(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)
(Présidence de M. Orts, second vice-président.)
(page 1379) M. Tack fait l'appel nominal à 2 heures et un quart ; il lit le procès-verbal de la séance précédente : la rédaction en est approuvée ; il présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« L'administration communale de Proven demande que le projet de loi sur les établissements de bienfaisance laisse toute latitude aux commissions administratives dans la nomination de leurs employés. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« M. Landrain, militaire congédié pour infirmités contractés au service, demande une indemnité ou un emploi. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Delwart réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir le payement d'une créance à charge du département des travaux publics. »
- Même renvoi.
« Le sieur Criquillion, ancien employé des accises, demande la révision de sa pension. »
- Même renvoi.
« Les membres de l'administration communale de Castre demandent que les exemptions du droit de barrière établies en faveur de l'agriculture, soient étendues aux péages sur les ponts. »
- Même renvoi.
« Le sieur Fabry se plaint de ce que, sur certaines routes, on perçoit un droit de barrière sur les poulains. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Marche, Waha, Harsin, Hargimont, On, Aye, Humain, Hogue, Waillet, Hotton, Baillonville, Hampteau, Marenne, Roye et Baude prient la Chambre d'accorder aux sieurs Lonhienne la concession d'un chemin de fer de Liège à Givet, par la vallée de l’Ourthe. »
- Même renvoi.
« Les administrations communales de Synghem et d'Heurpe demandent que le chemin de fer de Gand sur Audenarde soit livrée à la circulation. »
- Même renvoi.
« Le sieur Colson prie la Chambre de statuer sur sa demande de pension. »
- Même renvoi.
« Le sieur de Joncker prie la Chambre de voter les fonds nécessaires à l'achèvement de la route partant de la porte Louise, à Bruxelles, pour se diriger au bois de la Cambre, suivant la direction déterminée par le gouvernement. »
- Même renvoi.
M. le président. - La parole est à M. de Liedekerke, à qui M. Coomans a cédé son tour de parole.
M. de Liedekerke. - Quels que soient les sentiments qui partagent et divisent les membres de cette assemblée, quelle que soit l'ardeur des convictions, il n'en est aucun qui méconnaisse la gravité et l'importance de la question qui est soumise à nos délibérations.
Elle intéresse, en etfet, les sentiments les plus purs et les plus élevés du cœur, les droits de la conscience, ceux de la religion dont elle forme la plus douce et la plus précieuse prérogative, et je reconnais aussi que touchant à tant de problèmes sociaux elle ne saurait être indifférente à l'Etat.
Il y a, messieurs, je le reconnais, une sorte d'audace à vouloir faire d'un seul jet une loi complète sur cette redoutable matière. Nous y sommes amenés cependant par la force des circonstances. Mais jetez les regards autour de vous, interrogez les différentes législations et vous verrez que presque partout la législation sur la charité se compose de traditions, de coutumes, de lois diverses et successives qui rappellent les vieux monuments auxquels les peuples ont ajouté d'âge en âge selon leurs besoins et leurs nécessités, mais dont la vénérable ampleur ne saurait être improvisée par une seule génération.
- Plusieurs membres (à gauche). - Nous n'entendons pas.
M. de Liedekerke. - Ma voix deviendra peut-être plus claire, elle est brisée. Mais je ne puis en ce moment parler plus haut. Ma santé devait même me défendre de parler. Je fais un effort pour satisfaire à un devoir.
Aussi, messieurs, je félicite le côté de la Chambre auquel j'ai l'honneur d'appartenir, de n'être en rien responsable ni des émotions de cette discussion, ni des difficultés que peut rencontrer la solution de la grave question qui nous est soumise.
Quelque défectueuse en effet que fût la législation qui régissait la charité, quelque fatale l'époque à laquelle elle avait été renouvelée, il faut bien reconnaître que le consentement, unanime de tous les hommes d'Etat qui s'étaient succédé au pouvoir depuis 1830, de M. Ernst jusqu'à M. Lebeau, de M. Leclercq jusqu'à M. d'Anethan, que le respect pour la vraie liberté, que l'opinion publique elle-même avaient amené et maintenu une interprétation qui ne paraissait devoir provoquer aucune divergence d'opinion sur une question aussi bien faite pour rallier tous les cœurs.
Mais en 1847, parut un nouveau système qui voulut avec une persistance infatigable concentrer entre les mains de l'Etat les grandes influences sociales, y ramener les fils de notre organisme social, et en partie dans celles de pouvoirs électifs, qui participent par leur nature du triomphe variable des opinions de parti.
J'ai combattu alors avec énergie un système qui me paraîtrait fatal à toutes les époques, sous tous les gouvernements, mais qui chez nous, dans notre pays surtout, me paraît en contradiction manifeste avec nos mœurs, avec nos traditions, avec nos habitudes séculaires, avec l'esprit comme avec le texte de notre Constitution.
Aujourd'hui je me félicite de pouvoir, dans la faible mesure de mes forces, défendre sous un ministère sage et libéral, catholique et conservateur, tout ce qui avait été méconnu alors.
Car, messieurs, et permettez-moi cette simple digression, je comprends une démocratie comme la nôtre, tempérée et couronnée par un pouvoir suprême, héréditaire, point d'unité et de fixité au sein des fluctuations et des agitations politiques, garantissant et appliquant les grandes lois sociales, sur lesquelles tous les esprits loyaux sont d'accord, ou, du moins, devraient l'être.
Mais je ne la comprendrais plus du moment où le gouvernement, l'Etat, se transformerait en un puissant accapareur, touchant aux droits les plus légitimes dans le domaine de l'intelligence et de la conscience, dans l'ordre matériel comme dans l'ordre moral.
Non, messieurs, il y a là des biens trop essentiels, trop précieux, qui tiennent de trop près à la conscience, à la foi des citoyens pour qu'ils puissent sans une légitime défiance, sans une susceptibilité profonde, les voir glisser dans la dépendance d'une majorité politique changeante et mobile, dont, après tout, le pouvoir n'est à son tour qu'une passagère expression.
Messieurs, c'est là ce qu'il y a d'admirable dans notre Constitution, c'est là ce qui fera l'éternel honneur de ceux qui la formulèrent, c'est que sachant que les tendances des sociétés modernes, pour un temps du moins, étaient toutes démocratiques, sachant aussi que les démocraties sont violentes quelquefois, dominantes toujours, ils ont voulu soustraire ces grands biens, ces privilèges de l'âme, si vous voulez bien me passer cette expression, la liberté d'enseignement, la liberté d'association, la liberté religieuse, la liberté de la charité, son intime alliée, aux agitations politiques, pour les remettre, au nom de la liberté, à la spontanéité, à l’initiative de chaque citoyen. Méconnaître leur pensée vingt-cinq années à peine apr ès qu’l la déposèrent dans la plus généreuse des lois fondamentales, ce serait altérer profondément les conditions mêmes de notre démocratie, ce serait méconnaître l'avenir et la grandeur de nos libertés, pour nous exposer à une violence dangereuse, ou à une domination insupportable.
Messieurs, depuis quelque temps, depuis quelques semaines, les journaux, les libelles, les pamphlets, les publications de tout genre ne cessent de parler d'une sorte de complot ou de grande conspiration de la part du parti conservateur, du parti catholique, de je ne sais quelle restauration des temps passés que nous tâcherions de provoquer. Eh bien, messieurs, je viens protester de toutes les forces de mon âme contre ces accusations sans preuves, contre ces calomnies dont l'impuissance n'est égalée que par la vulgarité, contre ces insinuations perfides ; pour moi, au moins, je proteste ici comme citoyen, comme membre de cette Chambre, au sein du Parlement, en présence de mon pays, de mon dévouement sincère à toutes les libertés consacrées par notre pacte fondamental, à toutes ces libertés loyalement comprises et sincèrement pratiquées. Je proteste aussi de ma profonde vénération pour cette religion, si audacieusement outragée, de mon respect pour ses ministres, si indignement méconnus, pour cette religion qui a produit la civilisation moderne, la civilisation chrétienne, et qui seule la sauvera de la triple misère du sensualisme, du rationalisme, et des cupidités d'un affligeant agiotage.
La question qui nous occupe me paraît se résumer en trois points principaux. La charité est d'origine purement chrétienne ; elle prend sa source dans la religion ; elle a pour condition première la liberté, et pour coopérateur, pour tuteur le pouvoir civil. Ces trois grands éléments, ces trois grandes forces lui apportent un magnifique développement.
L'absence de liberté détruit ou transforme la charité. L'oppression ou l'extinction de la charité religieuse a produit pour les classes pauvres des résultats désastreux, enfin la charité purement civile, officielle, légale, a échoué à toutes les époques, sous tous les gouvernements.
Les défenseurs obstinés et doctrinaires du pouvoir civil oublient que ces grandes sociétés où l'Etat était tout, l'individu rien ou peu de chose ; où tout devait fléchir sous son niveau inflexible ou sous sa main de fer ; que ces sociétés ont existé avec un éclat incomparable qu'attestent et les monuments de leur littérature, et les monuments de leur jurisprudence, et cette raison écrite dont parlait naguère avec beaucoup d'éloquence l'honorable M. Frère, et les annales glorieuses de leur histoire (page 1380) et jusqu'à ces ruines mêmes, témoins muets des siècles écoulés, que le voyageur attentif et recueilli admire dans ces contrées où ont passé pour ne jamais renaitre de la poussière de leurs tombeaux, les splendeurs de leur oppressive domination.
Eh bien, sur quoi s'appuyaient ces sociétés si vantées ? Sur l'esclavage, sur le mépris du travail, sur le despotisme de la famille et sur un cortège de prescriptions que je veux épargner à l'horreur qu'elles vous inspireraient. Tout chez elles était implacable et insensible comme l'airain sur lequel étaient gravées leurs lois.
Qu'était-ce que l'assistance dans ces sociétés ? C'était la violence du forum ou la corruption pratiquée par quelques ambitieux ; c'était le patron soudoyant le client pour avoir un factieux servile à ses ordres. C'était Périclès ou César renversant la république avec une plèbe soudoyée.
C'est au milieu de ces luttes publiques et privées que parut le christianisme.
Du fond des catacombes les rayons de son aube naissante illuminent de leurs irrésistibles clartés la décadence du grand empire !
Il proclame la fraternité et l'indépendance humaines, l'égalité de ses droits et de sa destinée ; il réhabilite le travail ; il le prescrit comme le premier devoir de l'homme ; il respecte la richesse, mais il glorifie le pauvre, et il fonde la famille sur la liberté et sur l'honneur et l'indissolubilité du lien matrimonial.
Sur la même place que le service de Dieu, est placé le service du prochain, ayant pour base l'amour de Dieu, et l'inégalité humaine, résultat de sa faute et de son libre arbitre, se trouve compensée et comblée par une solidarité qui n'est autre chose que la charité.
La chanté est donc toute chrétienne et forme un des deux éminents préceptes du dogme du Christ, et j'insiste sur cette connexité, car tous les faits de l'histoire attestent par une invincible logique, supérieure à de vains sophismes et à des préjugés volontaires, que la charité fut toujours religieuse.
C'est sous le patronage des grands hommes qui furent alors l'honneur et la gloire du monde, qui seuls soutinrent la dignité humaine, de saint Grégoire de Naziange, de saint Basile, de saint Ephrem, du grand Athanase, que naquirent les hospices, les hôpitaux, les refuges pour les orphelins, les asiles, enfin tous les établissements de charité que, dans notre orgueil trop empressé ou trop ignorant, nous attribuons trop facilement à notre époque.
Un écrivain distingué, mais dont la science n'est que trop souvent de la subtilité, et dont la gravité historique est sans cesse troublée par une partialité préméditée, M. Tielemans, adresse trois grands reproches à la charité religieuse de cette époque. La faculté illimitée de posséder donnée à l'Eglise, l'établissement d'économes, d’administrateurs spéciaux, la surveillance et la juridiction déléguées aux évêques sur la gestion des économes et des administrateurs spéciaux.
Mais il est facile de découvrir que ces reproches que l'auteur adresse aux siècles écoulés, sont plutôt dirigés contre les mesures nouvelles qu'on veut prescrire relativement à la charité.
Messieurs, les observations de cet honorable écrivain touchant à un système de charité qui a duré quinze siècles, qu'on nous accuse de vouloir ressusciter avec ses avantages et ses inconvénients, avec son bon et son mauvais côté, permettez-moi de jeter sur ce passé un rapide et prompt regard.
Dans les sociétés qui se forment ou se renouvellent, le pouvoir le plus pur, le plus élevé, exerce toujours une naturelle et légitime prépondérance, prend un ascendant irrésistible dans la direction des affaires humaines.
Or, messieurs, quelle puissance morale pouvait être comparée à celle de l'Eglise, honorée par des apôtres sublimes, prêchant d'ineffables vertus, affranchissant et unissant tous les hommes, sanctifiée par ses martyrs et reconnus enfin par la plus haute puissance du jour ?
Quelle est sa mission, quel emploi fait-elle de sa force purement morale ? Elle tempère la dureté, la cruauté des lois romaines, elle crée à toutes les classes de la société des devoirs et des droits, elle arrête sur le seuil de ses temples les empereurs quand ils ont forfait à la clémence, comme dit éloquemment M. Villemain : l'empreinte du christianisme est sur le monde !
Lorsque les barbares accourent du fond du Nord pour balayer, ainsi que la justice de Dieu, ce vieux monde décrépit, l'Eglise apparaît comme le seul pouvoir éclairé, juste, équitable, au sein de la tourmente. N'est-elle pas l'asile des sciences, le refuge des arts, le port de salut des connaissances humaines ?
Ces monastères si maltraités, sur lesquels on a épuisé avec tant d'acharnement tous les efforts d'une aveugle haine que sont-ils, sinon de grands établissements agricoles, industriels, scientifiques, offrant aux malheureux une protection efficace contre la brutalité de redoutables conquérants ou de seigneurs tyranniques.
C'est du sein des conciles, les parlements d'alors, plus sages peut-être que leurs héritiers d'autres temps que partent les adoucissements qui mitigent les cruelles et sanglantes prescriptions des codes barbares.
C'est l'Eglise qui proclame et maintient la trêve de Dieu qui pendant plusieurs jours de la semaine suspend tout conflit sanglant.
L'Eglise catholique est donc le premier des pouvoirs, le plus sublime appui de l'humanité. Mais insensiblement les lois civiles se dégagent du chaos de la barbarie, les rois s'émancipent des étreintes de la féodalité, les communes voient leurs libertés proclamées ou confirmées, et l'élément civil prend une part de plus en plus importante dans la direction des intérêts temporels.
Par un effet tout naturel, par une conséquence toute simple, il se forma alors des établissements civils ou communaux de charité, en petit nombre cependant, mais qui ne sont pas en dehors de l'action religieuse, car on mettait tout alors sous l'invocation de Dieu.
Voyons maintenant, messieurs, quelles sont les règles, les grands principes proclamés toujours par l'Eglise, maintenus et rappelés par elle, et dont elle blâma toujours l'infraction.
Le respect pour la volonté des fondateurs et des donateurs. La faculté de nommer des administrateurs spéciaux, laïques ou religieux. Leur responsabilité, la reddition annuelle des comptes, la défense formelle de tenir des hospices à bénéfice, à moins qu'il n'en fût ainsi formellement stipulé par l'acte.
Et remarquez-le, messieurs, la responsabilité des administrateurs, la reddition annuelle des comptes est d'origine canonique avant d'être d'origine civile. C'est l'Eglise qui a prescrit la reddition des comptes, qui a imposé la responsabilité, qui l'a voulue, toujours voulue, et le concile de Vienne comme le concile de Trente qui ont promulgué les décrets les plus importants sur les matières charitables, ont toujours insisté, ont toujours rappelé cette règle fondamentale.
Telle est, messieurs, en peu de mots, la physionomie de la charité pendant le moyen âge et. jusqu'à la fin du XVIIIème siècle.
Quels sont les reproches adressés à ce système qui répond cependant si bien aux penchants de l'homme, aux inspirations du cœur, aux convictions religieuses et à nos devoirs fraternels ? Je les résume, messieurs, en trois grandes objections : la mainmorte, l'immobilisation de la propriété ; cette charité entretient la' ainéantise et enfin elle n'a pas empêché la mendicité.
Le premier reproche qu'on adresse à la charité est donc d'avoir créé une mainmorte trop puissante et trop considérable, d'avoir immobilisé trop de propriétés foncières. Mais, messieurs, ce reproche qu'on veut lui adresser, on ne peut le lui adresser à elle seule. Il s'adresse à tout le moyen âge.
La mainmorte, en effet, l'immobilisation était le fait de toutes les classes de la société. On conservait et on perpétuait alors, comme on divise et comme on décompose aujourd'hui. Elle n'était pas exclusivement réservée à l'Église ; elle était commune à la noblesse, à la bourgeoisie, à la magistrature, aux jurandes, en un mot à tous les établissements sociaux de cette époque.
En effet, messieurs, dans toutes les sociétés où les grands intérêts se résument en classes distinctes, il faut bien que ces classes possèdent en elles-mêmes des moyens de résistante, de force et de vie. Où pouvait-on trouver ces éléments sinon dans la propriété foncière ? La propriété mobilière n'existait pas ; elle était rare, et presque inconnue, et l'on ne possédait pas encore l'art si renommé des budgets qui est l'apanage de notre temps, cet art en vertu duquel on prend beaucoup aux contribuables pour leur restituer le moins possible.
On accuse en second lieu la charité du moyen âge d'avoir entretenu la fainéantise, et les tableaux ne manquent pas pour nous montrer les longues files de mendiants qui passaient aux portes des couvents pour recevoir leur écuelle de soupe ou leur gamelle de pois.
J'avoue, messieurs, que c'est un reproche qui m'a souvent surpris ; car je ne sais pas si dans la saison rigoureuse nous ne sommes pas tous plus ou moins des moines défroqués. Qui de nous, en effet, ne porte par sur soi qui des bons de soupe, qui des bons de pains ou de houille, pour les donner aux malheureux qu'il peut rencontrer dans la rue, et qui de nous n'a pas vu, aux portes des bureaux de bienfaisance ou des comités de charité, de longues files de malheureux et de pauvres attendre leur tour pour recevoir aussi leur portion de pain ou de soupe ?
Vous voyez donc qu'avec les modilications qu'apporte le temps, qu'apportent les changements sociaux, les mêmes besoins, les mêmes nécessités se font sentir partout.
Ce qui m'a confirmé dans cette pensée, c'est la lecture d'une réclamation émanant d'un homme qui certainement n'est pas suspect de réaction ou de cléricalisme, de l'honorable M. Callier, qui est, je crois, un professeur distingué de l'université de Gand, et qui s'exprimait de la manière suivante dans la séance publique du conseil communal de la ville de Gand du 20 avril.
« Je ne crois pas cependant que ce serait manquer aux égards dus aux hommes dévoués chargés de cette administration, que d'appeler leur attention sur une réforme qui n'est pas sans importance dans la manière de faire les distributions de secours. Tout le monde a été douloureusement frappé par ces longues files de malheureux, qui les jours des distributions stationnent le long de nos rues et de nos places publiques, condamnés en quelque sorte au pilori de la misère. N'y aurait-il pas moyen d'organiser autrement ces distributions et d'éviter ainsi aux malheureux cette exposition publique de leur misère ? Des sociétés privées ont trouvé ces moyens : pourquoi ne pas imiter leur exemple ? Ainsi le pain, par exemple, ne pourrait-il être distribué chez les boulangers mêmes, et ainsi pour les autres secours ? »
Messieurs, le troisième reproche que l'on adresse à la charité de cette époque, c'est celui de n'avoir pas été suffisamment efficace contre la mendicité. En effet on rappelle avec une grande emphase scientifique, les lois si dures et si sévères qui furent portées contre la mendicité au moyen-âge. La science est une chose très respectable, mais il faut que (page 1381) ce soit une science à la fois sérieuse et sincère. Or, messieurs, de quand datent ces lois terribles portées contre la mendicité ? Mais de la réforme. Ce fut en effet une époque de guerre civile, d'anarchie, ce fut un grand et sanglant ébranlement ; en Angleterre, comme en Allemagne, les biens du clergé furent confisqués, la France était déchirée par des factions.
Les biens du clergé étaient en grande partie destinés au soulagement des malheureux et l'on s'explique facilement la situation dans laquelle se sont trouvées les nombreuses classes d'indigents et de prolétaires, qui ne trouvaient plus à leur disposition les ressources qui auparavant leur étaient si abondamment fournies. La pauvreté existait avant la réforme ; qui le nie ? elle a existé et elle existera toujours ; elle est inhérente à l'humanité comme la mort elle-même.
Mais ce qui était inconnu, c'était le paupérisme, le paupérisme qui est né avec la réforme, le paupérisme qui est un des fléaux les plus redoutables de notre époque, ce paupérisme qui répand sur le sol de l'Angleterre près de 300,000 hommes valides dont les bras robustes et forts ne trouvent pas d'emploi, une armée inoccupée, plus puissante que celle que l'Angleterre a pu détacher de ses rivages pour envoyer en Crimée combattre sa puissante ennemie.
Messieurs, ce qu'oublient ceux qui attaquent avec tant d'aigreur la bienfaisance de l'Eglise, la charité religieuse et son admirable influence, ce qu’ils oublient, c’est le mouvement charitable et religieux incomparable de cette même époque. J’abuserais de votre aptience, si j’énumérais devant vous les œuvres religieuses et charitables étonnantes du XVIème siècle, si je parlais de ces missionnaires qui portaient jusqu'aux confins du monde, du nouveau comme de l'ancien continent, la croix de bois, seule arme de ces conquérants chrétiens, pour ramener à l'Evangile les peuples idolâtres, si je faisais passer sous vos yeux l’énumération des institutions charitables, les noms de ces saints hommes, de ces saintes femmes vouées à toutes les misères, à toutes les infirmités, à toutes les plaies, à toutes les souffrances de l'humanité, et qu'inspirent, que dominent de leur incomparable sainteté ces anges de vertu d'une impérissable renommée, saint Charles-Borromée, saint Philippe, et le plus célèbre de tous, celui qui, après deux siècles qui ont blanchi son sépulcre, est encore vénéré par tous les amis de la charité, béni par les malheureux, chéri des enfants, ce symbole de la charité, saint Vincent de Paul !
Est-on bien venu, en face d'aussi illustres souvenirs, d'aussi admirables soutiens, de parler de la charité civile, de la charité officielle, de la bienfaisance sécularisée. Citez parmi les philosophes, parmi les théoriciens, parmi les légistes ou les philanthropes un seul nom qui puisse rivaliser avec celui de saint Jean l'Aumônier avec celui de saint Vincent de Paul, qui, comme eux, autant qu'eux, ait ennobli et sanctifié cette magnifique magistrature de la charité !
Messieurs, le tableau va changer. La charité religîeuse qui, depuis la naissance du christianisme, avait secouru et soulagé les misères humaines, va succomber sous des théories violentes et téméraires. L'épreuve sera solennelle et je crois qu'elle devrait être considérée comme décisive. Nous verrons ce que pourra faire la charité légale, civile, officielle, la bienfaisance sécularisée, pour me servir d'un mot que je ne comprends pas et qui cependant a cours depuis quelques années.
La révolution française fit une tentative toute nouvelle en cette matière. Sera-t-elle heureuse ? Plus heureuse que ne l'avait été Louis XIV ? Plus heureuse que ne l'avait été Constantin dans ses essais partiels de charité officielle ? Plus heureuse que Jullien l'Apostat ? C'est ce que nous constaterons.
Messieurs, on représente la révolution française comme la source et la mère de toutes les libertés. Je le nie de la manière la plus directe pour notre pays, auquel elle n'apporta que le règne de proconsuls avides et sanguinaires Nos libertés ne sont pas nées a l'étranger ; elles sont nées à l'ombre de nos cathédrales et de nos beffrois séculaires, et nos tocsins sonnèrent pour nos franchises communales avant l'heure de 1789.
Mais si la révolution française a été la mère de toutes les libertés, elle l'a été aussi de toutes les tyrannies. Elle proclama les droits de l'homme, il est vrai, mais elle les méconnut tous, et jamais délire plus affreux ne marqua dans les annales de l'humanité. Mais déjà ont commencé pour elle les sévérités de l'histoire dont les arrêts vengeurs grandiront à mesure que nous nous éloignerons de ces temps de trouble et de passion !
J'ai compris, messieurs, que les réformateurs révolutionnaires de cette époque aient accepté l'abandon (car, il faut bien le rappeler, ce fut un abandon de sa part), l'abandon des dîmes que fit le clergé. Je comprends jusqu'à un certain point que voulant que le clergé ne fût plus un ordre dans l'Etat, on ait pu songer à mettre à la disposition de la nation (car je n'ose pas me servir du terme de spoliation, du terme de confiscation) les biens du clergé ; mais ce que je n'ai jamais compris, c'est qu'on ait pu étendre une main sacrilège sur le patrimoine des pauvres, sur le patrimoine des misérables déshérités de ce monde.
L'assemblée nationale, messieurs, essaya la sécularisation de la charité, mais cette assemblée si pleine de lumières, si grande par les illustrations qui la composaient et auxquelles les passions extérieures imprimèrent une fatale direction, recula sans oser réaliser son œuvre. Mais la liberté était menacée ; elle avait souscrit à de faux principes et elle fut obligée d'ouvrir des ateliers nationaux qui, quelques mois après, étaient fermés et dont on chassait des milliers de factieux. Elle fut contrainte de voter dix ou quinze millions pour subvenir aux besoins des hospices et des hôpitaux et plus tard 30,000 fr. comme allocation de secours par département. Cependant elle avait suspendu la vente des biens des hospices et des hôpitaux.
L'assemblée législative confirma, mais ce fut la Convention qui réalisa la vente des biens des pauvres, qui dispersa le domaine de la charité et qui s'écria par la voix de Rarère : Plus d'aumônes, plus d'hôpitaux.
Elle fonda, je me trompe, elle décréta avec un langage d'une poésie révolutionnaire aussi odieuse que ridicule, des modes de secours pour orphelins, les invalides agricoles, les artisans des villes, des mères pauvres et même, messieurs, par un scrupule de philanthropie qu'elle seule a jamais eu, aux filles mères !
Chez nous, messieurs, le désastre ne fut pas moins grand et le conseil général de Bruxelles fut obligé, malgré la dureté des temps, de voter 4,000,000 de francs pour les pauvres et ensuite 180,000 florins.
Mais peu après avoir décrétée la vente des biens des hospices, elle fut obligée de la suspendre en présence des désastreux résultats produits par cette mesure et par l’inefficacité de son plan charitable.
Cette suspension eut lieu sur la motion de l'un de ses membres, dont je demanderai la permission de lire une partie du discours parce qu'il a une haute et intéressante signification :
« Il est temps, disait le représentant Delecfoy, de sortir de l'ornière profonde où une philanthropie exagérée nous arrête depuis l'assemblée constituante, qui très savamment sans doute, mais très inutilement, s'est occupée du pauvre. Depuis cette époque, il semble que tous les spéculateurs en bienfaisance aient pris à tâche de pousser sans mesure vers le trésor national toutes les classes du peuple. Tous ces spéculateurs n'ont pas craint d'établir l'état habituel de la pauvreté, tantôt au vingtième, tantôt au cinquième de la population.
« Qu'est-il résulté de ce chaos d'idées ? Une série effrayante de dépenses illimitées, des lois stériles et impossibles à exécuter.
« Il sera toujours très impolitique de pousser le gouvernement à appeler avec éclat ses pauvres, à les compter, à les marquer en quelque sorte d'un sceau particulier ; car outre que ces longues listes d'indigents sont toujours fausses, elles accoutument les hommes à se ranger sans honte dans la classe de ceux qui, nés sans industrie, prétendent avoir droit d'être nourris par le trésor public.
« Celui qui le premier a dit que le gouvernement devait seul à l'indigent des secours de toute espèce et dans tous les âges de la vie, a dit une absurdité. car le produit de toutes les impositions de la république ne suffirait pas pour acquitter cette charge énorme et incalculable, il est peut-être bien plus vrai de dire que le gouvernement ne doit rien à qui ne la sert pas. Le pauvre n'a droit qu à la commisération générale.
« Associons donc à la bienfaisance (mot illisible) bienfaisance individuelle, et posons comme principe que quand un gouvernement a fait ce qu’il doit, si les pauvres se plaignent, ce sont les riches qui ont tort.
« Posons encore comme principe que le gouvernement ne doit intervenir dans la bienfaisance publique que comme exemple et omme moteur, c'est-à-dire qu'en mettant le pauvre sous la sauvegarde de la commisération générale et la tutelle des gens aisés, il doit donner l'exemple d'une bienfaisance limitée comme ses moyens : il doit faire des sacrifices de fonds et imprimer ainsi une grande action à tous les rouages qui peuvent mettre en jeu la sensibilité universelle.
« Il faut dire ici une vérité peu connue. Il existait sous l'ancien régime plus de dix-huit cents hôpitaux et plus de sept cents établissements de charité ; il n'y en avait que trois de fondés par le gouvernement : tous devaient leur existence, leurs revenus à la bienfaisance particulière. Dans une masse de plus de vingt millions de revenus, les hospices d'humanité entraient pour plus des deux tiers, le reste appartenait aux hospices de vieillards ; les enfants trouvés n'avaient presque rien. Dans cette distribution de revenus on retrouve la marche cœur humain et celle de tout gouvernement. Les générations commencées lui appartiennent ; et sous l'ancien régime on regardait comme un acte de souveraineté l'entretien des enfants abandonnés. Les âmes sensibles (et c'est toujours le plus grand nombre) s'étaient chargées d'apaiser les cris de la douleur : la commisération des riches avait pris les vieillards sous sa tutelle. Cette observation mérite d'être pesée. Elle prouve combien la bienfaisance particulière doit être excitée. Il faut donc bien se garder de briser le ressort. »
Messieurs, la Convention, par son décret du 9 fructidor an III, suspendit donc, sur la motion Delecloy, la vente des biens des hospices de vieillards, de malades et d'enfants. Cette coupable assemblée sous laquelle tout fut crime, hormis le crime même, disparaît enfin et céda la place au directoire.
Nous touchons, messieurs, au système de l'an V, qui repose sur les lois des 16 vendémiaire, 7 frimaire et 20 ventôse.
L'une de ces lois traite de l'administration des hospices, c'est celle du 16 vendémiaire ; l'autre (7 frimaire) fonde un bureau de bienfaisance par commune pour la distribution des secours à domicile. C'est entre ces deux administrations, les unes fixées par canton ou arrondissement, les autres par communes, qu’était centralisée la direction des secours, et c’est cette double personnification civile qui devait uniquement, absolument, recueillir et administrer les dons, legs et générosités qui venaient grossir le patrimoine officiel et unique des pauvres.
C'est, messieurs, un système de charité un et indivisible, absolu et intraitable, qui prétend exclure l'assistance obligée de l'Etat, et espère (page 1382) tout du concours de la charité individuelle, de la charité privée, qu'il sape par sa base, en lui ravissant la réalisation libre et indépendante de ses bienfaisantes intentions.
J'appelle, messieurs, toute votre attention sur cette situation, car c'est celle qu'on voudrait reproduire aujourd'hui, qu'on voudrait faire prévaloir chez nous, c'est le système que l'honorable M. Tielemans proclame « le plus moral, le plus habile qui soit jamais sorti d'une tête ou d'une assemblée législative, » et ce système, je le répète, consiste à tout attendre de la charité privée, sans vouloir rien concéder à la liberté individuelle, à la liberté du donateur et du testateur.
Eh bien, quel succès eut-il ?
C'est l'honorable M. Tielemans lui-même, dont vous ne contesterez pas l'autorité, c'est lui qui va répondre :
« On avait présumé que la dotation spéciale », remarquez, messieurs, que c'étaient les débris de la spoliation révolutionnaire, c'est-à-dire les restes des anciennes fondations, qui formaient la dotation des hospices et des hôpitaux affectée aux hospices et aux bureaux de bienfaisance « successivement accrue par la charité individuelle suffirait un jour à leurs besoins. »
Comment s'accrut le patrimoine des pauvres que la liberté individuelle si étrangement méconnue devait grossir ? « On reconnut bientôt, dit l'honorable auteur, que le temps n'était pas venu pour les établissements charitables de se suffire à eux-mêmes, et force fut de recourir à des mesures transitoires. »
Suivent une série de mesures qui mettent à la charge des cantons, des communes, des départements le complément des fonds nécessaires à l'entretien des hospices, et à la distribution des secours à domicile.
Ainsi, messieurs, ce système si habile se résout en une oppression financière pour les départements, pour la commune.
La charité privée ne faisant pas affluer ses dons vers les coffres des établissements officiels, on se vit contraint d'imposer la commune, les cantons et le département, afin de provoquer sans doute des cotisations volontaires de la part des contribuables maltraités ; on espérait, en effet, dit M. Tielemans, « parvenir plus vite et avec plus d'économie à un fonds d'entretien séparé, complet et indépendant, qui appartiendrait en propre aux établissements de bienfaisance. » C'était une fiscalité calculée.
C'est absolument le système de nos adversaires qui veulent la personnification civile unique des bureaux de bienfaisance et des hospices ; ils proclament fort haut qu'il leur faut le concours de la charité privée, ils en mutilent l'expression, et ils voudraient que dans des conditions aussi (mots illisibles) des pauvres s’accroisse.
Eh bien, messieurs, qu’arriva-t-il, sous cette loi si habile, si morale, si parfaite de frimaire ?
La charité privée versa-t-elles ses dons dans les caisses des bureaux de bienfaisance ?
Non, messieurs, on ne signale aucun de ses bienfaits. C'est encore M. Tielemans qui se charge de nous le dire : « L'effet naturel de ces mesures fut d'arrêter toute fondation ou libéralité en faveur des pauvres, et lorsque le législateur de l'an V quitta ce malheureux système (celui de la Convention) pour revenir au principe de la charité individuelle, il ne rencontra plus que prévention, froideur et défiance. »
Pourquoi, messieurs ? Pour une raison fort simple. C'est que ce système, ayant pour préface les iniquités de ces temps désolés, iniquités qui ne s'effacent pas aisément de la mémoire des peuples, était entaché des deux plus grands défauts qui peuvent ternir un système de bienfaisance large et généreux, celui de la centralisation absolue de l'emploi, et des pouvoirs.
Sous le consulat d'abord, puis sous l'empire, la ferme volonté de Napoléon diminua progressivement l'âpre intolérance du système de l'an V, et élargit le cercle de la liberté.
Le concordat, la plus mémorable des œuvres de Napoléon dans l'ordre moral, contenait un premier hommage à la liberté des donations.
Il portait, article 15 : « Le gouvernement prendra des mesures pour que les catholiques puissent, s'ils le veulent, faire en faveur des églises des fondations. »
L'arrêté du 28 fructidor an X (15 juillet 1802), reconnaît les droits des fondateurs de lits dans les hospices ; et celui du 16 fructidor an XI (3 juillet 1803) règle la jouissance des droits de présentation d'indigents pour occuper les lits fondés les hospices.
Enfin, le décret impérial du 31 juillet 1806, restitue à ceux qui ont enrichi ou fondé des hospices, le droit de concourir à leur administration, qu'ils ont pu réserver pour eux ou leurs héritiers.
Un décret du 3 messidor an XII donne à l'empereur la faculté d'autoriser les agrégations religieuses d'hommes et de femmes, et il confère la personnification civile à plusieurs communautés d'hommes.
Le décret de 1809, 18 février, établit les règles qui doivent présider à la reconnaissance et à la personnification civile des congrégations hospitalières des femmes ; il en établit un nombre considérable. Chez nous le gouvernement français permet plusieurs fondations particulières ayant des administrateurs spéciaux.
Que produit ce retour vers un régime plus libéral ? Malgré les maux de l'époque, les souffrances d'une guerre continuelle, les dons autorisés s'élevèrent pendant douze ans à 14,921,703 francs. Je ne parle pas des libéralités faites sans autorisation, et qui peut être s'élevèrent à des sommes plus considérables encore.
Ainsi, le fameux système de frimaire n'a pu se maintenir qu'en laissant naître à côté de lui la charité privée et en lui reconnaissant des droits. Tant il est vrai que le législateur ne peut espérer de faire triompher une loi qui se trouve en opposition avec les sentiments du cœur et de l'âme humaine.
Vous voyez, par un éclatant exemple, messieurs, la vérité de ce que j'avais l'honneur de dire au commencement de mon discours, que la charité purement civile, officielle, légale, a échoué à toutes les époques.
Messieurs, pour ne pas allonger inutilement cette discussion, je me permettrai de glisser sur le règne du roi Guillaume et sur celle qui s'est écoulée depuis 1830. Le respect pour la volonté des fondateurs et des donateurs, la personnification civile pour les congrégations hospitalières, et même dans quelques cas pour quelques ordres religieux, voilà ce qui existait sous le roi Guillaume.
Depuis 1830, le respect pour la volonté des fondateurs, la faculté de créer des administrateurs spéciaux a été consacrée par la loi communale. Je considère cela comme acquis à notre cause, et si ce point pouvait être contesté, j'accepterais volontiers le débat sur ce terrain.
Définissons maintenant ce que veulent nos adversaires, ce que nous voulons, ce que la loi concède.
Le système que nous combattons a pour but de concentrer tout le patrimoine des pauvres et son administration dans les mains d'administrateurs civils, relevant des autorités communales, et d'exclure toute administration particulière, laïque ou religieuse.
On veut, avec une pareille doctrine, beaucoup moins que ce que tolère et admet la législation française ; moins que ce qui a existé chez nous jusqu'en 1847.
D'un bond nous retournerions à la loi de frimaire, à cette législation insuffisante et nous y reviendrons avec une impraticable rigueur, et chose étrange, ce serait au nom de la liberté qu'on ramènerait la Belgique de 1830 aux hontes du directoire !
Et pour étayer une opinion, un système que je trouve aussi étonnant qu'imprévu, pour combattre le projet de loi de M. le ministre de la justice qui concilie si admirablement les droits de la liberté et ceux de l'Etat, nos adversaires font valoir trois grandes objections. Mon honorable ami M. Malou dans son magnifique rapport, monument de bonne foi et d'éloquence logique, les a rencontrées avec une haute et impartiale raison. Permettez-moi, messieurs, d'y ajouter quelques considérations. Ces trois objections sont 1° la création d'une nouvelle mainmorte, 2° la restauration des couvents ; en troisième lieu, les abus qui sont tous possibles avec des administrateurs spéciaux et qui sont impossibles, ou du moins plus difficiles, avec des administrateurs officiels ou civils.
Messieurs, la mainmorte est une bien vieille connaissance. Il y a vingt ans que l'honorable M. Verhaegen, avec cette fraîcheur d'imagination qui est un des caractères de son infatigable talent, nous en parle ; c'était le fantôme, le spectre terrible du passé qu'il a promené à grand bruit à travers tout le pays et avec un bien pompeux appareil, mais qui dépouillé aujourd'hui de ses vêtements d'emprunt, me semble réduit aux tristes proportions d'un mannequin qui ne peut plus faire impression sur personne ; et je crois qu'il est permis de dire que la mainmorte a fait son temps.
D'ailleurs, l'article 75 du projet de loi répond à toute les objections sur la mainmorte ; en effet, cet article oblige à vendre les propriétés immobilières qui seraient léguées à des fondations particulières.
Ne veut-on pas même concéder aux fondations ce qui est nécessaire pour couvrir les frais de construction d'une maison et pour avoir un modeste potage, alors je trouve que nos adversaires poussent bien loin leurs inquiétudes, leurs scrupules et leurs préoccupations. Mieux vaudrait dire nettement, que ce que l'on veut, c'est une proscription et qu'il n'y aura ni terre ni feu pour les fondations.
Voulez-vous connaître ma pensée sur cet article 75 ? Eh bien, je vous ferai une confession très sincère :
C'est que s'il y a une partie de la loi qui m'ait fait hésiter sur son acceptation, c'est l'article 75. Pourquoi ? Parce qu'il établit une inégalité manifeste, flagrante, entre les établissements officiels et les établissement ! Privés. C'est que les établissements officiels conserveront dans l'avenir, à toutes les époques, une situation prospère et florissante, c'est qu'à toutes les époques, ces établissements officiels seront à la hauteur des besoins et qu'ils ne ressentiront jamais le contre-coup des variations de valeur, tandis que les établissements privés, dépouillés de la faculté d'avoir des fonds de terre, se trouveront, au bout de quelques années dans un état de pénurie et d'infériorité incontestable.
Ne croyez-vous pas qu'une fondation particulière, érigée il y a quelques années et placée sous le coup de l'article 75, obligée de rendre sa dotation immobilière et l'ayant remplacée par un revenu en argent, ne si trouverait pas, avec les oscillations des valeurs d'or et d'argent qui ont eu lieu de nos jours, dans une situation difficile et peut-être précaire Mais je crois que cela n'est pas douteux.
M. Frère-Orban. - On fera un amortissement.
M. de Liedekerke. - Mais toutes les fondations n'ont pas le bonheur d'avoir à leur tête des financiers qui leur permettent de faire cet amortissement. Ces fondations n'ont souvent que le strict nécessair pour vivre ; elles dépensent le reste, non pour les calculs de leur intérêt de leur durée, mais pour venir au secours de ceux qui n'ont rien, pour (page 1383) soulager les misères, les infortunes. Voilà leur glorieux amortissement.
Il est vrai que l'honorable M. Lelièvre poussait les scrupules bien plus loin encore. Pour lui c'était déjà une immobilisation, c'était créer une mainmorte que de permettre aux fondations particulières d'avoir des capitaux. Quand on lui répondait : Mais quoi, vous admettez la mainmorte pour les établissements officiels, vous leur permettez d'avoir des valeurs mobilières et des immeubles. Quand on lui adressait cette objection, il disait : Mais les établissements publics sont frappés d'une servitude !
Oh ! réponse de légiste pleine de finesse et de profondeur ! Ils sont frappés de servitude ! dites-vous, mais les fondations particulières autorisées par le gouvernement, dont le but lui est connu, qui ne peuvent exister qu'en vertu de son autorisation réfléchie, après enquête, sont atteintes d'une servitude positive, définie, obligatoire, plus sévère peut-être, parce qu'elle est plus précise que celle qui pèse sur les administrations officielles.
Mais, messieurs, ce ne sont là que des fins de non-recevoir. Parlons plus à notre aise de ce que vous nommez la mainmorte.
Est-ce qu'une certaine immobilisation du sol, immobilisation qui peut cesser au gré du détenteur au bout de peu d'années, est donc si opposée à l'accroissement de la richesse, de la prospérité et à la grandeur des nations ? Je crois que ceux qui le pensent se mettent en contradiction manifeste avec les faits les plus évidents.
La mainmorte n'existe-t-elle pas en Angleterre, pour l'aristocratie, pour le clergé, pour la bienfaisance ?
Oui, messieurs, l'Angleterre est un pays de ce que vous nommez improprement la mainmorte, un des pays où elle a le plus d'empire et de développement.
En France elle n'existe plus depuis 60 ans, elle a été balayée par le flot révolutionnaire ; là le partage des terres a fait des progrès presque effrayants, dont plus d'un économiste s'épouvante ; le chiffre des cotes foncières infimes augmente et le sol en est arrivé à une sorte de pulvérisation, dont, je le répète, beaucoup d'esprits sérieux se préoccupent.
Eh bien, quel est de ceux deux pays le plus riche, celui qui a le plus puissant crédit, les capitaux les plus considérables, dont la puissance industrielle soit plus grande ? Sans contredit c'est l'Angleterre. Prenez les chiffres du revenu foncier. Il est en Angleterre de 3,387,250,000 fr. En France de 2 milliards La France prise dans son ensemble, dit M. de Lavergne, produit 100 fr par hectare, l'Angleterre 200.
On abat dans les îles Britanniques environ 10 millions de têtes de bétail dont 8 millions pour l'Angleterre seule, qui donnent, au poids moyen de 36 kil. de v'ande nette, 300 millions ; on en abat en France environ 8 millions qui ne donnent que 144 millions de viande nette.
Voilà des signes incontestables de supériorité agricole, qu'on peut attribuer, si l'on veut, à l'habileté de l'agriculteur, du fermier, mais indubitablement aussi à la présence d'un capital plus considérable.
En Angleterre le nombre des navires est de 34 à 35 mille dont le tonnage s'élève à 12 millions de tonnes. En France le nombre des navires est de 14 mille dont le tonnage ne s'élève qu'à 6 millions 743 mille tonnes. Si donc on fait un parallèle entre la richesse industrielle et agricole de la France et de l'Angleterre, on trouve que tous les chiffres sont en faveur de ce pays qui devrait succomber sous les désastreux effets de la mainmorte !
Ce n'est pas tout. En Amérique, cette république démocratique façonnée d'après les idées politiques les plus avancées, le tiers des propriétés est à l'état de grandes propriétés ; là chacun dispose par testament comme il veut, comme il l'entend ; cette fière république qui de l'autre côté de l'Océan voudrait exercer son empire sur notre vieux continent et y prescrire des lois, voit-elle donc ses richesses fléchir, sa puissance s'amoindrir et ses destinées s'éclipser ?
Messieurs, la seconde grande accusation de nos adversaires est celle des couvents. Vous rétablissez les couvents disent-ils, votre loi n'est qu'une restauration déguisée de cette lèpre d'autrefois.
Il y a deux grandes choses, je le reconnais et je le proclame qui sont inhérentes à la religion catholique, c'est le principe d'association et le principe de la charité.
Ces deux grandes choses sont la séve, la vie et la force de l'Eglise. Elles sont toutes deux indestructibles, comme elle.
Mais ici vous confondez volontairement les congrégations hospitalières et les couvents proprement dits. Il y a des couvents solitaires, retirés, contemplatifs et même enseignants. Je le reconnais sans difficulté.
Ce n'est pas de ceux-là que la loi s'occupe. Ces couvents sont régis par quoi ? Par l'article de la constitution qu a proclamé la liberté d'association et par le Code civil, par le droit commun.
Voilà la loi qui les concerne, voilà celle sous laquelle se trouvent ces couvents de retraite religieuse, de vie contemplative. Ils vivent du droit constitutionnel et du droit commun. Vous gênent-ils, craignez-vous qu'ils ne créent quelque danger, les considérez-vous comme un malheur pour le pays, alors agissez sans détour, créez pour les interdire une inquisition civile !
Tandis que les associations mercantiles, financières, industrielles couvrent notre pays, proposez quelque loi, toujours libérale, en vertu de laquelle il suffira de se réunir pour prier, serecueillir en commun, fuir le monde et s'occuper de matières religieuses, pour tomber sous la proscription de la loi.
Mais voici ce que je vous dirais. Il y a des âmes malades, inquiètes, agitées, des consciences faibles et timorées, pour celles-là le couvent est un asile, un refuge, une garantie contre des passions souvent dangereuses.
Tel homme qui serait un citoyen turbulent, trouvera dans le couvent une règle salutaire contre ses passions et pourra se dévouer utilement à ses concitoyens, à sa patrie. Les associations religieuses dont s'occupa le projet de loi sont des associations hospitalières ayant pour but de soulager les souffrances des malheureux, de donner des soins aux malades ou l'éducation aux pauvres.
Il y a cinquante ans les mêmes objections que vous élevez, les mêmes soupçons dans lesquels vous vous complaisez, sortaient de la bouche de ceux qui attaquaient le concordat et la restauration des autels.
Je ne puis résister à l'envie de vous citer la réponse que leur adressait l'illustre Portalis. On dirait que les mêmes objections, les mêmes préoccupations, les mêmes craintes qui bourdonnent aujourd'hui autour de nous se manifestaient alors et les admirables paroles de Portalis semblent comme préparées pour renverser les arguments qu'on fait valoir à cinquante ans de distance au nom des mêmes préjugés.
« Certains hommes qui se croient supérieurs à tout préjugé, ne veulent voir, dans ces associations, qui ont pour objet le service des pauvres et l'éducation gratuite des jeunes personnes du sexe que le rétablissement des anciens monastères, le retour d'un ancien ordre de choses, qui a été détruit par la révolution, et qui, disent ils, ne mérite pas d'être regretté ; ils prétendent que le service des pauvres est suffisamment assuré par l'administration civile dis hospices, et que pour l'éducation des jeunes personnes du sexe, des institutrices libres sont supérieures à des institutrices cloîtrées. Ces misérables objections prennent leur source dans l'ignorance des vrais principes qui dirigent les opérations de Votre Majesté et dans de vaines théories dont l'expérience démontre l'illusion. »
Portalis avait vécu sous l'ancien régime, il avait pu en apprécier les inconvénients, c'était un grand esprit qui était affranchi de tout préjugé, de toute fausse passion.
Eh bien il n'hésitait pas un instant à demander le maintien ou le rétablissement des congrégations hospitalières qu'il distinguaient soigneusement des autres couvents comme la loi de M. le ministre de la justice les distingue soigneusement. Il faut accepter la loi sincèrement et croire qu'elle sera sincèrement appliquée. Cette éternelle défiance rendrait tout impossible ! Il y a des questions de fait qui rendent la loi parfaitement, loyalement applicable !
En effet, il y a une différence positive entre les congrégations hospitalières, c'est-à-dire les congrégations vouées au soin des malades et aux soins à donner à l'éducation gratuite, et les couvents de religieuses contemplatives ou ascétiques.
On ne peut les confondre : ils ont des signes caractéristiques de différence.
Si vous admettez les couvents contemplatifs à jouir des bienfaits de la loi, c'est qu'ils cesseront d'être des congrégations contemplatives pour se transformer en congrégations hospitalières. C'est une question d'appréciation, comme tout ce qui tient à l'application des lois par la pouvoir exécutif.
Vous prétendez que le but réel de la loi est de constituer indirectement et par personne interposée, par un fidéicommissaire perpétuel, évêque, curé, ou tout autre administrateur laïqire, un membre même de la famille, des dotations pour des corporations, des ordres religieux. Eh bien, toutes les dispositions de la loi s'y opposent : car pour qu'il pût en être ainsi, il faudrait la complicité du gouvernement qui doit exécuter la loi.
D'abord aucune fondation ne peut exister sans l'autorisation du gouvernement. Qui dit autorisation dit examen. Tous les administrateurs spéciaux doivent rendre des comptes. Qui dit rendre des comptes dit justifier de l'emploi régulier des fonds pour l'usage et le but avoués et reconnus.
L'article 93 déclare que dans le cas où les revenus de la fondation seront détournés de leur destination, les administrateurs, collateurs ou distributeurs spéciaux peuvent être révoqués par les tribunaux.
Si, en présence de dispositions aussi formelles, le fidéicommissaires, les administrateurs spéciaux peuvent parvenir à établir et à doter des couvents, si l'on ne peut avoir confiance dans cette loi, il n'en est plus une seule qui mérite d'être respectée, et je déclare, pour mon compte, que les lois sont réduites à de purs hasards !
L'honorable M. Lelièvre disait avant-hier, jecrois, qu'on ne pouvait destituer un administrateur qui refuserait de rendre des comptes, qu'on ne pouvait destituer que celui qui aurait détourné des fonds. Le pénétrant esprit de cet honorable jurisconsulte avait découvert là uns grande lacune, et un défaut palpable dans la loi. C'est une véritable erreur. Il faut combiner les articles 92 et 93, et les scrupules de l'honorable M. Lelièvre s'évanouiront.
Ne pas rendre compte d'une manière persistante équivaut à un détournement des fonds.
Celui qui ne voudra pas rendre de comptes, quand même il n'aurait (page 1384) pas détourné de fonds, sera censé les avoir détournés. Il s'y expose par sa propre faute, de son plein gré, il cherche une destitution. On voit que l'objection ne tient pas.
Je disais tout à l'heure qu'on ne peut confondre les congrégations contemplatives et les congrégations hospitalières. Je vais plus loin. Je dis que les statuts des ordres religieux s'opposent à ce qu'elles puissent remplir l'office, les devoirs des congrégations hospitalières. Ils seraient en dehors de leur loi canonique, s'ils consentaient à soigner des malades, à donner l'enseignement. Je le répète encore, c'est une question de fait et d'appréciation pour le gouvernement.
Vous citez des faits particuliers, des exemples isolés. Que prouvent-ils ? Ils ne prouvent pas que la loi sera nécessairement et fatalement mal exécutée. Il peut y avoir des cas isolés. Cela se rencontre dans l'application de toutes les lois, personne ne peut répondre qu'il ne peut survenir une erreur. Mais ce sera nécessairement fort rare.
Ainsi en citant quelques exemples, si l'on en citait, on n'aurait encore rien prouvé ; il faudrait même les examiner, envisager les circonstances et voir si elles appuient et corroborent votre jugement.
D'ailleurs, la loi actuelle est claire et précise dans ses dispositions, il se formera une jurisprudence administrative, qui n'existait point jusqu'à présent, et qui préviendra de regrettables confusions.
J'entends faire les suppositions les plus ingénieuses, on s'évertue à découvrir tous les cas où la loi sera éludée, et, à en croire certains membres de cette Chambre, la grande conspiration qui rendrait la loi illusoire aurait des complices partout. Mais la fraude ne se suppose pas, elle se trouve et toute loi devient impossible quand on suppose, chez ceux qui la reçoivent comme chez ceux qui l'appliquent, un esprit permanent de trahison.
Mais il est une objection qui m'a, je l'avoue, ému et attristé ; la minorité de la section centrale adresse au projet de loi un reproche, que je veux énoncer dans les termes mêmes dans lesquels il est conçu :
« Le projet, dit-elle, permet de créer des fondations dites de charité, même en faveur de ceux qui entreprennent des spéculations telles que l'ouverture et la tenue d'un pensionnat. »
Qu'il est donc téméraire et injuste de se méprendre ainsi sur une des plus louables dispositions de la loi ! Une spéculation, messieurs, une spéculation ! quand il s'agit uniquement de pouvoir recueillir, de ceux qui ont quelque fortune, une contribution qui se transforme en vêtements, en nourriture, en secours, en menus frais d'écolage pour les enfants pauvres !
Ignorez-vous donc que lorsque les ordres hospitaliers reçoivent quelque chose, c'est pour les pauvresses misérables ? Ignorez-vous, dois-je vous apprendre que le grand ordre de Saint-Vincent-de-Paul, qui compte douze mille sœurs répandues sur l'univers, doit tout faire gratuitement ? Elles tiennent des pensionnats, il est vrai ; on paye, il est vrai, mais pourquoi, dans le cas des orphelins par exemple ? Mais parce qu'il faut entretenir les enfants. Elles n'ont pas trouvé l'art de faire vivre les autres avec rien. Et vous parlez de spéculation !
Fasse le ciel qu'une telle spéculation se propage, qu'elle se popularise dans nos communes et que ces saintes filles, qui mettent comme premier enjeu de leur spéculation l'inépuisable dévouement de leur vie, puissent suffire à relever les mœurs et à les adoucir ?
Savez-vous, messieurs, quelles sont les proportions de cette coupable spéculation en France ?
En France, où l'orage révolutionnaire a si souvent grondé, les frères des écoles chrétiennes enseignent : 243,699.
D'autres ordres ensemble dans les écoles, les colonies agricoles, en Corse et en Algérie : 77, 600.
Soit 321,299.
Les sœurs hospitalières tiennent des écoles publiques au nombre de 5,529.
Les mêmes sœurs tiennent des écoles libres au nombre de 3,619.
Le nombre des élèves de ces écoles est estimé à 771,520, chiffre qui, ajouté à celui que je viens de citer, donne au total des enfants élevés par des ordres hospitaliers, 1,092,819 ; et je crois le chiffre incomplet.
Comparez les bénéfices de leur spéculation avec ceux de la moindre de vos sociétés industrielles, faites un parallèle entre leurs richesses et celles de vos grandes compagnies financières, et puis dites nous ce qu'elles ont entassé d'économies à la fin de leur humble et dévouée carrière. Vous n'y pensez pas, messieurs ! Qu'emporte la fille de charité de son passage sur la terre ? Elle porte au tombeau le prix de son linceul et sa croix de bois !
Me voici enfin amené à la troisième grande objection : les abus ! Tous sont possibles avec les administrateurs spéciaux ; ils sont difficiles ou impossibles avec les administrateurs officiels et élus.
Cependant comment expliquez vous cela ? Les règles administratives, la nature du contrôle sont les mêmes pour les uns et les autres ; seulement la loi les renforce pour les administrateurs spéciaux.
Non seulement ils sont soumis à toutes les mesures ordinaires de contrôle, mais ils peuvent être destitués par jugement, ils sont passibles de dommages-intérêts en cas de poursuite d'office faites sans autorisation ; leur administration et d'ailleurs plus simple, puisque les fondations particulières ne peuvent conserver d'immeubles, et c'est toujours de là que naissent les plus graves abus.
Or, il est bien certain que pour les administrations charitables toutes les grandes complications, toutes les grandes sources d'abus, c'est la possession des immeubles. Eh bien, les fondations particulières ne pouvant pas avoir d'immeubles, il est clair que la tâche des administrateurs spéciaux est fort diminuée.
Messieurs, ce qui nous divise donc, c'est le principe de l'élection. Nos adversaires considèrent l'élection comme comprenant toutes les garanties et paraissent déclarer que l'inamovibilité dans les administrateurs spéciaux est la source de tous les maux, et un danger permanent.
Mais il y a pour les administrateurs spéciaux aussi une certaine élection. Je suppose que le choix du testateur ou du donateur porte sur l’évêque ? Mais un évêque est élu. Il n'y a d'abord pas d'institution au monde où le principe démocratique soit poussé plus avant que dans l'Église. Voilà qui est évident. Eh bien, s'il s'agissait d'un évêque français, il y aurait la triple garantie du chapitre qui le désigne, du gouvernement qui le nomme et du pontife suprême qui l'institue canoniquement.
Chez nous, un évêque est désigné par le chapitre et nommé par le souverain pontife, il y a là une certaine élection.
Il en est de même des curés et des vicaires, car c'est surtout eux qu'on a en vue quand on s'occupe d'administrateurs spéciaux.
On objecte l'inamovibilité ; mais supposez qu'un prêtre soit prévaricateur et qu'il gère mal. D'abord il est passible des peines de la loi. C'est une plaisanterie de soutenir que qui que ce soit puisse s'y soustraire. Cela ne se discute pas. Mais outre cela, si c'est chez lui un défaut grave, un vice permanent, il s'expose aux peines ecclésiastiques. Ainsi ce caractère d'inamovibilité que vous prêtez invariablement aux administrateurs spéciaux n'existe que jusqu'à un certain point.
Croyez-vous d'ailleurs que l'inamovibilité n'existe pas dans les administrateurs officiels ? Mais nous avons des preuves des grandes difficultés qu'on rencontre, des tiraillements qui existent entre les administrateurs officiels et les administrations communales, lorsqu'on veut modifier les administrations civiles des hospices, leur adjoindre un nouveau membre, introduire un changement quelconque dans leur personnel. Rejeter toute autre garantie, messieurs, que celle qui dérive de l'élection, n'est-ce pas réduire toutes les relations sociales, tous les rapports des hommes entre eux à une déplorable extrémité ?
Quoi ! la conscience, ce qu'on doit aux autres, ce qu'on se doit à soi-même, l'éclat d'une position, la dignité du rang, tout cela ne compterait pour rien ! Toujours l'élection, rien que l'élection ! Mais elle a souvent donné de grandes déceptions à ceux qui comptaient aveuglément sur elle ; et je ne sais si les esprits les plus avancés en France, qui chérissaient tant l'élection et le suffrage universel, en sont restés des partisans bien fanatiques.
D'ailleurs, contestera-t-on que l'élection, dans certaines communes où les passions sont vivement cxcitées, où régnent des conflits politiques ardents, ne puisse apporter dans les conseils communaux les représentants des opinions les plus avancées dans un sens comme dans l'autre ? Eh bien, que deviendra l'administration de la bienfaisance dans ce cas ? Que sera la bienfaisance elle-même ? Elle tombera sous l'influence des passions politiques ; et dégénérera en instrument politique.
Messieurs, le ministère actif de la charité est avant tout une vocation qui a pour sanction la religion.
Vous n'offrez aux pauvres que des fonctionnaires qui, je me hâte de le dire, ont droit à toute notre estime, à toute notre considération, mais qui sont obligés d'avoir sous eux une quantité d'employés salariés. Remarquez-le bien, la charité est, avant tout, une vocation qui a pour sanction la religion ; elle n'est pas une administration, elle est une vocation. Messieurs, permettez-moi, car enfin en ces matières, on n'aime pas à se fier à ses propres lumières, permettez-moi d'invoquer encore quelques autorités.
« Il faut avoir bien peu de philosophie, dit l'ancien ministre des cultes de Napoléon, pour croire que la froide sollicitude d'un administrateur peut remplacer les soins généreux d'une charité ardente. «
« Sa Majesté, dit-il encore, s'est convaincue par elle-même dans ses voyages, que tous les hospices congés à de simples administrations civiles, languissent, que les pauvres y sont souvent traités avec négligence et même avec dureté par des agents mercenaires. »
« A Gand, dans la ci-devant Belgique, M. le préfet a cru ne pouvoir mettre sur un bon pied les hospices de son département, qu'en travaillant avec M. l'évêque à former une association religieuse religieuse qui pût se charger du service des pauvres. A Mayence, M. le préfet et M. l'évêque viennent tout récemment de demander des sœurs de la charité pour les hospices de cette importante ville. C'est l'association des sœurs de la Sagesse qui dessert nos principaux hospices militaires ; on avait voulu y introduire une administration purement civile ; l'expérience a été malheureuse, et on est revenu à l'ancien ordre des choses. »
Vous le voyez donc, messieurs, les administrations religieuses sont admirables de soins et de dévouements. Pourquoi ? Par une raison fort simple ; c'est qu'elles n'ont aucune préoccupation personnelle ; c'est qu'elles n'ont qu'une pensée : faire le bien. C'est leur unique vocation ; c'est leur travail de cœur et d'âme. Elles n'ont d'autre monde que celui de la misère ; c'est leur atmosphère.
(page 1385) Voulez-vous me permettre de vous lire un extrait d'un auteur beaucoup plus récent, d'un homme qui a une grande expérience des classes ouvrières, de leurs besoins et de leurs nécessités ? Que dit M. Leplay ? « Dans les civilisations d'un ordre supérieur, où le libre arbitre n'est entravé sous ce rapport (celui de la charité) à aucun degré de l'échelle sociale, les habitudes de protection s'établissent chez les individualités éminentes par l'inspiration de la conscience et par une haute intelligence des besoins sociaux. »
L'honorable M. de Maleville, très sévère à l'endroit de toutes les administrations quelconques, civiles et religieuses, est convaincu qu'aucune ne peut administrer comme elle le devrait. C'est, chez cet éminent publiciste, chez cet homme si éclairé, une sorte de pensée chagrine qui lui est suggérée par le mécontentement qu'il a éprouvé de contempler tant de misères et de voir les nombreux obstacles qui empêchent de les soulager efficacement.
Cependant, écoutez l'admirable témoignage qu'il rend aux sœurs hospitalières :
« Je crois, dit-il (dans son rapport sur les bureaux de bienfaisance de 1814, si je ne me trompe,) que les seuls bureaux de bienfaisance dont les secoufr soient vraiment efficaces, sont ceux où les sœurs les distribuent elles-mêmes. »
Messieurs, les frais d'administration des commissions civiles sont partout fort considérables. En France les bureaux de bienfaisance jouissent d'un revenu de 17,885,000 fr. Quel est le montant des frais d'administration ? Il s'élèveà 3,019,109 fr., ce qui fait quelque chose comme 17 p. c.
A Bruxelles, les frais de l'administration du bureau de bienfaisance s'élèvent à 9,55 p. c.
Si vous prenez le chiffre des recettes nettes de la bienfaisance, d'après son budget de 1853, et j'envisage comme recettes nettes les rentes foncières, les intérêts des capitaux placés, le produit du droit des pauvres sur les spectacles, les quêtes, etc., eh bien, les revenus de cette catégorie s'élèvent, net, à fr. 328,669 30 c, et les frais d'administration montent également pour 1853, à fr. 31,401 02 c, ce qui fait bien, je crois, 9 fr. 55 p. c.
Les dépenses de la bienfaisance, en 1855, se sont élevées à 477,268 fr. ; le total des frais d'administration, dont j'ai la composition sous les yeux, s'élève à 38,068 fr., ce qui fait fr. 7,97 p. c.
L'honorable M. de Brouckere, dans sou petit ouvrage sur la charité, dit que dans les hospices privés de Bruxelles la journée d'entretien coûte 45 centimes et qu'elle s'élève à 1 franc dans les hospices publics : puis il ajoute : On loge 200 pauvres à Sainte-Gertrude pour un loyer de 6,000 francs par an, il en coûte 10,000 pour le logement de 100 vieillards à l'hospice de l'infirmerie dont la construction a coûté 1,580,000 fr.
L'honorable M. de Brouckere a été violemment attaqué pour avoir dit ce que les pauvres coûtaient dans les hospices publics. C'est un aveu qu'on ne paraît pas lui pardonner aisément. Un publiciste distingué a dit que l'honorable M. de Brouckere s'était trompé d'un quart et que la journée d'entretien dans les hospices publics n'était que de 75 centimes.
Or, il est incontestable que se tromper d'un quart est une très grosse erreur. Mais le redresseur de l'honorable M. de Brouckere n'a pas opéré de la même manière que celui-ci : M. de Brouckere avait pris une moyenne, c'est du moins ce que je dois supposer, et son correcteur prend uniquement la journée d'entretien de l'hospice de l'infirmerie, précisément celi où la dépense est inférieure à celle des autres établissements légaux. Il fallait prendre l'ensemble de tous les chiffres.
Maintenant, messieurs, quel est le prix de la journée d'entretien des malades dans les hôpitaux de Bruxelles ? Est-ce 75 cent. ? Je tiens en mains le compte moral des hospices pour l'exercice de 1855 et j'y trouve qu'à l'hôpital St-Jean, non compris le logement, car ce compte-là prendrait des proportions fort considérables et s'il fallait entrer dans ces détails, je crois qu'il y aurait beaucoup à dire...
M. Thiéfry. - Parlez ! parlez !
M. de Liedekerke. - Cela deviendrait une question de construction ; ce ne serait plus une question de charité, je ne puis maintenant me livrer à une revue administrative rétrospective.
Le prix moyen de la journée d'entretien, non compris le logement, est de 1 fr. 7 c. pour les deux hôpitaux. A l'hospice de la maternité elle coûte 3 fr. 24 c, cela nous mène bien loin de 75 c.
A l'hospice de l'infirmerie, cité par l'honorable publiciste qui a voulu rectifier les chifl'res de M. de Brouckere, la journée d'entretiens'est élevée en 1855 à 1 fr. 18 c ; elle a été pendant la même année : pour l'hospice de Pacheco, de 1 fr. 28 c, pour les hospices réunis de 90 c. Nous arrivons à des chiffres beaucoup moindres pour l'hospice des orphelins, pour l'hospice des insensés et pour l'hospice des orphelines, mais je crois que pour ces trois catégories de malheureux ce ne sont pas les hospices qui ont les détails de l'entretien, je crois que ce sont des particuliers et des institutions privées.
Quels sont, messieurs, les frais d'administration des hôpitaux et des hospices ? Sont-ils bien réellement de 10 p. c ? Examinons :
Les recettes nettes des hospices, d'après le budget de 1853, s'ékvent à 781,497 fr.
Les dépenses d'administration sont de :
Personnel, matériel : fr. 183,747 46 c.
Perception, etc. : fr. 11,600
Frais de garde et de conservation : fr. 5,093 82 c.
Soit fr. 200,441 28 c.
Ce qui fait 200,000 fr., dont il faut, du reste, déduire une somme de fr. 37,132 62 c. spécialement affectée au service médical, de sorte qu'il reste fr. 163,308 66. Or, quel est le rapport entre 781,000 et 163,000 ? C'est, si je ne me trompe, 20 89 p. c.
Voilà les frais d'administration.
J'ai opéré, messieurs, sur les recettes nettes des hospices pour 1853. Si vous opériez sur les recettes brutes, vous trouveriez environ 12 p. c., mais je ne pense pas qu'on puisse, dans une appréciation comme celle-là, tenir compte, par exemple, du reliquat du compte antérieur, budgets et recettes arriérées, ni de la somme de 200,000 fr. qui a été versée par la commune. Evidemment ce n'est pas ainsi qu'il faut établir le revenu des hospices.
Il faut prendre le revenu net, c'est là ce qui nécessite après tout la constitution du personnel administratif et ce qui justifie les frais d'administration.
Je ne veux pas entrer dans d'autres détails concernant l'administration des hospices, mais on pourrait réellement constater des résultats d'administration peut-être assez singuliers et assez étonnants ; mais mon intention n'est pas plus de me poser ici en accusateur public que d'incriminer qui que ce soit...
M. Thiéfry. - Pas d'insinuations.
M. de Liedekerke. - Je ne fais aucune insinuation. Sans doute vous ne prétendrez pas qu'on ne pût pas examiner des actes nombreux et considérables de votre administration ; vous ne contesterez pas qu'il puisse y avoir des opinions contradictoires sur certains de ces actes, sur certains calculs financiers qui n'ont pas été parfaitement heureux ; on pourrait assurément se livrer à cette appréciation à la fois curieuse et intéressante ; eh bien, je ne veux pas entrer dans cette voie ; je tiens à constater une seule et unique chose.
On verse à pleines mains le blâme sur les administrateurs spéciaux ; leur gestion est détestable ; elle engendre d'intolérables abus ; ces administrateurs dilapident le bien des pauvres.
Eh bien, je veux établir seulement que si les administrateurs spéciaux ne sont pas impeccables, les administrateurs civils ne le sont pas non plus, et qu'il ne faut pas exalter les uns au détriment des autres.
Je ne voudrais pas trop insister sur cette partie de la discussion, pour ne pas prolonger ce débat, déjà si considérable. Mais à Nivelles n'a-t-on pas cru devoir substituer les sœurs de la charité aux administrateurs laïques ? A Dinant, jusqu'en 1838, la direction intérieure de l'hospice était dévolue à des laïques. Eh bien, l'hospice était arrivé à un état tellement déplorable, qu'on voyait le moment où il serait nécessaire de le fermer. La commission y a placé des sœurs de Saint-Viucent. Tout a changé. Le revenu a été augmenté ; le nombre des pauvres entretenus est devenu beaucoup plus considérable. En 1838, l'hospice renfermait 59 pensionnaires ; peu de temps après l'arrivée des sœurs, le nombre des pensionnaires s'est élevé à 80, il est aujourd'hui de 121.
Pendant ce temps, les améliorations en travaux, les acquisitions d'objets mobiliers et de linge comportent une somme de 60,000 fr. Je n'avais pas l'honneur d'être député de Dinant à cette époque, ce n'est pas mon influence qui y a amené les sœurs, je ne défends pas mon œuvre. Messieurs, j'abandonne cette partie de la discussion. Voyons maintenant ce que nous voulons, avec la loi, conformément à ses dispositions, ce que je vais résumer en peu de mots.
Nous voulons une seule personne civile, celle du bureau de bienfaisance et de la commission des hospices ; c'est cette personne civile qui aura seule les saisines légales. Nous laissons en des matières, où vous n'avez ni le pouvpir de prescrire ni celui d'imposer, où tout naît de la liberté, du cœur, de l'âme, par respect pour la liberté des consciences, dans l'intérêt des pauvres, la faculté de faire des fondations avec la désignation d'administrateurs spéciaux, astreints à des règles uniformes et sévères, et placés sous le contrôle permanent de l’autorité publique.
C'est, permettez-moi ce mot pour définir les effets de la loi, c'est la fédération de la charité officielle et de la charité privée.
Nous reconnaissons au gouvernement le droit de juger du mérite, de la moralité et du but de toute fondation. Il n'en'est aucune qui puisse exister sans son autorisation. Chaque administration devra rendre des comptes publics qui seront examinés par le conseil communal et par la députation permanente ; nous renforçons cette action, non par un inspecteur gouvernemental - c'eût été insuffisant - mais par une inspection gouvernementale, c'est-à-dire que le gouvernement examinera quelle étendue doit être donnée à cette importante institution. Enfin nous plaçons au sommet de cette organisation un pouvoir nouveau, indépendant, inamovible : la justice.
La loi a également prévu avec sagesse le cas où la volonté du fondateur ne pourrait plus être suivie et prescrit des précautions utiles.
C'est à peu près le système qui est appliqué en Angleterre. La loi belge donne un pouvoir plus direct, plus prompt à la hiérarchie des différents pouvoirs ; et l'intervention de la magistrature, par exemple, pourra être plus fréquente et plus facile en Belgique qu'en Angleterre, parce qu'elle sera affranchie chez nous des frais immenses qu'entraîne toujours en Angleterre l'intervention de la justice. Messieurs, voilà donc cette loi menaçante dans toute sa simplicité ; (page 1386) elle accorde aux personnes charitables la faculté de faire quelque bien au-delà du tombeau, en y attachant certaines conditions qu'on ne leur disputa jamais, que leur inspirent leur raison, leur prévoyance et leur foi ; ces personnes choisiront la main qui leur convient, pour être la dispensatrice de leurs bienfaits, pour verser un baume sur les maux de l'humanité souffrante. Peut-on leur concéder de plus faibles faveurs, à moins de vouloir condamner et vouer à une servitude intolérable les plus généreuses inspirations du coeur, et tous les droits de la conscience ?
Et maintenant, c'est vers nos adversaires que je me retourne pour les interroger, pour leur demander quel est leur système ? Quels sont leurs vues, leurs moyens de succès et de réussite ?
J'entendais avant-hier l'honorable M. Rogier parler de la loi Faider. Mais vous qui parlez, avez-vous accepté la loi Faider dans toute son intégrité ? Non ; vous en avez effacé les deux dispositions les plus importantes au point de vue de la liberté ; vous avez biffé de cette loi la présence de droit du curé dans le bureau de bienfaisance ; vous en avez effacé cette autre disposition d'après laquelle, toutes les fois que les conditions n'étaient pas réputées acceptables, le legs était considéré comme non avenu... Vous n'acceptiez donc pas la loi Faider, telle que cet honorable ministre l'avait présentée, vous en repoussiez les deux dispositions capitales.
Quant à moi, je ne les examine pas, je ne les discute pas, je constate votre attitude à l'égard de la loi de charité émanant du ministère de M. de Brouckere.
Voulez-vous la charité légale ? Vous la répudiez hautement ; vous l'écartez, mais vous acceptez une charité officielle, une charité purement civile ; et vous prétendez que cette charité officielle ne demande rien à l'Etat ; il faut qu'elle vive grâce aux offrandes de la charité privée rendue captive. Quelle étonnante création ! C'est une tyrannie voulant ne vivre que par la liberté.
Vous demandez tout aux individus et yous ne leur concédez rien. Vous voulez tout de leur générosité et vous les frappez dans tous leurs sentiments !
Qu'avez-vous dû faire pour réaliser ce système dans le passé ? Vous vous êtes réduits à des extrémités déplorables. Vous avez dû méconnaître la volonté des mourants ; je me sers d'une expression bien adoucie ; vous avez dû donner à la loi l'interprétation la plus odieuse, la moins juste, la moins légitime. Vous l'avez défigurée.
Vous parlez bien haut de l'accroissement des donations qui ont eu lieu sous votre ministère et sous celui qui vous a succédé. Nous examinerons dans un autre moment ce qu'il faut conclure de certains chiffres que vous produisez bien bruyamment. Mais vous oubliez que sur dix-sept affaires concernant la charité il n'a été statué que partiellement ; que trente-neuf donations et legs ont été ajournés ou tenus en suspens ; que dix-huit libéralités s'elevant à la somme de près de 200,000 francs ont été retirées ; que sur quatre-vingt-dix-sept autres il y a eu refus d'administrateurs spéciaux par suite d'une fausse et injuste application de l'article 900 du Code civil. Voilà quels sont vos premiers titres à la gratitude et à la reconnaissance des pauvres. Et combien de temps avez-vous vécu ? Vous dites que votre système n'a pas effrayé les bienfaiteurs et les âmes généreuses. Mais votre système date de 1848 ou 1849. Il n'était qu'imparfaitement connu et apprécié.
M. Frère-Orban. - Il date de 1847.
M. de Liedekerke. - Votre circulaire date de 1849 ; et votre circulaire, systématisant vos idées, les a fait connaître ; aussi, en 1851, vous décliniez ; en 1852, vous n'existiez plus. Si votre système s'était développé, s'il avait pénétré dans les entrailles du pays, s'il avait été connu, apprécié, vous croyez que la charité privée n'aurait pas été tarie ? Ah ! vous connaissez bien peu le cœur humain, combien il est jaloux de sa liberté, de son indépendance, surtout pour tout ce qui touche à ses convictions religieuses, pour vous bercer de cette téméraire espérance !
Vous nous parlez d'intérêt général ? Oh ! sur ce point nous sommes d'accord avec vous ; quand il s'agira vraiment d'un grand intérêt social, vous ne nous aurez pas pour adversaires ; là où. il y aura un intérêt public évident, sincère, nous consentirons à ce qu'il prime tout, car il est supérieur à toute chose, et il domine toute considération particulière.
Mais qu'est-ce donc que l'intérêt social, sinon la justice ? Un intérêt social qui ne respecterait pas la justice n'en serait plus un.
Je ne sais si je dois répéter la définition que ce publiciste, que je citais tout à l'heure, donnait lui-même en parlant de l'exercice de la souveraineté ; il a dit qu'elle devait toujours être l'expression de la justice.
Dans cet ouvrage qu'on m'accuse de n'avoir pas lu, l'honorable M.Van Damme dit que la souveraineté doit s'exercer conformément à la justice.
Messieurs, nous ne demandons que le droit commun, le droit commun tel qu'il existe en Angleterre, tel qu'il existe en Hollande et dans la plupart des pays chrétiens et civilisés, le droit commun qui a permis à la charité privée en Angleterre de se cotiser pour 180 millions, qui lui a permis de se cotiser en France pour 50 millions, qui, dans la capitale seule, à Paris, a érigé 121 établissements privés, quand la charité publique n'en possède que 35 ; nous ne demandons que le droit commun de jouir de la position faite à la charité privée dans tous les pays civilisés de l'Europe.
Messieurs, l'aumône matérielle et l'aumône morale sont inséparables, elles se complètent. Il ne suffit pas qu'on paraisse sur le seuil de la chaumière du pauvre, du malheureux, pour y déposer avec un regard glacé un triste secours ; non, non, il faut que le charitable ministre y pénètre, y pénètre jour par jour, que l'œil de la compassion s'arrête sur l'infortuné, qu'il s'établisse à son foyer, qu'il s'incline à son chevet, il faut qu'il écoute ses plaintes, qu'il recueille ses gémissements, qu'il raffermisse son âme abattue, et tourne vers Dieu ses espérances.
Messieurs, je m'adresse à vos cœurs, j'invoque votre espérance de la vie ; croyez-vous que ceux qui sont préoccupés d'affaires mondaines,de spéculations d'industrie, en un mot, de tout ce qui entoure l'homme du. monde, soient capables de tous ces genres de dévouement qu'il faut savoir pratiquer quand on accepte la mission parfois ingrate de soulager la misère ? N'est-ce pas le prêtre, n'est-ce pas la sœur de charité qui sont naturellement les ministres de charité, de secours et de consolation ?
Voilà pourquoi nous voulons que leurs mains ne soient pas fatalement, légalement vides.
Vous avez séparé l'Eglise de l'Etat : une alliance séculaire a été rompue, qui pendant des siècles n'avait pas été sans grandeur et sans gloire. Vous avez brisé cet antique faisceau. Mais quelque distinctes que soient les sphères où ils se meuvent, le concours du pouvoir religieux et du pouvoir civil est nécessaire pour le bien de l'humanité, et il le sera toujours.
N'essayez donc pas d'asservir ou de sacrifier cette grande et douce puissance de l'Eglise, cette immense influence religieuse,et quel que soit votre culte pour le pouvoir civil, ne le poussez pas jusqu'à une aveugle idolâtrie.
Messieurs, nous ne voulons pas plus que vous l'absolutisme de l'Eglise, mais nous ne voulons pas non plus de l'absolutisme de l'Etat. Ce que nous demandons, ce que nous désirons, c'est que les inspirations de notre conscience, de notre foi, puissent librement s'épanouir sur le libre sol de notre pays.
Ecartez donc toutes ces accusations injustes, ces craintes chimériques, ces doutes sur la sincérité de notre patriotisme, et cette parodie de terreur qui n'est pas sérieuse, car autant que vous, nous aimons la liberté et notre patrie et nous recherchons tout ce qui peut contribuer à sa prospérité. Autant que vous, nous aimons le pouvoir, mais le pouvoir nécessaire et légitime.
Portons donc le débat ailleurs, luttons sur un autre terrain digne de vous et de nous, plus digne du pays, de son avenir, de son bien-être, de ses impérissables intérêts ! Laissez vivre parallèlement, dans une sainte émulation, la charité publique et la charité privée, la charité religieuse et la charité civile !
Qu'elles se concertent, qu'elles s'entendent, quelles s'entraident, mais au nom de la liberté et libres elles-mêmes, qu'elles apparaissent au sein des populations, non comme de jalouses rivales, mais comme des sœurs tendrement unies ; qu'ainsi que deux courants partis d'une même source, elles fécondent toutes deux le triste et vaste champ de la misère ! Ecoutez-moi, je parle comme un homme qui aime son pays et qui s'adresse à des hommes qu'il croit comme lui dévoués à son bonheur, je vous dis : Votre voie est mauvaise ; elle n'est pas populaire, elle ne le sera jamais ; non. Vous êtes engagés sur un mauvais terrain ; je voudrais que l'immense intérêt social dont il s'agit pût nous réunir, que nous pussions nous entendre. Vous croyez que votre voie est bonne, qu'elle est populaire ! Mais croyez-vous donc qu'il ne s'agisse ici que d'une question de majorité ? Pensez-vous que nous sommes forts parce qu'une majorité se trouve prête à voter la loi ? Détrompez-vous, ce n'est pas là qu'est la question, il y a ici plus qu'une majorité, il y a plus que des hommes de parti. Savez-vous ce qu'il y a ? Il y a dix-huit siècles, au fond de l'Orient, sur une montagne solitaire de la Judée, l'homme-Dieu a fondé la charité par le plus sublime de sacrifices, en disant aux hommes du haut de la croix : Aimez-vous les uns les autres.
C'est au pied de la croix qu'a gçrmé cette première, cette sublime vertu, cet éternel lien du christianisme ; c'est par la croix qu'elle vivra, et nulle de vos lois, nulle de vos théories, nulle de vos tentatives ne prévaudront jamais contre elle.
- La discussion est continuée à demain.
La séance est levée à 4 heures et demie.
Séance suivante
Addition à la séance du 24 avril 1857
Rapport présenté au nom de la commission des pétitions
« Par pétition datée d'Anvers, le 13 mars 1857, la députation permanente du conseil communal d'Hemixem, province d'Anvers, s'est adressée à la Chambre à l'effet de pouvoir comprendre dans le rôle de réparation des impositions communales, la maison de correction de St-Bernard, située sur le territoire de cette, commune, pour la consommation des objets imposables qui se fait dans cette prison. ‘
Voici, messieurs, comme ils s'expriment : (Voir la pétition que nous avons insérée page 1363.)
Votre commission n'a pas cru devoir ajouter de nouvelles considérations.
La lettre de la dépulation permanente, datée d' Anvers le 13 mars 1857, est conçue dans ces termes :
« Messieurs,
Le conseil communal d'Hemixem ayant, contrairement aux voeux du gouvernement, inscrit la prison de Si Bernard au rôle des impositions communales, nous avions rendu ce rôle exécutoire. Mais un arrêté royal du 5 décembre 1856 a annulé notre décision et celle du conseil communal. Celui-ci croit devoir réclamer contre cette annulation el nous prie de vous faire parvenir sa requête ci-jointe en l'appuyaut d'un aus favorable.
Nous ne pouvons nous dispenser de vous faire cette transmission ; puisque son opinion est au fond conforme à la nôtre et que les considérations développées dans la requête nous paraissent mériter toute votre attention.
Agréez, messieurs, l'assurance de notre Ii3ute considération.
La députation permanente du conseil provincial. Par ordonnance. Le président, Le greffier provincial, L. dk Vikck. E. de CtlTPEU.
Celte lettre prouve suffisamment que la députation permanente partage l'avis du conseil communal ; en conséquence votre commission a cru devoir vous proposer le renvoi de cette pétition h M. le ministre de l'intérieur avec demande d'explications.
« Messieurs,