure dans les colonnes du Moniteur, mais nous avons tous entendu et retenu la magnifique métaphore. Un mauvais plaisant de ce côté, continuant la métaphore, en voyant dans quel esprit nos adversaires entendent et pratiquent la Constitution, disait que cette colonne vertébrale-là aurait quelque peu besoin des secours d'un établissement orthopédique.
Mais où notre exclusivisme éclate, se manifeste d'une manière intolérable, c'est surtout dans les questions de charité.
M. le ministre de la justice s'est écrié : Pour les libéraux, le prêtre hors la loi ; guerre au sentiment religieux ! Ce qu'il faut aux libéraux, c'est le monopole de l'Etat.
Voyons comment nous nous conduisons dans les questions de charité, vis-à-vis du clergé et des associations religieuses. Le curé n'est-il pas admis quand il le veut au sein des bureaux de bienfaisance ? Nie-t-on ce fait ? Le curé n'est-il pas président des comités de secours de chaque paroisse ?
Nie-t-on ce fait ? N'a-t-il pas le privilège, dans la distribution des secours, de ne pas toujours rendre compte des personnes auxquelles il donne des secours ? Ne lui est-il pas permis de recevoir de la main des fidèles tous les dons que, je ne dirai pas la peur, mais la piété inspire, pour les distribuer de la main à la main, à qui et dans le lieu qu'il désire ? Est-ce que les petites sœurs, les sœurs hospitalières et toute cette longue suite de sœurs que je pourrais faire défiler devant vous sont empêchées de remplir leur mission de bienfaisance ? Ne sont-elles pas secondées au contraire par tous les laïques quelle que soit leur opinion politique ?
Nous avons compté, d'après la statistique, 38 catégories de communautés d'hommes, 122 catégories de communautés de femmes, en l'an de grâce 1857. Y a-t-il un obstacle quelconque à ce que ces associations se multiplient encore, à ce qu'elles grandissent, à ce qu'elles s'installent dans tout le pays ? Dites-nous s'il existe un obstacle quelconque, une opposition quelconque, de la part des libéraux, à ce que ces associations se répandent partout, quels qu'en soient les inconvénients ?
Est-ce que l'opinion laïque est hostile à la charité inspirée par la religion ? Mais, dans la loi actuelle, où l'on paraît épris d'une sorte de passion pour les administrateurs spéciaux, est-ce que nous repoussons ces administrateurs spéciaux ?
Nous admettons les administrateurs spéciaux nommés par les testateurs parmi les membres de leur famille. Nous les admettons au sein des bureaux de bienfaisance.
Il peut résulter certains désordres administratifs de ce mélange de pouvoirs. Mais enfin nous admettons ces administrateurs spéciaux au sein des bureaux de bienfaisance, que ces administrateurs soient des laïques ou des membres du clergé ? Est-ce là de l'exclusivisme ?
Rejetons-nous enfin toute fondation, toute personnification civile ? Nullement, nous admettons encore ce mode d'association privilégiée bien que le gouvernement provisoire ait décrété la liberté d'association, mais sans privilège, bien que le Congrès national n'ait pas admis dans la Constitution l'association avec privilèges. Mais nous reconnaissons que, dans la société actuelle, il peut naître des besoins nouveaux qui nécessitent des établissements ayant permanence et durée.
Nous admettons donc l'établissement de personnes civiles ; A quelles conditions ? Nous demandons une loi. Nous demandons de faire ce que nous faisons pour des intérêts bien moindres. Comment ? pour transformer un étranger en Belge, vous faites intervenir le pouvoir législatif, et quand il s'agira de créer un Belge immortel, ayant des privilèges dans la société, la question ne serait pas digne du concours de la législature ? Ce serait un soin trop minime pour que la législature s'en occupât ! Pour la dernière des communes du royaume, une commune de cent habitants, ayant un budget de cent francs, vous exigez l'intervention du pouvoir législatif. Et quand il s'agit de créer une communauté avec un revenu peut-être de 100,000 fr., revenu susceptible de s'accroître indéfiniment, une communauté qui peut être composée d'un grand nombre de participants, vous voudriez créer une pareille puissance sans une loi !
Eh bien, messieurs, décidez qu'une loi à l'avenir sera nécessaire pour donner la personnification civile, et nous serons d'accord sur ce point. N'est-ce pas là, messieurs, une transaction raisonnable.
Cette transaction même n'est pas nouvelle, nous la trouvons dans le projet déposé par un ministère qui avait en grande partie la (page 1598) confiance de la droite, dans un véritable projet de transaction et de conciliation. Nous y trouvons cette disposition, et l'un de nous en a fait le dépôt sur le bureau de la Chambre. Je recommande cette proposition à mes honorables collègues de la droite. Je crois que sur ce terrain il y a lieu de s'entendre et de transiger. Je crois que vous ne risquez absolument rien à attribuer au pouvoir législatif le droit de créer de nouvelles personnes civiles, laissant d'ailleurs toute liberté aux associations et ne réclamant l'intervention de la loi que pour celles qui viennent réclamer un privilège.
C'est, messieurs, dans ce sens qu'au congrès, ceux mêmes qui demandaient la personnification civile pour certaines institutions, voulaient que cette personnification fût accordée. C'était par l'intervention du pouvoir législatif.
En France, sous la Restauration, le gouvernement, je l'ai déjà dit, avait demandé à la chambre des pairs l'autorisation d'accorder, par simple arrêté royal, la personnification civile, la chambre des pairs de Charles X, la chambre des pairs qui votait la loi du sacrilège, refusa au gouvernement le pouvoir exorbitant de conférer la personnification civile sans une loi.
Je le répète, il est impossible à une chambre belge de 1857 de se montrer, sous ce rapport, moins avancée que ne l'était la chambre des pairs de Charles X.
Ainsi, messieurs, nous admettons les fondations. Seulement nous demandons de remettre le droit de les autoriser au pouvoir législatif, qui interviendra comme il intervient pour une naturalisation ou pour l'établissement d'une simple commune.
On dit : Mais si la fondation doit passer par le pouvoir législatif, que vont devenir ces mille et un projets qui peuvent éclore dans l'imagination d'un mourant, ces fantaisies auxquelles il faut pouvoir donner satisfaction ? Par exemple ; a dit M. le ministre des affaires étrangères, un général aura la fantaisie de fonder un banquet où il appellera tous les officiers de l'armée le jour de l'anniversaire du Roi.
Eh bien, si un pareil général se trouve ayant une pareille fantaisie, la Chambre avisera après le gouvernement. Je pense que si le gouvernement, à lui tout seul, se trouvait en présence d'une pareille fantaisie, il n'admettait pas une pareille fondation.
Eh bien, ce que ferait le gouvernement, la Chambre le ferait. Ce que ne ferait pas le gouvernement, la Chambre en général ne le ferait pas. Je ne vois pas que nous repoussions généralement ici les propositions pour la création de nouvelles communes.
Il y a des fondations que je me déclarerais prêt à voter par une loi. Ainsi, pour ne pas sortir de l'exemple du général, et je ferai observer en passant qu'il est douteux qu'en présente de l'article 78 de la loi que nous discutons, un général fût admis à être administrateur spécial d'une fondation...
M. le ministre des affairss étrangères (M. Vilain XIIII). - Elle ne l'admet pas et c'est de cela que je me plaignais.
M. Rogier. - Je suppose qu'un général fonde un établissement ayant pour but d'assurer aux filles de simples officiers les moyens de contracter mariage avec des officiers de l'armée. Aujourd'hui ces mariages-là sont souvent empêchés, les officiers ne possédant pas, en général, une fortune suffisante. Je ne veux pas entrer dans ce qui pourrait ressembler à une espèce de commérage parlementaire, mais on assure que certaine société qui exerce une grande influence dans le pays, a déjà pénétré dans l'armée et qu'elle obtient, en faveur de certains officiers, des déviations à la règle. Voilà donc une fondation que je croirais bonne, que je croirais utile et que je voterais.
Supposons une autre fondation, ayant toujours le général pour auteur. Aujourd'hui que se passe-t-il pour les miliciens qui se destinent aux fonctions sacerdotales ? Ils sont exemptés de la milice, mais c'est au préjudice de leurs voisins ou de l'armée. Si le milicien est perdu pour l'armée il y a préjudice public, si le numéro suivant doit partir, il y a préjudice particulier ; et, en tous cas, il y a privilège.
Eh bien, je suppose qu'un général veuille fonder un établissement qui aurait pour but d'encourager le recrutement des séminaristes sans produire les résultats que je viens d'indiquer. On a souvent critiqué cette exemption dont jouissent les séminaristes. Cela ne veut pas dire et j'espère qu'on ne me fera pas dire que je veux supprimer cette exemption ; mais je dis que s'il plaisait à un général de créer une fondation comme celle dont je viens de parler, une pareille fondation serait encore une bonne chose et que, pour ma part, j'y donnerais mon adhésion si un projet de loi nous était soumis à cet égard.
Mais, messieurs, en principe et spécialement en ce qui concerne le paupérisme, à vos yeux comme aux nôtres, il faut bien le dire, ce n'est pas dans les associations privilégiées, ce n'est pas dans la personnification civile qu'il faut chercher le remède, c'est dans l'association libre, telle qu'elle existe aujourd'hui en Belgique, sans y joindre le privilège de la personnification civile.
Messieurs, je regrette d'avoir encore à tenir la Chambre pendant assez longtemps, mais la question a une très grande importance.
- Des membres. - Reposez-vous quelques instants.
- La séance est suspendue et reprise au bout de dix minutes.
M. Rogier. - J'ai dit, messieurs, que sur aucun banc de cette Chambre, lorsqu'on n'a en vue que la bienfaisance, on ne doit préférer en règle générale l'association privilégiée à l'association libre. Je crois qu'on peut atteindre le même but et qu'on peut l'atteindre plus efficacement par la liberté que par le privilège.
La société telle qu'elle est organisée, ne comporte plus ces anciennes formes. D'autre part, les procédés applicables à la charité ont aussi grandement changé. Les sciences modernes, les sciences morales et politiques se sont occupées beaucoup de la situation des classes inférieures, elles ont recherché les moyens les plus efficaces de leur venir en aide, elles ont recherché les moyens de relever les classes inférieures par d'autres procédés que par l'aumône. Il existe aujourd'hui, pour les classes pauvres, un grand nombre d'institutions qui n'existaient pas autrefois, institutions qui se soutiennent et vivent parfaitement sans le secours du privilège de la personnification civile, qui se soutiennent et qui vivent parfaitement à l'état d'associations libres.
Nous avons eu, messieurs, l'année dernière, à Bruxelles, un congrès de bienfaisance, auquel M. le ministre de l'intérieure a bien voulu témoigner ses sympathies. M. le ministre de la justice, de son coté, avait pris des mesures favorables à cette réunion.
Eh bien, messieurs, que s'est-il passé dans cette assemblée ? C'était une réunion de philanthropes laïques. Malheureusement pas un seul membre de la classe qui revendique la bienfaisance comme son domaine, pas un seul membre du clergé, je dois le dire, n'assistait à cette réunion.
Il y avait donc là environ 200 laïques, philanthropes, venus des diverses contrées de l'Europe, les uns de leur propre mouvement, les autres délégués par leur gouvernement, d'autres enfin, et c'était le plus grand nombre, délégués par les diverses associations qui existent dans leurs contrées respectives.
Eh bien, messieurs, dans ce congrès, il a été mis en avant un grand nombre de mesures ayant pour but l'amélioration physique et morale des classes inférieures. J'en ai le relevé sous les yeux et il suffit de le parcourir pour se convaincre qu'il n'est pas un seul des procédés mis en avant pour soulager la misère, qui ne soit susceptible d'application par la simple association libre. Le congrès a émis beaucoup de vœux, mais non celui de voir appliquer ces divers procédés au moyen de la personnification civile. Cependant, je le répète, il est des établissements qui, par leur nature et par leur importance peuvent la justifier, et on l'obtiendra par la loi : mais il n'en sera certes pas ainsi pour des institutions de la nature de celles-ci : crèches, salles d'asile, écoles primaires, sociétés de secours mutuels, sociétés d'épargnes pour l'achat en gros des denrées alimentaires, caisses d'épargnes, colonies agricoles, sociétés de patronage des condamnés libérés, musées économiques pour les vêtements, le logement, les instruments et les outils nécessaires à la classe ouvrière, sociétés de prévoyance, sociétés pour les habitations des ouvriers, caisses de prêts ou d'avances pour l'achat d'instruments, bureaux de renseignements pour le travail, agences de subsistances, magasins d'approvisionnements, boulangeries ou boucheries par actions, associations pour l'achat des denrées, sociétés alimentaires, restaurants, fourneaux, réfectoires populaires, distributions à prix réduits de soupes et d'aliments préparés, associations fruitières, comme en Suisse, limitation de la durée du travail des femmes et des enfants, fixation d'un âge pour l'admission des enfants dans les fabriques, interdiction du travail de nuit pour les enfants, assainissement des ateliers, etc., etc.
Je ne veux pas, messieurs, développer ici le programme entier du congrès, je me borne à citer comme exemples, toutes ces mesures qui pourraient venir efficacement en aide aux classes inférieures et être appliquées sans le secours de la personnification civile ou des couvents et par la seule action de la libre association.
Cette énumération, messieurs, m'amène à une idée que je dois avant de finir, développer devant la Chambre. Le paupérisme est une plaie sociale fort ancienne et nous ne pouvons pas avoir la prétention de la guérir instantanément. On peut sans doute y apporter de grands soulagements, mais nous ne pouvons pas espérer que la société arrive, en peu de temps à une guérison radicale, si elle arrive jamais.
On peut différer non seulement sur le mode de traitement de la maladie, mais encore sur la nature, l'intensité de la maladie elle-même. Eh bien, en ce qui concerne la Belgique, connaissons-nous la véritable situation des classes indigentes ? Qui pourrait nous dire quel est le véritable état du paupérisme dans notre pays ? qui nous dira quels sont les remèdes les plus efficaces qu'on a employés et ceux qu'on devrait employer encore ? Voyez, parmi nous, dans cette Chambre, composée d'hommes éclairés, d'hommes pratiques, nous ne sommes pas d'accord sur les faits qui devraient être le plus connus, nous assistons à une espèce de lutte entre les partisans des établissements laïques el les partisans des établissements religieux.
D'un côté, on reproche aux établissements laïques de mal remplir leur mandat, on signale des abus dans la gestion des intérêts des pauvres, confiés aux administrations laïques. D'un autre côté, on signale des abus dans la gestion des établissements, dirigés par des associations religieuse. Hier, M. le ministre des affaires étrangères nous faisait un exposé de la situation d'un établissement qu'il connaît particulièrement ; cet exposé, très sincère et très clair parut à la Chambre entièrement satisfaisant ; mais j'ai entendu dire : Est-ce que tous les établissements ressemblent à celui-là ? est-ce qu'il n'y a pas de véritables abus dans d'autres établissements ? Un journal important de la capitale, qui critique avec une espèce d'acharnement toute l'administration (page 1599) officielle de la bienfaisance à Bruxelles, excitait, il y a quelques jours, un de nos honorables collègues à demander une enquête sur l'administration des bureaux de bienfaisance de la capitale.
M. Thiéfry. - L'administration der hospices verrait avec plaisir une enquête sur ses actes.
M. Rogier. - Ce journal prétend qu'il y a des abus et il provoque notre honorable collègue à demander une enquête sur la gestion de cette administration.
Eh bien, l'honorable membre aurait pu répondre : Je le veux bien ; mais, de votre côté, acceptez une enquête sur la gestion des établissements de bienfaisance dirigés par des associations religieuses ou incorporées ; de cette façon, nous parviendrons peut-être à découvrir la vérité, nous parviendrons à rendre justice à qui le mérite, nous parviendrons surtout à faire cesser les abus, si abus il y a.
Serait-ce, messieurs, une question si au-dessous de la Chambre, si peu en harmonie avec la situation que de demander qu'avant d'adopter cette loi, qui, si elle n'est pas un mensonge, doit avoir pour but et pour effet l'amélioration du sort des pauvres, serait-il inopportun, dis-je, de s'enquérir, avant le vote de cette loi, de la véritable situation des classes indigentes de notre pays ? Il y a, dans tous les pays constitutionnels, des exemples de pareils procédés parlementaires. Vous savez, messieurs, combien l'Angleterre a fait d'enquêtes relativement aux classes pauvres. Il y en a eu particulièrement un grand nombre quand il s'est agi d'introduire des réformes dans l'administration de la charité.
En Belgique, ce travail n'aurait pas de pareilles proportions, il serait beaucoup moins long et plus facile. Je n'en fais pas l'objet d'une proposition ; je me borne à soumettre cette idée à la Chambre, parce que je crois que, dans la disposition actuelle des esprits, il serait utile de permettre à chacun de nous de se recueillir, de se calmer, de s'éclairer. Je crois que le vote de la loi, dans les circonstances actuelles, ne peut amener rien de bon, et certes, si la discussion était suspendue par une enquête, je pense que ce serait un grand soulagement pour tout le monde. L'enquête, dit-on, serait un ajournement. Mais n'avons-nous pas entendu, et, je l'avoue, ce n'a pas été sans quelque surprise, n'avons-nous pas entendu M. le rapporteur de la section centrale nous faire cette déclaration presque incroyable que les corporations religieuses, en faveur desquelles nous croyons que la loi est faite, ne veulent pas de la loi ?
A peine, vous a-t-il dit, à peine mon rapport était-il fait que j'ai reçu des plaintes de la part de diverses associations religieuses qui ne veulent pas de la personnification civile, qui la rejettent comme un fardeau ; cette loi ne leur convient pas.
Mais si cette loi n'est pas faite pour introduire la personnification civile directe ou indirecte, où est son urgence ? Comment l'honorable M. Malou pourrait-il combattre l'idée qui consisterait à ajourner cette loi bien grave, jusqu'à ce qu'on se fût éclairé, notamment sur les diverses questions de fait qui nous divisent ?
Ceux pour qui nous croyons que la loi est faite n'y tiennent pas ; attendons, ajournons donc.
Lorsque nous avons eu à régler les intérêts communaux, nous avons employé trois ans à faire la loi ; la loi a été présentée au mois d'avril 1833, et elle n'a été votée qu'au mois de mars 1836.
Le projet de loi général sur l'instruction publique a été déposé en 1834 ; l'instruction primaire n'a été réglée définitivement qu'en 1842 et l'instruction moyenne ne l'a été qu'en 1850. Quant à l'instruction supérieure, elle a été réglée, un an après le dépôt de la loi. Il y avait pour cela une raison particulière : l'épiscopat était pressé d'entrer en jouissance des bâtiments et des collections de l'université de l'Etat à Louvain ; cette université a été supprimée, l'université catholique devait prendre sa place, et dès lors on ne pouvait pas assez se hâter de voter la loi sur l'enseignement supérieur. Mais, je le répète, l'organisation de l'enseignement primaire et de l'enseignement moyen a été ajournée pendant de longues années.
Maintenant, je vous le demande, la question de la bienfaisance n'a-t-elle pas toute l'importance qui s'attachait et à l'organisation de nos communes et à l'organisation de l'enseignement primaire et de l'enseignement moyen.
Nous avons déjà discuté la question pendant un mois ; si l'examen que nous en faisons pouvait se prolonger et s'approfondir encore davantage, ce serait pour le plus grand avantage du pays.
Si l'on repoussait le moyen de transaction que nous offrons, c'est-à-dire la personnification civile par la loi ; si l'on repoussait cette transaction dont le germe était déposé dans le projet de loi présenté par l'honorable M. de Brouckere, alors je devrais croire qu'on cède à un parti pris de réaction, qu'on obéit à un entraînement irrésistible. On le fait, mon Dieu ! très honnêtement, très consciencieusement ; il n'y a de pensée coupable au fond du cœur d'aucun de nos collègues ; mais on peut très innocemment être entraîné à faire beaucoup de mal.
On va peut-être se récrier ; on dira : Non, nous n'obéissons pas à une impulsion réactionnaire, nous sommes toujours les mêmes hommes, toujours de bons et fidèles conservateurs.
Eh bien, messieurs, vérifions cette assertion sur un des conservateurs les plus prononcés, les plus carrément posés dans cette enceinte, je parle de l'honorable M. Osy ; je regrette que l'honorable membre soit absent ; il lira mon discours et il y répondra, s'il le juge à propos.
Eh bien, l'honorable M. Osy, en 1842, se trouvant en présence d’une proposition, d'une portée très faible, comparée à celle dont je vais parler l'honorable M. Osy, appartenant alors à la droite, prononça des paroles sur lesquelles j'appelle l'attention de mes honorables adversaires.
Mais avant de citer ces paroles, il faut que je rappelle que cet honorable député d'Anvers, dans la discussion présente, nous a fait entrevoir la présentation possible d'une proposition ayant pour objet de transférer les votes pour les élections aux Chambres, non pas seulement au chef-lieu cantonal, mais à la commune même, et cette déclaration a pu se produire dans cette assemblée, sans qu'elle fût repoussée, comme elle devait l'être, avec une même indignation par tous les bancs. Eh bien, l'honorable M. Osy sera sans doute le premier à se récrier ; il dira qu'il ne cède pas à la réaction.
Voyons comment cet honorable collègue se trompe lui-même ; voyons comment en 1842 il envisageait la réforme électorale proposée par l'honorable M. de Theux ou plutôt imposée par l'honorable membre au cabinet d'alors, réforme qui consistait à fractionner les communes en deux, trois ou quatre collèges, selon l'étendue de la localité et le chiffre de la population. Voici donc ce que disait l'honorable M. Osy :
« Si nous faisons des changements, comme on nous le propose maintenant, je ne sais véritablement pas où notre réforme s'arrêtera, et si avant peu tout ne sera pas de nouveau remis en question.
« Maintenant je vois clairement que l'un parti veut opprimer l'autre, et, pour moi, je n'y donnerai jamais la main.
« Je vous prédis que si vos lois passent, vous obtiendrez un résultat contraire à ce que vous attendez, car dans les masses on s'éveille.
« Tout ceci m'effraie, et je suis décidé à me séparer du parti réactionnaire.
« Je puis hardiment appeler ce projet une loi de haine, ou tout au moins de défiance contre quelques-unes de nos grandes communes.
« Ce qui m'étonne, c'est de voir six hommes sur le banc ministériel se laisser entraîner et aller partout où l'on voudra ; aussi, le cabinet n'a qu'à faire son testament politique, lorsqu'on aura obtenu tout ce qu'on désire, on le priera de faire place, et on croira se mettre dans un lit de roses, mais je crains bien que les successeurs de nos ministres actuels (qui se laissent entraîner) trouveront plus tard qu'ils se trouvent dans un lit d'épines.
« Je viens donc franchement déclarer que je me détache d'un parti qui, voulant aller trop loin, nous ramènera à des bouleversements..., et comme conservateur et ami de la paix et de la tranquillité, je ne donnerai pas la main à un nouveau bouleversement. »
Voilà comment s'expliquait l'honorable M. Osy en se détachant avec éclat d'un parti qui, suivant lui, se laissait aller trop loin.
L'honorable M. Osy disait cela, au mois de juin 1842, et il le répétait au mois de mars 1843. Ce sont les mêmes expressions, les mêmes frayeurs, et en 1850 le même M. Osy faisant un retour sur son passé et s'en glorifiant vous disait : En 1842 en 1843 je vous avais bien prédit que vous alliez trop loin. Puis il ajoutait : « Depuis ma séparation de la droite, le parti libéral modéré a grandi, et je suis persuadé que ce sont les élections de 1847 et de 1848 qui ont sauvé la Belgique. »
Voilà le langage de l'honorable M. Osy ; et c'est ce même représentant qui, aujourd'hui, quand le parti auquel il est revenu se trouve en pleine majorité, c'est lui qui vient sans sourciller nous proposer quoi ? La même réforme électorale qui a fait l'objet d'une de ces ordonnances de 1830 qui ont amené le renversement de la dynastie en France, et aucun de vous n'a protesté contre l'éventualité d'une telle proposition.
Comment ne pas penser que malgré vous, poussés par une fatalité déplorable, vous cédez à un fâcheux entraînement de réaction ? Ce serait le moment, pour un homme important de votre parti, de prendre à son tour la parole et de dire : Oui je crois que nous faisons fausse route ; oui je crois que nous allons trop loin ; il est temps de nous arrêter. Cette loi, à laquelle nous n'attachons pas grande importance, est un germe de discorde pour le pays, cette loi va séparer les deux partis plus profondément et plus violemment qu'ils ne le furent jamais ; cette loi va jeter l'inquiétude dans les familles, soulever contre le clergé le soupçon, la défiance, tous les sentiments mauvais qui naissent de la cupidité, d'un intérêt matériel froissé. Car voilà les résultats généraux de cette loi à laquelle vous dites que vous attachez peu d'importance. J'en appelle à ce ministère lui-même qui est venu pour concilier les partis, pour pacifier le pays ; qu'il regarde l'état des partis, qu'il considère le pays et qu'il puise dans ce spectacle des conseils efficaces qui l'engagent à retirer sa loi.
Cette loi, M. le ministre de la justice a déclaré qu'elle restera et qu'elle fera honneur à la majorité.
Eh bien, messieurs, cette loi restera, si elle reste, comme un monument d'imprudence et d'audace ; elle restera comme un anachronisme et un défi. Elle fera honneur à la majorité ! Oh ! si l'honneur de la majorité n'a pour hypothèque qu'une pareille loi, il est bien avarié, bien menacé ! Non, cette loi ne fera pas honneur à la majorité ; cette loi lui portera malheur, elle portera malheur à la majorité.
Mais je n'ai pas à m'inquiéter, après tout, des destinées politiques de mes adversaires ; ce qui m'inquiète et me trouble, c'est que je sens qu'elle portera aussi malheur au pays. C'est pourquoi je la repousse de toutes mes forces. (Applaudissements dans les tribunes.)
(p. 1600) M. de Naeyer. - Huissiers, faites évacuer les tribunes Je ne puis pas admettre qu'on viole le règlement.
- Plusieurs membres. - La séance est levée !
M. de Naeyer. - Non la séance n'est pas levée. M. le ministre de l'intérieur a demandé la parole.
- Les huissiers font évacuer toutes les tribunes.
- Plusieurs membres. - A lundi ! à lundi !
- D'autres membres . - Non ! non, continuons.
- Une voix. -Les journalistes sont partis.
M. Malou. - Je crois que si la tribune des journalistes n'a pas pris part au tapage il faut laisser rentrer les journalistes.
- Un membre. Les dames !
M. Malou. - Les dames placées aux tribunes de la présidence et de la questure n'ont pas oublié notre règlement, je le reconnais ; mais on les a fait sortir ; rien n'empêche de continuer la séance publique.
M. Verhaegen. - Les applaudissements ayant été universels et réitérés, M. le président a usé du droit que lui donne le règlement, en faisant évacuer les tribunes et je n'ai aucune observation à présenter à cet égard. Mais s'il faut faire une exception pour la tribune des journalistes qui, d'après l'honorable M. Malou, n'ont pas pris part à la démonstration, il faudrait faire la même exception pour les dames qui se trouvaient dans la tribune de la présidence et qui n'ont pas non plus pris part à la démonstration.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Il serait beaucoup plus simple de remettre la séance à lundi.
- La séance est levée à 4 heures et 1/4.